le temps et l´animal: vers une onto-éthologie du temps

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L’animal et l’être : vers une onto-éthologie du temps Dominique T. Gouesmel « S’il n’y avait point d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible » G.-L. de Buffon, 1788 (cité par Agamben, 2002) Introduction : éthologie et phénoménologie L’éthologie et la phénoménologie ont partie liée, malgré la divergence de leur application respective en psychiatrie, nous contraignant à les penser comme deux systèmes insolubles l’un dans l’autre. Mon propos est ici d’établir un passage entre le darwinisme et l’ontologie phénoménologique du vivant. Non seulement on trouve parfois une approche apparentée à la phénoménologie chez certains psychiatres évolutionnistes comme Albert Demaret (1979), mais le recours à l’éthologie pour comprendre l’humain et sa pathologie mentale constitue en soi une

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L’animal et l’être : vers une onto-éthologie du temps

Dominique T. Gouesmel

« S’il n’y avait point d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible »G.-L. de Buffon, 1788 (cité par Agamben, 2002)

Introduction : éthologie et phénoménologie

L’éthologie et la phénoménologie ont partie liée, malgré la divergence de leur application respective en psychiatrie, nous contraignant à les penser comme deux systèmes insolubles l’un dans l’autre. Mon propos est ici d’établir un passage entre le darwinisme et l’ontologie phénoménologique du vivant.

Non seulement on trouve parfois une approche apparentée à la phénoménologie chez certains psychiatres évolutionnistes comme Albert Demaret (1979), mais le recours à l’éthologie pour comprendre l’humain et sa pathologie mentale constitue en soi une

véritable epoché, au sens phénoménologique du terme, car c’est à la fois une suspension de l’attitude naturelle de l’homme par rapport à lui-même, et une suspension du jugement normatif sur la pathologie. Cette epoché par rapport à l’animal renvoie à celle du psychiatre avec son patient et à son tour, à celle de la pathologie, epoché qui suspend l’attitude naturelle du sujet par rapport au monde qui perd son évidence « en tant qu’enchaînement naturel de succession » selon l’expression de Ludwig Binswanger (1957, cité par Coulomb, 2009), le fondateur de la Daseinsanalyse1 inspirée par Heidegger. De plus, si le plan de la phénoménologie est par excellence celui de l’ontologie, l’expérience de la rencontre de l’animal dans son milieu se donne d’emblée sur ce plan. Le face-à-face homme-animal est traversé par le questionnement ontologique de l’animalité de l’animal qui me renvoie à mon humanité. A travers les regards qui se croisent, chacun saisit en l’autre l’évidence pourtant insaisissable de ce qu’il est lui-même et un sens muet leur révèle leur parenté, déjà manifestée dans l’improbable biologie qui leur a donné en partage les mêmes yeux, à quelques différences près de prestations, de forme et de couleur. L’animal plonge toujours les siens dans ceux de l’homme, jusqu’au fond de son âme, même quand il n’a jamais rencontré d’homme, même quand son statut sur l’échelle de l’évolution ne devrait pas lui autoriser cette familiarité. L’évènement qui se produit dans la rencontre des yeux n’est pas le croisement de deux perceptions, comme celles de deux objets qu’ils seraient l’un pour l’autre, mais la réciprocité de la rencontre de deux intériorités, car ce que voient d’abord les yeux, c’est l’autre qui me voit en train de le voir. L’œil représente l’exemple le plus parfait d’une chair qui dépasse son rôle fonctionnel d’organe. Plus qu’une dotation de l’appareil perceptif, c’est d’abord la charnière du sujet et du monde, du visible et de l’invisible, de l’extériorité et de l’intériorité. Dans

1 Daseinsanalyse, ou analyse existentielle, selon le mot allemand forgé par Ludwig Binswanger à partir du Dasein, l’être-là de Heidegger que l’on traduit par existence.

l’œil, c’est la totalité de l’être de l’organisme et de sa relation au monde qui est engagée.Le sens manifesté dans l’extériorité de l’animal est déjà une intériorité, comme si son être se donnait à comprendre immédiatement dans une troublante coïncidence entre le paraître et l’être, le corps et l’esprit, le soi et le monde. Le corps de l’animal est son être, et son être est son corps : voilà l’évidence ontologique à laquelle nous sommes confrontés dans cette compréhension de la rencontre. C’est précisément ce qui nous fascine chez l’animal, comme s’il représentait pour nous la référence pérenne d’une condition originaire de coïncidence de l’en-soi et du pour-soi à laquelle nous avons échappé avec notre facticité humaine, coïncidence qu’on appelle aussi la grâce. La transparence de l’être animal nous renvoie à la facticité qui a rendu nos traits illisibles. Comme dit Merleau-Ponty, en faisant presque le préambule d’un plaidoyer pour la psychologie évolutionniste : « Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l'homme. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 221).

On trouve dans L’être et le temps un curieux paragraphe 11 où il est question du Dasein primitif et qui parle lui aussi de cette dissimulation propre à l’homme :

« Méthodologiquement, il peut y avoir un sens positif à orienter l’analyse de l’être-là vers « la vie des peuples primitifs », dans la mesure où les « phénomènes primitifs » sont souvent moins dissimulés et moins compliqués par l’interprétation déjà établie que l’être-là fournit de lui-même. L’être-là primitif s’exprime souvent plus

directement parce qu’il s’établit naturellement dans les phénomènes (au sens phénoménologique) » (Heidegger, 1927, p. 72).

Cette réflexion qui semble annoncer une ontologie de l’évolution n’a malheureusement jamais trouvé son développement dans le reste de son œuvre, comme s’il s’était refusé à s’aventurer sur le terrain qui l’aurait amené à questionner la position sacralisée de son Dasein, l’être-là humain et donc à trouver le chemin entre Darwin et sa phénoménologie. Comme le dit Élisabeth de Fontenay, « s’il importe tant de cheminer avec Heidegger, c’est qu’il paraît se refuser à penser ce que par ailleurs il nous donne les moyens de frayer » (1998, p. 945).

1. Le temps et la chair : le passage de Darwin à Heidegger et Merleau-Ponty

Il y a un passage qui mène de l’évolution darwinienne à l’ontologie phénoménologique, celle de Heidegger (1927) et surtout celle de Merleau-Ponty (1995). Ce passage, c’est l’articulation du temps et de l’être du vivant que, longtemps avant Heidegger (1927), Darwin (1859) a formulée, en plaçant la temporalisation de la morphogenèse au cœur de son analyse du vivant comme trame unique d’interprétation de sa multiplicité. Le vivant est ce qu’il est parce que c’est le seul possible (par la sélection). Et ce transformisme selon le possible comme seule finalité, c’est le temps. L’origine des espèces et L’être et le temps sont deux étapes majeures de la pensée du temps. Le temps était absent du dualisme de Descartes, car l’ego sans monde enfermé dans sa res cogitans est aussi un être sans temps. Et dans l’idéalisme kantien, il était réduit à une « forme apriorique de l’entendement », sorte de fonction intérieure de la conscience. Les querelles, ici étrangères à notre propos, sur certaines des thèses de Darwin ne doivent pas faire oublier la

démarche ontologique sous-tendue dans l’évolution darwinienne : faire de la forme du vivant non plus l’expression contingente d’une idée (ou du dessein d’un être suprême) mais une incarnation d’un être décrit comme un processus temporalisé. Avec Darwin, la morphogenèse cesse d’être l’expression d’une essence métamorphique pour devenir le résultat d’une généalogie depuis une origine qui n’est pas pourvue d’un statut ontologique supérieur à celui de son devenir. Le temps a pris la place de l’être comme fondement des étants, c’est-à-dire de toute forme de téléologie issue du dualisme forme-idée, matière-pensée. En faisant de la morphogenèse la manifestation de ce processus temporalisé, Darwin a posé implicitement une équivalence ontologique entre chair et être-au-monde, telle qu’elle sera formulée un siècle plus tard par Binswanger (1948), et par Merleau-Ponty (1945, 1995).

Le temps et la chair : c’est donc à partir de ces deux formes paradigmatiques de l’être vivant que je voudrais ici ouvrir la perspective d’une « onto-éthologie » phylogénétique. Le terme est emprunté au livre de Brett Buchanan (2008), qui retrace l’influence décisive de la biologie de Jakob von Uexküll (1909) sur la philosophie de Heidegger (1927) et Merleau-Ponty (1995). La biologie d’Uexküll a mis en évidence un organisme aussi inséparable de son Umwelt2

que les tirets de « l’être-au-monde » de Heidegger qu’il a inspiré. L’Umwelt n’est pas un territoire ni un milieu « objectif », mais une structure unitaire fermée sur les relations de sens établies entre lui et l’organisme, qui les configurent tous les deux. Uexküll a ainsi posé les fondements d’une biosémiotique comprise comme incarnation de sens temporalisée, car l’échange de sens au sein du cercle fonctionnel Umwelt–organisme s’opère sous la médiation du temps, comme on verra plus loin. La biologie d’Uexküll, comme celle de Darwin, est une biologie du temps, et représente une pierre de 2 Je garderai le terme Umwelt parce que sa traduction comme monde environnant, ou pire encore comme milieu (le milieu est l’ensemble des Umwelten des êtres vivants dans ce milieu), trahit ce concept de monde configuré de façon sélective par les relations que l’être vivant peut établir avec lui.

touche fondamentale sur le chemin que nous voulons frayer vers une ontologie phylogénétique.

Le psychiatre évolutionniste Albert Demaret dit : « Les programmes de comportement qui ont été mis en place et ont évolué sous des pressions sélectives aussi fortes et prolongées pendant des millions d’années n’ont pas disparu en l’espace des quelques millénaires de la période historique. (…) Les facteurs culturels ont pu inhiber ou modifier l’expression de ces programmes, ceux-ci n’en demeurent pas moins toujours présents » (1979, p. 37).

Il interpelle l’ontologie phénoménologique, et pose la question de la translation du plan de l’ontogenèse à celui la phylogenèse de l’être-au-monde, ou son ancêtre animal l’être-dans-l’Umwelt. S’il y a une généalogie de la forme du vivant, pourquoi n’y-a-t-il pas aussi une généalogie de l’être-au-monde dont cette forme est l’incarnation ? Le Dasein n’est-il pas le résultat de l’évolution sous l’effet du même transformisme, y compris des mêmes pressions sélectives ? Mais comment ce transformisme opère-t-il au niveau ontologique ? C’est dans la temporalité, le fil rouge du chemin, que nous trouverons la réponse. La question nous conduira d’abord à réexaminer la ligne de démarcation établie par Heidegger entre l’homme et l’animal, et qui se situe précisément au niveau du temps.

2. Heidegger, la vexation darwinienne et le « pauvre animal »

Entre les trois vexations majeures de l’homme décrites par Freud, la vexation cosmologique de Copernic, la vexation biologique de Darwin, et la vexation psychologique selon laquelle « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison », la seconde persiste obstinément, même chez Heidegger. Pourtant, la vexation darwinienne fut d’abord une vexation pour le dualisme subjectiviste de Descartes. En effet, le

continuum de l’évolution qui relie l’animal et l’homme a violemment démenti le prédicat cartésien de la discontinuité entre la nature-matière de la res extensa et l’homme–sujet de la res cogitans (Jonas, 2001), et il a restitué à l’animal la dignité ontologique dont Descartes l’avait privé en faisant de lui un automate, simple matière en mouvement privée d’esprit. Mais curieusement, cette discontinuité perdure dans l’ontologie de Heidegger (1927) pourtant radicalement étrangère à tout dualisme et fondamentalement historicisante. Heidegger prive l’animal non plus d’esprit, mais de monde et de temps et le fige dans l’immanence de l’incompétence ontologique qu’il lui attribue, en opposition à la transcendance du Dasein dans le temps et le monde. Mais son « ontologie privative », qui reconstruit à rebours le vivant à partir de la privation des attributs exclusifs du Dasein, contient déjà en elle-même les possibilités de sortir celui-ci de son fixisme.

Selon la temporalisation désincarnée du Dasein de Heidegger, le temps n’est pas un devenir morphogénétique, un temps incarné, comme chez Darwin. Il se situe au cœur de l’être-au-monde en tant que pouvoir-être : le monde s’offre à l’être-là comme compréhension d’une possibilité anticipée de son devenir. Le sens des choses du monde se donne à lui comme compréhension de leur histoire et anticipation du futur de leur possibilité d’être différentes ou de ne pas être. C’est sur ce point que Heidegger établit sa différence anthropologique : l’homme vit dans un monde possible alors que l’animal vit dans un monde certain dont il ne peut pas discerner la possibilité d’être autrement ou de ne pas être. C’est ce qui permet à Heidegger d’affirmer que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm), tandis que « la pierre est sans monde », et l’homme « configurateur de mondes » (Heidegger, cité par Agamben, 2002, p. 67). Captif de son monde et captivé par lui (benommen), l’animal ne peut pas désactiver les relations de sens qui l’y attachent : il est attrapé par son monde, dans une « hébétude » qui le laisse attaché

passivement à son milieu. Cette notion de captivation s’appuie étroitement sur Uexküll qui dit que « l’organisme est comme un monde magique fermé à tous les effets au monde extérieur et qui ne se laisse ouvrir que par la bonne clef. S’il n’y a pas de serrure, il n’y a pas de clef » (1909, p. 230). Pour illustrer l’Umwelt comme système de signes spécifiques à chaque espèce, que l’organisme est constitué morphologiquement pour recevoir, Uexküll donne l’exemple très graphique de la tique (Buchanan, 2008). La vie de la tique femelle se réduit à un processus qui consiste à monter sur une branche, attendre (s’il le faut pendant des années) de pouvoir percevoir le seul signe que reçoit son appareil perceptif réduit à un odorat : l’odeur de l’acide butyrique émanant d’un corps de mammifère qui passera sous la branche. Elle se laissera alors tomber pour déposer ses œufs sur sa victime. Heidegger dirait que la tique est captivée par l’attente de cette opportunité à laquelle sa vie se réduit, et il qualifierait l’ambiance (Stimmung) dans laquelle baigne le mode d’être de l’animal « d’ennui profond », bien que l’animal ne peut qualifier d’ennui son état puisqu’il n’en connaît pas d’autre. Heidegger (1933, cité par Agamben, 2002) décrit l’ennui comme le mode d’être dans la suspension de la possibilité en général, de toute possibilité concrète, l’être vide et suspendu dans le vide, abandonné à lui-même comme une terre laissée en jachère (brachliegend). La « possibilitation originaire » (ursprüngliche Ermöglichung), qui ouvre la possibilité de la possibilité (d’être autre chose dans un autre monde, ou de ne pas être), est laissée chez l’animal à l’état latent dont elle ne sort que chez l’homme. Dans son analyse de l’ontologie privative de Heidegger, Giorgio Agamben dit :

« Le milieu animal est constitué de telle sorte que rien ne peut se manifester en lui comme une pure possibilité. L’ennui profond apparaît alors comme l’opérateur métaphysique qui effectue le passage de la pauvreté en monde au monde, de l’ambiance animale au monde humain : ce qui est en jeu n’est autre que

l’anthropogenèse, le devenir-Dasein du vivant humain. » (2002, p. 89).

L’ennui révèle la capacité exclusivement humaine de suspendre l’existence, de penser le monde comme possibilité de ne pas être, comme néant. On pourrait aussi faire un parallèle de l’ennui avec l’angoisse face à la mort, la possibilité par excellence, le Sein-zum-Tode dont Heidegger fait le moteur de la temporalité. S’il avait traité le thème à son propos, il aurait aussi probablement privé l’animal de cette angoisse. L’ennui serait donc le point zéro du temps dont l’animal serait privé, et qui commence quand il cesse, quand la possibilité de la possibilité est révélée dans « l’ouvert », par opposition au « fermé » du monde de l’animal. L’hébétude du « pauvre animal » comme dit Agamben, enfoncé dans un ennui rédhibitoire, « encapsulé » dans son milieu, privé de temps et de la possibilité de constituer son monde : voilà le sort consternant que Heidegger lui réserve en choisissant délibérément des termes péjoratifs qui dramatisent la différence anthropologique.

3. La « possibilitation originaire » et l’évolution

Cette condition heideggérienne de l’animalitas est facilement démentie par la curiosité de nombreux espèces dont le mode d’être consiste précisément à rechercher la possibilité de créer un nouvel Umwelt en trouvant un sens à de nouveaux objets, ce que Konrad Lorenz (1965) appelle la spécialisation dans un état non-spécialisé. Mais précisément, le fait que la curiosité ne soit pas le fait de tous les animaux mais seulement d’espèces pour lesquelles ce trait a montré une valeur conservatoire décisive, permet de penser que l’évolution s’opère dans le surgissement de la possibilité de la possibilité, c’est-à-dire de la temporalité qu’elle permet d’articuler en formant des mondes. Ainsi, les mots péjoratifs et la fixation en

immanence des deux pôles (animal sans monde et sans temps) / (Dasein configurateur de monde dans le temps) ne doivent pas nous empêcher de comprendre la portée de cette ontologie en termes de temporalité et d’évolution, ce que souligne précisément Agamben en parlant d’anthropogenèse. La « possibilitation originaire » latente chez l’animal suggère en elle-même la phénoménologie ontologique de l’évolution que Heidegger n’a jamais développée. Elle permet de penser que l’évolution de l’animal vers l’hominidé puis vers l’homme s’opère dans le passage progressif d’un monde certain fermé sur son processus relationnel avec son Umwelt à un monde de plus en plus ouvert et de plus en plus « possible », c’est-à-dire le passage d’un monde vécu dans une temporalité assujettie à l’itération présent-passé et à une anticipation limitée à des évènements attendus vers un être-au-monde émancipé de la perception qui reçoit le sens des choses non pas seulement pour ce qu’elles sont mais pour ce qu’elles pourraient être. Autrement dit, un projet d’être et de monde tourné vers le futur. L’évolution analysée au plan ontologique serait donc une évolution de la temporalité du vivant.

Ce qu’on appelle conscience et sa production, la pensée, ne sont qu’une étape dans une évolution vers la temporalité d’un être-au-monde qui peut vivre le monde comme un monde possible qui ne lui pas encore été donné. Des pressions sélectives de plus en plus fortes ont accéléré les processus d’adaptation des individus à des changements de territoire de plus en plus rapides, au point de transformer l’être-au-monde fermé sur un territoire et un comportement en projet d’être qui se construit contre un monde hostile, visant à le transformer pour le rendre habitable et à se transformer pour survivre. Le jour où un homme a planté une semence pour obtenir une récolte future, un énorme pas vers ce nouvel être-au-monde temporalisé vers le futur a été franchi, mais avant lui un grand pas avait été franchi aussi avec l’émergence des espèces spécialisées dans un état non-spécialisé, sous l’effet des

mêmes pressions sélectives. L’invention des outils ne peut se concevoir sans la temporalisation vers le futur : inventer un outil, c’est détourner le sens présent d’un objet et le considérer seulement pour ce qu’il permet de « faire ensuite ». Pour concevoir un outil, il faut donc pouvoir se représenter l’objet non pas tel qu’il est mais dans sa fonctionnalité future. Et finalement, l’être-au-monde a trouvé dans le travail l’activité dans laquelle il réalise le mieux sa vocation ontologique de projet de transformation du monde. L’intelligence de l’homo faber qu’on aurait aussi pu appeler homo temporalis n’est finalement que la manifestation de sa temporalité orientée vers le futur.

Mais le temps ne peut pas être le seul plan ontologique d’analyse de l’évolution : il faut aussi considérer la chair, faute de quoi une ontologie de la morphogenèse est impossible.

4. La phénoménologie de la forme animale de Portmann

Pour comprendre l’articulation entre être et chair, faisons d’abord un bref détour par la biologie empirique de la forme animale d’Adolf Portmann (1948), parfait exemple de phénoménologie herméneutique de l’être animal comme sens indissociable de sa forme, qui se donne ici comme « auto-présentation ». Face à une biologie qui ne s’occupe que de « l’invisible », et traite les formes animales comme « un outil ou une enveloppe pour les organes intérieurs » (p. 256), Portmann a voulu « tenter, par les voies de la recherche scientifique, de contempler les animaux afin d’arriver à une sympathie avec les formes étonnantes qui vivent avec nous et autour de nous » (p. 34), profession de foi phénoménologique s’il en est. «C’est à partir du visible que l’on comprend l’invisible », dira Merleau-Ponty (1959, p. 335).

Dans sa préface de « La Forme animale », Jacques Dewitte dit : « tout se passe comme si l’animal n’était pas seulement ce qu’il est, (en une pure et simple « existence »), mais apparaissait pour ce qu’il est, et comme si cette tendance à apparaître, à se montrer, à se manifester, faisait partie intégrante de la vie (…) en dehors de toute utilité fonctionnelle » (dans Portmann, 1948, p. 16). La forme animale répondrait selon Portmann à un besoin d’apparaître, qu’il appelle « valeur présentative » (Darsetellungswert) (Ibid., p. 269) et « les caractères morphologiques ont une valeur formelle particulière qui ne peut être comprise (…) comme une valeur de conservation » (Ibid., p. 267)3. Par exemple les bois des cerfs, dont la forme n’octroie aucun avantage dans la lutte entre concurrents, signalent d’abord la maturité, avec toutes les prérogatives sociales qu’elle octroie selon la taille et la ramification, tels les insignes des grades militaires. C’est aussi le cas de la queue du paon, elle aussi débauche inefficiente de ressources qui n’offre aucun avantage compétitif de survie car elle le rend plus vulnérable aux prédateurs, ni de reproduction. Le paon n’est peut-être que l’extravagante manifestation d’une intentionnalité réduite à la magnificence gratuite d’un « bel apparaître » dans la différenciation de la spéciation.

On pourrait voir la valeur présentative de Portmann comme l’affirmation au niveau de la spéciation d’une subjectivité, dans un contexte d’intercorporéité entre espèces au sein duquel la forme agit comme signe identitaire et expression de sens pour les autres. Cette affirmation morphogénétique de la spéciation ne protège en aucune façon l’espèce des pressions sélectives qui l’amèneront aussi à évoluer. La valeur présentative de Portmann n’est donc pas en antagonisme face à la valeur de conservation établie par Darwin.

3 Portmann remet en question l’exclusivité des fonctions de conservation dans la morphogenèse, sans néanmoins les remettre en question comme principe explicatif essentiel de l’évolution, il faut le préciser.

Et malgré sa fréquente récupération par le néo-créationnisme, la phénoménologie morphologique de Portmann est étrangère à toute téléonomie. Elle décrit un couple indissociable sens-forme, comme le couple organisme-Umwelt d’Uexküll configuré par un système de sens, et comme le couple chair–être-au-monde que Binswanger a mis en évidence dans sa psychopathologie.

5. La chair et l’infléchissement de l’être-au-monde chez Binswanger

Selon Binswanger, la pathologie mentale est toujours un fléchissement de l’être-au-monde. À la différence de Heidegger qui l’a figé dans une sorte d’immanence, l’être-au-monde de Binswanger est soumis à des inflexions qui altèrent la structure de la relation sujet-monde, au point de rompre parfois la possibilité même de la rencontre du monde et des autres. Pour Binswanger, il s’agit d’une altération ontologique, alors que pour Heidegger il ne peut y avoir de modifications de l’être-au-monde que comme modes d’être au niveau existential ou ontique, c’est-à-dire au niveau comportemental. A la notion d’infléchissement de l’être-au-monde, Heidegger oppose celle de déchéance (Verfallen) du Dasein : « La déchéance est toujours une déchéance à même l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein » (cité par Coulomb, 2009, p. 123). La neutralité de ce Dasein étranger au sort que lui réserve l’existence, et en particulier à la chair dans laquelle il s’incarne, ramenée au simple statut de mode d’être-au-monde voué à la déchéance de la facticité, rétablit presque le dualisme corps-esprit. Il rend impossible toute psychopathologie hors d’un cadre normatif régi par la référence à un Dasein « authentique ». Et il rend impossible toute forme d’historicité de l’être-au-monde.

En comprenant la pathologie comme histoire d’une inflexion de l’être-au-monde du patient, la psychiatrie de Binswanger a donc sorti le Dasein heideggérien de son fixisme. Sa psychologie de la pathologie se porte tout particulièrement sur la temporalité et la chair, les deux formes inséparables de l’incarnation de l’être-au-monde. En ouvrant cette perspective historique de l’ontogenèse du Dasein, Binswanger nous ouvre aussi la possibilité d’une perspective phylogénétique de l’être-au-monde : si le Dasein de l’homme est susceptible de souffrir un infléchissement historique provoquant une rupture de la structure unitaire qui unit l’individu au monde et à sa propre chair dans un horizon temporel, pourquoi en aurait-il été autrement pour le reste des êtres vivants tout au long de la chaine évolutive ? Et s’il y a une épigenèse historique de l’être-au-monde, pourquoi celui-ci ne serait-il pas l’objet d’une évolution phylogénétique ? L’ontologie de Binswanger nous permet de nous affronter à l’aporie que représente la translation du plan de l’ontogenèse à celui la phylogenèse de l’être-au-monde. Il n’est bien-sûr pas question d’une transmission du « patrimoine ontologique », comme d’un simple trait comportemental ou physiologique qui seul peut faire l’objet de la transmission évolutive. C’est dans la chair que s’effectue la transmission et c’est donc dans une ontologie de la chair qu’il faut tenter de trouver le passage qui permet la translation épigenèse-phylogenèse. C’est précisément à Binswanger (1947) que l’on doit d’avoir pensé l’être-au-monde comme chair, avant Merleau-Ponty (1995) qui a certainement subi son influence, comme celle de Portmann et d’Uexküll. Pour Binswanger « l’homme est lui-même en permanence et d’une façon ou d’une autre cette chair : il parle et s’exprime sans cesse charnellement » (1942, p. 134). Il décrit la chair comme un être-au-monde qui défaille, par exemple chez les patients schizophrènes, comme dans le cas Gerda, dont Mireille Coulomb décrit ainsi la défaillance :

« Tout se passe comme si le corps se manifestait dans un excès qui la submerge. Mais cet excès de corps et cette altérité du corps (qui ne peut être totalement « sien ») est dans le même temps défaillance de la chair (comme intériorité subjective du corps vécu). » (2009, p. 122-127)

Celle-ci cesse alors de vivre sa chair comme le siège de son identité et comme lieu de l’intercorporéité. Sa phobie du talon, jointure de la chair avec le monde, exprime à la fois la peur de de la rupture de cette attache avec le sol du monde et celle d’être envahie par ce sol qui pénètre en elle. Mireille Coulomb dit encore : « C’est l’entre-deux de l’intérieur et de l’extérieur que Gerda ne parvient à constituer, et la chair se trouve symptomatiquement révéler cette défaillance » (Ibid., p. 123).

Dans le cas Ellen West, Binswanger (Coulomb, 2009, p. 131) présente l’anorexie comme un être-au-monde qui ne s’identifie pas avec sa chair : l’anorexique éprouve son corps comme un insupportable excès de chair d’un soi avec lequel elle ne s’identifie pas et qui devient excès de présence face à l’autre. L’objectif ultime de l’anorexique est donc d’être aussi transparent qu’un fil face à ce regard de l’autre qui lui révèle le sens qu’il ne peut s’approprier : celui d’un corps qui n’est pas le sien. La chair, comprise par Binswanger dans sa dimension ontologique, prend pour le patient une importance démesurée comme lieu d’échec de sa relation au monde et aux autres. Elle est l’expression d’un être-au-monde qui ne peut vivre son intercorporéité que comme une négation de sa propre corporéité. On pourrait voir dans ce cas une « adaptation à vide et perpétuelle » (Englebert, 2015) dans sa chair d’un être-au-monde victime d’un infléchissement. Mais au-delà de la pathologie, l’anorexie nous montre surtout la transformation de la chair comme manifestation adaptative de la transformation de l’être-au-monde. Binswanger nous ouvre donc la voie d’une compréhension de la chair

comme forme d’adaptation / mal-adaptation d’un sujet non pas à son monde en soi, mais au sens que prend le monde pour lui dans son être-au-monde. Il ne s’agit plus d’adaptation mécanique à des variations des conditions objectives du milieu, mais de transformation ontologique de la relation qui unit le sujet au monde. Ce n’est pas le monde qui transforme la chair, c’est l’être-au-monde qui se transforme et s’incarne dans une chair transformée. C’est sur ce point que s’articule la différence essentielle entre les perspectives phénoménologique et darwiniste de l’adaptation. Cependant, la perspective ontologique converge avec la pensée darwinienne. Elle est incompatible avec toute forme de téléologie. Il n’y a pas d’être comme entité distincte de l’être-au-monde en chair, prédicat fondamental de l’ontologie de Heidegger et surtout de Binswanger. L’être n’est ni une structure ni un fondement pérenne et extérieur des étants. Chez Binswanger, il est forcément incarné et sécularisé dans l’histoire de sa chair et donc étranger à toute téléologie qui traverserait l’évolution comme un principe extérieur. Si l’être-au-monde n’est ni transcendantal ni immanent, s’il est historique, comme les traits et les comportements qui le manifestent, il évolue donc sous les mêmes pressions sélectives que celles que l’on considère au niveau ontique pour ces traits et ces comportements. Faire l’histoire de sa transformation, c’est donc adopter une perspective évolutionniste, dans laquelle une translation ontologique du plan épigénétique au plan phylogénétique devient possible. L’ontologie de la chair permet de passer de la transformation de l’être-au-monde de l’individu au transformisme de l’être-au-monde partagé par les individus d’une espèce ou d’une population.

6. La temporalité dans la psychiatrie de Minkowski

La temporalité est l’autre forme paradigmatique dans laquelle la maladie mentale se manifeste en tant qu’altération de l’être-au-

monde. C’est chez Minkowski (1933, 1948) qu’on trouve la première psychopathologie phénoménologique de la temporalité. Dans une de ses vignettes cliniques, il a montré la « désagrégation de la notion du temps » (Minkowski 1933, p. 314) dans la dépression, la pathologie probablement la plus spectaculaire pour la mettre en évidence, parce que toute sa clinique est en dérive :

« Quand je prends le journal, j’ai toujours une impression désagréable. La date me rappelle la marche du temps, puis j’y trouve des événements auxquels je ne participe pas. J’ai la sensation de vide pour tout le temps de ma maladie. J’ai l’impression comme si le temps de la maladie n’existait pas. » (...) « Je ne sens plus le passage d’un jour à l’autre. (…) Dès le matin, quand je me réveille, j’ai la conception du recommencement, de l’éternel. Je suis dans le présent uniquement par l’idée, mais ni par le sentiment, ni par l’émotivité. J'ai l’obsession du passé. C’est comme un défilé cinématographique d’images de mon passé, mais je ne les rattache pas au présent, j’y assiste en spectateur. (…) quand je parle du futur, c’est sans m’en rendre compte ; le futur ne représente rien pour moi » (1948, p. 309-310).

Le patient est donc privé du futur, englué dans un présent « éternel », et ce blocage fait régurgiter les images du passé comme un film qui tourne en boucle, dans une répétition qui n’est plus une histoire. Le sujet bascule dans un monde intérieur envahi par l’obsession du passé, souvent sous le signe de la faute existentielle, la Schuld décrite par Heidegger, c’est-à-dire l’échec du projet d’être ce qu’il devait être, puisqu’il n’a plus de futur. L’impossibilité du futur dégrade le projet d’être en seul projet de conservation de soi face à un monde rétréci devenu hostile, parce qu’opaque. Cette opacité est le résultat de la déficience de la temporalité, car le sens du monde ne peut se donner que comme évènement. On ne comprend pas les choses en soi, on les comprend comme histoire de

notre rencontre avec elles, et comme possibilité de ce qu’elles peuvent être pour nous, comme surgissement de la possibilité. Et dans la temporalité atrophiée de la dépression, le sens du monde n’apparaît plus. Il n’y a plus de projet d’être parce qu’il lui manque la possibilité même de la possibilité, celle que Heidegger appelle la possibilitation originaire. L’atrophie de la temporalité trouve sa correspondance dans l’atrophie d’un espace dans lequel le sujet se replie. La perception de l’espace est modifiée en particulier dans la perception de la vitesse des mouvements autour de lui. Tout va trop vite. Le patient est à la remorque de la réalité. Comme la schizophrénie avec la chair, la dépression manifeste donc un fléchissement de l’être-au-monde en tant que relation temporalisée au monde et elle met donc en évidence la possibilité de l’évolution de la temporalité. Dans cette perspective, on peut aussi appréhender l’articulation du temps et de l’être-au-monde dans la biologie théorétique d’Uexküll (1927) qui démontre le lien biologique entre aperception et temporalité.

7. Temporalité et Umwelt : les signes-moments d’Uexküll

Uexküll distingue deux types de temps : un temps-processus (« période technique ») et un temps ontologique, (« période mécanique »). « La période technique appartient au devenir et possède une durée, la période mécanique appartient à l’être et se déroule dans le temps » (1920, p. 88), dit-il. Le temps ontologique de la période mécanique est d’abord un temps épistémologique qui surgit dans l’aperception du monde, dans la formation des « signes-moments » (Momentzeichen) (Ibid., p. 52)4. Uexküll analyse l’aperception du monde comme association inséparable du moment (qui est au temps ce que l’atome est à la physique, l’unité irréductible de temps) et du signe local (lokales Zeichen), c’est-à-dire 4 « L’aperception est un processus en plusieurs phases qui se manifeste à travers un signe sensible. Ce signe est le moment. »

l’objet de l’aperception sous sa forme perçue. Les choses de l’Umwelt sont perçues dans un rapport temporel qui imbrique le sujet percevant et l’objet perçu. Dans le signe-moment, le temps enveloppe dans un même mouvement le sujet percevant et l’objet perçu, le monde et le sujet. Le sens du signe se manifeste dans le temps du moment. Dans la compréhension qui se donne dans son aperception, l’Umwelt s’offre à l’organisme comme un couple indissociable de sens et de temps. Ce couple est d’ailleurs saisissable intuitivement dans le rôle joué par la mémoire « prodigieuse » des animaux qui vivent selon une itération constante entre le signe-moment enregistré dans la mémoire et le signe-moment présent. Ce qui est comparé dans la mémoire, ce ne sont pas des choses, mais les évènements des choses5. Le temps réunit donc inséparablement sujet et monde dans une structure unitaire de sens. Comme la chair du sensible, il devient jointure du monde et du sujet, suture du monde et de soi, selon les termes que Merleau-Ponty (1995) utilisera dans sa philosophie tardive, fortement redevable à la biologie d’Uexküll comme l’a montré Buchanan. Le temps uexküllien du signe-moment remet en question la tradition qui, depuis Augustin jusqu’à Kant, fait du temps le propre de la subjectivité : il n’est ni dans la subjectivité ni dans l’objectivité de la nature, mais il se trouve entre les deux, il les enveloppe. Ce temps est différent du temps « ek-statique » de Heidegger qui surgit de la position du Dasein en surplomb de lui-même, se regardant vivre depuis le futur de son projet d’être.

En appui de sa théorie, Uexküll utilise une méthode d’expérimentation chronophotographique qui lui permet de faire la mesure comparative d’une durée subjective de type bergsonien, non pas au niveau des individus, mais des espèces animales que son expérimentation compare. Par exemple, si dans le temps perceptif de l’homme un moment dure 1/18 de seconde (selon la méthode 5 L’évolution de la temporalité trouve dans le rôle de la mémoire une manifestation frappante : l’animal vit en se souvenant, alors que l’homme vit en oubliant. L’oubli lui est nécessaire pour faire advenir le futur. Il est devenu chez lui un véritable trait adaptatif (en particulier face au trauma).

expérimentale de chronophotographie qui mesure les frames, le nombre d’images perçues par seconde, il faudrait insérer une 19ème

image dans une seconde pour qu’elle soit subliminale, et donc non perçue par l’aperception), alors un moment vaudra dans le temps perceptif de l’escargot environ 1/3 de seconde. Le temps subjectif est lié à la fois à la cinétique des espèces (plus le nombre d’images perçues dans chaque moment est élevé, plus l’animal est véloce) et à leur longévité relative : chaque vie contient le même nombre de moments qui sont d’une durée relative différente, donc plus les moments mesurés sont brefs, plus la vie sera courte6.

Ce que nous laisse entrevoir Uexküll, c’est que la cinétique et l’appareil perceptif de la morphologie animale sont la manifestation du « temps subjectif » de son espèce. La théorie du signe-moment montre aussi qu’il n’y a pas de contigüité directe organisme – Umwelt, et que la médiation entre les deux est effectuée par le temps. Le temps unit ce que l’espace sépare. Au lieu du couple chair–temps ou chair–être-au-monde, on trouve la trinité chair–sens–temps.

8. La mélodie d’Uexküll, la nostrité de Binswanger et l’aida de Bin Kimura

L’apport le plus original de Ludwig Binswanger à l’ontologie de Heidegger réside dans son analyse de la spécificité ontologique de l’amour, qu’il définit comme un être-l’un-avec-l’autre-amoureux, un

6 On peut ici ouvrir une parenthèse purement spéculative sur la propre temporalité humaine et son évolution selon la logique des signes-moments d’Uexküll et de leur équation. Le moment de l’homme du XXIème siècle est-il plus court que celui d’homo sapiens ? Est-ce que l’évolution n’entraîne pas aussi une accélération du temps ? En passant d’un être dans un Umwelt fermé vers un être dans un Umwelt de plus en plus ouvert, puis dans un monde de plus en plus possible, le monde de l’être-au-monde devenu un pouvoir-être s’est agrandi considérablement. L’histoire même des découvertes géographiques et scientifiques a contribué à l’agrandissement de ce monde qui était déjà inscrit dans le pouvoir-être. Et plus le monde s’agrandit, plus le temps s’accélère.

liebendes Miteinandersein, c’est-à-dire un être-au-monde dont le titulaire n’est plus un sujet mais un nous. Pour débarrasser cet être-ensemble-amoureux des connotations anthropomorphiques de l’amour, et désacraliser cette catégorie emblématique de la différence anthropologique, il faudrait faire une ontologie évolutionniste de la transformation de l’altruisme adaptatif en amour, ce qui n’est pas notre propos. Comprenons ici seulement la nostrité de l’amour comme mode collectif de l’être-au-monde qui se donne dans le Miteinander, l’un-avec-l’autre. La relation de l’animal avec son Umwelt et, en particulier son groupe est aussi un Miteinander et une nostrité, champ d’inter-sensibilité et inter-subjectivité dans lequel se réalise la possibilité de la rencontre. Ce champ de partage n’a son origine ni chez le sujet-organisme, ni dans le monde ou l’Umwelt. « L’organisme ne rencontre pas le milieu comme un objet, car c’est la propre rencontre qui le constitue en sujet. », dit le neurologue-philosophe Viktor von Weizsäcker en parlant de l’ensemble du vivant (1933, cité par Kimura, 2000, p. 28). Ce lieu virtuel de la rencontre avec le monde qui constitue l’organisme en sujet, le psychiatre phénoménologue japonais Bin Kimura (2000) l’a assimilé à l’aida, concept fondamental de la culture japonaise qu’il traduit comme l’entre. L’entre constitue le « fond originaire » où surgit la nostrité du Miteinandersein de Binswanger. Mireille Coulomb (2009) rapporte que pour Maldiney, c’est avec l’aida que le Nous de la Daseinsanalyse « consonne le plus ». C’est le lieu de l’inter-corporéité et aussi de l’inter-temporalité, car c’est dans l’entre que s’effectue la relation signe-moment qui enveloppe sujet et monde. Plus qu’un lieu ou un champ, l’aida est donc d’abord un temps, ou plutôt un champ où le temps surgit. Le temps échappe toujours à notre manie de la représentation spatiale, après des siècles de res extensa.

Précisément, l’aida est le terme manquant entre sujet et objet, soi et monde, dont le dualisme suppose la parfaite contigüité : la

conscience percevante accède « directement » au monde perçu, le cogito au cogitatatum qui en devient sa propriété, son contenu, le voir accède directement au vu. Uexküll montre qu’il n’y a pas contigüité entre ces termes : ils ne peuvent se rencontrer que par la médiation de l’entre temporel.

Dans son analyse de la schizophrénie en tant que privation de l’accès à l’aida, Bin Kimura rend parfaitement compréhensible l’aida comme champ médiateur de la rencontre avec l’altérité et le monde. Il décrit en particulier la clinique d’un patient qui éprouve physiquement la perte de son aida par la perte de son identité et par la sensation de rupture de l’intégrité physique :

« … incapable de sentir spontanément, il m’était impossible de m’exprimer, et j’avais alors la sensation de n’être plus moi-même (…) et c’est alors que les autres sont entrés en moi. (…) De toute façon, je ne pouvais plus voir les autres comme des êtres distincts, ni éprouver un quelconque plaisir avec eux. Je ne peux avoir aucune distance avec ma mère (…). Maintenant, avec quiconque, j’éprouve cette absence de distance » (2000, p. 128).

La médiation de l’aida comme distance entre moi et autrui apparaît dans toute son évidence quand elle disparaît. La pathologie donne parfois une réalité dramatique aux « spéculations » philosophiques.

En tant que « rapport au fonds originaire de la vie », il faut étendre l’aida à l’ensemble du règne vivant. D’ailleurs, la rencontre de l’homme avec l’animal dont nous parlions en introduction, ne serait pas possible sans cet aida dans lequel se fait jour un sens muet, comme la musique « l’art du temps » (Kimura, 2000, p. 36), avec laquelle l’auteur établit aussi une analogie particulièrement éclairante pour comprendre l’aida, analogie qui nous rappelle la célèbre phrase d’Uexküll : « l’animal est une mélodie qui se chante

toute seule ». C’est par excellence dans l’expérience de la musique que l’homme peut accéder à l’expérience de cet « entre » qui n’est ni le monde ni la subjectivité. Il s’y fait jour un sens qui n’est octroyé ni par l’un ni par l’autre, mais que la subjectivité peut s’approprier en entrant en résonnance avec la musique, selon ce qu’Uexküll, appellerait le ich-Ton, la « tonalité du je » propre à chaque être vivant dans la polyphonie qui résonne dans l’entre de l’Umwelt, et qui est propre à l’espèce. Dans cette polyphonie, il y a d’abord la mélodie morphogénétique : « L’origine de l’être vivant est semblable en tout point à une mélodie, sauf qu’au lieu des notes, ce sont les cellules qui sont ordonnées selon un ordre rythmique » (Uexküll, 2014, p. 77). Puis Uexküll distingue la mélodie d’impulsion fonctionnelle qui structure l’organisation comportementale de l’organisme dans son Umwelt. Toutes deux visent le développement harmonieux, adaptatif pourrait-on dire aussi, entre l’organisme et son Umwelt. Elles construisent l’Umwelt ou le monde comme ordre de sens fermé, comme cercle fonctionnel. La ritournelle de Deleuze et Guattari (1980) dans Mille plateaux, qui s’en inspire, possède cette même fonction de territorialisation qui arrache au chaos le cercle qu’elle délimite autour du sujet (Buchanan, 2008).

La mélodie qui se joue dans l’organisme manifeste le caractère temporel de sa relation à son Umwelt. Comme tout musicien, il anticipe toujours la prochaine mesure, de la même façon que la musique a toujours un air de « déjà vu » pour celui qui l’écoute, même pour la première fois. On connait déjà ce qu’on entend. Cette anticipation est la forme essentielle de la temporalité du vivant, qui connait toujours déjà la partition. Le vivant, pas seulement le Dasein, est projet d’être, il déborde de ce qu’il est comme le musicien déborde de lui dans l’exécution de la musique. L’homme déborde encore plus de lui-même que l’animal au point d’être capable de faire de la musique, alors que l’animal doit d’abord se contenter de jouer celle qui lui est assignée. Mais lui aussi est capable de composer une

musique nouvelle, ne fût-ce que sous la forme de variation ou de contrepoint quand son être-dans-l’Umwelt se transforme dans l’adaptation.

Il ne s’agit donc pas d’une partition déjà écrite, telle une téléologie. Dans « l’animal est une mélodie qui se chante toute seule », il faut insister sur le « toute seule ». Le seul fil rouge de l’évolution, c’est le temps qui se met en jeu dans l’inter-subjectivité et l’inter-corporéité de l’entre–aida, et s’incarne dans la temporalité d’une chair. Ce que la mélodie met en scène dans le temps, c’est le sens qui ne peut se donner que dans la rencontre de l’organisme et du monde et qui le constitue non seulement en sujet mais d’abord en chair. Et cette rencontre, comme la chair qui en résulte, est purement historique, ou contingente. C’est dans la contingence du hasard de cette rencontre au sein de l’entre que surgit la possibilité de l’évolution de l’être-au-monde.

Dans les Cours sur la Nature de Merleau-Ponty, à propos de l’opposition entre darwinisme et idéalisme, on trouve cette note, qui sera le mot de la fin de notre réflexion :

« Problème : placer quelque chose entre le hasard et l’idée, entre l’intérieur et l’extérieur. Ce quelque chose c’est la suture organisme – milieu, organisme – organisme » (1995, p. 317).

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