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Le sens en défaut, entre mystique et mélancolie chrétiennes : référence et imputation à l’époque moderne Frédéric GABRIEL À l’époque où se développent la rationalité et la science « modernes », deux types marqués d’expériences, opposées mais liées, héritières d’une longue tradition, se distinguent par leur irréductibilité, ou du moins leurs résistances au « progrès » de la raison : les expériences ascétiques et mysti- ques d’un côté, les expériences mélancoliques de l’autre. Elles font obstacle à la modernité, notamment dans leur appréhension, au moyen d’un sens qu’elles prennent, justement, en défaut, et ce aussi bien du point de vue organoleptique que gnoséologique. Même si elles représentent encore, plus tard, deux modèles, c’est entre le XVII e et le XVIII e siècles que les discours dans lesquels elles s’inscrivent connaissent des changements radicaux. On peut prendre comme seul exemple cette remarque de Michel de Certeau : « Sur la place occupée par la mystique, ne sont restés que des stocks de phénomènes psychiques ou somatiques bientôt passés sous le contrôle de la psychologie ou de la pathologie. » 1 Mais au XVII e siècle, les conséquences des qualifications théologiques traditionnelles des phénomènes mystiques et mélancoliques, et de leurs sens, sont encore fondamentales. Les corps de l’imagination, ou la vision excessive Dans un manuel de médecine classique, Bartholomé Pardoux, commen- tateur de Galien et ami de Gabriel Naudé et de Guy Patin, donne une description canonique, et éloquente, de la mélancolie : « Crassus & foecu- lentus humor, substantiâ, & qualitate, terrae similis, qui cum sanguine in venas pervadit, à fusco vel atro colore, succus melancholicus appellatur, cuius substantia in alimentis continetur ; producitur vero, & aggeritur, ab * Cet article annonce un livre en cours. Les notes se limitent au minimum. 1 Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard (1982), 1995, p. 106.

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Le sens en défaut, entre mystique et mélancolie chrétiennes : référence et imputation à l’époque moderne

Frédéric GABRIEL

À l’époque où se développent la rationalité et la science « modernes », deux types marqués d’expériences, opposées mais liées, héritières d’une longue tradition, se distinguent par leur irréductibilité, ou du moins leurs résistances au « progrès » de la raison : les expériences ascétiques et mysti-ques d’un côté, les expériences mélancoliques de l’autre. Elles font obstacle à la modernité, notamment dans leur appréhension, au moyen d’un sens qu’elles prennent, justement, en défaut, et ce aussi bien du point de vue organoleptique que gnoséologique. Même si elles représentent encore, plus tard, deux modèles, c’est entre le XVIIe et le XVIIIe siècles que les discours dans lesquels elles s’inscrivent connaissent des changements radicaux. On peut prendre comme seul exemple cette remarque de Michel de Certeau : « Sur la place occupée par la mystique, ne sont restés que des stocks de phénomènes psychiques ou somatiques bientôt passés sous le contrôle de la psychologie ou de la pathologie. »1 Mais au XVIIe siècle, les conséquences des qualifications théologiques traditionnelles des phénomènes mystiques et mélancoliques, et de leurs sens, sont encore fondamentales.

Les corps de l’imagination, ou la vision excessive

Dans un manuel de médecine classique, Bartholomé Pardoux, commen-tateur de Galien et ami de Gabriel Naudé et de Guy Patin, donne une description canonique, et éloquente, de la mélancolie : « Crassus & foecu-lentus humor, substantiâ, & qualitate, terrae similis, qui cum sanguine in venas pervadit, à fusco vel atro colore, succus melancholicus appellatur, cuius substantia in alimentis continetur ; producitur vero, & aggeritur, ab

* Cet article annonce un livre en cours. Les notes se limitent au minimum. 1 Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard (1982), 1995, p. 106.

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hepatis, seu totius corporis frigida sicca temperie […] »2. À ces qualités cor-porelles, Pardoux relie ce qu’il appelle une « semeiotice » qui décrit l’aspect moral du malade : « Metus & tristitiae », « Mores difficiles », « Spiritus raritas, & taciturnitas », « Somnus interdum turbulentus, & somniis horrendis agitatus »3. Mais nombreux sont les types de mélancolie, et comme l’affirme Guillaume Ader : « Melancholiae nomen aequivocum est : significat inprimis habitum naturalem, de quo in prima parte dicebamus Galenum statuisse huius habitus homines, sagaces, & prudentes. Quod enim in mente constans & firmum est, id à melancholico humore proficiscitur. »4 Pour sa part, Jacques Ferrand, médecin agenais, est l’auteur d’un traité sur la mélancolie érotique qui détaille la vie « défectueuse » du mélancolique. Il définit l’amour mélancolique comme « une espèce de resverie, procedante d’un desir dereglé de jouir de la chose aimable, accompagnée de peur, & de tristesse »5. D’em-blée, l’état mental est qualifié par son aspect vague, vagabond (« rêverie »), et le désir se signale par son dérèglement.

La médecine ancienne a détaillé précisément comment se formait cet amour néfaste : la victime est d’abord sensibilisée par des corps infinité-simaux qui amorcent un sentiment de beauté. Elle est ensuite blessée par cette beauté6, et ainsi capturée par ce qu’on appelle les charmes : une capture oculaire, un enchantement, une fascination qui pénètrent dans le corps par les yeux. En effet, le regard « infecte & empoisonne l’ame »7. On a fait d’Ève la première victime, même si le cas est un peu particulier puisque ce n’est pas dans un vis-à-vis oculaire qu’elle est prise – l’ambiguïté du symbole du fruit a toutefois été évoquée. Dans La Solitude chrestienne, Guillaume Le

2 Bartholomaei Perdulcis, Universa medicina, Ex Medicorum Principium sententiis, consiliisque

collecta…, Lugduni, Typis Simonis Rigaud, 1649, p. 76 : liber primus, cap. IV. « De succo Melancolico ».

3 Ibid., p. 192. 4 Guillelmi Ader medici, Enarratione, de aegrotis, et morbis in Evangelio. Opus in miraculorum

Christi Domini amplitudinem Ecclesiae Christianae elimatum, Tolosae, Apud Dominicum, & Petrum Bosc, 1621, p. 366.

5 Jacques Ferrand, De la maladie d’amour, ou melancholie erotique…, Paris, Denis Moreau, 1623, p. 26.

6 Jacques Ferrand, Traicté de l’essence et guerison de l’Amour. Ou de la melancholie Erotique, Toulouse, Vve Jacques Colomiez & Raym. Colomiez, 1610, pp. 30-31. Les deux éditions du traité de Ferrand, 1610 et 1623, sont très différentes, chacune valant pour elle-même. Il en existe une traduction anglaise commentée : Jacques Ferrand, A treatise

of lovesickness, introduction, traduction et notes par Massimo Ciavolella et Donald A. Beecher, Syracuse, Syracuse University Press, 1990.

7 Leonardo Vairo, Trois livres des charmes, sorcelages, ou enchantemens…, trad. Julian Baudon, Paris, Nicolas Chesneau, 1583, p. 6 (et pp. 27-28). Cf. Henrici Kornmann, De visu, chap. I in Linea amoris, sive Commentarius in versiculum gl. Visus, Colloquium, Convictus,

Oscula, Factum. in l.23 ff. ad l. Iuliam. de adulteriis, Francofurti, Apud Matthiae Beckeri, 1610.

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Roy affirme : « Est-il besoin que je représente combien est dangereuse & funeste l’activité des yeux ! La concupiscence de nos yeux n’est-elle pas étrangement excitée par la beauté des femmes […] Il est certain que si Ève n’avait point regardé, elle n’aurait point désiré ce qui lui avait été défendu. »8

Un désir insidieux prend possession du corps. Après le premier temps de la sollicitation externe, le foie fixe et amplifie l’image, et participe de la cor-ruption de l’imagination en même temps que de l’augmentation de ses capacités. L’amoureux est à la fois arraché à lui-même et envahi par les images de l’aimée : le simulacre de l’amante voltige sans cesse sous ses yeux. La dépossession se double d’un envahissement mélancolique. Dès lors, l’amoureux ne vit que dans le corps de l’autre qu’il transforme en objet votif9. Comparé à l’attrait de celui, imagé, de l’amante, son corps est vécu comme un poids, une matière lourde indésirable, sujette au maléfice et à la solitude. Dans des cas extrêmes, la passion « charnelle » de l’amoureux l’entraîne non pas vers une dévotion corporelle, mais au contraire vers un amour immodéré de l’image. Mais ce rapport esthétisant et idolâtre à l’image et au simulacre peut aller du plus massif au plus volatile. Jacques Ferrand, en évoquant ces malades, assure qu’ils « ont l’imagination depravee, comme il appert de l’histoire de Menippe (Philost. in Apoll. l. 4 cap. 8. Aelian. Phlegon), qui s’amoura d’une Lamie ou Fee : Machates d’un Spectre ressemblant à Philinion, & Alkidias d’une statue de marbre. » De même : « Xercés s’enamoura d’un arbre : Alkidias Rhodien d’une statue de Cupidon, de l’ouvrage de Praxiteles : Charicles d’une statue de Venus Cnidienne : Narcisse, & Eutelidas de leurs ombres. »10 C’est ainsi que l’on a pu dire comme Michel de Marolles : « L’Amour produit d’ailleurs d’étranges effets »11, ou comme Gabriel Droyn : « les passionnés mélancoliques ont des imaginations tout à l’envers & des actions étranges »12. Les objets de

8 Guillaume Le Roy, La Solitude chrestienne. Second Volume, Paris, Savreux, 1659, pp. 133-

135. 9 Le Commentaire de Marsile Ficin, Florentin : sur le banquet d’Amour de Platon, trad. Symon

Silvius, Poictiers, 1546, f. XVII v°. Paulus Zacchias, Quaestiones medico-legales…, Avenione, Joannis Piot, 1655, livre 2, titre 2, question 10, § 40 : Amans in alio copore vivit.

10 Jacques Ferrand, op. cit., 1623, pp. 27 et 71. Sur le cas de la statue aimée, cf. Leonardo Vairo, op. cit., p. 499. Nombreuses mentions et autres exemples chez Pierre Le Loyer. Bien évidemment, Pygmalion n’est pas loin, lui qui combine les rôles de facteur de statue et d’amoureux de l’image.

11 [Michel de Marolles], Analise ou description succincte des choses contenues dans les quinze Livres

des Deipnosophistes d’Athénée…, S. l. n. d., in-4°, [Paris, vers 1680], p. 20. 12 Gabriel Droyn, Le Royal sirop de pommes, antidote des passions mélancoliques, Paris, Jean

Moreau, 1615. Et Noël Taillepied, Traité de l’apparition des Esprits, a scavoir des ames

séparées, fantosmes, prodiges, & accidens merveilleux…, Rouen, Romain de Beauvais, 1602, « chap. III : Comment les melancholiques & insensez s’impriment en la fantasie beaucoup de visions, dont quelquesfois il n’est rien ».

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référence de la passion paraissent incongrus et fantasques, de même que son processus d’imputation.

La résonance lexicale entre la création d’Adam et le façonnage d’une statue a souvent été soulignée13, mais le danger mimétique, c’est d’être capturé par la similitude, la semblance, par l’amour de l’image. De l’image façonnée à l’image reflet, un cas extrême nous est donné : l’effet spéculaire est associé au charme qui, se retournant sur lui-même, condamne le sujet à la mort. C’est le cas d’un désir qui s’anéantit lui-même dans la distance de l’image. Là encore, le processus de référence et d’imputation est défaillant. Le cas intéresse bien sûr Leonardo Vairo, dans son livre sur les charmes :

[Eutelide] s’estant un iour contemplé en une riviere & se trouvant beau à sa phantaisie, devint eperdument amoureux de soy-mesme, & se charma de telle façon qu’il tomba incontinent malade, & apres avoir perdu tout le beau teint qui honoroit ses joues vermeilles il devint tout pery & mourut en langueur. Ovide escrit le mesme de Narcisse, lequel ayant esté cause de la mort de plusieurs Nymphes qu’il avoit charmées par sa beauté, s’ensorcela puis apres soy-mesme s’estant miré dans une fontaine14.

En un sens, l’exemple donné par Ferrand va plus loin, car l’amoureux s’éprend de son ombre : non pas d’un portrait, mais du suaire de son propre amour, la vanité mélancolique par excellence. Cette corruption et cette dé-pravation de l’imagination et du jugement attaquent l’œil de toutes parts, de l’extérieur par la fascination, et de l’intérieur par les voiles fuligineux. Cette situation rappelle que le mélancolique n’a son centre de gravité qu’à l’exté-rieur de lui-même15. Son œil est à la fois externe et interne :

Adioustons que les yeux ne voyent <pas> seulement ce qui est dehors, mais aussi ce qui est dans le cerveau16, bien qu’ils le jugent estre externe. Par ceste voye, le melancolique est tousiours en effroy, par ce que les esprits & vapeurs teintes du noir de l’humeur, vont continuellement par les nerfs, veines & arteres du cerveau jusques au yeux, & leur font voir des ombres & phantosmes en l’air : des yeux par succession les especes tenebreuses & hideuses sont

13 M. Harl (éd.), Bible d’Alexandrie 1, La Genèse, Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. 100 (2.7,

note). 14 Leonardo Vairo, op. cit., p. 95. Pour une étude sur Narcisse à la même époque mais à

partir d’autres textes, Lynn Enterline, The Tears of Narcissus. Melancholia and Masculinity in

Early Modern Writing, Stanford, Stanford California Press, 1995. 15 Joseph Du Chesne, Le pourtraict de la santé, Paris, Claude Morel, 1606, p. 40. 16 À propos de Charles d’Orléans, Jean Starobinski a eu la même intuition : « Ses seules

exhalaisons colorent d’obscurité nos idées et notre paysage. Le verre fumé est derrière l’œil. » Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Nouvelle revue française, mars 1963, p. 411.

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rapportees à l’imagination qui les ayant quasi tousious opposées & presentees, demeure tousiours en crainte & deffiance […]17

L’œil, organe par excellence de la visée identificatrice, apparaît comme pris entre deux mondes d’images où il ne fait fonction que de toile de projection. De même, chez André Du Laurens :

Le melancolique peut voir ce qui est dans son cerveau, mais c’est sous une autre espece, pource que les esprits & vapeurs noires vont continuellement par les nerfs, veines & arteres du cerveau jusques à l’œil, qui luy font voir plusieurs ombres & phantosmes en l’air, de l’œil les especes sont rapportées à l’imagi-nation, qui les ayant quasi tousiours presentes demeure tousiours en effroy18.

Cette situation explique le régime visuel de présence auquel sont soumis ceux qui sont en « excez de phantasie […] ravis comme nouveaux ganime-des par les aigles de leurs pensées »19. Pour Jean Aubery : « tout ainsi que les melancholiques ont des peurs soudaines sans cause manifeste par le moyen des vapeurs noires qui procedent de l’humeur noire dominante, & se representent par dedans l’œil ainsi les phrenetiques se forgent & figurent des Chimeres en l’air, ou autres phantosmes, aussi les amoureux pendant leur ecstase, par le moyen des esprits qui vont & viennent par dedans les yeux, trainans avec l’image amoureuse, croyent de voir les portraicts : ou mesmes les corps de leurs amours »20. L’extase crée une chaîne entre le signe et la chose, de l’image (forgée et figurée) au portrait, et au corps.

Le mélancolique est habité par toutes sortes de songes éloquents, dans ce que le même Jean Aubéry appelle « la vie du souvenir »21. Mario Equicola, dont la réception en France est importante22, rappelle ce mot d’Avicenne qui « dit que la mélancolie fait voir, en dormant, avec un fort mouvement les sepulchres, choses noires et difformes »23. Mais les images ne sont pas limi-tées au seul domaine nocturne, et le spectre n’est pas seulement celui qui fait l’objet d’un amour. Pour Leonardo Vairo « de l’humeur melancolique il s’engendre certaines fumées qui montent jusqu’à la phantasie & au cerveau,

17 Jean Aubery, L’antidote d’amour…, Paris, Claude Chappelet, 1599, f. 39 r°-v°. Au même

verso, il parle d’une « preuve certaine que noz yeux voyent dans le cerveau comme au dehors ».

18 André Du Laurens, Second discours, auquel est traicté des maladies melancoliques, & du moyen de

les guarir, in Ibid., Discours de la conservation de la veue : Des maladies melancoliques, des

catharres, & de la vieillesse…, Rouen, Claude Le Villain, 1608, p. 126. 19 Jean Aubery, f. 40 v°-41 r°. 20 Jean Aubery, f. 41 v°. 21 Jean Aubery, f. 40 v°. 22 Outre les éditions françaises de l’époque, cf. Santina C. Vial, « Equicola and the School

of Lyons », Comparative Literature, vol. 12, n° 1, hiver 1960, p. 19-32. 23 Mario Equicola d’Alveto, Les six livres de la nature d’Amour tant humain que divin, trad.

G. Chappuis, Lyon, Jean Veyrat, 1598, f. 296 r°. Sur le même thème, voir le chap. VII du livre IV : « De l’occasion du Songe des Amans », f. 295 et suiv.

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d’où il advient qu’à cause que l’intellect est perverti & troublé, les melanco-liques (soit qu’ils veillent ou dorment) ruminent & forgent en leur esprit maintes chimeres & autres pourtraits pleins de crainte & d’horreur »24. Les imaginations et leurs « corps » se multiplient. André Du Laurens parle ainsi « de mille phantosmes hideux, & de songes si effroyables […] le melanco-lique ne songe que de morts, de sepulchres, & toutes choses funebres, pource qu’il se presente à l’imagination une espece semblable à l’humeur qui domine, de laquelle la memoire vient à s’esveiller, ou pource que les esprits estans comme sauvages, & tous noircis, voltigeans par tout le cerveau, & se pourmenans jusques à l’œil, representent à l’imagination toutes choses obscures. »25. C’est la raison pour laquelle, nous rappelle Pierre Le Loyer, les mélancoliques sont appelés « Imaginosi, c’est-à-dire fantasques »26.

Ce dérèglement des frontières organoleptiques qui touche la nature des corps donne l’occasion à l’imagination d’exercer sa puissance. Le mélanco-lique est poussé vers l’image, car pour lui elle a une chair ; et ses craintes vont en dépendre, par l’action de l’imagination véhémente. Le charme a pour effet de redoubler son action, son propre fonctionnement, c’est-à-dire de créer des corps. Après que le malade a été lui-même soumis à la première influence, son imagination amplifie et reproduit le processus, et procure un corps à l’image. Les facultés noétiques sont retournées contre elles-mêmes et procurent une présence maximale aux corps fictifs.

Pour être efficace, l’image se transforme en corps, elle emprunte les qualités de la chair, elle devient organique. De même que l’apparition d’Ève avait transformé la nature de l’intellect27, la mélancolie transforme la nature de l’image. C’est là, la véritable puissance de l’imagination mélancolique. Elle se retourne contre son sujet pour établir l’équation image = fantôme (ou démon) = corps28. Elle donne ainsi naissance à des fantômes de plus en plus 24 Leonardo Vairo, op. cit., p. 495. 25 André Du Laurens, op. cit., p. 132. Voir p. 134 sur les spectres. 26 Pierre Le Loyer, IIII livres des spectres ou apparitions et visions d’esprits…, Angers, George

Nepveu, 1586, p. 216. Cf. le deuxième dixain d’invocation dans Meury Riflant, Le miroir

des melancholicques D’escript en la xxxe. Section Dés Problemes d’Aristote [1543], dont nous préparons une édition : « En cas pareil L’homme Melancholicque, / Froid par nature, & mesme Phantasticque : / Veoit en tout temps, des choses monstrueuses / Voix, urlements, & bestes perilleuses. / Par quoy sensuyt veu leur face pallye / Et veu leur songe & leurs choses doubteuses / Qu’enfantemens sont de Melancholye. »

27 Le fruit du péché induit en l’homme des « cognitions corporelles ». Léon L’Hébreu, Philosophie d’amour, traduicte d’Italien en Françoys par le Seigneur du Parc Champenois, Lyon, Guill. Rouille & Thibauld Payen, 1551, pp. 514, 517-518.

28 On peut se reporter à Jean Savaron, Traité contre les masques, Paris, Pierre Chevalier, 1608, notamment p. 4. À propos de la force des images, Caspar Kümmet, Magistra

scientiarum, scriptura sacra, Locuplete Compendio Explicata…, Moguntiae, Joannis Mayeri, 1706, p. 81 : « Serpens non fuit solum metaphoricus, ut Cajetanus voluit : nec merum serpentis simulacrum, ut Carillus existimavit. »

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corporels. Au fur et à mesure qu’elle transforme progressivement sa victime en fantôme29, ou en cadavre, en tout cas en corps dégradé, elle donne d’au-tant plus de matérialité à ses créations imagées. Dans ce contexte, s’attribuer une image c’est de facto se donner un corps. C’est l’une des manières dont la mélancolie est liée à la démonologie.

Dans son traité classique, Martin Del Rio évoque quelques détails de fabrication : « les Démons peuvent prendre les corps de quelques trepassez, ou s’en forger de nouveaux de l’air & d’autres elements, & les faire si epais, qu’ils les rendent palpables en façon de chair : ils peuvent les mouvoir, & les enchanter à leur volonté, voire artificiellement representer le sexe que de nature ils n’ont point, & abuser des hommes en forme de femmes, comme des femmes en forme d’hommes. »30 Autre classique du genre, Pierre Le Loyer précise : « les Anges & Demons peuvent prendre un corps elemen-taire, voire meslé de plusieurs elemens ensemble. Et neantmoins la plus commune opinion est, que les esprits prennent un corps d’air, en l’espaississant & formant de vapeurs qui viennent de la terre, & le tournant & mouvant à leur plaisir, comme le vent meut les nues, & aussi le faisant disparoistre comme ils veulent, d’autant que ce n’est de ce corps sinon une vapeur. Et je passe bien plus outre, & tiens que les Demons se peuvent quelquesfois vestir de la charoigne des morts. »31

L’imagination donne un corps par accident à ses productions qui s’attaquent ainsi à la matière du corps de celui qui imagine. Elle obéit à un modèle où la corruption est proportionnelle à la puissance. Le mélancolique amoureux n’est pas le seul à habiter un autre corps que le sien. Parallèlement – et ce parallélisme est peut-être créé par l’imagination de l’amoureux mélan-colique lui-même – les démons, pour prendre corps, s’emparent de dé-pouilles, c’est-à-dire de cadavres rongés par la noirceur. Lamies, succubes, incubes : ce sont des ombres corporelles, des créatures informes qui s’atta-

29 André Du Laurens, op. cit., p. 131. 30 Martin Del Rio, Les controverses et recherches magiques…, trad. André Du Chesne, Paris,

Regnauld Chaudiere, 1611, p. 185. 31 Pierre Le Loyer, Discours des spectres, ou visions et apparitions d’esprits…, 2e éd., Paris,

Nicolas Buon, p. 35. Et p. 177 : « les Diables peuvent non seulement prendre un corps d’air, ains les cadavres de morts, & charonges de bestes qu’ils transportent de lieu en autre », et p. 240 : « Les Demons apparoissent coustumieremnt aux hommes en deux sortes de corps : car ou bien ils empruntent un corps aérien qu’ils amassent & espaississent autour d’eux, comme nous avons dit des Anges, & le forment en figure qui puisse estre vue. Ce corps des Demons est composé par de vapeurs grosses & terrestres qui montent en l’air, & desquelles les nuës se concreent, comme se dira icy bas. Ce corps est aussi froid à l’attouchement comme est la neige ou quelque chose de semblable. Mais pour l’autre sorte de corps que prennent les Demons, c’est le cadavre ou charongne des morts. »

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quent au corps. L’immatériel onirique attaque le viscéral. Ferrand remarque à propos des incubes : « ce malin esprit s’affeuble de quelque corps mort »32.

Comme pour concentrer dans le motto d’un emblème tout ce monde, Jean de Veyries affirme : « L’Amour est un foudre, il brusle ou il noircist tout ce qu’il touche »33. Tact fulgurant, à la fois extrêmement lumineux, puissant jusqu’à la mort, imprévisible et implacable, transformant la lueur en noirceur. En bref, une expérience digne de Sémélée.

Contre ces dangers, Ferrand propose une calme retraite : « j’approuve beaucoup la solitude pour la précaution de ce mal, moyennant qu’on y ajoute les jeûnes, veilles & oraisons, à l’imitation de plusieurs Saincts person-nages, qui se sont retirés dans les déserts à ces fins »34. L’ascétisme serait-il parfois la conséquence de la mélancolie (notamment érotique) ? Aux mo-dèles de la mélancolie, s’articulent subtilement ceux de l’ascèse et de la mystique.

Les sens au désert

Dès les récits de l’Antiquité, les ascètes sont connus pour la puissance performative de leur imagination. Un de leur « patron », saint Antoine, emblème du moine mélancolique35, reste dans l’imaginaire comme l’un des plus grands créateurs de corps fictifs36. Les cas de contusions réelles créées par de simples apparitions sont nombreux. Le désert est aussi le royaume des démons37. L’ascète est tenté par lui-même, par son imagination qui pourrait trouver sa source dans le corps souffrant du régime qu’on lui impose pour le rachat. En réalité, c’est un personnage tout proche des phénomènes que l’on vient d’évoquer.

Premier caractère de l’ascète : la fuite du monde. Son ombre, c’est celle de la réclusion, de la vie cachée, et celle de Dieu. Il partage avec le caractère

32 Jacques Ferrand, op. cit., p. 157. 33 Jean de Veyries, La Généalogie d’amour, Paris, Abel l’Angelier, 1609, livre I, chap. II, § 3,

p. 8. 34 Jacques Ferrand, op. cit., 1623, p. 241. 35 André Chastel, « La Tentation de saint Antoine ou le songe du mélancolique », Ibid., Fables,

formes, figures, I, Paris, Flammarion, 2000, p. 140. Cf. Gabriel Droyn, Le Royal syrop de

pommes, antidote des passions melancholiques, Paris, Jean Moreau, 1615, p. 123 : « Nous avons bien des Saturniens adonnés entièrement à la contemplation. »

36 Parmi tant d’autres références, Michel Psellos, Traicté par dialogue de l’energie et operation des

diables, trad. Pierre Moreau Touranio, Paris, Guillaume Chaudiere, 1576. 37 On retrouve ce trait dans différentes cultures. À propos de « BADIAT Al Ginn, Le

désert des Fées ou des Démons », Barthélemy d’Herbelot écrit : « Quelqu’un de leurs Historiens ou Romanciers disent que ce désert est situé dans la partie la plus Occidentale de l’Afrique, où les Gorgones, les Meduses, les Lamies, & les Empuses font leur retraite ». Barthélemy d’Herbelot, Bibliothèque orientale…, Paris, La Compagnie des Libraires, 1697, p. 167.

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mélancolique cette recherche des lieux inhabités, déserts38. Le manque est déjà vécu et mis en scène par un retrait du monde, peut-être pour tenter de retrouver une difficile unité dans la concentration d’un lieu précis. Cette pre-mière géographie est propice pour dépasser l’élément peccant, le corps de poussière. Pour effacer le lien entre la matière de l’homme et le péché, l’ascète contemplatif désire incorporer l’unité elle-même. Claude Séguenot précise que le terme de « moines » désigne « ceux qui vivent en Unité, c’est-à-dire en Communauté »39. Ce n’est qu’un premier pas. L’ascète s’isole encore plus : plus encore que l’unité avec un simple corps collectif, il s’agit de viser l’Union par excellence. C’est l’amour de l’unité elle-même qui motive cette conduite. La visée unitive – l’amour de Dieu – trouve une réali-sation à sa hauteur dans l’incorporation divine, opération souvent qualifiée d’anéantissement.

Pour cela, il faut « renoncer », en quelque sorte, à son corps réel et le transformer en lanterne magique de la divinité. Les gravures du volume inti-tulé Solitudo sive vitae Patrum Eromicolarum40 donnent quelques exemples des moyens utilisés : on y voit le dendrite saint Zoerarde à l’intérieur d’un tronc creux hérissé de pointes, ou un Henricus complètement enchaîné41. La contemplation est, avant tout, une pratique du corps42. La cellule est l’un des lieux par excellence de cette pratique ; elle est même plus que cela. En 1686, au retour d’un voyage dans le désert de saint Antoine, Jean Coppin, « visi-teur des hermites de l’Institut réformé de Saint Jean-Baptiste », mentionne une cellule « ressemblant mieux à un sepulchre qu’à une chambre »43. Si ce détail, inclus dans un récit de voyage, a une vocation « ethnologique », les religieux usent pour eux-mêmes, comme Charles Le Boullanger, de la

38 Girolamo Soriano, Habes candide lector. Continentem Rasis viri profecto in medicinali disciplina

inter Arabas…, Venetiis, 1542, f. 6 v°, 7 r°. Bartholomaei Perdulcis, Universa medicina…, Lugduni, Typis Simonis Rigaud, 1649, p. 656. Theodor Zwinger, Theatrum vitae humanae, IV, Bâle, 1586, p. 4058.

39 Claude Séguenot, De la sainte virginité, discours traduit de s. Augustin. Avec quelques Remarques

pour la clarté de la Doctrine, Paris, Jean Camusat, 1637, p. 174 des Remarques. 40 Solitudo sive vitae Patrum Eremicolarum. Per antiquissimum Patrem D. Hieronimum…, À Paris,

Chez Jollain, s. d. Publications précédentes : [Munich, 1594] ; Paris, Thomas de Leu, 1606.

41 Pour une autre image de l’ascète dans l’intérieur de l’arbre : cf. l’emblème 35 dans [Laurens Van Haecht Goidstenhoven], Parvus mundus, Francofurti, Apud Lucan Iennis, 1618 [1re édition : Anvers, 1579].

42 Sur la contemplation comme un symptôme de mélancolie, Christophorus Ruoff, Disputatio medica inauguralis de melancholiae natura…, Argentorati, Typis Rihelianis, 1626, § 10.

43 Jean Coppin, Le Bouclier de l’Europe, ou la Guerre sainte… avec une relation de voyages faits dans

la Turquie, la Thébaïde et la Barbarie, Lyon, Antoine Briasson, 1686, p. 309.

104 FREDERIC GABRIEL

comparaison44. Pour Colletet et De la Croix, les saints « se sont ensevelis tous vifs dans les cellules plus semblables aux sepulchres des morts qu’à la demeure des vivants : Sepulchra eorum domus illorum in aeternum »45. Plus loin : « le Solitaire reclus est comme s’il n’était pas, & on peut dire, s’il a entrepris cette vie de bonne heure, qu’il a passé du ventre au tombeau, De utero translatus ad tumulum »46. L’ascète représente alors une limite indépas-sable, lorsqu’il est dit de lui, qu’il passe du ventre maternel au cadavre. Raccourci saisissant du mélancolique absent à la vie, qui n’y entre même pas. Sa naissance est une mort, son identité n’est que le plus faible indice de sa disparition en Dieu. Bien entendu, un contemplatif endurci ne succombe pas à la mélancolie47, mais un minime espagnol pose quand même la ques-tion : « An in Christo fuerit tristitia ? »48

La cellule concentre, en un lieu paradoxal, l’absence totale d’horizon et l’aspiration d’infinis désirs. Mais dans le ravissement, « toutes les puissances sont parfaitement introverties »49. En devenant la lanterne magique de Dieu, le corps de l’ascète réalise une dialectique complexe des substances. Il s’agit bien, là aussi, de vivre dans un autre corps par une véritable « consomma-tion divine » selon les termes d’un Jean de Labadie50. L’homme est litté-ralement dévoré par celui qui doit réaliser son unité matérielle particulière par recomposition, c’est-à-dire le Christ.

La projection dans le corps du Christ est d’autant plus significative qu’il est dit « nouvel Adam », et la question de son unité donne justement lieu aux difficultés les plus redoutables51. La pratique ascétique trouve son

44 Charles Le Boullanger, Les dix Solitudes, Paris, Vve Nicolas Buon, & Denys Thierry,

1645, p. 119. 45 G. Colletet & De la Croix, Le bonheur de la vie solitaire, Paris, Robert Sara, 1647, p. 5. 46 Ibid., pp. 6-7. 47 La Vie de sœur Catherine de Jesus, religieuse de l’ordre de nostre Dame du Mont Carmel, estably en

France, selon la Reformation de saincte Terese de Jesus. Decedée au Couvent du mesme Ordre, dit de

la Mère de Dieu, en la ville de Paris, le 19 Février 1620, Toulouse, Jean Boude, 1625, p. 26 : « Elle estoit tousiours fort recueillie, sans estre aucunement renfermée, ny melancho-lique, tousiours desireuse de la retraicte ».

48 R. P. Ac. F. Francisci Felicis Hispani, De Divini Verbi incarnatione tractatus singularis ad

mentem Doctoris Subtilis. Curâ ac diligentiâ P. ac F. Aegidii Nublé addictissimi Auctoris Discipuli,

prodit in lucem, Parisiis, Apud Jacobum Quesnel, 1641, p. 272. 49 Alexandrin de la Cieutat, Traité des Extases, Ravissemens, Revelations, & Illusions, in Ibid.,

Le Parfait denuement de l’ame contemplative, Paris, Denys Thierry, 1680, p. 478. 50 Jean de Labadie, La Solitude chrestienne…, Paris, Sébastien Piquet, 1645, pp. 145-147, et

155-156. André Valladier, Le Mariage divin et spirituel entre Dieu et l’homme, en la sainte

eucharistie, Paris, Pierre Chevallier, 1623, pp. 133 et 156 : sur l’union de l’homme au Christ par le corps.

51 Theophilus Raynaudus, Christ Deus-Homo sive de Deo-Homine…, Antverpiae, Jacobum Meursium, 1652. Sur la relation du Christ à Adam, cf. II, sectio V, cap. III, § 259-260,

LE SENS EN DEFAUT 105

accomplissement dans l’incorporation, par extase mélancolique52, dans le Christ ; mais à la décorporation du contemplatif correspond une incorpo-ration très particulière, car l’unité hypostatique est pensée par le biais de la kénose, l’évidement intérieur, le désert viscéral. En se consacrant à la divi-nité, en désirant un autre Corps, et une unité qui est aussi une totalité, le religieux pénètre paradoxalement dans un désert53. Pour mieux se dissocier de la chair, un terme qui fait explicitement référence à Adam54, le corps du Christ parachève l’exclusion de tout objet sur lequel se fonde la contem-plation. Une interprétation particulièrement suggestive du corps christique pousse jusqu’à son terme cette logique. Elle s’est développée notamment chez Cerdon et Marcion. Louys Giry s’y intéresse à l’occasion de la tra-duction du traité de Tertullien sur la chair du Christ en 1661 : ces deux hérétiques soutenaient « que Iesus-Christ n’avait pas pris une vraye chair, que sa chair n’estoit qu’un phantosme »55.

La fertilité conceptuelle du modèle de l’union hypostatique n’est pas sans rappeler toute une phénoménologie qui l’entoure, et qui précise le rapport du corps et du monde par le biais des puissances de l’objet. Dans l’Antidote d’amour, partant d’un domaine a priori éloigné, Jean Aubery aborde pourtant le sujet :

Plusieurs autres anciens par la profonde contemplation des choses, de laquelle ils ne pouvoient plus assurément jouïr que par l’ectase, sont retirez du monde, & allechez par tels appas, ce sont recelez aux deserts dans une cellule l’espace de soixante ans comme Acepsenas, ou comme ce Simeon qui toute sa vie demeura en ectase sur une colonne, & de mesme sainct Anthoine, lequel interrogé par le Philosophe, ou estoient ses livres avec lesquels il communique au desert, il respondit que le ciel & la terre, & les merveilles de Dieu qui sont comprises estoient ses livres, dans lesquels ravy en perpetuelle ectase : il couloit son ame à la divinité56.

p. 165 : « Et sicut omnes sumus in Adamo generati, sic & omnes in Christo rege-nerati. »

52 Sur l’extase mélancolique, cf. Bartholomaei Perdulcis, De morbis animi, Lugduni, Sumptibus J. Carteron, 1649. Jourdain Guibelet, Trois discours…, Evreux, Antoine le Marié, 1603, livre III, f. 268 v°. Bartholomaei Castelli, Lexicon medicum, graecolatinum…, Venetiis, Nicolaum Polum & Franciscum Bolzettam, 1607, p. 237.

53 Jean de Labadie, La Solitude chrestienne…, Paris, Sébastien Piquet, 1645, f. 9 r°. 54 Claude Séguenot, De la sainte virginité, discours traduit de s. Augustin. Avec quelques Remarques

pour la clarté de la Doctrine, Paris, Jean Camusat, 1637, p. 53 des Remarques. 55 Tertullien, De la chair de Iesus-Christ…, trad. de Louys Giry, Paris, Pierre le Petit, 1661,

f. 2 v°. Voir aussi le f. 4 r°. 56 Jean Aubery, L’Antidote d’amour, op. cit., f. 43 r°. Pour Aubery, l’extase est « un excez de

phantasie » (f. 40 v°). Au XVIIIe siècle, M. d’Aumont donne des informations intéres-santes qui lient encore les deux plans ici abordés : « L’usage a prévalu d’appeler extase une maladie soporeuse en apparence, mais mélancolique en effet, dans laquelle ceux qui en sont affectés, sont privés de tout sentiment & de tout mouvement, semblent morts,

106 FREDERIC GABRIEL

Le Verbe s’est fait chair, mais il s’est aussi fait monde

Dans les deux cas, mélancolie amoureuse et contemplative, l’homme a un corps qui frôle l’état de cadavre. Son imagination lui renvoie par mo-ments cet état possible de son corps. Cet état, c’est celui d’une chose. Le droit répartit le monde en deux catégories : les personnes et les choses. Le cadavre est une chose. Le mélancolique peut toujours perdre son unité, et le statut, le sens même du genre auquel il appartient. Ce changement de statut affecte en sens inverse les objets produits ou investis par le mélancolique, qui prennent vie. De même que dans les cas examinés précédemment, on peut considérer l’objet livre sous cet angle. Sa conception est d’ailleurs liée à des expériences similaires.

Le tutélaire Marsile Ficin a dit des lettrés, que « leur corps est rendu quelquesfois presque demi-mort & tout mélancolique »57. Ils sont en quelque sorte comme le contemplatif qui « par un certain repli & compres-sion en soi-même, attire & acquiert un naturel fort ressemblant à la mé-lancolie »58. La Mothe Le Vayer affirme pour sa part : « s’il est vrai que le plus grand contentement des Philosophes consiste dans cette élévation d’esprit, qui les éloigne entièrement du corps, on peut dire que leur vie est une espèce de mort, qu’ils prennent plaisir à mourir, & qu’ils s’y accoutu-ment autant de fois qu’ils usent de ces abstractions & de ces extases qui leur sont si familières. »59. En ce qui concerne le mélancolique, « Pource que ne communiquant avec personne, il n’a autre entretien que celui de ses livres. »60

Nicolas Abraham, dans Le gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longuement en santé, ne peut que constater l’existence d’une famille d’esprits, unie par une physiologie et une logique d’imputation identiques : « les vapeurs de cette humeur échauffée parmi le sang viennent à monter au

& paraissent quelquefois raides comme une statue, sans l’être […] Nicolas Tulpius, Henri de Heers & autres, rapportent des observations, par lesquelles ils assurent avoir vu des filles & de jeunes hommes passionnément amoureux tomber dans l’extase, par le chagrin de ce qu’on leur refusait l’objet de leur passion […] La dévotion produit aussi quelquefois cet effet, comme il en conste par l’observation du Capucin, dont parle le même Henri de Heers », voir Diderot & d’Alembert, Encyclopédie…, VI, Paris, 1756, p. 324.

57 Marsile Ficin, Les Trois livres de la vie…, trad. Guy le Fevre de la Boderie, Paris, Abel l’Angelier, 1582, f. 6 r°.

58 Ibid., f. 5 r°. 59 La Mothe Le Vayer, « De la vie & de la mort », Opuscules ou petits traités, in Œuvres, II,

Paris, Augustin Courbé, 1654, p. 153. Dans la Lettre XCIV (III, p. 800) : « J’avoue que la Philosophie cause parfois des emportements d’esprit & des bouleversements de cervelle, qui font faire d’étranges équipées. »

60 Le Régime de santé de l’eschole de Salerne, traduit et commenté par Michel Le Long, Paris, Nicolas & Jean de la Coste, 1633, p. 527.

LE SENS EN DEFAUT 107

cerveau, les voilà aussitôt ravis en contemplation, & comme transportés & poussés d’une fureur divine qu’on appelle enthousiasme, les uns à philoso-pher, les autres à poétiser, aucuns à prophetiser, ou profondément méditer chose sainte : tellement qu’il semble à voir qu’ils soient inspirées du saint Esprit à ce faire. Aussi sont-ils en cela vraiment imitateurs de Dieu, qui est tout exprès nommé en Grec, Theos, pour être continuellement en théorie, qui vaut autant à dire comme contemplation. »61

On pourrait énoncer cette thèse de départ : l’unité du lettré, la référence qui lui donne sens, c’est le livre. Car le livre est un corps. La meilleure preuve, c’est que la mort s’attaque à lui.

Le style de la bile

Le livre est à ce point corps, que Marcellin Bompart, dans la présentation de sa traduction de la correspondance apocryphe d’Hippocrate à propos de Démocrite, se lamente d’une épidémie qui touche sa bibliothèque : « mes nottes ne touchent presque que l’escorce ayant eu fort peu de temps pour m’y attacher, par l’injure de la peste d’Auvergne qui a rendu ma bibliothèque un bibliotaphe, c’est-à-dire un sepulcre de livres »62.

Mais comment le texte devient-il un corps ? Qui écrit ? L’incipit de la Prose chagrine de La Mothe Le Vayer donne des éléments précis sur le rôle physiologique dans le processus de création : « le chagrin qui me possède présentement, m’envoie au cerveau des fumées si contraires à toute conver-sation, que pour aucunement les dissiper, nonobstant leur agrément qui me flatte, ou pour en quelque façon les évaporer au cas que leur charme soit si dangereux qu’on le dit, il faut que je m’en décharge sur ce papier. »63

L’écriture de la mélancolie est un remède, le livre serait plus imputable au mal qu’au sujet. Non seulement le chagrin est une cause, mais il déploie un

61 Nicolas Abraham, Le gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longuement en santé, Paris,

Marc Orry, 1608, pp. 152-153. Sur le phénomène prophétique, David Blondel, Des

sibylles celebrees tant par l’Antiquité payenne que par les Saincts Peres, Paris, L. & N. Perier, 1649, p. 94 : « Aristote (Problem. Sect. 30 q. 1) avoit estimé que la chaleur de la mélancholie, estant voisine du lieu de l’intelligence plusieurs se trouvoient pris de maladies maniaques

& enthousiastes ; que de là venoient les Sibylles, Bacides, & inspirez, à sç. quant ils sont faits tels

non par maladie, mais par temperament de nature, & là-dessus allegue que Maracus de Syracyse

estoit meilleur poëte, lors qu’il estoit hors de luy : descouvrant par là que (selon son sentiment) dire d’une femme qu’elle estoit Sibylle c’estoit la releguer entre les hypocondriaques & atrabiliaires. Mais la commune opinion des Payens estoit que les Sibylles avoient esté saisies d’une puissance surnaturelle, & non eschauffées d’un simple bouillon de bile noire ; & que leur saisissement faisoit (tant qu’il duroit) une si forte impression sur leur esprit, qu’il le privoit de toute intelligence & memoire. »

62 La Conference et entrevue d’Hippocrate et Démocrite tirée du grec et commentée par Marcellin

Bompart, Paris, Vve Philippe Gaultier, 1632, f. 9 r°. 63 [La Mothe Le Vayer], Prose chagrine, I, Paris, Augustin Courbé, 1661, I, p. 2.

108 FREDERIC GABRIEL

style. La mélancolie peut, par exemple, s’exprimer comme le récit d’un songe dont les qualités influencent directement le discours. C’est ainsi qu’en 1608, le savant Dupuy (Hendrik van der Putte) désigne expressément son Comus, ou banquet dissolu des Cimmeriens, Songe. Une des premières phrases, que tout mélancolique pourrait reprendre à son compte, déclare : « Tout ce que tu liras, ce sont les travaux d’un esprit demy-ensevely, & l’effigie d’un noir silence. »64 La belle traduction de Nicolas Pelloquin rend ce texte : « Quaecumque leges, semisepultae mentis labores sunt, & nigri silentii simulachra »65. La voix poursuit : « Seroit-ce mal faict à moy que de songer ? Accusons donc la nature, & comme vents enchaisnons nos pen-sées, & les renfermons dans les cuirs d’Ulisse. Pensées ? mais plustost toutes les choses, & toutes les actions humaines. » Il ne s’agit pas d’imagination, mais bien de corps et d’actions. Après quoi le narrateur dévoile le décor : « La nuit approchoit de son declin, & la douceur du sommeil m’ayant parfaictement charmé, & pareillement enveloppé d’une imagination, j’allois errant d’un esprit offusqué, par les collines qui sont hors de la ville. »66 Comus est une figure qui se rattache à la nuit, à l’obscurité67, et le Sommeil, fils de la nuit, habite une grotte obscure, tout près justement de la région habitée par les Cimmériens68. Le style mélancolique et les particularités du déroulement onirique se rejoignent dans un véritable genre littéraire où les corps, tout en ayant une efficacité sensible, obéissent au régime de l’image.

De même que le mélancolique, comme l’ascète contemplatif, vit par et dans un autre corps, de même que l’imagination va jusqu’à créer des corps, à rendre charnelle les fantaisies, on peut trouver dans une certaine position d’écriture, un nouveau type de référence et d’imputation qui se cherche dans un corps à distance. C’est peut-être grâce à ce corps paradoxal que le mélan-colique trouve son minimum vital. Après avoir lié le chagrin à sa production littéraire, La Mothe Le Vayer le confirme : « cette application littéraire qui me fait couler doucement les dernières heures de ma vie, n’est pas seulement

64 Erycius Puteanus, Comus, ou banquet dissolu des Cimmeriens. Songe, trad. Nicolas Pelloquin,

Paris, Gilles Robinot, 1613, f. 1 v°. Les figures de Vénus, Démocrite et Saturne apparaissent ici et là (f. 14 r°, f. 22 v°, f. 30 r°).

65 Eryci Puteani, Comus, sive phagesiposia cimmeria. Somnium, Lovanii, Gerardi Rivii, 1608, p. 14. Il existe une édition oxonienne de ce texte, « Execudebat Gulielmus Turner, impensis H. Curteyne, 1634 ».

66 Ibid., 1613, trad. française, f. 2 v°. 67 Philostrate, Les Images ou tableaux de platte-peinture. Traduction et commentaire de Blaise de

Vigenère (1578), éd. de F. Graziani, Paris, Honoré Champion, 1995, I, « Comus », p. 51. 68 Noël le Comte [Natale Conti], Mythologie…, Lyon, Paul Frelon, 1607, p. 218. Sur les

Cimmériens, voir aussi [Godefridus Beringus], Dictionarium poeticum, Lugduni, Apud haeredes Jacobi Juntae, 1556, pp. 227-228 : « Cimmerij, populi à Scythis oriundi, dexteram

Ponti partem habitantes […] Hinc Cimmeriae tenebrae proverbio celebrantur, prodendissima caligne.

Apud Cimmerios Ovidius Somni sedem collocat, sic scriben II Metam. »

LE SENS EN DEFAUT 109

agréable, elle est selon mon sens, après la longue habitude que j’y ai prise, entièrement nécessaire. Marsile Ficin & Cardan ont soutenu devant moi que l’accoutumance aux travaux studieux imposait je ne sais quelle nécessité de ne les pas abandonner, parce que la discontinuation en était tout à fait périlleuse comme très préjudiciable à la santé »69.

L’écrivain mélancolique, en donnant naissance à un livre, crée un corps – et maîtrise ainsi, dans cette facture d’un livre « consubstantiel »70 une partie des imaginations qui l’habitaient. L’abondance d’images s’incarne dans un livre, expression extérieure et retournée sur soi, de l’homme. Le scripteur n’est peut-être pas loin de penser que c’est une partie de son corps, un soi et un sens à distance. C’est un corps écrit par le sien, par l’encre de la mélancolie, comme dit Jean Starobinski71. Les excès et les défauts du corps nourrissent la parole72. Patrick Dandrey parle d’une « métamorphose […] de l’auteur en matière de son livre »73. La mélancolie est à la source de l’œuvre, elle motive sa création, elle est tout à la fois objet, sujet et méthode.

Cette référence scripturaire, extérieure et paradoxale, à la mesure du modèle, se nourrit toujours d’une multiplicité d’altérités : palimpsestes, cita-tions, échos, gloses… Elle est habitée par de nombreux éléments qui font exister, de par leur ingestion, le corps qu’ils nourrissent. La nourriture du texte n’est pas que sustentation, elle opère une transsubstantiation littéraire : ce corps vient d’un acte d’extraction de soi à soi, vieille trace métaphorique de la création. À propos de ce jeu spéculaire de l’identité projetée, comment ne pas penser à Montaigne74. Cette dynamique est éminemment à l’œuvre dans les Essais, de par la pensée même qui s’attache à la mouvance de sa nature, de part la composition, l’usage des citations, la constante réécriture du texte. Réécriture en écho qui suivrait l’évolution du corps de l’auteur et du livre, qui les accompagnerait dans leur dynamique propre. De même qu’un corps est en perpétuel changement, le livre vit par ses transfor-mations, ses digestions et ses rejets. En ce qui concerne la fameuse somme de Robert Burton, on peut penser à la dynamique de l’agglutination, de l’excroissance, de l’empilement des styles et des anecdotes, des noms. Au fur et à mesure des éditions, le texte témoigne de sa capacité à s’étendre, à trouver une unité toujours plus grande (puisqu’elle englobe de nouvelles références), dans laquelle la grâce rejoint la fragilité. D’où une distance 69 [La Mothe Le Vayer], Suite des homilies académiques, Paris, Louis Billaine, 1665, f. 2 r°-v°. 70 Le terme est de Montaigne, cité par Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris,

Gallimard, 2e éd., 1993, p. 61. 71 Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Nouvelle revue française, I, 1963, p. 410-423. 72 Patrick Dandrey, « La rédemption par les lettres dans l’Occident mélancolique (1570-

1670). Contribution à une histoire de la jouissance esthétique », M. Fumaroli, Ph.-J. Salazar et E. Bury (éd.), Le loisir lettré à l’âge classique, Genève, Droz, 1996, p. 77.

73 Patrick Dandrey, art. cit., p. 86. 74 Patrick Dandrey, art. cit., pp. 80-81.

110 FREDERIC GABRIEL

toujours plus grande entre l’auteur et l’excroissance des références et leur mise en série pour faire sens, une distance qui motive parfois le choix du masque, du flou, ou même du vide, au trait défini.

Tous ces mécanismes participent du style de la bile, car la mélancolie a sa propre écriture, et La Mothe Le Vayer le revendique75. On pourrait parler d’un style brisé, inconstant, dont les raccourcis sont des digressions et les sauts des explications76. Le style trouve son sens dans ces interstices, ces déplacements, ces défauts. L’humeur chagrine donne une prose chagrine. Le style est contaminé par la physiologie, puisque c’est le corps mélancolique qui écrit directement.

j’ai simplement suivi l’humeur bizarre qui me possédait, dont il n’y a personne qui n’ait parfois ressenti combien les saillies sont difficiles à modérer. Elle m’a fait souvent passer brusquement d’un sujet à un autre, selon que ses caprices sont violents ; & je me suis vu réduit au style concis & coupé, qui lui plaît comme lui étant naturel […]77.

Cette description recoupe parfaitement celle que l’on fait, au xviie siècle, du style mystique78. Une prose chagrine « exprime avec impétuosité ce qui se présente à l’imagination »79. Chez La Mothe Le Vayer, ce style est insépa-rable du rire démocritéen qui relance à plusieurs reprises le mouvement du discours : « les Proses chagrines doivent être comme parlantes, & posséder une force qui se plaît bien plus dans la boutade, & dans le désordre, que dans l’agencement. »80

Certains libres-penseurs pourraient d’ailleurs prétendre que des traces de ce style sont décelables dans les Écritures Saintes. Quelle tentation plus voluptueuse que celle de soumettre l’autorité scripturaire aux aléas qu’elle expose ? Le livre par excellence qui serait fractionné, habité de crevasses, composés de pointes, ne serait-ce pas le Livre, la Bible ? Le disparate et le sinueux ne sont là que pour donner plus de profondeur. N’a-t-on pas dit, aussi : « Jesus Christ en croix nous est un livre écrit de fouets, d’épines, de cloux, & de lance. »81 On pense alors au retournement sur lui-même d’un texte écrit par de multiples mains, à des époques variées, sans arrêt remâché 75 Prose chagrine, I, p. 61 : « ce fâcheux chagrin qui maîtrise ma plume », pp. 75-77. Ibid., II,

p. 4 ; III, pp. 80-81. 76 Pour Robert Burton, cf. Karel Thein, « Rendre la lune aux hommes », Critique, 653,

octobre 2001, p. 778. 77 Prose chagrine, III, p. 81. 78 Frédéric Gabriel, « Contemplation, anéantissement, récit : stratégies du sujet spirituel à

l’âge classique », Dire le néant, édité par J. Laurent, Cahiers de philosophie de l’Université de

Caen, 43, Caen, Presses universitaires de Caen, 2007, pp. 179-209. 79 Prose chagrine, III, p. 82. Sur le disparate et le sinueux, cf. pp. 82-90. 80 Prose chagrine, III, p. 84. 81 G. Botero, Mépris du monde, in René de Lusynge, Le Premier loysir, Paris, Thomas Perier,

1586, f. 148 v°.

LE SENS EN DEFAUT 111

par les traductions et les interprétations tant hérétiques que doctrinales, un texte qui décrirait sa propre aventure en une subjectivité disséminée, lacérée mais toujours reconnaissable.

Une autre manière de nourrir un texte, outre le fait de lui incorporer des éléments extérieurs, c’est de le démultiplier et de le diffracter dans des gloses, des commentaires. Si Marcellin Bompart se lamente de la carence que doit subir en même temps le texte commenté, emblématique de cet état de fait, et son propre livre, son propre corps, c’est parce que l’interprétation est là pour nourrir un texte, notamment un texte lointain, dont on ne comprend plus les allusions, le contexte, un texte dont on ne saisit plus le sens et l’unité.

Loin de la cour, de la société séductrice, des âpretés du désert, le lettré se protège par sa bibliothèque, tout à la fois extension du corps, et rempart contre un monde agressif. Il saisit le monde à distance. Mais le texte aussi a ses fantômes : les modes sceptiques sont, pour leur utilisateur La Mothe Le Vayer, comme autant de têtes de Gorgones82. Les modes, qui sont des arguments et des fonctions d’écriture, peuvent renvoyer l’imprudent à la concrétion de la matière, statue de pierre dont l’unité matérielle sera quasi indéfectible. Le regard farouche et mortel83 serait présent au sein même d’un texte ; et la force de l’image employée par La Mothe Le Vayer peut faire penser à cette sensibilité particulière du mélancolique aux images et à leurs puissances, à leurs corps.

L’Homme comme un animal prodigieux, est faict de pieces toutes contraires & ennemies, l’ame est comme un petit Dieu, le corps un fumier : Toutesfois ces deux parties sont tellement accouplées, & s’embrassent si bien l’une l’autre, avec toutes leurs querelles, qu’elles ne peuvent demeurer sans guerre, ny se separer sans tourment & regret, & comme tenant le Loup par les oreilles, chacune peut dire à l’autre ie ne puis avec toy, ny sans toy vivre84.

Au sein d’un réseau complexe de références, l’homme décide du sens ; lui-même en tant que sujet a un sens défini par son unité et son intériorité. Mais cette instance de décision et d’imputation peut elle-même faire défaut, être soumise à des influences et à des puissances externes, colonisatrices, comme celles exposées plus haut, qui changent du tout au tout la référence du sens, 82 [La Mothe Le Vayer], Prose chagrine, II, p. 51. Sur les rapports entre mélancolie et

scepticisme, voir l’article d’E. Naya, « Traduire les Hypotyposes pyrrhoniennes : Henri Estienne entre le fievre quarte et la folie chrétienne », P.-F. Moreau (dir.), Le Scepticisme

au XVIe et au XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2001. 83 Jean-Pierre Vernant rappelle le lien entre la tête de Méduse et les nuées ténébreuses. Cf.

Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990, pp. 115-117. 84 Pierre Charron, Discours Chrestiens de la creation du monde, « Discours XIV. De l’Hom-

me. », in Toutes les Œuvres de Pierre Charron, parisien, docteur es droicts, chantre et chanoine

Theologal de Condom, derniere edition, reveues, corrigées & augmentées, Paris, Jacques Villery, 1635, p. 166.

112 FREDERIC GABRIEL

le sujet. Le sujet n’a pas encore acquis la pleine souveraineté que veulent lui conférer les nouvelles philosophies des XVIIe et XVIIIe siècles. Habité, dif-fracté, annihilé, le sujet n’est plus l’instance du sens mais le lieu tout à la fois d’un défaut et d’une démesure. La mélancolie et la mystique obéissent à deux régimes de référence : si la première est qualifiée négativement, ou-bliant le sens de la Création et du Créateur, la deuxième est décrite comme un retour, par-delà les apparences, à la référence ultime du sens et de l’être, mais au prix du dessaisissement total du sujet par lui-même. À partir d’un même défaut de sens, dû fondamentalement au statut postlapsaire de l’homme, la mélancolie oriente l’imagination vers une maladie mortelle (la mélancolie étant elle-même une maladie du sens), quand l’expérience mys-tique s’ouvre par le même moyen à la référence. Les sens organoleptiques comme gnoséologiques abdiquent devant le Sens par excellence.