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Caroline Bertonèche (éd .), Bacilles, phobies et contagions : les métaphores de la pathologie (Paris, Michel Houdiard Editeur, 2012) 151 Autour de la mélancolie hypocondriaque Maladie et métaphore de Robert Burton à George Cheyne Sylvie Kleiman-Lafon En 1670, Samuel Parker (1640-1688), alors évêque d’Oxford et membre de la Royal Society, fait paraître un Discourse of Ecclesiatical Politie 1 dans lequel il s’attaque violemment aux « Dissenters ». Il y dénonce notamment les abus de langages par lesquels ceux-ci travestissent à ses yeux le message divin : « Ils troquent la substance de la bonté véritable contre de simples métaphores et allégories 2 ». Contre ce fléau, Parker appelle de ses vœux une loi qui rendrait illicite l’usage de la métaphore dans les sermons : Si le Parlement faisait une loi pour empêcher ces prêcheurs de recourir à des métaphores affriolantes et excessives, nous aurions peut-être là un remède efficace aux maladies qui nous accablent. Le lecteur ne doit pas sourire face à l’étrangeté de cette proposition: car si les hommes étaient contraints de tenir des propos vrais et sensés, tous les mystères boursouflés du fanatisme apparaîtraient ainsi comme des platitudes creuses et dénuées de sens ; et ils seraient alors honteux de ce verbiage ridicule et simpliste qui passait jusque là pour leurs idées les plus profondes et les plus admirées, désormais privées du lustre des belles métaphores et des allusions brillantes 3 . Il n’est pas indifférent de noter que Parker a paradoxalement recours à une métaphore médicale. Il présente cette loi comme un remède efficace (« an effectual cure ») et, par extension, la métaphore comme une maladie du discours. Mais la métaphore trompeuse des « Dissenters » agit également pour lui comme une maladie qui ronge le corps social et politique : « S’ils n’en sont pas empêchés par des remèdes prompts et efficaces, ces écervelés 1 S. Parker, Discourse on Ecclesiastical Politie, wherein the authority of the civil magistrate over the consciences of subjects in matters of religion is asserted, the mischiefs and inconveniences of toleration are represented, and all pretenses pleaded in behalf of liberty of conscience are fully answered (Londres : John Martyn, 1670). 2 « They exchange the Substance of true Goodness for mere Metaphors and allegories ». Ibid., p.66. 3 « So that had we but an Act of Parliament to abridge Preachers the use of fulsom and lushious Metaphors, it might perhaps be an effectual Cure of all our present Distempers. Let not the Reader smile at the odness of the Proposal: For were Men obliged to speak Sense as well as Truth, all the swelling Mysteries of Fanaticism would immediately sink into flat and empty Nonsense; and they would be ashamed of such jejune and ridiculous Stuff as their admired and most profound Notions would appear to be, when they want the Varnish of fine Metaphors and glittering Allusions ». Ibid., p.76. Sauf mention contraire, toutes les traductions ont été effectuées par l’auteur de l’article.

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Caroline Bertonèche (éd .), Bacilles, phobies et contagions : les métaphores de la pathologie (Paris, Michel Houdiard Editeur, 2012)

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Autour de la mélancolie hypocondriaque

Maladie et métaphore de Robert Burton à George Cheyne

Sylvie Kleiman-Lafon

En 1670, Samuel Parker (1640-1688), alors évêque d’Oxford et membre de la Royal

Society, fait paraître un Discourse of Ecclesiatical Politie1 dans lequel il s’attaque

violemment aux « Dissenters ». Il y dénonce notamment les abus de langages par lesquels

ceux-ci travestissent à ses yeux le message divin : « Ils troquent la substance de la bonté

véritable contre de simples métaphores et allégories2 ». Contre ce fléau, Parker appelle de ses

vœux une loi qui rendrait illicite l’usage de la métaphore dans les sermons :

Si le Parlement faisait une loi pour empêcher ces prêcheurs de recourir à des métaphores affriolantes et excessives, nous aurions peut-être là un remède efficace aux maladies qui nous accablent. Le lecteur ne doit pas sourire face à l’étrangeté de cette proposition: car si les hommes étaient contraints de tenir des propos vrais et sensés, tous les mystères boursouflés du fanatisme apparaîtraient ainsi comme des platitudes creuses et dénuées de sens ; et ils seraient alors honteux de ce verbiage ridicule et simpliste qui passait jusque là pour leurs idées les plus profondes et les plus admirées, désormais privées du lustre des belles métaphores et des allusions brillantes3.

Il n’est pas indifférent de noter que Parker a paradoxalement recours à une métaphore

médicale. Il présente cette loi comme un remède efficace (« an effectual cure ») et, par

extension, la métaphore comme une maladie du discours. Mais la métaphore trompeuse des

« Dissenters » agit également pour lui comme une maladie qui ronge le corps social et

politique : « S’ils n’en sont pas empêchés par des remèdes prompts et efficaces, ces écervelés 1 S. Parker, Discourse on Ecclesiastical Politie, wherein the authority of the civil magistrate over the consciences of subjects in matters of religion is asserted, the mischiefs and inconveniences of toleration are represented, and all pretenses pleaded in behalf of liberty of conscience are fully answered (Londres : John Martyn, 1670). 2 « They exchange the Substance of true Goodness for mere Metaphors and allegories ». Ibid., p.66. 3 « So that had we but an Act of Parliament to abridge Preachers the use of fulsom and lushious Metaphors, it might perhaps be an effectual Cure of all our present Distempers. Let not the Reader smile at the odness of the Proposal: For were Men obliged to speak Sense as well as Truth, all the swelling Mysteries of Fanaticism would immediately sink into flat and empty Nonsense; and they would be ashamed of such jejune and ridiculous Stuff as their admired and most profound Notions would appear to be, when they want the Varnish of fine Metaphors and glittering Allusions ». Ibid., p.76. Sauf mention contraire, toutes les traductions ont été effectuées par l’auteur de l’article.

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auront tôt fait d’obtenir assez de pouvoir et d’assurance pour […] lier les mains de l’autorité

et pousser le peuple de Dieu à la rébellion1 ». Parker file d’ailleurs la métaphore de la

pathologie et achève sa préface en présentant ce mouvement et ses sermons enjôleurs comme

un cancer résistant à la médecine ordinaire, c’est-à-dire ici « une langue douce et affable »

(« gentle and civil Language ») qu’il convient d’opérer au moyen de mots faits scalpels, « de

tranchantes invectives » (« sharp Invectives ») : « Nous devons percer leur tumeur et retirer la

fibre de leur chair orgueilleuse avant de les pouvoir guérir ; les remèdes anodins ou plus

légers n’ont sur eux aucun effet, les traiter avec douceur ne fait que nourrir leur humeur2 ».

Au-delà de ses excès, l’attaque de Parker souligne en réalité le statut équivoque de la

métaphore au dix-septième siècle puis pendant les premières décennies du siècle suivant, dans

le discours religieux mais aussi et surtout dans le discours scientifique, en général, et médical,

en particulier. Considérée tantôt comme une excroissance pathologique du discours

scientifique qu’elle obscurcit, tantôt comme un adjuvant capable d’en favoriser la

compréhension et la diffusion, la métaphore est omniprésente. La maladie, à son tour, comme

la tumeur qu’évoque Parker, se fait métaphore du discours scientifique dysfonctionnel, des

mauvais ouvrages comme des mauvaises façons de lire et, par glissement du pathologique

vers le politique, des sociétés en proie au désordre. Les traités sur l’hypocondrie – maladie

littéraire et maladie du gouvernement de soi – et ses liens avec les affections nerveuses et

digestives, reflètent parfaitement ce statut complexe.

La métaphore comme pathologie du discours médical

1 « These Brain-sick People, if not prevented by some speedy and effectual Remedy, may in little time grow to that Power and Confidence, as to be able to […] tye the Hands of Authority, to instigate the People of God to Rebellion ». S. Parker, Discourse on Ecclesiastical Politie, wherein the authority of the civil magistrate over the consciences of subjects in matters of religion is asserted, the mischiefs and inconveniences of toleration are represented, and all pretenses pleaded in behalf of liberty of conscience are fully answered, pp.iv-v. 2 « We must lance their Tumour, and take out the Core of their proud Flesh before we can cure them ; Anodyns and softer Medicines make no impression upon them, to treat them smoothly does but feed the humour ». Ibid., p.x.

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La dénonciation de la métaphore à laquelle se livre l’évêque d’Oxford n’est nullement

propre au discours religieux. Francis Bacon conseillait déjà à ceux qui entendaient rédiger des

ouvrages scientifiques d’en abandonner l’usage : « Quant à tout ce qui touche aux ornements

de la parole, aux comparaisons, aux trésors de l’éloquence et autres vacuités, ils doivent être

rejetés sans ménagement1 ». Pour Bacon encore, c’est en effet là « la première maladie du

savoir, lorsque les hommes étudient la langue au lieu d’étudier la matière2 ». Quelques

décennies plus tard, Hobbes n’est pas moins négatif dans Leviathan : « Et au contraire, les

métaphores comme les mots ambigus et dénués de sens, sont comme des ignes fatui ;

raisonner en s’appuyant sur eux revient à errer au milieu d’absurdités sans nombre et ne

conduit qu’à la discorde, à la sédition et au mépris3 ». En 1667, Thomas Sprat, engagé par la

Royal Society pour en écrire l’histoire dix ans après sa fondation, énonce les principes qui

doivent régir la rédaction des ouvrages scientifiques et met ses lecteurs en garde contre « le

luxe et la redondance de la langue » (« the luxury and redundance of speech ») :

Qui peut voir sans s’indigner combien de ténèbres et d’incertitudes ces tropes et ces figures spécieux ont fait peser sur notre savoir ? […] Et en un mot, j’ose dire que de tout ce qu’étudie l’homme, rien n’est plus immédiatement accessible que cette néfaste abondance de l’expression, que cette tromperie de la métaphore, que cette volubilité de la langue qui fait si grand bruit dans le monde4.

Dans la pratique, certains textes médicaux se font l’écho de ce bannissement de la

métaphore. Dans son Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, Bernard

Mandeville, s’adressant aux malades par l’intermédiaire de son double fictionnel (le médecin

1 « For all that concerns ornaments of speech, similitudes, treasury of eloquence, and such like emptinesses, let it be utterly dismissed ». F. Bacon, Parasceve ad Historiam Naturalem (Londres : Bonham Norton, 1620). Traduction de J. Spedding, R.L. Ellis et D.D. Heath, dans F. Bacon, The Works, 14 vols. (Boston : Taggard et Thompson, 1863), VIII, 359. 2 « Here, therefore is the first distemper of learning, when men study words and not matter ». W. A. Wright, The Advancement of Learning by Francis Bacon (Oxford : Clarendon Press, 1900), p.30. 3 « And on the contrary, Metaphors, and senselesse and ambiguous Words, are like ignes fatui ; and reasoning upon them is wandering amongst innumerable Absurdities ; and their end, Contention, and Sedition, or Contempt ». T. Hobbes, « On Speech », dans Leviathan, or, the Matter, Form, and Power of a Commonwealth Ecclesiastical and Civil (Londres : Andrew Crooke, 1651), p.36. 4 « Who can behold, without indignation, how many mists and uncertainties, these specious Tropes and Figures have brought on our Knowledge? […] And in a few words, I dare say ; that of all the studies of men, nothing may be sooner obtain’d, than this vicious abundance of Phrase, this trick of Metaphors, this volubility of Tongue, which makes so great a noise in the World ». T. Sprat, The History of the Royal Society for the Improving of Natural Knowledge (Londres : J. Martyn, 1667), pp.111-112.

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Philopirio) donne comme l’une des nombreuses causes de l’impossible guérison de

l’hypocondriaque Misomédon son attachement excessif à des théories médicales dont

l’expression métaphorisée est, à ses yeux, l’indice même de leur ineptie1. Pour lui, la

métaphore n’est pas un outil didactique permettant de transmettre clairement le savoir médical

au profane, mais une source inutile de confusion, une figure de style qui éloigne le discours

médical de son exigence d’objectivité. Pour mieux faire comprendre à son patient pourquoi il

lui faut se méfier des hypothèses et veiller à raisonner à propos, il oppose les envolées

lyriques des pseudo-philosophes aux réflexions de celui qui s’appuie humblement sur

l’observation patiente (c’est-à-dire le bon médecin). Il décrit la première à l’aide de

métaphores et les secondes en employant les mots simples que Sprat appelait de ses vœux :

Je ne peux vous laisser croire que je parle ici de cette raison boursouflée d’orgueil qui vole audacieusement de ses propres ailes et qui, laissant l’expérience loin derrière elle, s’envole chercher ses conclusions au plus haut des cieux. La raison dont je me sers est très humble et très simple, et elle est non seulement fondée sur l’observation, mais entourée et limitée par elle sans jamais chercher à la perdre de vue2.

La métaphore est ici utilisée pour illustrer les dérives dont elle est le symptôme. À la

boursouflure de la pensée répond naturellement celle du langage. Les métaphores présentes

dans le traité de Mandeville sont donc le plus souvent tournées en ridicule. Il raille, par

exemple, Thomas Willis, non seulement pour les théories qu’il avance sur le fonctionnement

du cerveau et de la rate, mais aussi pour son recours injustifié à la métaphore.

Les métaphores du corps malade

Deux passages de la main de Willis sont longuement cités dans le traité de Mandeville,

par le malade lui-même, qui les juge aussi bien tournés qu’éclairants. Le premier provient de 1 B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions (Londres : J. Tonson, 1730). 2 « I would not have you think, that I speak of that lofty self-sufficient Reason that boldly trusts to its own Wings, and leaving Experience far behind mounts upon Air, and makes Conclusions in the Skies ; what I make use of is plain and humble, not only built upon, but likewise surrounded with, and every way limited by Observation, from view of which it never cares to stir ». Ibid., p.130. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville (Grenoble : Ellug, coll. « Paroles d’ailleurs », 2012), p.191.

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son Medical-Philosophical Discourse of Fermentation dans lequel Willis reprend la

métaphore courante de l’alambic pour évoquer le fonctionnement du système digestif – aux

dérèglements duquel sont principalement attribués la survenue du mal hypocondriaque – et

celle de l’évier pour parler de la rate1. Le second est tiré d’un chapitre intitulé « Sur les

Remèdes opiacés ou l’incitation au sommeil » dans lequel Willis utilise une métaphore

guerrière (celle du champ de bataille où s’affrontent deux armées ennemies) pour parler des

esprits animaux en lutte contre les particules d’opium :

Il nous dit ainsi que : « Rencontrant dans le cortex du cerveau un premier groupe d’esprits animaux, elles en subjuguent une grande partie, ou plutôt détruisent ceux qui sont au désespoir. Devant ce premier bataillon, les esprits survivants et affaiblis battent en retraite et voyant que leur émanation est empêchée, se replient vers le centre du cerveau ». Il ajoute : « Tandis qu’ils se retirent du champ de bataille, le reste des troupes, stationné dans les organes des sens comme dans autant de tours de guet, voyant fuir ces auxiliaires, ne tardent pas à leur emboîter le pas et laissent leurs sentinelles baisser la garde »2

Pour Mandeville, il ne s’agit là que d’« inventions » astucieuses et divertissantes, mais outre

qu’« il est fort regrettable qu’elles ne puissent guérir les malades », il est nécessaire d’en

démontrer la fausseté ; ce à quoi Philopirio s’emploie longuement, démontrant à son patient

que les tromperies du langage font le lit des théories les plus irrationnelles et des pathologies

incurables3. Vers la fin du traité, alors que le processus de guérison est enfin en bonne voie,

Philopirio met son patient à l’épreuve. Pour vérifier qu’il est bien guéri de son goût pour les

métaphores – le patient atteint de mélancolie hypocondriaque est depuis Aristote lié au

discours métaphorique – il se fait l’imitateur ironique de Willis :

Vers la fin de la journée, les mesures que je prescris [– permettez-moi de parler comme Willis –] feront naître en vous une douce lassitude. Héraut touchant d’un exquis repos, elle convainc l’âme de se délasser en insufflant la bonne santé et la quiétude dans toutes

1 Voir T. Willis, A Medical-Philosophical Discourse of Fermentation, or, Of the Intestine motion of Particles in every Body (Londres : T. Dring, 1681), pp.14-16. À propos de la métaphore de l’alambic et de ses origines, voir également C. Voisenat, « Feux d’entrailles : alcool, corps-alambic et combustions spontanées » Terrain, 19 (1992), pp.17-38. 2 T. Willis, « Of Opiate Medicines or Causing Sleep », Pharmaceutice Rationalis, or an Exercitation of the Operations of Medicines in Human Bodies (Londres : T. Dring, 1679), pp.137-138. Mandeville cite l’édition anglaise et non l’édition latine parue à Oxford en 1674. 3 « What a Pity it is they won’t cure sick People ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p. 98. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville (Grenoble : Ellug, coll. « Paroles d’ailleurs », 2012), p.158.

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les parties du corps, puis, ayant détourné les esprits vigilants de leur guet, emprisonne les sens laissés sans surveillance dans les rets charmants du sommeil1.

La réaction de Misomédon confirme le succès du médecin : « Je n’ai nul besoin de rhétorique

pour m’encourager. Le grand désir que j’ai de guérir est plus éloquent que tout ce que vous

pourrez dire pour me convaincre ». La rémission est cependant fragile, et la menace d’une

rechute s’exprime aussitôt après par un retour à la métaphore et le malade s’exclame : « Ô

Sommeil ! Perverse et insensée maîtresse du genre humain ! »2

Mandeville distingue donc les ouvrages de médecine embarrassés de métaphores qui

les rendent incompréhensibles et inefficaces et ceux qui expliquent par des phrases simples,

par ces aphorismes chers à la médecine antique, le fonctionnement du corps et les mesures

qu’il convient d’apporter à ses dérèglements. Trois ans après la seconde édition du traité de

Mandeville, George Cheyne tranche singulièrement avec ce rejet de rigueur et affirme

justement à propos de Willis qu’il a su donner au fonctionnement du corps « tous les

avantages de l’éloquence et de la métaphore3 ». Écrire sans ornement n’est pourtant pas chose

aisée et Mandeville lui-même ne parvient pas à s’affranchir tout à fait de la métaphore. Il s’en

sert notamment – comme Willis, même s’il s’en défend – pour tenter de faire comprendre au

lecteur et au malade ce que sont les esprits animaux : ces particules invisibles et insaisissables

dont les mouvements désordonnés ou la structure défectueuse sont tenus par certains

théoriciens contemporains pour responsables des dérèglements qui affectent les malades

hypocondriaques. Ils permettent à la fois au corps de se mouvoir et à la conscience de remplir

1 « The means I order (allow me to speak in the Style of Willis) will draw upon you, toward evening, an agreable Weariness, the moving Orator of sweet Repose, that breathing Health and Peace to every Part, perswades the Soul to Rest, and having brib’d the watchful Spirits from their Posts, locks up the unguarded Senses in charming Bonds of Slumber ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p.342. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville (Grenoble : Ellug, coll. « Paroles d’ailleurs », 2012), p.404. 2 « I want no Rhetorick to encourage me ; the great Desire I have of being cured is more eloquent than your Perswasion. » « Oh Slumber ! Thou perverse and foolish Mistress to Mankind ». Ibid. 3 « Willis gave it all the advantages of Eloquence and Metaphor ». G. Cheyne, The English Malady or, a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds as Spleen, Vapours, Lowness of Spirit, Hypochondriacal, and Hysterical Distempers, in Three Parts (Londres : Strahan, 1733), p.75.

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ses fonctions. Son double Philopirio précise sa théorie en répondant à la comparaison

hasardée par Misomédon (qui s’efforce en vain d’y voir plus clair) par une succession de

métaphores :

Mis : Dans ce cas, vous considérez que cette disposition variable des images est l’œuvre des esprits animaux qui agissent sous l’impulsion de l’âme comme autant d’ouvriers sous la direction d’un grand architecte. Phil : Sans doute, et lorsque je réfléchis à ce qui se passe en nous, il me semble fort divertissant de songer à ces moments où nous tentons de nous souvenir en vain de quelque chose : voyez alors comme nos volatils messagers explorent prestement tous les chemins et traquent le moindre recoin de l’organe dédié à la pensée, à la recherche des images désirées. Et lorsque nous avons oublié un mot ou une phrase que nous sommes pourtant certains d’avoir un jour versé au vaste trésor des images reçues par notre mémoire, nous pouvons presque sentir certains de ces esprits voleter dans les méandres labyrinthiques et fouiller toute la substance du cerveau tandis que d’autres furètent avec ardeur dans ses renfoncements les plus inaccessibles. Les difficultés qu’ils rencontrent nous mettent parfois mal à notre aise et ils se trompent souvent dans leur recherche, mais ils peuvent aboutir au hasard sur l’image qui contient ce qu’ils cherchaient ou bien, la traînant pour ainsi dire par bribes hors des sombres grottes de l’oubli, ils finissent par présenter à notre imagination tout ce qu’ils ont pu trouver1.

Le recours à la métaphore est l’expression de l’embarras du médecin comme du philosophe

face à l’indéfinissable. Mais pour Mandeville les métaphores de Philopirio ne sauraient être

comparées à celles de Willis. Si la métaphore de l’alambic est critiquable à ses yeux c’est

parce qu’elle travestit la vérité scientifique en proposant une équivalence entre deux objets

dont le fonctionnement est loin d’être identique. Par la bouche de son personnage, il résume

ainsi les conclusions théoriques absurdes que l’on devrait tirer de cette métaphore prise pour

une vérité littérale :

Que devons-nous dire aux animaux à quatre pattes, qui ont comme nous un cœur, une rate et un cerveau et dont la tête se trouve au niveau du croupion ? S’ils sont eux aussi

1 « Mis. Then you would have this variously disposing of the Images to be the work of the Spirits, that act under the Soul, as so many Labourers under some great Architect. Phil. I would so: And reflecting on what is transacted within us, it seems to me a very diverting Scene to think when we strive to recollect something that does not then occur; how nimbly those volatil Messengers of ours will beat through all the Paths, and hunt every Enclosure of the Organ set aside for thinking, in quest of the Images we want, and when we have forgot a Word or Sentence, which yet we are sure the great Treasury of Images received our Memory has once been charged with, we may almost feel how some of the Spirits flying through all the Mazes and Meanders rummage the whole substance of the Brain; whilst others ferret themselves into the inmost recesses of it with so much eagerness and labour, that the difficulty they meet with some times makes us uneasie, and they often bewilder themselves in their search, till at last they light by chance on the Image that contains what they look'd for, or else dragging it, as it were, by piece-meals from the dark Caverns of oblivion, represent what they can find of it to our Imagination ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, pp.160-161. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville, pp.221-222.

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des alambics et si l’on considère que le feu est situé au milieu et pousse le contenu dans une direction comme dans l’autre, qui sait dans quelle partie s’en ira la matière spiritueuse1 ?

Les métaphores auxquelles Philopirio recourt pour expliquer le rôle des esprits animaux dans

les opérations de la mémoire et de l’imagination sont d’un autre ordre. En l’absence de vérité

scientifique (Philopirio concède que l’existence des esprits animaux est hautement probable

mais impossible à démontrer car impossible à observer) et en l’absence d’une terminologie

adéquate, la métaphore du messager ailé fouillant les moindres recoins du labyrinthe cérébral

devient pour lui l’expression la plus juste de la théorie scientifique. Il en va d’ailleurs de

même pour la catachrèse des « esprits animaux » qui devient, chez tous les auteurs et faute

d’une dénomination alternative, vérité littérale à force d’être employée2. Parlant justement des

métaphores dans le discours scientifique, Richard Boyd distingue de fait les métaphores

« exégétiques et pédagogiques [qui] jouent un rôle dans l’enseignement ou l’explication de

théories pour lesquelles il existe déjà des formulations non-métaphoriques (ou moins

métaphoriques) entièrement satisfaisantes » et celles qui « constituent, au moins pour un

temps, une part irremplaçable des mécanismes linguistiques d’une théorie scientifique : ces

métaphores sont utilisées pour exprimer certaines affirmations théoriques pour lesquelles il

n’existe aucune paraphrase littérale connue. Elles sont constitutives des théories qu’elles

expriment et non simplement exégétiques3 ». Sabine Arnaud en donne un parfait exemple

avec les descriptions de l’hystérie au dix-huitième siècle, dans lesquelles les métaphores du

1 « But what must we say to all the Four-footed Animals, that have Hearts, Milts, and Brains, as well as we ; whose Heads are elevated no higher than their Rumps ; if they are Stills too, considering that the Fire is in the middle, and forces the Contents as much one way as the other ; it is an even Bet, in which of the two most Spirits will be made ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p.100. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville, p.160. 2 George Cheyne, partisan de la métaphore didactique, s’en sert abondamment pour tenter d’expliquer la nature et le rôle des esprits animaux. La multiplicité et l’empilement des métaphores auxquelles il a recours (les esprits animaux forment un « fluide lumineux » qui « pénètre, déchire, brise et consume sa rare et tendre prison ») ne fait pourtant que brouiller un tableau déjà imprécis. G. Cheyne, The English Malady or, a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds as Spleen, Vapours, Lowness of Spirit, Hypochondriacal, and Hysterical Distempers, in Three Parts, p.81. 3 R. Boyd « Metaphor and Theory Change : What is ‘metaphor’ a metaphor for ? », dans A. Ortony, ed., Metaphor and Thought, 2ème edn (Cambridge : Cambridge University Press, 1993), pp.481-532 (pp.485-486).

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caméléon ou de l’Hydre permettent d’exprimer, en l’absence de terminologie adéquate, le

caractère insaisissable et trompeur de la maladie. Pour Sabine Arnaud, ces métaphores ont

d’ailleurs à ce point conditionné le regard des médecins sur l’hystérie que celle-ci a fini par

n’être plus considérée autrement que comme « la maladie faite mensonge1 ». John Purcell

ouvre quant à lui son Traité des vapeurs en comparant l’hystérie à Protée : « Telle Protée,

[elle] se transforme et imite la forme et la manifestation de presque toutes les autres

maladies2 ». Cheyne reprendra telle quelle cette métaphore trente ans plus tard et, dans le

même registre, Mandeville place dans la bouche de son patient une métaphore similaire, celle

de la « Lerne de maux » (Lerna malorum) pour décrire la nature multiple et trompeuse du mal

hypochondriaque3.

Cette fonction de théorisation de la métaphore, ou plutôt la transformation progressive

de l’hypothèse métaphorique en théorie, n’écarte pas tout risque d’erreur. Il n’en reste pas

moins que les métaphores que refuse une partie du monde scientifique des dernières décennies

du dix-septième siècle et de la première moitié du siècle suivant sont celles qui, sous couvert

de pédagogie ou de vulgarisation, conduisent à l’amalgame. Mandeville ne rejette pas la

métaphore pour ce qu’elle est mais pour l’usage qui en est fait. Dans le discours médical de

cette période, la maladie, en général, et l’hypochondrie, en particulier, n’ont pourtant pas

donné lieu en tant que telles à des métaphores particulières autres que celles par lesquelles

certains auteurs ont tenté de caractériser le fonctionnement général du corps. C’est ainsi que

nous retrouvons, par exemple, chez George Cheyne, en 1733, comme chez l’hypocondriaque

Rousseau des Confessions, la métaphore de la machine par laquelle Descartes décrivait déjà le

corps dans son Traité de l’homme en 1664 :

1 S. Arnaud, « Une maladie indéfinissable ? L’hystérie, de la métaphore au récit, au XVIIIe siècle » Annales HSS, 1 (2010), pp. 63-85. 2 « Proteus-like [it] transforms itself into the shape and representation of almost all Distempers ». J. Purcell, A Treatise of Vapours or, Hysterick Fits (Londres : Newman, 1702), p.2. 3 B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p.27. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville (Grenoble : Ellug, coll. « Paroles d’ailleurs », 2012), p. 86.

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Le corps humain est une machine composée d’un nombre et d’une variété infinis de canaux et de tuyaux, remplis de liqueurs et de fluides divers et variés, qui coulent, glissent ou rampent sans cesse, ou qui retournent en arrière, indéfiniment, comme en un cercle, et forment de petites branches ainsi que des drains qui humidifient, nourrissent et réparent ce qui est dilapidé par la vie1.

L’hypocondrie elle-même est décrite le plus souvent dans les traités médicaux sous la

forme de symptômes observables et non de métaphores ; ce qui fit d’ailleurs dire, en 1769, à

James Granger à propos de Robert Burton et de son Anatomy of Melancholy : « Il s’affranchit

en règle générale des affectations de langage et des métaphores ridicules qui sont la disgrâce

de la plupart des livres de son temps2 ». Burton ne se passe pas des métaphores parce qu’il est

convaincu de leur inutilité ou de leur dangerosité mais parce que l’hypocondrie – maladie de

l’âme souffrant de la pesanteur du corps – est inscrite chez tous les auteurs dans une

corporéité triviale qui s’accorde mal avec le caractère potentiellement euphémistique de la

métaphore. Borborygmes, rots, renvois, vomissements, hémorroïdes, flatulences, crachats,

pus, urine ou excréments forment le substrat de toutes les descriptions, comme chez

Mandeville qui fait dire à Misomédon :

Car en plus des renvois fétides, des borborygmes sonores et constants, des phlogoses (à nouveau), de la douleur lancinante qui provenait du gonflement de mon estomac (toutes choses qui m’étaient devenues habituelles), je sentais de fortes pulsations et de cruels battements dans le ventre, surtout du côté gauche. Je vomissais souvent après les repas, alors même que je mangeais avec grand appétit, pour ne pas dire voracité. Je sentais des piqûres et des élancements dans les boyaux et, de temps à autre des tensions, des tiraillements et des spasmes3.

1 « The Human Body is a Machin of an infinite Number and Variety of different Channels and Pipes filled with various and different Liquors and Fluids, perpetually running, glideing, or creeping forward, or returning backward, in a constant Circle, and sending out little Branches and Outlets, to moisten, nourish, and repair the Expenses of Living ». G. Cheyne, The English Malady or, a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds as Spleen, Vapours, Lowness of Spirit, Hypochondriacal, and Hysterical Distempers, in Three Parts, pp.4-5. 2 « He is generally free from the affected language, and ridiculous metaphors, which disgrace most of the books of his time ». J. Granger, Biographical History of England, 4 vols (Londres : Davis, 1969) II, 70-71. 3 « For besides the unsavoury Belching, and continual croaking Broborigmi, the Phlogoses all over, and the gnawing Pain as well as distention of my Stomach, which were become almost habitual to me, I frequently had strong Pulsations and cruel thumpings in my Belly, especially in the left side of it : I often Vomited frequently after meals, tho’ commonly I eat voraciously, and had almost a Canine Appetite : I had pricking and sometimes shooting Pains in my Bowels, in which like-wise I often felt Tensions, Snatchings, and convulsive Pullings ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p.23. Traduction de S. Kleiman-Lafon, dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville, pp.82-83.

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Le mal hypocondriaque, qui frappe essentiellement ceux qui s’adonnent aux études et à la

lecture, est pour les auteurs modernes une forme de mélancolie qui naît d’un dérèglement

généralisé des fonctions digestives. Elle se nourrit sans cesse non seulement des douleurs

renouvelées mais aussi du prosaïsme grossier qui la caractérise et finit par se changer en

obsession lancinante. Au-delà de la défiance que suscite l’usage de la métaphore aux dix-

septième et dix-huitième siècles, le discours sur l’hypocondrie résiste par nature à la

métaphore dont s’accommodent plus facilement les descriptions du corps humain. Pourtant,

ce sont précisément les symptômes honteux de l’hypocondrie qui se font, à leur tour,

métaphores : si les excès de lectures plongent les malades dans la souffrance, l’indigestion

devient l’expression métaphorique des mauvais livres, des mauvaises façons de lire et des

excès en tous genres.

La maladie comme métaphore

L’hypocondriaque est généralement malade d’avoir trop lu, au point que nombre

d’auteurs – entre autres, Burton, Ettmüller, Boerhaave, Mandeville ou, plus tard, Samuel

Auguste Tissot – ont cherché à expliquer la prépondérance de la maladie chez les gens de

lettres par leur rapport au livre. Certains accusent le poids des ouvrages qui pèsent

physiquement sur le ventre des savants et font obstacle à la digestion, d’autres désignent, plus

raisonnablement, à la fois la fatigue liée au travail intellectuel et le manque d’exercice

physique1 ; sans parler de la propension des livres (et surtout des livres de médecine) à nourrir

l’imagination d’un malade prompt à détecter en lui-même tous les symptômes. Chez

Mandeville, l’énumération fastidieuse des auteurs lus par le patient ou la reproduction sur

plusieurs pages des ordonnances en latin d’apothicaire qu’il a suivies à la lettre sont destinées

à indisposer le lecteur pour mieux lui faire comprendre les effets pernicieux de cette

1 Voir notamment S. A. Tissot, De la Santé des gens de lettres (Paris : La Différence, 1991).

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accumulation de textes et de remèdes choisis sans discernement. En outre, l’indigestion de

boissons et de nourritures trop riches, comme l’abus de lecture, sont à ce point indissociables

de l’hypocondrie que l’indigestion et la digestion ont fini par devenir des métaphores de

prédilection d’une maladie livresque à plus d’un titre et qui fait sienne la formule

métaphorique de Francis Bacon : « Il y a des livres dont il faut seulement goûter, d’autres

qu’il faut avaler d’un trait, d’autres enfin, mais en petit nombre, qu’il faut mâcher et

digérer1 ». Burton et Mandeville, inquiets d’offrir au lecteur potentiel un ouvrage qui lui

permettra sinon de guérir tout au moins de connaître la pathologie dont il souffre (puisqu’en

matière d’hypocondrie, tout malade est par définition lecteur et tout lecteur assidu un malade

en puissance), soulignent la nouveauté de leur entreprise et se défendent tous deux de

proposer les mêmes textes indigestes que leurs prédécesseurs. Tandis que Burton se demande

quel « lecteur glouton » a bien pu ingurgiter cette profusion d’ouvrages engraissés du savoir

de tous les autres2, Mandeville entend rassurer ceux auxquels il s’adresse :

Considérant que la fastidieuse énumération de signes et de causes mis bout à bout et de remèdes en quantités monstrueuses – énumération que l’on retrouve sous la plume de ceux qui ont traité des passions hypocondriaques et hystériques – doit être fort fatigante et fort désagréable à ceux qui cherchent à guérir d’une maladie dont l’impatience est le plus sûr symptôme, j’ai résolu de m’écarter de la méthode habituelle et de rendre mes écrits aussi digestes que possible pour ceux à qui je les destinais3.

La frugalité à laquelle de nombreux auteurs se proposent de soumettre le valétudinaire se

retrouve dans la présentation de ces sommes de savoir volontairement prédigéré et dans

lesquelles l’énoncé devient, d’une certaine manière, le remède. Dans l’épître dédicatoire qu’il

1 « Some books are to be tasted, others to be swallowed, and some few to be chewed and digested ». F. Bacon, « Of Studies », dans The Essayes or Counsels… Newly enlarged (Londres : Allot, 1629), p.293. 2 « A glutton of books… [larded] with the fat of others’ works ». R. Burton, The Anatomy of Melancholy (New York : New York Review of Books, 2001), pp.23-24. 3 « Considering that the tedious Enumeration of Signs and Causes upon the Neck of one another, as well as the frightful Heaps of different Medicines, found in those that have treated of the hypochondriack and hysterick Passions, must be very tiresome and disagreeable to people that seek relief in a Distemper of which Impatience is one of the surest Symptoms, I resolved to deviate from the usual Method, and make what I had to say as palatable as I could to those I had in view for my Readers ». B. Mandeville, A Treatise on the Hypochondriack and Hysterick Passions, p.x. Traduction de S. Kleiman-Lafon, « Préface à l’édition de 1711 », dans Un traité sur les passions hypocondriaques et hystériques de Bernard Mandeville, p.42.

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adresse à Lord Bateman, George Cheyne souligne par une métaphore filée l’adéquation

nécessaire entre le régime proposé et la simplicité de son traité :

Dans ces feuillets, ma principale ambition est de recommander à mes semblables ce régime simple, qui est plus agréable à la pureté et à la simplicité d’une Nature incorrompue et d’une raison indomptée. Il ne conviendrait guère à un tel dessein, Monsieur, d’être introduit par une dédicace cuisinée dans le plus pur goût français ou italien. Les adresses de ce genre sont généralement des sortes de Ragous et d’Olios composés d’ingrédients aussi pernicieux pour l’esprit que ces nourritures contre nature le sont pour le corps1.

Chez Cheyne comme chez Mandeville, le remède est le même : remplacer la viande,

les pâtés et les sauces par du poisson, du lait et des légumes, l’inaction par de l’exercice et

l’excès de lectures indigestes par une conversation amicale (chez Mandeville, entre le

médecin bienveillant et son malade), dût-elle prendre la forme d’un traité. Mais outre l’excès

de lectures, le « mal anglais » est aussi celui de l’accumulation en général, celui du luxe et de

la consommation désordonnée : une véritable pathologie de la richesse. Relatant étape par

étape l’évolution de son propre cas à Philopirio, Misomédon lie explicitement l’exacerbation

des symptômes à un soudain afflux d’argent. Décrivant son propre cas, Cheyne date de son

arrivée à Londres et du changement radical de mode de vie qui l’a accompagnée l’apparition

des premiers signes. À force de rechercher la sociabilité des tavernes, de boire et de manger

plus que de raison, il avoue: « Ma santé fut en quelques années plongée dans une profonde

détresse par un changement aussi violent et soudain. Je devins excessivement gras, court

d’haleine, léthargique et apathique2 ». Par opposition, les classes pauvres et laborieuses ne

connaissent ni l’hypocondrie ni les vapeurs car leur existence est par nécessité marquée par

1 « The chief Design of these Sheets is to recommend to my Fellow Creatures that plain Diet which is more agreable to the Purity and Simplicity of uncorrupted Nature, and unconquer’d Reason. Ill would it suit, my Lord, with such a Design to introduce it with a Dedication cook’d up to the Height of a French or Italian Taste. Addresses of this Kind are generally a Sort of Ragous and Olios, compounded of Ingredients as pernicious to the Mind as such unnatural Meats are to the Body ». G. Cheyne, The English Malady or, a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds as Spleen, Vapours, Lowness of Spirit, Hypochondriacal, and Hysterical Distempers, in Three Parts, np. 2 « My Health was in a few Years brought into great Distress, by so sudden and violent a Change. I grew excessively fat, short-breath’d, Lethargic and Listless ». Ibid., pp.325-326.

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l’activité et la frugalité1. On voit dès lors comment la métaphore de la pathologie digestive et

hypocondriaque peut glisser du désordre personnel au désordre social et comment la nécessité

thérapeutique d’une modération passant à la fois par l’introspection et le dialogue (et non la

coercition, néfaste en médecine comme en politique) peut avoir son pendant dans la

régulation ou l’autorégulation de l’économie et du corps social. On ne peut s’étonner que

Mandeville, médecin et philosophe, ait pu finalement juger approprié de recourir à des

métaphores médicales pour expliquer le fonctionnement économique et politique de la

société. C’est par une comparaison anatomique qu’il commence en effet la préface de La

Fable des abeilles : « Les lois et le gouvernement sont au corps politique des sociétés civiles

ce que les esprits vitaux et la vie elle-même sont au corps naturel des créatures animées2 ».

Traducteur de La Fontaine, Mandeville reproduit dans le n°104 du Female Tatler (journal

auquel il contribue sous divers pseudonymes féminins) ainsi que dans la seconde édition de

ses traductions, la fable « Les Membres et l’Estomac », que La Fontaine lui-même emprunte à

Ésope3. L’estomac y est présenté dans la morale comme un organe majeur de l’anatomie

politique, comme le gouvernement qui nourrit le reste du corps et veille à son équilibre :

L’estomac est le gouvernement, D’où part la nourriture, De saines lois propices à la paix mutuelle, À l’abondance, la liberté et l’aisance, Vers tout le corps politique. Qu’il échoue et toute la nation est malade4.

1 « I undertook the work […] to ease my mind by writing […] and could imagine no fitter evacuation than this ». R. Burton, Anatomy of Melancholy, p.21. Robert Burton souligne le caractère salutaire de l’activité qui occupe l’esprit, mêlant à nouveau écriture et digestion. 2 « Laws and Government are to the Political Bodies of Civil Societies, what the Vital Spirits and Life it self are to the Natural Bodies of Animated Creatures ». B. Mandeville, The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, 2 vols (Oxford : Clarendon Press, 1924), I, 3. Traduction de L. Carrive, dans La Fable des abeilles de Bernard Mandeville (Paris : Vrin, 1985), p.23. 3 B. Mandeville, « The Hands, the Feet, and the Belly », dans Æsop Dress’d, or a Collection of Fables writ in Familiar Verses (Londres : R. Wellington, 1704), pp.10-14. 4 « The Belly is the Government,/From whence the nourrishment is sent,/Of wholesome Laws for mutual Peace,/For Plenty, Liberty, and Ease,/To all the Body Politick,/Which where it fails the Nation’s sick ». Ibid., p.13.

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« The Belly and the Members » Illustration de Wenzel Hollar (25x17cm) pour l’ouvrage de

John Ogilby, The Fable of Æsop (Londres 1668)

Nous retrouvons cette utilisation métaphorique de l’estomac chez de nombreux

théoriciens du politique, comme Thomas Mun, qui fait de l’estomac un prince1, ou Charles

Davenant, pour qui il est au contraire le peuple et qui décrit un royaume d’Espagne

littéralement frappé d’hypocondrie :

Ce tempérament oisif (qui est désormais enraciné dans la nature des Espagnols) leur est sans doute venu de cette abondance d’argent que leur pays a connu sous le règne de Philippe II, et dont ils ont tant présumé qu’ils en ont négligé les arts, le travail et les manufactures. Si bien que le peuple ordinaire étant l’estomac de ce corps politique, et cet estomac se trouvant ainsi affaibli et ne parvenant plus à remplir ses fonctions, la nourriture qui y avait été jetée en abondance ne fut point du tout digérée et passa sans donner ni esprits, ni force ni substance aux membres de cette communauté2.

1 T. Mun, England’s Treasure by Foreign Trade (Londres : Thomas Clark, 1664), p.173. 2 « The lazy temper (which is now grown inveterate nature in the Spaniards) came undoubtedly upon them, with that affluence of money which was brought into their country in the reign of Philip II. Presuming upon which, they neglected arts, labour and manufactures ; and the common people being the stomach of the body politic, and the stomach being thus weakened, and not performing its due fonctions, the food that had been plentifully thrown in, was not at all digested but passed through without giving any spirits, strength or nourishment, to the members of the commonwealth ». The Political and Commercial Works of Charles Davenant, collected and revised by Sir Charles Whitworth, 5 vols (Londres : Horsfield, 1771), I, 382-383. Sur la métaphore du corps politique en général, voir l’article d’Alain Clément, à qui nous devons ici la référence à Davenant et à Mun : A. Clément, « The Influence of Medecine on Political Economy in the XVIIIth Century » History of Economics Review, 38 (2003), pp. 1-22.

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L’argent du commerce transatlantique, circulant trop abondamment et trop rapidement dans la

société espagnole, est un facteur de corruption physique et morale. Mais, pour Davenant, ce

« mal espagnol » ne peut toucher l’Angleterre dont « le prince » aura soin d’accumuler des

réserves de liquidité et de réguler le flux d’argent pour prévenir les déséquilibres. Mandeville,

que l’on a présenté à tort comme un apologiste du luxe, compte sur le gouvernement comme

sur le médecin pour assurer, par ses conseils et non par des remèdes radicaux, le bon

fonctionnement des corps individuels comme du corps social. Lorsqu’il entreprend de décrire

« le mal anglais » et de soulager ceux qui en souffrent, George Cheyne décrit des cas

individuels mais aussi la pathologie d’une nation tout entière. Établissant pour l’Angleterre le

diagnostique que Davenant établissait pour l’Espagne, il blâme tour à tour le climat trop

humide et trop changeant, la qualité particulière du sol, « la richesse et la lourdeur de [la]

nourriture, l’opulence et l’abondance dans laquelle vivent ses habitants (grâce à un commerce

universel), l’inactivité et les occupations sédentaires de la bonne société1 ». Si la mélancolie

hypocondriaque est un « mal anglais, » elle est aussi le mal d’un siècle marqué par les

bouleversements économiques.

Parlant de la mélancolie dont l’hypocondrie n’est qu’une forme, Jackie Pigeaud écrit

que « le tempérament mélancolique est, en fait, le tempérament métaphorique » et qu’Aristote

est le premier « à lier au corps, à l’humeur, un trope spécifique : la métaphore2 ». Les

mélancoliques hypocondriaques des dix-septième et dix-huitième siècles qui, pour être

hommes de lettres, ne sont plus les atrabilaires génies de l’antiquité, sont à la fois portés vers

la métaphore, qu’ils perçoivent comme la clef de la compréhension d’un mal par ailleurs

insaisissable, et prisonniers d’un corps malade dont les manifestations prosaïques

maintiennent précisément la métaphore à distance. Pourtant, elle est l’affection métaphorique 1 G. Cheyne, The English Malady or, a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds as Spleen, Vapours, Lowness of Spirit, Hypochondriacal, and Hysterical Distempers, in Three Parts, pp.i-ii. 2 J. Pigeaud, « Prolégomènes à une histoire de la mélancolie, » Histoire, économie et société, 3, 3-4 (1984), pp. 501-510 (p. 505).

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par excellence parce qu’elle se dérobe sans cesse à la catégorisation et donc à la vérité

littérale. Empruntant ses symptômes à toutes les maladies, elle n’en est pourtant pas une. Elle

passe souvent pour imaginaire et finit par être, en quelques sortes, la métaphore de toutes les

autres maladies. Manifestation de l’incompréhension entre l’âme et le corps, entre l’esprit et

la matière, entre l’intérieur et l’extérieur, elle est aussi métaphore des dérèglements de

l’opulence et de l’excès dans la machine sociale. C’est par là, sans doute, que l’on s’en

approche au plus près car elle exprime, dans le registre politique, les aspirations

contradictoires du peuple et de la nation, des parties et du tout. Robert Burton l’a bien compris

et avant même de s’engager dans une entreprise taxonomique qui vise à épuiser, au propre

comme au figuré, la maladie dont il souffre, il définit ainsi cet objet résistant : « Prenez la

mélancolie dans le sens que vous voudrez, proprement ou improprement, comme une

disposition ou une habitude, pour du plaisir ou de la douleur, du gâtisme, de l’insatisfaction,

de la peur, de la tristesse, de la folie, pour la partie ou pour le tout, faites-en une vérité ou une

métaphore, elle est tout à la fois1 ».

1 « Take melancholy in what sense you will, properly or improperly, in disposition or habit, for pleasure or for pain, dotage, discontent, fear, sorrow, madness, for part or all, truly or metaphorically, ’tis all one ». R. Burton, Anatomy of Melancholy, p.40.