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L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 1
L’aventure industrielle de la Citroën 2 CV (1935-1990).
De La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir) à Mangualde (Portugal)
par Dominique Lejeune, Prof Dr Dr
Réédition de 2022
Introduction
Qui n’a jamais lu ou entendu que la 2 CV, la Deux Chevaux, était un modèle « mode de
vie », un « style de vie », un « phénomène de société », une « philosophie », etc. ? Qui n’a
jamais souri en entendant un de ces surnoms affectueux, en français la « deuche », la « deux
pattes », la « trépigneuse », dans plusieurs pays, le « canard » ? Des historiens et des
sociologues ayant souvent (et bien) étudié ces phénomènes de mentalité, il ne sera traité ici que
de l’aspect industriel, qui est, lui aussi, une « aventure », je le démontrerai, une aventure de
belle longueur, à cause de la longévité de la production du modèle.
Cette aventure industrielle est capitale dans l’histoire de la marque au double chevron,
mais aussi pour l’histoire de la société mère, Michelin. La Citroën 2 CV est la voiture populaire
du démarrage des Trente Glorieuses 1, mais différemment de la 4 CV Renault. Elle y a gagné
une célébrité internationale, intacte jusqu’à nos jours. De juillet 1949 (à Levallois, dans la
banlieue parisienne) à juillet 1990 (à Mangualde, au Portugal) un peu plus de cinq millions de
2 CV (berlines et fourgonnettes) furent produites, près de sept millions en comptant les modèles
dérivés. De 1964 à 1967 les 2 CV furent fabriquées à plus de 200 000 exemplaires par an.
Continuons les chiffres : quatorze ans d’études et d’essais (à La Ferté-Vidame, dans l’Eure-et-
Loir) depuis 1935, 41 ans de production, onze PDG, trois générations et trois Républiques
françaises…
1 Cf. Dominique Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015, collection
« Cursus », 192 p., et Années 50. France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?, 1 140 pages, mis en ligne le
13 avril 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693. Réédition en mars 2018.
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2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008
2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 3
2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008
La TPV, « toute petite », « très petite », voiture
La 2 CV Citroën est la seule automobile directement et explicitement issue d’un projet
français qui suscita l’enthousiasme dans les années trente, celui d’une TPV, c’est-à-dire d’une
« toute petite voiture », dite aussi « très petite voiture ». Quel est le passé de Citroën quand
apparaît ce projet de « très petite voiture » ? André Citroën (1878-1935) 1 a fondé sa Société
des Engrenages Citroën en 1905, il l’a étendue rapidement à l’automobile (l’emblème Citroën,
ce sont les chevrons, les engrenages inventés par Citroën) puis aux fabrications de guerre et elle
est au sortir de la Première Guerre mondiale une immense entreprise, avec 12 000 ouvriers.
André Citroën rêve alors d’ « une usine nouvelle pour la France des années vingt et trente, une
usine conçue pour mener à bien une production en grande série » 2. Admirateur de l’Américain
Henry Ford (1863-1947), lecteur de ses ouvrages, Ma vie et mon œuvre et Aujourd’hui et
demain, André Citroën a fait des voyages aux États-Unis, le troisième en 1931, d’où il revient
1 Une notice par Jean-Louis Loubet, dans J.-C.Daumas dir., Dictionnaire historique des patrons français,
Flammarion, 2010, 1 614 p., pp. 175-177.
2 Sylvie Schweitzer, Des engrenages à la chaîne. Les usines Citroën. 1915-1935, Presses universitaires de Lyon,
1982, 204 p., p. 7.
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avec la décision de transformer son usine principale pour imiter l’Amérique et damer le pion à
Renault ! Il se lance dans la reconstruction de l’usine de Javel, dans l’ouest de la ville de Paris,
achevée en 1933 : le périmètre, dont l’entrée est 1-43 quai de Javel (quai André Citroën depuis
1958), fait douze hectares 1. Le cœur en est une chaîne unique, « la plus belle du monde »
proclame avec orgueil l’industriel. Ce modernisme fait apparaître archaïques les deux usines de
la banlieue parisienne achetées en 1921 et 1924, celles de Levallois (où beaucoup plus tard la
2 CV sera assemblée) et celle de Saint-Ouen. La nouvelle Javel est une forme de « refus de la
Crise », elle illustre la volonté de faire triompher les grands principes industriels chers à
Citroën : la personnalisation du pouvoir, la décomposition des tâches, fondamentale depuis
toujours dans les usines Citroën. La politique sociale des usines aux chevrons est dure, avec
une politique de « conciliation-répression » : réappropriation patronale des temps morts, crainte
du « freinage » de la production, du « coulage » et de la « perruque », avec des salaires « au
boni », ou « à la prime », ou « au temps économisé », avec lutte contre les syndicats et les
« meneurs », mais des œuvres sociales : pouponnière, crèche, infirmerie, etc. Ernest Mattern,
arrivé de Peugeot en 1922, devient un des directeurs ; il institue les « points-Mattern ».
1 Il est occupé depuis le départ des usines et du siège par des immeubles d’habitation et le Parc André Citroën.
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Ernest Mattern 1
Ingénieur des Arts et Métiers (école de Châlons) qui a été directeur technique des usines
Peugeot de 1917 à 1922 puis de 1928 à 1943. Entretemps : Citroën. Né en 1880 à Saint-Dié
d’une famille alsacienne. Comme tous les Gadzarts, mobilité dans ses premières années
professionnelles, toutes dans l’automobile (par exemple C.G.V., Peugeot en 1906, à Levallois
d’abord). Mais il fait presque toute sa carrière chez Peugeot.
Un ingénieur « praticien » autoproclamé, obsédé par l’Organisation. Institue le salaire
aux pièces dès son arrivée à Lille, exige que toute nouvelle étude se présente sous la forme d’un
« dossier ». Deuxième grande bataille : l’interchangeabilité des pièces, en diminuant
l’ « ajustage ». Puis : contrôle des approvisionnements, calcul des prix de revient. Sous-
directeur de l’usine Peugeot de Lille en 1911, il multiplie les machines-outils, cherche à
réorganiser les ateliers pour contrôler les flux, multiplie les graphiques, ce qui provoque de
nombreuses démissions et de nombreux changements de postes : la méthode Mattern est une
longue confrontation avec la direction, ses collègues, mais surtout les contremaîtres et les
ouvriers.
Mattern devient directeur de l’usine d’Audincourt en 1912, il le reste jusqu’en 1917. Il
n’a plus personne au-dessus de lui. Élimination du « gaspillage », comptabilité des pièces à
l’usinage, calcul systématique de tous les prix de revient, essais de voiture faits désormais à la
chaîne, avec un circuit standard, contrôle des sous-traitants. Ici aussi baisse des effectifs. Mais
il ne vient au « chronométrage » qu’à la veille de la Grande Guerre.
Reconversion de l’usine pendant la guerre, la fabrication d’obus permettant à Mattern
une réflexion accrue sur l’organisation d’une usine.
Mattern devient en mars 1917 directeur technique de l’ensemble des usines Peugeot,
une fonction nouvelle.
Mattern se penche sur le problème de la dispersion des usines Peugeot : il s’efforce de
parvenir à un organigramme cohérent, à un « classement » (en catégories) du personnel, à une
comptabilité analytique générale.
Il pense à la fabrication en grandes séries d’automobiles de loisir dès avant la fin de la
Première Guerre Mondiale, en conséquence la chaîne est introduite au début des années 20
Réorganisation de l’usine de Sochaux ; Mattern veut une concentration des efforts
industriels sur un petit nombre de modèles : il est renvoyé de Peugeot en 1922
Passage entre 1922 et 1928 chez Citroën, usine taylorisée où il jouit d’une grande liberté,
mais il revient en 1928 chez Peugeot !
1 Y.Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Presses
universitaires franc-comtoises, 2001, 490 p., résumé par lui dans un article du Mouvement social d’oct.-déc. 1983 ;
Jean-Louis Loubet dans Gazoline, mai 2006, pp. 30-33.
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Directeur technique de Peugeot, Mattern conduit la firme au rang des grands
constructeurs, en se concentrant sur un seul modèle, la 201. En conséquence Peugeot gagne des
parts de marché en pleine crise des années 30…
Mais Mattern reste arc-bouté sur la stratégie du modèle unique, alors que Jean-Pierre
Peugeot a compris que la crise de 1929 était une crise de sous-consommation et qu’il fallait à
la société produire plusieurs modèles, variés.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Mattern louvoie avec l’occupant, symbolisé par
le « professeur Porsche » et il est incarcéré à plusieurs reprises, son fils est déporté en
Allemagne, sa famille est expulsée de sa maison, occupée par la Gestapo et incendiée en 1944.
À la retraite, il continue à siéger au conseil d’administration de Peugeot, il étudie
minutieusement les concurrents lors des salons de l’automobile, il inspire un nouveau modèle
unique, la 203, et meurt en 1952, alors que Peugeot s’est mis à étudier une 303 (qui ne verra
jamais le jour) et la 403, qui sera un gros succès.
Revenons à Citroën qui dans les années trente se lance dans le modernisme et le
gigantisme, par exemple dans la construction, rue de Marseille, au cœur de la ville, de la
succursale de Lyon, « la plus grande station-service d’Europe » : 535 mètres de façade, cinq
étages, 40 000 m2 de surface couverte, deux rampes superposées, des ascenseurs et des monte-
charges, un grand hall de onze mètres de hauteur et une inauguration, en avril 1932, par André
Citroën lui-même. À la fin de 1934, André Citroën n’a pas d’autre issue que de céder son
entreprise à son principal créancier, Michelin, solution déchirante qui précipite sans doute la
fin d’André Citroën, déjà très malade : il meurt le 3 juillet 1935. Édouard Michelin hérite, à des
conditions très satisfaisantes pour lui, de moyens de production modernes et il verse
régulièrement une allocation annuelle de 300 000 puis 250 000 francs à la veuve d’André
Citroën et à ses enfants 1. Édouard Michelin confie la direction de Citroën à son second fils 2,
Pierre (1903-1937), flanqué d’un homme de confiance, Pierre Jules Boulanger (1885-1950), lié
d’amitié avec certains membres de la famille Michelin depuis son service militaire et installé à
Clermont-Ferrand depuis 1919. La « contre-révolution Michelin » 3 repose sur deux principes
très simples : pas question de renoncer à la modernité « américaine » que représente Citroën,
mais fin de l’idée fordienne selon laquelle la taille de l’usine et de la production conduit au
1 J.-L.Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999,
415 p., p. 21 ; J.-L.Loubet, Histoire de l'automobile française, Seuil, coll. « L'univers historique », 2001, 576 p.,
p. 147.
2 L’aîné, Étienne, s’est tué en avion en 1933.
3 J.-L.Loubet, « Citroën et l'innovation (1915-1996) », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janvier-mars 1998,
pp. 45-56.
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succès industriel et financier. Venue de Clermont-Ferrand, l’équipe Michelin, dirigée par un
Boulanger assez tyrannique, ne fait pas dans la dentelle chez Citroën : licenciements massifs,
baisse des salaires, baisse des coûts de fabrication, réduction des stocks, compression des
dépenses de publicité, de la taille des succursales, etc.
C’est dans ce contexte que se développe chez Citroën le projet de la TPV, la très petite
voiture. À vrai dire il avait une préhistoire. Dès décembre 1922, en effet, André Citroën avait
lancé une enquête pour définir ce que pouvait être une « toute petite voiture » ; cette Enquête
nationale de l’automobile populaire, questionnaire aux cinq questions simples avait été diffusé
à hauteur de 12 500 000 exemplaires par les marchands de cycles. Des affiches (310 000 !) et
des lettres d’accompagnement (360 000) avaient soutenu l’opération. Un véritable service de
tri est mis sur pied mais cette enquête ne débouche, à moyen terme, sur aucun résultat concret.
Par ailleurs, en 1931 L’Argus de l’automobile avait demandé aux constructeurs de concevoir
un véhicule économique, rustique et populaire, destinée à démocratiser l’automobile. Mais
André Citroën, lui, malgré le souvenir de sa petite 5 HP de 1921, produite à Levallois, avait
préféré l’avant-gardisme de la Traction Avant. Dans les années 1930 de nombreux milieux
exercent des pressions en faveur de la voiture populaire : il s’agit de la presse (L’Argus,
L’Action automobile), d’ingénieurs, du Conseil national économique, de la commission ad hoc
de la Chambre des députés, mais l’usager lui-même, en achetant de plus en plus de voitures
d’occasion, manifeste que « le matériel neuf fait défaut » 1.
Enfin, dans la perspective cette fois-ci de sortir l’industrie française de la crise
économique mondiale, la Société des Ingénieurs de l’Automobile (SIA), fondée en 1927,
revient à la charge en 1934 en ouvrant un concours en vue de la création d’une petite
automobile, de deux places seulement, vendue au plus 8 000 francs, capable d’atteindre les 75
km/h, consommant au maximum 5 litres aux 100 kilomètres, avec un budget d’utilisation
mensuel ne dépassant pas 300 francs. Le succès est cette fois important, avec 102 projets en
France, émanant d’ingénieurs ou stylistes connus (par exemple Jean-Albert Grégoire et
Flaminio Bertoni, sous le pseudonyme de Plem), mais aussi de l’architecte Le Corbusier 2 et
de beaucoup d’inconnus. Le jury ne choisira aucun vainqueur mais il faut remarquer que de
nombreux véhicules ou prototypes d’après-guerre (la 4 CV Renault surtout, la Dyna de Panhard,
la Rovin, mais aussi la Fiat 500, Mathis 333, l’AFG) ont certains de ces projets comme ancêtres.
1 P.Fridenson, « Opinion publique et nouveaux produits industriels : les pressions en faveur des voitures populaires
dans les années 1930 », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Sophie Coeuré, Vincent Duclert, Frédéric
Monier (dir.), La politique et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen. Hommage à Jean-Jacques
Becker, Paris, Noésis, 2002, p. 342-353 et P.Fridenson, « Genèse de l'innovation : la 2 CV Citroën », Revue
Française de Gestion, septembre-octobre 1988, p. 35-44. Je remercie Patrick Fridenson de m’avoir signalé ses
deux articles, qui m’avait échappé.
2 Édouard Jeanneret (1887-1965). Suisse, naturalisé français.
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Le phénomène est d’ailleurs européen : Fiat sort en 1936 la Topolino, dont une version
française est vendue par Simca (c’est la Simca 5), l’Allemagne nazie s’enthousiasme pour la
Volkswagen, la « voiture du peuple » de Ferdinand Porsche (1875-1951) dont seules les
versions militaires verront le jour avant 1945.
La Volkswagen, la « voiture du peuple » de Ferdinand Porsche (1)
La Volkswagen, la « voiture du peuple », est une des pièces maîtresses de la politique
économique et sociale du IIIe Reich, de l’imaginaire nazi — elle est présentée tout à la fois
comme un flambeau technologique, un porte-drapeau social, un emblème national et un signe
politique — et de l’imaginaire de l’automobile car c’est la voiture la plus produite de toute
l’histoire de l’automobile. L’idée n’est pas entièrement révolutionnaire car l’idée d’une voiture
destinée au public le plus large est peut-être aussi vieille que le concept d’automobile lui-même,
ce que montrent bien la Ford T (1908-1927), l’Austin Seven, la Trèfle Citroën, la Fiat Topolino
(1936)…
Le gouvernement allemand décide de construire seul la « voiture du peuple », comme il
y a un « poste de radio du peuple ». Il se lance dans une entreprise de « motorisation du peuple
allemand », annoncée d’ailleurs par Hitler dès 1934, par trois moyens principaux : l’extension
du parc automobile, la construction de routes (les fameuses autoroutes devant servir aux
Volkswagen, pas à des « privilégiés ») et le soutien au sport automobile. C’est l’entreprise
d’État KdF (la Force par la Joie), en charge des loisirs ouvriers, qui construira le véhicule, à
Wolfsburg (l’usine, sous contrôle anglais, sera rebaptisée VW en 1946), près du lieu de
naissance (un village près de Wolfsburg) d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben (1798-
1874), le créateur du Deutschlandlied, hymne national depuis 1922. Le gouvernement nazi avait
d’ailleurs d’abord pensé à… Nuremberg. La première pierre de l’usine est posée par Hitler, le
26 mai 1938 seulement, retard qui est typique de beaucoup de projets nazis.
L’histoire réelle de la Volkswagen voit l’élaboration d’un premier prototype en 1936,
le lancement auprès du public de plans d’épargne destinés à préparer l’achat de la voiture, la
fabrication en 1939 de quelques unités mais il n’y eut jamais de commercialisation ! L’histoire
mythique, fictive, inscrite dans les fantasmes nazis, fait de la Volkswagen un fleuron de la
propagande du régime, car la voiture est d’emblée vue comme parfaite. Les photos publicitaires
sont multipliées ; la logomachie nazie présente l’auto comme une voiture « sociale », comme
la « voiture du Führer » car l’idée viendrait de lui, qui aurait en outre trouvé l’image : « elle
1 D’après l’article de A.Gunthert, « La voiture du peuple des seigneurs. Naissance de la Volkswagen », Vingtième
Siècle. Revue d'histoire, n° 15, pp. 29-44.
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doit ressembler à une coccinelle ». Le prix est symbolique (1 000 marks tout rond), la
Volkswagen est une voiture à quatre places (les deux parents et leurs deux enfants), etc.
Le projet est celui de Ferdinand Porsche (1875-1951), un ingénieur autrichien au faîte
de sa renommée, c’est l’ingénieur des Mercedes, les voitures d’Hitler, déjà quand il était
candidat au pouvoir. Porsche, qui a ouvert son propre bureau de construction à Stuttgart, a
multiplié les projets de « voiture pour tous » depuis 1922, cette date comme en France (voir
plus haut). Il rencontre Hitler pour la première fois en mai 1933. Cette rencontre démontre des
similitudes de vues, production de masse, admiration pour une technique qui mène au progrès
social du Volk, rêve d’une vraie voiture, sans reproche, qui généralisera la motorisation et fera
la conquête de l’Europe, une voiture de tous les travailleurs, un trait d’union entre paysans et
ouvriers, entre le pouvoir et le citoyen, Hitler ne va-t-il pas posséder un des premiers
exemplaires ? Les voitures de production seront donc semblables à celle du Führer, qui est une
« voiture de camarade ». Toutes les publicités présentent d’ailleurs la voiture comme roulant
déjà : comme dira Hannah Arendt dans Le système totalitaire, c’est « la prédiction infaillible » !
Le projet de VW est proclamé par Hitler lui-même le 8 mars 1934 ; il pense avec Porsche
à une production record d’un million d’exemplaires par an ! Des versions militaires seront très
vite envisagées, ce seront les Kübelwagen de la guerre mondiale. La longueur de la période de
tests et le prix fixé très bas retardent la commercialisation, qui souffre aussi de véritables
obsessions, comme le refroidissement par air, destiné à remplacer le refroidissement par eau,
mal maîtrisé en altitude : c’est l’obsession allemande des cols à monter, à franchir, et la voiture
est conforme à une Allemagne mythologique, alpestre, helvético-protestante (André Gide), ce
que montrent bien les photos publicitaires. Insistons incidemment sur le mythe du
refroidissement par air, la 2 CV en sera dotée pour son moteur, mais elle aura en outre un
refroidissement… de l’huile (dit « réfrigérateur » !). KdF lance en 1938 les plans d’épargne,
sur le modèle des carnets de timbres destinés à se payer des loisirs KdF. Il faut verser cinq
marks par semaine et on aura la voiture au bout de quatre ans ; astuce financière nazie, il y a
même en 1939 des plans pour les enfants, cinq marks par mois et on aura la voiture au bout de
quinze ans ! Au total les 336 000 épargnants (un nombre pas du tout considérable eu égard à la
propagande) seront ainsi floués, mais les capitaux seront retrouvés étonnemment intacts après
la guerre, l’argent collecté n’a donc pas eu d’utilisation militaire, contrairement à la légende. À
noter aussi, bon signe des impréparations nazies, que la guerre prend l’usine totalement au
dépourvu, elle fait des réparations d’avions, puis fabrique des Kübelwagen, mais peu : 65 000,
dont 15 000 amphibies, et aucun de ces véhicules n’est en quatre roues motrices, à la différence
de la future et fameuse jeep américaine, conçue d’emblée en 4 X 4.
Chez Citroën c’est Pierre Michelin et l’ingénieur Jacques Duclos qui, appuyés par des
« enquêteurs sur route », orientent les études en 1935 vers une voiture populaire à la française,
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une « TPV », « très petite », « toute petite » pour être moins chère que la Traction Avant et
séduire d’une part le monde rural et d’autre part les citadins bénéficiant, à partir de l’année
suivante, des congés payés. Dès 1936 un cahier des charges est établi, il sera modifié de
nombreuses fois au cours des débuts de cette aventure industrielle, dont Pierre Jules Boulanger,
surnommé PJB par ses cadres, va avoir la direction. Premières caractéristiques dans le cahier :
le faible prix, la légèreté du véhicule, la souplesse de sa suspension, gage de bonne tenue de
route et de confort. Un « outil » mais qui permettra à un paysan de transporter sans casse un
panier d’œufs à travers champs, « Quatre roues sous un parapluie », mais une hauteur intérieure
permettant quand même de rouler coiffé d’un chapeau, selon des formules prêtées à
Boulanger…
Mais par ailleurs les moyens industriels de la fabrication de la TPV ne sont pas tous
choisis avec discernement par Boulanger et ses cadres : certes elle sera montée hors de Javel, à
Levallois, avec des postes individuels, hors chaîne, pour les moteurs, les boîtes de vitesses, les
directions et les suspensions, mais l’usine est petite (elle le restera) et il est fait choix d’un
outillage restreint et largement ancien, ces deux caractéristiques vont longtemps freiner la
montée en cadence industrielle de la 2 CV et allonger l’attente des acheteurs. Le raisonnement
a été, au fond : à quoi bon des presses sophistiquées puisque l’essentiel de la carrosserie de la
TPV sera en tôles cintrées ou pliées ? Le projet TPV est lancé en 1936 (1) au Bureau d’Études
(BEA), sous la houlette de Boulanger, qui devient le patron de Javel en 1937, à la mort (dans
un accident survenu à sa Traction) de Pierre Michelin, secondé par Antoine Hermet. Parmi les
personnages principaux du BEA, il faut citer André Lefebvre (1898-1967), le plus important,
un ancien de SupAéro arrivé chez Citroën en 1932, Maurice Brogly, le directeur administratif,
Maurice Sainturat, ingénieur Arts et Métiers et homme des moteurs, Flaminio Bertoni (1903-
1964), le génial designer 2, ici bridé par Boulanger, Léon Renault, le créateur du centre d’essai
de La Ferté-Vidame, les projeteurs Jacques Léonzi et Georges Sallot, et toujours Jacques
Duclos. Les Michelin, passionnés par la recherche depuis les origines, poussent à l’innovation,
à l’inspiration puisée dans l’aéronautique, à la volonté de prendre une avance technique
décisive, défendue par plusieurs dépôts de brevets.
Les premières études codifient : une structure monocoque, une capote intégrale, du pare-
brise au pare-chocs arrière, un conducteur et trois passagers, 50 kilos de bagages et une vitesse
1 Curieusement, la date exacte est inconnue.
2 Pendant plus de trente ans, Flaminio Bertoni façonna et sculpta l’image des véhicules au double chevron.
Visionnaire, André Citroën, comprit l’importance de l’esthétisme automobile : Flaminio Bertoni est embauché en
1932 aux usines d’André Citroën, où il prend rapidement la direction du service du « Style » de la grande marque
automobile, qu’il gardera jusqu’à sa mort en 1964. Pendant plus de trente ans, il va déterminer l’image des Citroën.
Mais le nom de Bertoni n’est révélé officiellement que par un reportage sur le Salon des Indépendants, paru dans
la revue L’Automobile de mai 1955, quelques mois avant le Salon de l’Auto qui va dévoiler la DS.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 11
de 60 km/h « en ligne droite sur route plate », elles privilégient les alliages légers, aluminium
et duralumin, bien connus en aéronautique, un monde industriel et sportif que Boulanger a
fréquenté pendant la guerre. Il faut vite déchanter, revenir à une structure avec plate-forme (doté
de brancards avant et arrière par Georges Sallot) et à l’acier car souder les pièces en aluminium
s’avère problématique. À l’inverse, quant au moteur on en reste longtemps au moteur refroidi
par eau, à l’inverse de la Volkswagen. Les premiers essais se sont déroulés sur route ouverte,
d’où des observations par des journalistes, et Boulanger décide de créer une piste d’essais
protégée des regards dits inquisiteurs. C’est chose faite en 1937 avec l’acquisition par Citroën
du vaste domaine bien clos de La Ferté-Vidame, en Eure-et-Loir, près de Dreux, à 130
kilomètres de Paris, ce qui permet des allers-et-retours, les uns et les autres s’effectuant avec le
soleil dans le dos. C’est Léon Renault qui en a la maîtrise, faisant réaliser des pistes variées en
revêtements et en pentes, et aménageant les bâtiments existants. Dès le début de 1938 une
vingtaine de prototypes tournent sur les pistes. Ces essais vont permettre, entre autres, de mettre
au point les suspensions sophistiquées de la 2 CV. En revanche, pour longtemps encore
demeurent les vitres en mica, la capote intégrale en toile, les banquettes en forme de hamac et
le phare unique, placé à gauche du véhicule, éclairant donc le milieu de la route. Un « projet de
note » signé Boulanger le 23 mai 1938 et retrouvé par André Lalanne (voir la bibliographie)
présente encore la TPV comme « une bicyclette à 4 places, étanche à la pluie et à la poussière »,
l’essuie-glace (unique) et la mise en marche du moteur devant s’actionner à la main. Fin 1938,
au bout de 49 prototypes ( !), l’étude est jugée suffisamment avancée pour lancer les
commandes de machines-outils destinées à la fabrication du moteur (toujours refroidi
classiquement et sans démarreur, mais à deux cylindres horizontaux) et songer à débuter la
production de la TPV en petite série dans le courant de l’année suivante. Fin avril 1939, on
envisage la montée en puissance suivante : 25 TPV en mai, 100 en juin, 300 en juillet, etc., de
manière à disposer d’un parc de 1 000 voitures pour le Salon de l’Auto 1939. Mais la fourniture
des outillages prend du retard et c’est seulement en août que les premières voitures sortent
d’usine. Le 28 août 1939 un exemplaire est homologué par le service des Mines, sous
l’appellation de « Type 2 CV A », doté d’un seul phare, ce qui est conforme à une
réglementation encore minimaliste. Citroën et Michelin ont inventé le low cost, certes, mais il
est temps : le pacte germano-soviétique vient d’être signé…
La Deuxième Guerre mondiale
Paradoxalement l’interruption du lancement de la 2 CV par la guerre, cas très rare dans
l’histoire automobile, va être une chance pour l’aventure industrielle d’un véhicule peu au point
en 1939, pas très fiable et beaucoup trop spartiate. La drôle de guerre de 1939-1940 signifie la
mobilisation générale des salariés de Citroën, la reconversion des usines, vers les camions et
les obus, et la suppression du Salon de l’Auto. La 2 CV, qui peut être désormais être appelée
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 12
ainsi, est sauvée par Boulanger qui, craignant en juin 1940 les Allemands, fait mettre à l’abri à
La Ferté-Vidame quelques prototypes, pour poursuivre les essais, et il fait peut-être détruire les
exemplaires de Levallois jugés superflus (mais on ignore le nombre d’exemplaires réellement
fabriqués !). Ferdinand Porsche, le père de la « voiture du peuple » (voir plus haut), propose, à
plusieurs reprises, un échange entre une Volkswagen et une puis trois 2 CV, puis simplement à
« voir » la 2 CV : Boulanger refuse catégoriquement toutes les demandes.
Édouard Michelin meurt le 25 août 1940, Robert Puiseux (1892-1991), son gendre, et
Pierre Boulanger deviennent co-gérants du groupe Michelin. L’Occupation va permettre de
réfléchir aux coûts de production et au prix de revient — cf. l’étude de Pierre Bercot (1903-
1991), le secrétaire général de Citroën (depuis 1938), faite en 1941 (1) — donc d’abandonner
le magnésium et l’aluminium, métaux chers d’abord envisagés parce que légers. Cependant les
contraintes du temps obligent à ne fabriquer et à ne faire tourner à La Ferté qu’un petit nombre
de prototypes. Les impératifs économiques de la Libération orientent Levallois vers la
réparation de camions américains puis le redémarrage des camions Citroën. Mais dans le même
temps interviennent trois décisions et réalisations quant au groupe motopropulseur de la 2 CV :
le refroidissement par air (comme sur la Volkswagen…), les quatre vitesses de la boîte (la 4e
étant officiellement baptisée « surmultipliée » pour complaire à Boulanger qui considère
qu’une vraie 4e est un luxe dispendieux contraire à l’esprit de la 2 CV) et le démarreur
électrique (les lanceurs à main du temps étant peu fiables). D’autres choix sont faits pour la
carrosserie, la plate-forme et la suspension : l’acier pour la plate-forme, la carrosserie et même
les bras de suspension, les batteurs à inertie de la suspension, remplaçant les amortisseurs
classiques, et un capot à nervures, plus esthétique et rigide. Trois prototypes de TPV restent
confinés dans un grenier de La Ferté-Vidame, ils tombent dans l’oubli et ne seront redécouverts
qu’en 1994. Trois ans plus tard, ils seront extirpés en faisant un trou dans le toit du bâtiment
( !), ils seront présentés au public au Salon Rétromobile suivant (février 1998) pour… fêter le
cinquantième anniversaire de la sortie de 2 CV.
1 Une notice par Jean-Louis Loubet, dans J.-C.Daumas dir., Dictionnaire historique des patrons français,
Flammarion, 2010, 1 614 p., pp. 74-76.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 13
Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 14
Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
Vers la commercialisation de la 2 CV
Dans le but de rendre le véhicule plus… présentable, bureau d’études et essayeurs
bricolent un chauffage, qui à l’heur de plaire à Boulanger, ajoutent un deuxième phare, deux
feux de position sur les ailes avant, un petit compteur rond, dont le câble actionne bravement
les essuie-glaces dont la 2 CV est maintenant dotée. Les sièges sont deux banquettes
minimalistes mais démontables et la lunette arrière est agrandie. Le plan quinquennal de
l’automobile, dit, du nom de son concepteur, plan Pons 1, qui limite Citroën (et Peugeot) aux
voitures moyennes et octroie les petites voitures à Simca (cf. la Simca 5 vue plus haut) et
Panhard (qui va sortir la Dyna), gêne un temps Boulanger, mais aussi Renault, qui veut sortir
la 4 CV, élaborée dans la clandestinité. Les pressions, notamment de la Régie, font voler en
éclat le plan Pons, Renault présente le prototype de la 4 CV au Salon de l’Auto de 1946 et la
commercialise un an plus tard.
1 Paul-Marie Pons, polytechnicien, haut fonctionnaire au ministère de la Production industrielle, 1904-1962.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 15
Que fait Citroën face à ces concurrences, celle de la 4 CV allant devenir d’ailleurs le
fond de sauce des conversations de comptoir dans les années 50, auxquelles il faut ajouter la
deux places Rovin, véritable très petite voiture, aujourd’hui bien oubliée ? Boulanger choisit
une stratégie consistant d’une part à continuer à vendre la Traction, à présenter l’utilitaire H,
évolution du TUB d’avant-guerre, à roues avant motrices et intérieur quasi cubique et d’autre
part à prendre le temps de réorganiser l’usine de Levallois de moderne façon : une chaîne par
convoyeur de trempages des carrosseries (décapage, dégraissage, phosphatation, apprêt,
peinture, séchage) est installée. Boulanger réussit le pari de faire réaliser avec succès un essai
au mont Ventoux (1 911 m) à pleine charge et en plein mois d’août 1948, accepte le démarreur
électrique mais refuse la jauge électrique, il maintient le secret jusqu’au Salon de l’Auto
d’octobre 1948, treize ans après les premières études. Ce long délai est bien sûr le fruit de la
guerre mais également du désir de l’innovation technique, toutefois les hésitations sur la
pertinence du concept et le perfectionnisme technique ont fait perdre du temps, alors que les
études de marché faites « sur route » en 1935 étaient tout à fait judicieuses. Le temps perdu se
rattrape-t-il ?
La foule qui entoure les trois 2 CV présentées est énorme, le président de la République,
Vincent Auriol (1884-1966), dubitatif (paraît-il), l’écho dans la presse considérable et le
dépliant publicitaire anémique. On n’en est pas encore à la commercialisation, annoncée pour
1949, et c’est seulement le 24 juin 1949 que la 2 CV est une deuxième fois présentée aux Mines,
cependant sous un aspect différent du véhicule d’avant-guerre, notamment avec son démarreur
électrique, un ampèremètre, une petite trousse d’outillage, mais sans les lanternes d’ailes qui
avaient figuré sur plusieurs prototypes. Elle reçoit néanmoins la même appellation officielle
que le 28 août 1939 : « 2 CV A », le véhicule présenté aux Mines étant numéroté 000 001, avec
« moteur d’essai » n° 002 280. En définitive deux cylindres opposés à plat, de 375 cm3, une
puissance SAE de 9 chevaux, puissance fiscale de 2 CV bien sûr, un rapport volumétrique très
faible pour se satisfaire de la médiocre essence du temps (6,2), un ventilateur huit pales pour le
refroidissement par air, un carburateur Solex de 22 ( !), une boîte de vitesse à quatre rapports,
une transmission avant par cardans et des pneus de 125 X 400. La 2 CV adopte une structure
classique à carrosserie monopièce et châssis plate-forme, mais avec une suspension
révolutionnaire à quatre roues indépendantes par bras tirés à l’arrière — et poussés à l’avant —
équipés de ressorts hélicoïdaux, et pour les premiers modèles, de batteurs à inertie, qui seront
remplacés dans les années 70 par des amortisseurs hydrauliques classiques. Les freins sont à
tambours dans les roues arrière et en sortie de boîte à l'avant, la commande est hydraulique
comme sur la Traction, la direction est à crémaillère ; en 1982 les freins avant recevront des
disques. Dès le départ de la commercialisation, Citroën monte sur la 2 CV le pneu à carcasse
radiale que Michelin vient d’inventer, le « X ». Un fantastique mélange de modernisme et
d’archaïsme…
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 16
Le lundi 11 juillet 1949 la 2 CV est « mise sur chaîne » à Levallois, avec une production
de… six véhicules pour le premier jour. Le lendemain trois 2 CV seulement sont produites 1 ;
le 15, cinq voitures sortent de chaîne, dans les jours qui suivent les chiffres sont très variés.
Avec les 2 CV fabriquées en juillet, une tournée de présentation aux concessionnaires est faite,
mais c’est seulement le 22 septembre que le prix de la 2 CV est fixé, à 228 000 francs. Il va très
vite grimper, à 235 000 F (1er juillet 1950), 254 100 F (12 février 1951)… De toute façon, la
production reste faible (102 voitures en septembre, après le mois de vacances en août, 139 en
octobre, 290 en novembre, 329 en décembre, soit au total 875 pour l’année 1949) et la direction
parisienne garde la haute main sur… le choix des clients, privilégiant ceux qui utiliseront la
petite voiture pour leur travail : pêle-mêle, dans une France assez fantasmée par Citroën, les
petits agriculteurs, les artisans, les ecclésiastiques de campagne, les boulangers, les instituteurs,
les infirmières, les représentants de commerce, etc. J’ai ainsi le souvenir d’enfance d’un voisin,
M. Filloux, représentant pour les engrais Dauby qui « touchait » une 2 CV neuve chaque année,
s’assurant ainsi contre les pannes, pourtant rares. Et bien sûr, mon oncle Maurice, curé du
Perray-en-Yvelines (1953-1956) puis de Brétigny-sur-Orge (1956-1962) fut « prioritaire » pour
une série de 2 CV qui remplaça sa moto de vicaire de Chatou 2.
1 Divers auteurs ont essayé de classer les fabrications en fonction des numéros de châssis ; en fait les numéros ne
se suivent pas…
2 Trois paroisses du diocèse de Versailles, Seine & Oise.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 17
2 CV et religieuse Rétromobile 2008
Au Salon de 1949 la 2 CV est présentée, capot levé sur son moteur, aux ministres Robert
Lacoste (1898-1989) et Antoine Pinay (1891-1994). Les premières années de fabrication sont
laborieuses : faibles cadences, chiffres annuels de production bas (6 196 exemplaires en
1950 !), d’où la rareté des véhicules subsistant aujourd’hui, longs délais de livraison, qui
enflent : dix mois en 1950, un an et demi en 1951, plus de trois ans au milieu des années 50…
Citroën croit-il vraiment au succès populaire de sa petite voiture ? Boulanger doute de la
capacité du marché à absorber une production de masse et il investit peu. Ne prenant pas la voie
de la production de masse, mais celle de l’avance technique (et Citroën ira plus loin encore avec
la DS), à la fin des années 1940 et au début des années 50, « Citroën est incapable de dominer
la construction automobile alors que ses usines ou ses programmes étaient en droit de le lui
permettre », affirme Jean-Louis Loubet 1. Néanmoins les défauts de fabrication de la 2 CV sont
peu nombreux, grâce au « super-contrôle » instauré par Michelin, les pannes rares, et les
heureux propriétaires de cette voiture typique, pour longtemps encore, des temps de pénurie,
sont enthousiastes, en parlent autour d’eux, font des envieux et des clients aventureux passent
1 J.-L.Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999,
415 p., p. 38. L’auteur ajoute, page suivante, la rancœur, durable, de Citroën vis-à-vis de Renault.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 18
même les Alpes et les Pyrénées ! Les tout premiers clients, habitant tous la région parisienne,
sont un cultivateur « de Neuilly-sur-Seine » (il s’appelle M. Babeur, est-ce un canular ?), un
représentant en salaisons à Meaux (M. Daucet), une assistante sociale de Château-Thierry (Mlle
Domuie), et le comédien Daniel Ivernel (1918-1999), de Versailles, qui descend d’une traite à
Rome. Le 22 décembre 1949 débutent, à l’attention des membres du réseau Citroën, en
commençant par ceux des établissements qui ont déjà reçu une 2 CV, les « cours techniques 2
CV », en stages de trois jours qui ont lieu à Paris, avec une cantine et des réservations de
chambres d’hôtel.
Production, commercialisation et évolution
Alors que les cadences de fabrication de la berline 2 CV et que les livraisons au réseau
sont encore faibles, le bureau d’études travaille sur une version fourgonnette, mue toujours par
le moteur de 375 cm3 mais fort astucieuse. Elle est présentée en avant-première au Salon 1950.
Quelques semaines après le Salon, le 11 novembre 1950, Pierre Boulanger se tue au volant de
sa Traction, près de Clermont-Ferrand 1. C’est seulement le 16 février 1951 que l’utilitaire
léger est homologuée, sous le nom de 2 CV AU (U pour « utilitaire ») ; il reçoit un accueil très
favorable, le document publicitaire cible en dix photos le quincaillier, le sabotier, l’assistante
sociale, le photographe, le médecin, le viticulteur, le bimbelotier, le petit forain, le boulanger et
le représentant (dans cet ordre, remarquablement illogique) ; les commandes sont nombreuses
mais les délais de livraison fort longs, comme pour la berline… Curieusement les
administrations sont oubliées dans la liste, alors que les Postes, Télégraphes et Téléphones
(P.T.T.) vont utiliser largement le véhicule et le faire illustrer par un timbre-poste en 1958, pour
la Journée du Timbre qui, cette année-là, célèbre la « mécanisation de la distribution rurale ».
Nonobstant ce problème, commun à la berline et à son dérivé, problème que les histoires
familiales conserveront en mémoire très longtemps, Pierre Bercot (1903-1991) développe la
publicité, en ayant recours à l’agence de publicité de Robert Delpire (1926-2017), et crée en
1957 le service presse grâce à Jacques Wolgensinger (-2008). Le premier reprend l’idée du
prospectus avec des photos de professions potentiellement intéressées par la 2 CV : elles sont
seize pour la berline, du boulanger au petit forain, qu’on a déjà vus pour la fourgonnette, en
passant par des figures connues (le photographe, l’assistante sociale…), mais aussi par des
nouveaux venus : le vétérinaire, le réparateur de tracteurs, le fumiste, le représentant en clôtures
(sic)… En 1956 la 2 CV entre au Panthéon de la bande dessinée en figurant dans L’Affaire
Tournesol d’Hergé, qui fera par la suite souvent apparaître des Citroën dans Les Aventures de
1 À l’heure actuelle cinq descendants de Pierre Boulanger sont membres du Club des Amis de la 2 CV (18
lotissement Mégemont 63370 LEMPDES).
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 19
Tintin et donnera sa caution dans les années 1970 et 1980 à des catalogues Citroën utilisant les
personnages de sa saga.
2 CV A de 1953 (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 20
2 CV A de 1953 (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
2 CV AK (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 21
Fourgonnette 2 CV Yacco Rétromobile 2016
Comment gagner de l’argent avec une petite voiture dont le faible prix est justement
l’argument de vente majeur ? L’aporie est manifeste. Toutefois, Citroën met sur pied un moyen
simple qui lui procure de la trésorerie : faire payer les 2 CV par le concessionnaire dès la sortie
d’usine et non à la sortie du garage par le client ! En 1954 est lancé un modèle de 2 CV doté
d’un moteur de 425 cm3 (12 chevaux), la 2 CV AZ, qui permet aux ventes de l’année de
dépasser les 70 000 ; elle est relayée deux ans plus tard par la AZL (L pour « luxe »), dotée
d’une large lunette arrière rectangulaire et d’une capote en tissu plastifié de couleur. Faisant
suite à de nombreuses demandes de la clientèle, jusque-là satisfaites, faute de mieux, par des
accessoiristes, Citroën offre une porte de malle en 1957 au modèle 2 CV AZLP (P pour
« porte »…).
Les accessoires, d’abord sévèrement interdits par la direction de Citroën :
Accessoires pour 2 CV ? De très nombreuses malles arrière de différentes formes, des
capotes en synthétique, des entrebailleurs de vitres, une transformation en six glaces, des
antivols pour roue de secours, un support de roue de secours sous le capot, des enjoliveurs
Robri, G.H. et Cipa, la jauge à essence électrique Dagonet, la jauge à huile Labinal, le voyant
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 22
de minimum d’huile Oil Securit, des tubulures d’admission (comme la RAF de 1954,
fonctionnant avec deux carburateurs), des postes de radios, des glaces avant descendantes, des
planches de bord, un mobilier de camping complétant les banquettes, des dispositifs durcissant
la suspension, des glaces latérales pour la fourgonnette, un antivol de capote, des pare-chocs en
caoutchouc, des avertisseurs de dégonflage des pneus, des nourrices d’essence de réserve, des
coffres à gants fermant à clé, des éclairages du compteur de vitesse, etc., etc.
2 CV 1957 Boutigny-sur-Essonne 2010
En cette année 1957, qui voit la sortie de la 2 CV AZLP, la production de la 2 CV
dépasse pour la première fois les 100 000 exemplaires, ce qui la fait dépasser celle de sa
concurrente ayant d’emblée choisi la production de masse, la 4 CV Renault. Ces progrès dans
la présentation de la voiture s’accompagnent d’un net virage dans la publicité Citroën, qui
désormais associe de plus en plus les femmes à l’image de la 2 CV, aux antipodes des chiches
dépliants du début qui insistaient sur l’ « outil de travail », voire le « bleu de travail », et le
complet des représentants de commerce. Robes corolles et bouts de jupon apparaissent sur les
photos, et pas seulement du fait de jeunes femmes faisant leurs courses : elles posent devant
des décors photogéniques, mais ne sont pas encore en pantalon et, pis, en jeans… C’est en Italie
qu’apparaissent les premières photos publicitaires où un modèle montre ses genoux !
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 23
À la fin des années 50, Citroën dépasse la production de Simca et devient le deuxième
constructeur automobile français, toutefois loin derrière Renault 1. Faute de place à Levallois,
Citroën est obligé de sous-traiter une partie de la production de la 2 CV à la société ENAC à
Bezons et surtout à l’étrange société VELAM de Puteaux, dont les activités vont du poids lourd
au « pot de yaourt », l’Isetta sous licence BMW. En décembre 1960, rajeunissement stylistique
important, de nombreuses nouvelles teintes sont proposées pour la 2 CV, elles sont beaucoup
plus gaies que le gris souris de l’époque de pénurie initiale 2, les roues sont changées, ce qui
modifie heureusement la silhouette du véhicule, le capot passe en cinq nervures et la calandre,
amovible, est en aluminium. En 1961, pour répondre à la sortie de la R 4 de Renault, Citroën
confie à la société ENAC la tâche de concevoir une 2 CV à hayon, qui, sous le nom de « 2 CV
Mixte » (sic), figure deux ans au catalogue Citroën, sans vraiment convaincre.
2 CV 1960 Sault-les-Chartreux, 28 septembre 2008
En 1963 la 2 CV AZAM s’inspire de sa grande sœur, l’Ami 6, en offrant au client
enjoliveurs de roues et banquettes épaisses. En 1964 (enfin !) la 2 CV abandonne les « portes
suicides » : ses portières ouvrent désormais « dans le bon sens »… En 1965, nouveau
rajeunissement stylistique, avec une nouvelle calandre (trois lames, aluminium), des joncs de
pare-chocs en plastique noir et une troisième glace latérale qui lui permet d’être appelée
« limousine » par les puristes mais ne fait qu’introduire en France une pratique déjà éprouvée
1 Suivent Simca Peugeot (d’assez près) et Panhard (loin derrière).
2 Au total, la 2 CV aura en France 61 teintes différentes, sans compter les teintes spécifiques à la Charleston.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 24
en Belgique depuis huit ans. En 1967 la sortie de la Dyane fait réduire la gamme 2 CV à la
seule AZLP, balayée en 1970 par les nouvelles motorisations, plus puissantes, de la 2 CV 4 et
de la 2 CV 6, qui offrent une véritable seconde vie à la 2 CV, point du tout tuée par la Dyane
(voir plus loin). En 1974, important changement de style pour les phares, qui deviennent
rectangulaires. Mais, tout cela, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, est
dramatiquement inclus dans l’effondrement financier et industriel de Citroën, obligé de se
rapprocher d’abord de Fiat puis de Peugeot. Michelin, toujours propriétaire de Citroën, vend
Citroën en 1974 à Peugeot et le groupe PSA naît. Ceci est une autre histoire industrielle, qui
n’est plus vraiment une aventure, mais en 1974 sont encore vendues 146 943 exemplaires de 2
CV, ce qui mérite quelque considération car ces chiffres sont très supérieurs à ceux des années
50…
2 CV 6 Spécial 1988
Flaminio Bertoni a plus de liberté après le décès de Boulanger et il fait évoluer le capot,
la porte de coffre, la calandre (1966) et les pare-chocs. La 2 CV 4 apparaît en 1970. Le moteur
est un 435 cm3 qui développe une puissance de 26 ch SAE à 7 00 tours/mn, avec toujours une
puissance fiscale de 2 CV, le rapport volumétrique est de 8,5, la batterie de 12 V, la voiture a
un alternateur et sa vitesse maximum passe à 102 km/h, avec une consommation moyenne
(donnée constructeur) de 5,4 litres aux 100 km, c’est-à-dire qu’elle est toujours faible, dans la
meilleure tradition 2 CV. Mais la même année apparaît conjointement une 2 CV 6 de 602 cm3,
les puissances étant de 3 CV fiscaux et de 33 ch SAE et la vitesse passant à 110 km/h (115 à
partir de 1981). Les batteurs à inertie sont supprimés en 1971 à l’arrière, en 1976 à l’avant : à
partir de cette date la 2 CV a des amortisseurs, comme tous les autres véhicules automobiles !
Une nouvelle fourgonnette, l’Acadiane naît en 1978, remplaçant la 2 CV utilitaire.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 25
Châssis de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
Les versions et les dérivés : une gamme véritable
Les dérivés et les prototypes de la 2 CV ont été fort nombreux, bon signe que l’aventure
industrielle de la 2 CV est un fleuve impétueux aux multiples bras. Derrière cela il y a un
« responsable de la gamme », Jean-Claude Bouquet, qui diversifie la production de la 2 CV.
On a vu plus haut la fourgonnette, qui fit les beaux jours des PTT et de l’Équipement ; il faut
bien sûr ajouter la Dyane (1968-1983) et l’Acadiane, la fourgonnette dérivée de la Dyane ou
plutôt à la fois de la 2 CV et de la Dyane, la Méhari (144 953 voitures produites), et, au fond,
trois modèles dits intermédiaires dans le gouffre industriel séparant la 2 CV et la DS, l’Ami 6
(1961-1971), l’Ami 8 (1969-1979) et l’Ami Super (1973, le moteur de la GS dans une caisse
d’Ami 8), fabriquées à Rennes-La Janais.
Production de l’Ami 6 : 483 986 berlines, 551 880 breaks et 3 518 utilitaires (« Service » et
« Entreprise »), soit au total 1 039 384 véhicules.
Production de l’Ami 8 : 342 713 berlines, 386 582 breaks et 26 630 « Service », soit au total
755 925 véhicules.
Production de l’Ami Super : 24 797 berlines, 19 220 breaks, 801 Service, soit 44 820 véhicules.
L’idée de la Dyane vient de l’absorption de Panhard par Citroën et de l’abandon de la
velléité de se rapprocher de Peugeot, à un moment où la Direction générale de Citroën envisage
de moderniser la ligne générale de la 2 CV : l’étude d’une nouvelle carrosserie est confiée au
bureau d’études de Panhard. Le nom choisi est l’anagramme de Dyna et l’homologation est
faite en 1967 ; les premières Dyane sont commercialisées en juillet 1967 et le nouveau véhicule
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 26
figure au Salon de 1967. La production s’arrête en 1983, après 1 443 583 véhicules, soit
beaucoup moins que de 2 CV, dont la production survit plusieurs années à la mort de la cadette,
présumée remplaçante ! L’Acadiane est la greffe de l’avant de la Dyane sur une fourgonnette
AZU, elle est produite de 1978 à 1987, entièrement dans l’usine espagnole de Vigo 1.
La Méhari est due à l’initiative d’une petite société, la SEAB (Société d’Exploitation et
d’Application des Brevets) du comte Roland Paulze d’Ivoy de la Poype (1920-2012), qui
conçoit une carrosserie en plastique (l’acrylonitrile butadiène styrène thermoformé, l’ABS 2) à
monter sur une plate-forme de 2 CV 3. L’ingénieur en charge du projet est Jean Darpin, le
styliste Jean-Louis Barrault (né en 1938) et l’usine est à Villejuif. Les bons débuts poussent
Citroën à mettre à son catalogue la Méhari, carrosserie en ABS teinté dans la masse, rivetée sur
une armature métallique elle-même fixée sur une plate-forme de 2 CV raccourcie de 40 cm.
Mais l’absence de plans chez SEAB force à relever toutes les cotes sur des véhicules pour
pouvoir usiner dans des conditions industrielles acceptables ! La présentation officielle se fait
le… 16 mai 1968 : vingt mannequins, pour beaucoup fort dénudés et un peu flower power, dans
l’air du temps, présentant à Deauville huit Méhari de huit couleurs différentes. Le démarrage
est d’abord lent pour la « Dyane-Méhari » (c’est son nom officiel) puis la Méhari (tout court,
très vite) s’avère être un gros succès, grâce à toutes ses qualités, dont le moindre prix que la
Renault 4 Plein Air, beaucoup moins aboutie, puis que la Renault Rodéo. Au total 144 953
Méhari sont fabriquées, jusqu’en 1987, les premières chez SEAB, société épaulée par ENAC
(Exploitation nouvelle d’Automobile et de Carrosserie) à Bezons, puis par les usines Citroën
(y compris à Forest et à Vigo, en Espagne) et Panhard, les dernières étant montées à Mangualde,
au Portugal. Un hard top est fabriqué et commercialisé par ENAC à partir de 1971. Une Méhari
4 X 4 (602 cm3), aux capacités de franchissement exceptionnelles mais au prix très élevé, est
révélée le 23 mai 1979 et fabriquée entre 1980 et 1987 en environ 4 000 exemplaires. Une série
spéciale, la Méhari Azur, voit le jour en 1983, d’abord série limitée puis version à part. Un
dérivé militaire (métallique), le A 4 X 4 (1981), est proposé, en vain, la Défense nationale
préférant le Peugeot P4, à carrosserie de Mercedes-Steyr Puch.
La 2 CV bénéficia d’adaptations à l’étranger : la Baby Brousse (Iran et Côte d’Ivoire,
31 953 exemplaires de 1963 à 1979), la Dalat (Viet-nam, 1969-1975), la 2 CV « Week-end »
1 253 393 exemplaires, fort loin des 1 294 335 fourgonnettes 2 CV (sur 21 ans…).
2 Le matériau de base est fabriqué par la société Marbon France, filiale de la société américaine Marbon Chemical.
Il est livré sous forme de plaques à SEAB et ENAC.
3 Personnage hors du commun, Roland de la Poype, ancien pilote de chasse de Normandie-Niémen, était l’un des
Compagnons de la Libération les plus décorés ; il avait créé en 1952 le berlingot de shampooing Dop, dessiné par
Vasarely, et fabriqué bon nombre d’emballages en plastique, exportés dans le monde entier. En 1970,
parallèlement à l’aventure de la Méhari, il fonde le Marineland d’Antibes…
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 27
(Belgique), la 2 CV pick-up de la Royal Navy britannique et du Chili, la 2 CV « Bijou » en
polyester (Grande-Bretagne, 1959-1964, 211 exemplaires), la Pony (Grèce, 1976-1983, 17 000
ex.), la Citroneta produite dans l’usine Citroën d’Arica au Chili (1960-1970). Il faut ajouter le
cas plus typique du développement automobile française se penchant sur le Tiers Monde, la
FAF, c’est-à-dire la « Facile à fabriquer », ou « à financer », au Portugal et au Sénégal, un
dérivé métallique en tôles pliées et non embouties, comme dans la TPV d’origine, de la Méhari
4X2, révélé à la Foire de Dakar (28 novembre-10 décembre 1978), soit avant la présentation de
la Méhari 4X4 : 2 295 exemplaires au total.
Baby Brousse 1972 (Rétromobile 2015)
Outre ces dérivés et ces filiations plus ou moins connues, la mémoire collective retient
le fameux embrayage centrifuge qui apparaît dès 1955, avant de devenir optionnel à partir de
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 28
1961, mais aussi bien la « 2 CV Sahara » (4 X 4), voire la version « pays d’outre-mer » qu’est
la 2 CV PO.
La 2 CV 4X4 fut précédée empiriquement de quelques prototypes artisanaux, dont l’un
au moins, celui de l’ingénieur aéronautique Bonnafous, doté de deux moteurs de 375 cm3, fut
homologué, en juillet 1955. La maison Citroën chargea Marcel Chinon, entré chez Citroën à 16
ans, en 1916, de réaliser un véhicule léger à quatre roues motrices, pour équiper les sociétés
pétrolières travaillant au Sahara. Le premier prototype Citroën ne pouvant rouler qu’avec les
deux moteurs en marche, Jean-Claude Bouquet est chargé en 1957 de réaliser un projet avec
désaccouplement possible des deux boîtes de vitesses, avant et arrière, ce qu’il fait, Panhard,
racheté par Citroën, étant chargé des études et des prototypes. Les premiers essais ont lieu dans
la Mer de Sable de la forêt d’Ermenonville puis dans le massif forestier de Fontainebleau (forêts
des Trois-Pignons et/ou de Fontainebleau). Ils permettent des progrès : renforts de la plate-
forme, tôles de protection basse, un seul (gros) levier de vitesses, etc. Les capacités de
franchissement sont remarquables, il est possible de rouler avec l’un ou l’autre des deux
moteurs, ou avec les deux ensemble. Le 7 mars 1958, un prototype est présenté à la presse à la
Mer de Sable, il réapparaît — dans la section « utilitaires » — au Salon de l’Auto de 1958 ; la
production est confiée à l’usine Panhard de l’avenue d’Ivry, mais l’homologation aux Mines
attend le 11 octobre 1960, sous l’appellation « 2 CV AZ 4 X 4 », et la commercialisation ne
commence qu’en février 1961. Vingt exemplaires ont été fabriqués en 1960, 274 le sont en
1961, mais la production retombe à 112 exemplaires en 1962. Au total cet étrange véhicule,
abusivement appelé « 2 CV Sahara », qui fait aujourd’hui la joie et la fierté de quelques
collectionneurs, fut produit, pendant dix ans, de 1961 à 1971, à 694 exemplaires, achetés par
des compagnies pétrolières, juste avant et après l’indépendance de l’Algérie, après
l’indépendance des colonies françaises d’AOF et AEF, par des sociétés privées et EDF pour la
construction de barrages en montagne, des médecins des mêmes régions, et même la
gendarmerie espagnole.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 29
2 CV Sahara : moteur arrière (Boutigny-sur-Essonne, juin 2008)
De 1982 à 1998, Marc Voisin fabriqua avec succès environ 800 exemplaires d’une toute
autre 4 X 4 sur base de 2 CV, qui fut baptisée « Voisin 4 X 4 » : une transformation « à la
carte », au gré du client, un seul moteur, emprunté à un véhicule plus puissant de la gamme
Citroën, toute une gamme de boîtes de vitesses, un crabotage du train arrière, des options
extrêmement nombreuses, tout cela en kit ou installé dans l’atelier de Livet, près de Vizille,
dans l’Isère.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 30
2 CV 4 X 4 Voisin de Rétromobile 2010
La 2 CV, bon signe de l’intégration de l’ex-TPV et de son aventure industrielle dans la
société française du dernier tiers du XXe siècle, eut des séries limitées : Spot (1976, 1 800
exemplaires bicolores), 007 (500 exemplaires seulement, 1981), France 3 (1983, 2 000
exemplaires), Dolly (1985, 5 000 voitures), la 2 CV Cocorico, au moment de la fermeture de
Levallois, en 1988, et aussi la Dyane Caban (1977, 1 500 exemplaires) et la Méhari Azur.
Quelques séries limitées furent le fait de filiales étrangères de Citroën, comme la 2 CV Mundial,
commercialisée en 1982 à l’occasion de la Coupe du Monde de football de Barcelone. La 2 CV
Charleston fut d’abord une série limitée (deux couleurs, retour aux phares ronds), certes
fabriquée en un grand nombre d’exemplaires (8 000) en 1980 et 1981, puis elle devint la 2 CV
6 Charleston, un modèle figurant au catalogue Citroën, de juillet 1981 à la fin de l’aventure
automobile, en 1990.
Après la Charleston, la plus célèbre de ces séries limitées est la Spot, réputée la première
série limitée française, ce qui n’est pas exact car elle fut précédée de quelques jours par la Simca
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 31
1000 Extra, produite de début avril à septembre 1976 (1). Ces deux véhicules incarnent un
double renversement de stratégie industrielle et commerciale de la part des deux sociétés
productrices, Simca et Citroën. La première, autrefois flamboyante et gourmande de « coups »
publicitaires, chercha simplement à finir l’année-modèle (encore des phares ronds, etc.) d’un
véhicule vieillissant, en récompensant à moindres frais et sans guère de publicité une clientèle
fidèle et hésitant devant le tout à l’avant. Au contraire, Citroën, qui avait lancé la 2 CV avec la
parcimonie industrielle assez grise que nous avons étudiée plus haut, créa l’événement avec la
Spot, lancée à grand renfort de publicité, avec un slogan encore Trente Glorieuses (« Que la
fête commence ! »), et dévoilée le même 10 avril 1976 dans toutes les concessions Citroën de
France et de Navarre, égayées par un concours de vitrines. Produite avec un astucieux sens de
l’économie industrielle — il s’agit de récupérer la fabrication du moteur de 435 cm3, boudé
depuis l’apparition de la 2 CV 6 et son moteur de 602 cm3, ce que Citroën n’alla pas crier sur
les toits — la Spot séduisit, notamment par sa robe, jeune et colorée, due au styliste Serge
Gevin, rapporta de coquets bénéfices à Citroën et laissa une trace indélébile dans la mémoire
collective, à la différence de la trop discrète Simca 1000 Extra. 2 800 exemplaires furent
fabriqués, dont 1 000 pour l’exportation, avec pour certains marchés l’incontournable moteur
de 602 cm3 de la 2 CV 6…
2 CV 007 Rétromobile 2007
1 L’auteur possède une Simca 1000 Extra vert Adriatique, en version autoradio, et avec quelques options (deux
rétroviseurs extérieurs, roues alliage, etc.). Il n’en traitera pas moins avec objectivité de la 2 CV Spot !
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 32
2 CV Dolly (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)
Aucune autre voiture française ne connut autant de transformations artisanales que la 2
CV. René Bellu et Marc-Antoine Colin écrivent :
« à Côté des berlines de série et des Dyane, Méhari ou autres modèles dérivés créés
par l’usine, d’innombrables versions spéciales ont été réalisées par des particuliers, des petits
constructeurs indépendants ou des filiales étrangères » 1
Les artisans ingénieux profitent dans les années 50 des longs délais d’attente pour les
véhicules standard neufs ! Émergent à peu près en même temps du lot l’élégante 2 CV Radar,
conçue par Robert Radar (1905-1974), Belge, à Liège, en 1956, et largement utilisée dans le
cadre de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958, et la barquette de l’ingénieur Pierre
Barbot (1952-1953) qui, pilotée par Jean Vinatier père et fils et sponsorisée par Yacco, battit
neuf records internationaux sur le circuit de Montlhéry. Il faut citer aussi les élégantes
transformations faites en 1952-1953 par le designer Philippe Charbonneaux (1917-1998) et
destinée à livrer du champagne pour le compte de la société Silva, les Marland Jorgia dessinées
par le même Charbonneaux (1972-1975), l’UMAP 2, une carrosserie, agréable à l’œil (elle était
fabriquée par Chappe & Gessalin, à Saint-Maur-des-Fossés), en polyester, sur plate-forme
1 René Bellu et Marc-Antoine Colin, « Les 2 CV spéciales », Automobilia, n° 61, mars-avril 2003, pp. 19-30.
2 Usine moderne d’applications plastique, une entreprise créée à Bernon (Aube, une commune célèbre pour ses
escargots, sic) par Camille Martin. Une fausse sportive à cause de son petit moteur, et un prix très élevé (2,5 fois
celui d’une 2 CV).
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 33
d’origine (1957-1959), les barquettes de Jean-Marie de Pontac (1955-1957), les berlines
surbaissées et coupés de Jean Dagonet, installé à Faverolles, dans la Marne (1956-1957), avec
des kits distribués encore dans les années 1990 et les premières années du siècle suivant, la 2
CV « Vertige » (dans les années 80), un coupé de Guy Mismaque (1960), la 2 CV à toit ouvrant
du carrossier Clauzet, la 2 CV « bicéphale » d’Ansart & Teissere pour les pompiers de Cogolin
(Var), sur le modèle du véhicule militaire Panhard EBR (engin blindé de reconnaissance) : deux
moteurs et deux conducteurs se tournent le dos ! À l’étranger, signalons en Italie le coupé 2 CV
d’Allemano (1955-1956), en Allemagne la Fiberfab Sherpa (1975), au Liechtenstein la Safari
(1977).
Barquette 2 CV Yacco Reims 2007
2 CV UMAP 1958 (Rétromobile 2010)
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 34
Les usines dédiées à la 2 CV
L’usine française dédiée à la fabrication des 2 CV fut, on l’a vu, celle de Levallois, dans
la banlieue parisienne, fondée en 1900 par Adolphe Clément (1855-1928), dont l’entreprise
était devenue Clément-Bayard en 1903. Elle est d’abord louée par André Citroën pour la
fabrication de la 5 HP puis, après la mort d’Adolphe Clément, achetée en 1929 puis agrandie.
L’usine était implantée le long de la Seine, quai Michelet, la surface totale était de 211 949 m2,
dont 121 434 m2 couverts. L’évacuation des 2 CV se faisait par camions, créant de nombreux
embouteillages dans la ville. Cependant un problème de place se posa toujours, surtout avec la
montée en puissance des dérivés de la 2 CV. En conséquence Levallois fut toujours l’usine
automobile où la part des convoyeurs aériens fut la plus importante : 14 kilomètres de
convoyeurs serpentaient parmi les ateliers, usinage, montage des organes (les moteurs sont
assemblés dès l’origine en postes individuels, rappelons-le 1), ferrage, phosphatation et
peinture, et enfin montage. Au total 3 900 personnes s’activent, au maximum de l’activité de
l’usine. Le lundi 29 février 1988 l’usine de Levallois arrête la production de la 2 CV, après en
avoir fabriqué 3 418 317 (ainsi que 8 513 737 moteurs). La dernière 2 CV fabriquée à Levallois
avait été depuis… 1978 retenue par avance par Roger Brioult (1921-2012), le journaliste
rédacteur en chef (à la retraite) de la Revue technique automobile ; elle lui fut livrée le 23 mars
1988 en concession puis à domicile, munie d’un certificat d’authenticité ; Roger Brioult,
désireux de conserver intacte la voiture pour l’éternité, avait insisté pour qu’elle ne roule pas
par ses propres moyens ; il la garda chez lui bien au sec, dans le petit musée automobile qu’il
avait constitué au fond de son jardin, malheureusement en 2012, alors que la santé de son
propriétaire déclinait, elle fut dérobée puis incendiée par des vandales, ce qui hâta sans doute
la fin du citroënniste passionné qu’était Brioult, qui mourut une semaine après le vol. Plus d’un
demi-million de 2 CV ont été fabriquées chez Panhard, avenue d’Ivry (à Paris) et 422 000 l’ont
été à Rennes. À Levallois bureaux et immeubles de standing occupent le site de l’usine Citroën
et même les bistrots d’ouvriers autour de la station de métro Pont de Levallois ont disparu.
De 1952 à 1988 la 2 CV a été également produite dans l’usine belge de Forest, mise en
service en 1926 à proximité de Bruxelles. Forest est devenue la deuxième usine fabriquant la 2
CV dans le monde, derrière Levallois, avec au total 817 761 véhicules. Le modèle belge est
d’emblée considérablement enjolivé par rapport au modèle français ; il passe en 425 cm3 dès
1954 ; une fourgonnette 2 CV est tôt produite. Les modèles spécifiques sont nombreux : 2 CV
Luxe, 2 CV AZL3, 2 CV AZAM 6, et en 1958, pour l’Exposition universelle de Bruxelles, la
1 Jean-Louis Loubet souligne justement que « le personnel est très peu favorable à ces changements. […]
L’opposition est telle que Citroën éprouve des difficultés à trouver des opérateurs voulant travailler hors la ligne.
La majorité préfère l’anonymat de la chaîne à la responsabilité du travail en poste individuel. » (J.-L.Loubet,
Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999, 415 p., p. 58).
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 35
2 CV AZUL « Week-end », une fourgonnette « Utilitaire Luxe » bicolore, dotée de vitres
latérales et d’un siège passager basculant… Un artisan, Daniel d’Ieteren, réalisa en 1961 un
intéressant coach sur base de 2 CV. Parmi les 2 CV 6 Spécial belges une série limitée exclusive
salua en 1987 la fin de l’aventure industrielle belge, la 2 CV Perrier, fabriquée en 1 000
exemplaires.
L’usine de Vigo, en Espagne (Galice), fut la seule usine à produire l’Acadiane
(1 100 174 exemplaires). La 2 CV fut aussi assemblée en Argentine (à Buenos-Aires, 142 200
berlines), à Slough en Grande-Bretagne, à l’ouest de Londres, et dans treize autres pays de par
le monde. Bien qu’elle ait, avec bonheur, beaucoup d’éléments produits localement, à cause
des taxes à l’importation des éléments français, la 2 CV est beaucoup trop chère au Royaume-
Uni et la production de l’usine de Slough est donc très faible (672 berlines, 231 fourgonnettes,
131 pick-up), d’autant qu’en 1956-1957 Slough est arrêtée pour préparer la production de la
DS. L’usine de Mangualde, au Portugal, qui produit la 2 CV, à petite dose (76 821 voitures de
tous les types), continuera à le faire deux ans après la double fermeture de Levallois et de Forest.
Le 27 juillet 1990, à 16 heures, c’est ici que sort la dernière « deuche ».
L’aventure, ce n’est pas que l’aventure industrielle
L’aventure tout court, ce sont le sport, les raids et les loisirs, les traversées du Sahara, le
raid Paris-Kaboul, etc.
En 1952 un vendeur de la grosse concession Citroën Luchard de l’avenue de Neuilly,
Michel Bernier, se lance dans un tour de la Méditerranée en 2 CV (13 588 km en 37 jours),
avec le chirurgien qui l’a opéré de la colonne vertébrale quelques mois plus tôt, le professeur
Jacques Huguier, disciple d’Henri Mondor (1885-1962). À la fin de l’année suivante, Bernier
repart pour un Le Cap-Alger, avec son collègue de l’agence Citroën de Puteaux, Jacques Duvey,
voyage de 17 500 km tellement couronné de succès que les deux vendeurs Citroën enchaînent
sur le Rallye de Monte-Carlo. Le photographe Pierre Duvergier traverse le sud de l’Afrique
(17 000 km) en 1957-1958, toujours en 2 CV. En 1953-1954, quatre jeunes gens d’une
vingtaine d’années, Guy Viau, Jean-François de Boissezon, Claude Vogel et Jean Vinatier font
le tour de l’Afrique en 2 CV 1 ; en 1953-1954 toujours, deux Français de trente ans,
représentants de maisons de films, Jacques Cornet (1933-1999) et Henri Lochon, parcourent
1 Guy Viau, Le Tour d’Afrique en 2 CV de quatre jeunes français, Amiot-Dumont, 1956, 205 p. Jean Vinatier
devait devenir un grand coureur automobile.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 36
52 000 kms, sur deux continents, au volant d’une autre 2 CV Citroën 1. Le premier tour du
monde dans cette déjà mythique 2 CV est réalisé en 1958-1959 par deux étudiants de 24 ans,
amis d’enfance, Jean-Claude Baudot et Jacques Séguéla 2, une aventure de 100 000 kms et
2 247 heures au volant qui connaît une grande notoriété grâce à leur sens de la publicité —
déjà — et au livre à gros succès qu’ils en tirent, dans une collection intitulée « L’Aventure
vécue ». Baudot et Séguéla avaient réalisé un prélude, un prototype, en menant à bien un raid
Perpignan-Karachi en 2 CV (1955). Leur tour du monde démontre que la 2 CV est une
remarquable petite voiture, qu’ils ont achetée sur leurs économies et immatriculée 437 BM 66,
il prouve une amitié indéfectible, un solide courage et l’existence de frontières qui, dans leur
majorité, se franchissent plus facilement en 1958-1959 qu’au début du XXIe siècle : au fond,
seules l’URSS et la Chine populaire sont rétives au passage, d’où une traversée du Pacifique en
bateau, de Los Angeles à Yokohama. Le trio, si je puis dire, traverse cinq continents, huit
déserts et connaît moult aventures, dont certaines auraient pu tourner au tragique. « C’est la
"nouvelle vague" de l’aventure », conclut la quatrième page de couverture, avec un sens
éditorial de la formule. En un an et un mois d’odyssée, les deux amis passent des précautions
initiales qui leur font emporter deux fusils de chasse, deux pistolets, deux poignards, deux paires
de pantoufles et le récent tome IV de l’Histoire du peuple français de l'historien Georges
Duveau (1903-1958) à un vrai regard sur le monde et sur eux-mêmes. Baudot et Séguéla
s’intéressent aux gens, à la santé (Séguéla est alors étudiant en pharmacie), aux paysages, aux
différences de langues et de cultures, aux animaux, découvrent le sous-développement et les
réalités des différents ordres coloniaux, le pragmatisme de Citroën qui ne les sponsorise pas
mais les aide après leur retour puis profitera de ce premier tour du monde pour organiser dans
les années 70 les raids Paris-Kaboul et Paris-Pékin. Les deux compères relaient peu les clichés
et stéréotypes des magazines, ils savent compter leurs kilomètres, leurs anciens francs et leurs
80 030 NF au total (128 000 euros environ), démonter et remonter leur moteur, ils sont capables
de sourire (après coup) de leurs mésaventures, accidents, kidnapping, tentative de double
mariage forcé, etc. Émaillé d’incidents, de vols et même d’accidents, charpenté par un grand
sens de l’observation et en général un indéniable esprit critique, enjolivé sans doute par la
rédaction finale, l’exploit de Baudot et Séguéla a un but ou des buts visibles, des utilités
explicites, et il est un formidable voyage par procuration pour la génération du baby-boom,
dont les représentants les plus âgés entrent dans l’adolescence. Il permet à ces jeunes de
1 Cf. J.Cornet & H.Lochon, Deux hommes, 2 CV, deux continents, P.Horay, 1954, 255 p., réédition Jacques Cornet,
2 hommes, 2 CV en Asie. Paris-Tokio et retour, Horay, 1957, 214 p., réédition, F.O.T., 1963, 255 p. Jacques Cornet
devait accomplir six autres périples à travers le monde : en 1953 en 2 CV, Canada-Terre de Feu-Sahara, 52 000
kms en 367 jours, en 1956-1957, avec un nouvel équipier, Georges Kihm, Paris-Tôkyô et retour en 9 mois et
45 000 kms, toujours en 2 CV. Cf. Jacques Cornet, Georges Kihm et Henri Lochon Autour du monde. L’Amérique,
l’Afrique, l’Asie, F.O.T., 1974, 351 p. Henri Lochon devait vivre en 1956 une autre aventure, cf. H.Lochon, En 2
CV chez les primitifs Indiens Tarahumaras de la Sierra mexicaine, Horay, 1956, 224 p.
2 Jean-Claude Baudot & Jacques Séguéla, La Terre en rond, Flammarion, coll. « L’Aventure vécue », 1960,
282 p., réédition, Ouest-France, 1990, 304 p.
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 37
dépasser la géographie scolaire, les contraintes familiales et la petite voiture du curé ou du
tonton 1. Il est aussi un exemple, sportif, moral et intellectuel, le texte se concluant par « Ce
long voyage nous a surtout appris que l’aventure est, en fin de compte, intérieure. »… On peut
citer aussi la traversée du Sahara en 2 CV par Xavier Defos du Rau et Henri Saut, dans le but
de faire de l’alpinisme dans le Hoggar…
2 CV Baudot et Séguéla ( ?) réimmatriculée. Rétromobile 2016
Le service de presse des Relations publiques de Citroën institue en 1957 le Prix du
monde en 2 CV ; la même année, Jacques Wolgensinger, entré chez Citroën en 1957 en vue de
créer le service des relations publiques, organise pour la 2 CV de nombreux raids en Afrique et
en Asie, ainsi que le 2 CV Cross. Le raid Paris-Kaboul-Paris est organisé en 1970, sur les traces
de la Croisière jaune : il rassemble 494 Deuches, Dyane et Méhari, 1 300 jeunes. En 1971 c’est
le Raid Paris-Persépolis : 13 800 km ; 467 véhicules, 1 300 jeunes ; deux ans plus tard, le Raid
Afrique, plus limité en nombre de participants. Jacques Wolgensinger crée en 1972 (22 et 23
juillet) le Pop’Cross (ou 2 CV Cross), sur un terrain proche d’Argenton-sur-Creuse. Le nom
1 Pour l’auteur de ces lignes, c’était le même personnage (voir plus haut).
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 38
vient d’un prototype Citroën de 2 CV modifiée avec un avant rappelant la Traction, sans suite,
mais à long terme cela donne l’idée d’une série limitée (voir plus haut).
Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960), en retraite, parcourt chaque hiver, seul en 2 CV,
le Sahara ; ils sont trois pour le raid africain (à travers le Ténéré, en plein été…) de Philippe de
Dieuleveult (1954-1985), Diane de Torquat (sa future femme, qu’il épousera en 1977) et
François Laurenceau en 1974 : une fourgonnette 3 CV et une remorque motorisée. C’est la
réussite.
Conclusion
Une aventure industrielle, avec une politique et ses retournements, les bons et les
mauvais choix, la mondialisation avant la lettre, l’adaptation à la pénurie puis aux Trente
Glorieuses… Et aujourd’hui ? C’est la tranquille aventure des collectionneurs, des clubs, des
refabrications, des revues spécialisées vendues en kiosque, le Conservatoire Citroën d’Aulnay,
les boutiques, les restaurations, éventuellement avec… des plates-formes neuves, galvanisées,
comme le châssis de Méhari Club Cassis, les répliques de véhicules spéciaux comme la Barbot,
les courses de vitesse avec des prototypes actuels, etc.
2 CV 1979, propriétaire et amis connaisseurs, la Simca 1000 Extra 1976 de l’auteur
L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 39
2 CV Banania Jouarre 2011
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1977, 218 p.
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255 p. Nombreuses interviews.
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Hugues Chaussin, « Citroën 2 CV Spot, plaisir illimité », dans Gazoline, août-septembre 2019,
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Hugues Chaussin, « Citroën Bijou », Gazoline, mars 2021, pp. 14-21
Hugues Chaussin, « Citroën 2 CV A. L’éloge du minimalisme », Gazoline, août-septembre 2021,
pp. 16-23
Collectif, Voitures, breaks et utilitaires légers de collection, EPA-Hachette, 2008, 256 p., pp. 26-31
et 34-39
Jacques Cornet & Henri Lochon, Deux hommes, 2 CV, deux continents, P.Horay, 1954, 255 p.,
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Jacques Cornet, 2 hommes, 2 CV en Asie. Paris-Tokio et retour, Horay, 1957, 214 p.
Jacques Cornet, Georges Kihm et Henri Lochon Autour du monde. L’Amérique, l’Afrique, l’Asie,
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Antoine Demetz, La 2 CV Citroën de mon père, ETAI, 1998, 120 p. Plusieurs rééditions
A.Frerejean, André Citroën, Louis Renault, un duel sans merci, Albin Michel, 1998, 290 p. Plagiat
des deux ouvrages de Jacques Wolgensinger, avec de nombreuses erreurs (cf. Automobilia, N° 29, p. 6)
P.Fridenson, « Genèse de l'innovation : la 2 CV Citroën », Revue Française de Gestion, septembre-
octobre 1988, p. 35-44
P.Fridenson, « Opinion publique et nouveaux produits industriels : les pressions en faveur des
voitures populaires dans les années 1930 », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Sophie Coeuré,
Vincent Duclert, Frédéric Monier (dir.), La politique et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen.
Hommage à Jean-Jacques Becker, Paris, Noésis, 2002, p. 342-353
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