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L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 1 L’aventure industrielle de la Citroën 2 CV (1935-1990). De La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir) à Mangualde (Portugal) par Dominique Lejeune, Prof Dr Dr Réédition de 2022 Introduction Qui n’a jamais lu ou entendu que la 2 CV, la Deux Chevaux, était un modèle « mode de vie », un « style de vie », un « phénomène de société », une « philosophie », etc. ? Qui n’a jamais souri en entendant un de ces surnoms affectueux, en français la « deuche », la « deux pattes », la « trépigneuse », dans plusieurs pays, le « canard » ? Des historiens et des sociologues ayant souvent (et bien) étudié ces phénomènes de mentalité, il ne sera traité ici que de l’aspect industriel, qui est, lui aussi, une « aventure », je le démontrerai, une aventure de belle longueur, à cause de la longévité de la production du modèle. Cette aventure industrielle est capitale dans l’histoire de la marque au double chevron, mais aussi pour l’histoire de la société mère, Michelin. La Citroën 2 CV est la voiture populaire du démarrage des Trente Glorieuses 1, mais différemment de la 4 CV Renault. Elle y a gagné une célébrité internationale, intacte jusqu’à nos jours. De juillet 1949 (à Levallois, dans la banlieue parisienne) à juillet 1990 (à Mangualde, au Portugal) un peu plus de cinq millions de 2 CV (berlines et fourgonnettes) furent produites, près de sept millions en comptant les modèles dérivés. De 1964 à 1967 les 2 CV furent fabriquées à plus de 200 000 exemplaires par an. Continuons les chiffres : quatorze ans d’études et d’essais (à La Ferté-Vidame, dans l’Eure-et- Loir) depuis 1935, 41 ans de production, onze PDG, trois générations et trois Républiques françaises1 Cf. Dominique Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015, collection « Cursus », 192 p., et Années 50. France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?, 1 140 pages, mis en ligne le 13 avril 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693. Réédition en mars 2018.

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L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 1

L’aventure industrielle de la Citroën 2 CV (1935-1990).

De La Ferté-Vidame (Eure-et-Loir) à Mangualde (Portugal)

par Dominique Lejeune, Prof Dr Dr

Réédition de 2022

Introduction

Qui n’a jamais lu ou entendu que la 2 CV, la Deux Chevaux, était un modèle « mode de

vie », un « style de vie », un « phénomène de société », une « philosophie », etc. ? Qui n’a

jamais souri en entendant un de ces surnoms affectueux, en français la « deuche », la « deux

pattes », la « trépigneuse », dans plusieurs pays, le « canard » ? Des historiens et des

sociologues ayant souvent (et bien) étudié ces phénomènes de mentalité, il ne sera traité ici que

de l’aspect industriel, qui est, lui aussi, une « aventure », je le démontrerai, une aventure de

belle longueur, à cause de la longévité de la production du modèle.

Cette aventure industrielle est capitale dans l’histoire de la marque au double chevron,

mais aussi pour l’histoire de la société mère, Michelin. La Citroën 2 CV est la voiture populaire

du démarrage des Trente Glorieuses 1, mais différemment de la 4 CV Renault. Elle y a gagné

une célébrité internationale, intacte jusqu’à nos jours. De juillet 1949 (à Levallois, dans la

banlieue parisienne) à juillet 1990 (à Mangualde, au Portugal) un peu plus de cinq millions de

2 CV (berlines et fourgonnettes) furent produites, près de sept millions en comptant les modèles

dérivés. De 1964 à 1967 les 2 CV furent fabriquées à plus de 200 000 exemplaires par an.

Continuons les chiffres : quatorze ans d’études et d’essais (à La Ferté-Vidame, dans l’Eure-et-

Loir) depuis 1935, 41 ans de production, onze PDG, trois générations et trois Républiques

françaises…

1 Cf. Dominique Lejeune, La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015, collection

« Cursus », 192 p., et Années 50. France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?, 1 140 pages, mis en ligne le

13 avril 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693. Réédition en mars 2018.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 2

2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008

2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 3

2 CV Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008

La TPV, « toute petite », « très petite », voiture

La 2 CV Citroën est la seule automobile directement et explicitement issue d’un projet

français qui suscita l’enthousiasme dans les années trente, celui d’une TPV, c’est-à-dire d’une

« toute petite voiture », dite aussi « très petite voiture ». Quel est le passé de Citroën quand

apparaît ce projet de « très petite voiture » ? André Citroën (1878-1935) 1 a fondé sa Société

des Engrenages Citroën en 1905, il l’a étendue rapidement à l’automobile (l’emblème Citroën,

ce sont les chevrons, les engrenages inventés par Citroën) puis aux fabrications de guerre et elle

est au sortir de la Première Guerre mondiale une immense entreprise, avec 12 000 ouvriers.

André Citroën rêve alors d’ « une usine nouvelle pour la France des années vingt et trente, une

usine conçue pour mener à bien une production en grande série » 2. Admirateur de l’Américain

Henry Ford (1863-1947), lecteur de ses ouvrages, Ma vie et mon œuvre et Aujourd’hui et

demain, André Citroën a fait des voyages aux États-Unis, le troisième en 1931, d’où il revient

1 Une notice par Jean-Louis Loubet, dans J.-C.Daumas dir., Dictionnaire historique des patrons français,

Flammarion, 2010, 1 614 p., pp. 175-177.

2 Sylvie Schweitzer, Des engrenages à la chaîne. Les usines Citroën. 1915-1935, Presses universitaires de Lyon,

1982, 204 p., p. 7.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 4

avec la décision de transformer son usine principale pour imiter l’Amérique et damer le pion à

Renault ! Il se lance dans la reconstruction de l’usine de Javel, dans l’ouest de la ville de Paris,

achevée en 1933 : le périmètre, dont l’entrée est 1-43 quai de Javel (quai André Citroën depuis

1958), fait douze hectares 1. Le cœur en est une chaîne unique, « la plus belle du monde »

proclame avec orgueil l’industriel. Ce modernisme fait apparaître archaïques les deux usines de

la banlieue parisienne achetées en 1921 et 1924, celles de Levallois (où beaucoup plus tard la

2 CV sera assemblée) et celle de Saint-Ouen. La nouvelle Javel est une forme de « refus de la

Crise », elle illustre la volonté de faire triompher les grands principes industriels chers à

Citroën : la personnalisation du pouvoir, la décomposition des tâches, fondamentale depuis

toujours dans les usines Citroën. La politique sociale des usines aux chevrons est dure, avec

une politique de « conciliation-répression » : réappropriation patronale des temps morts, crainte

du « freinage » de la production, du « coulage » et de la « perruque », avec des salaires « au

boni », ou « à la prime », ou « au temps économisé », avec lutte contre les syndicats et les

« meneurs », mais des œuvres sociales : pouponnière, crèche, infirmerie, etc. Ernest Mattern,

arrivé de Peugeot en 1922, devient un des directeurs ; il institue les « points-Mattern ».

1 Il est occupé depuis le départ des usines et du siège par des immeubles d’habitation et le Parc André Citroën.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 5

Ernest Mattern 1

Ingénieur des Arts et Métiers (école de Châlons) qui a été directeur technique des usines

Peugeot de 1917 à 1922 puis de 1928 à 1943. Entretemps : Citroën. Né en 1880 à Saint-Dié

d’une famille alsacienne. Comme tous les Gadzarts, mobilité dans ses premières années

professionnelles, toutes dans l’automobile (par exemple C.G.V., Peugeot en 1906, à Levallois

d’abord). Mais il fait presque toute sa carrière chez Peugeot.

Un ingénieur « praticien » autoproclamé, obsédé par l’Organisation. Institue le salaire

aux pièces dès son arrivée à Lille, exige que toute nouvelle étude se présente sous la forme d’un

« dossier ». Deuxième grande bataille : l’interchangeabilité des pièces, en diminuant

l’ « ajustage ». Puis : contrôle des approvisionnements, calcul des prix de revient. Sous-

directeur de l’usine Peugeot de Lille en 1911, il multiplie les machines-outils, cherche à

réorganiser les ateliers pour contrôler les flux, multiplie les graphiques, ce qui provoque de

nombreuses démissions et de nombreux changements de postes : la méthode Mattern est une

longue confrontation avec la direction, ses collègues, mais surtout les contremaîtres et les

ouvriers.

Mattern devient directeur de l’usine d’Audincourt en 1912, il le reste jusqu’en 1917. Il

n’a plus personne au-dessus de lui. Élimination du « gaspillage », comptabilité des pièces à

l’usinage, calcul systématique de tous les prix de revient, essais de voiture faits désormais à la

chaîne, avec un circuit standard, contrôle des sous-traitants. Ici aussi baisse des effectifs. Mais

il ne vient au « chronométrage » qu’à la veille de la Grande Guerre.

Reconversion de l’usine pendant la guerre, la fabrication d’obus permettant à Mattern

une réflexion accrue sur l’organisation d’une usine.

Mattern devient en mars 1917 directeur technique de l’ensemble des usines Peugeot,

une fonction nouvelle.

Mattern se penche sur le problème de la dispersion des usines Peugeot : il s’efforce de

parvenir à un organigramme cohérent, à un « classement » (en catégories) du personnel, à une

comptabilité analytique générale.

Il pense à la fabrication en grandes séries d’automobiles de loisir dès avant la fin de la

Première Guerre Mondiale, en conséquence la chaîne est introduite au début des années 20

Réorganisation de l’usine de Sochaux ; Mattern veut une concentration des efforts

industriels sur un petit nombre de modèles : il est renvoyé de Peugeot en 1922

Passage entre 1922 et 1928 chez Citroën, usine taylorisée où il jouit d’une grande liberté,

mais il revient en 1928 chez Peugeot !

1 Y.Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Presses

universitaires franc-comtoises, 2001, 490 p., résumé par lui dans un article du Mouvement social d’oct.-déc. 1983 ;

Jean-Louis Loubet dans Gazoline, mai 2006, pp. 30-33.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 6

Directeur technique de Peugeot, Mattern conduit la firme au rang des grands

constructeurs, en se concentrant sur un seul modèle, la 201. En conséquence Peugeot gagne des

parts de marché en pleine crise des années 30…

Mais Mattern reste arc-bouté sur la stratégie du modèle unique, alors que Jean-Pierre

Peugeot a compris que la crise de 1929 était une crise de sous-consommation et qu’il fallait à

la société produire plusieurs modèles, variés.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Mattern louvoie avec l’occupant, symbolisé par

le « professeur Porsche » et il est incarcéré à plusieurs reprises, son fils est déporté en

Allemagne, sa famille est expulsée de sa maison, occupée par la Gestapo et incendiée en 1944.

À la retraite, il continue à siéger au conseil d’administration de Peugeot, il étudie

minutieusement les concurrents lors des salons de l’automobile, il inspire un nouveau modèle

unique, la 203, et meurt en 1952, alors que Peugeot s’est mis à étudier une 303 (qui ne verra

jamais le jour) et la 403, qui sera un gros succès.

Revenons à Citroën qui dans les années trente se lance dans le modernisme et le

gigantisme, par exemple dans la construction, rue de Marseille, au cœur de la ville, de la

succursale de Lyon, « la plus grande station-service d’Europe » : 535 mètres de façade, cinq

étages, 40 000 m2 de surface couverte, deux rampes superposées, des ascenseurs et des monte-

charges, un grand hall de onze mètres de hauteur et une inauguration, en avril 1932, par André

Citroën lui-même. À la fin de 1934, André Citroën n’a pas d’autre issue que de céder son

entreprise à son principal créancier, Michelin, solution déchirante qui précipite sans doute la

fin d’André Citroën, déjà très malade : il meurt le 3 juillet 1935. Édouard Michelin hérite, à des

conditions très satisfaisantes pour lui, de moyens de production modernes et il verse

régulièrement une allocation annuelle de 300 000 puis 250 000 francs à la veuve d’André

Citroën et à ses enfants 1. Édouard Michelin confie la direction de Citroën à son second fils 2,

Pierre (1903-1937), flanqué d’un homme de confiance, Pierre Jules Boulanger (1885-1950), lié

d’amitié avec certains membres de la famille Michelin depuis son service militaire et installé à

Clermont-Ferrand depuis 1919. La « contre-révolution Michelin » 3 repose sur deux principes

très simples : pas question de renoncer à la modernité « américaine » que représente Citroën,

mais fin de l’idée fordienne selon laquelle la taille de l’usine et de la production conduit au

1 J.-L.Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999,

415 p., p. 21 ; J.-L.Loubet, Histoire de l'automobile française, Seuil, coll. « L'univers historique », 2001, 576 p.,

p. 147.

2 L’aîné, Étienne, s’est tué en avion en 1933.

3 J.-L.Loubet, « Citroën et l'innovation (1915-1996) », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janvier-mars 1998,

pp. 45-56.

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succès industriel et financier. Venue de Clermont-Ferrand, l’équipe Michelin, dirigée par un

Boulanger assez tyrannique, ne fait pas dans la dentelle chez Citroën : licenciements massifs,

baisse des salaires, baisse des coûts de fabrication, réduction des stocks, compression des

dépenses de publicité, de la taille des succursales, etc.

C’est dans ce contexte que se développe chez Citroën le projet de la TPV, la très petite

voiture. À vrai dire il avait une préhistoire. Dès décembre 1922, en effet, André Citroën avait

lancé une enquête pour définir ce que pouvait être une « toute petite voiture » ; cette Enquête

nationale de l’automobile populaire, questionnaire aux cinq questions simples avait été diffusé

à hauteur de 12 500 000 exemplaires par les marchands de cycles. Des affiches (310 000 !) et

des lettres d’accompagnement (360 000) avaient soutenu l’opération. Un véritable service de

tri est mis sur pied mais cette enquête ne débouche, à moyen terme, sur aucun résultat concret.

Par ailleurs, en 1931 L’Argus de l’automobile avait demandé aux constructeurs de concevoir

un véhicule économique, rustique et populaire, destinée à démocratiser l’automobile. Mais

André Citroën, lui, malgré le souvenir de sa petite 5 HP de 1921, produite à Levallois, avait

préféré l’avant-gardisme de la Traction Avant. Dans les années 1930 de nombreux milieux

exercent des pressions en faveur de la voiture populaire : il s’agit de la presse (L’Argus,

L’Action automobile), d’ingénieurs, du Conseil national économique, de la commission ad hoc

de la Chambre des députés, mais l’usager lui-même, en achetant de plus en plus de voitures

d’occasion, manifeste que « le matériel neuf fait défaut » 1.

Enfin, dans la perspective cette fois-ci de sortir l’industrie française de la crise

économique mondiale, la Société des Ingénieurs de l’Automobile (SIA), fondée en 1927,

revient à la charge en 1934 en ouvrant un concours en vue de la création d’une petite

automobile, de deux places seulement, vendue au plus 8 000 francs, capable d’atteindre les 75

km/h, consommant au maximum 5 litres aux 100 kilomètres, avec un budget d’utilisation

mensuel ne dépassant pas 300 francs. Le succès est cette fois important, avec 102 projets en

France, émanant d’ingénieurs ou stylistes connus (par exemple Jean-Albert Grégoire et

Flaminio Bertoni, sous le pseudonyme de Plem), mais aussi de l’architecte Le Corbusier 2 et

de beaucoup d’inconnus. Le jury ne choisira aucun vainqueur mais il faut remarquer que de

nombreux véhicules ou prototypes d’après-guerre (la 4 CV Renault surtout, la Dyna de Panhard,

la Rovin, mais aussi la Fiat 500, Mathis 333, l’AFG) ont certains de ces projets comme ancêtres.

1 P.Fridenson, « Opinion publique et nouveaux produits industriels : les pressions en faveur des voitures populaires

dans les années 1930 », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Sophie Coeuré, Vincent Duclert, Frédéric

Monier (dir.), La politique et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen. Hommage à Jean-Jacques

Becker, Paris, Noésis, 2002, p. 342-353 et P.Fridenson, « Genèse de l'innovation : la 2 CV Citroën », Revue

Française de Gestion, septembre-octobre 1988, p. 35-44. Je remercie Patrick Fridenson de m’avoir signalé ses

deux articles, qui m’avait échappé.

2 Édouard Jeanneret (1887-1965). Suisse, naturalisé français.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 8

Le phénomène est d’ailleurs européen : Fiat sort en 1936 la Topolino, dont une version

française est vendue par Simca (c’est la Simca 5), l’Allemagne nazie s’enthousiasme pour la

Volkswagen, la « voiture du peuple » de Ferdinand Porsche (1875-1951) dont seules les

versions militaires verront le jour avant 1945.

La Volkswagen, la « voiture du peuple » de Ferdinand Porsche (1)

La Volkswagen, la « voiture du peuple », est une des pièces maîtresses de la politique

économique et sociale du IIIe Reich, de l’imaginaire nazi — elle est présentée tout à la fois

comme un flambeau technologique, un porte-drapeau social, un emblème national et un signe

politique — et de l’imaginaire de l’automobile car c’est la voiture la plus produite de toute

l’histoire de l’automobile. L’idée n’est pas entièrement révolutionnaire car l’idée d’une voiture

destinée au public le plus large est peut-être aussi vieille que le concept d’automobile lui-même,

ce que montrent bien la Ford T (1908-1927), l’Austin Seven, la Trèfle Citroën, la Fiat Topolino

(1936)…

Le gouvernement allemand décide de construire seul la « voiture du peuple », comme il

y a un « poste de radio du peuple ». Il se lance dans une entreprise de « motorisation du peuple

allemand », annoncée d’ailleurs par Hitler dès 1934, par trois moyens principaux : l’extension

du parc automobile, la construction de routes (les fameuses autoroutes devant servir aux

Volkswagen, pas à des « privilégiés ») et le soutien au sport automobile. C’est l’entreprise

d’État KdF (la Force par la Joie), en charge des loisirs ouvriers, qui construira le véhicule, à

Wolfsburg (l’usine, sous contrôle anglais, sera rebaptisée VW en 1946), près du lieu de

naissance (un village près de Wolfsburg) d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben (1798-

1874), le créateur du Deutschlandlied, hymne national depuis 1922. Le gouvernement nazi avait

d’ailleurs d’abord pensé à… Nuremberg. La première pierre de l’usine est posée par Hitler, le

26 mai 1938 seulement, retard qui est typique de beaucoup de projets nazis.

L’histoire réelle de la Volkswagen voit l’élaboration d’un premier prototype en 1936,

le lancement auprès du public de plans d’épargne destinés à préparer l’achat de la voiture, la

fabrication en 1939 de quelques unités mais il n’y eut jamais de commercialisation ! L’histoire

mythique, fictive, inscrite dans les fantasmes nazis, fait de la Volkswagen un fleuron de la

propagande du régime, car la voiture est d’emblée vue comme parfaite. Les photos publicitaires

sont multipliées ; la logomachie nazie présente l’auto comme une voiture « sociale », comme

la « voiture du Führer » car l’idée viendrait de lui, qui aurait en outre trouvé l’image : « elle

1 D’après l’article de A.Gunthert, « La voiture du peuple des seigneurs. Naissance de la Volkswagen », Vingtième

Siècle. Revue d'histoire, n° 15, pp. 29-44.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 9

doit ressembler à une coccinelle ». Le prix est symbolique (1 000 marks tout rond), la

Volkswagen est une voiture à quatre places (les deux parents et leurs deux enfants), etc.

Le projet est celui de Ferdinand Porsche (1875-1951), un ingénieur autrichien au faîte

de sa renommée, c’est l’ingénieur des Mercedes, les voitures d’Hitler, déjà quand il était

candidat au pouvoir. Porsche, qui a ouvert son propre bureau de construction à Stuttgart, a

multiplié les projets de « voiture pour tous » depuis 1922, cette date comme en France (voir

plus haut). Il rencontre Hitler pour la première fois en mai 1933. Cette rencontre démontre des

similitudes de vues, production de masse, admiration pour une technique qui mène au progrès

social du Volk, rêve d’une vraie voiture, sans reproche, qui généralisera la motorisation et fera

la conquête de l’Europe, une voiture de tous les travailleurs, un trait d’union entre paysans et

ouvriers, entre le pouvoir et le citoyen, Hitler ne va-t-il pas posséder un des premiers

exemplaires ? Les voitures de production seront donc semblables à celle du Führer, qui est une

« voiture de camarade ». Toutes les publicités présentent d’ailleurs la voiture comme roulant

déjà : comme dira Hannah Arendt dans Le système totalitaire, c’est « la prédiction infaillible » !

Le projet de VW est proclamé par Hitler lui-même le 8 mars 1934 ; il pense avec Porsche

à une production record d’un million d’exemplaires par an ! Des versions militaires seront très

vite envisagées, ce seront les Kübelwagen de la guerre mondiale. La longueur de la période de

tests et le prix fixé très bas retardent la commercialisation, qui souffre aussi de véritables

obsessions, comme le refroidissement par air, destiné à remplacer le refroidissement par eau,

mal maîtrisé en altitude : c’est l’obsession allemande des cols à monter, à franchir, et la voiture

est conforme à une Allemagne mythologique, alpestre, helvético-protestante (André Gide), ce

que montrent bien les photos publicitaires. Insistons incidemment sur le mythe du

refroidissement par air, la 2 CV en sera dotée pour son moteur, mais elle aura en outre un

refroidissement… de l’huile (dit « réfrigérateur » !). KdF lance en 1938 les plans d’épargne,

sur le modèle des carnets de timbres destinés à se payer des loisirs KdF. Il faut verser cinq

marks par semaine et on aura la voiture au bout de quatre ans ; astuce financière nazie, il y a

même en 1939 des plans pour les enfants, cinq marks par mois et on aura la voiture au bout de

quinze ans ! Au total les 336 000 épargnants (un nombre pas du tout considérable eu égard à la

propagande) seront ainsi floués, mais les capitaux seront retrouvés étonnemment intacts après

la guerre, l’argent collecté n’a donc pas eu d’utilisation militaire, contrairement à la légende. À

noter aussi, bon signe des impréparations nazies, que la guerre prend l’usine totalement au

dépourvu, elle fait des réparations d’avions, puis fabrique des Kübelwagen, mais peu : 65 000,

dont 15 000 amphibies, et aucun de ces véhicules n’est en quatre roues motrices, à la différence

de la future et fameuse jeep américaine, conçue d’emblée en 4 X 4.

Chez Citroën c’est Pierre Michelin et l’ingénieur Jacques Duclos qui, appuyés par des

« enquêteurs sur route », orientent les études en 1935 vers une voiture populaire à la française,

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 10

une « TPV », « très petite », « toute petite » pour être moins chère que la Traction Avant et

séduire d’une part le monde rural et d’autre part les citadins bénéficiant, à partir de l’année

suivante, des congés payés. Dès 1936 un cahier des charges est établi, il sera modifié de

nombreuses fois au cours des débuts de cette aventure industrielle, dont Pierre Jules Boulanger,

surnommé PJB par ses cadres, va avoir la direction. Premières caractéristiques dans le cahier :

le faible prix, la légèreté du véhicule, la souplesse de sa suspension, gage de bonne tenue de

route et de confort. Un « outil » mais qui permettra à un paysan de transporter sans casse un

panier d’œufs à travers champs, « Quatre roues sous un parapluie », mais une hauteur intérieure

permettant quand même de rouler coiffé d’un chapeau, selon des formules prêtées à

Boulanger…

Mais par ailleurs les moyens industriels de la fabrication de la TPV ne sont pas tous

choisis avec discernement par Boulanger et ses cadres : certes elle sera montée hors de Javel, à

Levallois, avec des postes individuels, hors chaîne, pour les moteurs, les boîtes de vitesses, les

directions et les suspensions, mais l’usine est petite (elle le restera) et il est fait choix d’un

outillage restreint et largement ancien, ces deux caractéristiques vont longtemps freiner la

montée en cadence industrielle de la 2 CV et allonger l’attente des acheteurs. Le raisonnement

a été, au fond : à quoi bon des presses sophistiquées puisque l’essentiel de la carrosserie de la

TPV sera en tôles cintrées ou pliées ? Le projet TPV est lancé en 1936 (1) au Bureau d’Études

(BEA), sous la houlette de Boulanger, qui devient le patron de Javel en 1937, à la mort (dans

un accident survenu à sa Traction) de Pierre Michelin, secondé par Antoine Hermet. Parmi les

personnages principaux du BEA, il faut citer André Lefebvre (1898-1967), le plus important,

un ancien de SupAéro arrivé chez Citroën en 1932, Maurice Brogly, le directeur administratif,

Maurice Sainturat, ingénieur Arts et Métiers et homme des moteurs, Flaminio Bertoni (1903-

1964), le génial designer 2, ici bridé par Boulanger, Léon Renault, le créateur du centre d’essai

de La Ferté-Vidame, les projeteurs Jacques Léonzi et Georges Sallot, et toujours Jacques

Duclos. Les Michelin, passionnés par la recherche depuis les origines, poussent à l’innovation,

à l’inspiration puisée dans l’aéronautique, à la volonté de prendre une avance technique

décisive, défendue par plusieurs dépôts de brevets.

Les premières études codifient : une structure monocoque, une capote intégrale, du pare-

brise au pare-chocs arrière, un conducteur et trois passagers, 50 kilos de bagages et une vitesse

1 Curieusement, la date exacte est inconnue.

2 Pendant plus de trente ans, Flaminio Bertoni façonna et sculpta l’image des véhicules au double chevron.

Visionnaire, André Citroën, comprit l’importance de l’esthétisme automobile : Flaminio Bertoni est embauché en

1932 aux usines d’André Citroën, où il prend rapidement la direction du service du « Style » de la grande marque

automobile, qu’il gardera jusqu’à sa mort en 1964. Pendant plus de trente ans, il va déterminer l’image des Citroën.

Mais le nom de Bertoni n’est révélé officiellement que par un reportage sur le Salon des Indépendants, paru dans

la revue L’Automobile de mai 1955, quelques mois avant le Salon de l’Auto qui va dévoiler la DS.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 11

de 60 km/h « en ligne droite sur route plate », elles privilégient les alliages légers, aluminium

et duralumin, bien connus en aéronautique, un monde industriel et sportif que Boulanger a

fréquenté pendant la guerre. Il faut vite déchanter, revenir à une structure avec plate-forme (doté

de brancards avant et arrière par Georges Sallot) et à l’acier car souder les pièces en aluminium

s’avère problématique. À l’inverse, quant au moteur on en reste longtemps au moteur refroidi

par eau, à l’inverse de la Volkswagen. Les premiers essais se sont déroulés sur route ouverte,

d’où des observations par des journalistes, et Boulanger décide de créer une piste d’essais

protégée des regards dits inquisiteurs. C’est chose faite en 1937 avec l’acquisition par Citroën

du vaste domaine bien clos de La Ferté-Vidame, en Eure-et-Loir, près de Dreux, à 130

kilomètres de Paris, ce qui permet des allers-et-retours, les uns et les autres s’effectuant avec le

soleil dans le dos. C’est Léon Renault qui en a la maîtrise, faisant réaliser des pistes variées en

revêtements et en pentes, et aménageant les bâtiments existants. Dès le début de 1938 une

vingtaine de prototypes tournent sur les pistes. Ces essais vont permettre, entre autres, de mettre

au point les suspensions sophistiquées de la 2 CV. En revanche, pour longtemps encore

demeurent les vitres en mica, la capote intégrale en toile, les banquettes en forme de hamac et

le phare unique, placé à gauche du véhicule, éclairant donc le milieu de la route. Un « projet de

note » signé Boulanger le 23 mai 1938 et retrouvé par André Lalanne (voir la bibliographie)

présente encore la TPV comme « une bicyclette à 4 places, étanche à la pluie et à la poussière »,

l’essuie-glace (unique) et la mise en marche du moteur devant s’actionner à la main. Fin 1938,

au bout de 49 prototypes ( !), l’étude est jugée suffisamment avancée pour lancer les

commandes de machines-outils destinées à la fabrication du moteur (toujours refroidi

classiquement et sans démarreur, mais à deux cylindres horizontaux) et songer à débuter la

production de la TPV en petite série dans le courant de l’année suivante. Fin avril 1939, on

envisage la montée en puissance suivante : 25 TPV en mai, 100 en juin, 300 en juillet, etc., de

manière à disposer d’un parc de 1 000 voitures pour le Salon de l’Auto 1939. Mais la fourniture

des outillages prend du retard et c’est seulement en août que les premières voitures sortent

d’usine. Le 28 août 1939 un exemplaire est homologué par le service des Mines, sous

l’appellation de « Type 2 CV A », doté d’un seul phare, ce qui est conforme à une

réglementation encore minimaliste. Citroën et Michelin ont inventé le low cost, certes, mais il

est temps : le pacte germano-soviétique vient d’être signé…

La Deuxième Guerre mondiale

Paradoxalement l’interruption du lancement de la 2 CV par la guerre, cas très rare dans

l’histoire automobile, va être une chance pour l’aventure industrielle d’un véhicule peu au point

en 1939, pas très fiable et beaucoup trop spartiate. La drôle de guerre de 1939-1940 signifie la

mobilisation générale des salariés de Citroën, la reconversion des usines, vers les camions et

les obus, et la suppression du Salon de l’Auto. La 2 CV, qui peut être désormais être appelée

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 12

ainsi, est sauvée par Boulanger qui, craignant en juin 1940 les Allemands, fait mettre à l’abri à

La Ferté-Vidame quelques prototypes, pour poursuivre les essais, et il fait peut-être détruire les

exemplaires de Levallois jugés superflus (mais on ignore le nombre d’exemplaires réellement

fabriqués !). Ferdinand Porsche, le père de la « voiture du peuple » (voir plus haut), propose, à

plusieurs reprises, un échange entre une Volkswagen et une puis trois 2 CV, puis simplement à

« voir » la 2 CV : Boulanger refuse catégoriquement toutes les demandes.

Édouard Michelin meurt le 25 août 1940, Robert Puiseux (1892-1991), son gendre, et

Pierre Boulanger deviennent co-gérants du groupe Michelin. L’Occupation va permettre de

réfléchir aux coûts de production et au prix de revient — cf. l’étude de Pierre Bercot (1903-

1991), le secrétaire général de Citroën (depuis 1938), faite en 1941 (1) — donc d’abandonner

le magnésium et l’aluminium, métaux chers d’abord envisagés parce que légers. Cependant les

contraintes du temps obligent à ne fabriquer et à ne faire tourner à La Ferté qu’un petit nombre

de prototypes. Les impératifs économiques de la Libération orientent Levallois vers la

réparation de camions américains puis le redémarrage des camions Citroën. Mais dans le même

temps interviennent trois décisions et réalisations quant au groupe motopropulseur de la 2 CV :

le refroidissement par air (comme sur la Volkswagen…), les quatre vitesses de la boîte (la 4e

étant officiellement baptisée « surmultipliée » pour complaire à Boulanger qui considère

qu’une vraie 4e est un luxe dispendieux contraire à l’esprit de la 2 CV) et le démarreur

électrique (les lanceurs à main du temps étant peu fiables). D’autres choix sont faits pour la

carrosserie, la plate-forme et la suspension : l’acier pour la plate-forme, la carrosserie et même

les bras de suspension, les batteurs à inertie de la suspension, remplaçant les amortisseurs

classiques, et un capot à nervures, plus esthétique et rigide. Trois prototypes de TPV restent

confinés dans un grenier de La Ferté-Vidame, ils tombent dans l’oubli et ne seront redécouverts

qu’en 1994. Trois ans plus tard, ils seront extirpés en faisant un trou dans le toit du bâtiment

( !), ils seront présentés au public au Salon Rétromobile suivant (février 1998) pour… fêter le

cinquantième anniversaire de la sortie de 2 CV.

1 Une notice par Jean-Louis Loubet, dans J.-C.Daumas dir., Dictionnaire historique des patrons français,

Flammarion, 2010, 1 614 p., pp. 74-76.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 13

Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 14

Prototype de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

Vers la commercialisation de la 2 CV

Dans le but de rendre le véhicule plus… présentable, bureau d’études et essayeurs

bricolent un chauffage, qui à l’heur de plaire à Boulanger, ajoutent un deuxième phare, deux

feux de position sur les ailes avant, un petit compteur rond, dont le câble actionne bravement

les essuie-glaces dont la 2 CV est maintenant dotée. Les sièges sont deux banquettes

minimalistes mais démontables et la lunette arrière est agrandie. Le plan quinquennal de

l’automobile, dit, du nom de son concepteur, plan Pons 1, qui limite Citroën (et Peugeot) aux

voitures moyennes et octroie les petites voitures à Simca (cf. la Simca 5 vue plus haut) et

Panhard (qui va sortir la Dyna), gêne un temps Boulanger, mais aussi Renault, qui veut sortir

la 4 CV, élaborée dans la clandestinité. Les pressions, notamment de la Régie, font voler en

éclat le plan Pons, Renault présente le prototype de la 4 CV au Salon de l’Auto de 1946 et la

commercialise un an plus tard.

1 Paul-Marie Pons, polytechnicien, haut fonctionnaire au ministère de la Production industrielle, 1904-1962.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 15

Que fait Citroën face à ces concurrences, celle de la 4 CV allant devenir d’ailleurs le

fond de sauce des conversations de comptoir dans les années 50, auxquelles il faut ajouter la

deux places Rovin, véritable très petite voiture, aujourd’hui bien oubliée ? Boulanger choisit

une stratégie consistant d’une part à continuer à vendre la Traction, à présenter l’utilitaire H,

évolution du TUB d’avant-guerre, à roues avant motrices et intérieur quasi cubique et d’autre

part à prendre le temps de réorganiser l’usine de Levallois de moderne façon : une chaîne par

convoyeur de trempages des carrosseries (décapage, dégraissage, phosphatation, apprêt,

peinture, séchage) est installée. Boulanger réussit le pari de faire réaliser avec succès un essai

au mont Ventoux (1 911 m) à pleine charge et en plein mois d’août 1948, accepte le démarreur

électrique mais refuse la jauge électrique, il maintient le secret jusqu’au Salon de l’Auto

d’octobre 1948, treize ans après les premières études. Ce long délai est bien sûr le fruit de la

guerre mais également du désir de l’innovation technique, toutefois les hésitations sur la

pertinence du concept et le perfectionnisme technique ont fait perdre du temps, alors que les

études de marché faites « sur route » en 1935 étaient tout à fait judicieuses. Le temps perdu se

rattrape-t-il ?

La foule qui entoure les trois 2 CV présentées est énorme, le président de la République,

Vincent Auriol (1884-1966), dubitatif (paraît-il), l’écho dans la presse considérable et le

dépliant publicitaire anémique. On n’en est pas encore à la commercialisation, annoncée pour

1949, et c’est seulement le 24 juin 1949 que la 2 CV est une deuxième fois présentée aux Mines,

cependant sous un aspect différent du véhicule d’avant-guerre, notamment avec son démarreur

électrique, un ampèremètre, une petite trousse d’outillage, mais sans les lanternes d’ailes qui

avaient figuré sur plusieurs prototypes. Elle reçoit néanmoins la même appellation officielle

que le 28 août 1939 : « 2 CV A », le véhicule présenté aux Mines étant numéroté 000 001, avec

« moteur d’essai » n° 002 280. En définitive deux cylindres opposés à plat, de 375 cm3, une

puissance SAE de 9 chevaux, puissance fiscale de 2 CV bien sûr, un rapport volumétrique très

faible pour se satisfaire de la médiocre essence du temps (6,2), un ventilateur huit pales pour le

refroidissement par air, un carburateur Solex de 22 ( !), une boîte de vitesse à quatre rapports,

une transmission avant par cardans et des pneus de 125 X 400. La 2 CV adopte une structure

classique à carrosserie monopièce et châssis plate-forme, mais avec une suspension

révolutionnaire à quatre roues indépendantes par bras tirés à l’arrière — et poussés à l’avant —

équipés de ressorts hélicoïdaux, et pour les premiers modèles, de batteurs à inertie, qui seront

remplacés dans les années 70 par des amortisseurs hydrauliques classiques. Les freins sont à

tambours dans les roues arrière et en sortie de boîte à l'avant, la commande est hydraulique

comme sur la Traction, la direction est à crémaillère ; en 1982 les freins avant recevront des

disques. Dès le départ de la commercialisation, Citroën monte sur la 2 CV le pneu à carcasse

radiale que Michelin vient d’inventer, le « X ». Un fantastique mélange de modernisme et

d’archaïsme…

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 16

Le lundi 11 juillet 1949 la 2 CV est « mise sur chaîne » à Levallois, avec une production

de… six véhicules pour le premier jour. Le lendemain trois 2 CV seulement sont produites 1 ;

le 15, cinq voitures sortent de chaîne, dans les jours qui suivent les chiffres sont très variés.

Avec les 2 CV fabriquées en juillet, une tournée de présentation aux concessionnaires est faite,

mais c’est seulement le 22 septembre que le prix de la 2 CV est fixé, à 228 000 francs. Il va très

vite grimper, à 235 000 F (1er juillet 1950), 254 100 F (12 février 1951)… De toute façon, la

production reste faible (102 voitures en septembre, après le mois de vacances en août, 139 en

octobre, 290 en novembre, 329 en décembre, soit au total 875 pour l’année 1949) et la direction

parisienne garde la haute main sur… le choix des clients, privilégiant ceux qui utiliseront la

petite voiture pour leur travail : pêle-mêle, dans une France assez fantasmée par Citroën, les

petits agriculteurs, les artisans, les ecclésiastiques de campagne, les boulangers, les instituteurs,

les infirmières, les représentants de commerce, etc. J’ai ainsi le souvenir d’enfance d’un voisin,

M. Filloux, représentant pour les engrais Dauby qui « touchait » une 2 CV neuve chaque année,

s’assurant ainsi contre les pannes, pourtant rares. Et bien sûr, mon oncle Maurice, curé du

Perray-en-Yvelines (1953-1956) puis de Brétigny-sur-Orge (1956-1962) fut « prioritaire » pour

une série de 2 CV qui remplaça sa moto de vicaire de Chatou 2.

1 Divers auteurs ont essayé de classer les fabrications en fonction des numéros de châssis ; en fait les numéros ne

se suivent pas…

2 Trois paroisses du diocèse de Versailles, Seine & Oise.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 17

2 CV et religieuse Rétromobile 2008

Au Salon de 1949 la 2 CV est présentée, capot levé sur son moteur, aux ministres Robert

Lacoste (1898-1989) et Antoine Pinay (1891-1994). Les premières années de fabrication sont

laborieuses : faibles cadences, chiffres annuels de production bas (6 196 exemplaires en

1950 !), d’où la rareté des véhicules subsistant aujourd’hui, longs délais de livraison, qui

enflent : dix mois en 1950, un an et demi en 1951, plus de trois ans au milieu des années 50…

Citroën croit-il vraiment au succès populaire de sa petite voiture ? Boulanger doute de la

capacité du marché à absorber une production de masse et il investit peu. Ne prenant pas la voie

de la production de masse, mais celle de l’avance technique (et Citroën ira plus loin encore avec

la DS), à la fin des années 1940 et au début des années 50, « Citroën est incapable de dominer

la construction automobile alors que ses usines ou ses programmes étaient en droit de le lui

permettre », affirme Jean-Louis Loubet 1. Néanmoins les défauts de fabrication de la 2 CV sont

peu nombreux, grâce au « super-contrôle » instauré par Michelin, les pannes rares, et les

heureux propriétaires de cette voiture typique, pour longtemps encore, des temps de pénurie,

sont enthousiastes, en parlent autour d’eux, font des envieux et des clients aventureux passent

1 J.-L.Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999,

415 p., p. 38. L’auteur ajoute, page suivante, la rancœur, durable, de Citroën vis-à-vis de Renault.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 18

même les Alpes et les Pyrénées ! Les tout premiers clients, habitant tous la région parisienne,

sont un cultivateur « de Neuilly-sur-Seine » (il s’appelle M. Babeur, est-ce un canular ?), un

représentant en salaisons à Meaux (M. Daucet), une assistante sociale de Château-Thierry (Mlle

Domuie), et le comédien Daniel Ivernel (1918-1999), de Versailles, qui descend d’une traite à

Rome. Le 22 décembre 1949 débutent, à l’attention des membres du réseau Citroën, en

commençant par ceux des établissements qui ont déjà reçu une 2 CV, les « cours techniques 2

CV », en stages de trois jours qui ont lieu à Paris, avec une cantine et des réservations de

chambres d’hôtel.

Production, commercialisation et évolution

Alors que les cadences de fabrication de la berline 2 CV et que les livraisons au réseau

sont encore faibles, le bureau d’études travaille sur une version fourgonnette, mue toujours par

le moteur de 375 cm3 mais fort astucieuse. Elle est présentée en avant-première au Salon 1950.

Quelques semaines après le Salon, le 11 novembre 1950, Pierre Boulanger se tue au volant de

sa Traction, près de Clermont-Ferrand 1. C’est seulement le 16 février 1951 que l’utilitaire

léger est homologuée, sous le nom de 2 CV AU (U pour « utilitaire ») ; il reçoit un accueil très

favorable, le document publicitaire cible en dix photos le quincaillier, le sabotier, l’assistante

sociale, le photographe, le médecin, le viticulteur, le bimbelotier, le petit forain, le boulanger et

le représentant (dans cet ordre, remarquablement illogique) ; les commandes sont nombreuses

mais les délais de livraison fort longs, comme pour la berline… Curieusement les

administrations sont oubliées dans la liste, alors que les Postes, Télégraphes et Téléphones

(P.T.T.) vont utiliser largement le véhicule et le faire illustrer par un timbre-poste en 1958, pour

la Journée du Timbre qui, cette année-là, célèbre la « mécanisation de la distribution rurale ».

Nonobstant ce problème, commun à la berline et à son dérivé, problème que les histoires

familiales conserveront en mémoire très longtemps, Pierre Bercot (1903-1991) développe la

publicité, en ayant recours à l’agence de publicité de Robert Delpire (1926-2017), et crée en

1957 le service presse grâce à Jacques Wolgensinger (-2008). Le premier reprend l’idée du

prospectus avec des photos de professions potentiellement intéressées par la 2 CV : elles sont

seize pour la berline, du boulanger au petit forain, qu’on a déjà vus pour la fourgonnette, en

passant par des figures connues (le photographe, l’assistante sociale…), mais aussi par des

nouveaux venus : le vétérinaire, le réparateur de tracteurs, le fumiste, le représentant en clôtures

(sic)… En 1956 la 2 CV entre au Panthéon de la bande dessinée en figurant dans L’Affaire

Tournesol d’Hergé, qui fera par la suite souvent apparaître des Citroën dans Les Aventures de

1 À l’heure actuelle cinq descendants de Pierre Boulanger sont membres du Club des Amis de la 2 CV (18

lotissement Mégemont 63370 LEMPDES).

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 19

Tintin et donnera sa caution dans les années 1970 et 1980 à des catalogues Citroën utilisant les

personnages de sa saga.

2 CV A de 1953 (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 20

2 CV A de 1953 (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

2 CV AK (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 21

Fourgonnette 2 CV Yacco Rétromobile 2016

Comment gagner de l’argent avec une petite voiture dont le faible prix est justement

l’argument de vente majeur ? L’aporie est manifeste. Toutefois, Citroën met sur pied un moyen

simple qui lui procure de la trésorerie : faire payer les 2 CV par le concessionnaire dès la sortie

d’usine et non à la sortie du garage par le client ! En 1954 est lancé un modèle de 2 CV doté

d’un moteur de 425 cm3 (12 chevaux), la 2 CV AZ, qui permet aux ventes de l’année de

dépasser les 70 000 ; elle est relayée deux ans plus tard par la AZL (L pour « luxe »), dotée

d’une large lunette arrière rectangulaire et d’une capote en tissu plastifié de couleur. Faisant

suite à de nombreuses demandes de la clientèle, jusque-là satisfaites, faute de mieux, par des

accessoiristes, Citroën offre une porte de malle en 1957 au modèle 2 CV AZLP (P pour

« porte »…).

Les accessoires, d’abord sévèrement interdits par la direction de Citroën :

Accessoires pour 2 CV ? De très nombreuses malles arrière de différentes formes, des

capotes en synthétique, des entrebailleurs de vitres, une transformation en six glaces, des

antivols pour roue de secours, un support de roue de secours sous le capot, des enjoliveurs

Robri, G.H. et Cipa, la jauge à essence électrique Dagonet, la jauge à huile Labinal, le voyant

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 22

de minimum d’huile Oil Securit, des tubulures d’admission (comme la RAF de 1954,

fonctionnant avec deux carburateurs), des postes de radios, des glaces avant descendantes, des

planches de bord, un mobilier de camping complétant les banquettes, des dispositifs durcissant

la suspension, des glaces latérales pour la fourgonnette, un antivol de capote, des pare-chocs en

caoutchouc, des avertisseurs de dégonflage des pneus, des nourrices d’essence de réserve, des

coffres à gants fermant à clé, des éclairages du compteur de vitesse, etc., etc.

2 CV 1957 Boutigny-sur-Essonne 2010

En cette année 1957, qui voit la sortie de la 2 CV AZLP, la production de la 2 CV

dépasse pour la première fois les 100 000 exemplaires, ce qui la fait dépasser celle de sa

concurrente ayant d’emblée choisi la production de masse, la 4 CV Renault. Ces progrès dans

la présentation de la voiture s’accompagnent d’un net virage dans la publicité Citroën, qui

désormais associe de plus en plus les femmes à l’image de la 2 CV, aux antipodes des chiches

dépliants du début qui insistaient sur l’ « outil de travail », voire le « bleu de travail », et le

complet des représentants de commerce. Robes corolles et bouts de jupon apparaissent sur les

photos, et pas seulement du fait de jeunes femmes faisant leurs courses : elles posent devant

des décors photogéniques, mais ne sont pas encore en pantalon et, pis, en jeans… C’est en Italie

qu’apparaissent les premières photos publicitaires où un modèle montre ses genoux !

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 23

À la fin des années 50, Citroën dépasse la production de Simca et devient le deuxième

constructeur automobile français, toutefois loin derrière Renault 1. Faute de place à Levallois,

Citroën est obligé de sous-traiter une partie de la production de la 2 CV à la société ENAC à

Bezons et surtout à l’étrange société VELAM de Puteaux, dont les activités vont du poids lourd

au « pot de yaourt », l’Isetta sous licence BMW. En décembre 1960, rajeunissement stylistique

important, de nombreuses nouvelles teintes sont proposées pour la 2 CV, elles sont beaucoup

plus gaies que le gris souris de l’époque de pénurie initiale 2, les roues sont changées, ce qui

modifie heureusement la silhouette du véhicule, le capot passe en cinq nervures et la calandre,

amovible, est en aluminium. En 1961, pour répondre à la sortie de la R 4 de Renault, Citroën

confie à la société ENAC la tâche de concevoir une 2 CV à hayon, qui, sous le nom de « 2 CV

Mixte » (sic), figure deux ans au catalogue Citroën, sans vraiment convaincre.

2 CV 1960 Sault-les-Chartreux, 28 septembre 2008

En 1963 la 2 CV AZAM s’inspire de sa grande sœur, l’Ami 6, en offrant au client

enjoliveurs de roues et banquettes épaisses. En 1964 (enfin !) la 2 CV abandonne les « portes

suicides » : ses portières ouvrent désormais « dans le bon sens »… En 1965, nouveau

rajeunissement stylistique, avec une nouvelle calandre (trois lames, aluminium), des joncs de

pare-chocs en plastique noir et une troisième glace latérale qui lui permet d’être appelée

« limousine » par les puristes mais ne fait qu’introduire en France une pratique déjà éprouvée

1 Suivent Simca Peugeot (d’assez près) et Panhard (loin derrière).

2 Au total, la 2 CV aura en France 61 teintes différentes, sans compter les teintes spécifiques à la Charleston.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 24

en Belgique depuis huit ans. En 1967 la sortie de la Dyane fait réduire la gamme 2 CV à la

seule AZLP, balayée en 1970 par les nouvelles motorisations, plus puissantes, de la 2 CV 4 et

de la 2 CV 6, qui offrent une véritable seconde vie à la 2 CV, point du tout tuée par la Dyane

(voir plus loin). En 1974, important changement de style pour les phares, qui deviennent

rectangulaires. Mais, tout cela, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, est

dramatiquement inclus dans l’effondrement financier et industriel de Citroën, obligé de se

rapprocher d’abord de Fiat puis de Peugeot. Michelin, toujours propriétaire de Citroën, vend

Citroën en 1974 à Peugeot et le groupe PSA naît. Ceci est une autre histoire industrielle, qui

n’est plus vraiment une aventure, mais en 1974 sont encore vendues 146 943 exemplaires de 2

CV, ce qui mérite quelque considération car ces chiffres sont très supérieurs à ceux des années

50…

2 CV 6 Spécial 1988

Flaminio Bertoni a plus de liberté après le décès de Boulanger et il fait évoluer le capot,

la porte de coffre, la calandre (1966) et les pare-chocs. La 2 CV 4 apparaît en 1970. Le moteur

est un 435 cm3 qui développe une puissance de 26 ch SAE à 7 00 tours/mn, avec toujours une

puissance fiscale de 2 CV, le rapport volumétrique est de 8,5, la batterie de 12 V, la voiture a

un alternateur et sa vitesse maximum passe à 102 km/h, avec une consommation moyenne

(donnée constructeur) de 5,4 litres aux 100 km, c’est-à-dire qu’elle est toujours faible, dans la

meilleure tradition 2 CV. Mais la même année apparaît conjointement une 2 CV 6 de 602 cm3,

les puissances étant de 3 CV fiscaux et de 33 ch SAE et la vitesse passant à 110 km/h (115 à

partir de 1981). Les batteurs à inertie sont supprimés en 1971 à l’arrière, en 1976 à l’avant : à

partir de cette date la 2 CV a des amortisseurs, comme tous les autres véhicules automobiles !

Une nouvelle fourgonnette, l’Acadiane naît en 1978, remplaçant la 2 CV utilitaire.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 25

Châssis de 2 CV (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

Les versions et les dérivés : une gamme véritable

Les dérivés et les prototypes de la 2 CV ont été fort nombreux, bon signe que l’aventure

industrielle de la 2 CV est un fleuve impétueux aux multiples bras. Derrière cela il y a un

« responsable de la gamme », Jean-Claude Bouquet, qui diversifie la production de la 2 CV.

On a vu plus haut la fourgonnette, qui fit les beaux jours des PTT et de l’Équipement ; il faut

bien sûr ajouter la Dyane (1968-1983) et l’Acadiane, la fourgonnette dérivée de la Dyane ou

plutôt à la fois de la 2 CV et de la Dyane, la Méhari (144 953 voitures produites), et, au fond,

trois modèles dits intermédiaires dans le gouffre industriel séparant la 2 CV et la DS, l’Ami 6

(1961-1971), l’Ami 8 (1969-1979) et l’Ami Super (1973, le moteur de la GS dans une caisse

d’Ami 8), fabriquées à Rennes-La Janais.

Production de l’Ami 6 : 483 986 berlines, 551 880 breaks et 3 518 utilitaires (« Service » et

« Entreprise »), soit au total 1 039 384 véhicules.

Production de l’Ami 8 : 342 713 berlines, 386 582 breaks et 26 630 « Service », soit au total

755 925 véhicules.

Production de l’Ami Super : 24 797 berlines, 19 220 breaks, 801 Service, soit 44 820 véhicules.

L’idée de la Dyane vient de l’absorption de Panhard par Citroën et de l’abandon de la

velléité de se rapprocher de Peugeot, à un moment où la Direction générale de Citroën envisage

de moderniser la ligne générale de la 2 CV : l’étude d’une nouvelle carrosserie est confiée au

bureau d’études de Panhard. Le nom choisi est l’anagramme de Dyna et l’homologation est

faite en 1967 ; les premières Dyane sont commercialisées en juillet 1967 et le nouveau véhicule

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 26

figure au Salon de 1967. La production s’arrête en 1983, après 1 443 583 véhicules, soit

beaucoup moins que de 2 CV, dont la production survit plusieurs années à la mort de la cadette,

présumée remplaçante ! L’Acadiane est la greffe de l’avant de la Dyane sur une fourgonnette

AZU, elle est produite de 1978 à 1987, entièrement dans l’usine espagnole de Vigo 1.

La Méhari est due à l’initiative d’une petite société, la SEAB (Société d’Exploitation et

d’Application des Brevets) du comte Roland Paulze d’Ivoy de la Poype (1920-2012), qui

conçoit une carrosserie en plastique (l’acrylonitrile butadiène styrène thermoformé, l’ABS 2) à

monter sur une plate-forme de 2 CV 3. L’ingénieur en charge du projet est Jean Darpin, le

styliste Jean-Louis Barrault (né en 1938) et l’usine est à Villejuif. Les bons débuts poussent

Citroën à mettre à son catalogue la Méhari, carrosserie en ABS teinté dans la masse, rivetée sur

une armature métallique elle-même fixée sur une plate-forme de 2 CV raccourcie de 40 cm.

Mais l’absence de plans chez SEAB force à relever toutes les cotes sur des véhicules pour

pouvoir usiner dans des conditions industrielles acceptables ! La présentation officielle se fait

le… 16 mai 1968 : vingt mannequins, pour beaucoup fort dénudés et un peu flower power, dans

l’air du temps, présentant à Deauville huit Méhari de huit couleurs différentes. Le démarrage

est d’abord lent pour la « Dyane-Méhari » (c’est son nom officiel) puis la Méhari (tout court,

très vite) s’avère être un gros succès, grâce à toutes ses qualités, dont le moindre prix que la

Renault 4 Plein Air, beaucoup moins aboutie, puis que la Renault Rodéo. Au total 144 953

Méhari sont fabriquées, jusqu’en 1987, les premières chez SEAB, société épaulée par ENAC

(Exploitation nouvelle d’Automobile et de Carrosserie) à Bezons, puis par les usines Citroën

(y compris à Forest et à Vigo, en Espagne) et Panhard, les dernières étant montées à Mangualde,

au Portugal. Un hard top est fabriqué et commercialisé par ENAC à partir de 1971. Une Méhari

4 X 4 (602 cm3), aux capacités de franchissement exceptionnelles mais au prix très élevé, est

révélée le 23 mai 1979 et fabriquée entre 1980 et 1987 en environ 4 000 exemplaires. Une série

spéciale, la Méhari Azur, voit le jour en 1983, d’abord série limitée puis version à part. Un

dérivé militaire (métallique), le A 4 X 4 (1981), est proposé, en vain, la Défense nationale

préférant le Peugeot P4, à carrosserie de Mercedes-Steyr Puch.

La 2 CV bénéficia d’adaptations à l’étranger : la Baby Brousse (Iran et Côte d’Ivoire,

31 953 exemplaires de 1963 à 1979), la Dalat (Viet-nam, 1969-1975), la 2 CV « Week-end »

1 253 393 exemplaires, fort loin des 1 294 335 fourgonnettes 2 CV (sur 21 ans…).

2 Le matériau de base est fabriqué par la société Marbon France, filiale de la société américaine Marbon Chemical.

Il est livré sous forme de plaques à SEAB et ENAC.

3 Personnage hors du commun, Roland de la Poype, ancien pilote de chasse de Normandie-Niémen, était l’un des

Compagnons de la Libération les plus décorés ; il avait créé en 1952 le berlingot de shampooing Dop, dessiné par

Vasarely, et fabriqué bon nombre d’emballages en plastique, exportés dans le monde entier. En 1970,

parallèlement à l’aventure de la Méhari, il fonde le Marineland d’Antibes…

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 27

(Belgique), la 2 CV pick-up de la Royal Navy britannique et du Chili, la 2 CV « Bijou » en

polyester (Grande-Bretagne, 1959-1964, 211 exemplaires), la Pony (Grèce, 1976-1983, 17 000

ex.), la Citroneta produite dans l’usine Citroën d’Arica au Chili (1960-1970). Il faut ajouter le

cas plus typique du développement automobile française se penchant sur le Tiers Monde, la

FAF, c’est-à-dire la « Facile à fabriquer », ou « à financer », au Portugal et au Sénégal, un

dérivé métallique en tôles pliées et non embouties, comme dans la TPV d’origine, de la Méhari

4X2, révélé à la Foire de Dakar (28 novembre-10 décembre 1978), soit avant la présentation de

la Méhari 4X4 : 2 295 exemplaires au total.

Baby Brousse 1972 (Rétromobile 2015)

Outre ces dérivés et ces filiations plus ou moins connues, la mémoire collective retient

le fameux embrayage centrifuge qui apparaît dès 1955, avant de devenir optionnel à partir de

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 28

1961, mais aussi bien la « 2 CV Sahara » (4 X 4), voire la version « pays d’outre-mer » qu’est

la 2 CV PO.

La 2 CV 4X4 fut précédée empiriquement de quelques prototypes artisanaux, dont l’un

au moins, celui de l’ingénieur aéronautique Bonnafous, doté de deux moteurs de 375 cm3, fut

homologué, en juillet 1955. La maison Citroën chargea Marcel Chinon, entré chez Citroën à 16

ans, en 1916, de réaliser un véhicule léger à quatre roues motrices, pour équiper les sociétés

pétrolières travaillant au Sahara. Le premier prototype Citroën ne pouvant rouler qu’avec les

deux moteurs en marche, Jean-Claude Bouquet est chargé en 1957 de réaliser un projet avec

désaccouplement possible des deux boîtes de vitesses, avant et arrière, ce qu’il fait, Panhard,

racheté par Citroën, étant chargé des études et des prototypes. Les premiers essais ont lieu dans

la Mer de Sable de la forêt d’Ermenonville puis dans le massif forestier de Fontainebleau (forêts

des Trois-Pignons et/ou de Fontainebleau). Ils permettent des progrès : renforts de la plate-

forme, tôles de protection basse, un seul (gros) levier de vitesses, etc. Les capacités de

franchissement sont remarquables, il est possible de rouler avec l’un ou l’autre des deux

moteurs, ou avec les deux ensemble. Le 7 mars 1958, un prototype est présenté à la presse à la

Mer de Sable, il réapparaît — dans la section « utilitaires » — au Salon de l’Auto de 1958 ; la

production est confiée à l’usine Panhard de l’avenue d’Ivry, mais l’homologation aux Mines

attend le 11 octobre 1960, sous l’appellation « 2 CV AZ 4 X 4 », et la commercialisation ne

commence qu’en février 1961. Vingt exemplaires ont été fabriqués en 1960, 274 le sont en

1961, mais la production retombe à 112 exemplaires en 1962. Au total cet étrange véhicule,

abusivement appelé « 2 CV Sahara », qui fait aujourd’hui la joie et la fierté de quelques

collectionneurs, fut produit, pendant dix ans, de 1961 à 1971, à 694 exemplaires, achetés par

des compagnies pétrolières, juste avant et après l’indépendance de l’Algérie, après

l’indépendance des colonies françaises d’AOF et AEF, par des sociétés privées et EDF pour la

construction de barrages en montagne, des médecins des mêmes régions, et même la

gendarmerie espagnole.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 29

2 CV Sahara : moteur arrière (Boutigny-sur-Essonne, juin 2008)

De 1982 à 1998, Marc Voisin fabriqua avec succès environ 800 exemplaires d’une toute

autre 4 X 4 sur base de 2 CV, qui fut baptisée « Voisin 4 X 4 » : une transformation « à la

carte », au gré du client, un seul moteur, emprunté à un véhicule plus puissant de la gamme

Citroën, toute une gamme de boîtes de vitesses, un crabotage du train arrière, des options

extrêmement nombreuses, tout cela en kit ou installé dans l’atelier de Livet, près de Vizille,

dans l’Isère.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 30

2 CV 4 X 4 Voisin de Rétromobile 2010

La 2 CV, bon signe de l’intégration de l’ex-TPV et de son aventure industrielle dans la

société française du dernier tiers du XXe siècle, eut des séries limitées : Spot (1976, 1 800

exemplaires bicolores), 007 (500 exemplaires seulement, 1981), France 3 (1983, 2 000

exemplaires), Dolly (1985, 5 000 voitures), la 2 CV Cocorico, au moment de la fermeture de

Levallois, en 1988, et aussi la Dyane Caban (1977, 1 500 exemplaires) et la Méhari Azur.

Quelques séries limitées furent le fait de filiales étrangères de Citroën, comme la 2 CV Mundial,

commercialisée en 1982 à l’occasion de la Coupe du Monde de football de Barcelone. La 2 CV

Charleston fut d’abord une série limitée (deux couleurs, retour aux phares ronds), certes

fabriquée en un grand nombre d’exemplaires (8 000) en 1980 et 1981, puis elle devint la 2 CV

6 Charleston, un modèle figurant au catalogue Citroën, de juillet 1981 à la fin de l’aventure

automobile, en 1990.

Après la Charleston, la plus célèbre de ces séries limitées est la Spot, réputée la première

série limitée française, ce qui n’est pas exact car elle fut précédée de quelques jours par la Simca

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 31

1000 Extra, produite de début avril à septembre 1976 (1). Ces deux véhicules incarnent un

double renversement de stratégie industrielle et commerciale de la part des deux sociétés

productrices, Simca et Citroën. La première, autrefois flamboyante et gourmande de « coups »

publicitaires, chercha simplement à finir l’année-modèle (encore des phares ronds, etc.) d’un

véhicule vieillissant, en récompensant à moindres frais et sans guère de publicité une clientèle

fidèle et hésitant devant le tout à l’avant. Au contraire, Citroën, qui avait lancé la 2 CV avec la

parcimonie industrielle assez grise que nous avons étudiée plus haut, créa l’événement avec la

Spot, lancée à grand renfort de publicité, avec un slogan encore Trente Glorieuses (« Que la

fête commence ! »), et dévoilée le même 10 avril 1976 dans toutes les concessions Citroën de

France et de Navarre, égayées par un concours de vitrines. Produite avec un astucieux sens de

l’économie industrielle — il s’agit de récupérer la fabrication du moteur de 435 cm3, boudé

depuis l’apparition de la 2 CV 6 et son moteur de 602 cm3, ce que Citroën n’alla pas crier sur

les toits — la Spot séduisit, notamment par sa robe, jeune et colorée, due au styliste Serge

Gevin, rapporta de coquets bénéfices à Citroën et laissa une trace indélébile dans la mémoire

collective, à la différence de la trop discrète Simca 1000 Extra. 2 800 exemplaires furent

fabriqués, dont 1 000 pour l’exportation, avec pour certains marchés l’incontournable moteur

de 602 cm3 de la 2 CV 6…

2 CV 007 Rétromobile 2007

1 L’auteur possède une Simca 1000 Extra vert Adriatique, en version autoradio, et avec quelques options (deux

rétroviseurs extérieurs, roues alliage, etc.). Il n’en traitera pas moins avec objectivité de la 2 CV Spot !

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 32

2 CV Dolly (Expo Show à la Cité des Sciences de La Villette, 2008)

Aucune autre voiture française ne connut autant de transformations artisanales que la 2

CV. René Bellu et Marc-Antoine Colin écrivent :

« à Côté des berlines de série et des Dyane, Méhari ou autres modèles dérivés créés

par l’usine, d’innombrables versions spéciales ont été réalisées par des particuliers, des petits

constructeurs indépendants ou des filiales étrangères » 1

Les artisans ingénieux profitent dans les années 50 des longs délais d’attente pour les

véhicules standard neufs ! Émergent à peu près en même temps du lot l’élégante 2 CV Radar,

conçue par Robert Radar (1905-1974), Belge, à Liège, en 1956, et largement utilisée dans le

cadre de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958, et la barquette de l’ingénieur Pierre

Barbot (1952-1953) qui, pilotée par Jean Vinatier père et fils et sponsorisée par Yacco, battit

neuf records internationaux sur le circuit de Montlhéry. Il faut citer aussi les élégantes

transformations faites en 1952-1953 par le designer Philippe Charbonneaux (1917-1998) et

destinée à livrer du champagne pour le compte de la société Silva, les Marland Jorgia dessinées

par le même Charbonneaux (1972-1975), l’UMAP 2, une carrosserie, agréable à l’œil (elle était

fabriquée par Chappe & Gessalin, à Saint-Maur-des-Fossés), en polyester, sur plate-forme

1 René Bellu et Marc-Antoine Colin, « Les 2 CV spéciales », Automobilia, n° 61, mars-avril 2003, pp. 19-30.

2 Usine moderne d’applications plastique, une entreprise créée à Bernon (Aube, une commune célèbre pour ses

escargots, sic) par Camille Martin. Une fausse sportive à cause de son petit moteur, et un prix très élevé (2,5 fois

celui d’une 2 CV).

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 33

d’origine (1957-1959), les barquettes de Jean-Marie de Pontac (1955-1957), les berlines

surbaissées et coupés de Jean Dagonet, installé à Faverolles, dans la Marne (1956-1957), avec

des kits distribués encore dans les années 1990 et les premières années du siècle suivant, la 2

CV « Vertige » (dans les années 80), un coupé de Guy Mismaque (1960), la 2 CV à toit ouvrant

du carrossier Clauzet, la 2 CV « bicéphale » d’Ansart & Teissere pour les pompiers de Cogolin

(Var), sur le modèle du véhicule militaire Panhard EBR (engin blindé de reconnaissance) : deux

moteurs et deux conducteurs se tournent le dos ! À l’étranger, signalons en Italie le coupé 2 CV

d’Allemano (1955-1956), en Allemagne la Fiberfab Sherpa (1975), au Liechtenstein la Safari

(1977).

Barquette 2 CV Yacco Reims 2007

2 CV UMAP 1958 (Rétromobile 2010)

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 34

Les usines dédiées à la 2 CV

L’usine française dédiée à la fabrication des 2 CV fut, on l’a vu, celle de Levallois, dans

la banlieue parisienne, fondée en 1900 par Adolphe Clément (1855-1928), dont l’entreprise

était devenue Clément-Bayard en 1903. Elle est d’abord louée par André Citroën pour la

fabrication de la 5 HP puis, après la mort d’Adolphe Clément, achetée en 1929 puis agrandie.

L’usine était implantée le long de la Seine, quai Michelet, la surface totale était de 211 949 m2,

dont 121 434 m2 couverts. L’évacuation des 2 CV se faisait par camions, créant de nombreux

embouteillages dans la ville. Cependant un problème de place se posa toujours, surtout avec la

montée en puissance des dérivés de la 2 CV. En conséquence Levallois fut toujours l’usine

automobile où la part des convoyeurs aériens fut la plus importante : 14 kilomètres de

convoyeurs serpentaient parmi les ateliers, usinage, montage des organes (les moteurs sont

assemblés dès l’origine en postes individuels, rappelons-le 1), ferrage, phosphatation et

peinture, et enfin montage. Au total 3 900 personnes s’activent, au maximum de l’activité de

l’usine. Le lundi 29 février 1988 l’usine de Levallois arrête la production de la 2 CV, après en

avoir fabriqué 3 418 317 (ainsi que 8 513 737 moteurs). La dernière 2 CV fabriquée à Levallois

avait été depuis… 1978 retenue par avance par Roger Brioult (1921-2012), le journaliste

rédacteur en chef (à la retraite) de la Revue technique automobile ; elle lui fut livrée le 23 mars

1988 en concession puis à domicile, munie d’un certificat d’authenticité ; Roger Brioult,

désireux de conserver intacte la voiture pour l’éternité, avait insisté pour qu’elle ne roule pas

par ses propres moyens ; il la garda chez lui bien au sec, dans le petit musée automobile qu’il

avait constitué au fond de son jardin, malheureusement en 2012, alors que la santé de son

propriétaire déclinait, elle fut dérobée puis incendiée par des vandales, ce qui hâta sans doute

la fin du citroënniste passionné qu’était Brioult, qui mourut une semaine après le vol. Plus d’un

demi-million de 2 CV ont été fabriquées chez Panhard, avenue d’Ivry (à Paris) et 422 000 l’ont

été à Rennes. À Levallois bureaux et immeubles de standing occupent le site de l’usine Citroën

et même les bistrots d’ouvriers autour de la station de métro Pont de Levallois ont disparu.

De 1952 à 1988 la 2 CV a été également produite dans l’usine belge de Forest, mise en

service en 1926 à proximité de Bruxelles. Forest est devenue la deuxième usine fabriquant la 2

CV dans le monde, derrière Levallois, avec au total 817 761 véhicules. Le modèle belge est

d’emblée considérablement enjolivé par rapport au modèle français ; il passe en 425 cm3 dès

1954 ; une fourgonnette 2 CV est tôt produite. Les modèles spécifiques sont nombreux : 2 CV

Luxe, 2 CV AZL3, 2 CV AZAM 6, et en 1958, pour l’Exposition universelle de Bruxelles, la

1 Jean-Louis Loubet souligne justement que « le personnel est très peu favorable à ces changements. […]

L’opposition est telle que Citroën éprouve des difficultés à trouver des opérateurs voulant travailler hors la ligne.

La majorité préfère l’anonymat de la chaîne à la responsabilité du travail en poste individuel. » (J.-L.Loubet,

Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Histoire de stratégies d’entreprises, réédition, ETAI, 1999, 415 p., p. 58).

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 35

2 CV AZUL « Week-end », une fourgonnette « Utilitaire Luxe » bicolore, dotée de vitres

latérales et d’un siège passager basculant… Un artisan, Daniel d’Ieteren, réalisa en 1961 un

intéressant coach sur base de 2 CV. Parmi les 2 CV 6 Spécial belges une série limitée exclusive

salua en 1987 la fin de l’aventure industrielle belge, la 2 CV Perrier, fabriquée en 1 000

exemplaires.

L’usine de Vigo, en Espagne (Galice), fut la seule usine à produire l’Acadiane

(1 100 174 exemplaires). La 2 CV fut aussi assemblée en Argentine (à Buenos-Aires, 142 200

berlines), à Slough en Grande-Bretagne, à l’ouest de Londres, et dans treize autres pays de par

le monde. Bien qu’elle ait, avec bonheur, beaucoup d’éléments produits localement, à cause

des taxes à l’importation des éléments français, la 2 CV est beaucoup trop chère au Royaume-

Uni et la production de l’usine de Slough est donc très faible (672 berlines, 231 fourgonnettes,

131 pick-up), d’autant qu’en 1956-1957 Slough est arrêtée pour préparer la production de la

DS. L’usine de Mangualde, au Portugal, qui produit la 2 CV, à petite dose (76 821 voitures de

tous les types), continuera à le faire deux ans après la double fermeture de Levallois et de Forest.

Le 27 juillet 1990, à 16 heures, c’est ici que sort la dernière « deuche ».

L’aventure, ce n’est pas que l’aventure industrielle

L’aventure tout court, ce sont le sport, les raids et les loisirs, les traversées du Sahara, le

raid Paris-Kaboul, etc.

En 1952 un vendeur de la grosse concession Citroën Luchard de l’avenue de Neuilly,

Michel Bernier, se lance dans un tour de la Méditerranée en 2 CV (13 588 km en 37 jours),

avec le chirurgien qui l’a opéré de la colonne vertébrale quelques mois plus tôt, le professeur

Jacques Huguier, disciple d’Henri Mondor (1885-1962). À la fin de l’année suivante, Bernier

repart pour un Le Cap-Alger, avec son collègue de l’agence Citroën de Puteaux, Jacques Duvey,

voyage de 17 500 km tellement couronné de succès que les deux vendeurs Citroën enchaînent

sur le Rallye de Monte-Carlo. Le photographe Pierre Duvergier traverse le sud de l’Afrique

(17 000 km) en 1957-1958, toujours en 2 CV. En 1953-1954, quatre jeunes gens d’une

vingtaine d’années, Guy Viau, Jean-François de Boissezon, Claude Vogel et Jean Vinatier font

le tour de l’Afrique en 2 CV 1 ; en 1953-1954 toujours, deux Français de trente ans,

représentants de maisons de films, Jacques Cornet (1933-1999) et Henri Lochon, parcourent

1 Guy Viau, Le Tour d’Afrique en 2 CV de quatre jeunes français, Amiot-Dumont, 1956, 205 p. Jean Vinatier

devait devenir un grand coureur automobile.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 36

52 000 kms, sur deux continents, au volant d’une autre 2 CV Citroën 1. Le premier tour du

monde dans cette déjà mythique 2 CV est réalisé en 1958-1959 par deux étudiants de 24 ans,

amis d’enfance, Jean-Claude Baudot et Jacques Séguéla 2, une aventure de 100 000 kms et

2 247 heures au volant qui connaît une grande notoriété grâce à leur sens de la publicité —

déjà — et au livre à gros succès qu’ils en tirent, dans une collection intitulée « L’Aventure

vécue ». Baudot et Séguéla avaient réalisé un prélude, un prototype, en menant à bien un raid

Perpignan-Karachi en 2 CV (1955). Leur tour du monde démontre que la 2 CV est une

remarquable petite voiture, qu’ils ont achetée sur leurs économies et immatriculée 437 BM 66,

il prouve une amitié indéfectible, un solide courage et l’existence de frontières qui, dans leur

majorité, se franchissent plus facilement en 1958-1959 qu’au début du XXIe siècle : au fond,

seules l’URSS et la Chine populaire sont rétives au passage, d’où une traversée du Pacifique en

bateau, de Los Angeles à Yokohama. Le trio, si je puis dire, traverse cinq continents, huit

déserts et connaît moult aventures, dont certaines auraient pu tourner au tragique. « C’est la

"nouvelle vague" de l’aventure », conclut la quatrième page de couverture, avec un sens

éditorial de la formule. En un an et un mois d’odyssée, les deux amis passent des précautions

initiales qui leur font emporter deux fusils de chasse, deux pistolets, deux poignards, deux paires

de pantoufles et le récent tome IV de l’Histoire du peuple français de l'historien Georges

Duveau (1903-1958) à un vrai regard sur le monde et sur eux-mêmes. Baudot et Séguéla

s’intéressent aux gens, à la santé (Séguéla est alors étudiant en pharmacie), aux paysages, aux

différences de langues et de cultures, aux animaux, découvrent le sous-développement et les

réalités des différents ordres coloniaux, le pragmatisme de Citroën qui ne les sponsorise pas

mais les aide après leur retour puis profitera de ce premier tour du monde pour organiser dans

les années 70 les raids Paris-Kaboul et Paris-Pékin. Les deux compères relaient peu les clichés

et stéréotypes des magazines, ils savent compter leurs kilomètres, leurs anciens francs et leurs

80 030 NF au total (128 000 euros environ), démonter et remonter leur moteur, ils sont capables

de sourire (après coup) de leurs mésaventures, accidents, kidnapping, tentative de double

mariage forcé, etc. Émaillé d’incidents, de vols et même d’accidents, charpenté par un grand

sens de l’observation et en général un indéniable esprit critique, enjolivé sans doute par la

rédaction finale, l’exploit de Baudot et Séguéla a un but ou des buts visibles, des utilités

explicites, et il est un formidable voyage par procuration pour la génération du baby-boom,

dont les représentants les plus âgés entrent dans l’adolescence. Il permet à ces jeunes de

1 Cf. J.Cornet & H.Lochon, Deux hommes, 2 CV, deux continents, P.Horay, 1954, 255 p., réédition Jacques Cornet,

2 hommes, 2 CV en Asie. Paris-Tokio et retour, Horay, 1957, 214 p., réédition, F.O.T., 1963, 255 p. Jacques Cornet

devait accomplir six autres périples à travers le monde : en 1953 en 2 CV, Canada-Terre de Feu-Sahara, 52 000

kms en 367 jours, en 1956-1957, avec un nouvel équipier, Georges Kihm, Paris-Tôkyô et retour en 9 mois et

45 000 kms, toujours en 2 CV. Cf. Jacques Cornet, Georges Kihm et Henri Lochon Autour du monde. L’Amérique,

l’Afrique, l’Asie, F.O.T., 1974, 351 p. Henri Lochon devait vivre en 1956 une autre aventure, cf. H.Lochon, En 2

CV chez les primitifs Indiens Tarahumaras de la Sierra mexicaine, Horay, 1956, 224 p.

2 Jean-Claude Baudot & Jacques Séguéla, La Terre en rond, Flammarion, coll. « L’Aventure vécue », 1960,

282 p., réédition, Ouest-France, 1990, 304 p.

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 37

dépasser la géographie scolaire, les contraintes familiales et la petite voiture du curé ou du

tonton 1. Il est aussi un exemple, sportif, moral et intellectuel, le texte se concluant par « Ce

long voyage nous a surtout appris que l’aventure est, en fin de compte, intérieure. »… On peut

citer aussi la traversée du Sahara en 2 CV par Xavier Defos du Rau et Henri Saut, dans le but

de faire de l’alpinisme dans le Hoggar…

2 CV Baudot et Séguéla ( ?) réimmatriculée. Rétromobile 2016

Le service de presse des Relations publiques de Citroën institue en 1957 le Prix du

monde en 2 CV ; la même année, Jacques Wolgensinger, entré chez Citroën en 1957 en vue de

créer le service des relations publiques, organise pour la 2 CV de nombreux raids en Afrique et

en Asie, ainsi que le 2 CV Cross. Le raid Paris-Kaboul-Paris est organisé en 1970, sur les traces

de la Croisière jaune : il rassemble 494 Deuches, Dyane et Méhari, 1 300 jeunes. En 1971 c’est

le Raid Paris-Persépolis : 13 800 km ; 467 véhicules, 1 300 jeunes ; deux ans plus tard, le Raid

Afrique, plus limité en nombre de participants. Jacques Wolgensinger crée en 1972 (22 et 23

juillet) le Pop’Cross (ou 2 CV Cross), sur un terrain proche d’Argenton-sur-Creuse. Le nom

1 Pour l’auteur de ces lignes, c’était le même personnage (voir plus haut).

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 38

vient d’un prototype Citroën de 2 CV modifiée avec un avant rappelant la Traction, sans suite,

mais à long terme cela donne l’idée d’une série limitée (voir plus haut).

Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960), en retraite, parcourt chaque hiver, seul en 2 CV,

le Sahara ; ils sont trois pour le raid africain (à travers le Ténéré, en plein été…) de Philippe de

Dieuleveult (1954-1985), Diane de Torquat (sa future femme, qu’il épousera en 1977) et

François Laurenceau en 1974 : une fourgonnette 3 CV et une remorque motorisée. C’est la

réussite.

Conclusion

Une aventure industrielle, avec une politique et ses retournements, les bons et les

mauvais choix, la mondialisation avant la lettre, l’adaptation à la pénurie puis aux Trente

Glorieuses… Et aujourd’hui ? C’est la tranquille aventure des collectionneurs, des clubs, des

refabrications, des revues spécialisées vendues en kiosque, le Conservatoire Citroën d’Aulnay,

les boutiques, les restaurations, éventuellement avec… des plates-formes neuves, galvanisées,

comme le châssis de Méhari Club Cassis, les répliques de véhicules spéciaux comme la Barbot,

les courses de vitesse avec des prototypes actuels, etc.

2 CV 1979, propriétaire et amis connaisseurs, la Simca 1000 Extra 1976 de l’auteur

L’AVENTURE INDUSTRIELLE DE LA 2 CV 39

2 CV Banania Jouarre 2011

Sources et bibliographie Pierre Bercot (1903-1991), Mes années aux usines Citroën : document privé, La Pensée universelle,

1977, 218 p.

Jacques Borgé & Nicolas Viasnoff, La 2 CV, Balland, 1977, 191 p. Roger Brioult, Citroën, l’histoire et les secrets de son bureau d’études, Edifree, 1987, 2 vol., 255 &

255 p. Nombreuses interviews.

Aurélien Charle, Citroën 2 CV sur les cinq continents, ETAI, 2017, 176 p.

Hugues Chaussin, « Citroën 2 CV Spot, plaisir illimité », dans Gazoline, août-septembre 2019,

pp. 18-25

Hugues Chaussin, « Citroën Bijou », Gazoline, mars 2021, pp. 14-21

Hugues Chaussin, « Citroën 2 CV A. L’éloge du minimalisme », Gazoline, août-septembre 2021,

pp. 16-23

Collectif, Voitures, breaks et utilitaires légers de collection, EPA-Hachette, 2008, 256 p., pp. 26-31

et 34-39

Jacques Cornet & Henri Lochon, Deux hommes, 2 CV, deux continents, P.Horay, 1954, 255 p.,

réédition, F.O.T., 1963, 255 p.

Jacques Cornet, 2 hommes, 2 CV en Asie. Paris-Tokio et retour, Horay, 1957, 214 p.

Jacques Cornet, Georges Kihm et Henri Lochon Autour du monde. L’Amérique, l’Afrique, l’Asie,

F.O.T., 1974, 351 p.

Antoine Demetz, La 2 CV Citroën de mon père, ETAI, 1998, 120 p. Plusieurs rééditions

A.Frerejean, André Citroën, Louis Renault, un duel sans merci, Albin Michel, 1998, 290 p. Plagiat

des deux ouvrages de Jacques Wolgensinger, avec de nombreuses erreurs (cf. Automobilia, N° 29, p. 6)

P.Fridenson, « Genèse de l'innovation : la 2 CV Citroën », Revue Française de Gestion, septembre-

octobre 1988, p. 35-44

P.Fridenson, « Opinion publique et nouveaux produits industriels : les pressions en faveur des

voitures populaires dans les années 1930 », in Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Sophie Coeuré,

Vincent Duclert, Frédéric Monier (dir.), La politique et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen.

Hommage à Jean-Jacques Becker, Paris, Noésis, 2002, p. 342-353

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Wouter Jansen & Fabien Sabatès, Les garages Citroën, un réseau d’amis, 1919-1969, ETAI, 192 p.

A.Lalanne et alii, Les Hommes de la 2 CV, Éditions Roger Régis, 2008, 159 p.

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