la restauration des ouvriers en france pendant la première guerre mondiale

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LA RESTAURATION COLLECTIVE DES OUVRIERS EN FRANCE PENDANT LA GRANDE GUERRE Xavier Vigna La Découverte | Le Mouvement Social 2014/2 - n° 247 pages 47 à 63 ISSN 0027-2671 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2014-2-page-47.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Vigna Xavier, « La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre », Le Mouvement Social, 2014/2 n° 247, p. 47-63. DOI : 10.3917/lms.247.0047 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 31.39.221.237 - 14/06/2014 09h19. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 31.39.221.237 - 14/06/2014 09h19. © La Découverte

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LA RESTAURATION COLLECTIVE DES OUVRIERS EN FRANCEPENDANT LA GRANDE GUERRE Xavier Vigna La Découverte | Le Mouvement Social 2014/2 - n° 247pages 47 à 63

ISSN 0027-2671

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Vigna Xavier, « La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre »,

Le Mouvement Social, 2014/2 n° 247, p. 47-63. DOI : 10.3917/lms.247.0047

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Xavier Vigna, La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre, Le Mouvement Social, avril-juin 2014.

La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre

par Xavier ViGna*

Dans l’histoire de la restauration au travail et notamment pour ce qui relève de l’alimentation ouvrière, la Première Guerre mondiale constitue une phase

d’accélération et de transformation1. Ces évolutions tiennent en premier lieu au caractère impérieux de l’amélioration du ravitaillement. Elle conditionne la pro-ductivité du travail et, à ce titre, participe de l’effort de guerre, quand les pouvoirs publics doivent augmenter la production, alors qu’une partie de l’appareil productif, située dans la zone occupée par l’armée allemande, est perdue. La guerre dessine ainsi une nouvelle géographie industrielle où s’affirme le poids écrasant de la région parisienne, tandis que les villes dotées d’un arsenal connaissent une croissance expo-nentielle2. Localement donc, en même temps que l’appareil productif est reconverti, la taille des établissements industriels augmente, tandis que d’autres sont créés ex nihilo et que de nouveaux ouvriers, des femmes, des étrangers, des « coloniaux » sont recrutés, qu’il faut aussi loger et/ou nourrir.

Cet impératif productif rencontre le souci de maintenir la paix sociale. Après la crise de la vie chère de 1911-19123, le retour des grèves à partir de 1916 traduit en effet un mécontentement ouvrier face à la hausse des prix et aux difficultés à se nourrir, d’autant que certains paysans et commerçants s’enrichissent. Le phé-nomène, bien documenté à Paris4, concerne aussi les bourgades industrielles : aux usines chimiques de Saint-Auban, propriété de la Compagnie Produits Chimiques d’Alais et de la Camargue par exemple, le ravitaillement « se fait par des mercan-tis qui viennent avec des voitures vendre leurs marchandises à des prix exagérés et par les paysans des villages voisins […]. Les plaintes qui ont été formulées par les ouvriers sont surtout relatives à l’insuffisance des salaires, en présence des difficultés matérielles de la vie dans ce pays mal ravitaillé »5. À cet égard, le développement des cantines peut permettre de contrôler l’inflation. Le ravitaillement constitue ainsi un de ces « chantiers de la paix sociale »6 auxquels les pouvoirs publics doivent s’atteler pour désamorcer une crise potentielle.

* Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, Centre Georges Chevrier (UMR 7366), Institut universitaire de France.

1. Je remercie vivement de leurs remarques et suggestions Emmanuelle Cronier, Michelle Zancarini-Fournel, ainsi que Thomas Bouchet, Stéphane Gacon, François Jarrige et François-Xavier Nérard.

2. Des exemples détaillés, notamment sur la Loire, dans Archives nationales [désormais AN], F22/530.3. P. Hanson, “The ‘vie chère’ riots in 1911: traditional protests in modern garb”, Journal of Social

History, Vol. 21, No. 3, 1988, p. 463-481.4. Sur le cas parisien, consulter T. Bonzon et B. Bevis, “Feeding the Cities”, in J. Winter et

J.-L. Robert (eds.), Capital Cities at War. Paris, London, Berlin, 1914-1919. A Social History, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 307-341, et T. Stovall, Paris and the Spirit of 1919. Consumer Struggles, Transnationalism, and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 25-79.

5. AN, F22/538, Rapport du médecin Étienne Martin sur l’usine de Saint-Auban, 31 octobre 1917.6. Y. Cohen et R. Baudouï (dir.), Les chantiers de la paix sociale (1900-1940), Fontenay-aux-Roses,

ENS Éditions, 1995.

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Enfin, la question de l’alimentation au travail constitue un enjeu réformateur pour l’équipe d’Albert Thomas, qui prend en charge les questions des munitions puis de l’armement à partir du printemps 1915. Si l’ampleur des visées et des réalisa-tions réformistes de Thomas est débattue7, la restauration au travail, entre impératif productif et nécessité de pacification sociale d’une part, ambition progressiste par l’amélioration de la condition ouvrière d’autre part, est une entrée révélatrice.

Ainsi, alors même que la Grande Guerre accélère le développement de la restauration collective pour les repas des soldats, dans les hôpitaux ou les écoles, l’alimentation au travail constitue un enjeu décisif, que ce soit en matière d’effort de production, de paix sociale ou de réforme de la condition ouvrière. En même temps que nous espérons enrichir la connaissance de « l’autre front »8, il s’agit, en regard de ces enjeux, d’observer les réalisations effectives et d’examiner l’attitude des popu-lations ouvrières, grâce au dépouillement des archives des usines de guerre, dans la sous-série du ministère du Travail, et d’une partie des papiers Albert Thomas9.

Le poids des contraintesQuand, pendant la guerre, les pouvoirs publics s’intéressent à l’alimentation des ouvriers, ils doivent en premier lieu composer avec des réalisations encore bien minces. Certes, depuis le milieu du XIXe siècle, un patronat paternaliste avait commencé à installer des cantines ouvrières, notamment dans la région lyonnaise avec les Montgolfier à Annonay ou les cimenteries Lafarge au Teil10. Le mouvement s’était étoffé depuis mais le patronat privé restait maître des initiatives.

Si la réglementation s’était précisée, elle constituait également un cadre contraignant. En effet, les articles 9 du décret du 10 mars 1894 et 8 du décret du 20 novembre 1904 interdisaient la prise des repas dans les locaux du travail pour des raisons d’hygiène et pour éviter que les ouvriers n’écourtassent leur repos11. Ces dispositions, cependant, n’étaient guère prises en compte. Plus contraignante a été la loi adoptée le 25 mars 1910 qui a supprimé les économats et interdit aux employeurs de vendre directement ou indirectement à leurs ouvriers et employés des denrées et marchandises de quelque nature que ce fût. Il s’agissait ainsi d’interdire des pratiques baptisées Truck system, assez courantes dans la verrerie, par lesquelles l’ouvrier ache-tait dans les économats patronaux à des prix prohibitifs et, de ce fait, restait toujours

7. Dans une vaste bibliographie, après l’article séminal de M. Rebérioux et P. Fridenson, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », Le Mouvement Social, n°89, avril-juin 1974, p. 85-97, voir notamment M. Fine, “Albert Thomas: A Reformer’s Vision of, Modernization, 1914-32”, Journal of Contemporary History, Vol. 12, No. 3, July 1977, p. 545-564, et F. Lazarovici, « L’organisation du ministère de l’Armement sous Albert Thomas : une expérience socialiste ou technocratique ? », in R. Ducoulombier (dir.), Les socialistes dans l’Europe en guerre. Réseaux, parcours, expériences, 1914-1918, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 55-71.

8. P. Fridenson (dir.), 1914-1918 : l’autre front, Paris, Les Éditions ouvrières, 1977.9. AN, F22/530 à 538 et 94 AP/75, 80, 119-122, 128-130, 135-136, 138-141, 144, 343, 344 et

348.10. Y. Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), Lyon, Presses universitaires de Lyon,

1977, t. 2, p. 114.11. V. Viet, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914, Paris,

CNRS Éditions, 1994, vol. 2, p. 511.

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débiteur du patron12. La loi compliquait donc l’organisation de restaurants sur les lieux de travail, sans interdire cependant la création de réfectoires dans lesquels le personnel pouvait apporter ses victuailles. Elle pouvait cependant être contournée par le patronat paternaliste. Édouard Michelin, par exemple, fonde entre décembre 1910 et janvier 1911 une société coopérative qui vend aux ouvriers des denrées alimentaires et du charbon, gère un restaurant et compte 500 adhérents en 191213.

La troisième contrainte, de loin la plus lourde, est liée à la diversité de la main-d’œuvre qui impose une gestion différenciée des populations et relève parfois de la ségrégation14. La guerre impose le recrutement, à côté des ouvriers nationaux, de femmes, d’étrangers et de coloniaux souvent appelés « exotiques » dans les entre-prises de guerre. En premier lieu, l’emploi d’ouvrières impose aux entreprises telles que la Manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne (voir ill. 1), Renault ou Schneider au Creusot, la séparation des espaces de repos et des réfectoires dans un souci de moralité mais aussi afin d’éviter les grivoiseries ou les pressions sexuelles.

Ill. 1. Cantine de la Manufacture d’armes et de cycles, Saint-Étienne, s. d. Coll. part.

De même, le recours aux travailleurs étrangers conduit le ministère de l’Ar-mement à rédiger une série de conseils : une « note au sujet de l’utilisation des

12. Voir la description dénonciatrice dans L. et M. Bonneff, La vie tragique des travailleurs [1908], nouvelle éd. corrigée et complétée, préfaces de L. Descaves et M. Perrot, Paris, Études et documen-tation internationales, 1984, p. 50-55.

13. A. Moulin-Bourret, Guerre et industrie : Clermont-Ferrand, 1912-1922 : la victoire du pneu, Clermont-Ferrand, Publications de l’Institut d’études du Massif central, 1997, vol. 1, p. 150.

14. J. Horne, “Immigrant workers in France during World War I”, French Historical Studies, Vol. 14, No. 1, Spring 1985, p. 57-88.

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ouvriers étrangers » insiste sur la nécessité « d’organiser soit des cantines, soit des popotes, où [ils] puissent faire cuisiner eux-mêmes les aliments qui leur sont fournis à bon compte. Il y a lieu, dans les deux cas, de tenir compte des coutumes des travailleurs »15. Présentant ensuite les « goûts culinaires des ouvriers portugais et espagnols », la note explique :

L’expérience a montré que les ouvriers étrangers introduits en France, en particulier les ouvriers portugais et espagnols, sont capables d’un effort d’autant plus soutenu qu’ils se sentent moins dépaysés. Il importe notamment de leur assurer, surtout pendant les premiers mois de leur séjour, une alimentation qui leur rappelle, autant que possible, leur cuisine nationale.Au Portugal, le poisson frit, qui est là-bas très bon marché, constitue un des éléments principaux de leur nourriture. […] Pour le reste, l’ouvrier portugais consomme volontiers les soupes de légumes secs (ou frais) et de pâtes alimentaires, pourvu qu’elles soient très épaisses.L’ouvrier espagnol préfère à tous les plats de la cuisine français le « Cocido », sorte de pot-au-feu, qu’il prend à midi […]. Des maisons spéciales d’importation tiennent ce dernier produit, mais il est facile de s’en procurer à peu près l’équivalent dans les charcuteries françaises.Il importe surtout de préparer les repas au goût des ouvriers. La solution la meil-leure, à cet égard, consiste à confier cette préparation, soit à un ou plusieurs des hommes du contingent qui seront alors exclusivement chargés de ce soin, soit à une ou plusieurs femmes, si le personnel employé comprend des familles.16

La documentation consultée ne nous permet pas de savoir si ces recomman-dations ont été suivies d’effet ; on constate en revanche que la construction de stéréotypes nationaux et la gestion particulière et potentiellement ségrégative de la main-d’œuvre étrangère fonctionnent également pour les ouvriers coloniaux, logés dans des cantonnements spéciaux et pour lesquels une nourriture particu-lière est suggérée. Ainsi, le général Famin, directeur des troupes coloniales au ministère de la Guerre, précise dans une « Notice sur l’emploi de la main-d’œuvre algérienne » que « la nourriture servie aux travailleurs doit être fortement assai-sonnée » : « L’indigène a un goût tout particulier pour le poivre rouge, le piment, les crudités (tomates, concombres, courges, salades). Il est désirable que les tra-vailleurs algériens puissent recevoir fréquemment du couscous et du mouton, des boissons chaudes en hiver, et que la cuisine soit préparée par l’un d’eux » 17. De même, on encourage la distribution de riz accompagné de nuoc-mâm pour les travailleurs indochinois18. En outre, reprenant les prescriptions confessionnelles, on interdit aux coloniaux – pas seulement aux musulmans, semble-t-il – « de consommer du vin dans les débits de boisson. Interdiction est faite également

15. AN, 94 AP 123, Note de la section 4 bis, dite « Main-d’œuvre étrangère », de la Direction de la main-d’œuvre du ministère de l’Armement, 1er juin 1917, 10 p., citation p. 2-3.

16. Ibid., p. 6-7.17. AN, 94 AP 135, novembre 1916. Sur l’utilisation de la main-d’œuvre coloniale pendant la

guerre : L. Dornel, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France durant la Première Guerre mondiale », Genèses, n°20, septembre 1995, p. 48-72.

18. AN, 94 AP 135, Rapport de l’inspecteur des colonies de 1re classe Salles au ministre des Colonies, 10 décembre 1915, p. 5 et 11.

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aux travailleurs agricoles tunisiens de consommer dans les débits du vin, du cidre ou de la bière »19.

Ainsi, les pouvoirs publics entendent dépasser les contraintes que font peser des mains-d’œuvre très diverses pour inciter les industriels à prendre en charge leur ravitaillement. Cette incitation passe également par l’action énergique de l’équipe d’Albert Thomas.

L’action du ministère ThomasLe rôle incitatif du ministère passe notamment par la publication du Bulletin des usines de guerre, dont le premier numéro sort le 1er mai 1916. Il diffuse les circu-laires ministérielles et met en valeur innovations techniques et bonnes pratiques sociales. Une mission est envoyée en Angleterre. Si le rôle des missions est connu pour avoir entraîné la création des surintendantes d’usine20, celle conduite par les docteurs Loizel et Klotz en novembre 1916 collecte des renseignements fournis par le Department of Explosif Supply et souligne la création de 500 cantines industrielles nourrissant près de 600 000 travailleurs outre-Manche21.

Albert Thomas lui-même paie de sa personne en procédant à l’inauguration de cantines, occasion de grands discours. Ainsi, inaugurant à Paris celle du personnel de l’usine Citroën de Javel, le 12 juillet 1917, il s’adresse au personnel et précise sa pensée :

« Le patronat français, lorsqu’il nous aide à fonder des restaurants, à organiser des crèches, à ouvrir des salles de consultation, à créer toutes les œuvres indispensables à la vie ouvrière, le patronat fait son devoir ; je veux lui demander encore de vous aider à faire le vôtre. Ce restaurant ne serait qu’une belle organisation matérielle, ce ne serait qu’une organisation sans âme, si vous n’étiez pas tous demain, d’accord avec M. Citroën, prêts à en assumer le contrôle et la gestion, prêts à en assurer de toute votre volonté, de toute votre intelligence et de toute votre âme le fonction-nement quotidien »22.

Albert Thomas refuse en effet qu’un restaurant soit un « économat patronal » ; en revanche, il doit devenir « une véritable organisation ouvrière toute pénétrée d’esprit coopératif. » Tel est le cœur de son ambition : promoteur ancien du mouve-ment coopératif, il espère en faire profiter l’essor des cantines d’usines.

Appelé comme sous-secrétaire d’État à l’Artillerie en mai 1915 (puis à l’Artillerie et aux Munitions en juillet), devenu ministre de l’Armement en décembre 1916, Albert Thomas engage une action vigoureuse en faveur de l’alimentation ouvrière au travail essentiellement à partir de l’automne 1916, en tenant compte de la dualité

19. AN, F22/538, Note de Louis Loucheur, ministre de l’Armement, s. d. [été 1918], p. 4, qui rappelle trois circulaires d’avril, juin et août 1917.

20. A. Fourcaut, Femmes à l’usine dans l’entre-deux-guerres, Paris, Maspero, 1982, p. 16, et L. Lee Downs, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002, p. 254 sq.

21. Les ouvriers et ouvrières des usines de guerre en Angleterre. Rapport de mission par M. le médecin-major de 1re classe Loisel et M. le médecin aide-major de 1re classe Klotz. Publié et offert par André Citroën, avec l’autorisation de M. le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre, Paris, Impr. Chaix, 1917, p. 12-13.

22. AN, 94 AP 343. Pour une description de ce restaurant, voir F. Thébaud, La femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986, p. 183-184.

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des établissements, publics ou privés, qui participent à la production de guerre. Si une première circulaire, du 2 octobre 1915, appelle « l’attention des Directeurs des Établissements de l’État sur l’intérêt que présenterait l’organisation d’ordinaires autonomes gérés par des commissions dans lesquelles les intéressés seraient représen-tés », c’est à partir de la circulaire du 2 octobre 1916 qu’il encourage véritablement la création de restaurants coopératifs23. Il insiste notamment sur le fait que, dans ces établissements de l’État, la gestion « peut être confiée soit à la Société coopérative du personnel de l’établissement ou, à défaut, à une Société coopérative constituée entre les ouvriers de la localité ». Pour les usines privées, la circulaire du 31 octobre 1916 encourage « la constitution entre les industriels d’une même localité d’associations ayant pour but de réunir les sommes nécessaires pour venir en aide aux sociétés coopératives qui se proposent d’organiser des restaurants coopératifs en faveur des ouvriers des usines de guerre ». Pour obtenir des résultats vraiment efficaces, il est précisé que « le mouvement coopératif doit abandonner tout particularisme de quar-tier, de profession ou d’usine et adhérer franchement aux enseignements de l’expé-rience : grouper et fusionner les petites sociétés, les petits groupements d’acheteurs et créer de grosses sociétés aux multiples établissements reliés à de puissants services de ravitaillement ». Le même jour, Thomas, attirant l’attention des contrôleurs de la main-d’œuvre sur les difficultés que rencontrent les ouvriers des usines de guerre « à se procurer, dans des conditions suffisamment économiques, une nourriture saine », leur enjoint d’encourager la constitution d’associations patronales venant en aide aux coopératives, lesquelles doivent cependant conserver leur indépendance. « Il importe en effet, si l’on veut que l’institution dont la création est envisagée soit viable, que les ouvriers aient le sentiment que cette œuvre leur appartient et est gérée par leurs délégués »24. Parallèlement, il suscite la création du fonds coopératif du per-sonnel des usines de guerre dont il prend la présidence d’honneur, afin de favoriser la création d’entreprises coopératives25. Son comité d’initiative présente un aréopage prestigieux : la présidence échoit à Ferdinand Buisson, qui y côtoie l’économiste et coopérateur Charles Gide, Léopold Pralon, vice-président du Comité des Forges, Paul Ramadier, de la Fédération des coopératives de France et des colonies, ainsi que des industriels dont Louis Renault et Louis Loucheur ou encore des personnalités socialistes comme Marcel Cachin et Henri Sellier.

Cependant, la faiblesse du mouvement coopératif oblige Albert Thomas, au printemps 1917, à davantage faire appel aux industriels. Dans une lettre du 3 mars, il s’inquiète « des difficultés sérieuses que rencontre le ravitaillement des grands centres industriels et du manque de facilités qu’éprouvent les ouvriers à se procurer une nourriture saine, dans des conditions économiques ». S’il dit ne pas ignorer les grands efforts faits par les industriels pour organiser des restaurants ouvriers, il lui paraît indispensable de « coordonner ces efforts pour donner aux institutions existantes leur plein développement. Il est nécessaire, d’autre part, que le ravitaillement de ces restaurants soit assuré d’une façon certaine et méthodique. » Semblant ainsi écarter

23. AN, F22/538, Rapport de M. Fauquet sur les conditions d’alimentation du personnel des usines de guerre, s. d. [décembre 1917].

24. AN, 94 AP 122.25. Bulletin des usines de guerre, n°29, 13 novembre 1916, p. 2. Voir aussi C. Gide et A. Daudé-

Bancel, De la lutte contre la cherté par les organisations privées, Paris ; New Haven, Presses universitaires de France/Yale University Press, Publications de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, 1926, p. 16-19.

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l’hypothèse coopérative, Thomas convoque trente industriels représentant les très grandes entreprises, dont les établissements Schneider, Citroën, Renault, Peugeot, Berliet, Montbard-Aulnoye, Pont-à-Mousson, les Chantiers de la Loire, etc.26

Cette réunion préfigure la création le 24 juillet 1917 de l’Office de l’alimenta-tion du personnel des usines de guerre, qui fonctionne avec des chefs de groupe par région désignés par les grandes entreprises. La mission de cet office consiste à « aider les institutions de ravitaillement du personnel des usines de guerre dans leurs achats et pour l’obtention des moyens de transport »27. Demandant aux coopératives, res-taurants et cantines de se regrouper par région ou ville afin de faire des demandes coordonnées d’achats et de transports quand les prix sont majorés et/ou que les quantités manquent, son responsable, le capitaine Bozzi, s’attache toutefois à limiter ses capacités d’intervention aux seules denrées alimentaires, aux chaussures et aux vêtements de travail, ainsi qu’au charbon nécessaire à la préparation des aliments28.

Tandis que l’équipe d’Albert Thomas déploie une intense activité incitative, notamment à partir de l’automne 1916, la création du Service ouvrier dirigé par Édouard Sevin, véritable « Ministère du Travail au petit pied »29, multiplie dans le même temps les enquêtes d’usine, afin tout à la fois de repérer les difficultés que rencontre la main-d’œuvre ouvrière et de souligner les progrès réalisés. Il est ainsi possible de confronter l’impulsion administrative et les résultats obtenus.

Des résultats spectaculaires ?

Quelques réalisations notablesDans les établissements militaires relevant de l’État, l’incitation promue par Albert Thomas revêt un caractère impératif et conduit à des progrès notables. C’est en particulier le cas à Bourges, dont la population a littéralement explosé, passant de 40 000 habitants avant la guerre à près de 130 000 en 191830, avec pour consé-quence une pénurie aiguë de logements et des difficultés d’approvisionnement. Les autorités sont amenées à faire évacuer deux hôpitaux afin d’héberger des familles de travailleurs et à construire la cité de Bigarelles, inaugurée en juin 1917, destinée au logement de ménages avec de nombreux enfants. À l’été suivant, la cité, qui compte 350 familles et 200 femmes en dortoir, comprend également un dépôt de société coopérative de consommation, un restaurant, un foyer pour les ouvrières et une infirmerie31. En ce qui concerne l’alimentation proprement dite, l’établissement a ouvert, dès le mois de mai 1915, un premier restaurant, suivi de

26. AN, 94 AP 136.27. AN, F22/538, Rapport de M. Fauquet, op. cit., p. 5.28. AN, 94 AP 144, Lettre, s. d. [sans doute août 1917].29. W. Oualid et C. Picquenard, Salaires et tarifs. Conventions collectives et grèves. La politique du

ministère de l’Armement et du ministère du Travail, préface de James T. Shatwell, Paris, Presses univer-sitaires de France, Publications de la Dotation Carnegie, 1928, p. 55 sq., citation p. 82.

30. J.-L. Robert, « La Grande Guerre », in C. Willard (dir.), La France ouvrière, t. 1, Des origines à 1920, Paris, Les Éditions Sociales, 1993, p. 424, et J. Bond-Howard, « Le syndicalisme minori-taire dans les usines d’armement de Bourges de 1914 à 1918 », Le Mouvement Social, n°148, juillet-septembre 1989, p. 33-62.

31. AN, F22/535, Note relative aux institutions créées en faveur des ouvriers des établissements militaires de Bourges, rédigée par le lieutenant Lecoq, chargé des œuvres et logements ouvriers, 6 juillet 1918.

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deux autres, tandis que deux autres sont encore en cours de création, l’un utilisant les réfectoires de l’école de pyrotechnie, l’autre destiné à remplacer des « baraques Adrian » pouvant servir 3 000 repas (ill. 2).

Ill. 2. Cantine de l’annexe Carnot à Bourges, 1916. Source : AN F22/535.

De même, l’Atelier de construction de Puteaux a créé une coopérative et prévu la construction d’un restaurant pour la main-d’œuvre coloniale : un cantonnement destiné aux 90 ouvriers marocains a été établi dans un immeuble loué à cet effet, et « la construction d’un baraquement en plancher devant servir de réfectoire a été jugée nécessaire », qui servira aussi de salle de réunion aux ouvriers indigènes. « La nourriture saine et abondante donne toute satisfaction aux Marocains, elle comprend le café du matin, le déjeuner et le dîner. Le déjeuner et le dîner se com-posent de deux plats (viande et légumes) d’un dessert et du café, le quart de vin est remplacé par du thé »32. Ainsi, la main-d’œuvre dite « indigène », privée d’alcool, bénéficie finalement de conditions de logement sensiblement moins confortables que les ouvriers nationaux.

Les usines privées s’attachent également à des réalisations spectaculaires. En province, c’est notamment le cas de la Manufactures d’armes et de cycles dirigée par Étienne Mimard à Saint-Etienne, des établissements Schneider au Creusot33 ou de la compagnie Fives-Lille à Givors (ill. 3 et 4).

32. Ibid., Rapport du colonel Obrecht, directeur de l’atelier de construction de Puteaux, relative-ment à l’organisation des cantonnements et des restaurants ouvriers, 7 mars 1917.

33. Voir l’article de Stéphane Gacon et François Jarrige dans ce numéro.

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Ill. 3. Cuisine de la cantine de la compagnie Lille-Fives à Givors, 27 novembre 1916. Coll. part.

À Firminy, Émile Montoux, ancien secrétaire général de la fédération de l’éclai-rage, évoque avec humour cette ruée patronale vers les lieux de restauration collec-tive, après deux ans de désintérêt. Soudain, le patronat

« fut pris d’une tendresse folle pour la coopération ; toutes les usines, petites ou grandes, voulurent avoir leur coopé, c’était à celle qui se montrerait la plus débrouil-larde et ferait la nique à la voisine quand elle aurait pu obtenir du pinard ou des patates avant l’heure. Les patrons se mirent de la partie et rivalisèrent d’entrain pour fournir hommes, camions, argent pour courir chez les paysans afin de leur arracher leurs denrées »34.

En région parisienne, on a déjà signalé l’inauguration du restaurant Citroën par Albert Thomas en 1917. De même, Louis Renault, à la tête d’une entreprise dont les effectifs passent de 6 300 à 22 500 salariés entre 1914 et 191835, multiplie les œuvres sociales en faveur du ravitaillement. Il crée d’abord, en juin 1916, une coopérative de consommation qui fonctionne à partir de septembre et comprend progressivement une boucherie, une charcuterie, une fruiterie, une poissonnerie, une mercerie, une bonneterie, etc. En outre, des réfectoires sont progressivement installés qui peuvent héberger jusqu’à 2 000 convives. « Un dispositif de chauffage par bain-marie permet aux ouvriers de réchauffer les aliments qu’ils apportent. Les consommateurs peuvent compléter leur menu par des denrées de toutes sortes

34. E. Montoux, La vie économique dans la région de la Loire de 1916 à 1919, Paris, Éd. de l’Union technique et commerciale, s. d. [1919 ?], p. 27.

35. P. Fridenson, Histoire des usines Renault, 1. Naissance de la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Le Seuil, 1972, p. 90-98.

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(plats chauds, plats froids, desserts, pain, vin, café) qui sont débitées par une can-tine installée à l’intérieur du réfectoire. Cette cantine est alimentée et gérée par la Coopérative. » Un restaurant ouvre également en mai 1917, qui comprend trois salles distinctes pour les hommes, les femmes et les « Ingénieurs de l’Usine » ; on y sert neuf cents repas par jour.

« Enfin des postes de distribution de boisson ont été installés en différents points de l’Usine. On trouve dans ces postes du coco, du café, du bouillon. Durant l’hiver 1917, ces postes ont assuré la distribution au personnel de nuit de petites marmites garnies comprenant : bouillon, bœuf et légumes. Le personnel dispose en outre, dans différentes parties de l’Usine, d’armoires permettant de faire réchauffer les divers mets apportés pour le repas de nuit »36.

Toutefois, ces réalisations patronales ne garantissent pas toujours l’hygiène et le confort. Ainsi aux établissements Fives-Lille de Givors, un rapport de l’architecte Lecœur du Service ouvrier décrit en novembre 1916 une situation critique :

« Les baraquements […] sont très mal tenus et particulièrement celui habité par des Grecs, où femmes, enfants, grouillent au milieu des ordures et s’enferment derrières des loques pendues et assujetties par tous systèmes. Cette situation doit disparaître. Les mobilisés sont logés en ville dans des maisons ou salles de théâtre, spécialement aménagées. Là encore, l’hygiène la plus élémentaire n’est pas respectée ; tous les lits sont à deux étages, serrés et dans des pièces de peu de hauteur. Le cube d’air est insuffisant, aucune aération. Le chauffage est assuré par des poêles que seulement on met en place. Les lavabos, bains-douches sont encore à l’état de projet. Un restaurant vient d’être installé par la Direction. Il est bien compris ; il donne des repas à prix fixe : 1,1 et 1,6 [franc] ; il vend également au détail. C’est le seul effort intéressant qu’aient fait les usines de Fives-Lille »37.

En outre, ces initiatives, y compris en région parisienne, font figure d’exception. Le plus souvent, à Paris, les industriels constituent des sociétés patronales, comme l’Union des industriels des 19e et 20e arrondissements, qui financent des restaurants coopératifs38. Ailleurs, ce sont les municipalités qui suppléent aux carences des pou-voirs publics, notamment à Lyon, où un service municipal des subsistances achète en gros des marchandises revendues ensuite dans les dépôts municipaux ou chez quelques détaillants39, tandis qu’à Paris, on procède essentiellement au rationne-ment du charbon et à l’installation de boucheries municipales à partir de 191640.

Un mouvement ample au plan nationalDeux statistiques produites en mai 1917 et au deuxième trimestre de 1918, témoignent de l’ampleur du mouvement à l’œuvre. En 1917, la situation des

36. AN, 94 AP 80, Exemplaire préparatoire du Bulletin des usines Renault, n°11, s. d. [postérieur à novembre 1918]. Le coco est une boisson fraîche faite avec de l’eau et de la poudre de réglisse.

37. AN, F22/535.38. J.-L. Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande Guerre et l’immédiat

après-guerre, thèse d’État, Université Paris I, 1989, p. 880-881.39. É. Herriot, Lyon pendant la guerre, Paris ; New Haven, Presses universitaires de France/Yale

University Press, Publications de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, 1925, p. 44-45.40. T. Bonzon, “Consumption and Total Warfare in Paris”, in F. Trentmann et F. Just (eds.),

Food and Conflict in Europe in the Age of the Two World Wars, Basingstocke, Palgrave Macmillan, 2006, p. 57-61.

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institutions de ravitaillement du personnel des usines de guerre s’établirait comme suit (tableau 1 : page suivante)41.

Dans la mesure où l’on ignore comment cette statistique a été réalisée, on se gar-dera d’en tirer des commentaires définitifs. On peut relever l’importance du nombre des ouvriers ravitaillés et/ou nourris, qu’il faut mettre en rapport avec l’ensemble du personnel concerné. Or, en septembre de la même année, la direction de la main-d’œuvre du ministère de l’Armement recense pour sa part 601 277 civils (dont 338 952 hommes, 95 059 étrangers et 28 210 « exotiques »), 406 487 militaires et 315 092 femmes, soit 1 322 856 travailleurs42, de sorte que l’alimentation au travail ne concernerait guère que 14,36 % des ouvriers. La mesure est évidemment approximative puisque les deux mois ne concordent pas ; elle signale cependant le caractère encore très minoritaire du phénomène. Le deuxième enseignement de cette statistique est l’importance de l’initiative coopérative, pour gérer tantôt des res-

41. Bulletin des usines de guerre, n°24, 8 octobre 1917, p. 189. Elle figure également en annexe du rapport Fauquet déjà cité.

42. AN, 94 AP 123.

Ill. 4. Intérieur de la cantine de la compagnie Lille-Fives à Givors, 27 novembre 1916. Coll. part.

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taurants et cantines, tantôt des magasins d’approvisionnement. Cet essor entraîne, dans le même temps, une transformation profonde de l’esprit coopératif. Comme le fait remarquer Jean-Louis Robert, « le coopérateur disparaît au profit du consom-mateur ; révolution profonde qui fait passer la coopérative d’une micro-société close à un prestataire de services. On pense aux futurs restaurants gérés par les Comités d’entreprise »43. Enfin et surtout, l’initiative patronale domine de manière écrasante, avec, le plus souvent, et contrairement aux vœux d’Albert Thomas, une absence de représentation ouvrière.

Tableau 1. Situation des institutions de ravitaillement du personnel des usines de guerre en 1917

MODE DE GESTION ENSEMBLE DES USINES DE GUERRE

Restaurants et cantines ordinaires

Magasins d’approvisionnement

Nombre d’institutions

Nombre de consommateurs

Créations municipales et œuvres de guerre 9 5 145

Sociétés coopératives ouvertes 50 22 848 72

Sociétés coopératives d’usine 21 9 197 14

Institutions patronales gérées avec délégués du personnel 29 30 876 4

Institutions patronales gérées sans délégués (ouvriers français, étrangers européens et travailleurs coloniaux)

133 122 035 12

TOTAUX 242 190 091 102

Le mouvement se prolonge ensuite. Un an plus tard, au deuxième trimestre 1918, une enquête menée auprès des directeurs des établissements de l’État et des contrôleurs de la main-d’œuvre, moins précise cependant, montre la situation sui-vante (tableau 2)44.

Tableau 2. Situation des institutions de ravitaillement du personnel des usines de guerre en 1918

CATÉGORIE D’INSTITUTION RESTAURANTS MAGASINS TOTAUX

Institutions coopératives 119 813 932

Ordinaires des établissements de l’État 42 3 45

Institutions patronales 161 167 328

Ensemble 322 983 1 305

Si le mouvement s’est encore amplifié, on ignore à la fois le volume des effectifs potentiellement concernés et plus encore la fréquentation réelle de ces institutions.

43. J.-L. Robert, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens…, op. cit., p. 880.44. M. Frois, La santé et le travail des femmes pendant la guerre, Paris ; New Haven, Presses universi-

taires de France/Yale University Press, Publications de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, 1926, p. 37.

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Et dans les assiettes ?Si la guerre favorise donc le développement de la restauration collective des ouvriers, il faudrait idéalement connaître aussi le contenu des assiettes pour déterminer si cette offre accrue s’accompagne d’un progrès qualitatif de l’alimentation. Hélas, nous ne disposons, en l’état de la documentation consultée, que d’indications très parcellaires.

Ainsi, au printemps 1916, la Société métallurgique du Périgord à Fumel (Lot-et-Garonne) propose les menus suivants à ses ouvriers dans son nouveau réfectoire pouvant servir 138 repas en même temps :

Matin : Soupe aux choux Civet de lapin Pommes au sirop CaféSoir : Soupe flamande Gigot de pré salé rôti Pommes boulangères OrangesMatin : Soupe à l’oignon Ragoût de mouton Jardinière au jus Pruneaux CaféSoir : Soupe paysanne Côte de bœuf rôtie Soissons bretonne Petits poisLes ouvriers semblent se satisfaire d’une telle offre puisqu’ils s’inscrivent en

masse pour se restaurer. Mais cette initiative, œuvre d’un patron paternaliste qui a également créé une garderie d’enfants, semble assez exceptionnelle45. À Firminy, l’inspecteur du travail Henri Bourrillon, plus connu sous son nom de plume, Pierre Hamp, conduit des enquêtes pour le Service ouvrier. Il décrit ainsi le restaurant populaire qu’il a inauguré en avril 191746 :

« Cet établissement est situé […] à 150 m de la cuisine populaire (cuisine à empor-ter) qui fonctionne depuis 2 mois par les soins des mêmes militants qui ont fondé le restaurant coopératif. Celui-ci est aménagé pour 180 places. L’installation en est très coquette. Le prix des repas est fait selon le choix des consommateurs qui mangent à la carte. […] Les prix en ont été trouvés un peu élevés. Ils vont être baissés et on va ajouter un service de portions garnies qui sera plus économique. »

Le 15 avril 1917, les ouvriers peuvent ainsi acheter ce qui suit :

Hors d’œuvre : Saucisson ou Pâté de foie : 0,1 [franc]Entrée : Tête de veau vinaigrette : 0,6

45. AN, F22/535, Rapport anonyme « Cantines et dortoirs dans l’Ariège », avril 1916.46. AN, 94 AP 144, le chef de bataillon Leclerc de Pulligny, inspecteur général des conditions

d’existence du personnel ouvrier, transmet le rapport de M. Bourrillon, inspecteur du travail, en date du 25 avril 1917, sur l’inauguration d’un restaurant coopératif à Firminy le 15 avril 1917.

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Viande : Lapin en civet : 0,8 ; gigot rôti : 0,7Légumes : Haricots blancs au jus ou Pommes maître d’hôtel : 0,35Fromages : Gruyère ou Cantal : 0,15Desserts : Confiture ou Biscuits : 0,15Vins : La chopine : 0,5 ; le quart : 0,25 ; le verre : 0,15.

Toutefois, « les camarades n’ont droit qu’à une chopine maximum par repas ».En mai 1919, dressant un bilan de son action au ministère de l’Armement

jusqu’en septembre 1917, Albert Thomas souligne les quantités insuffisantes de nourriture que son administration pouvait fournir et leur cherté. C’est pourquoi il a eu recours à l’armée, afin de pallier la faiblesse du mouvement coopératif. « En province surtout, dans beaucoup de centres, on rencontre les vieux coopérateurs locaux, peu dégagés des routines de la coopération ancienne : la société du fond de l’impasse. […] Il y a eu ainsi collaboration pour la création de restaurants, puis lorsque les difficultés de ravitaillement se sont accrues, pour la création de magasins d’approvisionnement. » Il note que partout, « c’est la même évolution : d’abord les restaurants pour la venue en masse des ouvriers ; puis, les magasins d’approvision-nement quand se manifeste la crise de vie chère. » Si Thomas reconnaît que la loi interdisant les économats patronaux a été violée, il souligne aussi « ce que notre effort peut renfermer de fécond pour l’avenir »47. Pour autant, les ouvriers se mon-trèrent-ils satisfaits de ce mouvement et fréquentèrent-ils ces nouveaux restaurants ?

Des solutions qui laissent les ouvriers parfois insatisfaitsQuel que soit le volontarisme dont fait preuve l’équipe d’Albert Thomas, elle ne parvient guère, dans le meilleur des cas, qu’à limiter le problème. Le thème de la « vie chère » apparaît dès 1915 et entretient une conflictualité qui va croissant à partir de décembre 1916. En juin 1917, par exemple, alors que les grèves se dif-fusent, en particulier en région parisienne, un membre de cette équipe propose une étiologie de cette « épidémie » : « Rôle très grand, et peut-être essentiel, à recon-naître, semble-t-il, à la fatigue, à l’énervement, aux irritations accumulées depuis même l’hiver dernier, en raison notamment des difficultés d’approvisionnement et des conditions de vie très anormalement aggravées sur plus d’un point »48. De fait, le problème du ravitaillement demeure lancinant jusqu’à la fin du conflit : une émeute éclate à Thiers à l’été 1918, une nouvelle crise de la vie chère se développe à l’été 1919 en région parisienne et dans l’Ouest de la France, qui attestent un méconten-tement ouvrier à la fois diffus et profond49.

Une fréquentation aléatoire Destinés à vaincre ces difficultés ou au moins à les réduire, ces restaurants ne béné-ficient pourtant que d’une fréquentation assez aléatoire, voire médiocre. Dans un rapport de mars 1917 sur les conditions d’alimentation des ouvriers des usines de

47. AN, 94 AP/348, Canevas tapuscrit et annoté du discours d’Albert Thomas sur la coopération et les usines de guerre, 3 mai 1919, 22 p., citations p. 1, 9 et 12.

48. AN, 94 AP/136, Note avec paraphe illisible du 23 juin 1917 intitulée « Question ouvrière ».49. F. Thébaud, La femme au temps de la guerre de 14, op. cit., p. 216-218 ; J. Barzman, « Entre

l’émeute, la manifestation et la concertation : “la crise de la vie chère” de l’été 1919 au Havre », et T. Stovall, « Du vieux et du neuf : économie morale et militantisme ouvrier dans les luttes contre la vie chère à Paris en 1919 », Le Mouvement Social, n°170, janvier-mars 1995, p. 61-84 et 85-113.

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guerre en Bretagne, Henri Bourrillon déplore la faible fréquentation des cantines patronales à Couëron et aux chantiers navals de Penhoët50. De même, à Boulogne-Billancourt, qui rassemble 42 000 ouvriers, la restauration collective n’assure que 6 500 repas51. Les autres salariés préfèrent les marchands de vins, sans doute aussi la gamelle, malgré l’interdiction de prendre des repas dans les ateliers.

On cherche la première explication de cette faiblesse de la fréquentation dans la qualité de la nourriture, un argument dont Jacques Valdour se fait l’écho quand il s’embauche dans une usine de Saint-Ouen. Alors qu’il fréquente la cantine patro-nale, il relaie la méfiance ouvrière sur la qualité de la viande (« de la frigo ») et la conviction diffuse que la cantine permet aux patrons d’engranger des bénéfices supplémentaires52.

Une autre explication conduit à distinguer deux types de comportements ouvriers. En mars 1917, en effet, Jean Leclerc de Pulligny, autre membre de l’équipe Thomas, pose le diagnostic suivant :

« Les cantines gérées par un cantinier entrepreneur offrent généralement une carte de plats à choisir, soit à la portion, soit avec un repas à prix fixe, et ce système plaît le plus aux ouvriers. Néanmoins les ordinaires militaires avec menu rigide sont encore très appréciés par les manœuvres les moins payés, et par les ouvriers économes, campagnards pour la plupart, qui tiennent à envoyer à leur famille une partie de leur solde. Les seuls adversaires irréductibles de ces ordinaires sont les célibataires à hauts salaires qui satisfont mieux leur fantaisie chez les restaurateurs, qui s’y sentent plus libres et qui surtout peuvent y consommer du vin sans restriction tandis qu’à la cantine ou à l’ordinaire, la consommation est généralement limitée à un quart de litre ou une chopine (1/2 litre) par repas »53.

Les cantines attireraient donc l’ouvrier peu payé mais économe, sobre, père de famille, tandis que l’ouvrier prodigue, jouisseur, préfèrerait les restaurants où la boisson abonde54.

Une troisième explication, avancée par le docteur Georges Fauquet en décembre 1917, permet enfin de discerner un autre type de comportements :

« Les ordinaires, en raison de la modicité de leurs prix, ont rendu et rendent encore de grands services aux ouvriers militaires ou civils des établissements de l’État. On peut leur reprocher cependant de ne pas satisfaire suffisamment le besoin de détente et de liberté entre les séances de travail. D’autre part, les ouvriers n’acceptent qu’à contrecœur le régime du repas à menus et prix fixes, habitués qu’ils sont dans la vie civile au régime des repas dits « à la carte » qui permet à chaque consomma-teur de fixer son menu d’après ses goûts et son appétit. Aussi, à l’exception des ouvriers et ouvrières qui ont des charges exceptionnelles ou un esprit de sévère économie, la plupart désertent-ils les ordinaires, s’il existe des restaurants dans la localité. Certains, s’ils ont trouvé à se loger en dehors des cantonnements édifiés

50. AN, 94 AP 144, Rapport du 14 mars 1917.51. AN, F22/536, Boulogne : rapport du médecin-major Landowski, médecin chef de l’hôpi-

tal 101 [?], 18 ou 19 février 1918.52. J. Valdour, Ouvriers parisiens d’après-guerre : observations vécues, Paris ; Lille, A. Rousseau/

R. Giard, 1921, p. 147-148.53. AN, 94 AP 144, Rapport du 24 mars 1917, citation p. 3-4.54. Ibid. Après une tournée dans la Nièvre en avril 1917, Henri Bourrillon dresse un constat simi-

laire quant au comportement ouvrier à Fourchambault et Imphy.

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par l’établissement, organisent entre eux dans leur logement de petites popotes qui réunissent, le plus souvent, les camarades du même pays »55.

Outre l’argument économique, interviennent également dans les choix ouvriers le plaisir à composer ses menus et à boire autant qu’on le souhaite, et aussi la reconstitution ou l’entretien informel d’une solidarité sur une base locale. C’est là sans doute un moyen d’éviter le déracinement que la guerre a imposé à nombre d’ouvriers. Cette distance permet également de se retrouver entre ouvriers et entre « pays », loin du contrôle patronal ou militaire. On retrouve ici l’Eigensinn (autono-mie et quant à soi) que l’historien Alf Lüdtke a érigé en comportement typiquement ouvrier56. Cette autonomie est d’ailleurs renforcée par l’ambivalence des réalisations patronales.

Phobie de la caserne et défense de l’autonomie ouvrièreLes œuvres sociales du patronat inquiètent quelques membres de l’équipe d’Albert Thomas. Une note sur Renault rédigée en octobre 1916 par le lieutenant Goineau à l’intention du ministre en témoigne :

« La Maison Renault a voulu, sous une forme de coopérative, constituer une institu-tion patronale et je n’ai pas à porter de jugement sur les motifs très habiles louables [rature et ajout par Édouard Sevin, directeur du Service ouvrier], évidemment, qui ont motivé, en la circonstance, la conduite de M. Renault. Mais je tiens à signaler qu’il me paraît tout à fait regrettable qu’il se soit tenu en dehors de l’Association formée par les industriels de Boulogne-Billancourt. Je ne pense pas que M. Renault ait la prétention d’obliger tous ses ouvriers à prendre leurs repas à son restaurant coopératif et il est vraisemblable qu’un certain nombre de ses ouvriers préféreront fréquenter le restaurant coopératif du Sud-Ouest. […]J’ajoute que j’ai été informé que, parmi les nombreux mobiles qui ont poussé M. Renault à la constitution de son institution patronale, l’un des buts poursuivis est d’arriver à réduire la durée du repos donné aux ouvriers au moment du repas. C’est là, paraît-il, dans l’esprit de M. Renault, un mode d’application du système Taylor »57.

D’un côté, on redoute la fréquentation obligatoire de la coopérative, qui l’assi-milerait peu ou prou à un économat. De l’autre, on soupçonne Louis Renault de vouloir réduire le temps de pause afin d’optimiser le temps passé à l’usine dans un souci de rationalisation, après que l’instauration du chronométrage a suscité des conflits très importants en 1912-1913. Ces deux motifs n’en font qu’un : la crainte que l’instauration d’un restaurant augmente encore le contrôle patronal sur la main-d’œuvre ouvrière.

Un mois plus tard, le directeur du Service ouvrier, Édouard Sevin, généralise cette prévention ouvrière : « Les ouvriers sont, d’une manière générale, extrême-ment hostiles à toute organisation militaire tendant à établir pour eux le régime de la caserne. Il a toujours été tenu compte de cette tendance d’esprit et c’est pour cette raison que le Service ouvrier s’est efforcé d’organiser des restaurants ouvriers et des

55. AN, F22/538, Rapport de M. Fauquet sur les conditions d’alimentation du personnel des usines de guerre, op. cit., p. 2.

56. A. Lüdtke, Des ouvriers dans l’Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, présentation de J. Revel, Paris, L’Harmattan, 2000.

57. AN, 94 AP/144, 28 octobre 1916.

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La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre n 63Le

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logements ouvriers. » Albert Thomas annote en marge : « Approuvé. Les ouvriers ont une hostilité foncière contre tout ce qui ressemble au régime des casernes »58. S’il est difficile de définir précisément ce que recouvre cette supposée hostilité au régime de caserne, il faut rappeler qu’en 1911, une grève avait déjà éclaté contre le caractère obligatoire du repas à la cantine59. Ce n’est sans doute pas seulement la possibilité de choisir leur repas que les ouvriers entendent défendre, quand ils dédaignent le restaurant, mais peut-être, de manière plus fondamentale, celle de s’échapper de l’usine pendant une pause, de choisir leurs commensaux, de nouer des conversations à l’écart d’une hypothétique surveillance patronale. Le refus du restaurant patronal, même quand il se déguise en coopérative, participerait ainsi de la défense de l’autonomie ouvrière.

La Première Guerre mondiale constitue un moment d’accélération du dévelop-pement des cantines sur le lieu du travail, encouragé par l’action obstinée de l’équipe réunie autour d’Albert Thomas. La France s’inscrit à cet égard dans un mouvement européen, d’autant qu’une coopération se noue avec certains alliés : Paul Mantoux, à Londres, transmet à son ami Thomas une large documentation sur les œuvres sociales réalisées au Royaume-Uni, qui fait figure de pionnier, tandis qu’en Italie, le Bollettino del comitato centrale di mobilitazione industriale mentionne à plusieurs reprises l’exemple français60.

Pour autant, ce moment ne semble pas avoir de lendemain. Certaines réalisa-tions exemplaires ferment après la guerre, notamment le restaurant Citroën. Bien plus, lorsqu’en 1924 Robert Pinot, secrétaire général de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), recense les œuvres sociales de 240 entreprises parmi les plus importantes d’un secteur alors en pointe, il n’en mentionne que 47 avec cantine ou restaurant d’entreprise, 23 disposant de réfectoires, 63 proposant des coopératives de consommation et 3 seulement des restaurants coopératifs61. Si certaines conjuguent les trois, comme de Wendel, c’est, somme toute, assez peu en regard du mouvement commencé pendant les hostilités et des réalisations obtenues dans d’autres pays industrialisés. Une enquête italienne de 1923 signale en effet 427 réfectoires et cuisines en Italie et 224 aux États-Unis, à l’échelle de l’ensemble de l’industrie62. Ce bilan en demi-teinte s’explique-t-il parce que, après avoir en partie débauché les ouvrières, les entreprises se pensent quitte du souci de l’alimentation au travail ? Parce que les œuvres sociales se seraient révélées trop onéreuses ? Parce qu’elles auraient été victimes de la défiance ouvrière ? Ce délitement accompagne-t-il la suppression de la législation de guerre après 1919 ? Avancer ces hypothèses est une manière d’avouer, en l’état, notre ignorance des causes de ce repli qui semble n’avoir été surmonté qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale.

58. AN, F22/535, 26 novembre 1916.59. V. Viet, Les voltigeurs de la République…, op. cit., p. 511.60. Notamment dans le numéro de décembre 1917, p. 217-218. AN, 94 AP 344.61. R. Pinot, Les œuvres sociales des industries métallurgiques, Paris, A. Colin, 1924.62. E. Benenati, « Cento anni di paternalismo aziendale », in S. Musso (a cura di), Tra fabbrica

e società. Mondi operai nell’Italia del Novecento, Milan, Fondazione Giangiacomo Feltrinelli, 1999, p. 68-69.

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