la première forme, in annuel de l'apf 2007
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La première forme
publié dans L’annuel de l’APF 2007, PUF, 2007.
https://www.cairn.info/revue-annuel-de-l-apf-2007-1.htm
Un jour, les aventuriers de notre vieux monde s'embarquèrent,
traversèrent l'océan et rencontrèrent, en même temps qu'un continent inconnu, des
sociétés sans histoire et sans écriture. Stupéfiante rencontre, en vérité. Mais le
primitif n'était pas pour autant découvert.
Car le primitif est un être tardif. Venu après le Barbare, le Cannibale et le
Sauvage, il ne fut inventé que pour mieux pénétrer et domestiquer ce parler autre
qui défiait les lois de la civilisation. Comme le fait remarquer Pierre Clastres, il
appartient à la raison occidentale de ne pouvoir se déployer que contre ce qu'elle
nomme déraison. Après de longues controverses, donc, sur la qualité humaine ou
inhumaine de ces êtres pourtant créatures de Dieu1, après le subtil usage d'Aristote
qui permettait d'en faire une humanité non en acte mais en puissance, on décida
finalement de convoquer le temps. Sauvages, ces autres de nous-mêmes l'étaient
assurément. Mais ils l'étaient comme le sont les enfants. Leur déraison et leur
déviance demandaient seulement à grandir et à être éduquées. Ce qui fut fait, et
l'on sait comment.
Mais cela ne faisait toujours pas un primitif. De la douceur de l'homme
cannibale évoquée si admirablement par Montaigne à l'observation scientifique de
ces peuplades par les voyageurs du XIXe siècle, la route fut longue qui conduisit à
1 P. Clastres, Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Seuil, 1974 ; A. Padgen, The Fall of Natural Man, Cambridge University Press, 1982, cité par F. Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Galaade Éditions, 2005, en particulier p. 37-40.
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l'idée que nous étions là aux prises avec nos origines. Lorsque le Père Laffitau,
missionnaire au Canada, rédige ses Mœurs des sauvages amériquains comparées aux
mœurs des premiers temps, il est le premier à procéder par comparaison. Et comment
compare-t-il ? Il compare "en cherchant dans ces pratiques et dans ces coutumes
des vestiges de l'antiquité la plus reculée". Nous sommes en 1724. Cent cinquante
ans plus tard, Herbert Spencer systématisera dans ses Principes de sociologie
l'hypothèse d'un évolutionnisme culturel. Entre temps, Darwin, d'une part,
Humboldt, de l'autre, étaient passés par là.
L'invention du primitif est le produit de la refondation de la mythologie. Et
celle-ci, qui se présente d'emblée comme une science du scandaleux2, s'érige sur la
doctrine de nos commencements et de leurs racines. Racines de la pensée humaine,
que l'ethnologie naissante veut élucider en comparant pratiques magiques,
croyances superstitieuses et mythes extravagants. Mais, plus encore, racines du
langage. Car tous – Tylor, Spencer, Andrew Lang, Max Müller, Salomon Reinach,
Lewis Morgan, Frazer, Wundt évidemment – tous, et quelles que soient par
ailleurs leurs divergences, s'appuient sur l'hypothèse d'un temps ancien où l'homme
créa le monde en le mythologisant. Si les primitifs sont les témoins actuels de l'état
sauvage de la pensée, ils n'attestent l'enfance de l'esprit que parce qu'ils révèlent
l'enfance du langage. Est primitive d'abord et avant tout l'activité même du premier
parler humain, dont ces peuples sont les reliques vivantes. Une activité où l'on voit
l'homme exprimer sans abstraire ni conceptualiser, où les premiers mots sont les
sons du monde et les premières désignations les images suscités par les
ébranlements de la nature. De cette enfance humaine, où la nécessité langagière est
inhérente à l'espèce, mais où les perceptions externes et le vécu interne allouent les
premières formes expressives – il n'est que de lire le chapitre de Tylor intitulé
"Langage émotionnel et imitatif"3 – de cette enfance humaine, donc, on déclare
2 M. Detienne, L'invention de la mythologie, Gallimard, 1981, en particulier p. 15 - 49, ainsi que F. Hartog, op. cit., p. 208-219. 3 Cf. par exemple aussi Usener, Les dieux de l'instant, repris par E. Cassirer in Langage et mythe (1925), Minuit, 1973; et E. B. Tylor, La civilisation primitive (trad 1876), Paris, Reinwald et C°, chap V et VI : "Langage émotionnel et imitatif", p. 189-276.
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qu'elle fut une configuration provisoire de notre intelligence en devenir.
L'invention du primitif suppose la hiérarchie. L'irrationnel trouve sa raison dès lors
qu'on le redresse sur l'axe du temps.
Freud n'est-il qu'un enfant de son siècle ? Certes, il a lu ces premiers
ethnologues, mythologues et linguistes. Et il met ses pas dans leurs traces quand il
écrit, par exemple, dans Totem et tabou : "[L'homme primitif] savait ce que sont les
choses de l'univers, c'est-à-dire qu'elles étaient telles que l'homme s'éprouve lui-
même". De même, lorsqu'il fait sien le postulat des trois âges de la pensée –
l'animisme, le religieux, le scientifique – qu'il emprunte à Wundt4. Tout comme il
reprend à son compte le principe de la comparaison : l'évolution de l'activité de
pensée – depuis la première symbolisation jusqu'à la saisie de la réalité émancipée
de la seule sensorialité – concorde avec l'évolution par phases du petit humain. Sa
conception du devenir culturel semble donc aller dans le sens de ces théories de la
terre natale de l'esprit, où les vestiges de la primitivité humaine entrent en
résonance avec la primitivité de l'enfance.
Tout semble aller dans ce sens jusqu'au moment où Freud propose une
définition de l'évolution que ni Wundt, ni Frazer, ni Reinach n'ont même
envisagée. Et pas davantage Mauss qui, discutant le livre de Wundt, Mythe et
religion5, s'oppose à ce dernier non à propos de sa conception chronologique du
progrès dans la vie de l'esprit, mais à propos du moteur d'un tel progrès : pour
Wundt, le moteur du développement est la pulsion de l'âme et sa faculté
d'"imagination", ce qui place au centre de l'évolution l'activité mytho-poïétique ;
pour Mauss, le moteur est le cycle même des phénomènes sociaux. Dans le débat
qui oppose à cette date la psychologie et la sociologie, le modèle freudien est
d'emblée un intrus. Et ce n'est ni à cause des sources – qui sont, à l'époque, à peu
4 S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, Gallimard, p. 191, 228, 210-211 ; selon la traduction retenue, Totem et tabou est cité tantôt dans la traduction de M. Weber publiée aux éditions Gallimard, tantôt dans la traduction de J. Altounian, A. Bourgignon, P. Cotet, A. Rauzy, avec la collaboration de F. Baillet publiée dans le vol. XI des Œuvres complètes de Freud éditées par les Presses Universitaires de France (les Œuvres complètes seront désormais abréviées en OCF ). 5 M. Mauss (1908), "L'art et le mythe d'après M. Wundt", in Œuvres t. II, Minuit, 1969, p. 195-247 (Mauss consacra au Collège de France son cours hebdomadaire de l'année 1932-1933 à l'étude de "l'emploi de la notion de primitif en sociologie et en histoire générale de la civilisation")
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près les mêmes –, ni à cause de la convocation de la temporalité – qui, de prime
abord, ne diffère pas radicalement. La divergence radicale porte sur la nature du
facteur qui agit dans le temps. Pour Freud, le moteur de l'évolution est le
refoulement. Est refoulée la part psychique qui "doit être laissée de côté lors du
progrès vers des phases ultérieures du développement, parce qu'elle est inutilisable,
incompatible avec la nouveauté et nuisible à celle-ci"6. C'est cette mise à l'écart de
l'inutilisable – cette "élimination" en chaque humain de la part sexuelle infantile qui
ne peut être mise ni au service de la reproduction de l'espèce, ni au service du
processus culturel – qui permet de comparer l'inconscient à une population
aborigène. Aborigène parce que primitive, et aborigène parce que sauvage. Et
l'occupation clandestine de chacun se redouble sous la forme de la transmission de
ce qui doit être maintenu refoulé.
On voit aussitôt que, avec cette définition de l'évolution, c'est la notion
même d'héritage qui se trouve subvertie. Parce que l'éliminé n'a pas été rejeté au
dehors mais au dedans, il demeure, sous la forme d'une inscription secrète que
chaque individu, génération après génération, a à charge de traiter. Du coup, la
question cesse d'être la transmission du progrès au fil du temps – transmission
autonome de l'esprit à lui-même. Elle devient celle des métamorphoses,
superpositions et sédimentations du traitement psychique du refoulé. Différence
majeure qui déboute l'activité mytho-poïétique de sa fonction royale d'être l'agent
même de la transformation : elle n'en est plus que la conséquence. Différence
doublement majeure puisque, le niveau de civilisation se mesurant à l'aune du
refoulement pulsionnel7, rien n'autorise à sous-évaluer la richesse et la finesse des
créations psychiques des primitifs. À ceux qui s'apprêtent à s'entendre sur l'enfance
de l'humanité, Freud oppose donc une comparaison qui ne compare plus les
commencements de l'être, ni la supposée simplicité de vies psychiques élémentaires.
Il ne compare plus des états mais des procédures. Et si dans cet horizon l'enfant est
6 S. Freud (1915), "L'inconscient", OCF XIII, p. 233 et S. Freud (1919), "Un enfant est battu", OCF XV, p. 146 7 S. Freud , Totem et tabou, op. cit., trad. Gallimard, p. 221
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convoqué, c'est pour mieux désintégrer l'échelle temporelle : car l'enfant est convié
non au titre de la validation de quelque échelle chronologique mais parce qu'il
introduit lui-même au troisième terme de la comparaison : la complexité des
procédés psychiques du névrosé – parachevant ainsi la subversion de la notion
même de primitivité. Les ethnologues ne s'y trompèrent pas, qui ne reconnaissaient
plus rien de leur méthode.
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Comme tous les grands textes culturels freudiens, Totem et tabou est un
texte clinique. Pour aborder la clinique du sauvage, Freud pose un premier
postulat, en fait identique à celui qui ouvre L'Interprétation du rêve. Considérant que
l'animisme est une théorie complète du monde – voire, dit-il, la théorie "la plus
exhaustive et la plus logique"8 – il part du principe que les actions magiques qui en
découlent sont elles-mêmes des actes psychiques complets. Que nous ne parvenions
pas à les intégrer dans la cohérence rationnelle de notre conscience, indique
seulement que leur rationalité obéit à des lois invisibles. Or ces lois invisibles ne
sont décelables qu'à condition de tenir ferme sur la méthode analytique. Comme
dans le rêve, comme dans le symptôme, l'explication des actions magiques que nous
livrent les primitifs n'est que la justification qui émerge en surface. Ce n'est, dit
Freud, que le matériau de présentation - tout comme le rêve ne nous présente de
prime abord que sa façade, et le symptôme rien qu'une cohésion d'apparence9. Ces
élaborations "faussement logiques" sont seulement destinées à rendre acceptables
des actes psychiques incompréhensibles, en leur donnant un nouveau sens qui est
un sens de "couverture".
Faisons par conséquent l'hypothèse que la technique magique obéit
également aux réquisits de l'élaboration secondaire. On s'aperçoit alors que les
justifications fournies par les sauvages ne valent pas plus que celles de cette
8 Ibid., p. 191 9 Ibid., p. 217-223
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patiente qui décrète l'interdiction des rasoirs et couteaux dans sa maison, parce que
l'endroit où son époux les fait affûter est au voisinage d'un magasin d'articles
funéraires. Dans son explication, seule sa phobie de la mort en général émerge.
Mais nous pouvons être sûrs que, si ce voisinage de magasins n'avait pas existé,
l'interdiction des rasoirs aurait quand même été ordonnée. Simplement c'eût été
sous un autre motif. "Le filet des conditions était assez largement ouvert, écrit
Freud, pour prendre la proie à tous les coups"10. Autrement dit, une autre forme
fortuite aurait permis de donner un sens de surface au sens qui devait demeurer
caché – la véritable cohérence de l'interdiction formulée par la dame tenant à la
réalisation hallucinatoire de désir dissimulée dans l'interdiction : le vœu de mort à
l'encontre du mari.
Quel que soit donc le territoire, analyste et patient sont toujours conviés à
« palper » la surface psychique pour repérer les failles, les altérations, les
discordances signalant l'immixtion d'un acte psychique inconscient. Ce que la
manifestation de l'inconscient permet toujours car, si la façade peut « imiter » la
logique de l'expérience ou la rationalité d'une pensée secondarisée, « la réussite
n'est jamais assez parfaite pour que ne se montre quelque absurdité, une déchirure
(ein Riß) dans la trame »11.
De la même manière, l'explication de l'action magique fournie par le
primitif n'est que le produit d'un réagencement de la surface en fonction de
connexions fortuites et d'associations occasionnelles, destinées à légitimer ce dont il
ne connaît pas la cause. Ainsi, le guerrier qui s'interdit tout plaisir sexuel ou
s'impose la plus grande propreté quand il se lance sur le sentier de la guerre,
n'obéit pas à quelque croyance concernant sa semence et ses déjections et l'usage
ensorcelé que pourrait en faire un ennemi. Il obéit en réalité à un équilibrage
économique digne de nos plus hautes créations psychiques : se sachant sur le point
d'accorder la pleine satisfaction à une haine et une cruauté par ailleurs interdites, il
paye cette jouissance du renoncement à un plaisir pulsionnel. La justification
10 Ibid., p. 220 11 Ibid. p. 305.
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donnée pour ces interdits aura beau s'appuyer sur une corrélation magique, la
raison fondamentale tient bel et bien à la liaison entre le renoncement pulsionnel et
le gain de forces psychiques qui en est attendu.
Simplement une question : pourquoi, dans Totem et tabou, Freud nomme-t-
il l'élaboration secondaire "motivation systématique" ? Il s'en explique
partiellement lorsqu'il élargit l'élaboration secondaire du rêve à ces autres
"formations de système" que sont les systèmes phobiques, l'organisation des
pensées obsessionnelles et le délire paranoïaque – cas, dit-il, où la formation de
système est la plus tangible. Tout réordonnancement de la surface déformée dans le
sens de son lissage logique donne lieu à un déguisement secondarisé de ce qui
apparaîtrait autrement comme le produit aberrant du travail des processus
primaires.
Il s'en explique partiellement, car, me semble-t-il, un ingrédient
supplémentaire intervient dans cet emploi. Freud vise en effet l'emboîtement du
"système" animiste dans les "systèmes" psychiques de la déformation. Ou plus
exactement, ayant au préalable précisé qu'il préférait le terme de "technique
magique", emprunté à Mauss, à celui de sorcellerie, il vise le façonnage de trois
techniques qui, par delà la différence des systèmes de surface, révèlent leur
commun enracinement sexuel infantile. L'enfant est analogue au primitif dans la
mesure où la technique du jeu comme la technique de la magie sont des réalisations
hallucinatoires motrices. Mais, au-delà des formes manifestes, ces techniques
partagent avec celle du névrosé obsessionnel le même fond infantile. Celui-ci est
constitué à la fois de la très précoce hallucination sensorielle – celle qui fait le
noyau du moi-plaisir primitif, justement – et de la toute-puissance de la pensée,
telle que L'homme aux rats l'a révélée à Freud – prémisses de ce qui va devenir le
narcissisme.
La référence au temps s'avère donc nécessaire non lorsqu'il faut décrire le
devenir de l'esprit, mais lorsqu'il faut construire le fond pulsionnel à partir duquel
on retracera les métamorphoses et remaniements psychiques aboutissant aux
systèmes de surface. C'est parce que nous sommes tout à la fois animistes, religieux
8
et scientifiques que nous nous inclinons devant la mort mais que nous la dénions ;
et que nous renonçons à influencer les dieux mais que la superstition prétendument
surmontée nous guette dans chaque expérience d'inquiétante étrangeté.
Certes, "les motions primitives suivent le cours d'un long développement",
écrit Freud, mais "le primitif est, au sens le plus plein, incapable de passer". "L'état
ancien peut un jour redevenir la forme d'expression des forces psychiques, voire sa
forme unique" parce que, par delà l'extraordinaire plasticité des formes
développées ultérieurement, c'est "sur les mêmes matériaux que s'est déroulée toute
la série des modifications"12. Dans ce passage des "Considérations actuelles sur la
guerre et sur la mort", écrites à l'heure du retour de la sauvagerie dans la culture,
Freud prend acte de la régression contemporaine révélée par les faits. Mais on voit
que cette conception de la régression s'adosse de toute nécessité à une théorie de
l'inscription psychique. Or celle-ci n'est pas simple. Car où se tient l'empreinte de
l'état ancien ? Sans l'écart entre la forme manifeste et le matériau de l'inscription
pulsionnelle, on ne saurait comprendre ni la coexistence du primitif et de la
civilisation, ni la reviviscence, indépendante du temps, d'une forme qui semblait
révolue. De plus, que la reviviscence soit capable de devenir la forme unique de
l'expression psychique suppose que le matériau distinct des manifestations, ait
conservé de quoi prédisposer à la réinstauration d'une telle forme13. Le désir
ancestral de meurtre ne trouve si aisément la voie de sa satisfaction dans la forme
de la guerre moderne que parce que, par delà la déqualification du refoulement, les
traces mnésiques portent en elles la matrice d'une configuration toujours prête à se
requalifier.
Ainsi, l'inscription demeure tandis que les qualités formelles peuvent être
modifiables à l'infini. C'est la répétition qui nous indique le caractère immuable des
états anciens inscrits dans notre vie psychique. Or si la métaphore archéologique
12S. Freud (1915), "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort", OCF XIII, p. 138-139 13 Le problème ici abordé est le même que celui posé par la "darstellende Kraft" dans le chapitre VII de L'Interprétation du rêve (1900), OCF IV, p. 616 (cf. Die Traumdeutung, G.W. II/III, p.567) ; sur ce point, je me permets de renvoyer à L. Kahn, "L'action de la forme", Revue Française de Psychanalyse, n° Spécial Congrès "La figurabilité", 2001/5, p.983-1053, en particulier p. 1009-1011.
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permet de construire le sous-sol primitif, c'est bien à la condition de considérer que
l'enfouissement est de surface. C'est la surface qui crée la profondeur, et non
l'inverse. Pourtant, le nouage métapsychologique exige un territoire où expérience
et spéculation parviendront à se conjoindre. Le primitif, je veux dire : les primitifs
n'appartiennent-ils pas à cette sorte de territoire ? Le territoire d'une clinique qui
permet d'aller de la surface des expressions aux obscures "antiquités psychiques"14,
et de revenir des forces hypothétiques aux manifestations empiriquement
saisissables.
D'où l'affirmation de Freud, dans Totem et tabou, que la "superstition" –
tout comme le "démon", comme le "rêve" et comme l'"angoisse", et chacun de ces
termes est placé par lui entre guillemets – que la "superstition", donc, est une entité
psychologique provisoire que la psychanalyse est nécessairement amenée à
dissoudre15. Non seulement parce que le primitif n'est jamais que de l'ancien, et
qu'il est lui-même susceptible de transformations et de déformations – ce qui nous
interdit de nous laisser prendre au mirage de la "pétrification" d'un temps premier,
visible à l'œil nu16. Mais surtout parce que la psychanalyse opère par dissolution de
la surface, dissolution qui s'impose dès lors que l'on déplie dans le sens de la
profondeur la valeur économique des opérations psychiques : économie des
déplacements, transferts et projections ; économie de la réalisation hallucinatoire ;
économie de la division entre autocratie du moi et orientation vers les objets ;
économie enfin de l'inscription libidinale.
Si, donc, nous nommons primitives les formes que sont l'action magique et
le récit mythique, n'oublions pas qu'elles ne sont pas plus premières que ne le sont
celles du souvenir-écran, du rêve ou du symptôme. Dans chacun de ces cas, nous
ne savons rien de la première forme. Car nous ne savons rien et ne saurons rien de
14 S. Freud, L'Interprétation du rêve, OCF IV, p. 602 15 S. Freud , Totem et tabou, trad. Gallimard, p. 221 ainsi que la note de la p. 231. 16 Je renvoie sur ce point à l'article de Marie Moscovici, "Les préhistoires : pour aborder Totem et tabou", Revue Française de Psychanalyse, 1993/3, pp. 691-712, repris dans Le meurtre et la langue Paris, Métailié, 2002, p. 51-81 ; ainsi qu'à l'ensemble du numéro "Formes du primitif" de la revue l'inactuel, n° 3 nouvelle série, 1999.
10
la "première expression" de la pulsion et de son substrat17. Nous savons simplement
qu'une première impression a donné lieu à une première expression (l'inscription
pulsionnelle) laquelle ouvre à de multiples formes expressives. La voie directe vers
l'origine est barrée. Mythes et rituels valent ce que valent les souvenirs-écran de la
jeune humanité18.
Et Freud va loin sur ce chemin. Aussi loin que va, en 1932, sa remarquable
ignorance de l'analyse assez conventionnelle du mythe de Prométhée proposée
antérieurement par Abraham. Ne cédant pas un pouce de terrain au typique et à la
psychanalyse appliquée, il traverse la surface des contenus manifestes que sont le
châtiment, la castration et l'incessante repousse phallique du héros. Sous la
présentation à ciel ouvert de l'invincibilité du désir, il débusque, dans le mythe, la
transaction pulsionnelle au centre du devenir culturel. Et il construit, au-delà de la
possession transgressive du feu, le renoncement à la jouissance homosexuelle de
l'éteindre en urinant, condition essentielle à cette possession. C'est dans l'économie
de cette transaction qu'il repère le vrai dommage infligé par la communauté de
civilisation aux revendications du ça – dommage qui se répète, dommage toujours
actuel19. Freud avait raison d'avertir en préambule qu'il allait s'écarter de Wundt.
Définitivement, la concordance n'est pas de temps mais de mode.
*****
Soit. Admettons que "primitif" est le nom donné à la forme régressivement
actualisée de l'action inconsciente. Est-il si certain que la référence à la temporalité
ne soit exigée que par la contrainte de la construction métapsychologique ? Est-il si
17S. Freud (1939), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1975 (GW, XVII, 68) et Nouvelles Conférences (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 102. 18S. Freud (1910), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1987, p. 91-93 : "…il est extrêmement probable, par exemple à propos des mythes, qu'ils correspondent aux vestiges déformés de fantaisies de désir propres à des nations entières, aux rêves séculaires de la jeune humanité" ; cf. également "Le créateur littéraire et la fantaisie" in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 45 19 S. Freud (1932), "Sur la prise de possession du feu", Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985, p. 191-196 ainsi que K. Abraham (1909), Rêve et mythe, Œuvres complètes II, Payot 1973, p. 165-215.
11
certain que, s'il n'y avait l'obligation d'échafauder le bâti de l'inscription, la
convergence entre la régression formelle et la régression topique aurait suffi à
Freud 20? L'articulation des processus primaires avec le lieu psychique inconscient
pourrait-elle nous exempter de la référence à la temporalité historique ? Bref, la
conception de la régression temporelle ne tient-elle vraiment qu'à la seule nécessité
théorique ?
Dans ses "Remarques sur la fonction du langage dans la découverte
freudienne", Benveniste pose la question avec, en ligne de mire, Les sens opposés dans
les mots primitifs de Karl Abel et l'usage qu'en fait Freud21 : pourquoi Freud, voulant
asseoir la logique du rêve sur l'expérience linguistique, demande-t-il en vain à
l'histoire des langues ce qu'il aurait pu continuer d'obtenir aisément du mythe et de
la poésie ? Pourquoi faire usage d'une théorie de l'évolution du langage plus que
douteuse – y compris à l'époque de Freud – pour rendre compte de l'aptitude de la
langue à se prêter au travail inconscient ? Si Freud s'en était tenu à la créativité
langagière du mythe, n'aurait-il pas plus solidement établi le fondement des
opérations psychiques ?
La singulière proximité de cette position avec celle adoptée par Lévi-
Strauss devrait nous alerter. Non pas le Lévi-Strauss qui, fort de la décomposition
de "l'illusion archaïque", s'apprête à remplacer "primitif" par "sauvage", pour
rendre à "la pensée sauvage", à cette "science du concret", à sa logique du sensible
et à son "bricolage", leurs lettres de noblesse22. Non, le Lévi-Strauss qui, à l'extrême
fin des Structures élémentaires de la parenté, propose d'embaucher le mythe pour
mettre fin au scandale de Totem et tabou23. Il suffirait, en effet, de considérer que le
20S. Freud, L'Interprétation du rêve, OCF IV, 602. 21 E. Benveniste (1956), "Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne", Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.75-87 ; la seconde cible, moins visible, de Benveniste est Lacan : elle apparaît à la fin du texte lorsque Benveniste demande pourquoi dire que l'inconscient est structuré comme un langage, puisque la référence même à la métaphore et à la métonymie indique qu'il est structuré comme un style ; cf. S. Freud (1910), "Sur le sens opposé dans les mots primitifs", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. 22Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 24. 23Cl. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Plon, 1967, p. 562-564 ; ce qui est repris dans Cl. Lévi-Strauss et D. Eribon, De près et de loin 1988, p. 150.
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mythe construit par Freud ne nous dit pas comment les choses se sont passées
réellement mais comment les hommes doivent se représenter que les choses se sont
passées… ; il suffirait de considérer que l'événement du meurtre n'est pas
historiquement mais imaginairement efficient, pour s'apercevoir que Freud "rend
compte avec succès non du début de la civilisation mais de son présent". Autrement
dit, il suffirait de considérer que le récit freudien tire sa force de la puissance
dramatique d'une narration qui actualise non la commémoration d'un fait mais
seulement l'inextinguibilité du désir, pour accepter dans le champ ethnologique ce
mythe parmi les mythes. Car ce mythe, comme tout mythe, ne ferait ici que
présentifier dans un récit la structure ordonnée des oppositions qui règlent les
prohibitions. Renonçons à l'histoire, demandons à la création poétique de faire être
dans la langue ce qui n'a pas été dans le temps, et la narration freudienne prendra
aussitôt toute la valeur du mythique. Et quelle valeur ! puisque, faisant un pas
supplémentaire dans le sillage de Lévi-Strauss, on s'apercevrait alors que Freud
lui-même est ce premier poète, ce premier récitant, évoqué dans Psychologie des
masses et analyse du moi. S'avançant dans le cercle social, il donnerait sa première
forme au meurtre du père dont il serait l'unique exécutant et le héros solitaire. Son
récit en forme de fiction contiendrait la vérité du fantasme meurtrier et son
efficace24.
Avouons-le : la proposition est embarrassante. Car elle touche l'un des
points névralgiques de la théorie freudienne. Certes, la créativité mytho-poïétique a
le mérite de débouter la pesanteur de l'histoire. Et c'est bien ainsi que la conçoit
Pierre Fédida lorsqu'il souligne, d'un côté, le "peu d'intérêt prêté par [Freud] à
l'opposition entre mythe et histoire" et, de l'autre, la véritable fécondité d'un modèle
qui place en son centre "l'imagination d'un primitif d'origine"25. Reste que, si en
matière de temporalité, Freud a hésité, il a tranché. Comme l'indique Ilse
Grubrich-Simitis, là où le texte définitif du "retour infantile du totémisme" qualifie
24S. Freud, "Psychologie des masses et analyse du moi", Essais de psychanalyse, Paris, P. B. Payot, 1981, p. 206-209. 25 P. Fédida, Par où commence le corps humain ; retour sur la régression, Paris, PUF, 2000, p. 45.
13
le meurtre du père de "grande tragédie des temps originaires", le manuscrit, dans
son dernier état, parlait encore de "grande tragédie mythologique". Mais Freud
barra le mythe et le remplaça par l'histoire26.
La proposition est embarrassante bien au-delà de Benveniste et de Lévi-
Strauss. Car, sitôt embauchée la créativité de la langue et du mythe, la complication
constituée par l'accointance du primitif avec le temps semble se résoudre. Centrée
sur le pouvoir mutatif des formes, la primitivité est de facto exonérée de toute
décision quant au plan historique dont elle émane. Car ce sont les formes qui sont
réminiscentes, produites non par le réinvestissement des traces d'un événement,
mais par l'oubli même de l'événement et le dépôt de cet oubli dans la mémoire
anachronique du langage. Cette position est celle attribuée par Pierre Fédida à la
réminiscence. Position ô combien féconde, qui prend littéralement au mot le
caractère atemporel de l'inconscient. Car cette inactualité, qui s'exerce dans le
présent hallucinatoire de la parole et de l'image, pour être la source de l'animation
des formes, est une source faite d'absence – la disparition étant cela même qui met
en mouvement.
Pour Fédida, l'imagination du primitif d'origine prend sa source dans
l'imagination même du langage. Si le mythe peut rêver la langue, si le "mythe
fantastique" de Freud – c'est-à-dire "le mythe du meurtre du père"27 – tire sa force
de son commerce le plus intime avec la force épique du poème, c'est parce que la
langue elle-même porte la charge mémorielle. Cette charge est faite tout à la fois de
la présence d'un retrait et de la puissance créative du double sens des mots. Là où
la voix du poète énonce le récit du meurtre, là où l'épopée s'élève sur la nomination
de l'absent, l'activité même de l'énonciation instaure l'axe paternel qui fonde le site
langagier. Le pouvoir de cette absence, à la mesure de la violence d'un psychique
26S. Freud, Totem et tabou, OCF XI, p. 188 et I. Grubrich-Simitis, Freud : retour aux manuscrits, Paris, PUF, 1997, p. 215. 27 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., p. 10 ; ainsi que P. Fédida, Le site de l'étranger, Paris, PUF, 1995, passim et tout particulièrement p.7-15, 27-43, 81-86, 132-133, 187-191, 215, 225-233.
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hors-représentation, commande le régime "virtuel" du primitif et impulse les formes
mythiques.
C'est donc peu de dire que Fédida confère à "la représentation
ethnologique du primitif [selon Freud] une faible teneur scientifique"28. Outre qu'il
l'écrit, outre qu'il situe toujours le primitif comme "figure" du psychique qui est
figure d'un marquage en repli qu'il nous appartient de déplier, "la survivance"
renvoie à un primitif qui n'est en aucune façon historisable. Hors-temps de la
mémoire dans l'expérience de la parole, le primitif est ouverture des mots à
l'activité hallucinatoire. Ce faisant, la voie de la régression, pour les deux
partenaires de la situation analytique, est un chemin non à "rebrousse-temps", mais
à "rebrousse-forme".
Et l'image du rêve prend ici par la main l'image du mythe. L'une et l'autre,
procédant de "la matérialité primitive du langage", sont d'un seul tenant forme et
matériau. Elles surgissent de la marge du dire, là où "le vocable excède le nom de la
chose", là où la langue recouvre sa puissance de désorientation, là où le contact
violent entre signifiant et signifié rend aux mots leur pouvoir étrangement
inquiétant et destitue la forme reconnaissable29. De sorte que la primitivité ressortit
à la plasticité des formes. Mais cette plasticité n'a pas à proprement parler d'en-
deçà, la forme primitive étant elle-même le matériau travaillé par le "mouvement de
l'informe" et "la besogne des mots".
Il faudrait ici aller pas à pas sur les chemins ouverts par Pierre Fédida. Les
parcourir lentement pour discerner, par exemple dans l'image, ce qu'il rapporte au
visuel halluciné et à la fonction hypnoïde, et ce qu'il adosse aux arts de la
figuration. Faire cela lentement, en y séjournant, certes, pour croiser et recroiser la
construction de la régression, mais aussi en tolérant de l'interroger. Car les morts
sont de puissants revenants, et ils nous troublent et nous intimident. Quel autre
moyen avons-nous pourtant, pour acquitter notre dette et honorer cette oeuvre,
28 P. Fédida, Le site de l'étranger, op.cit., p. 28. 29 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., chap I, "Le mouvement de l'informe" ainsi que p. 46-50 ; voir également P. Fédida, "Une histoire du présent", préface à J. Forrester, Le langage aux origines de la psychanalyse,Gallimard, 1984, p. 7-25.
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que de remettre en travail ses nœuds les plus productifs ? Or s'il m'était permis
aujourd'hui de poser une question à Pierre – ne serait-ce qu'une – assurément, elle
porterait sur ce qu'il ramasse dans la coalescence de ce qu'il nomme "formes-
matériaux" ou "formes-substances"30, deux notions qui résorbent délibérément
l'écart que Freud a inséré entre la forme et le matériau. Je vais aujourd'hui,
premier pas sur les chemins ouverts, tenter de préciser cette question adressée à lui.
*****
Repartons du point d'insertion du primitif dans sa compréhension de
l'hallucinatoire et de la régression. Repartons plus exactement du statut conféré au
vestige lorsque la forme vivante, toujours en transformation, ne fait qu'un avec le
matériau. Il apparaît alors que le vestige, source de la double entente du mot, n'est
pas le reliquat positif d'un temps antérieur du langage. Il n'est pas un reste sexuel,
dissimulé à l'état de racine dans notre langue désexualisée. Fédida ne réfère pas
plus la matière métaphorique des mots à l'étymologie du langage qu'il ne réfère le
mythe à l'histoire. La métaphore n'a pas d'ailleurs qu'elle-même. Elle est existence
dans l'actuel, expérience de sa présence – et, sans doute est-ce là que l'héritage
phénoménologique de Binswanger est le plus sensible31.
En tout cas, Fédida ne conçoit pas le vestige dans les termes
archéologiques de l'enfouissement. Là où Freud recourt à une positivité du
fragment primitif enchâssé clandestinement dans la langue –trace mnésique d'un
passé excité du langage, toujours prêt à se resexualiser – Fédida prend au mot,
cette fois, le fossile. Ramassant la malléabilité langagière dans la plasticité de la
30 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., p.5 (à propos de référence à l'autisme) : "C'est en effet le paradigme clinique qui engage le plus fortement aujourd'hui ce retour à des formes-substances du matériau psychique et c'est- distinctement de la référence à la psychose - le chemin du retour sur la régression" ; ainsi que P. Fédida, "L'horreur du primitif", in l'inactuel, nouvelle série 3, automne 1999, "Formes du primitif", p. 93-102 : "l'inaltérabilité du primitif tient peut-être à l'extraordinaire plasticité de ses formes-matériaux". 31 L. Binswanger, Le rêve et l'existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, avec l'introduction de M. Foucault, reprise dans Dits et écrits I (1954-1988), Paris, Gallimard, 1994, p. 65-119 ; voir également P. Fédida, "Binswanger et l'impossibilité de conclure", préface à L. Binswanger, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne ; discours, parcours et Freud, Paris, Gallimard, Tel, 1970.
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parole entendue et des mots prononcés, il ne fait pas intervenir le fossile autrement
que comme la trace d'une forme qui fut vivante autrefois et le demeure à l'état
d'oublié. En ce sens, le fossile n'est pas une relique conservée dans le sous-sol
inaltérable du langage. Le fossile est la forme d'un vivant autrefois animé, et
toujours prêt à animer les transformations. De sorte que le primitif se dessine à
même la stylistique de la forme, pour la même raison que le primitif est "primitif en
mouvement" – c'est-à-dire inaltérabilité non du matériau de l'inscription mais du
mouvement lui-même. Et pour la même raison encore, les processus primaires ne
sont pas historisables dans le maillage de la régression temporelle. La seule
conception envisageable de la régression est la régression topique en ce qu'elle se
manifeste formellement – forme et matériau ne devant pas, ne pouvant pas être
distingués l'un de l'autre.
Je crois que c'est là que Fédida s'écarte profondément de Freud. Car
Freud fait appel à Abel justement parce que l'histoire du langage, développée dans
Les sens opposés dans les mots primitifs, est une histoire du refoulement qui agit dans
l'évolution des langues – ce qui permet de faire coïncider la modalité du premier
parler avec la modalité des processus primaires. Abel montre en effet – certes au
prix d'acrobaties philologiques dont les linguistes n'ont pas manqué de rire – Abel
montre que, dans sa configuration primitive, le langage était constitué de
continuums sémantiques où chaque mot recouvrait l'ensemble d'une série qui allait
d'un pôle de signification à son extrême opposé. Dans cette indistinction qui
assemblait sous un même terme des sens totalement antagonistes – lesquels par la
suite se sont exclus mutuellement grâce au refoulement de l'un des deux termes –
dans cette indistinction donc, c'était le geste expressif, accompagnant le mot
prononcé, ou bien l'image, accompagnant la graphie du terme, qui déterminaient le
sens.
Ce que Freud en retient – et pour avoir lu et traduit avec Nicole Loraux le
texte original de Abel, je peux dire que l'usage qu'en fait Freud est fort fidèle – ce
que Freud en retient est que la régression formelle du travail du rêve est aussi
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matérielle32. Elle est matérielle de cette matérialité issue du soubassement
historique de la langue, qui la rend apte à se décomposer, à dissoudre les liaisons et
les oppositions, à revenir à l'état de "matériau brut". C'est ce matériau brut, actif
dans la formation des rejetons psychiques, qui est comparable à "une langue
primitive sans grammaire"33 : primitive en ce que les mots sont employés en faisant
fi des oppositions qui règlent les significations ; et primitive en ce que les
déterminations du sens relèvent finalement de l'image et de la motricité gestuelle.
D'où la joie de Freud quand il découvre le texte de Abel34. Car il y trouve
de quoi corroborer une de ses hypothèses essentielles. D'une part, l'aptitude à la
régression du langage lui-même en fait le parfait exécutant de la régression
psychique. D'autre part, le noyau ancestral de la langue contenant et la composante
de l'agir et l'équivocité du sens, le langage peut parfaitement servir ces deux
maîtres à la fois. Il peut se mettre au service de la réalisation hallucinatoire de l'acte
– car dire était autrefois faire – et se mettre, en même temps, au service de la
déformation qui dissimulera ce contenu – la déformation étant assurée par
l'équivocité des significations. Lorsque je dis que Pierre Fédida s'écarte sur ce
point de Freud, je pourrais paradoxalement dire que, sur ce même point, il s'en
tient au plus près. Car c'est bien en rattachant le primitif langagier à cette zone
phonique-gestuelle, qu'il relève la matérialité qui permet à l'analyste d'entendre "à
même l'écoute analytique de la parole les gestes phoniques du sens". Ce gestuel, qui est
sexuel, est pour lui aussi une "sorte de langue première de l'inconscient"35.
Néanmoins, il s'en écarte sur un point majeur : la théorie de la déformation.
J'ai toujours été frappée par le fait que Fédida retienne le terme de Zerrbild
pour désigner la déformation en tant qu'opération psychique. Or, hormis le cas où
Freud évoque les images distordues de l'art, de la religion et de la philosophie que
sont respectivement l'hystérie, la névrose obsessionnelle et le délire paranoïaque –
32S. Freud (1916-1917), Conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 270, puis 297 33 Ibid., p. 287, et S. Freud (1933), Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, OCF XIX, p.100 34 Lettre à Ferenczi du 22 X 1909, Correspondance Freud- Ferenczi I (1908-1914), p.93 35 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit.,, p. 47.
18
et Zerrbild a ici pratiquement son sens courant : la distorsion de l'image au sens de
la caricature – hormis ce cas, le terme régulièrement employé par Freud, des Études
sur l'hystérie jusqu'à l'Abrégé, est Entstellung.
Je n'ignore assurément pas la fécondité de l'usage de Fédida, lorsque –
déclinant le Bild en Vorbild (le modèle), en Traumbild (l'image du rêve) et en
Symptombildung (la formation de symptôme) – il rattache la "déformation" à la
déchirure de l'image, et relie cette déchirure au "processus même de l'image" dans
le travail du rêve36. Mais, quelle que soit par ailleurs la productivité de cet emploi, il
modifie néanmoins profondément la conception de l'inscription psychique. Ainsi,
lorsque, dans un débat de la Société psychanalytique de Vienne, Freud fait
remarquer à Tausk que "la forme est le précipité d'un contenu plus ancien", il
accompagne sa remarque d'une précision essentielle : "le contenu, dit-il, a en règle
générale une histoire ; les stades plus anciens du contenu actuel ont laissé leur
forme"37. Précision essentielle puisque certes l'histoire n'est décelable que dans les
formes ; mais les formes doivent cependant être décomposées entre contenu actuel
et contenus anciens, pour que soient concevables la régression, et, dans la
régression, le rôle de la fixation.
D'une part, la remarque de Freud traduit le remaniement capital de la
métaphore archéologique effectuée à partir de Dora, c'est-à-dire depuis que Freud
s'est avisé que, en matière psychanalytique, l'archéologie est une archéologie du
vivant – ce que lui a appris le transfert. Mais, surtout, elle souligne la distinction
toujours maintenue entre la forme d'expression, fût-elle primitive, et l'inscription
du contenu primaire. Sans une telle distinction, comment serait-il d'ailleurs possible
de discerner la compulsion de répétition, alors que le contenu répétitif se présente
constamment dans des formes nouvelles ? …ou bien d'élucider les transpositions de
pulsions tout au long des "correspondances" organiques ? Cet écart entre la
première inscription et les formes qui en découlent est la pierre angulaire de la
36"C'est du modèle de la régression qu'il faudrait attendre une véritable théorie de la déformation", in P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit.,, p. 16-17. 37En 1909, lors d'une réunion de la Société psychanalytique de Vienne, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, II, Paris, Gallimard, 1978, p. 330 (séance du 24 novembre 1909).
19
méthode. C'est de lui que procède la notion même de travail psychique, et à partir
de lui que l'on se représente les obstacles, les retours, les remaniements et le
nouveau qui font le lit du processus analytique.
Assurément, cet écart demeure invisible à l'œil nu, lorsque le matériau
langagier se prête à la "présentation verbale plastique" d'un rejeton38. Tout comme
il reste imperceptible lorsque la plasticité langagière bâtit la fonction taboue sur
l'abolition de la démarcation entre "sacré" et "impur". Ou bien lorsque la même
malléabilité des mots permet la coexistence sans hiatus de l'exécration du père et de
son respect magnifié – l'amphibologie du sens faisant le socle du totem39. Dans ces
cas, comme à propos de toutes les formations psychiques où le langage joue sa
partie, Freud ne cesse de constater l'exemplaire collaboration de la déliaison
langagière lorsque la déliaison psychique cherche une forme pour se faire
connaître. Où réside la tenaille libidinale commune qui détermine une telle
contribution des mots à l'expression déguisée du désir refoulé ?
Car, sans une telle contribution, on peut certes saisir l'activité
hallucinatoire de l'appareil psychique, mais on ne comprend pas quel chemin
emprunte la réalisation hallucinatoire pour se présenter sous une forme travestie.
On comprend par exemple comment Dora, fuyant son analyste, répète
hallucinatoirement la fuite loin de M. K., et répète, ce faisant, la fuite loin du père
et vers le père. Mais on ne comprend pas, dans cette fuite, d'où "catarrhe" tire son
pouvoir d'agir comme un "mot-aiguillage" entre le sexe, la gorge et les figures
masculines. De même, on comprend comment la cruauté imputée par l'Homme aux
rats à Freud hallucine la cruauté du capitaine cruel. Mais on ne comprend pas
comment la cruauté et le châtiment, le crime et le désir émergent sous une forme
telle que le heiraten (le mariage) qui fait tant hésiter ce patient le fait hésiter à cause
des Ratten près de l'anus. On ne comprend pas comment la chimie du langage prête
main forte à la présentation du fantasme inconscient sous une forme
38Sur les présentations et représentations plastiques, je renvoie à F. Coblence, Les attraits du visible, PUF, 2005, tout particulièrement les trois derniers chapitres, p. 73-150. 39 Totem et tabou, OCF XI, p. 227
20
méconnaissable. Ou bien encore comment les mots allemand et anglais Glanz et
glance, l'éclat et le regard, s'acoquinent pour donner forme au fétiche et à son
scotome40.
De la même manière, l'ambivalence du clan totémique à l'égard du père est
repérable dans l'acte du sacrifice - lequel répète hallucinatoirement tout à la fois la
mise à mort du père et son élévation divine, son terrassement et son triomphe. Mais
comment comprendre la formation du totem si on ne fait pas intervenir la
contribution propre du langage, c'est-à-dire l'action par laquelle les mots "sacré" et
"impur" se délivrent mutuellement leurs significations inversées ? Parce que,
ensemble, ils condensent la double présence du père et en permettent la future
décondensation, ils forment ensemble, écrit Freud, le matériau grâce auquel la
position ambivalente trouve son "expression plastique" sous la forme de l'objet
totem41. Freud, employant ce terme d'"expression plastique", est alors on ne peut
plus clair : "… nous nous garderons, écrit-il, d'interprétations qui, concevant [cette
situation] en surface, veulent la traduire comme si c'était une allégorie et oublient,
ce faisant, la stratification historique".
Freud est parfaitement clair car il dit pourquoi la temporalité historique
est à ses yeux absolument indispensable à la conception de la régression. Sans elle,
toute la tradition philologique et poétique allemande s'engouffre dans la brèche.
Cette tradition, qui a attribué à l'imagination le rôle moteur du progrès dans la vie
de l'esprit – y compris l'imagination conceptualisante qui permet à la pensée de
s'extraire du sensoriel – veut tout ignorer du soubassement pulsionnel dans lequel
le faire et le dire s'amalgament. Même chez Silberer, dont Freud crut un moment
que le travail sur la formation sensible de l'image plastique prendrait en compte
cette activité pulsionnelle, la "surface" allégorique l'emporta. C'est-à-dire que "la
façade" l'emporta. Tout comme elle s'apprête déjà à emporter Jung, en juillet 1910,
lorsque Freud avertit : "…ne pas prendre toute la façade pour l'interpréter, comme
dans une allégorie… se restreindre à son contenu, en poursuivant la genèse des
40 S. Freud (1927), "Le fétichisme" in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 133-138 41 Totem et tabou OCF XI, p. 369 : "en se relayant l'une l'autre dans le temps"
21
éléments"42. Autrement dit, décomposer la surface et remonter à rebrousse-temps la
constitution souterraine des fragments. Un mois auparavant, Freud avait noté en
marge de la première ébauche des Métamorphoses de la libido : "Ce qui est archaïque
[dans le rêve], ce sont les forces, les pulsions qui agissent en lui"43.
La stratification historique est indispensable aux yeux de Freud car elle
seule fait pièce à ce qui, autrement, ne sera justement que créativité métaphorique
et jamais ambivalence impérissable. Pour que le pouvoir métaphorique de la langue
soit apte à présenter le primitif dans l'homme, il faut que le sous-sol conflictuel de
la vie psychique entre en concordance avec le sous-sol amphibologique de la
langue ; il faut que le terreau de l'ambiguïté sémantique soit fait de la pâte même de
l'ambivalence. Remarque lourde de conséquences, car elle contraint la
psychanalyse, pour parvenir à dégager l'activité langagière dans la cure de l'activité
mythopoïétique en général, à avoir recours à une "histoire" du langage qui soit elle-
même une histoire pulsionnelle de la langue. Sans une telle historicité du devenir
langagier, sans l'hypothèse d'un refoulement du sexuel infantile actif au sein même
du langage, comment concevoir l'articulation entre la fonction réalisatoire de l'acte
et sa recomposition méconnaissable, par exemple dans la manifestation
transférentielle ?
Prix chèrement payé à une théorie linguistique aussi périmée que cocasse.
Prix exorbitant qui explique la nécessité qu'il y eut à sortir la psychanalyse d'une
pareille impasse – le signifiant de Lacan tentant, entre autres, de reprendre à
nouveaux frais l'enjeu linguistique, l'entreprise se payant d'une sérieuse récession
de la fonction hallucinatoire.
C'est à cette charnière de l'expression psychique, me semble-t-il, que
Pierre Fédida a précisément placé "les formes-substances" et les "formes-
matériaux", noyau vivant du primitif à l'œuvre. Mais une telle réponse, pour
féconde qu'elle soit dans la pratique de l'écoute, ne laisse-t-elle pas dans l'ombre la
fissure entre la trace mnésique et l'image mnésique ?... celle-là même qui fait
42 S. Freud et C.G. Jung, Correspondance II (1910-1914), Paris, Gallimard, 1975. p.75 (5 juillet 1910) 43Ibid., p. 69
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conclure à Freud que les images du souvenir-écran ne nous disent rien du matériel
de traces mnésiques dont il est forgé44. De cette fissure s'engendre la résistance de
l'inconscient, et celle-ci est une consistance. Car le matérialisme de Freud exige ici
la "donnée réelle" d'une première altération dans le monde – première impression
infantile et première inscription de sa trace mnésique. Dès L'Interprétation du rêve, il
soutient la donnée réelle du souvenir infantile pour expliquer stratigraphiquement
l'attraction régrédiente vers la forme visuelle du rêve : alors même que le souvenir a
perdu ses qualités d'image sous l'effet du refoulement, la présentation des pensées
inconscientes s'effectue néanmoins selon le marquage de ce fait inaugural. Et, par
la suite, le primitif continue de se tenir entre ces deux bords. D'un côté, l'infantile
est ce qui manque à la surface, et qui correspond à un contenu refoulé en
profondeur – le matériau primitif étant alors pensé en terme de négativité. Mais de
l'autre côté, la forme primitive se signale en positif par une altération de la surface,
un bouleversement dans le mode même de l'expression : la "forme d'expression
primitive" est alors la trace palpable d'un changement de régime de l'appareil
lorsque celui-ci fonctionne sous le régime "primitif" du processus "primaire"45.
Forme négative et forme positive sont donc indissociables. Ce qui apparaît
nettement dans la métaphore du cliché photographique que Freud utilise pour
décrire le travail de la cure. Mais celui-ci implique de toute nécessité le décours
temporel pour concevoir la transformation des formes. Le "négatif" inconscient et
son traitement supposent en effet les trois temps de l'impression du film (les
premières impressions infantiles), du tirage du négatif (sous l'action du transfert),
et, finalement, du tirage "positif" des images46.
Freud en appelle donc à la stratification historique pour mieux défaire la
chronologie de l'histoire. Car le dernier mot revient alors à l'économie des
inscriptions, sans laquelle on ne saurait comprendre que, touchant aux formes,
nous parvenions à modifier la répartition des quantités de libido ; que, touchant
44 S. Freud (1899), "Des souvenirs-couverture", OCF III, p. 276 45 L'Interprétation du rêve, OCF , IV, p. 654 et 656 46 S. Freud (1912), "Note sur l'inconscient en psychanalyse", OCF, XI, p.178, ainsi que (1939) L'homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p.229.
23
aux surfaces variables, instables, imaginaires ou agies, nous parvenions à atteindre
et transformer la distribution des positions pulsionnelles, et ce quelles que soient les
configurations dans lesquelles elles se présentent.
Dans cette formidable tension entre la source et ses effets, entre la
contingence des expressions et l'obstination du semblable, le primitif est comme le
point d'insertion de la terre étrangère interne du refoulé dans la terre externe de la
réalité47. Sorte de terre éloignée où la première forme, "inconnaissable en soi", a
bien voulu se donner sous l'aspect du réel le plus ancien : les primitifs.
47 S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 80 ; puis Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 71 (traduction modifiée : cf. G. W., XVII, 127).