la première forme, in annuel de l'apf 2007

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1 La première forme publié dans L’annuel de l’APF 2007, PUF, 2007. https://www.cairn.info/revue-annuel-de-l-apf-2007-1.htm Un jour, les aventuriers de notre vieux monde s'embarquèrent, traversèrent l'océan et rencontrèrent, en même temps qu'un continent inconnu, des sociétés sans histoire et sans écriture. Stupéfiante rencontre, en vérité. Mais le primitif n'était pas pour autant découvert. Car le primitif est un être tardif. Venu après le Barbare, le Cannibale et le Sauvage, il ne fut inventé que pour mieux pénétrer et domestiquer ce parler autre qui défiait les lois de la civilisation. Comme le fait remarquer Pierre Clastres, il appartient à la raison occidentale de ne pouvoir se déployer que contre ce qu'elle nomme déraison. Après de longues controverses, donc, sur la qualité humaine ou inhumaine de ces êtres pourtant créatures de Dieu 1 , après le subtil usage d'Aristote qui permettait d'en faire une humanité non en acte mais en puissance, on décida finalement de convoquer le temps. Sauvages, ces autres de nous-mêmes l'étaient assurément. Mais ils l'étaient comme le sont les enfants. Leur déraison et leur déviance demandaient seulement à grandir et à être éduquées. Ce qui fut fait, et l'on sait comment. Mais cela ne faisait toujours pas un primitif. De la douceur de l'homme cannibale évoquée si admirablement par Montaigne à l'observation scientifique de ces peuplades par les voyageurs du XIXe siècle, la route fut longue qui conduisit à 1 P. Clastres, Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Seuil, 1974 ; A. Padgen, The Fall of Natural Man, Cambridge University Press, 1982, cité par F. Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Galaade Éditions, 2005, en particulier p. 37-40.

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La première forme

publié dans L’annuel de l’APF 2007, PUF, 2007.

https://www.cairn.info/revue-annuel-de-l-apf-2007-1.htm

Un jour, les aventuriers de notre vieux monde s'embarquèrent,

traversèrent l'océan et rencontrèrent, en même temps qu'un continent inconnu, des

sociétés sans histoire et sans écriture. Stupéfiante rencontre, en vérité. Mais le

primitif n'était pas pour autant découvert.

Car le primitif est un être tardif. Venu après le Barbare, le Cannibale et le

Sauvage, il ne fut inventé que pour mieux pénétrer et domestiquer ce parler autre

qui défiait les lois de la civilisation. Comme le fait remarquer Pierre Clastres, il

appartient à la raison occidentale de ne pouvoir se déployer que contre ce qu'elle

nomme déraison. Après de longues controverses, donc, sur la qualité humaine ou

inhumaine de ces êtres pourtant créatures de Dieu1, après le subtil usage d'Aristote

qui permettait d'en faire une humanité non en acte mais en puissance, on décida

finalement de convoquer le temps. Sauvages, ces autres de nous-mêmes l'étaient

assurément. Mais ils l'étaient comme le sont les enfants. Leur déraison et leur

déviance demandaient seulement à grandir et à être éduquées. Ce qui fut fait, et

l'on sait comment.

Mais cela ne faisait toujours pas un primitif. De la douceur de l'homme

cannibale évoquée si admirablement par Montaigne à l'observation scientifique de

ces peuplades par les voyageurs du XIXe siècle, la route fut longue qui conduisit à

1 P. Clastres, Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Seuil, 1974 ; A. Padgen, The Fall of Natural Man, Cambridge University Press, 1982, cité par F. Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Galaade Éditions, 2005, en particulier p. 37-40.

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l'idée que nous étions là aux prises avec nos origines. Lorsque le Père Laffitau,

missionnaire au Canada, rédige ses Mœurs des sauvages amériquains comparées aux

mœurs des premiers temps, il est le premier à procéder par comparaison. Et comment

compare-t-il ? Il compare "en cherchant dans ces pratiques et dans ces coutumes

des vestiges de l'antiquité la plus reculée". Nous sommes en 1724. Cent cinquante

ans plus tard, Herbert Spencer systématisera dans ses Principes de sociologie

l'hypothèse d'un évolutionnisme culturel. Entre temps, Darwin, d'une part,

Humboldt, de l'autre, étaient passés par là.

L'invention du primitif est le produit de la refondation de la mythologie. Et

celle-ci, qui se présente d'emblée comme une science du scandaleux2, s'érige sur la

doctrine de nos commencements et de leurs racines. Racines de la pensée humaine,

que l'ethnologie naissante veut élucider en comparant pratiques magiques,

croyances superstitieuses et mythes extravagants. Mais, plus encore, racines du

langage. Car tous – Tylor, Spencer, Andrew Lang, Max Müller, Salomon Reinach,

Lewis Morgan, Frazer, Wundt évidemment – tous, et quelles que soient par

ailleurs leurs divergences, s'appuient sur l'hypothèse d'un temps ancien où l'homme

créa le monde en le mythologisant. Si les primitifs sont les témoins actuels de l'état

sauvage de la pensée, ils n'attestent l'enfance de l'esprit que parce qu'ils révèlent

l'enfance du langage. Est primitive d'abord et avant tout l'activité même du premier

parler humain, dont ces peuples sont les reliques vivantes. Une activité où l'on voit

l'homme exprimer sans abstraire ni conceptualiser, où les premiers mots sont les

sons du monde et les premières désignations les images suscités par les

ébranlements de la nature. De cette enfance humaine, où la nécessité langagière est

inhérente à l'espèce, mais où les perceptions externes et le vécu interne allouent les

premières formes expressives – il n'est que de lire le chapitre de Tylor intitulé

"Langage émotionnel et imitatif"3 – de cette enfance humaine, donc, on déclare

2 M. Detienne, L'invention de la mythologie, Gallimard, 1981, en particulier p. 15 - 49, ainsi que F. Hartog, op. cit., p. 208-219. 3 Cf. par exemple aussi Usener, Les dieux de l'instant, repris par E. Cassirer in Langage et mythe (1925), Minuit, 1973; et E. B. Tylor, La civilisation primitive (trad 1876), Paris, Reinwald et C°, chap V et VI : "Langage émotionnel et imitatif", p. 189-276.

3

qu'elle fut une configuration provisoire de notre intelligence en devenir.

L'invention du primitif suppose la hiérarchie. L'irrationnel trouve sa raison dès lors

qu'on le redresse sur l'axe du temps.

Freud n'est-il qu'un enfant de son siècle ? Certes, il a lu ces premiers

ethnologues, mythologues et linguistes. Et il met ses pas dans leurs traces quand il

écrit, par exemple, dans Totem et tabou : "[L'homme primitif] savait ce que sont les

choses de l'univers, c'est-à-dire qu'elles étaient telles que l'homme s'éprouve lui-

même". De même, lorsqu'il fait sien le postulat des trois âges de la pensée –

l'animisme, le religieux, le scientifique – qu'il emprunte à Wundt4. Tout comme il

reprend à son compte le principe de la comparaison : l'évolution de l'activité de

pensée – depuis la première symbolisation jusqu'à la saisie de la réalité émancipée

de la seule sensorialité – concorde avec l'évolution par phases du petit humain. Sa

conception du devenir culturel semble donc aller dans le sens de ces théories de la

terre natale de l'esprit, où les vestiges de la primitivité humaine entrent en

résonance avec la primitivité de l'enfance.

Tout semble aller dans ce sens jusqu'au moment où Freud propose une

définition de l'évolution que ni Wundt, ni Frazer, ni Reinach n'ont même

envisagée. Et pas davantage Mauss qui, discutant le livre de Wundt, Mythe et

religion5, s'oppose à ce dernier non à propos de sa conception chronologique du

progrès dans la vie de l'esprit, mais à propos du moteur d'un tel progrès : pour

Wundt, le moteur du développement est la pulsion de l'âme et sa faculté

d'"imagination", ce qui place au centre de l'évolution l'activité mytho-poïétique ;

pour Mauss, le moteur est le cycle même des phénomènes sociaux. Dans le débat

qui oppose à cette date la psychologie et la sociologie, le modèle freudien est

d'emblée un intrus. Et ce n'est ni à cause des sources – qui sont, à l'époque, à peu

4 S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, Gallimard, p. 191, 228, 210-211 ; selon la traduction retenue, Totem et tabou est cité tantôt dans la traduction de M. Weber publiée aux éditions Gallimard, tantôt dans la traduction de J. Altounian, A. Bourgignon, P. Cotet, A. Rauzy, avec la collaboration de F. Baillet publiée dans le vol. XI des Œuvres complètes de Freud éditées par les Presses Universitaires de France (les Œuvres complètes seront désormais abréviées en OCF ). 5 M. Mauss (1908), "L'art et le mythe d'après M. Wundt", in Œuvres t. II, Minuit, 1969, p. 195-247 (Mauss consacra au Collège de France son cours hebdomadaire de l'année 1932-1933 à l'étude de "l'emploi de la notion de primitif en sociologie et en histoire générale de la civilisation")

4

près les mêmes –, ni à cause de la convocation de la temporalité – qui, de prime

abord, ne diffère pas radicalement. La divergence radicale porte sur la nature du

facteur qui agit dans le temps. Pour Freud, le moteur de l'évolution est le

refoulement. Est refoulée la part psychique qui "doit être laissée de côté lors du

progrès vers des phases ultérieures du développement, parce qu'elle est inutilisable,

incompatible avec la nouveauté et nuisible à celle-ci"6. C'est cette mise à l'écart de

l'inutilisable – cette "élimination" en chaque humain de la part sexuelle infantile qui

ne peut être mise ni au service de la reproduction de l'espèce, ni au service du

processus culturel – qui permet de comparer l'inconscient à une population

aborigène. Aborigène parce que primitive, et aborigène parce que sauvage. Et

l'occupation clandestine de chacun se redouble sous la forme de la transmission de

ce qui doit être maintenu refoulé.

On voit aussitôt que, avec cette définition de l'évolution, c'est la notion

même d'héritage qui se trouve subvertie. Parce que l'éliminé n'a pas été rejeté au

dehors mais au dedans, il demeure, sous la forme d'une inscription secrète que

chaque individu, génération après génération, a à charge de traiter. Du coup, la

question cesse d'être la transmission du progrès au fil du temps – transmission

autonome de l'esprit à lui-même. Elle devient celle des métamorphoses,

superpositions et sédimentations du traitement psychique du refoulé. Différence

majeure qui déboute l'activité mytho-poïétique de sa fonction royale d'être l'agent

même de la transformation : elle n'en est plus que la conséquence. Différence

doublement majeure puisque, le niveau de civilisation se mesurant à l'aune du

refoulement pulsionnel7, rien n'autorise à sous-évaluer la richesse et la finesse des

créations psychiques des primitifs. À ceux qui s'apprêtent à s'entendre sur l'enfance

de l'humanité, Freud oppose donc une comparaison qui ne compare plus les

commencements de l'être, ni la supposée simplicité de vies psychiques élémentaires.

Il ne compare plus des états mais des procédures. Et si dans cet horizon l'enfant est

6 S. Freud (1915), "L'inconscient", OCF XIII, p. 233 et S. Freud (1919), "Un enfant est battu", OCF XV, p. 146 7 S. Freud , Totem et tabou, op. cit., trad. Gallimard, p. 221

5

convoqué, c'est pour mieux désintégrer l'échelle temporelle : car l'enfant est convié

non au titre de la validation de quelque échelle chronologique mais parce qu'il

introduit lui-même au troisième terme de la comparaison : la complexité des

procédés psychiques du névrosé – parachevant ainsi la subversion de la notion

même de primitivité. Les ethnologues ne s'y trompèrent pas, qui ne reconnaissaient

plus rien de leur méthode.

****

Comme tous les grands textes culturels freudiens, Totem et tabou est un

texte clinique. Pour aborder la clinique du sauvage, Freud pose un premier

postulat, en fait identique à celui qui ouvre L'Interprétation du rêve. Considérant que

l'animisme est une théorie complète du monde – voire, dit-il, la théorie "la plus

exhaustive et la plus logique"8 – il part du principe que les actions magiques qui en

découlent sont elles-mêmes des actes psychiques complets. Que nous ne parvenions

pas à les intégrer dans la cohérence rationnelle de notre conscience, indique

seulement que leur rationalité obéit à des lois invisibles. Or ces lois invisibles ne

sont décelables qu'à condition de tenir ferme sur la méthode analytique. Comme

dans le rêve, comme dans le symptôme, l'explication des actions magiques que nous

livrent les primitifs n'est que la justification qui émerge en surface. Ce n'est, dit

Freud, que le matériau de présentation - tout comme le rêve ne nous présente de

prime abord que sa façade, et le symptôme rien qu'une cohésion d'apparence9. Ces

élaborations "faussement logiques" sont seulement destinées à rendre acceptables

des actes psychiques incompréhensibles, en leur donnant un nouveau sens qui est

un sens de "couverture".

Faisons par conséquent l'hypothèse que la technique magique obéit

également aux réquisits de l'élaboration secondaire. On s'aperçoit alors que les

justifications fournies par les sauvages ne valent pas plus que celles de cette

8 Ibid., p. 191 9 Ibid., p. 217-223

6

patiente qui décrète l'interdiction des rasoirs et couteaux dans sa maison, parce que

l'endroit où son époux les fait affûter est au voisinage d'un magasin d'articles

funéraires. Dans son explication, seule sa phobie de la mort en général émerge.

Mais nous pouvons être sûrs que, si ce voisinage de magasins n'avait pas existé,

l'interdiction des rasoirs aurait quand même été ordonnée. Simplement c'eût été

sous un autre motif. "Le filet des conditions était assez largement ouvert, écrit

Freud, pour prendre la proie à tous les coups"10. Autrement dit, une autre forme

fortuite aurait permis de donner un sens de surface au sens qui devait demeurer

caché – la véritable cohérence de l'interdiction formulée par la dame tenant à la

réalisation hallucinatoire de désir dissimulée dans l'interdiction : le vœu de mort à

l'encontre du mari.

Quel que soit donc le territoire, analyste et patient sont toujours conviés à

« palper » la surface psychique pour repérer les failles, les altérations, les

discordances signalant l'immixtion d'un acte psychique inconscient. Ce que la

manifestation de l'inconscient permet toujours car, si la façade peut « imiter » la

logique de l'expérience ou la rationalité d'une pensée secondarisée, « la réussite

n'est jamais assez parfaite pour que ne se montre quelque absurdité, une déchirure

(ein Riß) dans la trame »11.

De la même manière, l'explication de l'action magique fournie par le

primitif n'est que le produit d'un réagencement de la surface en fonction de

connexions fortuites et d'associations occasionnelles, destinées à légitimer ce dont il

ne connaît pas la cause. Ainsi, le guerrier qui s'interdit tout plaisir sexuel ou

s'impose la plus grande propreté quand il se lance sur le sentier de la guerre,

n'obéit pas à quelque croyance concernant sa semence et ses déjections et l'usage

ensorcelé que pourrait en faire un ennemi. Il obéit en réalité à un équilibrage

économique digne de nos plus hautes créations psychiques : se sachant sur le point

d'accorder la pleine satisfaction à une haine et une cruauté par ailleurs interdites, il

paye cette jouissance du renoncement à un plaisir pulsionnel. La justification

10 Ibid., p. 220 11 Ibid. p. 305.

7

donnée pour ces interdits aura beau s'appuyer sur une corrélation magique, la

raison fondamentale tient bel et bien à la liaison entre le renoncement pulsionnel et

le gain de forces psychiques qui en est attendu.

Simplement une question : pourquoi, dans Totem et tabou, Freud nomme-t-

il l'élaboration secondaire "motivation systématique" ? Il s'en explique

partiellement lorsqu'il élargit l'élaboration secondaire du rêve à ces autres

"formations de système" que sont les systèmes phobiques, l'organisation des

pensées obsessionnelles et le délire paranoïaque – cas, dit-il, où la formation de

système est la plus tangible. Tout réordonnancement de la surface déformée dans le

sens de son lissage logique donne lieu à un déguisement secondarisé de ce qui

apparaîtrait autrement comme le produit aberrant du travail des processus

primaires.

Il s'en explique partiellement, car, me semble-t-il, un ingrédient

supplémentaire intervient dans cet emploi. Freud vise en effet l'emboîtement du

"système" animiste dans les "systèmes" psychiques de la déformation. Ou plus

exactement, ayant au préalable précisé qu'il préférait le terme de "technique

magique", emprunté à Mauss, à celui de sorcellerie, il vise le façonnage de trois

techniques qui, par delà la différence des systèmes de surface, révèlent leur

commun enracinement sexuel infantile. L'enfant est analogue au primitif dans la

mesure où la technique du jeu comme la technique de la magie sont des réalisations

hallucinatoires motrices. Mais, au-delà des formes manifestes, ces techniques

partagent avec celle du névrosé obsessionnel le même fond infantile. Celui-ci est

constitué à la fois de la très précoce hallucination sensorielle – celle qui fait le

noyau du moi-plaisir primitif, justement – et de la toute-puissance de la pensée,

telle que L'homme aux rats l'a révélée à Freud – prémisses de ce qui va devenir le

narcissisme.

La référence au temps s'avère donc nécessaire non lorsqu'il faut décrire le

devenir de l'esprit, mais lorsqu'il faut construire le fond pulsionnel à partir duquel

on retracera les métamorphoses et remaniements psychiques aboutissant aux

systèmes de surface. C'est parce que nous sommes tout à la fois animistes, religieux

8

et scientifiques que nous nous inclinons devant la mort mais que nous la dénions ;

et que nous renonçons à influencer les dieux mais que la superstition prétendument

surmontée nous guette dans chaque expérience d'inquiétante étrangeté.

Certes, "les motions primitives suivent le cours d'un long développement",

écrit Freud, mais "le primitif est, au sens le plus plein, incapable de passer". "L'état

ancien peut un jour redevenir la forme d'expression des forces psychiques, voire sa

forme unique" parce que, par delà l'extraordinaire plasticité des formes

développées ultérieurement, c'est "sur les mêmes matériaux que s'est déroulée toute

la série des modifications"12. Dans ce passage des "Considérations actuelles sur la

guerre et sur la mort", écrites à l'heure du retour de la sauvagerie dans la culture,

Freud prend acte de la régression contemporaine révélée par les faits. Mais on voit

que cette conception de la régression s'adosse de toute nécessité à une théorie de

l'inscription psychique. Or celle-ci n'est pas simple. Car où se tient l'empreinte de

l'état ancien ? Sans l'écart entre la forme manifeste et le matériau de l'inscription

pulsionnelle, on ne saurait comprendre ni la coexistence du primitif et de la

civilisation, ni la reviviscence, indépendante du temps, d'une forme qui semblait

révolue. De plus, que la reviviscence soit capable de devenir la forme unique de

l'expression psychique suppose que le matériau distinct des manifestations, ait

conservé de quoi prédisposer à la réinstauration d'une telle forme13. Le désir

ancestral de meurtre ne trouve si aisément la voie de sa satisfaction dans la forme

de la guerre moderne que parce que, par delà la déqualification du refoulement, les

traces mnésiques portent en elles la matrice d'une configuration toujours prête à se

requalifier.

Ainsi, l'inscription demeure tandis que les qualités formelles peuvent être

modifiables à l'infini. C'est la répétition qui nous indique le caractère immuable des

états anciens inscrits dans notre vie psychique. Or si la métaphore archéologique

12S. Freud (1915), "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort", OCF XIII, p. 138-139 13 Le problème ici abordé est le même que celui posé par la "darstellende Kraft" dans le chapitre VII de L'Interprétation du rêve (1900), OCF IV, p. 616 (cf. Die Traumdeutung, G.W. II/III, p.567) ; sur ce point, je me permets de renvoyer à L. Kahn, "L'action de la forme", Revue Française de Psychanalyse, n° Spécial Congrès "La figurabilité", 2001/5, p.983-1053, en particulier p. 1009-1011.

9

permet de construire le sous-sol primitif, c'est bien à la condition de considérer que

l'enfouissement est de surface. C'est la surface qui crée la profondeur, et non

l'inverse. Pourtant, le nouage métapsychologique exige un territoire où expérience

et spéculation parviendront à se conjoindre. Le primitif, je veux dire : les primitifs

n'appartiennent-ils pas à cette sorte de territoire ? Le territoire d'une clinique qui

permet d'aller de la surface des expressions aux obscures "antiquités psychiques"14,

et de revenir des forces hypothétiques aux manifestations empiriquement

saisissables.

D'où l'affirmation de Freud, dans Totem et tabou, que la "superstition" –

tout comme le "démon", comme le "rêve" et comme l'"angoisse", et chacun de ces

termes est placé par lui entre guillemets – que la "superstition", donc, est une entité

psychologique provisoire que la psychanalyse est nécessairement amenée à

dissoudre15. Non seulement parce que le primitif n'est jamais que de l'ancien, et

qu'il est lui-même susceptible de transformations et de déformations – ce qui nous

interdit de nous laisser prendre au mirage de la "pétrification" d'un temps premier,

visible à l'œil nu16. Mais surtout parce que la psychanalyse opère par dissolution de

la surface, dissolution qui s'impose dès lors que l'on déplie dans le sens de la

profondeur la valeur économique des opérations psychiques : économie des

déplacements, transferts et projections ; économie de la réalisation hallucinatoire ;

économie de la division entre autocratie du moi et orientation vers les objets ;

économie enfin de l'inscription libidinale.

Si, donc, nous nommons primitives les formes que sont l'action magique et

le récit mythique, n'oublions pas qu'elles ne sont pas plus premières que ne le sont

celles du souvenir-écran, du rêve ou du symptôme. Dans chacun de ces cas, nous

ne savons rien de la première forme. Car nous ne savons rien et ne saurons rien de

14 S. Freud, L'Interprétation du rêve, OCF IV, p. 602 15 S. Freud , Totem et tabou, trad. Gallimard, p. 221 ainsi que la note de la p. 231. 16 Je renvoie sur ce point à l'article de Marie Moscovici, "Les préhistoires : pour aborder Totem et tabou", Revue Française de Psychanalyse, 1993/3, pp. 691-712, repris dans Le meurtre et la langue Paris, Métailié, 2002, p. 51-81 ; ainsi qu'à l'ensemble du numéro "Formes du primitif" de la revue l'inactuel, n° 3 nouvelle série, 1999.

10

la "première expression" de la pulsion et de son substrat17. Nous savons simplement

qu'une première impression a donné lieu à une première expression (l'inscription

pulsionnelle) laquelle ouvre à de multiples formes expressives. La voie directe vers

l'origine est barrée. Mythes et rituels valent ce que valent les souvenirs-écran de la

jeune humanité18.

Et Freud va loin sur ce chemin. Aussi loin que va, en 1932, sa remarquable

ignorance de l'analyse assez conventionnelle du mythe de Prométhée proposée

antérieurement par Abraham. Ne cédant pas un pouce de terrain au typique et à la

psychanalyse appliquée, il traverse la surface des contenus manifestes que sont le

châtiment, la castration et l'incessante repousse phallique du héros. Sous la

présentation à ciel ouvert de l'invincibilité du désir, il débusque, dans le mythe, la

transaction pulsionnelle au centre du devenir culturel. Et il construit, au-delà de la

possession transgressive du feu, le renoncement à la jouissance homosexuelle de

l'éteindre en urinant, condition essentielle à cette possession. C'est dans l'économie

de cette transaction qu'il repère le vrai dommage infligé par la communauté de

civilisation aux revendications du ça – dommage qui se répète, dommage toujours

actuel19. Freud avait raison d'avertir en préambule qu'il allait s'écarter de Wundt.

Définitivement, la concordance n'est pas de temps mais de mode.

*****

Soit. Admettons que "primitif" est le nom donné à la forme régressivement

actualisée de l'action inconsciente. Est-il si certain que la référence à la temporalité

ne soit exigée que par la contrainte de la construction métapsychologique ? Est-il si

17S. Freud (1939), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1975 (GW, XVII, 68) et Nouvelles Conférences (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 102. 18S. Freud (1910), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1987, p. 91-93 : "…il est extrêmement probable, par exemple à propos des mythes, qu'ils correspondent aux vestiges déformés de fantaisies de désir propres à des nations entières, aux rêves séculaires de la jeune humanité" ; cf. également "Le créateur littéraire et la fantaisie" in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 45 19 S. Freud (1932), "Sur la prise de possession du feu", Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985, p. 191-196 ainsi que K. Abraham (1909), Rêve et mythe, Œuvres complètes II, Payot 1973, p. 165-215.

11

certain que, s'il n'y avait l'obligation d'échafauder le bâti de l'inscription, la

convergence entre la régression formelle et la régression topique aurait suffi à

Freud 20? L'articulation des processus primaires avec le lieu psychique inconscient

pourrait-elle nous exempter de la référence à la temporalité historique ? Bref, la

conception de la régression temporelle ne tient-elle vraiment qu'à la seule nécessité

théorique ?

Dans ses "Remarques sur la fonction du langage dans la découverte

freudienne", Benveniste pose la question avec, en ligne de mire, Les sens opposés dans

les mots primitifs de Karl Abel et l'usage qu'en fait Freud21 : pourquoi Freud, voulant

asseoir la logique du rêve sur l'expérience linguistique, demande-t-il en vain à

l'histoire des langues ce qu'il aurait pu continuer d'obtenir aisément du mythe et de

la poésie ? Pourquoi faire usage d'une théorie de l'évolution du langage plus que

douteuse – y compris à l'époque de Freud – pour rendre compte de l'aptitude de la

langue à se prêter au travail inconscient ? Si Freud s'en était tenu à la créativité

langagière du mythe, n'aurait-il pas plus solidement établi le fondement des

opérations psychiques ?

La singulière proximité de cette position avec celle adoptée par Lévi-

Strauss devrait nous alerter. Non pas le Lévi-Strauss qui, fort de la décomposition

de "l'illusion archaïque", s'apprête à remplacer "primitif" par "sauvage", pour

rendre à "la pensée sauvage", à cette "science du concret", à sa logique du sensible

et à son "bricolage", leurs lettres de noblesse22. Non, le Lévi-Strauss qui, à l'extrême

fin des Structures élémentaires de la parenté, propose d'embaucher le mythe pour

mettre fin au scandale de Totem et tabou23. Il suffirait, en effet, de considérer que le

20S. Freud, L'Interprétation du rêve, OCF IV, 602. 21 E. Benveniste (1956), "Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne", Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.75-87 ; la seconde cible, moins visible, de Benveniste est Lacan : elle apparaît à la fin du texte lorsque Benveniste demande pourquoi dire que l'inconscient est structuré comme un langage, puisque la référence même à la métaphore et à la métonymie indique qu'il est structuré comme un style ; cf. S. Freud (1910), "Sur le sens opposé dans les mots primitifs", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. 22Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 24. 23Cl. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Plon, 1967, p. 562-564 ; ce qui est repris dans Cl. Lévi-Strauss et D. Eribon, De près et de loin 1988, p. 150.

12

mythe construit par Freud ne nous dit pas comment les choses se sont passées

réellement mais comment les hommes doivent se représenter que les choses se sont

passées… ; il suffirait de considérer que l'événement du meurtre n'est pas

historiquement mais imaginairement efficient, pour s'apercevoir que Freud "rend

compte avec succès non du début de la civilisation mais de son présent". Autrement

dit, il suffirait de considérer que le récit freudien tire sa force de la puissance

dramatique d'une narration qui actualise non la commémoration d'un fait mais

seulement l'inextinguibilité du désir, pour accepter dans le champ ethnologique ce

mythe parmi les mythes. Car ce mythe, comme tout mythe, ne ferait ici que

présentifier dans un récit la structure ordonnée des oppositions qui règlent les

prohibitions. Renonçons à l'histoire, demandons à la création poétique de faire être

dans la langue ce qui n'a pas été dans le temps, et la narration freudienne prendra

aussitôt toute la valeur du mythique. Et quelle valeur ! puisque, faisant un pas

supplémentaire dans le sillage de Lévi-Strauss, on s'apercevrait alors que Freud

lui-même est ce premier poète, ce premier récitant, évoqué dans Psychologie des

masses et analyse du moi. S'avançant dans le cercle social, il donnerait sa première

forme au meurtre du père dont il serait l'unique exécutant et le héros solitaire. Son

récit en forme de fiction contiendrait la vérité du fantasme meurtrier et son

efficace24.

Avouons-le : la proposition est embarrassante. Car elle touche l'un des

points névralgiques de la théorie freudienne. Certes, la créativité mytho-poïétique a

le mérite de débouter la pesanteur de l'histoire. Et c'est bien ainsi que la conçoit

Pierre Fédida lorsqu'il souligne, d'un côté, le "peu d'intérêt prêté par [Freud] à

l'opposition entre mythe et histoire" et, de l'autre, la véritable fécondité d'un modèle

qui place en son centre "l'imagination d'un primitif d'origine"25. Reste que, si en

matière de temporalité, Freud a hésité, il a tranché. Comme l'indique Ilse

Grubrich-Simitis, là où le texte définitif du "retour infantile du totémisme" qualifie

24S. Freud, "Psychologie des masses et analyse du moi", Essais de psychanalyse, Paris, P. B. Payot, 1981, p. 206-209. 25 P. Fédida, Par où commence le corps humain ; retour sur la régression, Paris, PUF, 2000, p. 45.

13

le meurtre du père de "grande tragédie des temps originaires", le manuscrit, dans

son dernier état, parlait encore de "grande tragédie mythologique". Mais Freud

barra le mythe et le remplaça par l'histoire26.

La proposition est embarrassante bien au-delà de Benveniste et de Lévi-

Strauss. Car, sitôt embauchée la créativité de la langue et du mythe, la complication

constituée par l'accointance du primitif avec le temps semble se résoudre. Centrée

sur le pouvoir mutatif des formes, la primitivité est de facto exonérée de toute

décision quant au plan historique dont elle émane. Car ce sont les formes qui sont

réminiscentes, produites non par le réinvestissement des traces d'un événement,

mais par l'oubli même de l'événement et le dépôt de cet oubli dans la mémoire

anachronique du langage. Cette position est celle attribuée par Pierre Fédida à la

réminiscence. Position ô combien féconde, qui prend littéralement au mot le

caractère atemporel de l'inconscient. Car cette inactualité, qui s'exerce dans le

présent hallucinatoire de la parole et de l'image, pour être la source de l'animation

des formes, est une source faite d'absence – la disparition étant cela même qui met

en mouvement.

Pour Fédida, l'imagination du primitif d'origine prend sa source dans

l'imagination même du langage. Si le mythe peut rêver la langue, si le "mythe

fantastique" de Freud – c'est-à-dire "le mythe du meurtre du père"27 – tire sa force

de son commerce le plus intime avec la force épique du poème, c'est parce que la

langue elle-même porte la charge mémorielle. Cette charge est faite tout à la fois de

la présence d'un retrait et de la puissance créative du double sens des mots. Là où

la voix du poète énonce le récit du meurtre, là où l'épopée s'élève sur la nomination

de l'absent, l'activité même de l'énonciation instaure l'axe paternel qui fonde le site

langagier. Le pouvoir de cette absence, à la mesure de la violence d'un psychique

26S. Freud, Totem et tabou, OCF XI, p. 188 et I. Grubrich-Simitis, Freud : retour aux manuscrits, Paris, PUF, 1997, p. 215. 27 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., p. 10 ; ainsi que P. Fédida, Le site de l'étranger, Paris, PUF, 1995, passim et tout particulièrement p.7-15, 27-43, 81-86, 132-133, 187-191, 215, 225-233.

14

hors-représentation, commande le régime "virtuel" du primitif et impulse les formes

mythiques.

C'est donc peu de dire que Fédida confère à "la représentation

ethnologique du primitif [selon Freud] une faible teneur scientifique"28. Outre qu'il

l'écrit, outre qu'il situe toujours le primitif comme "figure" du psychique qui est

figure d'un marquage en repli qu'il nous appartient de déplier, "la survivance"

renvoie à un primitif qui n'est en aucune façon historisable. Hors-temps de la

mémoire dans l'expérience de la parole, le primitif est ouverture des mots à

l'activité hallucinatoire. Ce faisant, la voie de la régression, pour les deux

partenaires de la situation analytique, est un chemin non à "rebrousse-temps", mais

à "rebrousse-forme".

Et l'image du rêve prend ici par la main l'image du mythe. L'une et l'autre,

procédant de "la matérialité primitive du langage", sont d'un seul tenant forme et

matériau. Elles surgissent de la marge du dire, là où "le vocable excède le nom de la

chose", là où la langue recouvre sa puissance de désorientation, là où le contact

violent entre signifiant et signifié rend aux mots leur pouvoir étrangement

inquiétant et destitue la forme reconnaissable29. De sorte que la primitivité ressortit

à la plasticité des formes. Mais cette plasticité n'a pas à proprement parler d'en-

deçà, la forme primitive étant elle-même le matériau travaillé par le "mouvement de

l'informe" et "la besogne des mots".

Il faudrait ici aller pas à pas sur les chemins ouverts par Pierre Fédida. Les

parcourir lentement pour discerner, par exemple dans l'image, ce qu'il rapporte au

visuel halluciné et à la fonction hypnoïde, et ce qu'il adosse aux arts de la

figuration. Faire cela lentement, en y séjournant, certes, pour croiser et recroiser la

construction de la régression, mais aussi en tolérant de l'interroger. Car les morts

sont de puissants revenants, et ils nous troublent et nous intimident. Quel autre

moyen avons-nous pourtant, pour acquitter notre dette et honorer cette oeuvre,

28 P. Fédida, Le site de l'étranger, op.cit., p. 28. 29 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., chap I, "Le mouvement de l'informe" ainsi que p. 46-50 ; voir également P. Fédida, "Une histoire du présent", préface à J. Forrester, Le langage aux origines de la psychanalyse,Gallimard, 1984, p. 7-25.

15

que de remettre en travail ses nœuds les plus productifs ? Or s'il m'était permis

aujourd'hui de poser une question à Pierre – ne serait-ce qu'une – assurément, elle

porterait sur ce qu'il ramasse dans la coalescence de ce qu'il nomme "formes-

matériaux" ou "formes-substances"30, deux notions qui résorbent délibérément

l'écart que Freud a inséré entre la forme et le matériau. Je vais aujourd'hui,

premier pas sur les chemins ouverts, tenter de préciser cette question adressée à lui.

*****

Repartons du point d'insertion du primitif dans sa compréhension de

l'hallucinatoire et de la régression. Repartons plus exactement du statut conféré au

vestige lorsque la forme vivante, toujours en transformation, ne fait qu'un avec le

matériau. Il apparaît alors que le vestige, source de la double entente du mot, n'est

pas le reliquat positif d'un temps antérieur du langage. Il n'est pas un reste sexuel,

dissimulé à l'état de racine dans notre langue désexualisée. Fédida ne réfère pas

plus la matière métaphorique des mots à l'étymologie du langage qu'il ne réfère le

mythe à l'histoire. La métaphore n'a pas d'ailleurs qu'elle-même. Elle est existence

dans l'actuel, expérience de sa présence – et, sans doute est-ce là que l'héritage

phénoménologique de Binswanger est le plus sensible31.

En tout cas, Fédida ne conçoit pas le vestige dans les termes

archéologiques de l'enfouissement. Là où Freud recourt à une positivité du

fragment primitif enchâssé clandestinement dans la langue –trace mnésique d'un

passé excité du langage, toujours prêt à se resexualiser – Fédida prend au mot,

cette fois, le fossile. Ramassant la malléabilité langagière dans la plasticité de la

30 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit., p.5 (à propos de référence à l'autisme) : "C'est en effet le paradigme clinique qui engage le plus fortement aujourd'hui ce retour à des formes-substances du matériau psychique et c'est- distinctement de la référence à la psychose - le chemin du retour sur la régression" ; ainsi que P. Fédida, "L'horreur du primitif", in l'inactuel, nouvelle série 3, automne 1999, "Formes du primitif", p. 93-102 : "l'inaltérabilité du primitif tient peut-être à l'extraordinaire plasticité de ses formes-matériaux". 31 L. Binswanger, Le rêve et l'existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, avec l'introduction de M. Foucault, reprise dans Dits et écrits I (1954-1988), Paris, Gallimard, 1994, p. 65-119 ; voir également P. Fédida, "Binswanger et l'impossibilité de conclure", préface à L. Binswanger, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne ; discours, parcours et Freud, Paris, Gallimard, Tel, 1970.

16

parole entendue et des mots prononcés, il ne fait pas intervenir le fossile autrement

que comme la trace d'une forme qui fut vivante autrefois et le demeure à l'état

d'oublié. En ce sens, le fossile n'est pas une relique conservée dans le sous-sol

inaltérable du langage. Le fossile est la forme d'un vivant autrefois animé, et

toujours prêt à animer les transformations. De sorte que le primitif se dessine à

même la stylistique de la forme, pour la même raison que le primitif est "primitif en

mouvement" – c'est-à-dire inaltérabilité non du matériau de l'inscription mais du

mouvement lui-même. Et pour la même raison encore, les processus primaires ne

sont pas historisables dans le maillage de la régression temporelle. La seule

conception envisageable de la régression est la régression topique en ce qu'elle se

manifeste formellement – forme et matériau ne devant pas, ne pouvant pas être

distingués l'un de l'autre.

Je crois que c'est là que Fédida s'écarte profondément de Freud. Car

Freud fait appel à Abel justement parce que l'histoire du langage, développée dans

Les sens opposés dans les mots primitifs, est une histoire du refoulement qui agit dans

l'évolution des langues – ce qui permet de faire coïncider la modalité du premier

parler avec la modalité des processus primaires. Abel montre en effet – certes au

prix d'acrobaties philologiques dont les linguistes n'ont pas manqué de rire – Abel

montre que, dans sa configuration primitive, le langage était constitué de

continuums sémantiques où chaque mot recouvrait l'ensemble d'une série qui allait

d'un pôle de signification à son extrême opposé. Dans cette indistinction qui

assemblait sous un même terme des sens totalement antagonistes – lesquels par la

suite se sont exclus mutuellement grâce au refoulement de l'un des deux termes –

dans cette indistinction donc, c'était le geste expressif, accompagnant le mot

prononcé, ou bien l'image, accompagnant la graphie du terme, qui déterminaient le

sens.

Ce que Freud en retient – et pour avoir lu et traduit avec Nicole Loraux le

texte original de Abel, je peux dire que l'usage qu'en fait Freud est fort fidèle – ce

que Freud en retient est que la régression formelle du travail du rêve est aussi

17

matérielle32. Elle est matérielle de cette matérialité issue du soubassement

historique de la langue, qui la rend apte à se décomposer, à dissoudre les liaisons et

les oppositions, à revenir à l'état de "matériau brut". C'est ce matériau brut, actif

dans la formation des rejetons psychiques, qui est comparable à "une langue

primitive sans grammaire"33 : primitive en ce que les mots sont employés en faisant

fi des oppositions qui règlent les significations ; et primitive en ce que les

déterminations du sens relèvent finalement de l'image et de la motricité gestuelle.

D'où la joie de Freud quand il découvre le texte de Abel34. Car il y trouve

de quoi corroborer une de ses hypothèses essentielles. D'une part, l'aptitude à la

régression du langage lui-même en fait le parfait exécutant de la régression

psychique. D'autre part, le noyau ancestral de la langue contenant et la composante

de l'agir et l'équivocité du sens, le langage peut parfaitement servir ces deux

maîtres à la fois. Il peut se mettre au service de la réalisation hallucinatoire de l'acte

– car dire était autrefois faire – et se mettre, en même temps, au service de la

déformation qui dissimulera ce contenu – la déformation étant assurée par

l'équivocité des significations. Lorsque je dis que Pierre Fédida s'écarte sur ce

point de Freud, je pourrais paradoxalement dire que, sur ce même point, il s'en

tient au plus près. Car c'est bien en rattachant le primitif langagier à cette zone

phonique-gestuelle, qu'il relève la matérialité qui permet à l'analyste d'entendre "à

même l'écoute analytique de la parole les gestes phoniques du sens". Ce gestuel, qui est

sexuel, est pour lui aussi une "sorte de langue première de l'inconscient"35.

Néanmoins, il s'en écarte sur un point majeur : la théorie de la déformation.

J'ai toujours été frappée par le fait que Fédida retienne le terme de Zerrbild

pour désigner la déformation en tant qu'opération psychique. Or, hormis le cas où

Freud évoque les images distordues de l'art, de la religion et de la philosophie que

sont respectivement l'hystérie, la névrose obsessionnelle et le délire paranoïaque –

32S. Freud (1916-1917), Conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 270, puis 297 33 Ibid., p. 287, et S. Freud (1933), Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, OCF XIX, p.100 34 Lettre à Ferenczi du 22 X 1909, Correspondance Freud- Ferenczi I (1908-1914), p.93 35 P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit.,, p. 47.

18

et Zerrbild a ici pratiquement son sens courant : la distorsion de l'image au sens de

la caricature – hormis ce cas, le terme régulièrement employé par Freud, des Études

sur l'hystérie jusqu'à l'Abrégé, est Entstellung.

Je n'ignore assurément pas la fécondité de l'usage de Fédida, lorsque –

déclinant le Bild en Vorbild (le modèle), en Traumbild (l'image du rêve) et en

Symptombildung (la formation de symptôme) – il rattache la "déformation" à la

déchirure de l'image, et relie cette déchirure au "processus même de l'image" dans

le travail du rêve36. Mais, quelle que soit par ailleurs la productivité de cet emploi, il

modifie néanmoins profondément la conception de l'inscription psychique. Ainsi,

lorsque, dans un débat de la Société psychanalytique de Vienne, Freud fait

remarquer à Tausk que "la forme est le précipité d'un contenu plus ancien", il

accompagne sa remarque d'une précision essentielle : "le contenu, dit-il, a en règle

générale une histoire ; les stades plus anciens du contenu actuel ont laissé leur

forme"37. Précision essentielle puisque certes l'histoire n'est décelable que dans les

formes ; mais les formes doivent cependant être décomposées entre contenu actuel

et contenus anciens, pour que soient concevables la régression, et, dans la

régression, le rôle de la fixation.

D'une part, la remarque de Freud traduit le remaniement capital de la

métaphore archéologique effectuée à partir de Dora, c'est-à-dire depuis que Freud

s'est avisé que, en matière psychanalytique, l'archéologie est une archéologie du

vivant – ce que lui a appris le transfert. Mais, surtout, elle souligne la distinction

toujours maintenue entre la forme d'expression, fût-elle primitive, et l'inscription

du contenu primaire. Sans une telle distinction, comment serait-il d'ailleurs possible

de discerner la compulsion de répétition, alors que le contenu répétitif se présente

constamment dans des formes nouvelles ? …ou bien d'élucider les transpositions de

pulsions tout au long des "correspondances" organiques ? Cet écart entre la

première inscription et les formes qui en découlent est la pierre angulaire de la

36"C'est du modèle de la régression qu'il faudrait attendre une véritable théorie de la déformation", in P. Fédida, Par où commence le corps humain, op. cit.,, p. 16-17. 37En 1909, lors d'une réunion de la Société psychanalytique de Vienne, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, II, Paris, Gallimard, 1978, p. 330 (séance du 24 novembre 1909).

19

méthode. C'est de lui que procède la notion même de travail psychique, et à partir

de lui que l'on se représente les obstacles, les retours, les remaniements et le

nouveau qui font le lit du processus analytique.

Assurément, cet écart demeure invisible à l'œil nu, lorsque le matériau

langagier se prête à la "présentation verbale plastique" d'un rejeton38. Tout comme

il reste imperceptible lorsque la plasticité langagière bâtit la fonction taboue sur

l'abolition de la démarcation entre "sacré" et "impur". Ou bien lorsque la même

malléabilité des mots permet la coexistence sans hiatus de l'exécration du père et de

son respect magnifié – l'amphibologie du sens faisant le socle du totem39. Dans ces

cas, comme à propos de toutes les formations psychiques où le langage joue sa

partie, Freud ne cesse de constater l'exemplaire collaboration de la déliaison

langagière lorsque la déliaison psychique cherche une forme pour se faire

connaître. Où réside la tenaille libidinale commune qui détermine une telle

contribution des mots à l'expression déguisée du désir refoulé ?

Car, sans une telle contribution, on peut certes saisir l'activité

hallucinatoire de l'appareil psychique, mais on ne comprend pas quel chemin

emprunte la réalisation hallucinatoire pour se présenter sous une forme travestie.

On comprend par exemple comment Dora, fuyant son analyste, répète

hallucinatoirement la fuite loin de M. K., et répète, ce faisant, la fuite loin du père

et vers le père. Mais on ne comprend pas, dans cette fuite, d'où "catarrhe" tire son

pouvoir d'agir comme un "mot-aiguillage" entre le sexe, la gorge et les figures

masculines. De même, on comprend comment la cruauté imputée par l'Homme aux

rats à Freud hallucine la cruauté du capitaine cruel. Mais on ne comprend pas

comment la cruauté et le châtiment, le crime et le désir émergent sous une forme

telle que le heiraten (le mariage) qui fait tant hésiter ce patient le fait hésiter à cause

des Ratten près de l'anus. On ne comprend pas comment la chimie du langage prête

main forte à la présentation du fantasme inconscient sous une forme

38Sur les présentations et représentations plastiques, je renvoie à F. Coblence, Les attraits du visible, PUF, 2005, tout particulièrement les trois derniers chapitres, p. 73-150. 39 Totem et tabou, OCF XI, p. 227

20

méconnaissable. Ou bien encore comment les mots allemand et anglais Glanz et

glance, l'éclat et le regard, s'acoquinent pour donner forme au fétiche et à son

scotome40.

De la même manière, l'ambivalence du clan totémique à l'égard du père est

repérable dans l'acte du sacrifice - lequel répète hallucinatoirement tout à la fois la

mise à mort du père et son élévation divine, son terrassement et son triomphe. Mais

comment comprendre la formation du totem si on ne fait pas intervenir la

contribution propre du langage, c'est-à-dire l'action par laquelle les mots "sacré" et

"impur" se délivrent mutuellement leurs significations inversées ? Parce que,

ensemble, ils condensent la double présence du père et en permettent la future

décondensation, ils forment ensemble, écrit Freud, le matériau grâce auquel la

position ambivalente trouve son "expression plastique" sous la forme de l'objet

totem41. Freud, employant ce terme d'"expression plastique", est alors on ne peut

plus clair : "… nous nous garderons, écrit-il, d'interprétations qui, concevant [cette

situation] en surface, veulent la traduire comme si c'était une allégorie et oublient,

ce faisant, la stratification historique".

Freud est parfaitement clair car il dit pourquoi la temporalité historique

est à ses yeux absolument indispensable à la conception de la régression. Sans elle,

toute la tradition philologique et poétique allemande s'engouffre dans la brèche.

Cette tradition, qui a attribué à l'imagination le rôle moteur du progrès dans la vie

de l'esprit – y compris l'imagination conceptualisante qui permet à la pensée de

s'extraire du sensoriel – veut tout ignorer du soubassement pulsionnel dans lequel

le faire et le dire s'amalgament. Même chez Silberer, dont Freud crut un moment

que le travail sur la formation sensible de l'image plastique prendrait en compte

cette activité pulsionnelle, la "surface" allégorique l'emporta. C'est-à-dire que "la

façade" l'emporta. Tout comme elle s'apprête déjà à emporter Jung, en juillet 1910,

lorsque Freud avertit : "…ne pas prendre toute la façade pour l'interpréter, comme

dans une allégorie… se restreindre à son contenu, en poursuivant la genèse des

40 S. Freud (1927), "Le fétichisme" in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 133-138 41 Totem et tabou OCF XI, p. 369 : "en se relayant l'une l'autre dans le temps"

21

éléments"42. Autrement dit, décomposer la surface et remonter à rebrousse-temps la

constitution souterraine des fragments. Un mois auparavant, Freud avait noté en

marge de la première ébauche des Métamorphoses de la libido : "Ce qui est archaïque

[dans le rêve], ce sont les forces, les pulsions qui agissent en lui"43.

La stratification historique est indispensable aux yeux de Freud car elle

seule fait pièce à ce qui, autrement, ne sera justement que créativité métaphorique

et jamais ambivalence impérissable. Pour que le pouvoir métaphorique de la langue

soit apte à présenter le primitif dans l'homme, il faut que le sous-sol conflictuel de

la vie psychique entre en concordance avec le sous-sol amphibologique de la

langue ; il faut que le terreau de l'ambiguïté sémantique soit fait de la pâte même de

l'ambivalence. Remarque lourde de conséquences, car elle contraint la

psychanalyse, pour parvenir à dégager l'activité langagière dans la cure de l'activité

mythopoïétique en général, à avoir recours à une "histoire" du langage qui soit elle-

même une histoire pulsionnelle de la langue. Sans une telle historicité du devenir

langagier, sans l'hypothèse d'un refoulement du sexuel infantile actif au sein même

du langage, comment concevoir l'articulation entre la fonction réalisatoire de l'acte

et sa recomposition méconnaissable, par exemple dans la manifestation

transférentielle ?

Prix chèrement payé à une théorie linguistique aussi périmée que cocasse.

Prix exorbitant qui explique la nécessité qu'il y eut à sortir la psychanalyse d'une

pareille impasse – le signifiant de Lacan tentant, entre autres, de reprendre à

nouveaux frais l'enjeu linguistique, l'entreprise se payant d'une sérieuse récession

de la fonction hallucinatoire.

C'est à cette charnière de l'expression psychique, me semble-t-il, que

Pierre Fédida a précisément placé "les formes-substances" et les "formes-

matériaux", noyau vivant du primitif à l'œuvre. Mais une telle réponse, pour

féconde qu'elle soit dans la pratique de l'écoute, ne laisse-t-elle pas dans l'ombre la

fissure entre la trace mnésique et l'image mnésique ?... celle-là même qui fait

42 S. Freud et C.G. Jung, Correspondance II (1910-1914), Paris, Gallimard, 1975. p.75 (5 juillet 1910) 43Ibid., p. 69

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conclure à Freud que les images du souvenir-écran ne nous disent rien du matériel

de traces mnésiques dont il est forgé44. De cette fissure s'engendre la résistance de

l'inconscient, et celle-ci est une consistance. Car le matérialisme de Freud exige ici

la "donnée réelle" d'une première altération dans le monde – première impression

infantile et première inscription de sa trace mnésique. Dès L'Interprétation du rêve, il

soutient la donnée réelle du souvenir infantile pour expliquer stratigraphiquement

l'attraction régrédiente vers la forme visuelle du rêve : alors même que le souvenir a

perdu ses qualités d'image sous l'effet du refoulement, la présentation des pensées

inconscientes s'effectue néanmoins selon le marquage de ce fait inaugural. Et, par

la suite, le primitif continue de se tenir entre ces deux bords. D'un côté, l'infantile

est ce qui manque à la surface, et qui correspond à un contenu refoulé en

profondeur – le matériau primitif étant alors pensé en terme de négativité. Mais de

l'autre côté, la forme primitive se signale en positif par une altération de la surface,

un bouleversement dans le mode même de l'expression : la "forme d'expression

primitive" est alors la trace palpable d'un changement de régime de l'appareil

lorsque celui-ci fonctionne sous le régime "primitif" du processus "primaire"45.

Forme négative et forme positive sont donc indissociables. Ce qui apparaît

nettement dans la métaphore du cliché photographique que Freud utilise pour

décrire le travail de la cure. Mais celui-ci implique de toute nécessité le décours

temporel pour concevoir la transformation des formes. Le "négatif" inconscient et

son traitement supposent en effet les trois temps de l'impression du film (les

premières impressions infantiles), du tirage du négatif (sous l'action du transfert),

et, finalement, du tirage "positif" des images46.

Freud en appelle donc à la stratification historique pour mieux défaire la

chronologie de l'histoire. Car le dernier mot revient alors à l'économie des

inscriptions, sans laquelle on ne saurait comprendre que, touchant aux formes,

nous parvenions à modifier la répartition des quantités de libido ; que, touchant

44 S. Freud (1899), "Des souvenirs-couverture", OCF III, p. 276 45 L'Interprétation du rêve, OCF , IV, p. 654 et 656 46 S. Freud (1912), "Note sur l'inconscient en psychanalyse", OCF, XI, p.178, ainsi que (1939) L'homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p.229.

23

aux surfaces variables, instables, imaginaires ou agies, nous parvenions à atteindre

et transformer la distribution des positions pulsionnelles, et ce quelles que soient les

configurations dans lesquelles elles se présentent.

Dans cette formidable tension entre la source et ses effets, entre la

contingence des expressions et l'obstination du semblable, le primitif est comme le

point d'insertion de la terre étrangère interne du refoulé dans la terre externe de la

réalité47. Sorte de terre éloignée où la première forme, "inconnaissable en soi", a

bien voulu se donner sous l'aspect du réel le plus ancien : les primitifs.

47 S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 80 ; puis Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 71 (traduction modifiée : cf. G. W., XVII, 127).