la migration et la libre circulation

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Dossier : puf325599_3b2_V11 Document : PUF_325599 - © PUF - Date : 7/3/2013 16h6 Page 365/447 CHAPITRE 13 La migration et la libre circulation Christine Straehle Dans un monde véritablement juste, les gens se « déplaceraient pour des raisons idiosyncrasiques », comme le fait de tomber amou- reux, ou parce quils préfèrent le climat ailleurs comparativement à lendroit où ils sont nés, nous disait le philosophe politique Brian Barry 1 . Or, ce nest pas le cas dans notre monde, où les gens se déplacent pour des raisons diverses, mais où très peu des millions qui le font agissent en fonction des raisons idiosyncrasiques que Brian Barry avait à lesprit. Au lieu de cela, une grande partie de ceux qui se déplacent le font pour échapper aux fardeaux insoute- nables qui les accablent dans leur pays dorigine ; parce quils espè- rent avoir accès à de meilleures opportunités pour eux-mêmes ou leurs enfants ; ou encore simplement afin de mener la vie quils sou- haiteraient vivre. Or, la plupart du temps, le chemin vers un monde plus propice à la réalisation de leurs espoirs est parsemé dobstacles. Afin de quitter leur pays dorigine, les citoyens de certains États doivent obtenir une autorisation de sortie (penser à l Iran par exemple) et plusieurs, sinon la majorité, dentre ceux qui souhaitent émigrer dans les pays développés et riches doivent obtenir des visas, des permis de travail et ainsi de suite afin davoir le droit dy entrer. La migration et la libre circulation sont réglementées à travers le monde, et ceux qui espèrent passer dun pays à un autre doivent franchir des frontières gardées par des personnes armées. 1. B. Barry [1992], p. 279. 355

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CHAPITRE 13

La migration et la libre circulation

Christine Straehle

Dans un monde véritablement juste, les gens se « déplaceraientpour des raisons idiosyncrasiques », comme le fait de tomber amou-reux, ou parce qu’ils préfèrent le climat ailleurs comparativement àl’endroit où ils sont nés, nous disait le philosophe politique BrianBarry1. Or, ce n’est pas le cas dans notre monde, où les gens sedéplacent pour des raisons diverses, mais où très peu des millionsqui le font agissent en fonction des raisons idiosyncrasiques queBrian Barry avait à l’esprit. Au lieu de cela, une grande partie deceux qui se déplacent le font pour échapper aux fardeaux insoute-nables qui les accablent dans leur pays d’origine ; parce qu’ils espè-rent avoir accès à de meilleures opportunités pour eux-mêmes ouleurs enfants ; ou encore simplement afin de mener la vie qu’ils sou-haiteraient vivre. Or, la plupart du temps, le chemin vers un mondeplus propice à la réalisation de leurs espoirs est parsemé d’obstacles.Afin de quitter leur pays d’origine, les citoyens de certains Étatsdoivent obtenir une autorisation de sortie (penser à l’Iran parexemple) et plusieurs, sinon la majorité, d’entre ceux qui souhaitentémigrer dans les pays développés et riches doivent obtenir des visas,des permis de travail et ainsi de suite afin d’avoir le droit d’y entrer.La migration et la libre circulation sont réglementées à travers lemonde, et ceux qui espèrent passer d’un pays à un autre doiventfranchir des frontières gardées par des personnes armées.

1. B. Barry [1992], p. 279.

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La réflexion éthique sur les enjeux liés à la migration et à la libertéde circulation commence par une question fondamentale : est-il mora-lement problématique que des individus désirant quitter leur pays etimmigrer dans un autre soient confrontés aux types de restrictionsque je viens de mentionner ? Le monde serait-il meilleur et plus justesi nous avions des frontières ouvertes ? Serait-il plus équitable d’inter-préter de manière permissive la liberté de circulation entre les fron-tières ou les limitations à la libre circulation sont-elles justifiées ? Lesrestrictions à la liberté d’entrée le sont-elles ? Qu’en est-il des limita-tions à la liberté de sortie ? Voilà d’importantes questions éthiquesqui méritent de faire l’objet d’une investigation méticuleuse.

Ce chapitre examinera la thèse selon laquelle les régimes d’immi-gration et les restrictions à la libre circulation sont problématiques, etqu’au contraire nous devrions avoir des frontières ouvertes. Cet exa-men sera suivi d’une analyse de la valeur de la liberté de circulationen général et, plus particulièrement, de celle de franchir les frontières.Certains ont fait valoir qu’il y aurait de bonnes raisons de restreindrel’accès à l’immigration si cela impliquait que la capacité de la com-munauté d’accueil à réaliser certains objectifs de justice sociale seraitcompromise. Ces arguments renvoient au bien moral que les poli-tiques de justice sociale aident à concrétiser et qui risquerait d’êtremis en péril si les frontières étaient abolies. Ces préoccupationsimportantes doivent être soigneusement pondérées en fonction destypes de biens moraux qu’une politique d’immigration plus ouvertenous permettrait de réaliser.

Or, la libre circulation soulève potentiellement des problèmessupplémentaires : certains philosophes, plus récemment, ont aussiamorcé une réflexion sur l’éthique de l’émigration. Ces deux débatsrenvoient au droit à l’autodétermination des communautés poli-tiques, y compris le droit à la liberté d’association que les libérauxrevendiquent pour les membres des nations démocratiques libérales.Afin d’illustrer l’importance morale des questions entourant lamigration et la libre circulation, je propose d’abord un bref aperçudes principes éthiques fondamentaux en jeu, notamment la normemorale de l’égalité morale de tous les individus que les tenants d’une

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politique de l’ouverture des frontières conçoivent comme étant entension avec les régimes d’immigration contemporains. C’est cettenorme qui suscite l’intérêt des philosophes tentant de définir uneéthique de la migration.

ÉGALITÉ MORALE ET POLITIQUES MIGRATOIRES –

L’ARGUMENT DE L’OUVERTURE DES FRONTIÈRES

D’une manière ou d’une autre, les libéraux croient en l’égalitémorale des êtres humains1. C’est sur la base de cette croyance qu’ilsdérivent une obligation morale d’accorder un respect égal à tous lesêtres humains : dans la mesure où tous sont également dignes, toutevie humaine est également digne de protection. Ainsi, les libéraux sesont opposés à l’esclavage, au viol, au génocide et à la torture (dumoins jusqu’à récemment) partout dans le monde. Cet ensemble decroyances est par ailleurs à la base des lois et des règles qui interdisentla discrimination fondée sur des caractéristiques moralement arbi-traires comme l’appartenance ethnique, la race ou le genre.

Nous sommes toutefois confrontés à un monde qui est divisé enterritoires nationaux, et dans lequel les gouvernements nationauxresponsables de ces juridictions exercent le droit souverain de déter-miner qui peut venir habiter à l’intérieur de leurs frontières. Tous lesétats libéraux démocratiques adoptent des politiques d’immigrationet des restrictions qui, elles, discriminent en effet entre les personnes.Les gouvernements construisent typiquement des politiques d’immi-gration en se fondant sur des intérêts socio-économiques, culturels etpolitiques ainsi que sur le bien-être général de leur communauté afinde juger qui devrait avoir accès à leur territoire. Certaines restrictionssur l’immigration peuvent ne pas être problématiques pour un espritlibéral. Par exemple, il n’est pas en principe problématique d’attendredes immigrants qu’ils apprennent au fil du temps la langue officielle

1. H. Frankfurt [1987], T. Nagel [1991], J. Raz [1995] et B. Williams [1967].

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de la communauté d’accueil1. Ce n’est pas discriminatoire puisquecela ne s’appuie pas sur une caractéristique prédéterminée ou morale-ment arbitraire que les individus ne peuvent influencer.

Cependant, les États libéraux démocratiques font également desdiscriminations fondées sur des contingences fortuites ou moralementarbitraires comme le lieu de naissance ou l’origine nationale desparents. Ce sont là des caractéristiques individuelles sur lesquelles lesindividus n’ont aucune influence, mais qui peuvent déterminer lecours de leur vie. Prenons l’exemple de la citoyenneté : ceux quinaissent sur un territoire national obtiennent généralement les droitsliés à la citoyenneté – puisque la naissance sur un territoire confèreautomatiquement les droits civiques dans le contexte du jus soli (droitdu sol). Si, disons, un enfant naît aux États-Unis ou en France, ilobtient la citoyenneté française ou américaine, impliquant un vasteéventail d’opportunités sociales, économiques ou d’éducation à partirduquel il peut prendre des décisions eu égard à la vie qu’il souhaitemener. De même, de nombreux pays comme l’Allemagne et la Suisseoctroient la citoyenneté aux enfants de citoyens même si ces derniersne vivent pas sur le territoire du pays – une pratique connue sous lenom de jus sanguinis (droit du sang).

Si nous vivions dans un monde où tous les individus étaientcapables de mener la vie qu’ils espéraient vivre, les restrictions surl’immigration ne poseraient pas problème au postulat libéral de l’éga-lité morale des personnes. La situation devient problématique cepen-dant dans notre monde où ceux qui naissent dans un pays ont despossibilités de vie fort différentes en comparaison de celles des per-sonnes nées dans un autre pays. Le problème pour la théorie égalita-rienne provient du fait qu’elles ont toutes deux des conditions de vietrès différentes qui sont fondées en partie sur le fait profondémentarbitraire de leur lieu de naissance.

Quel effet cela a-t‑il sur l’égalité morale ? Dans le cadre de cetteanalyse, je me rangerai du côté de ceux qui croient que, dans la mesureoù les individus jouissent de l’égalité des chances, leur égalité morale

1. J. Carens [2003].

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est respectée1. Il faudra ensuite savoir comment interpréter l’égalitédes chances de manière générale, et comment l’interpréter dans lecontexte de l’immigration et de la libre circulation plus particulière-ment. La plupart des égalitariens s’entendent sur l’idée selon laquellel’égalité des chances implique, au strict minimum, une certaine égalitéde circonstances, incluant un accès comparable aux soins de santé, àl’éducation, à l’eau potable, à une habitation convenable et à d’autresbiens semblables.

Mais le concept libéral d’égalité des chances va au-delà d’un accèségal aux moyens de subsistance de base. L’interprétation libérale éga-litarienne nécessite en effet l’inclusion de la condition selon laquelleune personne a suffisamment « pour être satisfait » et « afin derépondre à ses attentes » d’une vie raisonnablement satisfaisante etcontentée2. Un concept d’égalité libérale devrait prendre acte du faitque les individus ont besoin de disposer des moyens de mener une viequi les satisfera pleinement et dans laquelle ils réaliseront leurs pro-jets et leurs ambitions3. Autrement dit, le principe libéral de l’égalevaleur morale a pour condition préalable la réalisation d’un principeéquitable d’égalité des chances. Si certaines possibilités sont pour moid’emblée arbitrairement exclues alors que d’autres possédant lesmêmes capacités, talents et habiletés en profitent, alors ce principe estviolé.

Comment un engagement à respecter le principe de l’égalitémorale comme égalité des chances équitable doit-il instruire les poli-tiques d’immigration des États libéraux démocrates ? Dans certainscas, il se peut que le principe ait peu ou pas de pertinence morale.L’Allemagne et le Canada, par exemple, sont des pays où les niveauxde bien-être, de chances et d’opportunités individuels sont compa-rables. Ces deux pays ont mis en place de bons systèmes économiques

1. W. Kymlicka [2002], p. 58 et s.2. H. Frankfurt [1987], p. 38-39.3. C’est précisément cette conception de l’égalité des chances que John Rawls

qualifie d’équitable : « ceux qui sont au même niveau de talent et de capacité et qui ontle même désir de les utiliser devraient avoir les mêmes perspectives de succès, ceci sanstenir compte de leur position initiale dans le système social » (J. Rawls [1987], p. 104).

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et de santé, un accès facile aux logements décents et à l’eau potableainsi qu’à des écoles publiques et des universités. Pour une femmeblanche sans handicap, il serait juste de dire que le principe équitablede l’égalité des chances ne fournirait pas d’arguments moraux suscep-tibles d’étayer ma demande d’immigration dans l’un de ces deuxpays : il me serait difficile d’affirmer qu’un argument basé sur l’égalitédes chances équitable nécessite que le Canada approuve ma demanded’immigration dans la mesure où je profite de chances et de possibili-tés comparables à titre de citoyenne de mon pays, l’Allemagne.

Les questions plus urgentes à propos des politiques d’immigration,dans le contexte d’une égalité des chances équitable, surviennentlorsque l’on considère la différence radicale entre, d’une part, la posi-tion dans laquelle je me trouve lorsque je choisis la vie que je comptemener en tant que citoyenne allemande et, d’autre part, la portée plusrestrictive qui caractériserait mes chances si, disons, j’étais née auNiger. Dans ce deuxième scénario, ceux qui croient en l’égalité moralehumaine et qui plaident en faveur d’une égalité des chances équitabledoivent aborder les questions éthiques émanant de deux sources.D’abord, en tant qu’Allemande, j’aurai bénéficié au cours de ma viedes systèmes de santé et d’éducation allemands qui ont contribué àme maintenir en santé et m’ont fourni de précieuses compétences quimaintenant me dotent d’un avantage dans mes perspectives d’immi-gration par rapport à une Nigérienne qui a grandi dans une sociétéqui ne possède pas des systèmes comparables1. En tant que citoyenneallemande qui souhaite immigrer au Canada, je pourrais avoir à pré-senter un tas de paperasses, subir un examen de compétences linguis-tiques et me soumettre à une évaluation médicale, mais je serais bienpréparée pour répondre à toutes ces exigences. En vertu des régimesd’immigration actuels comportant un système à deux classes – entre

1. Entre 2000 et 2004, le Niger possédait le deuxième plus bas taux de scolarisationdes enfants des écoles primaires dans le monde – 40% de la tranche d’âge concernée – etavait un taux d’alphabétisation de seulement 19,9 % pour la population adulte. VoirA. Burgess et al. [2005]. De 1998 à 2002, son système de santé offrait les services d’unmédecin pour n n personnes, contre 277 dans le système allemand durant la mêmepériode.

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les immigrants recherchés et donc désirables et les moins désirables –,je risque fort d’être avantagée par de telles réglementations sur l’im-migration, et ce, aux dépens de mon homologue nigérienne.

Deuxièmement, et en laissant de côté pour le moment les poli-tiques d’immigration, le simple fait d’être née en Allemagne plutôtqu’au Niger m’offre beaucoup plus de possibilités en fonction desénormes disparités dans les niveaux de vie de ces deux pays. Le Nigera le deuxième plus faible indice de développement humain (IDH)1

dans le monde (29,2), suivi seulement par la Sierra Leone ; il est dansle groupe des 15 pays ayant le plus faible PIB par habitant (230), et– point très important pour une femme – le Niger dispose du taux denatalité le plus élevé pour les femmes âgées de 15 et 19 ans avec 233naissances pour 1 000 adolescentes. Enfin, le Niger n’apparaît mêmepas sur l’indice sexospécifique du développement humain (ISDH)2 etl’espérance de vie pour les années comprises entre 2005 et 2010 estfixé à environ 45,4 pour les hommes et pour les femmes. Ces chiffrespeignent un portrait plutôt sombre de ce qu’une femme d’âge moyenvivant au Niger sera en mesure d’accomplir. En comparaison, en1997, le Canada avait un IDH de 94,3 (au quatrième rang derrière laNorvège, la Suède et l’Australie), un PIB par habitant de 27 190, untaux de natalité chez les adolescentes âgées de 15 à 19 ans de 24 pour1 000 adolescentes (avec une tendance à la baisse)3, un indicateursexospécifique du développement humain de 94,1 ainsi qu’une espé-rance de vie de 80,7 ans. Deux personnes nées ou immigrantes dansces deux pays profiteront de gammes de choix et de possibilités radi-

1. Le PNUD établit l’indice de développement humain (IDH) selon le PIB parhabitant, combiné avec les niveaux de littératie des adultes, la durée moyenne d’étudeset de l’espérance de vie. L’échelle varie de 0 à 100 ; « les pays qui obtiennent un pointagede plus de 80 sont considérés comme ayant un développement humain élevé, ceux quiobtiennent de 50 à 70 comme moyen et ceux de moins de 50 comme faible ». Voir ibid.,p. 30 n.

2. Cet indice regroupe des données analogues à l’IDH «afin de mesurer les disparitésen matière de développement humain entre les hommes et les femmes dans les différentspays. Plus bas l’indice se situe, plus grande est la disparité ». Voir ibid., p. 31 n.

3. Statistique Canada, Rapport sur la Santé, 12 : 1, 2000, en ligne, <http://www5.statcan.gc.ca/bsolc/olc-cel/olc-cel?catno=82-003-X&lang=fra>.

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calement différentes afin de mener une vie satisfaisante qu’elles ont debonnes raisons de valoriser.

Sur la base de tels écarts, Joseph Carens a fait valoir que les dis-tinctions fondées sur le lieu de naissance sont aussi problématiques dupoint de vue libéral que certaines différences de statut qui ont caracté-risé l’époque féodale1. Ceux qui se soucient du principe de l’égalitémorale ne peuvent accepter aussi facilement toute proposition quiétablit des distinctions entre des personnes en fonction de faits contin-gents comme le lieu de naissance. Une fois que nous avons pris actedes profondes différences sur le plan de l’égalité des chances dont lesindividus sont capables de profiter en vertu du simple fait d’êtrecitoyens d’un pays plutôt que d’un autre, nous pouvons voir les ten-sions apparaître entre le principe de l’égalité morale et les politiquesd’immigration contemporaines. Pour des auteurs comme Carens etChandran Kukathas, le fait indéniable des inégalités prononcées ausein de la population mondiale suggère que l’État libéral devrait com-plètement abandonner ses politiques d’immigration restreintes et lesremplacer par une politique des frontières ouvertes. Selon ce point devue, les États bien nantis doivent compenser les différences arbitrairesaffectant l’égalité des chances des citoyens du monde en ouvrant leursfrontières aux immigrants de manière libérale2. Mais pourquoidevrions-nous accepter de telles propositions ?

Minimalement, nous pourrions adopter l’argument défendu parJoseph Raz selon lequel les préoccupations au sujet de l’égalité moraledevraient se traduire en « devoirs de bien-être », c’est‑à-dire, endevoirs de favoriser et de concrétiser le bien-être des autres êtreshumains3. L’argument de l’ouverture des frontières s’appuie donc sur,

1. « [La citoyenneté] est attribuée à la naissance. Pour l’essentiel, elle ne peut êtremodifiée par la volonté et les efforts de l’individu et elle a une incidence considérable sur lesopportunités offertes aux personnes. Être né citoyen dans un pays prospère comme leCanada est équivalent à naître dans la noblesse (même si plusieurs appartiennent à la petitenoblesse). Être né citoyen d’un pays pauvre comme le Bangladesh est (pour la grandemajorité) comparable à naître paysans auMoyen Âge. » Voir J. Carens [1992], p. 26.

2. J. Carens [1987] et C. Kukathas [2005].3. J. Raz [1995].

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et porte en lui, des arguments supplémentaires qui commandent uneadoption générale d’une perspective cosmopolitique sur les droits etdevoirs humains1 ainsi qu’un principe d’égalité des chances à l’échelleinternationale2. Une façon de rendre compte de ces devoirs de bien-être est d’ouvrir les frontières, en particulier aux plus démunis paropposition aux plus avantagés au sein de la population mondiale3.

L’OBJECTION À UNE POLITIQUE

DES FRONTIÈRES OUVERTES

Plusieurs penseurs ont critiqué l’argument en faveur de l’ouverturedes frontières. L’une des objections formulées veut que des frontièresouvertes compromettent la possibilité de réaliser la justice sociale ausein de la communauté d’accueil. Une autre objection nie les devoirsde justice distributive à l’échelle internationale dont les gouverne-ments pourraient s’acquitter en ouvrant leurs frontières. Enfin, unedernière objection remet en question la définition extensive de laliberté de circulation présupposée par l’argument de Carens. Je répon-drai aux trois objections dans cet ordre.

Une première critique de l’ouverture des frontières souligne lesdifférences argumentatives entre, d’une part, le fait d’affirmer qu’êtrené dans un pays particulier est un fait arbitraire de la vie et, d’autrepart, d’argumenter que des devoirs de bien-être résultent de ces faits.Or, comme John Rawls et d’autres l’ont fait valoir, les défenseursd’une politique des frontières ouvertes négligent le fait que la contin-gence morale dans la constitution d’une nation ne change rien à lapossibilité que les communautés arbitrairement constituées puissentavoir réalisé un objectif moral ou avoir créé des biens moraux devaleur, comme la mise en place d’un système de justice distributive au

1. C. Jones [1999].2. S. Caney [2005].3. C. Straehle [2009].

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sein de leurs institutions1. Pour Rawls, de toute évidence, la migrationne devrait pas jouer le rôle d’égalisateur par rapport au caractèrearbitraire des frontières des sociétés ; les frontières devraient plutôtêtre considérées comme des indicateurs importants de la sphère deresponsabilité d’un gouvernement donné.

Michael Blake a fait valoir dans la même veine que nous aurionsdes devoirs envers nos compatriotes que nous ne devons pas nécessai-rement à ceux qui habitent au-delà de nos frontières. Blake argumenteque le fait d’accepter des devoirs de justice distributive à l’échelleinternationale négligerait le fait que les politiques de justice distribu-tive font partie intégrante d’un État libéral qui impose les cotisationsaux régimes nationaux de sécurité sociale tout en absorbant simulta-nément les effets d’une telle imposition avec la promesse d’une distri-bution plus équitable. En d’autres termes, nous avons une relationdifférente avec nos compatriotes parce que « nous partageons l’assu-jettissement au réseau coercitif de la gouvernance d’État2 », ce quenous ne partageons pas avec ceux qui ne prennent pas part aux insti-tutions du même État coercitif. Au niveau international, nous n’avonspas d’institutions coercitives comparables – nous n’avons pas d’insti-tutions internationales chargées de la sécurité sociale qui peuventappliquer des principes de justice distributive équivalents à ceux misen place dans la structure institutionnelle nationale.

Blake nie donc qu’il existe un principe de justice distributive àl’échelle internationale fondée sur un principe équitable d’égalité deschances. Quoiqu’il accepte que la coercition exercée à la frontière surune candidate à l’immigration lui interdisant ainsi l’entrée dans unpays où elle bénéficierait de meilleures opportunités puisse êtrecomprise comme constituant le genre de contraintes qui doit être com-pensé dans le domaine de l’État, il soutient néanmoins que ce type decontraintes ne requiert pas les mêmes engagements de justice distribu-tive à l’égard des immigrants que ceux octroyés par l’État à sescitoyens puisque « le simple fait que l’exclusion soit coercitive n’efface

1. J. Rawls [1999], p. 38-39.2. M. Blake [2001], p. 258.

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pas la distinction entre l’appartenance potentielle et actuelle1 ». Ceque Blake néglige, toutefois, c’est le fait que certains (les immigrantsnon désirés) sont exclus tandis que d’autres (ceux qui sont désirés) nele sont pas. Ainsi, soutenir que « chaque forme de contrainte distincterequiert une forme de justification différente2» ne résout pas le pro-blème soulevé si l’on évalue les politiques d’immigration sous l’angledu principe d’égalité des chances équitable.

De plus, si nous appliquons le « principe de toutes les personnesaffectées » (all affected principle3) qui demande aux démocraties libé-rales de justifier leurs politiques envers ceux qui sont affectés parelles, alors nous pourrions abonder dans le même sens qu’Arash Abi-zadeh qui fait valoir que le contrôle des frontières et la coercitionviolent les principes démocratiques en négligeant de prendre en consi-dération les intérêts de ceux qui espèrent immigrer, interdisant plutôtleur entrée4. Autrement dit, Blake peut être critiqué de deux maniè-res, par l’argument du principe d’égalité des chances à l’échelle inter-nationale, et par celui des principes démocratiques.

Cependant, les arguments en faveur de l’ouverture des frontièresont aussi fait l’objet d’un examen attentif de la part des théoriciensintéressés par le droit à la libre circulation. Ce sera le sujet de laprochaine section.

FRONTIÈRES OUVERTES ET LIBERTÉ DE CIRCULATION

La liberté de circulation est un principe au fondement de plusieursdes arguments en faveur de régimes d’immigration équitables. Il s’agitégalement d’un concept important pour l’analyse des considérationsliées à une éthique globale puisque son objet d’intérêt se trouve à

1. Ibid., p. 280 n.2. Ibid.3. R. Goodin [2007].4. A. Abizadeh [2008].

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l’intersection des droits humains, de l’immigration et des questionsliées au droit à l’autodétermination des peuples.

Prenons ce que plusieurs commentateurs croient être une inconsé-quence fondamentale au sein du droit international : d’un côté,l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme desNations Unies garantit que « (1) toute personne a le droit de circulerlibrement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État » et que« (2) toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien,et de revenir dans son pays »1 ; mais, de l’autre, ce droit est sévère-ment limité sinon carrément violé lorsque les personnes désirent fran-chir les frontières entre États, et particulièrement lorsqu’elles yéchouent. Comment penser ce qui semble être une tension ?

Dans un premier temps, certains ont fait valoir que les argumentsen faveur de la libre circulation et du droit de sortie en particulierplaident pour une ouverture des frontières : si nous voulons protégerla liberté de se déplacer quelque part, nous devrions également four-nir les conditions nécessaires à la libre circulation. La concrétisationdu droit à la libre circulation et du droit de sortir de son pays d’ori-gine requiert un droit correspondant d’entrer quelque part2.

La plupart des penseurs reconnaissent que la liberté de circula-tion est un droit humain fondamental qui vise à protéger des intérêtshumains vitaux, nommément celui d’être capable de se déplacerlorsque nous sommes en quête d’un bien important pour nous. Tou-tefois, tous les penseurs ne croient pas en la validité du lien causalentre la liberté de circulation et l’ouverture des frontières que Colepropose. David Miller, par exemple, affirme plutôt qu’il existe peut-être des limites raisonnables aux régimes d’immigration qui prennenten considération un souci pour le genre de « libertés fondamentalesque les personnes devraient avoir à titre de droit et ce que l’onpourrait appeler des libertés brutes qui ne garantissent pas ce genrede protections3 ». La distinction que Miller souhaite établir est entre

1. UN Doc. Charte des Nations Unies (1945).2. P. Cole [2002] et C. H. Wellman et P. Cole [2011].3. D. Miller [2005], p. 194.

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un premier type de libertés qui possède une telle signification moraleque les politiques des États libéraux ne peuvent raisonnablement lesnier ; et un deuxième type de libertés que nous pourrions souhaiter,mais qui n’implique pas d’obligations de protection équivalente. Sila liberté de circulation était en effet le type de liberté qui était d’unetelle pertinence morale pour la vie des individus qu’elle devrait êtreprotégée en tant que droit, alors ceci devrait être soigneusementargumenté plutôt que simplement pris pour acquis.

Certains cas touchant à la libre circulation semblent clairementappartenir à la catégorie des libertés fondamentales. Un exemple fré-quemment mentionné est celui de quelqu’un qui doit se déplacer afinde pouvoir se joindre à d’autres membres d’une même religion : sansla liberté de circuler, une telle personne ne serait pas en mesure depratiquer sa religion. La liberté de circulation est donc intimement liéeà l’importante liberté de s’associer avec les personnes avec lesquellesnous souhaitons le faire1, et ce, afin que nous puissions réaliserquelque chose de moralement pertinent. Miller accepte que dans lescas où nous avons besoin de la liberté de circulation afin de réaliser unintérêt vital, alors « il va de soi que la liberté de circulation sera consi-dérée comme un droit humain fondamental2», qui justifierait le typede protection que la Déclaration universelle des Nations Unies pré-voit. Cependant, nous devons encore prouver que ces intérêts peuventuniquement être satisfaits en se déplaçant par-delà les frontières éta-tiques. C’est cela, selon Miller, qui est postulé par les argumentsétablissant un rapport entre l’ouverture des frontières et la liberté decirculation – mais il n’est pas évident que ça sera toujours le cas. Parailleurs, les intérêts des immigrants pleins d’espoir ne sont pas les seulsà prendre en considération lorsque nous souhaitons évaluer la valeurmorale de la liberté de circulation, d’entrée et de sortie ; les intérêts deceux à qui les migrants désirent se joindre doivent aussi l’être.

1. C. Kukathas [2003], p. 210.2. D. Miller [2005], p. 195.

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LIBERTÉ DE CIRCULATION ET LIBERTÉ D’ASSOCIATION

Miller, Barry et d’autres ont rapidement exprimé certaines réserves àl’égard des effets potentiellement néfastes que pourrait avoir l’ouverturedes frontières sur les sociétés d’accueil. Certaines d’entre elles touchent àla composition culturelle des sociétés d’accueil potentiellement suscep-tible d’être modifiée, ce qui pourrait mettre en péril les types de repèresculturels que l’on juge parfois être le ciment social sur lequel repose lebon fonctionnement des États-providence1 ou des sociétés solidairescapables de générer des politiques de justice distributive2. Plus récem-ment, l’argument en faveur des limitations à l’immigration fut moulédans les termes de la liberté d’association de la communauté d’accueil.ChristopherWellman a fait valoir qu’un État légitime a le droit de rejetertous les immigrants potentiels, même ceux demandant l’asile de manièrejustifiée3 : «À mon avis, les individus autonomes et les États légitimesont un droit à l’autodétermination. Cela signifie qu’ils détiennent unepuissance morale privilégiée (morally privileged dominion) sur lesaffaires qui les concernent4» ; et un peu plus loin : « Les régimes poli-tiques légitimes ont le droit à un certain degré d’autodétermination,dont la liberté d’association est un élément important5». La liberté d’as-sociation est alors une expression de la légitimité étatique et, nous pour-rions dire, une expression de l’autonomie des individus au sein de l’État.«Tout comme la liberté d’association d’un individu lui donne le droit dedemeurer seul, la liberté d’association d’un État lui donne le droit d’ex-clure tous les étrangers de sa communauté politique6».

Si nous imposions l’obligation aux membres de l’État d’ouvrirles frontières, nous ferions preuve d’un manque flagrant de respect à

1. B. Barry [1992].2. D. Miller [1997].3. C. H. Wellman [2008] et [2011].4. C. H. Wellman [2008], p. 114.5. Ibid., p. 116.6. Ibid., p. 111.

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leur égard. L’idée telle que je la conçois est qu’en tant que citoyens,une certaine forme de respect est due aux individus, à l’égard deleurs décisions prises dans la sphère politique à titre de membred’une communauté qui s’autodétermine. Wellman soutient qu’unÉtat est légitime s’il respecte les droits de la personne1 et qu’il aalors un droit à l’autonomie tel qu’expliqué. Une fois que ce seuilminimal est satisfait, c’est‑à-dire pour autant que les gestes poséspar l’État ne violent aucun droit humain, les membres de la commu-nauté sont libres de choisir avec qui ils souhaitent s’associer2.L’argument proposé va comme suit : i) tous les êtres humains ont unstatut moral égal, ii) tous les êtres humains devraient être auto-nomes, iii) les droits humains sont requis afin d’être autonome, iv)ainsi, si un État ne viole pas les droits humains de ses membres oude ceux qui se trouvent au-delà de ses frontières, il se conforme aupostulat selon lequel il faut traiter de manière égale tous les indivi-dus et remplit ses devoirs de justice en ne brimant pas l’autonomieindividuelle.

Cependant, la raison pour laquelle nous n’avons qu’un devoirnégatif en ce qui a trait à l’autonomie individuelle (ne pas la brimer)n’est pas évidente : pourquoi ne pas accepter un devoir positif depromouvoir et de protéger l’autonomie ou le bien-être, comme Razl’affirmerait, bien-être qui pourrait être réalisé en ouvrant les fron-tières aux plus démunis comme je l’ai expliqué précédemment3 ?

De plus, nous pouvons débattre de la définition minimaliste de lalégitimité employée par Wellman, comme l’a fait Phil Cole en réponsedirecte aux propos de Wellman4. Il lui fait remarquer que le premierproblème de sa conception est d’être imprécise : qu’est-ce que celasignifierait que de protéger les droits humains ? Effectivement, lamigration peut être interprétée comme un droit humain en soi, ne

1. C. H. Wellman et P. Cole [2011], p. 16.2. C. H. Wellman [2008], p. 113 et [2011], p. 16.3. Pour une analyse plus détaillée de ma critique de Wellman, voir C. Straehle,

«Territoire, migration, et la légitimité de l’État », Philosophiques, à paraître.4. La discussion entre Cole et Wellman est incluse dans un livre qui prend la forme

d’un dialogue entre les deux auteurs. Voir C. H. Wellman et P. Cole [2011].

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serait-ce que pour le rôle qu’elle joue en tant que condition fonda-mentale de l’autonomie individuelle1. Au moins, certaines formes deliberté de circulation peuvent être conçues comme protégeant undroit humain, comme on l’a vu. Cela pose problème pour la concep-tion de Wellman puisqu’il reconnaît, comme étant aux fondementsde son critère des droits humains pour la légitimité étatique, que lerespect égal est dû aux individus en tant qu’êtres autonomes. Afin dedéfendre cet argument contre Cole, il devra démontrer que la portéedu respect envers ceux qui souhaitent immigrer est différente, qu’ilssont placés dans une position distincte et que leur refuser l’accès auterritoire n’est alors point une violation de leurs droits humains. Demanière analogue à ma réponse à Blake, la raison pour laquelle ceuxqui se trouvent à l’extérieur des frontières étatiques ne devraient pasrecevoir le même genre de considération morale dont les citoyens del’État bénéficient n’est pas évidente. Cela me semble en tension avecla norme morale de l’égalité.

LIBERTÉ DE CIRCULATION ET LIBERTÉ DE SORTIE

Au fil des débats contemporains, l’analyse de la libre circulations’est élargie afin d’inclure les enjeux liés à une émigration équitable.En réfléchissant à la justice sociale et internationale, les philosophesont fait valoir que le droit de certains de sortir de leur État d’origineserait lié à des devoirs qui doivent être satisfaits avant de pouvoirbénéficier du droit de sortie – un tel argument est souvent employédans le cas des immigrants hautement qualifiés comme les médecins2.L’intérêt animant ce que nous pourrions appeler la conditionnalitédu droit de sortie est fondé sur une préoccupation pour le bien-êtrede la communauté d’origine et sur les obligations morales que lesindividus auraient à l’égard de la promotion de ce bien-être, plutôt

1. P. Cole [2012].2. G. Brock [2009].

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que sur un souci pour le bien-être de la communauté d’accueil,comme l’avaient proposé des théoriciens comme Miller et Barry plustôt dans le débat.

L’idée du bien-être social peut être énoncée de manières diffé-rentes. Prenons à nouveau l’exemple des médecins : certains ont réflé-chi sur le bien-être collectif en prenant simplement les frais engagéspar les sociétés d’origine pour l’éducation des médecins – des dépensesqui ne peuvent pas être récupérées et qui mettent en péril la réalisationd’autres objectifs sociaux de la communauté. Ceux qui proposent laconditionnalité du droit de sortie font valoir qu’il y a erreur si lesindividus, après avoir profité des dispositions mises en œuvre parl’État à l’endroit de ses membres, par exemple un système d’éduca-tion universitaire, quittent le pays sans redonner à la communauté ousans, au moins, s’assurer que d’autres pourront aussi bénéficier de cesmêmes avantages à l’avenir. La prémisse invoquée ici est que l’émi-grant a des responsabilités morales à l’égard de sa communauté d’ori-gine. Le droit de sortie de ceux qui souhaitent exercer leurs talentsailleurs devrait alors être un droit conditionnel au fait de compenserla communauté d’origine pour une partie des avantages conférés. Laconditionnalité du droit de sortie ne serait alors pas fondée sur lecontenu du droit en question, mais plutôt sur les conséquences quel’exercice du droit de sortie pourrait avoir sur la communauté quioctroie ces droits. S’il était inconditionnel, le droit de sortie pourraitimpliquer que les émigrants ne s’acquitteraient pas de leurs devoirsmoraux à l’égard de la communauté d’origine. De telles propositionsde conditions au droit de sortie sont motivées par l’espoir que lessociétés d’origine soient ainsi en mesure de récupérer une partie desfrais et des fardeaux qu’elles ont engagés dans la formation profes-sionnelle des médecins et des infirmières. Sans cela, on pourraits’inquiéter que ces pays soient rapidement dépouillés sur le plan del’accès aux soins de santé.

Un aperçu des données concrètes nous permettra de mieux com-prendre le problème. Au Kenya, par exemple, on estime que lesdépenses liées à l’éducation d’un médecin de l’école primaire à laremise du diplôme universitaire reviennent à 66 $ tandis que les frais

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de l’éducation d’une infirmière s’élèvent à 43 $ dollars américains1.Les pertes encourues sur les investissements par les pays qui assumentla formation sont évaluées à environ huit fois les dépenses actuellesentraînées par la formation d’un professionnel de la santé2. Pireencore, les conséquences pernicieuses de l’exode des travailleurs qua-lifiés dépassent les conséquences liées à la perte de professionnelsprisés : dans la mesure où les finances publiques du pays d’origine sedétériorent suite aux pertes encourues sur les investissements, certainspays ne peuvent alors plus engager les professionnels de la santé quisont demeurés dans le pays, faute de fonds3.

Leur recrutement agressif dans les pays défavorisés sur le plan desressources médicales est problématique du point de vue de la justiceinternationale. Or, des suggestions utiles à propos des procédures derecrutement éthiques ont été proposées4. Les sociétés développées quirécoltent le fruit de la formation des médecins et des infirmières àl’étranger, augmentant ainsi leur propre réserve déjà élevée de profes-sionnels de la santé, ont des devoirs et des obligations envers les pays quiont assumé le fardeau de l’éducation de ces médecins et infirmières à desfrais considérables pour eux. Afin de satisfaire ces obligations, les paysrecruteurs devraient compenser les pays formateurs ou, par exemple,activement contribuer à la formation des professionnels de la santé5.

Toutefois, il ne va pas de soi que l’argument moral en faveur d’uneindemnité appuie également les limitations sur le droit de sortie impo-

1. Voir J. M. Kirigia et al. [2006]. Comparer ces données avec celles publiées par laBritish Medical Association en janvier 2011 qui fixe les frais entraînés par la formationd’un médecin britannique de 436 à 620,5 $ selon le niveau de formation du médecin. Onpeut alors considérer la situation actuelle comme une subvention de facto que les pays envoie de développement fournissent aux pays développés en éduquant des professionnelsde la santé « au rabais » et à l’avantage de ces derniers, malgré le fait que cela représentedes dépenses élevées, même dévastatrices pour les pays pauvres. Voir D. Kapur etJ. McHale [2006].

2. J. M. Kirigia et al. [2006].3. Données publiées par la British Medical Association en janvier 2011, en ligne,

<http://www.bma.org.uk/press_centre/presstrainingcost.jsp>.4. Voir G. Brock [2009].5. Voir D. Kapur et J. McHale [2006].

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sées aux médecins et infirmières individuelles, et qui peuvent prendredifférentes formes. Les scénarios envisagés incluent, entre autres, unepériode obligatoire de services sociaux dans le pays d’origine à la finde la formation professionnelle qui serait préalable au droit à l’émi-gration. D’autres suggèrent que les pays d’origine devraient avoir ledroit d’imposer une « taxe de départ » aux migrants qui ont profité dusystème d’éducation, mais qui souhaitent exercer leurs talents ailleurs.

De telles mesures ont été justifiées à partir de positions diffé-rentes. D’une part, l’argument de la réciprocité s’appuie sur les faitsque nous venons tout juste d’examiner au sujet des frais sociaux del’éducation et des pertes de professionnels de la santé. L’idée revientsimplement à affirmer que les sociétés investissent dans leur jeunesseà travers une gamme de dispositions et de biens sociaux et que lesmembres de ces sociétés ont l’obligation de reconnaître cet investis-sement et de « rendre à leur tour », pour les avantages et bénéficesreçus. Nous ne tolérons généralement pas les comportements de res-quilleur dans les sociétés, alors on comprendrait difficilement pour-quoi nous devrions les accepter à l’échelle internationale1.

D’autre part, l’argument fondé sur des considérations de justicesociale prend une forme légèrement différente. Les individus sontobligés de contribuer au bien-être de tous les membres de la commu-nauté dans laquelle ils ont eu la possibilité de recevoir leur formationde professionnels de la santé si celle-ci s’engage à réaliser un projet dejustice sociale. Ce type de justification des limitations au droit desortie s’applique uniquement aux États démocratiques légitimes2.L’argument fondé sur des considérations de justice sociale ne reposepas uniquement sur les bénéfices reçus par la société d’origine – il faitplutôt appel à la nécessité de coopérer lorsque nous cherchons àatteindre des objectifs de justice sociale. Autrement dit, on devraitpermettre aux sociétés d’imposer des limitations sur l’exercice del’autonomie des individus si ne pas le faire risquait de mettre en péril

1. Voir L. Ypi [2008].2. G. Brock [2009].

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les bases de la justice sociale qui fournissent aux autres les moyens deréaliser leur autonomie individuelle à leur tour1.

En formulant l’argument en faveur de l’autodétermination decette manière, nous pouvons examiner le lien entre la nation commelieu des politiques de justice sociale et les préoccupations de justiceinternationale en ce qui concerne les effets de l’exode des profession-nels hautement qualifiés des sociétés en développement. Cet exempleillustre bien comment les préoccupations de justice sociale (les socié-tés devraient être en mesure de s’autodéterminer) et celles de la jus-tice internationale (une partie du monde ne devrait pas siphonner lesressources d’une autre partie) s’entrecoupent.

Que penser des arguments soutenant des limitations au droit desortie ? Je pars de l’idée qu’aucune politique de migration libérale nepuisse exclure complètement l’émigration pour des professions parti-culières dans la mesure où le droit de sortie est un droit qui protège,comme nous l’avons vu, un intérêt humain fondamental. Il pourraitêtre nécessaire de quitter notre pays d’origine si notre conception dela vie bonne ne peut être réalisée qu’au-delà de ses frontières. Argu-menter en faveur de la conditionnalité du droit de sortie en se fondantsur le bien-être de la société d’origine est alors problématique puisquel’imposition de conditions sur l’exercice du droit de sortie peut êtrecomprise comme une manière de faire valoir que, par souci pour lebien-être de la société, certains – c’est‑à-dire ceux formés dans desemplois essentiels pour le bien-être de la communauté – verront leurdroit de sortie limité. En d’autres mots, l’imposition de conditions audroit de sortie pourrait être compris comme créant des tensions entre,d’une part, les droits individuels comme le droit de quitter son paysd’origine qui fait partie du canon des droits fondamentaux, et, d’autrepart, les droits accordés aux communautés si ces droits peuventcontribuer à fournir les moyens à l’autodétermination collective.

1. Voir L. Ypi [2008] pour une analyse de cet argument.

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L’éthique de la migration et l’analyse critique de la liberté decirculation ont reçu une attention accrue au cours des deux dernièresdécennies dans les domaines de la philosophie politique investiedans la justice globale. Les problèmes les plus urgents sont enracinésdans les profondes inégalités qui caractérisent le monde tel qu’il est.Dans cet esprit, la théorie idéale et la théorie non idéale ont œuvré àdécouvrir des moyens de mettre la migration au service de la justiceglobale. La plupart des penseurs s’entendent sur l’idée selon laquellele système de contrôle des migrations actuel est moralement problé-matique, et ce, pour différentes raisons. D’abord, il avantage déme-surément les citoyens des pays riches et développés qui désirent sedéplacer dans d’autres pays riches et développés, pénalisant, par lefait même, les citoyens de plusieurs pays en développement en fonc-tion du fait moralement arbitraire d’avoir vu le jour là où ils sont.Ensuite, le système interdit la liberté de circulation de manière pro-blématique en négligeant le fait qu’une telle liberté est fondamentalepuisqu’elle vise à protéger un intérêt humain tout aussi fondamental.Enfin, il constitue une forme de subvention indirecte des pays endéveloppement vers les pays développés puisqu’il encourage l’exodedes importantes ressources humaines des premiers vers les derniers.Toute éthique de la migration doit prendre en considération les sys-tèmes équitables d’émigration et d’immigration, tous deux conçus enfonction de la norme morale de l’égalité de tout individu, et de sonintérêt à avoir accès à des chances égales à l’échelle internationale.

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