la grande famine et le statut des femmes : impact sur les comportements sexuels et les naissances

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La Grande Famine et le statut des femmes : impact sur les comportements sexuels et les naissances La tragédie de la Famine, qui plongea le pays dans une misère absolue, eut des répercussions dramatiques sur le sort des groupes les plus vulnérables de la population en Irlande. Les répercussions de six années successives de pertes des récoltes en pommes de terre, principale source de subsistance de la majorité de la population, furent économiques, sociales et démographiques. Christine Kinealy, auteure de plusieurs ouvrages sur la question de la Famine, explique que cet épisode de l’histoire du pays a, jusqu’à récemment, fait l’objet de peu de travaux d’historiens. Pour elle, l’absence relative de recherche universitaire sur le sujet s’explique par l’existence des différents courants historiographiques concernant la période qui s’étend de 1845 à nos jours. 1 Les différents noms donnés à 1 Kinealy, Christine, A Death-Dealing Famine. The Great Hunger in Ireland, London: Pluto Press 1997, p. 1.

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La Grande Famine et le statut des femmes : impact sur

les comportements sexuels et les naissances

La tragédie de la Famine, qui plongea le pays dans une

misère absolue, eut des répercussions dramatiques sur le sort

des groupes les plus vulnérables de la population en Irlande.

Les répercussions de six années successives de pertes des

récoltes en pommes de terre, principale source de subsistance

de la majorité de la population, furent économiques, sociales

et démographiques.

Christine Kinealy, auteure de plusieurs ouvrages sur la

question de la Famine, explique que cet épisode de l’histoire

du pays a, jusqu’à récemment, fait l’objet de peu de travaux

d’historiens. Pour elle, l’absence relative de recherche

universitaire sur le sujet s’explique par l’existence des

différents courants historiographiques concernant la période

qui s’étend de 1845 à nos jours.1 Les différents noms donnés à

1 Kinealy, Christine, A Death-Dealing Famine. The Great Hunger in Ireland, London: PlutoPress 1997, p. 1.

cet événement traduisent, à eux seuls, les variations

interprétatives et les différentes représentations du

phénomène.2 Les deux courants majeurs de l’historiographie

irlandaise, le courant nationaliste et le courant

révisionniste, s’opposent à la fois sur les interprétations de

la Famine, mais aussi sur les responsabilités. Le mouvement

révisionniste, dans les années 1960 en particulier, n’accorde

à l’épisode de la Famine qu’une importance relative, le

décrivant comme l’issue inéluctable de la combinaison d’une

série de facteurs inhérents à la société irlandaise de

l’époque. La démographie galopante, le sous-développement des

infrastructures agricoles, la dépendance quasi-exclusive de la

population à la pomme de terre comme source de subsistance, ne

pouvaient, à moyen ou à court terme, que provoquer ce type de

situation. En outre, pour les révisionnistes, l’interprétation

politique nationaliste, selon laquelle le gouvernement

britannique, en refusant de prendre les mesures nécessaires

dans ce contexte de crise, est largement responsable des

pertes humaines, n’est pas pertinente. Kinealy remet en

question cette version, accusant les révisionnistes de ne pas

2 The Great Hunger, The Great Starvation, The Bad Times, God’s Visitation,The Great Calaminty, The Irish Holocaust, an Gorta Mor. ibid., p. 1.

appliquer leur théorie « d’objectivité académique, » dans le

cadre d’une histoire délivrée de tout jugement de valeur :

Le « révisionnisme », dans ses tentatives de démythologisationde l’histoire irlandaise du milieu du dix-neuvième siècle, etsa discréditation consciente des « mythes nationalistes » aimprégné les révisionnistes de la famine irlandaise d’uncertain nombre de valeurs alternatives qui ont influencé leurjugement sur les sources et les éléments existants.3

Dix ans auparavant, Cormac O’Grada avait analysé ces tendances

historiographiques. Il avait rappelé que les révisionnistes

avaient condamné les nationalistes pour leur interprétation de

la Famine trop teintée d’émotion, et était allé jusqu’à dire

qu’une dose de « révisionnisme froid » était peut-être

nécessaire pour expurger les analyses simplistes de la Famine

de la théorie du complot britannique.4 Il avait également

regretté que cet épisode de l’histoire du pays n’ait pas fait

l’objet de davantage « de recherche universitaire sérieuse ». 5

3 “‘Revisionim’ in its attempts to demythologise Irish history in the middleyears of the nineteeeth century, and its conscious debunking of‘nationalist myths’, imbued Irish famine revisionists with a particular setof alternative values, which coloured their judgement on the sources andmaterial”, Kinealy, Christine, A Death-Dealing Famine. The Great Hunger in Ireland, op.cit. , p. 1.4 O’Grada, Cormac, Ireland Before and After the Famine, Manchester : ManchesterUniversity Press, 1993, p. 79.5 “Serious academic research” in O’Grada, Cormac, The Great Irish Famine, London:Macmillan, 1989, p. 10.

Peter Berresford Ellis6 condamne violemment ces deux

auteurs, les accusant de confiner l’histoire aux

universitaires et de ne considérer valides que les

interprétations académiques de la Famine. Il est pour lui

inconcevable de dénigrer, comme cela a pu l’être fait par les

« révisionnistes », un ouvrage comme celui de Cecil Woodham-

Smith7, au prétexte « qu’elle a été attirée par le sujet en

raison de son intérêt spécifique pour le troisième Duc de

Lucan »8ou, comme l’a prétendu F. S. L. Lyons, pour sa

dimension trop « émotionnelle ». 9

Si le débat entre les révisionnistes et les nationalistes

peut être transcendé et si les conflits idéologiques peuvent

être dépassés pour intégrer de nouvelles approches de

l’histoire et de la culture irlandaise, il est alors possible

d’envisager d’aborder la Famine sous une perspective

différente, notamment à travers le prisme du rôle et du statut

des femmes, en prenant en compte l’influence de la Famine sur6 “The New Anti-Nationalist School of Historians, Peter Berresford Ellis, talk given asthe 1989 C. Desmond Greaves Memorial Lecture, under the auspices of theConnolly Association,at the Conway Hall, Red Lion Square, London, onTuesday, October 31, 1989). Voir introduction, p. 29 note 69.7 Woodham-Smith, Cecil, The Great Hunger: Ireland, 1845-49, London : 1962. Ouvragedécrié par les historiens, du courant révisionniste en particulier, car iln’épargne pas les autorités britanniques, et présente les événements liés àla famine avec émotion.8 Cormac O’Grada, The Great Irish Famine, op. cit. p. 10.9 Voir le compte-rendu de l’ouvrage de Lyons dans Irish Historical Studies ( 1964-65) pp. 76-9.

les comportements sexuels et les naissances. Si l’on accepte

qu’un tel phénomène a incontestablement affecté la démographie

du pays, il convient d’analyser les bouleversements des

comportements sexuels de la population, et les conséquences de

ces comportements sur les naissances, et notamment

l’illégitimité.

Dans un premier temps, nous analyserons les théories

économiques qui permettent d’évaluer le statut des femmes à

l’époque de la Famine pour ensuite dégager les effets sur les

comportements sexuels et les naissances. Enfin, nous nous

attacherons à dégager les aspects socio-économiques de la vie

des femmes pendant et après la Famine.

A. Théories économiques et statut des femmes

L’économiste et prix Nobel Amartya Sen a développé la

théorie suivant laquelle les famines sont moins le résultat

d’une pénurie de nourriture que d’une mauvaise distribution

des ressources.10 Les groupes les moins bien dotés11 et les

moins susceptibles d’obtenir un emploi ou de produire des

ressources sont les groupes les plus vulnérables dans un

contexte de famine. Sen appelle « droit à l’échange »12 la

valeur de ces dotations. En cas de hausse sensible des prix

des produits de première nécessité, ceux qui sont bien

« dotés » peuvent s’enrichir alors que les autres meurent de

faim faute de pouvoir acheter la nourriture disponible. On

pourrait supposer que les femmes, en cas de crise de

subsistance, au cours desquelles la lutte pour la survie

établit des conventions d’obligations mutuelles, soient

victimes d’une servitude exacerbée.13

David Fitzpatrick a repris la théorie de Sen et l’a

appliquée à l’Irlande.14 Il s’est interrogé sur les effets que

la Famine avait pu avoir sur les échanges, tels qu’ils ont été

10 Amartya Sen, Poverty and Famines :An essay on Entitlement andDeprivation, Oxford :OUP, 1981.11 Endowed with property, en anglais.12 Entitlement, en anglais.13 Pour un développement approfondi de cette théorie, voir Sen,Amartya,“Food, Economics and Entitlements” in Drèze, Jean, Sen, Amartya &Hussain, Ather (eds.) The Political Economy of Hunger, Oxford : OUP, 1995, pp. 50-68. 14 David Fitzpartick, “Women and the Great Famine” in Kelleher, M & Murphy,James (eds.), Gender perspectives in Nineteenth-Century Ireland: Public and Private Spheres,Dublin: IAP, 1997, pp. 50-69. Cormac O’Grada n’est pas convaincu parl’applicabilité de cette théorie à l’Irlande, comme il l’explique dans TheGreat Irish Famine, pp. 61-3. Il conteste particulièrement l’idée qu’il puissey avoir eu des gagnants et des perdants pendant la famine en Irlande.

définis par Sen, au sein de la communauté mais surtout au sein

de famille, et dans les rapports entre les hommes et les

femmes. Il s’est mis en quête de preuves qui pourraient

corroborer l’idée que les femmes, pendant la Famine,

risquaient davantage de souffrir que les hommes de mort, et de

maladie, et qu’elles avaient moins de chances d‘obtenir

l’assistance publique ou privée.

En examinant les taux de mortalité avant et après la

Famine, Fitzpatrick a constaté que, dans les deux cas, il

était moins élevé chez les femmes que chez les hommes. Cela

constituait un avantage considérable si l’on suit la théorie

de Sen. Cet avantage fut d’ailleurs confirmé pendant la

période de la Famine au cours de laquelle le taux de mortalité

fut bien plus élevé pour tous. Fitzpatrick a également

constaté des différences régionales. Dans les zones rurales,

il apparaît que les femmes ont mieux survécu que les hommes,

alors qu’à Dublin, seul endroit du pays où la population

augmenta pendant la Famine15, le taux de mortalité chez les

femmes fut assez élevé.

Fitzpatrick confronte ensuite plusieurs théories sur les

raisons pour lesquelles les femmes mouraient moins que les

15 Cela fut le fait de mouvements migratoires vers la ville.

hommes. Pour Sen, il s’agit de raisons biologiques qui

permettent aux femmes de mieux supporter les restrictions

alimentaires. Ainsi, le déséquilibre entre hommes et femmes

qui existait avant la Famine est rétabli. Cette théorie, si on

la pousse plus loin, pourrait revenir à envisager la Famine,

mais aussi d’autres crises de ce type, comme facteur de

rééquilibrage des rapports entre les hommes et les femmes.

Pourtant, comme l’explique Fitzpatrick, O’Grada propose une

autre théorie qui est celle de la diminution des risques de

grossesse en cas de famine, et du même coup, la baisse du

nombre de décès en couches, ce qui correspond à la baisse de

la natalité enregistrée à cette époque. Des estimations

indiquent que le nombre d’enfants nés entre 1846 et 1850 était

inférieur de 31% par rapport à celui de 1836-1840.16

En ce qui concerne l’assistance et le secours17 pendant

cette période, les femmes, et notamment les mères

célibataires, étaient prioritaires sur la liste.18 Les chiffres

disponibles immédiatement avant et après la Famine indiquent

16 Ces estimations sont fondées à la fois sur les chiffres des recensementsde population et sur les registres des décès.Voir Fitzpatrick, op. cit. p. 59.17 Relief en anglais18 Voir chapitre I.

que la proportion de femmes dans les workhouses irlandaises

était de 53,4% en 1844 et 59,5 en 1851.19

Avant la Famine, les dotations qui pouvaient offrir aux

femmes un moyen de subsistance allaient d’un emploi rémunéré

ou d’une place de domestique à la gestion du foyer, la

reproduction et l’éducation des enfants. Elles étaient

nettement désavantagées sur le marché du travail, dans la

mesure où elles avaient peu de chance de trouver un emploi

stable et d’obtenir un salaire suffisant. Néanmoins, selon

Fitzpatrick, elles avaient l’entière responsabilité et le

contrôle absolu dans le domaine de la reproduction et de

l’éducation des enfants. Les enfants, en effet, étaient une

assurance contre la vieillesse et l’infirmité. La Famine

modifia cette situation.

Temporairement mais indubitablement, les effets dévastateurs dela famine ont réduit la valeur reconnue des enfants commefuturs bienfaiteurs. La maternité potentielle, comme dotationpropre aux femmes, a donc perdu de sa valeur, un processusrenforcé par la baisse de la fécondité due à la malnutrition etles aménorrhées pendant les famines20.

Quant à l’accès à l’émigration qui, pour Fitzpatrick, « est un

critère crucial pour évaluer le degré de discrimination à19 Voir Fitzpatrick, op. cit. , p. 63.20 “Temporarily but undeniably, the devastation of famine diminished therecognised value of children as future benefactors. The female endowment ofpotential motherhood was therefore devalued, a process reinforced by thereduction in fecundity resulting from malnutrition and consequentamenorrhoea during famines”, Fitzgerald, op. cit. p.66.

l’égard des femmes »21, il conclut que rien n’indique que les

hommes furent favorisés.

Fitzgerald conclut son analyse en proposant une lecture

nouvelle de la victimisation des femmes pendant la Famine. Si

l’on accepte que la tenue du foyer et la famille

représentaient une dotation aussi importante que l’emploi ou

les qualifications sur le marché du travail, alors hommes et

femmes, en période de Famine, se retrouvèrent sur un pied

d’égalité. En outre, les femmes étaient davantage prédisposées

à apporter un soutien moral et à donner de l’affection. Dans

le cadre des échanges, cela leur fournit une dotation

importante.

Il n’en demeure pas moins que la Famine eut des incidences

sur les rapports entre les hommes et notamment sur la nature

des comportements sexuels.

21 “Access to emigrtion provides a crucial test for the prevalence ofdiscrimination against women”, Fizgerald, op. cit, p. 68.

B. Impact et incidences de la Famine sur les comportements

sexuels et l’illégitimité.

L’économiste irlandais Liam Kennedy a fait une étude

spécifique sur la question.22 Il est parti du postulat que le

taux d’illégitimité en Irlande avant la Famine était

particulièrement peu élevé et que la chasteté des Irlandaises

était donnée comme acquise. Il s’est alors interrogé sur les

conséquences de la Famine sur les comportements sexuels des

Irlandais, et notamment sur la sexualité hors mariage et les

naissances illégitimes. Il a suivi une démarche en deux temps.

Tout d’abord, il a avancé trois hypothèses possibles de

l’influence de la famine sur les comportements sexuels, avec

des résultats différents ; dans un deuxième temps, il a tenté

de confronter ses hypothèses à des sources primaires. Il a

choisi d’utiliser un échantillon de 24 paroisses dont les

registres baptismaux avaient été particulièrement bien

conservés et qui couvraient toute la période de la Famine.23

Les trois hypothèses de Liam Kennedy reposent sur des

analyses divergentes mais néanmoins compatibles des incidences

de la Famine. La première évoque la fracture du lien social22 Kennedy, Liam. “Bastardy and the Great Famine : Ireland 1845-1850,” inContinuity and Change, vol. 14, no. 3 (1999) : 429-452. 23 Voir annexe 1 pour la carte des paroisses utilisées par Kennedy dans sonétude.

comme facteur de dérégulation des repères et d’éclatement des

normes. La pauvreté extrême, ainsi qu’une lutte sans merci

pour la survie24, auraient non seulement opéré un relâchement

du contrôle de mœurs, mais également écarté les possibilités

de réaliser un mariage après une grossesse prénuptiale, pour

des raisons économiques ou parce que l’homme mourait, et

aurait entraîné une hausse de l’illégitimité.

Dans la seconde hypothèse, ce sont les changements dans

les rapports de pouvoir qui auraient fait gonfler les chiffres

des naissances illégitimes. Le contexte de la Famine aurait

été propice à l’exploitation sexuelle des femmes les plus

vulnérables.25 Pour les domestiques et les servantes, déjà

victimes hors du contexte de la Famine de l’exploitation du

maître, le risque de perdre leur seule source de subsistance

rendait cette vulnérabilité encore plus grande. Kennedy

explique également que selon les théoriciens des famines, dans

de tels contextes, les femmes sont disposées à dispenser des

faveurs sexuelles en échange de nourriture. Par conséquent,

24 “By their very nature prolonged famines and epidemics of fatal diseaseslead to the large scale erosion or collapse of traditional moral restraintsand communal sanctions”, James S. Donnelly, “A Famine in Irish Politics” inA New History of Ireland, vol. v, ed. W.E Vaughn, Oxford : Clarendon Press, 1999,p. 371.25 Voir David Fitzpatrick, “Famine, Entitlements and Seduction : CaptainWynne in Ireland , 1846-1851,” English Historical Review, June 1995, pp. 596-620.

cela aurait fait augmenter le nombre de grossesses et

naissances illégitimes.

La troisième et dernière hypothèse est d’autant plus

intéressante qu’elle parvient à des résultats différents. Il

s’agit d’une hypothèse de nature physiologique. Dans le

contexte de la Famine, la faim, la malnutrition et les

maladies liées auraient pour effet de faire baisser la

fécondité et de faire augmenter les risques de fausses

couches. En cas de grande famine, l’appétit sexuel est

diminué.26 Par conséquent, la natalité baisse. Plus les femmes

étaient vulnérables, plus elles risquaient de succomber aux

maladies, et plus leur fécondité était affectée. En suivant ce

raisonnement, Kennedy en arrive à la conclusion que, parmi les

mères célibataires, le taux de natalité risquait de baisser

davantage.

Les trois hypothèses de Liam Kennedy présupposent que la

Famine a eu des effets sur les comportements sexuels. Il a

choisi de les isoler pour présenter trois versions possibles

des changements dans les taux d’illégitimité. Rupture du lien

social et exploitation sexuelle auraient entraîné une hausse

26 Voir Sorokin, Man and Society. Sorokin explique qu’il y a confit entre lesorganes de la nutrition et ceux du sexe.

des naissances illégitimes, alors que si l’on envisage les

bouleversements physiologiques liés à la malnutrition et aux

maladies, l’on est contraint de constater que l’illégitimité

aurait dû baisser. C’est pour vérifier lequel ou lesquels de

ces scénarios étaient les plus proches de la vérité que

Kennedy a, dans une seconde partie, confronté ses hypothèses à

des sources primaires.

Ce que l’étude des 24 paroisses sélectionnées a révélé,

c’est que selon les paroisses, les effets de la Famine sur

l’illégitimité sont différents. En réalité, douze paroisses

sur vingt-quatre enregistrent un taux d’illégitimité en

hausse, alors que les douze autres voient leur taux

d’illégitimité diminuer.27 Aucune tendance ne semble se dégager

de ces résultats. En effet, des paroisses situées dans l’ouest

du pays, fortement affecté par les conséquences de la Famine,

enregistrent des résultats totalement différents.

Liam Kennedy tente alors de justifier ou du moins de

proposer des explications pour ces variations dans les taux

d’illégitimité. Il suggère tout d’abord que la diligence avec

laquelle les hommes d’église locaux ont enregistré les

naissances illégitimes est, bien entendu, fondamentale. Il

27 Voir annexe 2.

constate que l’enregistrement a continué pendant toute la

période de la Famine. Il envisage ensuite le fait que

certaines mères célibataires, parmi lesquelles des

prostituées, ont pu utiliser le régime de la Loi sur les

Pauvres et notamment les workhouses, comme moyen de survie. Par

conséquent, dans les paroisses qui disposaient d’un tel

établissement, il est probable que l’on ait enregistré

davantage de naissance illégitimes.28 Mais les chiffres ne

semblent pas s’accorder avec cette théorie. Par conséquent, la

présence d’une workhouse ne semble pas avoir pesé sur le taux

d’illégitimité au sein de la paroisse.

Ces analyses conduisent Kennedy à conclure que les

arguments généralement utilisés pour expliquer un

accroissement du taux d’illégitimité, c’est-à-dire la

détérioration des conditions économiques, les mouvements de

population, et des chocs démographiques dans une communauté,

ne sont pas applicables ici. La seule constante à laquelle

Kennedy parvient, au moyen de calculs techniques assez

compliqués, c’est que la fécondité illégitime a varié de

manière considérable selon les conditions de la Famine.

28 La théorie selon laquelle les mères célibataires « utilisèrent » laworkhouse, est largement évoquée par certaines historiennes des femmes.

Il pousse alors plus loin son analyse en comparant les

chiffres des naissances illégitimes au taux d’illégitimité (la

proportion de naissances illégitimes comparées aux naissances

légitimes) et constate que, dans l’ensemble, le nombre des

naissances illégitimes a baissé. Cependant, dans environ un

quart des paroisses, ce nombre a dépassé celui d’avant la

Famine (1841-45)29, alors que la population a décliné. Quant à

la proportion des naissances illégitimes sur l’ensemble des

naissances, elle fluctue selon les paroisses, alors que le

nombre des naissances a baissé dans toutes les paroisses.

Pour Liam Kennedy, qui dit ne pas pouvoir justifier sa

théorie, selon les communautés, le rôle ou la part des trois

forces énoncées dans les hypothèses de départ peuvent

expliquer ces variations. Selon la structure sociale de la

communauté, rupture du lien social, exploitation sexuelle ou

conséquences de la malnutrition, peuvent avoir joué un rôle

différent.

L’article de Liam Kennedy a plusieurs mérites. Le premier,

non négligeable, est qu’il fournit une variété de statistiques

et de chiffres, qu’il classe et ordonne dans des tableaux et

des graphiques. Le second est qu’il propose des pistes de

29 Kennedy, op. cit, 445.

réflexion et d’analyse. Ce qui ressort de son étude, c’est que

l’illégitimité pendant la période de la Famine n’a pas suivi

une évolution uniforme dans toutes les régions. Ce qui revient

à suggérer que ces divergences peuvent également avoir exister

avant cet épisode. Cela est confirmé, dans une large mesure,

par les rapports de la commission d’enquête sur les Pauvres de

1835.30 La structure sociale des régions a indéniablement joué

un rôle important dans les comportements sexuels des irlandais

à cette époque. Par conséquent, il nous a semblé pertinent de

reprendre les grands schémas de cette enquête et d’essayer de

voir comment la Famine aurait pu affecter les comportements.

L’étendue de l’illégitimité, notre première catégorie, a

été largement couverte par l’étude de Kennedy. Les résultats

indiquent des variations selon les paroisses. Il est

intéressant de s’arrêter sur le tableau comparatif qu’il

propose des taux moyens annuels d’illégitimité dans les 24

paroisses sélectionnées avant pendant et après la Famine.

Kennedy a délimité quatre périodes. Entre la première (1830-

1839) et la deuxième (1840-1845), dans la majorité des

paroisses, les taux d’illégitimité baissent ou restent

30 First Report from His Majesty's Commissioners for Inquiring into the Condition of the PoorerClasses in Ireland, H.C 1835.

sensiblement les mêmes. Ces taux, dans l’absolu, sont fort

bas, ce qui est confirmé par les rapports de la commission.

Bien entendu, il ne faut pas perdre pas de vue que ces

chiffres ont été compilés à partir des réponses fournies par

les témoins des auditions, et que la plupart étaient des

hommes d’église. Ce sont, en effet, eux qui avaient en leur

possession les registres des baptêmes. Entre la deuxième et la

troisième période (1846-1850), c’est-à-dire entre « l’avant »

et « pendant » Famine, la répartition entre augmentation et

diminution reste la même. C’est pendant la décennie qui suit

directement la période de famine, que l’on enregistre le plus

grand nombre de paroisses voyant leur taux d’illégitimité

augmenter, ou rester quasiment identique. Puis, lors de la

dernière décennie choisie (1856-1865), les taux baissent de

nouveau dans la plupart des paroisses ou demeurent identiques.

Ce sont finalement les deux dernières décennies qui sont les

plus caractéristiques.

Quels éléments d’analyse peut-on en tirer ? Que

l’illégitimité était plus prévalante dans la décennie qui

suivit la Famine, ou du moins qu’elle ne diminua pas. Cela

indique que deux, au moins, des hypothèses de Liam Kennedy ont

pu s’appliquer : la fracture du lien social et l’exploitation

sexuelle. On peut aussi envisager le déclin de l’influence de

l’Église comme régulateur des mœurs. K.H. Connell31 a avancé

que l’une des raisons pour lesquelles l’illégitimité était

assez rare en Irlande avant la Famine est la dévotion du

peuple à l’Église et au prêtre. Il explique que la pratique de

la confession joua un rôle crucial dans la chasteté des

Irlandais. En outre, le clergé surveillait de près ses

ouailles. Avec la Famine, et dans la décennie qui suivit, il

est probable que ce contrôle strict de l’Église sur la

population ait reculé, du moins de manière temporaire.

Ces chiffres peuvent également attester du recul des

maladies et pathologies liées à la Famine, qui pouvaient

expliquer le recul des naissances illégitimes pendant les

années de crise. Les épidémies ayant finalement disparu, la

fécondité est probablement remontée, à la fois au sein des

mariages et dans les unions extraconjugales.

Joseph Robins explique que lorsque les effets de la Famine

ont commencé à s’atténuer, et que le nombre d’enfants résidant

dans les workhouses a diminué, le nombre d’enfants illégitimes a

31 K.H. Connell “Illegitimacy Before the Famine” in Irish Paesant Society, FourHistorical Essays, Dublin : Irish Academic Press, 1996, p. 85.

lui augmenté. En 1853, il représentait 7% du nombre total des

enfants résidant dans les workhouses, 12% en 1855, 20% en 1857

pour atteindre le chiffre record de 40% en 1859.32 En janvier

1854, il y avait 3302 enfants illégitimes dans les workhouses

irlandaises, 2796 mères célibataires sur un total de 21.212

femmes âgées de moins de 50 ans. 313 enfants légitimes étaient

nés dans ces workhouses à cette même date contre 671 enfants

illégitimes.33

En termes absolus, ces proportions restent faibles. Robins

explique que la fin de la Famine n’a pas changé les conditions

de vie de la mère-célibataire et de l’enfant illégitime dans

la mesure où ils n’avaient pas la possibilité de vivre

ailleurs que dans la workhouse, en vertu de la Loi sur les

Pauvres de 1838. La Famine n’a rendu cette dépendance que plus

grande, et les perspectives de réintégration dans la société

qui existaient auparavant ont définitivement disparu. En

termes de répartition géographique, l’Ulster avait 51,7%

d’enfants illégitimes, laissant les autres comtés derrière

avec environ 35 à 39%.34

32 Joseph Robins, The Lost Children, p.184.33 Returns of the Number of Females with their Illegitimate Children, in the several workhouses ofIreland, on the 1st of January 1854, H.C. Accounts and Papers, 1854,Vol.55, p. 183.34 Registered Papers, 09780/1859. State Papers Office. NLI.

La mère-célibataire avait sans doute un profil différent

pendant et juste après la Famine. En effet, les conditions

économiques changèrent la nature des unions entre les hommes

et les femmes. Alors qu’avant la Famine, de nombreuses

grossesses prénuptiales étaient légitimées par un mariage, en

période de crise, les chances de voir se réaliser un tel

mariage étaient incontestablement plus faibles. Nous avons

constaté dans les rapports de la commission d’enquête sur les

pauvres qu’un homme pouvait se laisser convaincre d’épouser

une mère-célibataire on une jeune femme enceinte avant le

mariage, si une certaine somme d’argent ou un lopin de terre

lui étaient offerts. Ces possibilités avaient disparu pendant

la Famine, et la femme enceinte hors union conjugale n’avait

guère d’espoir de trouver un époux. En outre, une grossesse

prénuptiale avait moins de chance d’être légitimée par un

mariage pendant la famine, dans la mesure où le père putatif

pouvait décéder, émigrer, ou tout simplement abandonner la

femme.

Les perceptions des mères célibataires et leurs enfants

pendant la Famine n’étaient sans doute pas les mêmes que

pendant les périodes précédentes et successives. Si l’on

considère que la Famine avait accru les conditions de misère

qui existaient déjà auparavant de manière exponentielle, alors

on peut en conclure qu’une mère-célibataire et sa progéniture

représentaient un fardeau supplémentaire dont on se serait

bien passé. À ce titre, il semble peu probable que les

communautés aient fait preuve d’indulgence à leur égard. En

revanche, on peut envisager que dans un contexte de pauvreté

absolue pour la majorité des citoyens, la mère-célibataire ait

pu « se noyer » dans la masse des pauvres, et par conséquent,

être moins stigmatisée pour son statut. 

Tout porte à croire que les incidences de la Famine sur

l’illégitimité, s’il y en a eu, se sont fait sentir dans la

décennie qui a suivi la période de crise. Ce qui est plus

intéressant pour nos travaux, c’est d’analyser dans quelle

mesure ces incidences ont davantage affecté les femmes que les

hommes.

C. Aspects socio-économiques de la vie des femmes pendant et

après la Famine

Toutes les études menées sur la vie avant la Famine

s’accordent pour noter qu’hommes et femmes choisissaient

librement leur partenaire. Les conditions économiques,

notamment au sein des communautés rurales, étaient organisées

autour de la structure familiale. Si l’homme était le chef de

famille attitré, il n’en demeure pas moins que les femmes

avaient un rôle important. Elles étaient responsables de la

famille, des enfants, du foyer. En outre, chaque enfant avait

droit à une part des biens des parents, ce qui leur permettait

de se marier et de fonder un foyer. Le mariage, libre et

romantique, était d’ailleurs vivement encouragé par l’Église

catholique, qui le proposait comme seule alternative au péché.

Ce phénomène contribua sans aucun doute au faible taux

d’illégitimité ou d’adultère, puisque les femmes pouvaient

choisir d’épouser l’homme qu’elles aimaient. Pour autant,

comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les cas

d’illégitimité n’étaient pas rares dans les rapports entre les

maîtres et les servantes.

Bien que la Famine ait changé les conditions matérielles

de la vie rurale, la terre demeura au centre de l’économie

paysanne. Les changements dans la structure démographique et

économique de l’Irlande rurale eurent de lourdes conséquences

sur les mentalités des paysans et affectèrent la position de

la femme dans cette société. Le déclin de l’industrie textile

- essentiellement le coton filé à domicile - sauf dans les

régions de l’Ulster laissa de très nombreuses femmes sans

activité économique. En outre, l’abrogation des Corn Laws en

184635, ainsi que l’abandon progressif du labourage, affecta

également l’emploi des femmes. Il ne leur restait désormais

guère que la possibilité d’être employée de maison. La femme

fut alors confinée à son rôle domestique, ce qui devint

progressivement un idéal auquel toutes les classes s mirent à

aspirer. L’influence de la religion dans ce renforcement du

puritanisme a été largement discutée, mais il semblerait que

l’avis général ait été parfaitement bien relayé par Hynes.36 Il

explique, en effet, que les classes rurales avaient

parfaitement bien compris que l’illégitimité ne ferait

qu’aggraver les conditions économiques déjà précaires et

augmenter le nombre de bouches à nourrir, et que « L’Église se

conformait au peuple, et pas le contraire ». 37

35 Corn Laws: lois protectionnistes en vigueur depuis 1815 en Grande-Bretagnequi maintenaient artificiellement le prix du blé en imposant de lourdstarifs douaniers à l’importation, ce qui affecta considérablementl’Irlande.36 Hynes, E, “The Great Hunger and Irish Catholicism”, in Societas, 8, 2,1978, pp. 137-56.37 “The Church was a follower of the people, not vice versa”, Ibid. ; p. 142.

Le système de subdivision de la terre entre les enfants

disparut avec la Famine. Seul un fils héritait de la terre et

son épouse devait apporter une dot substantielle. Le mariage

arrangé devint de plus en plus fréquent. En outre, le

changement dans la nature du lien matrimonial s’exprima

également dans les rapports entre hommes et femmes. Ayant

perdu sa place au sein du foyer comme actrice économique, la

femme se vit de plus en plus soumise à la domination

masculine. Janet Nolan explique que ces bouleversements

s’accompagnèrent inévitablement d’un renforcement de la

rigidité des normes sexuelles :

Comme la conduite sexuelle était gouvernée par desconsidérations d’ordre familial, la mauvaise conduite d’unefemme était une question économique. Par conséquent, lesinterdits sexuels traditionnels s’en virent renforcés. Dèslors, si une jeune femme tombait en disgrâce, non seulementelle causait la ruine de la réputation de sa famille, mais elledevenait également une menace pour le bien-être économique decette famille.38

Les relations sexuelles prénuptiales, accompagnées ou non de

naissances illégitimes, devirent, dès lors, un véritable

problème, et le degré de relative tolérance qui pouvait avoir

38 “Since sexual behaviour was governed by family considerations, a female’ssexual misconduct was an economic matter. Accordingly, traditional sexulaprohibiitons became more exaggerated. Now, a young woman’s fall from virtuenot only ruined her family’s name in the eyes of the community, but alsothreatened the family’s economic well-being”, Janet Nolan, Ourselves Alone:Women’s Emigration from Ireland, 1885-1920, Lexington :The University Press ofKentucky, 1989, p. 35.

existé auparavant disparut totalement. Les femmes pécheresses,

dans un tel contexte, ne pouvaient espérer aucun soutien de

quelque nature qu’il fût. Cela peut sans doute expliquer que

les taux d’illégitimité, déjà assez bas, le devinrent

davantage. Nolan confirme que « la maternité restait la seule

expression acceptable de la sexualité féminine, et les femmes

qui n’étaient pas mariées devaient choisir le célibat comme un

acte de foi ». 39

Pauline Jackson, dans un article consacré à l’émigration

des Irlandaises au dix-neuvième siècle40 a examiné le

phénomène, pendant et après la Famine, sous l’angle des

bouleversements des liens matrimoniaux, plaçant ainsi en

regard femmes mariées et célibataires. Elle explique que le

développement des mariages arrangés41, ainsi que l’importance

croissante de la dot dans la période qui suivit la Famine, ont

eu une influence considérable sur l’émigration de milliers de

femmes qui trouvaient pas leur place dans une société qui

s’adaptait tant bien que mal à de nouveaux schémas sociaux. Le

39 “Motherhood remained the sole acceptable expression of a woman’ssexuality, and unmarried women were to choose celibacy as an article ofreligion”, ibid. p. 36.40 Jackson, Pauline, “Women in 19th-Century Irish Emigration” in InternationalMigration Review, Vol. 18, No. 4, Special Issue : Women in Migration. ( Winter,1984), pp. 1004-1020..41 The Match, en anglais.

mariage devenant, pour des raisons économiques, de plus en

plus difficile, le célibat parmi les femmes est alors devenu

un phénomène très répandu. Jackson conclut que

Le système du monopole et de l’héritage de la terre quireposait sur les chefs de familles masculins a renforcé lesrelations patriarcales au sein d’un système de normes sexuellesrigides, interdisant toute forme de relations sexuelles endehors du mariage, et l’exclusion des femmes qui s’éloignaientde ces normes. 42

Les femmes se sont donc mises en quête d’une vie nouvelle dans

laquelle elles pouvaient à la fois trouver un emploi leur

garantissant une certaine indépendance, un statut et une

solution pour échapper à une domination masculine

inconditionnelle. L’émigration vers les États-Unis,

l’Australie ou l’Angleterre est devenue, outre une option de

survie pour elles et leurs enfants, la perspective d’une vie

libérée du joug d’une pression sociale et religieuse les

confinant à la périphérie de toute forme d’évolution possible.

42 “The system of land monopoly and inheritance revolving around male headsof households reinforced patriarchal relations, within a framework of rigidsexual norms, prohibiting any sexual relations outside of marriage, and theoutcasting of any women who departed from these standards”, Jackson,Pauline, op. cit, p. 1017.

ANNEXES

Annexe 1 

CARTE DES 24 PAROISSES SÉLECTIONNÉES PAR LIAM KENNEDY

Source : Liam Kennedy, “Bastardy and the Great Famine: Ireland

1845-1850”, Continuity and Change, vol. 14, no. 3 (1999).

Annexe 2

TAUX MOYENS D’ILLÉGITIMITÉ AVANT ET PENDANT LA FAMINE

Source : Liam Kennedy, “Bastardy and the Great Famine: Ireland

1845-1850”, Continuity and Change, vol. 14, no. 3 (1999)