la coordination par la vigilance collective réciproque

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La rapidité de développement de nouveaux produits complexes, requise sur certains marchés, demande de dépasser la simple coordination au sein des équipes pour parvenir à des ajustements mutuels réciproques. L’article montre que la vigilance collective réciproque est nécessaire dans ces contextes. Il analyse ensuite un dispositif mis en œuvre par une entreprise de téléphonie mobile pour favoriser la vigilance collective : le « focus group ». Il en montre les apports, limites et difficultés de mise en œuvre. L es bases d’une nouvelle ingénierie de la concep- tion ont été proposées par Hatchuel (1994). Cette approche focalise l’attention des mana- gers sur la formation des savoirs et les modalités d’in- teractions des concepteurs. En outre, il s’agit de dépas- ser les techniques séquentielles connues de gestion de projet (planification, contrôle des coûts, plan d’affaires) pour piloter les apprentissages des acteurs investis dans la conception. Cette mutation est à l’oeuvre aujourd’hui car les organi- sations conceptrices doivent proposer de plus en plus vite de nouveaux produits, tout en faisant de moins en moins d’erreurs lors de l’élaboration de ces produits (Brion, 2000). Le dilemme entre rapidité et temps d’ap- prentissage est déjà bien identifié (Hatchuel, 1994 ; Bourgeon, 2001), mais les méthodes de résolution sont moins évidentes. L’objectif de cet article est de rendre compte et discuter d’une méthode de résolution de ce dilemme choisie par une entreprise – que nous appellerons Mobile – qui conçoit et fabrique des téléphones cellulaires 1 . ORGANISATION PAR SÉBASTIEN BRION La coordination par la vigilance collective réciproque 1 Notons qu’au moment de l’étude (1999) ce domaine d’activité de l’entreprise était en plein essor. Cette dernière a depuis revendu cette activité à une société externe qui conçoit et produit les téléphones mobiles pour le compte de Mobile. En d’autres termes, les acteurs interrogés ont presque tous été reclassés dans le groupe au sein d’autres domaines d’activité.

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La rapidité de

développement de

nouveaux produits

complexes, requise sur

certains marchés, demande

de dépasser la simple

coordination au sein des

équipes pour parvenir à des

ajustements mutuels

réciproques. L’article

montre que la vigilance

collective réciproque est

nécessaire dans ces

contextes. Il analyse

ensuite un dispositif mis en

œuvre par une entreprise

de téléphonie mobile pour

favoriser la vigilance

collective: le « focus

group ». Il en montre les

apports, limites et

difficultés de mise en

œuvre.

Les bases d’une nouvelle ingénierie de la concep-tion ont été proposées par Hatchuel (1994).Cette approche focalise l’attention des mana-

gers sur la formation des savoirs et les modalités d’in-teractions des concepteurs. En outre, il s’agit de dépas-ser les techniques séquentielles connues de gestion deprojet (planification, contrôle des coûts, plan d’affaires)pour piloter les apprentissages des acteurs investis dansla conception.Cette mutation est à l’œuvre aujourd’hui car les organi-sations conceptrices doivent proposer de plus en plusvite de nouveaux produits, tout en faisant de moins enmoins d’erreurs lors de l’élaboration de ces produits(Brion, 2000). Le dilemme entre rapidité et temps d’ap-prentissage est déjà bien identifié (Hatchuel, 1994 ;Bourgeon, 2001), mais les méthodes de résolution sontmoins évidentes.L’objectif de cet article est de rendre compte et discuterd’une méthode de résolution de ce dilemme choisie parune entreprise – que nous appellerons Mobile – quiconçoit et fabrique des téléphones cellulaires1.

O R G A N I S AT I O N

PAR SÉBASTIEN BRION

La coordinationpar la vigilance collectiveréciproque

1 Notons qu’au moment de l’étude (1999) ce domaine d’activité del’entreprise était en plein essor. Cette dernière a depuis revendu cetteactivité à une société externe qui conçoit et produit les téléphonesmobiles pour le compte de Mobile. En d’autres termes, les acteursinterrogés ont presque tous été reclassés dans le groupe au sein d’autresdomaines d’activité.

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Confrontée à certains problèmes dans l’or-ganisation de son processus de développe-ment, l’entreprise a fait le choix (le pari)d’augmenter son temps de développementpour « apprendre » à maîtriser cette phase.Mobile compte ainsi bénéficier d’un effetd’apprentissage de la part de ses acteurspour ensuite obtenir un gain de temps sub-stantiel dans l’élaboration de son futur pro-cessus de développement.En outre, dans un contexte dynamique deforte complexité technique et organisation-nelle, il s’agit pour Mobile à la fois derendre plus efficientes les activités routi-nières, et d’accélérer le temps de réponsedes acteurs du développement face auxmultiples événements imprévus. En cesens, nous empruntons ici la définition de lafiabilité organisationnelle de Weick (1987)et Weick et al. (1999) : pour rester fiable,une organisation doit d’une façon ou d’uneautre faire face à des situations imprévues.La fiabilité n’est donc pas assimilée ici à lapréservation des processus routiniers del’organisation, mais est obtenue par unquestionnement permanent sur leur adéqua-tion aux évolutions du contexte dans lequelils évoluent. La réduction des défaillancesdu processus de développement reposeainsi en grande partie sur les capacités d’ap-prentissage permanentes des acteurs.Dans un univers aussi concurrentiel que latéléphonie mobile, le pari est ambitieux.D’autant que la part de marché de Mobile àl’époque de la recherche (1999) oscillaitentre 6 à 7 % seulement, et que l’entrepriseétait soumise à la pression d’une concur-rence qui développait des produits plusrapidement.

La gestion de l’interdépendance des métiersau sein des projets (Dougherty, 1992 ;Malone et Crowston, 1994 ; Hoopes et Postrel, 1999 ; Carlile, 2002) est ici consi-dérée comme la source de progrès la plusévidente pour favoriser les apprentissagesen situation instable. Nous montrerons que,pour Mobile, il est intéressant de dépassercette position en proposant une lecture quiprend en compte non seulement les aspectsde la coordination mutuelle, mais aussi lesdimensions liées à la compréhensionmutuelle à travers le concept de vigilancecollective réciproque. Emprunté à Weick etRoberts (1993), ce concept permet derendre compte de la fiabilité de fonctionne-ment d’un système. Il repose sur l’hypo-thèse que, sous certaines conditions, lesmembres d’un groupe sont en mesure desavoir comment contribuer à la perfor-mance d’ensemble en cas d’imprévu. Sichaque membre a le désir et les moyensd’agir de manière à contribuer à l’objectif etaux besoins du groupe, alors les comporte-ments pourront être considérés comme col-lectivement vigilants.Après avoir justifié de la pertinence d’unetransposition de ce concept au problème defiabilisation des processus de Mobile, nouspassons en revue les conditions d’exercicede la vigilance collective réciproque au seindes processus de développement. Cettedémarche permet, d’une part, de proposerune méthode originale d’analyse des inter-dépendances nouées au sein des projets et,d’autre part, de mettre en lumière les rai-sons pour lesquelles les nouveaux disposi-tifs organisationnels mis en place parMobile rencontrent certaines difficultés.

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I. – COMBINER FIABILITÉ ET RAPIDITÉ DANS UN CONTEXTE

TURBULENT: QUELLESIMPLICATIONS POUR

L’ORGANISATION DES PROJETS?

Sur le marché de Mobile, le défaut de rapi-dité peut conduire à une perte de compé-titivité irréversible (Stalk et Hout, 1992;Chakravarthy, 1997). Le taux de renouvelle-ment des produits augmente, le temps dedéveloppement des leaders du marché est de30 % en dessous de ceux de Mobile et lesprix des produits sont soumis à un phéno-mène d’érosion redoutable (de l’ordre de 20à 30 % par an). Un tel contexte pousse lesconcepteurs de ce secteur à accélérer leurcycle d’apprentissage (Masalin, 2003).Compte tenu de la position de Mobile sur cemarché et de ses temps de développement,la pression concurrentielle est d’autant plusaccentuée que l’entreprise a plutôt tendanceà suivre ses concurrents qu’à les devancer.Cet environnement d’innovation intensive(Chapel, 1999) rend difficile la mise enplace de procédures de contrôle ou destandardisation des processus de travail(Mintzberg, 1971). C’est donc pour unegrande part dans la coordination et la coopé-ration que se situent les sources d’accéléra-tion et de fiabilisation des processus collec-tifs de développement.

1. De la coordination à la coopération

Il n’existe pas de théorie unifiée de la coor-dination. Les contributions théoriquesexplorent de nombreuses perspectives(Mentzas, 1996) qui étudient les protocolesde coordination (technologiques et/ousociaux), les modèles de contrôle (procédu-riers, conversationnels, etc.), les horizonstemporels de la coordination (l’heure, la

journée, la semaine, etc.), les modes d’opé-rations synchrones ou asynchrones, ou bienencore les mécanismes organisationnels del’ajustement (Mintzberg, 1971). Quel quesoit l’angle d’approche, l’objectif est com-mun, il s’agit de gérer des activités interdé-pendantes orientées vers un objectif com-mun (Malone et Crowston, 1994).À mesure que la complexité de l’organisa-tion s’accroît, se cumulent plusieurs formesd’interdépendances (Thompson, 1967), quiimpliquent des difficultés croissantes decoordination. Selon l’auteur, toutes lesorganisations disposent d’une forme d’in-terdépendance entre ses activités, dite« partagée » (Thompson, 1967, p. 54). Cettepremière interdépendance décrit le fait quel’action d’une partie de l’organisation peutêtre menée sans le regard des autres partiestant que l’organisation reste viable. End’autres termes, une partie contribue faible-ment au tout et chaque partie ne dépend pasnécessairement des autres parties. Dans dessituations stables et rigides, où l’action del’un est clairement identifiée et codifiéecomme contrainte par celle d’un (ou de plu-sieurs) autre(s), le mécanisme de coordina-tion passe par une standardisation desmodalités d’échange.Lorsque l’organisation se complique, serajoute une seconde forme d’interdépen-dance, dite « séquentielle ». Bien connuedes gestionnaires de projet, cette forme d’in-terdépendance décrit une séquence ordon-née entre les actions, qui impose que chaquepartie soit revue si la partie qui la précèdeest modifiée. La planification est ici le modeprivilégié de coordination. Les outils infor-matiques de planification sont, à ce titre, desaides précieuses pour calculer et visualiser apriori les conflits d’ordonnancement. Cettecoordination par plan, moins rigide que la

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coordination par standardisation, est plusadaptée aux situations dynamiques et évolu-tives, car elle permet à tout moment de révi-ser l’ordonnancement initial.Enfin, lorsque l’organisation est complexe(indécomposable en sous-parties élémen-taires), une troisième forme d’interdépen-dance se superpose aux deux premières :l’interdépendance « réciproque ». Dans cecas, tout mouvement de l’une des partiesentraîne une modification d’une ou plu-sieurs autres parties. Le mécanisme decoordination repose alors sur l’ajustementmutuel (Thompson, 1967, p. 56 ; Mintz-berg, 1971). Plus la situation est imprévi-sible et variable, plus ce mode de coordina-tion est requis. Ainsi, l’ajustement mutuels’appuie sur des décisions et des communi-cations fréquentes et facilite l’adaptationaux situations changeantes. Par exemple, lafréquence importante des demandes demodifications de configuration de certainesparties du produit peut nécessiter ce type demécanisme de coordination afin de s’assu-rer de la performance d’ensemble du projet.Le concept de prescription réciproque pro-posé par Hatchuel (1994) illustre ce pro-blème. Il s’agit d’un espace de coopérationoù « […] (chaque participant) s’efforce deproduire les connaissances qui lui permet-tent d’atteindre ses propres objectifs tout enrespectant les prescriptions de l’autre »(Hatchuel, 1994, p. 115). Il ne s’agit doncplus seulement de coordination, mais decoopération. Selon Hatchuel, chaque métierqui investi dans un projet doit être enmesure de se soumettre à une demande dechangement provenant de ses pairs. Inver-sement, chaque acteur peut déclencher unedemande de changement en convoquant lesmétiers qu’il jugera concernés par l’évolu-tion de ses prescriptions.

Toutefois, ce mode d’ajustement souffred’une certaine lenteur, liée au temps de diffu-sion de l’information qui repose sur des mé-canismes essentiellement informels (mêmes’ils sont institués). De plus, Glouberman etMintzberg (2001) ont démontré que l’ajuste-ment mutuel est requis pour intégrer destâches simples et structurées qui font interve-nir un faible nombre d’acteurs. Ainsi, lorsquele nombre de parties ou de composants eninteraction est important et que les tâches àréaliser sont complexes, l’ajustement mutuelest moins efficace, la supervision directe estalors requise.À la lumière de ces développements théo-riques, il apparaît problématique pour uneentreprise de combiner complexité organi-sationnelle et complexité technique. Lacomplexité organisationnelle génère desinterdépendances réciproques et un modede coordination par ajustement mutuel,alors que la complexité technique requièrepour sa part une coordination par supervi-sion directe. Dans un tel contexte, fiabiliserles processus de développement sans perdretrop de temps s’avère difficile.La théorie de la vigilance réciproque deWeick et Roberts (1993) nous donne nonseulement un éclairage sur la façon deconsidérer certaines de ces difficultés, maisnous permet également de comprendrecomment chaque individu développe unecompréhension partagée et peut ainsi mieuxs’insérer dans le flot continu des contribu-tions collectives.

2. Les apports de la théorie de la vigilance collective réciproque

Les travaux de Weick et Roberts (1993) ontpour but de comprendre comment, dans lecadre d’une organisation soumise à un envi-ronnement complexe et évolutif, les

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membres d’un groupe sont en mesure deproduire des actions fiables contribuant à laperformance d’ensemble. Par exemple, lesauteurs se sont penchés sur les comporte-ments adaptatifs collectifs des membresd’un porte-avions lors de l’apparition d’unaccident ayant causé plusieurs dizaines demillion de dollars de dommages à l’US AirForce. Les chercheurs ayant travaillé dansle domaine très spécifique des organisationsdites hautement fiables (Roberts, 1993), ilapparaît alors indispensable de montrerqu’une transposition au cas de Mobile estpossible, avant de présenter les dimensionsdu modèle.

Champ d’application de la théorie

Weick et Roberts (1993) précisent que lemodèle qu’ils proposent est applicable àd’autres organisations à condition qu’ellessoient soumises à trois types de contraintes.En premier lieu, il faut que le travail degroupe soit soumis à un certain niveau d’in-certitude, ce qui correspond ici à la défini-tion d’un projet dans l’environnement deMobile.En second lieu, le modèle ne s’appliqueque dans les organisations pour lesquellesles situations d’apprentissage par l’erreurne constituent pas toujours une stratégieviable, et où les conséquences et les coûtsgénérés par ces erreurs sont plus impor-tants que la valeur des leçons tirées de cesapprentissages (Weick et Roberts, 1993,p. 376). Plus précisément, la US Air Force(Weick et Roberts, 1993) rencontre très peud’erreurs, mais en revanche chacune d’elleest porteuse d’une catastrophe potentielle(pour l’organisation, voire son environne-ment). Pour Mobile, la fréquence deserreurs est beaucoup plus importante etchaque erreur, prise individuellement, a

peu de chance de mettre en péril l’organi-sation. En revanche, l’accumulation de ceserreurs peut rapidement avoir des consé-quences néfastes en termes de délais et decoûts sur le projet et faire sortir Mobile deson marché. Il est donc essentiel pour l’en-treprise de contenir, voire de prévenir ceserreurs. Ainsi, Mobile et le porte-avionsétudié par Weick et Roberts (1993), ont encommun de ne pouvoir fonctionner sur labase de routines et d’être tenus de réduirede façon importante (et sur le long terme)les erreurs qu’elles pourraient produire(Roberts, 1993).Enfin, et en troisième lieu, les tâches del’entreprise doivent être fortement reliées etétroitement interdépendantes. De plus, l’or-ganisation doit aussi être en mesure de pou-voir reconfigurer rapidement les relationsde dépendance entre ses tâches.Sur le porte-avions nucléaire, un nombreimportant de systèmes techniques etsociaux d’une grande complexité sont eninteraction (propulsion nucléaire, coordina-tion entre les avions de chasse, la salle descontrôles et les ponts d’atterrissage, etc.).Les actions sont très étroitement couplées,structurées et régies par des procédures,mais leur fiabilité est aussi et surtout assu-rée par la capacité de l’ensemble à trouverde nouvelles configurations de fonctionne-ment en cas d’incident ou de blocage decertaines procédures.Chez Mobile, la complexité technique etorganisationnelle est d’un autre ordre etévolue dans un cadre moins structuré. L’en-treprise doit trouver un moyen de détermi-ner une structure qui n’induise pas desconséquences négatives sur les capacités deréaction et de changements des acteurs encas de modification d’orientation au coursdes projets.

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Les dimensions-clés du modèle

Le modèle de vigilance collective réci-proque (Weick et Roberts, 1993), repose surl’analyse de la façon dont les individuscontribuent, se représentent et se subordon-nent à un processus social de travail. Lacontribution correspond à « l’input » néces-saire à l’élaboration de la tâche. La pré-sence de telle ou telle expertise est immé-diatement repérée et spontanémentmobilisée. Ce mécanisme est appuyé par lareprésentation qu’a l’individu du systèmesocial dans lequel il s’insère. Il s’agit d’uneconstruction cognitive et itérative lui per-mettant de comprendre comment et surquoi les autres membres du groupe agis-sent, et comment sa propre action influencecelle des autres. Il n’est pas nécessaire queles acteurs de ce système aient une repré-sentation identique de leur fonctionnementrespectif. En ce sens, personne ne peutavoir une représentation de l’ensemble dusystème; en revanche, certaines portions dusystème sont connues de tous. Enfin, cha-cun soumet sa contribution (se subordonne)à l’objectif général du groupe. Il s’agitd’envisager l’action individuelle dans lecadre des exigences de l’action collective.La cohésion collective du système est lerésultat de la combinaison des vigilancesindividuelles orientées vers les interrela-tions des membres du groupe. Plus la vigi-lance reflète la multitude des configurationsd’interrelations du groupe, plus les capaci-tés collectives à comprendre les événe-ments imprévus sont importantes. En cesens, la subordination est un comportementqui dépasse les exigences des prescriptionscroisées énoncées par Hatchuel (1994).Plus précisément, la vigilance croisée desacteurs permet non seulement de prendre en

compte les contraintes et prescriptions desautres, mais garantit aussi leur auto-ajuste-ment respectif en cas de modification inopi-née des orientations du groupe. Pour assu-rer le bon fonctionnement d’un tel systèmed’interrelations, chacun doit contribueractivement au développement conjoint deces trois dimensions (contribution, repré-sentation et subordination). La vigilancecollective réciproque qui s’en dégage estdavantage le résultat d’une expérience detravail partagée que le fruit d’une représen-tation cognitive collective réifiée.

Les dispositifs de renforcement

Weick et Roberts montrent que pour queles actions restent convergentes et que lavigilance collective soit maintenue, cer-taines précautions sont à prendre. Toutd’abord, il est important de vérifier en per-manence l’état du système d’interrelations.Pour cela, une communication basée sur laconversation doit assurer une interactiondense et permanente entre les membres dugroupe. Une période de temps est néces-saire pour s’assurer que les conversationsreflètent bien la configuration des interac-tions. Ensuite, il est important que legroupe soit constitué de différents niveauxet natures de compétences pour pouvoirdonner un sens et réguler la complexitécréée par des événements imprévisibles.Enfin, une attention particulière doit êtreportée à la formation des nouveaux acteursqui entrent dans un processus de travail.Les anciens ont ainsi un rôle fondamentalde formation. Il s’agit pour eux de décrireles principes et les logiques d’interactions.Une compétence narrative est alorsrequise. Les histoires et anecdotes organi-sent le savoir-faire et la connaissance

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tacite, marquent les nuances, expriment leserreurs à éviter et les actions qui fonction-nent. Une histoire simple peut refléter unegrande variété de comportements de vigi-lance à adopter (Weick et Roberts, 1993,p. 368). Ce processus de narration est cen-tral dans la démarche de socialisation desnouveaux arrivants. Il initie du même coupun processus de resocialisation pour lesanciens. L’arrivée d’un nouveau collabora-teur dans un groupe est souvent une occa-sion pour les anciens de se remémorer cequ’ils avaient oublié. Ce phénomène derécapitulation permet, en continu, deréinterpréter et mettre à jour la façon dontles choses sont faites. Au-delà desméthodes qui consistent à raconter des his-toires (Boudès et Christian, 2000), la réca-pitulation peut aussi s’appuyer sur desséances de débriefing où chacun produit unrapport de ses récentes expériences ouencore sur des systèmes qui capitalisent leserreurs et les succès (rapports, systèmesd’information, etc.).

II. – MISE EN PLACE D’UNECONFIGURATION

ORGANISATIONNELLEFAVORISANT LA VIGILANCE

COLLECTIVE RÉCIPROQUE DANSLES PROJETS: LE CAS MOBILE

Au moment de la recherche, le mot d’ordreconcernant les projets était de donner lapriorité à la fiabilisation des processus dedéveloppement. Cet objectif implique pourl’entreprise d’apprendre à maîtriser auxmieux la mise en œuvre d’un nouveau pro-jet d’innovation. Il s’agit de réduire sontemps de développement et de prévoir avecune certaine précision la date de sortie d’unproduit au prix fixé.

Afin de rendre compte des dispositifs misen œuvre pour répondre à ces défis, nousprésentons dans un premier temps les faitssaillants de l’organisation de ses processusd’innovation. Dans un second temps, ils’agira de cerner en quoi les dispositifs misen œuvre lors du processus de développe-ment sont assimilables au concept de vigi-lance collective réciproque, en analysantpoint par point les dimensions du modèlethéorique.

1. L’organisation des projets chez Mobile

Mobile est structurée en organisation matri-cielle qui a la particularité d’assurer l’inter-connexion entre trois entités (cf. figure 1).La première est composée des chefs de pro-jets rassemblés par domaine d’activité(entrée, milieu et haut de gamme), sachantque l’activité que nous avons étudiée (l’en-trée de gamme) représente près de 60 % duchiffre d’affaires total. La seconde entitéregroupe les différents métiers et fonctionscommunes nécessaires à l’élaboration duproduit : électronique, conception de logi-ciel, mécanique, marketing, achats, qualité,recherche et développement, etc.). Enfin, latroisième entité nommée « focus groups »est une structure temporaire destinée à sou-tenir l’organisation matricielle transversale.Ces groupes visent à faciliter la résolutionde problèmes ponctuels et imprévisibles, enadoptant systématiquement une configura-tion collective et flexible. Ces trois entitéscoexistent et créent une structure matri-cielle tridimensionnelle, parfois qualifiée decomplexe par les acteurs.Les processus de conception de produits,hébergés par cette structure et regroupés pardomaine d’activité, dépendent tous d’unephase de conception commune. Il s’agit

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d’un centre de recherche qui travaille encontinu sur les technologies du futur, chargéde concevoir l’architecture, les ensemblesde composants et les sous-ensembles.La seconde phase est donc la phase dedéveloppement. Le développement et laréalisation du produit prennent en compteles contraintes industrielles. Cette pratiquepeut être assimilée à une méthode d’ingé-nierie simultanée. Le démarrage se caracté-rise par la constitution d’une équipe projetcoordonnée par un chef de projet et consti-tuée de toutes les compétences nécessaires.Après une étude de faisabilité – fonctiondes coûts et de la qualité –, une étape deconfirmation du concept produit sanctionnela première étape de cette phase de déve-

loppement. Plusieurs cycles de modifica-tions sont nécessaires pour la validation etla qualification du produit. Cette secondeétape est organisée en sous-phases séparéespar des points de validation d’étapes. Laqualification du produit intervient lorsqu’unniveau donné de conformité est atteint parrapport aux spécifications initiales.L’objectif du management est clairement deréduire à terme le nombre de ces cycles demodifications. Pour se faire, il s’agit de for-maliser davantage cette phase de dévelop-pement en augmentant le nombre de pointsde contrôle et de validations pour guider leschefs de projets et faire en sorte qu’ilsn’omettent aucun point qui pourrait com-promettre le succès du projet. Au projet sui-

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Figure 1LES TROIS DIMENSIONS DE L’ORGANISATION DES PROJETS CHEZ MOBILE

Haut de gamme

Moyenne gamme

Entréede gamme

Entité 2Fonctions/métiers

Entité 3Focus group

Entité 1projets

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vant, le nombre de points de contrôle doitnormalement se réduire, les chefs de projetssont supposés avoir appris les points devalidation. Après plusieurs générations deproduits, le délai de développement devraitainsi se réduire.Cette démarche de formalisation est épauléepar le dispositif des focus groups. Au-delàde la fonction principale de cette méthodede marketing qui consiste à regrouper desindividus afin qu’ils explorent de nouvellesidées de conception (Bruseberg et McDonagh-Philip, 2001), cet outil est uti-lisé par Mobile pour favoriser d’une part, lasynchronisation des actions de changementet, d’autre part, la coopération entre lesacteurs. Chaque projet regroupe une ving-taine de personnes et génère, pendant laphase de développement, de 20 à 30 pro-blèmes imprévisibles nécessitant des ajuste-ments pluridisciplinaires. Même si ces pro-blèmes n’apparaissent pas au mêmemoment, le chef de projet ne peut prétendreles traiter tous. Constitués de 5 à 6 per-sonnes issues de différents métiers, les focusgroups apparaissent comme une solutionalternative à la supervision directe (Mintzberg, 1971), normalement dévolue auseul responsable du projet.Les focus groupsont ainsi pour but de faci-liter la résolution des demandes de change-ment et de limiter le goulet d’étranglementlié au flux continu des problèmes à traiter.Un processus collectif de résolution de pro-blème peut donc être enclenché à lademande du métier concerné, en périphériedes processus de décision formalisés, et ini-tier du même coup un nouveau cycle d’ap-prentissage collectif – donnant lieu éven-tuellement à la mise en place de phases decontrôles pour les futures générations deproduits.

Au terme de la phase de développement, laphase de maintenance prend le relais.L’équipe projet, responsable du produit toutau long de son cycle de vie, se reconstituelorsque des modifications sont à apporter auproduit après son lancement. Les problèmessont résolus au fur et à mesure qu’ils se pré-sentent. Cette phase n’est pas jalonnée.Il apparaît, en définitive, que le processusd’innovation dans son ensemble suit desconfigurations décisionnelles différentessuivant les phases d’élaboration. Peu for-malisé en phase de conception et de main-tenance, le processus de décision est mieuxcontrôlé lors de la phase de développement.Pour autant, des dispositifs de résolution deproblème périphériques (focus groups) per-mettent de traiter les problèmes imprévi-sibles. Ces dispositifs ponctuels et éphé-mères viennent soutenir et assister lesmodes de décision jalonnés et contrôlés.

2. La vigilance collective réciproque à l’épreuve des faits

Le repérage des trois dimensions

Afin de faire apparaître les correspondancesentre le modèle de Weick et Roberts (1993)et le processus de développement étudiéchez Mobile, nous allons détailler un à un lesmodes de contribution, de représentation etde subordination à l’œuvre dans les projets.

La contribution

Comme dans tous les projets, la contributionindividuelle à l’objectif du projet est visibleet identifiable. Toutefois, lors d’unedemande de changement, les positions descontributions sont clairement orientées versce que peut apporter tel ou tel métier – etnon vers une logique pluridisciplinaire derésolution. En d’autres termes, les contribu-

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tions ne sont pas pensées en termes decontraintes créées sur les autres métiers(vigilance réciproque), mais selon un décou-page qui met en correspondance la compé-tence la plus adaptée au problème évoqué:« Une nouvelle demande de changementconcerne le perfectionnement du vissagedes deux parties supérieures et inférieuresdu téléphone. Un mécanicien choisit des’occuper de résoudre ce problème puis-qu’il concerne son métier. Lorsqu’il revient15 jours plus tard, et qu’il spécifie à la pro-duction ce qu’elle doit faire (utiliser del’outillage de laboratoire en production),cela s’avère impensable au niveau des coûtset de la fiabilité. Le mécanicien ayant faitl’effort de trouver une solution, campe surses positions, la situation est conflictuelle,un nouveau cycle de résolution est néces-saire, le projet prend du retard. » (citationn° 1 : un chef de projet).Dans cet exemple, le défaut de contributionindividuelle à la performance d’ensembledu projet est manifeste. Mais selon le mana-gement, il s’agit d’un problème culturel :« Prendre en compte les autres métiers pourrésoudre un problème pluridisciplinairen’est pas une attitude « normale » pour lesgens ici. […] Ce n’est pas forcément unréflexe français. » (citation n° 2 : un respon-sable des chefs de projet).« Les focus groupsdevraient être tempo-raires, ils sont là pour changer les mentali-tés et faire entrer dans les mœurs qu’un pro-blème n’est résolu que quand l’ensembledes acteurs impliqués est satisfait. » (cita-tion n° 3 : un chef de projet).Au-delà de ces difficultés de contribution augroupe, les réunions plénières de projet, quiont lieu toutes les semaines, permettent defaire le point sur l’état d’avancement du tra-vail de chacun. Même si, à cette occasion,

chacun ne prend pas toujours le temps d’ex-pliquer la façon dont les choses sont faites,chacun donne à voir son état d’avancement.Ces présentations sont un support importantde vigilance collective réciproque, maissouffrent d’une certaine passivité, au sensoù les acteurs ne poursuivent pas systémati-quement leur démarche jusqu’à la constitu-tion d’un groupe pluridisciplinaire.

La représentation

Lorsque l’on demande de citer l’événementle plus difficile que les acteurs d’un mêmeprojet aient eu à surmonter, il en ressort unegrande variété de réponses. Ainsi, en phasede développement, on s’aperçoit qu’il existepeu de traces d’expérience partagée. La cita-tion n° 1 montre que, sur l’ensemble d’unprojet, les acteurs n’ont pas (encore) tousune bonne représentation de la façon donts’insère leur propre action dans la chaîned’activité qui les touche; ils sont rarementen mesure de construire une vision partagéedes moyens à mettre en œuvre.

La subordination

La subordination individuelle au groupe estau cœur du problème de contribution iden-tifié plus haut. Le changement comporte-mental escompté par la généralisation desfocus groupsest une réponse du manage-ment pour « systématiser » les pratiques devigilance collective réciproque – au moinsau niveau de la phase de développement.La soumission individuelle au groupe est icivisible lors du démarrage des focus groups.Les participants non initiateurs du groupedoivent se soumettre à la requête du métiercréateur du groupe. Le démarrage d’unfocus groupest déclenché par un pair (par-fois aussi par le chef de projet) qui engagesa responsabilité par rapport à sa compé-

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tence (une autonomie où la compétence doitaller de pair avec la délégation, Midler,1994). Or, on constate généralement un bonniveau de soumission. En effet, très peu demétiers contestent leur présence au seind’un focus group. Ce qui fait défaut, c’estqu’un nombre encore insuffisant d’acteursprojet est capable de déclencher un focusgroup, chacun pensant pouvoir résoudreseul des problèmes qui, plus tard, se révèlentpluridisciplinaires. Par ailleurs, les acteursprojet ne sont pas tous en mesure de savoiranimer un groupe pluridisciplinaire. À cetitre, un programme de formation à laconduite de réunion et à la manipulation desoutils d’animation de groupe a été lancé.

Les dispositifs de soutien en évolution

Conformément au modèle théorique, lestrois dimensions de la vigilance collectiveréciproque doivent être soutenues par desdispositifs de renforcement.

Une densité conversationnelle importante

Les caractéristiques organisationnelles ettechniques des projets étudiés font ressor-tir certaines contraintes en termes decommunication :« Plus nos processus se développent, pluson a un besoin de communiquer. La com-plexité organisationnelle pose des pro-blèmes de communication. Les gens ont dumal à être en contact permanent. La consti-tution de petits groupes autonomes (focusgroup) rend difficile la communicationgénéralisée. On a tenté de délocaliser cer-taines compétences mais l’éloignement aengendré des problèmes de communica-tion. » (citation n° 4 : un responsable deschefs de produit).« Maintenir tout le monde informé est pro-blématique étant donné le nombre impor-

tant d’acteurs sur le projet (plus d’une ving-taine) et la quantité énorme d’informationsen circulation. » (citation n° 5 : une respon-sable documentation qualité).Pour répondre à ces contraintes, Mobile amis en place un système informatique par-tagé qui diffuse des listes de décisions etd’actions, toutes les semaines, à destinationdes participants. Mais ce système « passif »ne peut suffire et, pour s’assurer que chacuns’approprie correctement l’information,« des réunions fréquentes sont prévues pourque les gens se parlent » (un chef de projet).Ainsi, les réunions plénières hebdoma-daires avec l’ensemble des acteurs du déve-loppement sont complétées pour chaquemembre par au moins deux autres réunions(en moyenne), une réunion où chacun estanimateur d’un focus group,une autre oùchacun est convoqué à un focus group.Ainsi, la configuration de ces groupes per-met de rendre visible les lieux de conversa-tion portant sur les problèmes à résoudre etreflète bien l’état du système d’interrela-tions en cours.Toutefois, même s’il bénéficie d’une proxi-mité géographique qui facilite les échangesinformels, ce découpage des lieux deconversation ne permet pas à l’ensembledes acteurs d’avoir une représentation per-manente de l’ensemble des actions collec-tives. Et, comme nous le rappellent Weicket Roberts (1993), pour répondre à l’im-prévu, il suffit que certaines parties de l’en-semble soient connues de tous (les réunionsplénières, les rapports d’étapes et le sys-tème informatique partagé assurant cettefonction).

La variété des compétences mobilisées

Comme nous l’avons signalé plus haut, lescompétences mobilisées lors des projets

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sont une combinaison de fonctions et demétiers. Les intervenants issus des métiersapportent leur expertise, alors que d’autresacteurs, comme les chefs de produits (fonc-tion marketing), doivent avoir une connais-sance technique pour discuter de l’implica-tion des choix induits par les préférences dumarché :« […] Quel que soit le métier avec lequel onest en relation, on connaît à peu près l’ar-chitecture d’une ligne de production, le pro-cessus de configuration d’un produit et onsait grosso modoquels vont être les impactspar exemple d’une décision cosmétique. Onest beaucoup en contact avec les équipes dedéveloppement. Néanmoins, pour tous lesaspects de faisabilité techniques, c’estl’équipe projet et le chef de projet qui gèrentça. Mais il faut avoir une petite idée de cequi est a priori faisable ou savoir si ça coûtede la qualité ou pas. » (citation n° 6: un res-ponsable des chefs de produit).Ainsi, la configuration organisationnelle,comme le besoin de polyvalence exprimépar les acteurs, montre une volonté detransversaliser et de partager les savoirspour assurer l’aboutissement des projets.En revanche, pour une demande de modifi-cation imprévue, un focus grouppeut naîtreà tous les niveaux hiérarchiques du projetet, en ce sens, leur composition est à la dis-crétion de leur initiateur :« La difficulté est de parvenir à délimiterles compétences centrales et périphériquesnécessaires à la résolution de chaque pro-blème. Chacun doit être en mesure deconvoquer et d’animer des sous-groupes(les focus groups) destinés à résoudre lesproblèmes qui les touchent et se doit d’enassumer la responsabilité et les consé-quences éventuelles. » (citation n° 7 : unresponsable des chefs de projet).

La constitution des focus groupsn’étant pasrégie par des prescriptions qui pourraientaider les acteurs à choisir les compétencesrequises, le management compte sur lesconnaissances périphériques des acteursdes autres métiers pour constituer uneéquipe capable de cerner les impacts de cesmodifications.« Globalement, lors de la constitution desfocus groups, les gens sont capables desavoir qui est touché par leur demande dechangement. Pour l’instant, nous n’avonspas relevé de lacune sur ce point ». (citationn° 8 : un chef de projet).Ainsi, pour ce chef de projet, la sélectiondes compétences par les membres de sonéquipe lors de la constitution d’un focusgroup semble donner satisfaction. Enrevanche, la position du responsable deschefs de projets, qui dispose d’une vision del’ensemble des projets, est plus contrastée. Ilévoque en effet la difficulté que rencontrechaque focus group pour cerner le périmètrede leur action respective. En définitive, lesacteurs du développement sont en mesurede choisir les compétences adéquates pourrésoudre des problèmes ponctuels et isolés(intra focus group). En revanche, lorsqueces problèmes prennent de l’ampleur etqu’ils génèrent des liens de dépendanceavec d’autres demandes de changement(dépendance inter focus groups), la sélec-tion et le repérage des compétences concer-nées devient problématique.

Les difficultés de la transmission de l’expérience

La présence de Mobile sur le marché destéléphones cellulaire est récente (1995), etles équipes de développement se sont ren-forcées avec la croissance du marché. Enconception et développement, l’effectif a

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ainsi doublé en deux ans. Les « anciens » neconstituent plus que la moitié des effectifs.Dans ces conditions, il paraît difficile detransmettre oralement à tous les nouveauxarrivants les pratiques et anciennes expé-riences. L’effort important fourni par lemanagement pour jalonner et formaliser lesprocessus et pour guider les chefs de projetdans leur démarche apparaît comme le dis-positif le plus visible de transmission despratiques. Toutefois, l’instauration desfocus groupsmontre bien les limites de cepremier dispositif. Être capable de réagiraux sollicitations des collègues, tout enétant engagé dans une autre action, s’avèreparticulièrement difficile et ne peut fairel’objet d’un enseignement explicite.Ainsi, les anciens encouragent les nou-veaux non seulement à observer et contrôlertout ce qui se passe autour de leur proprechamp d’action, mais les incitent égalementà s’informer mutuellement des modifica-tions susceptibles d’avoir un impact pluri-disciplinaire. Or, cette partie tacite et inex-pliquée des pratiques ne peut s’apprendreque sur le « tas » ; il faut faire l’expérienced’une réalité partagée (Weick, 1995,p. 189). Les acteurs ont ainsi peu d’histoireset d’anecdotes en commun. Ceci est expli-qué, d’une part, par la faible proportion desanciens pour assurer ce rôle de transmissionet, d’autre part, par le nombre important defocus groupsagissant en parallèle.

Une capitalisation insuffisante

La capitalisation, au sens de Weick et Roberts(1993), c’est la capacité des acteurs d’ungroupe de travail à réinterpréter et recons-truire sans cesse ce qu’ils savent, mais qu’ilsrisquent d’oublier. Ce principe de répétitionet de réplication des actions collectives estsoumis au contexte particulier de Mobile.

« Les téléphones mobiles, ça va très vite eton répond à la demande du marché. On n’apas le temps de vraiment se poser des ques-tions sur ce que l’on a fait. » (citation n° 9 :un chef de produit).Le seul dispositif mis en œuvre pour tenterde capitaliser l’expérience collective estconsidéré comme insuffisant.« On demande aux gens de noter au fur et àmesure les problèmes rencontrés et lesréponses apportées pour qu’à chaque nou-veau projet on dispose d’une checklist, maisce n’est pas fait systématiquement et cen’est pas très efficace. » (citation n° 10 : unresponsable des chefs de projet).En définitive, les modes de contribution, dereprésentation et de subordination constitu-tifs de la vigilance collective réciproquesont bien présents chez Mobile, mais déve-loppés à des niveaux inégaux.

3. La vigilance collective réciproqueau sein des projetsQuelles implications?

La mise en place des focus groupsapparaîtcomme une solution permettant de favoriseret soutenir les pratiques de vigilance collec-tive réciproque. Ce dispositif crée en effetles conditions nécessaires pour faire face àdes modifications inattendues en générantle moins d’erreurs possibles.Le management incite fortement les acteursprojet à mettre systématiquement en com-mun leurs engagements réciproques.L’étude des processus de développement deMobile montre que ce n’est pas chose facilecar l’expérience partagée est faible et queles systèmes d’informations partagés necaptent pas suffisamment l’attention desacteurs (et risquent même de les surchar-ger). Dans ce sens, l’instauration des focusgroupspermet de multiplier et de densifier

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les échanges en facilitant la compréhensionmutuelle, d’atténuer la lourdeur des circuitsde décisions hiérarchiques (tous les acteurspeuvent initier un focus group) et leurcaractère éphémère ne nuit pas à l’organisa-tion jalonnée du projet.En revanche, l’étude révèle que l’améliora-tion de la représentation des acteurs passepar la recherche d’une cohésion au niveaude l’ensemble du groupe projet, et pas seu-lement au niveau des sous-groupes (focusgroups). La multiplicité des sous-groupespluridisciplinaires (4 à 6 focus groups enparallèle sur un projet) focalise naturelle-ment l’attention des acteurs sur les pro-blèmes qu’ils ont à résoudre dans ceséquipes (ceci est vrai aussi pour le chef deprojet, même si les présentations des étatsd’avancement en séance plénière tentent deréduire cet effet). Lors d’une nouvelledemande de changement, il est difficiled’opérer un reclassement des priorités ; lechef de projet ne participant pas à l’en-semble des sous-groupes n’a qu’une visionpartielle des disponibilités de chacun.Certains métiers sont plus sollicités qued’autres dans les différents focus groups.Ces derniers bénéficient d’une vision relati-vement globale des demandes de modifica-tion en cours. À ce titre, ils se trouvent bienplacés pour assurer ce rôle de coordinateur.Toutefois, le nombre de réunions aux-quelles ils sont convoqués ne laisser guèrede temps pour l’action.En définitive, pour Mobile, la fiabilité appa-raît davantage comme une combinaisondense d’interrelations et d’interactionshumaines que comme le résultat d’un moded’organisation spécifique de la fiabilité misen place au début des projets. Dans cetteperspective, la structure instaurée doit pou-voir s’adapter aux demandes de change-

ments et l’activité de structuration de l’ac-tion collective – portée par la vigilance réci-proque des acteurs – doit se maintenirconstante quelles que soient les perturba-tions rencontrées (Weicket al., 1999).

CONCLUSION

La perspective de la vigilance collectiveréciproque donne une lecture inédite desmodes de coordination au sein des projets.Elle fournit aussi une méthode de diagnosticadaptée au contexte spécifique de la concep-tion en univers instable. À ce titre, l’origina-lité de la position de Mobile tient au fait quele chef de projet ne peut pas disposer –compte tenu du nombre de modifications etdu nombre d’intervenants – d’une vision à lafois permanente et globale du projet (d’unglobal awareness, Hutchins et Tove, 1990).Sa position de superviseur est relayée parune production itérative et ajustée d’actionscollectives, qui demande à l’ensemble desacteurs de penser et percevoir constammenten parallèle (Joseph, 1994).L’étude des conditions d’exercice de lavigilance collective réciproque montre queles acteurs de Mobile ont une représenta-tion insuffisante du système d’interrela-tion. Le management compte ainsi sur lagénéralisation des focus groupspour amé-liorer la vigilance réciproque des contribu-tion et des subordinations. Or, cettedémarche prend du temps car elle doitprendre appui sur des expériences parta-gées. Depuis cette étude, Mobile a revenduson activité. Nous ne sommes pas enmesure de dire si l’allongement du tempsde développement découlant du choix defiabilisation des processus en est une descauses principales. En revanche, il y a fortà parier que la réduction des délais, qui

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aurait dû résulter des dispositifs d’appren-tissage collectifs (jalons,focus groups),

n’a pas été suffisamment rapide poursuivre celle imposée par la concurrence.

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MÉTHODOLOGIE

Méthode de recueil des informations et définition du périmètre de l’étude

L’étude présentée ici repose sur une douzaine d’entretiens semi-directifs réalisés auprèsde 10 personnes* issues de la branche « grand public » (entrée de gamme) de Mobile. Ilconvient de préciser que les personnes interrogées faisaient toutes partie de la phase dedéveloppement des projets. Chaque entretien a duré entre 1 et 2 h.

Orientation des entretiens

Après avoir cerné leur profil et leur ancienneté, nous avons évalué la représentation qu’ilsavaient de l’intégralité du processus auquel ils appartiennent ; ont-ils une vision claire desresponsabilités et des positions de chacun? Ont-ils des idées contradictoires sur les res-ponsabilités, les priorités, les événements dits importants?Concernant la dimension « contribution » nous avons tenté de reconstituer les modesd’articulation des actions des uns par rapport aux autres. Les acteurs se renseignent-ilsen permanence sur les actions en cours? Existe-t-il des rapports d’étape? Comment s’in-sère une nouvelle contribution lors d’une demande de changement?Quant à la subordination, il s’agissait de voir comment les acteurs considéraient leurspropres objectifs par rapport aux objectifs du projet? Ou la façon dont chacun est enmesure de concéder une modification de sa fonction sur la base d’une demande de chan-gement initiée par un autre métier pour le bien du produit.La façon dont les groupes sont constitués (variété de niveau et de nature d’expérience),la densité des conversations, leur intégration (socialisation) et leur capitalisation (répli-cation) font aussi l’objet de questions précises.

Validation des informations

La validation des discours collectés s’est faite d’une part, par une relecture de la part decertains acteurs interrogés (essentiellement issus du management) et d’autre part, par tri-angulation en croisant les discours des acteurs appartenant au même processus et en lescomparant, lorsque cela était possible, à certains documents internes.

* Les personnes interrogées sont les suivantes : responsable assurance qualité du déve-loppement (2 entretiens), directeur de chef de projet (2 entretiens), directeur de chef deproduit, chefs de projet (2/R&D), chefs de produit (2/marketing), responsable processindustriel, responsable achats, responsable informaticien (software).

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