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La conception universelle : une réponse à une défaillance du marché ? Le cas des personnes en situation de handicap moteur 1 Jean-Philippe Nau, Université de Lorraine, CEREFIGE Maître de conférences en sciences de gestion ISAM-IAE, 9, rue Baron Louis, 54000 Nancy [email protected] Géraldine Thévenot, Université de Lorraine, CEREFIGE Maître de conférences en sciences de gestion IUT Charlemagne, 2ter, bd Charlemagne, 54000 Nancy [email protected] Christian Derbaix, Université Catholique de Louvain, Mons, LABACC 2 Professeur ordinaire émérite en sciences de gestion, responsable du LABACC UCL Mons, Chaussée de Binche, 151, B-7000 Mons [email protected] Agnès Lemoine, Vice-Présidente d'Alteo [email protected] 1 Les quatre auteurs ont participé de façon égale à ce projet 2

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La conception universelle : une réponse à une défaillance du marché ?

Le cas des personnes en situation de handicap moteur1

Jean-Philippe Nau, Université de Lorraine, CEREFIGE

Maître de conférences en sciences de gestion

ISAM-IAE, 9, rue Baron Louis, 54000 Nancy

[email protected]

Géraldine Thévenot, Université de Lorraine, CEREFIGE

Maître de conférences en sciences de gestion

IUT Charlemagne, 2ter, bd Charlemagne, 54000 Nancy

[email protected]

Christian Derbaix, Université Catholique de Louvain, Mons, LABACC2

Professeur ordinaire émérite en sciences de gestion, responsable du LABACC

UCL Mons, Chaussée de Binche, 151, B-7000 Mons

[email protected]

Agnès Lemoine,

Vice-Présidente d'Alteo

[email protected]

1 Les quatre auteurs ont participé de façon égale à ce projet2

La conception universelle : une réponse à une défaillance du marché ?

Le cas des personnes en situation de handicap moteur

Résumé :

Bien qu’hétérogène, le segment des personnes en situation de handicap moteur (PSHM) représente une part importante de la population et fait actuellement l’objet d’une plus grande reconnaissance de la part des pouvoirs publics. Ce constat nous a conduits à nous interroger sur la consommation et sur son rôle dans la stigmatisation des PSHM. Une enquête qualitative auprès de 18 informants permet de mettre en lumière les difficultés rencontrées par cette population, les réponses mises en place par le marché et leur participation à la construction du stigmate. La mobilisation des ressources et compétences des consommateurs par le bricolage et la mise en place de tactiques apparaît alors comme une source de réduction de la stigmatisation. Enfin, la conception universelle est proposée comme une voie alternative permettant de concilier les impératifs de rentabilité et de responsabilité sociale des entreprises avec le bien-être des consommateurs.

Mots-clés : handicap, stigmatisation, capabilités, bricolage, conception universelle

Abstract :

Although heterogeneous, the segment of people being spastic represents a significant portion of the population and is nowadays increasingly acknowledged by public authorities. These facts lead us to investigate the consumption phenomenon and its role in these persons’ stigmatization. A qualitative research carried out with 18 informants brings to the fore their main problems, the responses proposed by the market and their participation in the building of the stigma. Resources as well as abilities of these consumers through doing odd jobs and implementing various tactics seem to be at the origin of the reduction of this stigmatization. Finally universal conception is offered as a solution enabling to take simultaneously into account profitability and social responsibility of the firms on the one hand and well-being of these consumers on the other hand.

Key-words: handicap, stigmatization, capabilities, odd jobs, universal conception

INTRODUCTION « Il est bien clair que la richesse n'est pas le bien suprême que nous cherchons. Car elle est simplement utile et a une autre fin qu'elle-même3 ». Le prix Nobel d'économie 1998, Amartya Sen, fait sien ce constat d'Aristote et propose en conséquence de ne pas cantonner l'économie et la notion de justice à la distribution des ressources comme avait pu le faire Rawls car elles ne sont que des moyens. Il souligne ainsi l’importance de s'intéresser au bien-être qui, lui, est une finalité en le définissant par la liberté des individus d'agir selon leurs aspirations.

Le concept de « capabilités » est avancé par l'auteur pour qualifier cette liberté, effective et potentielle, des individus de choisir entre plusieurs alternatives. Selon cette approche une personne pourra être désavantagée si elle a moins de possibilités de choisir, de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur (Sen, 2009, p284). L’association du bien-être à la liberté, ainsi que l’abandon de la focalisation sur les moyens d’existence permet de souligner l’avantage dont une personne « aisée» dispose lorsqu’elle choisit de jeûner vis-à-vis d’une personne tout aussi dénutrie, mais de façon contrainte. Cette approche conduit à envisager deux sources de désavantage. Un défaut de capabilité peut provenir non seulement d'un manque de ressources (« handicap de gain ») mais aussi de difficultés à transformer ces ressources en liberté d'agir ou de choisir (« handicap de conversion »).

Cette question de l'économie et de la capabilité apparaît particulièrement cruciale dans la société post-moderne occidentale où l’individu ne peut plus mobiliser les récits portés par les grandes institutions, comme l’Etat ou l’Eglise, pour asseoir son identité et où cet espace laissé vacant se voit occupé par le marché (Firat et Venkatesh, 1995) qui devient, de fait, un lieu central d'expression des libertés des individus. Malgré cette place centrale des marchés, les « mythes directeurs » qui les structurent tels que les impératifs de performance ou de rentabilité peuvent conduire à leur défaillance à fournir cette liberté effective pour certaines niches. Cela conduit souvent à ce que les consommateurs n’appartenant pas à un marché potentiel important ont moins de chances de voir leurs besoins pris en compte, indépendamment de la valeur humaine ou sociale de leur demande (Lambin et de Moerloose, 2008, p 10).

Les caractéristiques physiques des individus, tels les handicaps, peuvent participer à les mettre en minorité sur les marchés. En effet, bien que globalement importante (environ 10% de la population française, 1 milliard de personnes sur terre), cette population est également fort hétérogène (Gardou, 2012). Ceci la conduit, par delà le handicap physique et le handicap de gain générés par la difficulté d'accès dû au marché du travail, à avoir un handicap dans la conversion de leurs ressources en capabilités c'est-à- dire notamment dans l'accès aux offres du marché des biens et services (Sen, 2012). Autrement dit, la dégradation des aptitudes à gagner un revenu (« handicap de gain ») est aggravée, amplifiée dans ses effets par le « handicap de conversion » c’est à dire la difficulté à convertir revenus et ressources en bien-vivre, précisément en raison de leur handicap.

Parallèlement, la société civile avance vers une reconnaissance des personnes en situation de handicap au travers notamment de la convention des Nations Unies (Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, 2006) qui compte 155 états signataires en 2013. Ce texte réaffirme les principes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH), ainsi que le droit au bien être, donc aux capabilités, de cette population. Cette question apparaît comme d'actualité dans le contexte français où la loi du 11 février 2005 dite « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » a exigé la mise en accessibilité des établissements recevant du public d’ici 2015. A deux ans de cette échéance, des associations de personnes en situation de handicap (par exemple l’Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés4) perçoivent dans le rapport Dolige une remise en cause de cette loi et constatent un certain retard dans les mises aux normes malgré une dynamique positive5.

3 http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/nicom1.htm#V4 http://www.apajh.org/index.php?option=com_content&view=article&id=1016:rapport-dolige--laccessibilite-une-nouvelle-fois-remise-en-cause&catid=25:actualites-apajh&Itemid=11495 Baromètre de l’accessibilité 2013 : http://presse.blogs.apf.asso.fr/media/02/01/3338045008.pdf

Dans ce contexte, notre recherche se propose d'étudier la consommation des Personnes en Situation de Handicap Moteur (PSHM). Après avoir réalisé une revue de la littérature portant sur la consommation et le handicap, ainsi que sur les réactions des consommateurs face à un marché défaillant qui génère handicap de conversion et stigmatisation pour les PSHM, nous présenterons nos résultats qui mettent en lumière le rôle du marché dans le renforcement ou l’atténuation du stigmate selon que l’individu dispose des ressources et compétences adéquates ou non. Nous conclurons en discutant de la manière dont la « conception universelle » peut constituer une piste de réflexion pour éviter la stigmatisation de telles populations.

LITTÉRATURE

La recherche sur le handicap en France est « dans un état de sous-développement chronique » (Triomphe, 2006), tandis que dans les pays anglo-saxons, les recherches sur le handicap forment un champ de recherches à part entière sous la dénomination de disability studies (Stiker et al., 2001). Les travaux réalisés sur les personnes en situation de handicap en position d'utilisateur ou d'acheteur ne font pas exception à ce constat. Si quelques mémoires ont été réalisés autour de la thématique à l’UCL-Mons sous la direction de Derbaix6, les études et articles francophones autour de ces questions apparaissent comme peu nombreux.

Les quelques travaux publiés semblent par ailleurs davantage tournés vers la conception de l'offre en interrogeant, par exemple, la place de la PSHM dans le processus d'innovation (Flin, 2006) ou la place des associations de personnes en situation de handicap dans la recherche (Rabeharisoa et Callon 2002).

Malgré l’existence du champ des disability studies, les travaux anglo-saxons sur la consommation demeurent peu nombreux et apparaissent concentrés autour de quelques chercheurs parmi lesquels John J. Burnett et Carol Kaufman-Scarborough. Les thématiques abordées sont variées et portent autant sur l’influence d’un enfant handicapé sur les comportements de consommation de la famille (Mason et Pavia 2006, 2012) que sur l’utilisation d’internet et l’attitude envers la publicité (Burnett, 2006) en passant par les spécificités du comportement du consommateur en situation de handicap (Childers et Kaufman-Scarborough, 2009). Les approches et préconisations de ces travaux, lorsqu’elles sont présentes, peuvent apparaître comme contrastées selon qu’elles s’orientent :

- vers une logique de segmentation de l’offre à destination des personnes en situation

de handicap où l’on cherche à mettre en évidence les spécificités de ces consommateurs afin de mieux les cibler (Burnett 2006, 1996 ; Burnett et Baker , 2001 ; Burnett et Paul, 1996)

- vers la recherche d’une inclusion des consommateurs où l’on cherche à identifier les

spécificités des consommateurs en situation de handicap afin de favoriser leur accès au marché (Childers et Kaufman-Scarborough, 2009 ; Kaufman 1995 ; Kaufman-Scarborough 1999 ; Bromley et Matthews, 2007 ; Mason et Pavia 2006, 2012)

Malgré leur intérêt, ces articles ne fournissent pas réellement de cadre théorique pour appréhender les spécificités de ces consommateurs. Les travaux sur la définition du handicap sont cependant parfois mobilisés et ils apparaissent comme une porte d'entrée intéressante pour l'étude de la consommation des PSHM. Ces recherches opposent notamment modèle individuel et modèle social du handicap (Nicolaisen et al., 2012). Dans le modèle individuel le handicap est perçu comme une pathologie rendant la personne inadaptée. L’accent est alors mis sur la normalisation et l’adaptation de l'individu à la société. Les personnes handicapées sont alors perçues comme étant incapables de participer « normalement » à la vie en société (Oliver, 1996). Ce modèle est subdivisé en deux approches (Cf tableau 1) :

6M. .Letartre en 2007 sur le comportement du consommateur à mobilité réduite ; G. Henry en 2008 sur l’offre de

biens et de services et leur adaptation aux PMR ; W. Piette en 2009 sur la satisfaction des personnes à mobilité réduite vis-à-vis du matériel d’aide à la mobilité.

l’approche médicale qui met l'accent sur les mesures de prévention et thérapeutiques par le recours à des traitements médicaux et chirurgicaux. Le handicap est alors synonyme de détérioration, d’affaiblissement, de déficience. L’objectif est ici de prévenir, éliminer, réduire ou guérir le handicap et cela est l’affaire de la santé publique au travers des médecins, infirmiers et thérapeutes.

l’approche fonctionnelle insiste, quant à elle, sur les mesures éducatives, de rééducation et d’appareillage. L’objectif est de soutenir les handicapés à travers des mesures de compensation (fonctionnelle ou financière). Les experts sont ici les éducateurs et autres travailleurs sociaux.

Le modèle social adopte une logique inverse et considère le handicap comme un construit social dont il faut attribuer la responsabilité non pas à l'individu mais à la société qui dresse des barrières physiques, sociales et psychologiques (Baïdak, 2007). Il « dé-médicalise » donc le handicap pour se centrer sur des politiques d’inclusion portées par des actions législatives. Cette transformation de l'approche du handicap s'est également traduite par une évolution du vocabulaire depuis « infirme », « anormal » ou « handicapé » vers « personne en situation de handicap », afin de souligner le rôle de l'environnement. Deux approches peuvent ici aussi être distinguées :

L’approche environnementale qui met l’accent sur des environnements adaptés à travers des mesures de normalisation, de sensibilisation et d’accessibilité. On vise ici l’identification et l’élimination des barrières attitudinales et architecturales. Les experts sont les gestionnaires, les médiateurs, les architectes et les designers.

L’approche « droits de l’homme » met l’accent sur les droits et la participation des personnes handicapées. Elle vise à identifier et éradiquer les préjugés, les stéréotypes et les discriminations à travers la promulgation et le respect des droits. Les experts sont ici les groupes de défense des droits et les experts juridiques.

Modèle Approche Perspective sur la consommation des PSHM

Individuel Médicale Association du handicap à une lésion : difficilement mobilisable en matière de consommation ?

Fonctionnelle Comment tenter de remettre les PSHM dans le circuit classique de la consommation ?

Social Environnementale L'offre est-elle accessible pour les PSHM ?

Droits de l'homme Les PSHM sont-elles victimes de stigmatisation ?

Tableau 1 : Des modèles du handicap aux perspectives sur la consommation des PSHM

La conception du handicap comme le fruit d’une interaction avec l’environnement fait écho à la manière dont les marchés conduisent les PSHM à une double perte de capabilité au travers du « handicap de gain » et du « handicap de conversion ». Dans la perspective de Hirschman (1970), face à une défaillance d’un système, les individus peuvent adopter trois modalités de réponses : exit, voice, loyalty. Si une sortie du marché (« exit ») ne semble pouvoir être que temporaire et locale (Kozinets, 2002), les consommateurs peuvent avoir recours à l’expression (« voice ») pour exprimer leur mécontentement. Dans le cas des PSHM, ceci peut se traduire par une forme de militantisme visant à réclamer ou faire valoir des droits mais aussi, lorsque les entreprises sont à l’écoute, à de la co-production (Prahalad et Ramaswami, 2004). La loyauté des consommateurs peut ici être vue, plutôt que comme une marque de confiance, comme une nécessité de « faire avec » et conduire à la mise en place de bricolage afin d’adapter l’offre du marché.

Dans la littérature marketing ou sociologique, les travaux menés autour de la co-production (Prahalad et Ramaswami, 2004) ou du bricolage (De Certeau, 1990 ; Marion, 2003) sont en effet souvent présentés comme des réponses à une inadaptation de l'offre, voire à une émancipation des consommateurs. Leur participation à la définition de l'offre en collaboration avec les entreprises ou les détournements des produits pour répondre à des besoins ou des projets identitaires spécifiques peuvent en effet apparaître comme

mutuellement profitables aux consommateurs et aux entreprises, comme l'évoque le titre de l'article de Hühn (2004) : « Liberate your Customers and Reap the Benefits ».

L'accès à cette situation mutuellement profitable nécessite cependant d'une part que les offreurs acceptent de ménager un espace d'expression à leurs consommateurs (Dujarier, 2008) et, d'autre part, que ceux-ci disposent des compétences et ressources (techniques, physiques, intellectuelles, psychologiques...) (Vernette et Tissier-Desbordes, 2012). Cette dernière mise en garde peu s'avérer particulièrement pertinente pour les PSHM.

La mise en perspective des travaux de Nicolaisen et al. (2012) d’une part et de la littérature orientée vers la co-production et le bricolage, nous incitent à explorer les perceptions et usages des consommateurs en situation de handicap moteur, à travers des thématiques telles que l’accessibilité, l’appropriation des produits, les relations interpersonnelles (vendeurs, clients, prestataires…) et les ressources des individus.

MÉTHODOLOGIE

La mise en place d’un protocole de collecte de données permettant d’explorer la consommation des PSHM nécessite dans un premier temps de limiter la population étudiée car la notion de handicap moteur peut être fort large7.

Face à l’hétérogénéité des situations que cette notion englobe, nous avons choisi de limiter notre recherche aux personnes en situation de handicap moteur utilisant, de façon régulière ou occasionnelle, un fauteuil roulant. Ce choix limite la portée de notre recherche en excluant une partie des personnes en situation de handicap moteur. Il nous est pour autant apparu comme justifié à trois titres : i/ il permet de travailler sur une population plus homogène, ii/ le recours au fauteuil est source de contrainte et iii/ participe à mettre en visibilité le handicap. Cette sous-population permet donc d’envisager certaines des situations vécues par des personnes avec d’autres types de handicap moteur moins invalidants (déambulateur, béquilles…) mais aussi d’autres problèmes spécifiques cette fois à l’utilisation d’un fauteuil roulant pour se mouvoir.

Le recours à des entretiens pour collecter les données est apparu comme pertinent de part l'« épaisseur » de l'information qu'ils permettent de collecter et par leur propension à engendrer une réflexivité à même d'induire une « encapacitation » (« empowerment ») des répondants (Niesz et al., 2008). Nous avons donc interrogé 18 PSHM, utilisant toutes un fauteuil pour se déplacer, de façon permanente ou plus ponctuelle, avec lesquelles nous avons été mis en contact via diverses associations, des professionnels étant amenés à travailler avec ce public (ergothérapeutes, médecins rééducateurs…) et nos réseaux sociaux.

Nous avons pris soin de varier les profils en diversifiant les catégories d’âge (de 19 à 85 ans), le sexe (9 hommes et 11 femmes), les catégories socioprofessionnelles (sans activité, médecin, retraité, employé, intermittent du spectacle, étudiant...), mais aussi les types de handicap moteur : handicap de naissance ou consécutif à un accident (paraplégie…), dégénératif (sclérose en plaque, myopathie…) ou pas (Infirmité Motrice Cérébrale (IMC), paraplégie …). Les données ont été collectées à l'aide d'entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de 55 minutes, que nous avons menés grâce à un guide d’entretien axé sur quatre thèmes principaux – l’accessibilité, l’appropriation des produits, les relations interpersonnelles (vendeurs, clients, prestataires…) et les ressources des individus -, déclinés dans les différents domaines de la consommation au sens large, à propos des biens de consommation courante, des services, ou encore des loisirs pour ne citer que ces champs. Les entretiens ont été, lorsque c’était possible, réalisés au domicile des répondants ce qui a permis une observation de leur espace domestique.

7 La loi du 11 février 2005 donne ainsi la définition suivante du handicap : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant»

Les problèmes musculaires qui peuvent être à l’origine des handicaps moteurs sont également susceptibles d’affecter l’accès à la verbalisation des personnes concernées et rendent ainsi difficile le recours à des entretiens. Afin de compenser ce défaut de notre échantillon mais aussi guidés par le souci de prendre du recul par rapport à des problèmes qui ne seraient plus perçus par les personnes en situation de handicap – surtout lorsque le handicap est ancien ou congénital -, nous avons complété ces entretiens par des entretiens auprès d’experts de l’Association des Paralysés de France (conseiller national en charge de l’accessibilité, responsable départemental pour la Meurthe-et-Moselle et auprès de la directrice juridique de l’association). Une veille a également été mise en place autour d’une

revue (Faire Face) ainsi que de différents sites internet de particuliers ou d’institutions8. Un

des auteurs participe par ailleurs depuis plusieurs années à différentes activités associatives en lien avec ce public (sorties en joelettes, participation à des vacances adaptées).

Afin de disposer à la fois de la proximité et de l’éloignement nécessaire pour mener une recherche nous avons cherché à nous positionner en tant que « spectateurs impartiaux » tout en mobilisant une « informante privilégiée ». Nous avons ainsi confronté nos analyses avec , Agnes Lemoine, vice-présidente de l’association belge Alteo notamment active dans le domaine de l’intégration et de la défense des intérêts des personnes en situation de handicap.

RÉSULTATS

Les entretiens ont permis de mettre en lumière les difficultés rencontrées autour des questions de la consommation par les PSHM et l’handicap de conversion induit. Si diverses réponses du marché tentent de répondre à cette situation, celle-ci peuvent ne pas parvenir à instaurer un accès au marché équitable et participer à la construction du stigmate. Face à cette situation, les répondants peuvent réagir en mobilisant leurs ressources et compétences qui se traduisent notamment par la mise en place des tactiques de consommation et par le bricolage des offres du marché.

Des consommateurs qui se heurtent à un handicap de conversion des ressources en capabilités

Le handicap de conversion des ressources des PSHM en capabilités apparaît suite aux problèmes posés par l’accessibilité des espaces de consommation, par le caractère inadaptée de certaines offres du marché et par une stigmatisation au travers des interactions sociales associées à la consommation

L’accessibilité et son influence sur le comportement des consommateurs

La question de l’accessibilité est rapidement évoquée dans les entretiens comme un problème récurrent associé à la consommation pour les répondants. Tout en reconnaissant globalement une évolution positive quant à cette question, les entretiens soulignent néanmoins l’inaccessibilité comme le premier frein à la consommation dans tous les secteurs (grandes surfaces, domaine culturel, banque, voyages, transports, médical …) et à tous les niveaux (marches, seuils, rayons, caisses, trottoirs, bacs à surgelés, parkings…). L’accessibilité apparaît comme ayant une lourde influence sur la consommation.

« J’ai plein d’amis [en fauteuil] par exemple au Caméo [cinéma de Nancy], ils ne peuvent pas y aller parce qu’il n’y a pas d’ascenseur (…) vous avez accès uniquement aux salles du bas, les mecs ne vous laissent pas entrer… » [H2]

Les entretiens font également ressortir des oppositions entre le « grand » et le « petit ». Les grandes surfaces, les grands centres commerciaux et les zones d’activités commerciales sont

8 Par exemple : « Handicapé-Méchant » : http://handi-capable.eu.org/ ou « Célinextenso » : http://celinextenso.free.fr/wordpress/ pour les particuliers et « Yanous : le magazine francophone du handicap » http://www.yanous.com/ ou « Handeo » http://www.handeo.fr/ pour les institutions.

plus accessibles que les petites boutiques de centre-ville, on y trouve plus facilement une place réservée, il y a moins de problèmes associés à des marches et la diversité de l’offre permet de ne pas avoir à effectuer d’autres déplacements. Pour autant, l’offre y est relativement standardisée et l’on n’y retrouve pas forcément les spécificités des offres et le même plaisir de flâner que dans les petites boutiques. Cependant, l’existence d’un lien social plus fort dans avec les commerçants des petites boutiques et/ou dans les villes de tailles plus modestes peut participer à diminuer ce contraste.

« Et puis quand on est revenu de vacances, on avait plus de lait, rien que d'aller chercher deux litres de lait, deux litres d'eau, alors je fais comment ? Je les connais les bricoles, alors ça va que je suis tombé sur un vieux ou deux mecs que je connaissais, à la caisse, alors je dis «écoute tu fais quoi? », ben il me dit « tiens, j'ai fini » ben je lui dis « viens m'aider à me porter ça » parce qu'autrement heu » [F5]

Ces problèmes d’accessibilité tendent à limiter l’étendue de l’offre et, par delà l’hédonisme associé à l’achat, à diminuer la possibilité d’une certaine spontanéité comme l’avait déjà souligné Kaufman (1995).

« la SNCF ...et il faut arriver à l'avance pour qu'ils aient le temps de me monter sinon ils refusent si on est pas 30 minutes en avance alors qu'ils nous montent 30 mn avant ouais là-dessus sur le train il n'y a pas trop de spontanéité...[…] quand tu pars en vacances de toute façon t'anticipe mais si un jour je veux partir à Metz ou a Strasbourg et que je veux prendre le train alors là c'est super compliqué, il faut super anticiper alors que c'est …. que j'y passe une journée tu vois... Pour des vacances ça paraît pas choquant pour des plus petits trajets c'est pas pareil » [F1]

Les difficultés suscitées par les caractéristiques de l’offre

Par delà l’accès aux lieux de consommation, les caractéristiques d’une offre standardisée peuvent être inadaptées à une « minorité numérique universelle » (Gardou, 2012). Les problèmes d’adaptation de l’offre ont été mentionnés dans les entretiens, mais sont également apparus au domicile des répondants sous la forme d’actions anodines, par exemple saisir une poignée de porte depuis un fauteuil ou encore fermer des rideaux en les saisissant relativement bas.

« Je peux encore rouler et j’ai une voiture c’est une chance…mais comment je fais pour choper la porte de garage ? [F4] »

Le problème posé par la hauteur des tables est revenu plusieurs fois dans les entretiens : trop basses, elles ne permettent pas à un fauteuil de se glisser en dessous (« Je suis trop haut pour la table » [H6]), trop haute elles sont tout autant inutilisables. L’inadaptation de tels objets fortement associés à la socialisation et plus globalement les défauts d’aménagement de l’espace domestique peuvent alors conduire à une certaine exclusion.

« F3 : Quand je couche chez Frédérique (fille de F3) il faut que vous vous mettiez à deux pour me relever du lit.F2 : Parce que j’ai une sœur qui habite toujours Epinal, c’est vrai qu’on y va d’ailleurs…F2 et F3 : de moins en moins…F2 : parce que maman n’y a pas de lit médicalisé […] ils ont fait des transformations ils ont fait des toilettes au rez-de-chaussée, c’est bien mais il y a un meuble, donc c’est trop étroit […] du coup il faut être deux pour la relever. […] pour aller chez ma sœur, je veux dire, c’est une expédition, eux ils ont ce qu’on appelle un îlot central dans la cuisine…et ben maman la table lui arrive là [trop haut]. Donc elle ne peut pas manger avec nous »

La consommation : un espace d'interactions sociales où la stigmatisation peut (se) jouer

Si d’une manière générale les clients et les vendeurs apparaissent comme serviables dans les entretiens, un sentiment de stigmatisation est également fortement présent.

« Des fois il y a des gens, des vendeurs, super sympas mais y en a d’autres vous vous demandez, ils se demandent ce que vous venez faire là alors que l’on a exactement

les mêmes envies les mêmes besoins que les gens valides » [F4]

Les répondants évoquent ainsi des regards appuyés qui peuvent traduire une disconfirmation des attentes normatives qui encadrent les interactions sociales (Goffman, 1963). La nécessité de demander de l’aide peut ainsi être perçue comme disqualifiante – même si ce sentiment peut disparaître avec le temps -, l’attention suscitée par un déplacement dans un espace peu adapté ou encore se retrouver en difficulté en public.

- Regards appuyés« quand on allait au restaurant […] les gens ils arrivaient pour manger, et ben il nous regardait tous, ben, premièrement comment on mangeait…[…] quand vous voyez ça, ben… vous êtes un peu… vous êtes en recul…ça nous met mal à l’aise [F7]« [Chez Auchan] Les gens ils te regardent en « chien de faïence » ! euh tout le monde, euh, enfin je sais pas, étant handicapé on doit être je sais pas euh extra-terrestres euh, ça m'énerve ! » [F5]

- Nécessité de demander« Une fois je me rappelle on avait demandé une paille pour une handicapée, et ben c’est comme si on avait demandé …, c’est atroce, c’est désagréable, pour nous […] on est très …vexé, très mal dans notre peau, et quand on demande quelque chose ça nous fait encore plus mal dans notre peau » [F7]

- Attention suscitée par le déplacement dans un espace peu adapté

« Il y a une petite superette [.. .] j’y allais assez souvent, et c’était rigolo, parce que quand je rentrais le bonhomme était toujours derrière moi […] et il remettait toujours les objets en place comme ça, comme si moi je les déplaçais ou quoi […] Ben je sais pas, il avait peur que je sais pas […] Que je les fauche peut être pas je je sais pas peut-être oui...ou que je fasse tomber des trucs avec mon fauteuil» [H5]

- Etre mis en difficulté en public

« Donc il y a les voitures qui passent puis bon il ne faut pas avoir trop d’orgueil parce que je peine un peu quand je sors de la voiture et il y a les gens qui me voient, quand ils me voient dans la difficulté c’est pas évident ça non plus quoi donc, monter ça aussi quoi, bon je le fais avec le sourire mais … » [F8]

La perception d’une stigmatisation peut varier selon l’ancienneté du handicap et les problèmes posés par une réidentification (Goffman, 1963), la culture d’un pays ou la possibilité de masquer le handicap. Si la possibilité de masquer son handicap en sortant de son fauteuil permet d’éviter la stigmatisation dans certains contextes, il peut également être source de tensions lors de l’accès à des services ou espaces dédiés aux PSHM, comme les caisses prioritaires ou les parkings réservés.

- Ancienneté du handicap« Moi ça ne me gêne absolument pas qu’on m’aide. Je dis autant au départ j’avais une certaine réserve et autant maintenant plus on avance par rapport à son handicap plus on se permet quand même d’accepter certaines choses » [F4]

- Visibilité du stigmate« je me suis garé sur la place handicapé, j’ai mis mon macaron je suis sortie je n’ai pas pris de canne parce que le matin mon cerveau fonctionne ma fatigue aussi donc c’est vraie que je suis relativement bien […], je me suis fait harponner par la maitresse je lui ai dit madame moi aussi je suis handicapé, elle m’a dit eh excusez-moi pour moi ça s’était arrêté là problème c’est que deux trois jours après j’ai le commissariat d’Epi-nal qui me téléphone. En me disant que j’étais garé sur une place handicapé que je n’avais pas lieu d’y être alors je lui ai dit ah mais attendez madame je suis moi aussi handicapé j’ai le macaron et tout […] Pour prouver ma bonne foi […] il a fallu que j’emmène mes papier au commissariat. » [F3]

Des réponses du marché qui participent à renforcer le stigmate

On peut distinguer différentes formes de réponses du marché aux besoins spécifiques de cette population : la mise en place d’adaptations spécifiques permettant un accès à la consommation, les services d’achat à domicile évitant aux consommateurs les contraintes associées aux lieux de vente et enfin les produits et services explicitement associés au secteur médico-social (auxiliaires de vie, paramédical).

Les services adaptés comme réponse aux problèmes d’accessibilité

Le souci d’accueillir tous les consommateurs potentiels ou les contraintes d’accessibilité

fixées par la loi pour les Etablissement Recevant du Public (ERP) a conduit à des adaptations des espaces d’achat ou de consommation prenant la forme d’ascenseurs, d’espaces réservés aux PSHM ou encore de toilettes adaptées. Bien que ces évolutions soient perçues de façon positive par les répondants, ces dispositifs peuvent être considérés comme étant à double tranchant car, en catégorisant les consommateurs comme « Personne à Mobilité Réduite (PMR) », ils participent à leur stigmatisation ou à une forme de discrimination positive qui peut être mal perçue par les autres consommateurs.

« F3 : les Tri Yann quand on est allé voir […]. F2 : […] c’était un truc debout mais il y avait un... Mère : on était parqué [sur une plateforme], on était parqué carrément parqué oui oui F3 : on sent vraiment la différence F2 : puis on se sentait en arrière F3 : on était parqué donc tout le monde vous regarde obligatoirement » [F2 et F3]« Le problème avec les caisses pour personnes à mobilité réduite, dites moi le nombre de personnes qui respectent « A bon je n’avais pas vu, ben non vous atten-drez comme tout le monde vous êtes assises, vous êtes moins fatiguée que moi » » [F4]

Par delà la catégorisation, les adaptations peuvent être perçues comme des objectivations de préjugés quant à ces populations. Dans ce sens, des critiques ont été émises à propos de la façon dont les PSHM sont représentées que ce soit la connotation de passivité qui peut être associée au logo « PMR »9 ou comme étant des personnes asexuées par exemple (toilettes pour PSHM confondues avec les toilettes mixtes ou avec celles des femmes)10. Les entretiens font alors notamment apparaître des tensions lorsque les PSHM quittent les rôles qui leurs avaient été implicitement assignés.

« je suis intermittent du spectacle, avec un ami, et la plupart des scènes ne sont pas accessibles, elles sont beaucoup trop hautes et tout, et que la loi par contre, si elle a bien pensé à rendre les salles de spectacles accessibles au niveau des spectateurs, ils n’ont pas pensé au niveau des acteurs, en fait, et puis c’est sous-entendu que les handicapés sont spectateurs de leur vie quoi plus ou moins » [H6]

Au-delà des représentations qu’elles véhiculent, les adaptations peuvent conduire à isoler la PSHM de ses pairs lorsqu’elles doivent emprunter un passage ou s’installer dans un espace qui leur est réservé.

« Les salles de cinéma il y a des emplacements définis il y en trois par exemple. On est trois l’un à côté de l’autre même si on ne se connaît pas. Il y en a qu’un qui peut être à côté des sièges sur le côté donc il n’y en a qu’un qui peut voir le film avec sa famille avec lui » [F8]

Le problème de la stigmatisation véhiculée par des services adaptés conduit certains répondants à évoquer un décloisonnement de ces offres par la mise en place de produits et services qui seraient accessibles pour eux, mais aussi pour tous les consommateurs.

« Pour vous un service de qualité ce serait quoi ? […] Un service de A à Z. La prise en charge de la commande à la livraison et pour mettre la livraison en place, sans que ce soit spécifiquement pour les personnes handicapées, que ce soient les personnes âgées, même certaines personnes valides, qui demande qu’on lui serve son service jusqu’au bout » [H1]« Ce qui est pratique pour moi est pratique pour tout le monde » [F8]

Enfin, nous relevons un décalage entre l’accessibilité perçue par les PSHM et les représentations de l’accessibilité par les concepteurs. Certains espaces, tels que des chambres d’hôtel, peuvent alors s’avérer inadaptés. De même, la mise en place de l’offre adaptée peut ne pas avoir été pensée de façon globale et, par exemple, ne pas permettre de réserver une place de cinéma sur internet en spécifiant son handicap. Plus généralement les offres peuvent être perçues comme de moindre qualité.

« [Au cinéma] il faut rester au premier rang et du coup on regarde le film avec la nuque cassée… » [F7]« Dans un parking, une fois, il y avait bien une place réservée, mais elle était complètement enneigée…c’était la seule qu’ils avaient oublié de déneiger… » [H2]

9 Des propositions ont d’ailleurs été faites afin de chercher à le dynamiser http://www.accessibleicon.org/10 http://www.polymorphe-design.fr/actualite-agence-coupsdegueule.php?PHPSESSID=026ecbc683f9ad4a2088 23c08fec7366

Services à domicile

Comme identifié par Burnett (1996) dans son étude quantitative sur un échantillon américain, les services à domicile, et notamment les possibilités développées dans ce sens par le développement de l’internet, constituent une alternative aux magasins traditionnels sources de problèmes d’accessibilité pour les répondants.

« Pour ce qui est de la consommation courante j’ai résolu le problème puisque d’une façon un peu générale j’utilise soit les systèmes de livraison à domicile soit je commande par internet et comme j’ai la chance d’avoir un véhicule je vais sur la partie drive de ces trucs, et ils me chargent directement dans la voiture donc du coup voilà quoi ! » [H8]

Les services à domicile ne sont pas pour autant une panacée pour tous. Ainsi, ils ne permettent pas d’essayer les produits ce qui peut être source de problèmes dans le domaine de l’habillement ou de la chaussure et particulièrement lorsque l’on a des caractéristiques physiques particulières. La question de l’isolement revient fréquemment dans les verbatim lorsque ce sujet est évoqué.

« [la coiffeuse] va venir à domicile -et pour vous c’est une bonne solution? Pour moi non, pour moi non parce que ça me faisait sortir d’aller chez la coiffeuse et de voir d‘autres choses que mes quatre murs, donc voilà. c’est vrai on bavardait il y avait d’autre clientes alors que là elle va venir à la maison et ça fera donc une sortie de moins » [F2]

Les produits et services associés au domaine médico-social

Les personnes interrogées ont parfois recours à des fournisseurs de matériel paramédical et/ ou à des auxiliaires de vie. Malgré un certain rattachement à la sphère médicale et donc à une forme de stigmatisation, ces produits et services soulèvent des problèmes spécifiques. Bien que les vendeurs soient globalement perçus comme de bonne volonté, les répondants présentent le domaine paramédical comme un secteur dans lequel ils ne sont pas traités comme des consommateurs à part entière. Les entretiens évoquent régulièrement des tensions entre l’expertise et les représentations des technico-commerciaux et l'expertise profane des usagers (Akrich et Rabeharisoa, 2012).

« On n’est pas du tout considérés comme des consommateurs, je n'aime pas être consommatrice mais dans ce domaine là j'aimerais bien être considérée […] ils sont incapables de faire la moindre adaptation... être commerciaux quoi ...on est considérés comme des malades […] c'est un domaine où étrangement on aimerait être plus consommateur, être en droit de dire ce qui nous convient et que eux en haut de la petite boîte paramédicale ils savent pas forcément ce qui nous convient . […] A mon avis c'est clairement lié à la situation de handicap c'est fou mais c'est spécifiquement dans ce milieu forcément confronté au handicap ...mais enfin voilà ça pose plus de problème que par exemple … qu'un meuble chez IKEA … je leur dis bah voilà par rapport à mon handicap faudrait une table de telle hauteur... qu'est-ce que vous me proposez comme table...voilà ...le vendeur il va réfléchir avec moi et va proposer quelque chose ...Alors que si c'est un ergo si je veux un meuble voilà avec tablette inclinable voilà il va me coller son truc en mode « je sais ce que c'est qu'une tablette inclinable et vous êtes comme ça vous les handicapés » […]c'est clairement un problème de culture c'est les handicapés enfin je ne sais pas vraiment comment ça

fonctionne dans leur tête mais plus tu es handicapé [moins tu as ton mot à dire] »

[F1]

Au-delà de questions d’expertise, les objectifs de vente peuvent entrer en contradiction avec la mission de conseil dans un marché quasi monopolistique.

« On est considérés comme des pompes à fric […] il n'y a pas de concurrence dans ce milieu la... […] le jour où il y en a un qui aura une attitude différente … ce sera un miracle chez lui […]» [F1]« C'est des technico-commerciaux c'est-à-dire que c'est pas des personnels de santé ...dans technico-commerciaux il y a technico … mais il y a surtout commerciaux dedans les mecs ils veulent surtout caser leurs produits ils savent très bien... alors l'exemple qui vient toujours … c'est vous prenez n'importe quel produit … disons un fauteuil roulant … la première question qu'ils posent toujours … c'est votre mutuelle

c'est quoi … qu'est-ce qu'elle prend en charge et là... le patient il dit alors c'est telle mutuelle... elle prend ça et là on lui fourgue tout ce que la mutuelle rembourse... » [H7]

Les produits sont généralement considérés comme chers, de mauvaise qualité et comme laissant peu de place à l’hédonisme et à l’esthétisme de par l’étroitesse des gammes de produits et leur orientation très fonctionnelle.

« On est un public captif : un réceptacle de douche qui n’a pas de seuil, il y a un seul fabricant en Europe. C’est un bout de PVC et ils vendent ça 1000€ (…) là ils se foutent du monde […] c'est du mauvais plastique, fendu au bout d'un an […] le tricycle aménagé (…) il vend déjà ça 2000 à 3000 € ça en vaut 500 […] des petites barres de levage dans toute la maison (…) le truc c’est que c’est pas esthétique » [H2]

Les répondants avaient parfois recours de manière ponctuelle ou à temps plein à des auxiliaires de vie. La PSHM se trouve alors dans une situation de confiance contrainte

(« voilà nous on nous demande à ce qu’on nous fasse confiance mais on est obligé de faire confiance à des gens se retrouver entre les mains de personnes qui nous aident » [F8]) face à une personne qui peut être perçue comme intrusive. Ces tensions apparaissent

plus vivement lorsque les personnes sont liées à un prestataire de type associatif qui dispose de nombreux salariés, ce qui suscitera un changement fréquent d’auxiliaire. Au contraire, moins de problèmes semblent se poser lorsque le répondant sélectionne et embauche lui-même ses aidants.

« Ils ont du personnel le seul problème c’est que c’est vrai de respecter un certain nombre d’heures par rapport aux gens qu’ils embauchent mais donc c’est pour ça que c’est la plaque tournante chez vous [...] on ne vous les présente même pas, par té-léphone on vous dit voilà c’est tout. Enfin moi à l’heure actuelle avec l’association avec laquelle je travaille [...] je pense qu’on a une intimité et que l’on n’a pas à faire rentrer 36 personnes chez soi. En plus on a la clé donc on est obligé de faire tourner les clés, donc y’a aussi le problème de clé. » [F4]

Parallèlement à ces problèmes de confiance et d’intimité, se pose le problème d’une ressource limitée qu’il faudra allouer à différentes tâches (toilette, rangement, course…). Dès lors on pourra choisir de laisser l’auxiliaire faire les courses seul afin de diminuer le temps nécessaire. Apparaissent alors des problèmes de délégation de l’achat et de moindres possibilités d’expression de soi par la consommation.

« [j'ai] des auxiliaires de vie […] 3 fois par jours matin, midi et soir, alors le matin c’est pour la toilette, l’habillement, et le soir…, le midi c’est pour faire le repas, et le soir c’est pour le déshabillement, bon alors j’ai une convention du conseil régional de 68 heures par mois […] je suis un peu embêtée de ce point de vue pour ça et normalement mon dossier était fait que c’était seulement l’habillement, le déshabillement, les promenades 3 fois dans la semaine, et les courses le samedi, mais c’est que les promenades je les ai enlevées pour les repas parce que je ne pouvais pas me permettre et ils vont faire les courses seuls pour que ça aille plus vite […] Je fais la liste de courses […] Et c’est eux [les auxiliaires] qui m’achètent mes… vous savez des fois j’aimerais bien aller regarder, euh… il y a des choses qui m’intéresseraient […] Non, alors je suis un peu embêtée […] les auxiliaires de vie ils ne connaissent pas mes goûts » [F7]

Les ressources et compétences du consommateur comme sources de réduction du stigmate et du handicap de conversion : tactiques et bricolages

Face aux tensions générées par certaines offres du marché, les consommateurs vont mobiliser leurs ressources afin de mettre en place des tactiques et des bricolages pour pallier les défaillances du marché et diminuer le stigmate.

Diminuer les freins et stigmate de l'accessibilité

L’accessibilité des lieux devient un critère central du processus d’achat. Ici encore la spontanéité se voit affectée par de nécessaires routines et une fidélité contrainte de consommateurs qui auront tendance à revenir là où ils sont sûrs de l’accessibilité. Si un magasin ferme, un travail de prospection est alors mis en place afin d’identifier un nouvel espace accessible.

« C'est plus simple pour moi d'aller dans des lieux que je connais » [H1] « Ma coiffeuse est en retraite dans peu de temps, et j’ai réfléchi je me suis dit ça sera l’occasion de faire le pas, voyez… je vais commencer à me dire où est-ce que c’est accessible où est-ce que je vais pouvoir me garer mais pas où est-ce que c’est le mieux pour mes cheveux, voyez c’est pas ça ma première préoccupation. Et pour savoir ça c’est vous qui… - Prospectez – Et vous faites comment, les pages jaunes ? - Je prends la voiture, il y en a un là, il y en a un là […] la boutique je l’ai repérée. Ça doit être accessible, je peux me garer devant. » [F8]

Cela implique également une préférence pour les achats groupés, afin d’éviter les difficultés supplémentaires liées à de multiples déplacements. Ces résultats rejoignent ceux obtenus par Burnett (1996) sur l’importance de « l’efficience » dans le processus d’achat et de Kaufman (1995) sur la difficulté d’avoir un comportement spontané pour les PSHM.

En prolongement de la question de l’accès aux lieux d’approvisionnement, l’évolution au sein des magasins peut poser problème, conduire à la mise en place de tactiques voire néces-siter de l’aide. Dès lors, retourner dans des commerces connus permet également de faciliter les interactions avec des vendeurs que l’on connaît et d’éviter les tensions associées à la ré-

ception du stigmate par de nouvelles personnes (Goffman, 1963).

Connaissance des commerçants : « Là les commerçants sont supers sympa parce qu’il y a une marche une haute marche, mais ils me connaissent et voilà …» [F8]Mise en place de tactique : « Quand on est dans les magasins ben souvent on arrive à la caisse, et après c’est problématique pour emmener les courses jusqu’à la voiture. Moi je sais que je le fais quand je vais faire mes courses, je prends un petit panier […] que je ramène à la caisse, (rires) et je repars avec un autre petit panier et après […] je vais toujours à la même caisse, je l’emmène je dis à la vendeuse que je laisse le panier là le temps que je vais rechercher des courses […]et puis là il n’y a plus de petits pa-niers, quand on sort du truc […] Bon ben pis après [entre le magasin et la voiture] c’est les sachets, il faut faire le voyage, emmener un sachet, revenir chercher l’autre sachet, et dans les supermarchés, les grands supermarchés en principe les caissières elles quittent pas leur… » [F6]

Les lieux d’achats ne sont pas les seuls où une PSHM est mise en situation de devoir s’adapter : le développement de tactiques dans l’espace domestique semble également crucial au bien-être. On trouve ainsi des espaces d’échanges de savoir-faire sur internet où des PSHM peuvent expliquer et confronter leurs manières de faire dans différents domaines depuis la cuisine11 jusqu’aux transferts du sol au fauteuil12, en passant par le passage de zones accidentées 13

« moi par exemple là tu vois j’ai deux fauteuils, parce que j’ai réussi à garder un de mes vieux fauteuil plus ou moins en état qui me permet de me coucher et de me le -ver, parce qu’il est à la hauteur du lit, et c’est vrai que ce que je peux faire sur un fau-teuil je peux pas le faire forcément sur l’autre. » [H6]

La nécessité de mettre en place des tactiques et d’anticiper pourront être amoindris pour les personnes les mieux dotées en capital économique. La possibilité d’avoir des auxiliaires à plein temps ou la possession d’un véhicule personnel qui permet de se passer des services de transport adaptés dont la flexibilité est souvent décriée permet d’améliorer le confort de consommation.

« J’ai une voiture, une situation professionnelle … Bon il y a des choses que je ne peux pas faire mais je veux dire sur le plan de l’accès, ce qui peut être proposé…je n’ai pas de gros soucis » [H7]

Le bricolage : une réponse à une offre inadaptée et/ou stigmatisante

Face aux offres chères, stigmatisantes et parfois maladaptées du secteur paramédical, voire à l’inexistence d’une offre adaptée, les personnes interrogées préfèrent régulièrement acquérir une offre standardisée et « non-adaptée » à moindre prix pour la bricoler ou détourner son usage prescrit.

« Il faut toujours fabriquer son petit plus…il faudrait que la vie soit plus simple » [H1]

11 Day in the Life: Kitchen Mobility : http://www.youtube.com/watch?v=CwGwdkdaHIY12

Paraplegic floor transfer : www.youtube.com/watch?v=SvgPX7U-eDM13 Handling curbs with a wheelchair : www.youtube.com/watch?v=GK_kYCRKI_A

« C'est drôle je préfère un produit standard et le bricoler à ma façon plutôt que de me tourner vers un produit spécialisé qui va être pseudo-adaptable et pas forcément parce qu'ils ont pas tout compris... » [H2]« Le lève personne pour faire les transferts vous en achetez un en matériel médical grosso modo vous comptez entre 2500 et 3000€. Curieusement vous regardez le cata-logue des outils de la manufacture de Saint-Etienne, vous trouvez un truc qui s’ap-pelle plus du tout lève personne mais qui s’appelle grue de levage pour euh pour sortir par exemple un moteur de bagnole D’accord, il y a le même système de sangles ? C’est très exactement la même chose, il y a juste les sangles à changer mais euh la potence est strictement identique et grosso modo dans le meilleur des cas hors pro-mo vous le touchez à 500€. Quand vous savez qu’une sangle ou une paire de sangle vous en avez pour une centaine d’euro » [H8]

Ces interventions des utilisateurs sur les dispositifs peuvent être ventilées selon que la transformation porte sur l’objet lui-même ou sur les usages prescrits (Akrich, 1998).

Objet

Identique Transformé

Usage

Prescrit Pas de bricolage

Adaptation : quelques modifications dans le dispositif afin de l’ajuster aux caractéristiques de l’utilisateur ou de son environnement sans toucher à sa fonction première

Illustration : adjonction d’un carré de mousse à un matelas pour qu’il soit plus stable, ajout de caoutchouc d’isolation à des couverts pour en faciliter la préhension, ajout de roues latérales à une moto…

Extension : l’objet est inchangé dans sa forme et ses usages de départ mais des éléments lui sont adjoints afin d'enrichir ses fonctions

Illustration : fixation de petites boites alimentaires à l’accoudoir et à la potence des calles pieds du fauteuil afin d’avoir des rangements à portée de main, ajout d’une tablette au fauteuil afin de s’en servir comme table ou bureau

Détourné

Déplacement : l’objet reste inchangé mais on en détourne l’usage initialement prévu

Illustrations : cannes de marche utilisée pour facilité la fermeture de rideau, recours à des annuaires pour surrélever une assiette, jouet pour chien pour faciliter la fermeture de portes, utilisation d’une pince à cornichon pour saisir les tickets depuis le siège d e sa voiture…

Détournement : transformation sans retour possible, tant de l’objet lui-même que de sa fonction

Illustration : Nous n’avons relevé aucun cas de détournement fidèle à la définition d’Akrich (1998). Cette situation peut s’expliquer par les compétences requises et les différents coûts induits par une transformation en profondeur d’un objet.

Tableau 2 : Typologie du bricolage à partir d’Akrich (1998)

Les bricolages apparaissent de façon récurrente au domicile des répondants, dans les entretiens, sur internet et depuis le mois d’aout 2013 font l’objet d’une rubrique dédiée « Trucs et astuces » dans le magazine de l’APF Faire Face. L’importance de ces pratiques a par ailleurs conduit à la mise en place d’un partenariat entre les magasins de bricolages Leroy Merlin et Handicap International autour d’un concours intitulé « les papas bricoleurs et les mamans astucieuses » qui recense les bricolages et prime les meilleurs d’entre eux14. Les illustrations du tableau ci-dessus proviennent de ces différentes sources.

Les répondants peuvent être plus ou moins bien armés pour faire face à cette nécessaire adaptation. Des compétences telles que savoir rechercher et demander des informations sur internet favorise la mise en place de tels bricolages tout comme le

14 http://mobilisezvous.handicap-international.fr/jagis/evenements/papas-bricoleurs.html

capital social. « Oh ben moi [j’ai des amis] ingénieurs qui bricolent […] là ils doivent me re-modifier ma salle de bain […] J'ai un copain qui est un ingénieur son fils c'est pareil c'est une tronche [il m’a dit] « et pis de toute façon un fauteuil électrique, je vais t'en faire un, je vais t'en concevoir un nickel chrome tu vas voir ! » qu'il me dit ![…] on va dire qu'entre guillemets je suis un peu privilégiée quoi, d'avoir été dans un monde de mécanique pendant trente ans » F5

Les ressources et compétences des individus dans la gestion du stigmate

En plus de leur influence sur les tactiques et les bricolages mis en place, les ressources et les compétences des individus vont avoir un impact sur les interactions sociales au travers des-quelles se jouent également le handicap de conversion et la gestion du stigmate.

Ainsi, les problèmes posés par la confrontation de l’expertise profane des utilisateurs et les représentations et objectifs des technico-commerciaux pourront se jouer différemment selon les compétences relationnelles de l’individu et sa capacité à expliciter et à affirmer son choix. De la même façon, la nécessité d’être aidé pourra être ressentie différemment selon la ma-nière dont l’aidant sera abordé.

« Franchement [la réaction des gens] ça dépend comment on les aborde, si on les aborde en râlant, de manière agressive mais si on est gentil, poli…si on est dans une situation de demande [...] Ils donnent le meilleurs d’eux même et puis je me dis des fois […]si j’ai besoin de quelque chose dans les hyper où des fois c’est un peu haut hop j’attends qu’il y ait quelqu’un qui passe, que je puisse dire « excusez-moi, s’il vous plait »… même la personne ça peut être un con des fois je me dis… Et finale-ment après en psychologie je tire le meilleur des gens, c’est vrai. » F8

Le capital social peut permettre de mobiliser des personnes dotées de compétences pour

le bricolage, mais il permet également de mobiliser des aidants « non marchands » (famille, amis...) susceptibles d’accompagner les personnes dans leurs achats ou de déléguer ses achats à des personnes davantage susceptibles de connaître leurs goûts.

« Les auxiliaires ne connaissent pas mes goûts […] mais bon j’ai ma sœur qui connait un petit peu mes goûts » [F7]

Dans leur gestion du stigmate, les répondants réagissent de manière différente aux autres personnes en situation de handicap. Si certains y voient une source de capital social et d’identification qui apporte une forme de confort, d’autres fuient les situations de regroupe-ment avec d’autres PSHM et se déclarent « handiphobes ». Ces différences de réaction semblent liées à la dotation des individus en ressources sociales, culturelles ou économiques. Pour les moins dotés, les activités adaptées proposées par diverses associations œuvrant dans le domaine du handicap peuvent constituer la seule opportunité de sortie et de sociali-sation. Au contraire, les personnes travaillant, ayant des amis et/ou des passions peuvent faire sans.

« On vient [à l’APF] pour nous c’est une détente, c’est un relâchement, euh…c’est de revoir des gens de notre milieu » [F7]« Ouais c'est une phobie ! […] je vis très bien mon handicap et je suis a l'aise avec mon handicap mais c'est vrai que tout ce qui est regroupement de handicapés dès qu'il y a d'autres handicapés c'est très peu quoi...[…] Ouais parce que c'est très stig-matisant […] que dès qu'on me voit avec un handicapé c'est « et bien c'est les deux meilleurs amis du monde ! », « oh ils sont mignons ensemble, vous voulez pas vous marier (rires) … pour avoir des petits enfants handicapés » [F1]

Les compétences et ressources des individus apparaissent donc comme des modérateurs forts de l’influence du handicap sur l’accès au marché et de la stigmatisation. Ces compé-tences et ressources pourront être affectées par le type de handicap (naissance ou pas) et par le parcours des individus (vie en institution ou vie en inclusion). Ces éléments sont en effets susceptibles d’avoir des conséquences sur la socialisation, la formation, ou l'accès à un em-ploi par exemple. A ce titre, l’ancienneté du handicap peut avoir des influences variées. Si un handicap congénital a nécessité de développer des savoir-faire qui peuvent faciliter la vie des PSHM, il pourra également avoir empêché la personne de suivre des processus de socia-lisation et de formation qui auraient favorisé son accès à un capital social et économique.

DISCUSSION

Les entretiens permettent de mettre en lumière par delà des problèmes d’accès au marché qui induisent des handicaps de conversion, le rôle de la consommation dans la construction du stigmate, notamment par l’assignation des consommateurs à la catégorie « handicapé ».

Ils permettent de rappeler, à la suite de Goffman (1963), que l’individu stigmatisé se construit en tant que tel par le biais d’une des interactions sociales. Le stigmate peut même se voir renforcé lorsqu’il se retrouve objectivé dans la construction de l’envi-ronnement de consommation.

Les discours sur l’agence du consommateur souvent présenté comme une source d'éman-

cipation et de réduction des défaillances du marché ne doivent alors pas mettre de côté l'im-portance des compétences et ressources dont ceux-ci doivent disposer. Bien que cruciales, celles-ci peuvent faire défaut aux consommateurs, tout particulièrement lorsqu'ils sont en si-tuation de handicap puisque cette situation peut induire « un handicap de gain » en influen-çant la constitution du capital économique, culturel et social. Ce constat permet alors de rela-tiviser les discours enthousiastes sur la figure du « nouveau consommateur » créatif, émanci-pé et intégrateur de ressources (Cova et Cova, 2009). Les nombreux travaux menés sur les consomm'acteurs capables de générer des innovations (Von Hippel, 1986), de devenir des co-producteurs de l'offre (Prahalad et Ramaswamy, 2004) ou encore de faire vivre des marques abandonnées (Muniz et Schau 2005, 2007) ont participé à mettre dans l'ombre ceux qui ne correspondaient pas à de telles figures.

En effet, tous les consommateurs n'ont pas la capacité (au double sens de power et de ability) de participer activement à la définition de l'offre, voire de s'émanciper ou résister (Chalamon, 2010). Certains se voient exclus ou contraints par le marché et cherchent au contraire à pouvoir être des consommateurs à part entière. Cette situation peut être induite par un handicap de conversion de leurs ressources en capabilités, engendrée par exemple par une situation de minorité statistique, qui nécessite non seulement des ressources financières plus importantes (Gardou, 2012), mais aussi davantage de capital relationnel, de capital culturel et de compétences. Les PSHM se voient donc frappés d'une double déviance assortie d'une double peine. En plus de générer des souffrances, de diminuer leur espérance de vie ou de nécessiter un traitement plus ou moins lourd, les maladies contractées, les accidents vécus, leurs caractéristiques physiques les mettent dans une situation de déviance statistique. Parallèlement, cette situation a pour conséquence leur exclusion du marché et participe donc à une stigmatisation qui construit une déviance symbolique.

Dans ce contexte, les discours sur l'empowerment risquent donc de conduire à une culpabilisation de ces consommateurs (Gardou, 2012) en leur faisant porter la responsabilité de leur inadaptation de manière analogue au modèle individuel et d'atténuer l'importance de l'environnement dans la construction du handicap soulignée par les approches sociales du handicap. Ils participent ainsi à construire une déviance des consommateurs plutôt qu'à mettre en évidence les déviances de l'économie de marché (Lambin et de Moerloose, 2008).

Le principe de conception universelle apparaît alors comme une voie à explorer pour concilier bien-être des PSHM, responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et impératifs de rentabilité du marché. Ce concept renvoie à « la conception de produits, d’équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure possible, sans nécessiter ni adaptation ni conception spéciale » (Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, 2006 – article 2). Elle propose ainsi de ne plus partir d'un usager moyen afin d'élargir le nombre des consommateurs potentiels de l'offre. Pour ce faire, sept principes sont évoqués, parmi lesquels une utilisation égalitaire ou la recherche d'un effort physique minimal15, et des méthodologies de conceptions sont proposées16. La finalité de cette démarche est ainsi de concevoir des produits utilisables par le plus grand nombre,

15 http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/Fiche%20Conception%20Universelle.pdf16

http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/Guide%20design-pour- tous%20Designers%-20Plus.pdf

atteint de déficit ou non. Ce faisant, elle permet d'éviter la stigmatisation et les coûts associés à l'absence d'offre ou aux produits dits « adaptés » en donnant accès à des produits standardisés. Si les bénéfices d'une telle démarche apparaissent comme évidents pour les consommateurs, elle peut s'avérer intéressante pour les entreprises par delà les questions de RSE en ouvrant leur offre à de nouveaux clients potentiels ( 7,7 millions de personnes en France17).

Bien que la conception universelle apparaisse comme prometteuse, elle ne peut pourtant suffire à l'amélioration du bien-être des PSHM et des autres personnes souffrant de déficits. Elle doit en effet s'accompagner d'un dépassement de la représentation des problèmes des PSHM en termes « d’accessibilité » pour prendre en compte la diversité des sources de stigmatisation par le marché. Celle-ci ne semble pouvoir être dépassée que par un effort mutuel des entreprises et des pouvoirs publics pour favoriser un réel empowerment de ces populations, en facilitant notamment les échanges d'expériences et de savoir-faire, les démarches réflexives par la mise en place de plateformes d’échanges de pratique, un meilleur accès à l'éducation ou encore en facilitant l'exercice de leurs droits.

Ce travail comporte un certain nombre de limites qui invitent à des prolongations et ouvrent des voies de recherche. Malgré les efforts réalisés pour compléter les discours des répon-dants par des observations, il convient encore de parvenir à mieux prendre en compte les difficultés rencontrées qui sont gommées par l’habitude. Par ailleurs, l’échantillon est d’une taille relativement restreinte et malgré les efforts réalisés afin d’obtenir une certaine diversité des répondants la moyenne d’âge demeure élevée (50 ans). Il conviendrait donc de collecter à nouveau des données auprès de répondants plus jeunes. La mise en place d’une étude lon-gitudinale pourrait également permettre de mieux appréhender les processus d’acquisition de compétences et de ressources dans leurs interactions avec les pratiques de consommation. Enfin, il pourrait être intéressant de s’interroger sur les conditions d’un renversement du stigmate et sur la place de la consommation et du marché dans un tel processus. Les tenta-tives de mise en place de disability pride semblent être un échec relatif, alors que d’autres po-pulations stigmatisées semblent avoir reçu davantage de succès autour de manifestations (gay pride) ou de mouvements (le « réveil sourd ») prônant un droit à la différence.

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ANNEXE A1. PROFIL DES RÉPONDANTS

Sexe

Age Handicap Type de handicap Fauteuil Institution/seule Profession

F1 F29 ans

Dégénératif Myopathie ToujoursSeule avec assistants de vie à temps plein

Journaliste en recherche d'emploi

F2 F40 ans

Dégénératif Sclérose en plaque Toujours Vie avec sa mère F3Préparatrice en

pharmacie en arrêt maladie

F3 F68 ans

Dégénératif Sclérose en plaque Toujours Vie avec sa fille F2Commerçante à la

retraite

F4 F42 ans

Dégénératif Sclérose en plaque ParfoisVie seule avec

assistants de vie à temps partiels

Employée d'une mairie

H1 H20 ans

Dégénératif Myopathie Toujours Vie chez ses parents Etudiant

H2 H45 ans

Accident Paraplégique ToujoursVie à domicile avec

sa femmeBibliothécaire

H3 H85 ans

AccidentParaplégique suite à accident il y a plus de

40ansToujours

Vie à domicile avec sa femme

Retraité

F5 F55 ans

Dégénératif Sclérose en plaque ParfoisVie avec son compagnon

Employée TPE Arrêt maladie

F6 F61 ans

NaissanceUniquement les

membres inférieursToujours

Vie à domicile avec son mari

Sans activité rémunérée très

active au sein de l'APF

H4 H65 ans

NaissanceUniquement les

membres inférieursToujours

Vie à domicile avec sa femme

Retraité

H5 H32 ans

Naissance

Maladie très rare qui touche le

développement osseux

ToujoursVie seule avec

assistants de vie à temps partiels

Intermittent du spectacle

F7 F 55ans NaissanceUniquement les

membres inférieursToujours

Vie avec son mari malade

Sans activité

H6 H 45ans AccidentParaplégique suite à

accident à 19ansToujours

Vie à domicile avec sa femme

Médecin

F8 F40 ans

AccidentParaplégique suite à

accident enfantToujours

Vie à domicile avec son mari

Sans activité rémunérée mais très

active dans différentes

associations

H7 H 45ans NaissanceMembres inférieurs et difficultés motrices des membres supérieurs

Toujours Vie seul à domicileResponsable de

service

F9 F 48 Naissance IMC ParfoisVie à domicile avec

son mariIngénieur de

recherche au CNRS

F10 F 64 NaissanceUniquement les

membres inférieursParfois

Vie à domicile avec son mari

Retraitée

F11 F 68 NaissanceUniquement les

membres inférieursParfois Vie en institution

Sans activité rémunérée