la bible en « français-tirailleur » par l'abbé kodjo oralité feinte, oralité seconde et...
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In Jolly E., Ciarcia G. (éds) Métamorphoses de l'oralité entre écrits et images. Paris : Karthala, 2015.
La Bible en « français-tirailleur » par l'abbé Kodjo
Oralité feinte, oralité seconde et appropriations
Cécile VAN DEN AVENNE
Dans les années 1970 sont enregistrés par une petite maison de disque toulousaine des 45 Tours
vinyles sur lesquels un prêtre catholique ivoirien, l'abbé Paul Kodjo, récite dans une variété de
français, populaire, orale et « africaine », certains épisodes de la Bible (la Genèse, les Béatitudes,
l'histoire de Job) ainsi qu'une adaptation d'une fable de la Fontaine (« Le loup et l'agneau », adaptée
en « La panthère et l'agneau »).
Ces textes ont attiré l'attention de deux types de chercheurs. D'une part, dès leur parution, ils
sont mentionnés par les linguistes qui commencent à s'intéresser au phénomène d'émergence
linguistique d'une variété endogène africaine de français (Hattiger 1983). Dans ce cadre, ils sont
cités pour mieux être écartés en tant que corpus linguistique potentiel, du fait de leur artificialité
(Duponchel 1978). Ensuite, ils vont être mentionnés comme œuvres pionnières faisant usage du
français populaire de Côte d'Ivoire dans un processus de création (Bissiri 2001), au même titre que
d'autres créations paralittéraires, bande dessinées, sketchs radiophoniques, etc. L'intérêt des
chercheurs cependant n'est jamais allé au delà de cette mention, comme si l'on se savait trop quoi
faire de ces bizarres petits objets exotiques.
Ces textes enregistrés sont séduisants d'humour et de poéticité. L'écrivain Pierre Jourde ne s'y
est pas trompé lorsqu'il choisit un texte de l'Abbé Kodjo, la Création, lors d'un Festival de lecture à
voix haute, organisé à la Sorbonne en novembre 2009. Le magazine culturel Télérama, chroniquant
l'événement retransmis sur France-Culture, décrivait « le rire franc déchaîné par la Création
racontée par l'abbé Kodjo en petit nègre ».
Ces enregistrements n'ont fait l'objet jusqu'à présent d'aucune analyse permettant de rendre
compte du travail original de Paul Kodjo, de la créativité linguistique et stylistique de ses textes,
mais aussi de leur circulation.
Dans cet article, j'analyserai ces textes (au sens où Karin Barber utilise ce terme, sans opposer oral
et écrit, et sans lier les textes à l'écriture1), tout d'abord dans leur dimension stylistico
1 Karine BARBER (2007) reprend à Urban et SILVERSTEIN (1996) la notion d'entextualisation, comme procédé par
lequel un énoncé discursif devient un texte, à partir du moment où il est détachable de son contexte d'énonciation.
Ainsi, on peut parler de texte lorsqu'un discours est disponible à la répétition ou la recréation dans un contexte
1
linguistique depuis la fabrication d’une langue mimant un oral « africain » à l’enregistrement d’un
texte écrit dans cette même langue. Une telle étude sera donc l’occasion de penser les liens entre
« oralité feinte » et « oralité seconde ». Je rendrai compte également des circulations et
appropriations dont ont fait l'objet ces enregistrements, et plus particulièrement chez les expatriés
français.
L'abbé Paul Kodjo
Faute d'avoir pu consulter le dossier de l'abbé Paul Kodjo, qui devrait être disponible au diocèse
d'Abidjan, ce que je sais de lui, je le dois au peu que l'on peut glaner sur internet et surtout à Alain
Ricard, qui l'a rencontré dans les années 1970 et a chroniqué la sortie de ses disques dans L'Afrique
littéraire et artistique. L'abbé Paul Kodjo a été formé au Grand Séminaire de Koumi (ex.Haute-
Volta) pendant la seconde Guerre Mondiale et fut ordonné prêtre dans le diocèse de Gagnoa 2 le 9
janvier 1949 (il a d'ailleurs donné son nom à un secteur pastoral de la ville de Gagnoa). Il fut chargé
un temps de l’aumônerie des tirailleurs sénégalais. Il se serait alors mis à prêcher, avec succès, en
« petit nègre », pour reprendre l'expression qu'utilise alors Ricard et qui sera reprise par la suite. Il
est décrit aujourd'hui, au sein de la hiérarchie catholique ivoirienne comme ayant été « passionné
d'enseignement et de communication »3. Ricard, lui, le décrit comme un « petit curé en soutane,
homme digne et énergique au regard malicieux ». Après la guerre, Paul Kodjo aurait ouvert une
école en Côte d'ivoire (à Grand Bassam, le collège patronal porte toujours son nom), puis aurait
bénéficié d'un séjour de huit ans à l'Unesco. Lorsqu' Alain Ricard le rencontre, il séjourne à l'Institut
Catholique de Toulouse et à cette occasion enregistre plusieurs disques. Il raconte aussi avoir assisté
à des récitals que donnaient Paul Kodjo dans lesquels il lisait les textes imprimés au dos des
pochettes de ses disques (Ricard, 1975). Les « traductions » qu'il a proposées des textes bibliques
auraient, toujours selon Ricard citant Kodjo, reçu l'Imprimatur. Le premier de ses disques, la
Création, aurait été vendu en 16 000 exemplaires en l'espace de deux ans (source : Ricard 1975) ; il
a ensuite enregistré « Le saint homme Job », en deux 45 tours, puis les Béatitudes, qui venaient de
sortir au moment de la chronique d'Alain Ricard. En tout, en 1975, 24 000 disques auraient été
vendus : « une très bonne affaire à la maison de disques des bonnes sœurs de Toulouse » écrivait
Ricard.
différent, transmis à travers le temps et l'espace.
2 Source : Homélie de Mgr Bruno Kouamé le 15 novembre pendant la cérémonie des 75 ans du clergé ivoirien,http://www.dioceseabidjan.com/diocese/index.php?option=com_content&view=article&id=173:homelie-du-15-novembre-2009&catid=29:mots-eveque&Itemid=29, consultée le 12 octobre 2012.
3 Ibid.
2
Pratiques et usages du français populaire en Côte d'Ivoire dans les années 70
Dans les années 1970 en Côte d'Ivoire coexistent au moins deux variétés de français. Le français
langue officielle, français standard qui est celui de l'administration et de l'enseignement, du primaire
à l'université ; et une variété orale de français, que les linguistes se mettent à appeler français
populaire ivoirien (FPI) ou français populaire d'Abidjan (FPA).
Cette variété aurait été introduite dans le pays à la fin du XIXe siècle avec la conquête militaire.
À l'origine, c'est une sorte de pidgin utilisé par les militaires et commerçants pour communiquer
avec leurs auxiliaires africains et éventuellement en former de nouveaux. Son expansion est
vraisemblablement le fait des militaires soudanais enrôlés dans les troupes coloniales ayant comme
langue véhiculaire ce que l'on a appelé le « français-tirailleur », soit une variété simplifiée de
français, utilisée comme jargon militaire (sur les pratiques linguistiques au sein de l'armée
coloniale, voir Van den Avenne 2005). L'implantation de ce parler rudimentaire va s’accélérer avec
le retour au pays des anciens combattants des deux guerres mondiales de 1914-1918 et 1939-1945.
Suite à l'Indépendance et au développement de l'exode rural engendré par ce que l'on a appelé le
« miracle ivoirien », et au brassage de population d'origine linguistiques diverses qui s'est ensuivi
dans les villes, ce parler à fonction véhiculaire s'est étendu dans des couches de populations peu ou
pas alphabétisées, selon un mode d’acquisition uniquement oral et sans référence à un français
standard.
Dès les années 60, beaucoup d'enfants de milieux populaires à Abidjan se mettent à posséder le
FPI comme langue de la rue, parallèlement à la langue africaine familiale. Dès lors, il devient
également la langue de jeunes scolarisés, comme l'indique Suzanne Lafage : « […] bien des
scolarisés en conservent au delà de l'école, l'usage occasionnel dans la vie quotidienne, comme un
mode d'expression parallèle au "gros français" de l'administration, de la politique et des
circonstances formelles. En somme, tout se passe comme si s'installait, pour l'utilisation locale du
français, une sorte de diglossie véhiculaire » (Lafage 2002 : XXXV).
Les traits principaux du FPI, qui ne peuvent être décrits qu'en terme de tendances tant ce parler
est instable, sont d'une part des spécificités morphosyntaxiques : réduction du paradigme des
pronoms personnels, effacement des déterminants du nom, verbes utilisés sous une forme unique
non fléchie, ordre des mots comme seule marque de la fonction ; d'autre part des spécificités
phonétiques : méconnaissance des frontières de mots (éclatements, amalgames), difficultés à
réaliser certaines voyelles et consonnes ; enfin des spécificités lexicales qui tiennent davantage à
des néologismes et emplois particuliers de mots français qu'à des emprunts aux langues locales
(Lafage 2002 : L-LII). Donnons un exemple : Dans maquis là tu gagner bon bouffement ! (on
3
mange bien dans ce restaurant) (cité par Hattiger 1988 : 181).
Dans les années 70 et 80, la présence de représentations écrites stéréotypées du FPI est attestée
dans le théâtre, la presse ou la bande dessinée, et montre son importance sociale. Devenue célèbre,
la « Chronique de Moussa », rédigée par le journaliste et écrivain Noël X Ebony (1953-1986), paraît
avec le premier numéro de l'hebdomadaire Ivoire Dimanche en 1971. Son personnage principal est
un paysan analphabète originaire du Nord de la Côte d'Ivoire, dont l'approximation langagière
donne lieu à des scènes cocasses, souvent en relation avec l'actualité. Comme le précise Lafage, il
s'agit de « pastiches à des fins humoristiques, produits par des intellectuels dont le FPI n'est pas le
mode usuel de communication en français mais dont l'observation est assez fine quoique surtout
orientée vers les traits les plus différenciateurs » (Lafage 2002 : XXXVI). Les linguistes, mais
également le grand public et les médias ivoiriens, vont désigner ces représentations stéréotypées du
FPI sous le nom de Français de Moussa, ou parfois Français de Dago, du nom du héros d'une bande
dessinée qui paraît également dans les années 704. Le français de Moussa est une langue pastichée,
que certains ont pu trouver caricaturale, en raison d’une reconstruction reposant sur la
« généralisation de particularités effectivement attestées en FPI » (Duponchel, cité par Lafage
1988 : 176). Les créateurs de ce parler auraient choisi de « systématiser les données les plus
aberrantes de telle sorte que le Français de Moussa apparaît comme une contre-norme » (Lafage,
ibid.). Gabriel Manessy quant à lui parle de façon assez juste d'une « version littéraire du français
populaire ivoirien » (Manessy 1994 : 218). La chronique de Moussa, source de violentes
polémiques déclenchées notamment par des enseignants, au nom de l'orthodoxie linguistique et par
peur de la pidginisation généralisée (Kadi 2010 : 144), cesse en 1973 puis reprend en 1983 (Lafage
1991). Cependant, comme le note bien Katja Ploog (2001), les chroniques n'ont pas pour intention
la caricature et ne sont pas ainsi lu par leurs lecteurs, elles ont en fait un vrai pouvoir subversif et
identitaire : « De fait, la chronique de Moussa, inoffensive et artificielle pour les linguistes,
menaçant pour le modèle linguistique des écoliers selon les enseignants, constitue avant tout la
première revendication publique d’une spécificité linguistique ivoirienne, de la part des
intellectuels » (Ploog 2001 : 429).
Dans la chronique de Moussa, la langue populaire a une fonction précise et est porteuse de
contestation sociale. Comme le dit l'un de ses auteurs, Diégou Bailly, « la chronique de Moussa est
un moyen biaisé de faire passer des choses qu'on ne pourrait pas dire en français académique sans
4 Laurent Lalo dit « Maïga », est un illustrateur français, ancien coopérant ayant passé dix ans à Abidjan, qui atravaillé notamment à l'illustration de livres de jeunesse ainsi que de livres scolaires et parascolaires pour desmaisons d'édition diffusant en Afrique francophone : EDICEF, les Nouvelles Éditions Africaines (NEA), lesNouvelles Éditions Ivoiriennes (NEI). Dans les années 70, il crée son personnage, « Dago », un jeune ivoirienfraîchement débarqué de sa brousse à Abidjan où il découvre avec humour les difficultés de la vie urbaine. Unepartie des planches (publiées initialement dans Ivoire Dimanche ou Fraternité Matin) ont été regroupées dans unalbum « Dago à Abidjan », édité en 1973 par la Société d'Imprimerie Ivoirienne.
4
se faire taper dessus » (cité par Lafage 1988 : 176). Utilisant comme procédé humoristique
récurrent, un énonciateur ingénu feignant la naïveté, les chroniques permettent ainsi de d’énoncer
des propos critiques sur la situation politique et/ou sociale du pays (Lafage 1988 : 177). Comme
dans l’exemple suivant : « Dans péi la, tan que c'é les pitits que on emmiairde, on ça m'en fout! =
dans ce pays, tant que ce sont les pauvres bougres que l'on emmerde, tout le monde s'en fout »
(op.cit. 176)
D'autres utilisations du français populaires sont attestées, dans les années 1970, dans le domaine
de la création, que ce soit dans les arts de la performance (théâtre) que dans la littérature. En 1972,
le groupe de recherche sur la littérature orale (GRTO), initié par Barthélémy Kotchy et dirigé par
Bernard Zadi Zaourou (1938-2012), publie, dans le premier numéro de sa revue, la transcription et
traduction d'une série de plusieurs récits d'un vieux conteur ivoirien, Okro Esso Nomel, qui conte en
« pidgin », selon la dénomination utilisée par Yoro Sylla qui en a assuré l'édition, c'est à dire dans
cette variété de français populaire, parfois entrecoupée de baoulé ou de dioula5. Le français
populaire pénètre aussi la littérature écrite pour être oralisée sur scène comme dans le théâtre de
Zadi Zaourou (par exemple dans sa pièce L'oeil, publiée en 1974, où les anonymes issus du peuple
sont caractérisés par leur usage du français populaire6). Il pénètre également le roman, notamment
celui de Denis Oussou Essui, Les saisons sèches, publié en 1979. Dans cet ouvrage, certains
dialogues en style direct – ceux prononcés par des personnages secondaires issus de milieux
populaires –, sont écrits en français populaire, et où la distribution des variétés de langue marque
une énonciation à deux vitesses, reproduisant un schéma diglossique : à la langue de la narration le
français normé, aux dialogues le français populaire.
Dans ce contexte global d'utilisation créative du français populaire, les traductions-adaptations
de l'abbé Paul Kodjo ont un caractère particulier. Tout d'abord, elles sont sans doute héritières des
activités théâtrales pratiquées dans les missions en Côte d'Ivoire dans les années 1940, dont
témoigne ainsi Amon d'Aby, l'un des fondateurs de la troupe « le théâtre indigène de Côte d'Ivoire »
: « À Bassam et Dabou, catholiques et protestants donnent de belles soirées, mais rien n'est écrit, et
les acteurs qui sont noirs brodent en leur langue ou en « petit-nègre » (Amon d'Aby, cité par
Jezequel, 1999 : 193)7. Les pièces jouées avaient un caractère religieux et didactique et visaient, par
5 Je remercie Alain Ricard de m'avoir signalé cette publication et de me l'avoir prêtée pour que je puisse prendreconnaissance du travail étonnant du conteur Okro, qui mériterait une étude à lui seul.
6 Par exemple :« QUATRIÈME HOMME : (portant la main à son oreille) Mon frère, parlé encore, je n'a pas compris. TROISIÈME HOMME : (au Quatrième homme) Mon cher, mange ta chose on va parti... type-là nous fatigueavec son gros gros français pour brouiller l'homme.DEUXIÈME HOMME : Mon frère, tu as raison. Ici c'est pas université. C'est là-bas on parle gros gros françaispour brouiller l'homme » (ZADI ZAOUROU 1967 : 80-81).
7 Amon d'Aby plaide pour un théâtre en français standard, permettant d'exprimer « les divers états d'âme du Noirtransformé par la civilisation occidentale ou soumis encore à ses coutumes et croyances séculaires » (Amon d'Aby,
5
le divertissement, à faire passer un enseignement biblique. Par ailleurs, le passage par l'armée
comme aumônier auprès de tirailleurs sénégalais a mis Paul Kodjo en contact avec cette variété de
français qui sert de lingua franca entre militaires, à savoir ce que l'on a coutume d'appeler le
« français-tirailleur » (voir ci-dessus). Ainsi, les créations de l’Abbé Kodjo ont une filiation avec
des pratiques plus ancienne et ne semblent pas être directement liées au « boom » du français de
Moussa des années 1970, même si elles coïncident de façon non fortuite avec cette émergence.
Ensuite, leur pouvoir comique semble ne pas avoir présidé au projet initial de Kodjo, elles sont en
quelque sorte drôles malgré lui, et j'y reviendrai un peu plus loin. Ensuite, la langue populaire n'est
pas inscrite dans un rapport diglossique avec une langue standard normée qui la cadrerait. Enfin,
elles ne sont pas faites pour être lu silencieusement (comme par exemple les chroniques de Moussa
ou Dago à Abidjan), mais pour être oralisée et écoutée, soit dans un contexte de performance,
comme a pu le pratiquer l'abbé Kodjo lui-même, soit par l'écoute des enregistrements, et en ce sens,
ces disques ressortent pleinement d'un phénomène d'oralité seconde, aux deux sens de Paul
Zumthor et de Walter Ong.
Oralité seconde, d'une part, au sens de Ong, c'est-à-dire une oralité médiatisée, fixée sur un
support matériel, échappant aux contingences matérielles, ne nécessitant plus forcément la co-
présence physique de l'énonciateur et du destinataire dans la performance. Ces créations ressortent
aussi de la néo-oralité, c'est-à-dire « des créations qui s'inspirent de matériaux oraux, mais qui sont
médiatisées et produites en dehors du contexte habituel de l'oralité première sous forme de spectacle
vivant, mais également sous forme d'émissions de radio ou de télévision, de cassettes ou de films »
(Baumgardt 2008 : 248). En ce sens, il s'agit d'une situation très proche de l'énonciation théâtrale
qui actualise oralement un texte écrit. Par ailleurs, les textes sources que travaille Paul Kodjo (texte
liturgique, fable), bien qu'écrits, sont des textes qui gardent un lien avec une oralité dont ils sont
issus et dont ils procèdent originellement, que ce soit le texte biblique comme compilation et mise
en ordre de textes sans doute d'abord transmis oralement ou la fable, genre oral avant de gagner ses
lettres de noblesse littéraire. D'une certaine manière, par le traitement qu'il leur fait subir, Kodjo
remet ces textes en circulation via le canal de l'oral et cette néo-oralité s'adapte à une entreprise
pastorale particulière, sur laquelle je vais revenir.
D'autre part, selon la définition qu'en donne le philologue Paul Zumthor, spécialiste des
poétiques médiévales, ces textes procèdent également d'une oralité seconde, car coexistant avec
l'écriture et qui se « (re)compose à partir de l'écriture » (Zumthor 1983 : 37). Les textes de Paul
Kodjo en effet ne sont pas des performances capturées mais des enregistrements de textes oralisés
cité par JEZEQUEL 1999 : 192). Par opposition au théâtre pratiqué dans les missions, le théâtre indigène de Côted'Ivoire (fondé en 1938 par d'anciens élèves de l'École Normale William Ponty) s'adresse quasi exclusivement auxélites lettrées.
6
et auquel un travail préalable d'écriture donne un effet d'oralité, une oralité que l'on pourrait dire
stylisée, ou pour reprendre une expression d'Alioune Tine, une « oralité feinte », reposant sur une
représentation codée de l'oral, qu'il appelle aussi « écriture à haute voix » (1981).
« Avant, avant, c'est lé Dié seul qué y en a ». Petite analyse linguistique et stylistique
L'abbé Kodjo a écrit ses textes dans un variété de langue qui lui est propre, une interlangue entre
français populaire ivoirien et français standard qui n'a pas les traits linguistiques caractéristiques du
Français de Moussa décrits plus haut, à savoir la généralisation jusqu'à la caricature de traits
effectivement attestés8. L'écriture de Kodjo n'a pas non plus les caractéristiques stylistiques des
usages du français de Moussa, marqués par l'hyperbole, produisant une exagération comique, la
métaphore et la comparaison, à fonction également comique.
Si l'on observe par exemple la langue utilisée dans la Création, de loin le texte le plus célèbre de
Kodjo, on ne remarquera que très peu de néologismes, quatre en tout, produits pas dérivation,
comme dormiment (sommeil), bouffement (repas), véritément (vraiment, en vérité) et par
composition : bouche-parole (mots, langage). On remarque aussi l'usage de mots qui se sont figés
dans un emploi particulier différent du français standard, et que l'on retrouve dans différentes
variétés de français d'Afrique de l'Ouest, comme gâté pour abîmé, ou bouffer pour manger, qui
change de registre et est un mot sans connotation familière. L'essentiel des écarts tient à la
prononciation telle qu'elle est rendue : les schwa (e non accentué, comme dans « que », « le ») sont
notés é ; simplification (à condé = à cause de ), mauvaises troncations comme dans nhommes,
zarbes, zoiseaux, zétoiles, zié (yeux) ainsi qu'à des particularités morphosyntaxiques, utilisées de
façon quasi régulière et cohérente : traits de morphosyntaxe nominale : non variation en genre et
nombre (son tête, son deux zié) ; construction analytique des possessifs lé comme marque
d'auxiliaire pour construire une forme accompli (i lé fait pour « il a fait ») ; traits
morphosyntaxiques verbaux : base nominale utilisée comme base verbale de façon invariable ;
bases verbales utilisées sous une seule forme invariable ; figement de la locution verbale y en a pour
prédiquer l'existence (faut que clair y en a), utilisation de moyen comme semi-auxiliaire pour
construire des périphrases verbales (nous moyen pas bouffer = on ne peut pas manger).
On peut remarquer que le dernier enregistrement de Kodjo (« La panthère et l'agneau ») est
davantage marqué par des particularités lexicales proprement ivoiriennes (déjà présentes dans les
8 Si personne ne s'est vraiment attaché à précisément décrire en quoi consistait le travail de Kodjo, certains linguistesont décrit en quoi la langue qu'il utilise n'est pas une langue naturelle. Ainsi, Duponchel qui, à propos de l'énoncé dela Création : « Lé Dié i lé défendi nous qué faut pas nous bouffé, parcé què si nous bouffé nous va mort » (que l'onpourrait traduire par : « Dieu nous a défendu de manger (le fruit) car si on (le) mange, on va mourir. »), précise quel'énoncé en FPI serait plutôt : « Dié i defendé, si tu bouffer tu vas mort » (DUPONCHEL 1979 : 410).
7
Béatitudes) et un petit lexique figure d'ailleurs au dos de la pochette9. Le seul texte non biblique
adopterait alors un autre registre de langue, plus familier.
Stylistiquement, la langue de Paul Kodjo est marquée par des figures de répétition et plus
particulièrement la concaténation, qui consiste à enchaîner plusieurs anadiploses (répétition
d'éléments en fin puis en début de syntagmes ou phrases). La concaténation marque la rhétorique
argumentative, mais peut aussi être utilisée avec une visée comique. Elle est une figure fortement
liée à des genres oraux, puisqu'elle aurait eu une fonction mnémotechnique, notamment chez les
trouvères médiévaux.
Elle construit par exemple le passage initial de la Création :
Avant, avant, c'est le Dieu seul qué y en a. Lui seul i posé longtemps, longtemps, longtemps ! […] Il
dit qué i va fait lé nhomme. Mais avant qué va fait le nhomme, i lé fait tout lé quéqué chose que
nous son zié i lé voit. Mais pour fait tout lé quéqué chose, i n'a pas prend a rien.
De la prédication au « récital », glissements d'usage et de réception
Les premières traductions-adaptations de Kodjo (si l'on met de côté « La panthère et l'agneau »)
sont vraiment à comprendre en lien avec une activité pastorale et sous-tendues par une conception
de la prédication religieuse qui s'efforce de parler au plus près la langue des auditeurs auquel
s'adresse le prédicateur. En se sens, on est très proche de la doctrine paulinienne, qui marque la
formation missionnaire et qui fut réinterprétée par le fondateur de la Congrégation du Saint Esprit,
François Liebermann, en « se faire nègre parmi les nègres »10. L'utilisation des enregistrements fait
d'ailleurs de Kodjo un prédicateur très moderne et en avance sur son temps11.
Le choix des textes n'est pas anodin : que ce soit la Genèse, mythe primordial, l'histoire de Job,
récit exemplaire d'un homme qui tombe dans la misère mais reste soutenu par sa foi, ou les
Béatitudes, condensé simple d'idéal chrétien louant la pauvreté, l'humilité, la clémence, la
compassion, il s’agit toujours de textes à la fois simples, fondateurs et édifiants. Ils sont
9 Les traductions du lexique sont parfois accompagnés de notations étymologiques assez fantaisistes (témoignantnotamment d'une totale méconnaissance de la langue diula et de ses apports au français populaire) . 1. Notodjé, nomde Dieu 2. Crapi, crapule 3. Poto-poto, boue, vase. Dérive de tripoter. 4. Foufouafou, triple fou 5. Gnaman-gnaman,ensemble d'objets hétéroclites, dérive de mélange : « y a manange – y a manange » 6. Daquer, vaincre. Dérive deDakar. 7. Coungolot, ciboulot. 8. Macou, de macque au maque, « masse d'armes ». Terme militaire. Synonyme de« Silence » ! 9. Bitou, habitude.
10 « Faites-vous Nègres avec les Nègres pour les former comme ils le doivent être, non à la façon de l’Europe, maislaissez-leur ce qui leur est propre; faites-vous à eux comme des serviteurs doivent se faire à leurs maîtres… » (Lettreadressée aux missionnaires de Dakar et du Gabon le 19 novembre 1847). La mission de la Congrégation du SaintEsprit, fondée en 1848, était l'évangélisation des Noirs dans les colonies (Antilles, Afrique).
11 Sur son blog théologique sur l'art de la prédication, Gabriel Monet insiste sur la nécessité de « parler la mêmelangue que les auditeurs » et sur la prise en compte de l'oralité numérique, http://homiletique.fr/?p=535, consulté le13 novembre 2012.
8
discursivement différents puisqu'il s'agit de deux récits et d'un sermon, adresse directe à un
auditoire, mais les récits sont marqués par une présence importante de la parole directe (dans la
Genèse, parole performative et dialogues : entre la femme et le serpent, entre Dieu et le couple
Adam et Eve ; dans l'histoire de Job, lamentations en style direct).
Le choix de la fable traduite et adaptée n'est pas non plus anodin. Certes il s'agit d'un texte d'un
genre plus léger, mais c'est une fable politique, déguisant une critique du pouvoir absolu et
arbitraire. Rappelons la morale qui ouvre la fable de la Fontaine : « la raison du plus fort est
toujours la meilleure », rendue, dans le texte de Kodjo en « Nhomme qué i gagné lé force, même i
lé tort o, i lé raison ».
Faute d'enquête et de documents, je ne sais rien sur la façon dont Kodjo prêchait réellement, que
ce soit en tant qu’aumônier militaire ou en tant que prêtre, et je sais peu de choses pour l’instant sur
les récitals qu'il donnait, en France notamment. Il lisait les pochettes de ses disques et semblait
habitué à l'exercice m'a raconté Alain Ricard, qui a organisé l'un de ces récitals à Bordeaux à l'Ecole
Internationale de l'ACCT (lieu consacré à la francophonie, où il était responsable des programmes
culturels) devant une centaine de personnes dans les années 1970. Il raconte aussi : « Cela tenait du
one man show et de l'évangéliste allumé »12. Nul doute que sa prestation était réjouissante et
déclenchait un rire franc, comme lors de la lecture en Sorbonne organisée en 2009 que j'ai
mentionnée en introduction. Si l'on ne peut douter du sérieux de l'entreprise de Kodjo, on ne peut
nier aussi sa dimension de divertissement, pleinement assumée je pense lorsqu'il glisse de la
situation de prêche à la situation de récital. Pour un public français francophone, les productions de
Kodjo sont drôles. Elles sont drôles par le décalage qui s'opère entre le texte source (la Bible) et la
langue utilisée pour l'oraliser qui est perçue avant tout comme une langue familière13. Elles sont
drôles aussi par l'inventivité langagière qui s'y déploie, soutenue par une construction rhétorique
efficace, et une diction précise et sobre. Le sont-elles au même titre, à la même époque ou
maintenant, pour un public ivoirien ? Quand le critique et universitaire burkinabé Amadou Bissiri
(2001) loue le travail précurseur de Kodjo, c'est pour avoir contribué d'une certaine façon à faire du
français populaire africain l'une des langues possibles de la création littéraire en Afrique de l'Ouest.
Lorsque Ricard chronique la sortie de ses disques, il parle d'un « pionnier modeste dont les
francophones devraient suivre les efforts avec sympathie, et peut être crainte », avec crainte car la
langue de Kodjo peut être perçue comme une petite bombe linguistique pouvant faire voler en éclat
la francophonie puriste.
12 Communication personnelle d'Alain Ricard, que je remercie.13 Lorsque j'ai fait écouter l'enregistrement de la Création à mes étudiants, ils ont ri particulièrement à l'usage récurrent
et insistant de « bouffer » pour « manger », et à l'énoncé «fous moi le camp » mis dans la bouche de Dieu.
9
Cette perception semble perdurer. La journaliste Sabine Cessou14, dans son blog, écrit à propos
de l’usage du français populaire chez Kodjo :
« il gêne encore aux entournures… Aussi bien chez l’ancien colonisateur, certains riant sous cape des
Africains en petit nègre, une langue détournée pour faire des blagues racistes. Mais aussi chez
l’ancien colonisé, en raison justement de la persistance du cliché et sa charge péjorative », et elle
poursuit : « Le petit nègre a beau être décomplexé, chez l’abbé Kodjo comme bien d’autres Ivoiriens,
de l’écrivain Ahmadou Kourouma au cinéaste Henri Duparc (Bal Poussière, 1988, Rue Princesse,
1994). Il a beau être l’ancêtre du nouchi, l’argot d’Abidjan exporté par Alpha Blondy et le groupe
Magic System (voir Premier Gaou, «péquenot» en nouchi)… Il n’en continue pas moins d’écorcher
certaines oreilles africaines, notamment au Sénégal, où les héritiers de Léopold Sédar Senghor et
Birago Diop écrivent toujours dans un français irréprochable. Certains en arrivent même à se
demander si ce n’est pas parce que Kourouma (Les soleils des indépendances, 1968, En attendant le
vote des bêtes sauvages, 1998) utilisait le «français populaire» de Côte d’Ivoire, à l’écrit comme à
l’oral, qu’il a connu un si grand succès en France »15.
Parlant de l'humour qui se déploie dans l'usage du français populaire ivoirien, le linguiste Jean
Louis Hattiger écrivait :
« Nul doute que ce français parlé dans les rues d'Abidjan, et conventionnellement désigné sous le
signe de F.P.A. (Français Populaire d'Abidjan), ne soit l'un des plus pittoresque que l'on puisse
entendre. Et nul doute que le voyageur francophone, s'il n'est pas trop attaché au respect d'une norme
« centrale » et s'il n'est pas rebuté par la verdeur de la langue des rues, ne le considère bientôt comme
un véritable trésor de l'humour populaire » (Hattiger 1990 : 181). [Mais il précise :] « on ne saurait
imputer aux locuteurs naturels du F.P.A. l'intention de faire rire en forgeant des néologismes dont
l'apparition n'est due qu'à une méconnaissance du français standard » (ibid. : 184).
Selon lui, l'effet comique potentiel du français populaire ivoirien est involontaire. Il postule
aussi qu'il existe une réception proprement française de ces productions, dans laquelle la fonction
référentielle des énoncés s'effacent au profit d'une fonction purement poétique, pour reprendre la
terminologie de Jakobson. Il porte un regard critique sur ce type de réception :
« Réduit à un statut d'objet sans fonction, élément d'un décor exotique, qualifié de « savoureux »,
« délicieux », à la manière d'une friandise, ce parler suscite la réapparition d'un vieux discours
habillé de neuf. Le « petit nègre » n'est plus comme autrefois la preuve d'une incapacité
fondamentale des indigènes à s'élever au maniement correct des « grandes » langues mais le voici
14 http://blog.slateafrique.com/post-afriques/. Sabine Cessou est une journaliste indépendante, grand reporter pourL'Autre Afrique (1997-98), correspondante de Libération à Johannesburg (1998-2003) puis reporter Afrique auservice étranger de Libération (2010-11).
15 http://blog.slateafrique.com/post-afriques/author/post-afriques/ consulté le 13-11-12.
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désormais révélateur d'une vision du monde pleine de « fraîcheur » de naïveté doublée de verdeur
dans l'expression et qui définit, pour l'Européen, un espace humoristique africain » (Hattiger 1990 :
185).
Cette manière d'entendre le parler populaire ivoirien, précise encore Hattiger (ibid.), permet
de « caractériser le rieur et son imaginaire », et d'avoir accès à un « stéréotype élaboré et entretenu
par un certain public européen à propos des Africains ».
On peut trouver le rire suspect certes, mais ce qui m'intéresse ici c'est davantage de voir
comment un texte enregistré, qui, dès lors, peut circuler dans des espaces divers et hétérogènes, peut
être l'objet d'appropriations multiples, de la part de récepteurs qui n'étaient peut-être pas, dans le
projet initial, la cible principale. J'aborderai maintenant ici l'une des appropriations dont ont fait
l'objet ces enregistrements.
Circulations et appropriations : le « disque culte » des expatriés français de Côte d'Ivoire
J'ai entendu pour la première fois un enregistrement de l'Abbé Kodjo (dont je ne connaissais le
nom que sous forme de mention dans les bibliographies de linguistes) grâce à un jeune Français
d'une vingtaine d'année ayant passé toute son enfance en Côte d'Ivoire. Je m'intéressais à un manuel
de français-tirailleur et il me fournit un enregistrement sur cassette de la Création, ainsi que des
courriers photocopiés rédigés par du personnel de maison (des lettres de boys) que sa famille avait
conservées. J'ai acheté les disques de l'Abbé Kodjo sur des sites internet de vente d'occasion et me
suis retrouvée à surfer sur les blogs et forums d'anciens expatriés français ayant vécu en Côte
d'ivoire : « Bouaké Check Up » ; « 70's Abidjan-Blues » ; « Bakwaba les toubabs de Côte d'Ivoire ».
Sur le site de l'Amicale des Anciens d'Abidjan (qui rassemble, je cite « Les Toubabs, anciens ou
rapatriés de Côte d'Ivoire »16), j'apprends notamment que le week-end du 6-7-8 mai 2006, les
Anciens d'Abidjan se sont retrouvés au camping « La Petite Camargue » à Aigues Mortes dans le
Gard. Ils étaient 70 environ, venus d'Abidjan, Suisse, Perpignan, Savoie, Paris, Bordeaux,
Périgueux, Marseille, Montpellier… Lors d'une des soirées, l'un des anciens a récité la Création. Sur
le site « Bouaké Check Up », le blogueur a déposé le texte de la Création, accompagné d'une
question : « Quelqu’un a-t-il eu la bonne idée de ‘mp3iser’ ce 45 Tours de légende !!!! » et l'on peut
lire notamment les commentaires suivants : « la photo de la pochette de ce disque, c’est moi et mes
parents en camping à Sassandra vers 1970 !… » et « Je récite encore ce texte à mes enfants ; ils
adorent! »17. Sur le site Youtube, on trouve des numérisations de « La création » déposées par un
16 http://bakwaba.perso.neuf.fr/amicale_anciens_d_abidjan.html, consulté le 13-11-12.17 http://bouakecheckup.free.fr/wordpress/?p=6509, consulté le 13-11-12.
11
ancien de l'amicale (dont le pseudonyme est dioula7).
Sur ces blogs et forums, les anciens de Côte d'Ivoire émaillent parfois leur propos de mots et
tournures de français ivoirien, et ils mettent en ligne des vidéos où ils performent l'accent ivoirien18.
Ces pratiques linguistiques identitaires, qui s'apparentent aux phénomènes que Ben Rampton (1995)
a décrit sous le terme de crossing19, ne sont pas sans rappeler les pratiques d'une autre forme de
français populaire, coloniale celle-là, le pataouète (soit une forme de français populaire d'Afrique du
Nord, pratiquée par les colons) dans la communauté pieds-noirs exilée20.
Un énoncé linguistique peut, au delà de sa fonction référentielle, avoir une fonction indexicale,
c'est-à-dire indexer l'appartenance et les affiliations du locuteur. Dès lors, pour les Français qui
performent du français ivoirien en s'appropriant ce type de texte par la lecture à haute voix dans une
sorte de rituel d'agrégation, le code qu'ils utilisent indexe leur identité de Français d'Afrique.
L'oralisation à haute voix comme l'écoute mettent en jeu le corps et les sens, elles incorporent la
langue, avec sa musique propre, son accent, qui devient support de remémoration, permet le
surgissement du passé dans le présent de l'énonciation et devient une sorte de fixateur physique,
enclencheur de nostalgie. Les textes de Kodjo font rire les anciens expatriés, mais sans doute tout
près des larmes.
En guise de conclusion
Il n'existe évidemment pas de réception légitime des textes de Kodjo et Kodjo lui-même a pu
jouer de la pluralité possible des réceptions, selon les contextes de performance, selon les supports.
Ce n'est pas la même chose d'écouter un 45t, assister à une performance, lire le texte à haute voix, le
lire silencieusement, l'oraliser pour d'autres, l'écouter mis en ligne sur la toile. Cela ne donne pas
lieu aux mêmes types de réception, circulations, appropriations. Les expatriés de Côte d'Ivoire
n'écoutent pas les enregistrements de Kodjo de la même manière qu'un spectateur d'un festival de
lectures sonores, et nous savons pour l'instant très peu de choses des réceptions ouest-africaines des
enregistrements de Kodjo, anciennes ou contemporaines, et ce serait une autre piste à suivre.
La langue oralisée dans les enregistrements de Kodjo est une langue fictive, travaillée et
fabriquée à partir de pratiques orales populaires. C'est une langue orale littéraire, qui aurait plu à
18 Voir par exemple, sur le site Youtube, une vidéo mise en ligne avec ce titre : « Comédie ivoirienne - Des blancs avecl'accent ivoirien », http://www.youtube.com/watch?v=7tF9bDTderE, consulté le 10-09-13.
19 Le phénomène de « crossing » peut être défini comme l’utilisation de variétés de langues symboliquement associéesà des groupes sociaux et/ou ethniques auxquels le locuteur normalement n’appartient pas. L'ouvrage pionnier sur cetype de pratique est White Talk, Black Talk de Roger Hewitt (1986) où l'auteur étudie les usages du créole par desadolescents blancs à Londres dans les années 1980.
20 Meunier décrit le pataouète comme une « langue dont la pratique sociale n'existe plus si ce n'est dans certains rituelsd'agrégation » et qui est devenue « une représentation collective fossilisée » (MEUNIER 2000 : 145).
12
Raymond Queneau, lui qui a traduit le premier roman de l'auteur nigerian Amos Tutuola, écrit dans
un anglais fortement pidginisé21. Oralité feinte et oralité seconde, c'est le code linguistique lui-
même qui est ici affecté. Mais ça n'est pas de l'oral « pour l'œil », tel qu'il peut être utilisé en
littérature ou parar-littérature par exemple, mais bel est bien de l'oral pour l'oreille. L'enregistrement
l'a fixé, lui donnant une forme mémorable, et lui permettant de circuler, d'affecter encore d'autres
auditeurs.
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