exiler, désœuvrer les femmes licenciées

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- 1 - Article paru dans Travail, Genre et Société, n°8 , septembre 2002, pp 105-122. Noëlle Burgi-Golub CNRS, Centre de recherches politiques de la Sorbonne Exiler, désœuvrer les femmes licenciées Résumé Quand on suit la trajectoire des licenciées du textile au chômage depuis plusieurs années, on s'aperçoit que les arguments classiques invoquant leur manque de motivation, de mobilité et d'autonomie, ainsi que les dures réalités du marché du travail, ne sont pas tout à fait convaincants. En tant que femmes, elles ont doublement, triplement subi l'indifférente inertie de l'environnement politique et social qui tend à ne pas reconnaître un droit à l'emploi consistant aux chômeurs dépourvus de qualifications reconnues. Elles n'ont pas seulement été privées d'emploi. Elles ont aussi été privées, au nom du “ deuil ” de leur ex-entreprise et du réalisme des “ emplois modernes ”, de leur histoire passée et de la possibilité de se réinvestir dignement dans une activité salariée future. Souvent vécu dans la souffrance du “ désœuvrement ”, cet exil intérieur résultant de la négation par l'entourage de leur identité de femmes actives s'alimente à l'idéologie de l'épouse dépendante vouée au sacrifice pour ses proches et au service d'autrui. Abstract Exile and Idleness: The case of Laid-Off Women The long term study of the life trajectories of laid off women workers from the textile industry demonstrates that classic arguments about their lack of motivation, mobility and autonomy, and their failure to adapt to the realities of the labor market, are off the mark. As women workers, they suffer doubly from the indifference and inertia of a political and social environment that tends not to recognize the right to decent work for the unemployed without marketable qualifications. They have not only been deprived of employment but of their past history and of the possibility to reinvest themselves with dignity in a new employed activity. Having been forced into internal exile by the negation of their identity as productive women, their suffering is augmented by dominant ideology about the role of wives as dependent actors made to sacrifice themselves for their families and for others.

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Article paru dans Travail, Genre et Société, n°8 , septembre 2002, pp 105-122.

Noëlle Burgi-Golub CNRS, Centre de recherches politiques de la Sorbonne

Exiler, désœuvrer les femmes licenciées

Résumé Quand on suit la trajectoire des licenciées du textile au chômage depuis plusieurs années, on s'aperçoit que les arguments classiques invoquant leur manque de motivation, de mobilité et d'autonomie, ainsi que les dures réalités du marché du travail, ne sont pas tout à fait convaincants. En tant que femmes, elles ont doublement, triplement subi l'indifférente inertie de l'environnement politique et social qui tend à ne pas reconnaître un droit à l'emploi consistant aux chômeurs dépourvus de qualifications reconnues. Elles n'ont pas seulement été privées d'emploi. Elles ont aussi été privées, au nom du “ deuil ” de leur ex-entreprise et du réalisme des “ emplois modernes ”, de leur histoire passée et de la possibilité de se réinvestir dignement dans une activité salariée future. Souvent vécu dans la souffrance du “ désœuvrement ”, cet exil intérieur résultant de la négation par l'entourage de leur identité de femmes actives s'alimente à l'idéologie de l'épouse dépendante vouée au sacrifice pour ses proches et au service d'autrui. Abstract

Exile and Idleness: The case of Laid-Off Women The long term study of the life trajectories of laid off women workers from the textile industry demonstrates that classic arguments about their lack of motivation, mobility and autonomy, and their failure to adapt to the realities of the labor market, are off the mark. As women workers, they suffer doubly from the indifference and inertia of a political and social environment that tends not to recognize the right to decent work for the unemployed without marketable qualifications. They have not only been deprived of employment but of their past history and of the possibility to reinvest themselves with dignity in a new employed activity. Having been forced into internal exile by the negation of their identity as productive women, their suffering is augmented by dominant ideology about the role of wives as dependent actors made to sacrifice themselves for their families and for others.

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Article paru dans Travail, Genre et Société, n°8 , septembre 2002, pp 105-122.

EXILER, DÉSŒUVRER LES FEMMES LICENCIÉES “ Comment je vais dire ça ? C’est une bombe nucléaire qui nous est passée dessus, comme ça, qui a fait raz-de-marée, hein ! Et c’est marrant, parce qu’on était vachement fortes ! On était des battantes ! ” En quelques mots, Ariane, mécanicienne en confection, vient de résumer le traumatisme causé par la fermeture, en mars 1999, de l’usine textile où elle travaillait. 536 salariés, dont 86 % de femmes, avaient été licenciés. Jusque-là implantée dans une région marquée par le déclin de ses industries traditionnelles, l’unité de production, aujourd’hui délocalisée, appartenait à une multinationale encore prospère. La plupart des ouvrières — il ne s’agira ici que d’elles — y avaient consacré entre vingt et trente ans de leur vie active. Malgré un plan social “ généreux ” comprenant une convention de conversion et le recrutement pour 10 mois d’un cabinet privé de reclassement, la très grande majorité semble n’avoir pas retrouvé un emploi1, du moins un emploi convenable2. Arrivées en fin de droits en février 2002, elles vivent leur quatrième année de chômage et/ou de sous-emploi. Quand on interroge les intermédiaires des politiques d’emploi sur les causes de cette reconversion “ difficile ”, on obtient presque toujours des réponses à la carte. Souvent montré du doigt, le cabinet de reclassement commence généralement par mettre en avant des chiffres mirobolants. Daté de février 2000, son bilan de fin de mission indique que 161 licenciés3 avaient alors un “ emploi ”. Mais une lecture plus attentive du document révèle que parmi eux, 35 seulement étaient inscrits en contrat à durée indéterminée (CDI). Plus généralement, les gestionnaires du chômage tendent à reporter sur les chômeuses elles-mêmes la responsabilité de leur privation d’emploi. Ils invoquent leur manque de motivation, de mobilité, d’autonomie et les dures réalités du marché du travail. “ C’est le cas classique, dit un agent de l’Anpe, de gens qui ont fait toute leur carrière dans la même usine. Beaucoup de femmes. Peu de mobilité. Des salaires assez élevés pour le secteur et la région4. ” Et la responsable d’une agence locale pour l’emploi ajoute : “ On s’en aperçoit quand on les reçoit : il y en a pour lesquelles on voit tout de suite qu’elles sont autonomes, qu’elles sont volontaires, avec un souhait de changer, de s’en sortir, etc. Et celles-là, elles ont réussi ! ”.

1 Comme les agences locales pour l’emploi ne suivent pas les chômeurs en fonction de leur entreprise d’origine, personne ne sait au juste ce que sont devenus les salariés licenciés. Selon certains agents de l’Anpe on serait en présence de “ l’un des pires taux de reclassement ” connus dans le bassin d’emploi. 2 Notion déjà ancienne, l'emploi jugé “ convenable ” est censé définir les exigences que peut légitimement exprimer un travailleur à l'égard de son emploi. Mais sa définition évolue selon la conjoncture économique, les rapports de forces sociaux et politiques, et la nature des institutions de régulation du marché du travail. C'est au sujet de l'indemnisation du chômage que les débats concernant cette définition atteignent le maximum d'acuité. En France, le Code du travail définit indirectement comme convenable, “ quelle que soit la durée du contrat de travail offert ”, un emploi “ rétribué à un taux de salaire normalement pratiqué dans la profession et la région ”, compatible avec la spécialité ou la formation antérieure du bénéficiaire, et avec “ ses possibilités de mobilité géographique compte tenu de sa situation personnelle et familiale ” (art. L 351-16 et suiv.). Pour une analyse, voir Jacques Freyssinet (2000). 3 Sur 480 inscrits et 266 personnes suivies. 4 Propos recueillis par Emmanuel Defouloy. Les ouvrières gagnaient entre 5300 et 12000F net, primes comprises, selon le poste qui leur était attribué et leur rendement.

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Défaut d’autonomie, mobilité médiocre, motivation ou incitations insuffisantes : ce sont les lieux communs les plus rebattus pour qualifier les obstacles rencontrés dans leur parcours par les chômeurs les plus défavorisés. Et toutes les apparences portent à croire que ce type de raisonnement s’applique particulièrement bien aux ex-ouvrières du textile. Grandies dans des localités souvent très isolées, élevées dans des familles traditionnelles soucieuses de l’honneur des filles, elles n’étaient guère sorties de chez elles et n’avaient pratiquement jamais voyagé. Beaucoup auraient souhaité continuer leurs études au-delà de leur scolarité obligatoire, mais les circonstances ne s’y prêtaient pas : parce qu’elles auraient dû se rendre dans une ville située (au pire) à une cinquantaine de kilomètres du domicile, parce qu’on leur confiait le ménage et leurs petits frères et sœurs, parce qu’elles étaient ou se croyaient obligées de travailler tout de suite afin de donner leur salaire ou “ payer pension ” à leurs parents. Elles sont donc entrées très tôt (à 15 ou 16 ans) et sans transition dans la confection, quand ce n’est pas directement à l’usine qui, selon leur propre expression, les “ jetterait ” quelque trois décennies plus tard. Pour beaucoup, c’est là qu’elles ont “ appris à faire des choses. A se débrouiller. A gagner sa vie. A faire son rendement. Et à se faire engueuler par les contredames ! ” Elles y travaillaient à la chaîne et l’ont payé de leur santé. Mais elles appréciaient le système paternaliste, le bus de ramassage qui les conduisait au travail le matin et les ramenait le soir, les arrangements financiers qui les aidaient en cas de coups durs, les cadeaux de Noël, le brin de muguet du premier mai et les autres symboles des largesses patronales. Le mariage et la construction du foyer ont achevé de les enchaîner à la chaîne : “ Ce n’était pas mon choix, mais c’est devenu mon choix ”, dit l’une d’elles. Aussi n’hésitent-elles pas elles-mêmes à dire qu’elles étaient “ dans un cocon ” et qu’il leur a été très difficile du jour au lendemain d’être “ lâchées dans la nature ”. Est-ce à dire qu’elles n’avaient rien appris d’autre que la soumission et la dépendance pendant toutes ces années de labeur ? Que la plupart ne désirait pas s’en sortir et n’en avait pas les capacités ? Que le cocon, produisant l’effet d’un déterminisme, serait comme un ange exterminateur privant ses victimes de leur indépendance et de leur liberté de mouvement ? Rien n’est moins sûr. Tout comme l’entrée en formation ou le temps partiel, l’autonomie, la mobilité et la motivation renvoient à des situations et à des significations radicalement différentes selon qu’elles sont contraintes ou choisies5. Les ex-ouvrières du textile ont rarement eu le choix. Sous prétexte de faire le deuil d’un emploi qu’elles ne retrouveraient plus aux mêmes conditions, elles ont été sommées d’en oublier jusqu’au souvenir. L’autonomie professionnelle et familiale conquise grâce au salariat n’aurait jamais dû exister et n’existerait plus. Une autre autonomie était désormais exigée d’elles par les institutions : trouver par elles-mêmes une activité adaptée à leur statut envieux d’épouses dont le mari travaille ; se rendre compte par elles-mêmes de la réalité des emplois modernes. Elles finiraient bien par reconnaître que leurs désirs se nourrissaient d’illusions, qu’il n’y avait pas lieu de les prendre en considération, que les emplois d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Voilà ce qu’ont tenté de leur

5 Pour une problématique appliquée à la mobilité, voir Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon (2000).

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inculquer en quatre ans les dispositifs censés les seconder dans leurs stratégies de chercheuses d’emploi6. Du côté de la vie domestique, quelles que fussent les relations, bonnes ou mauvaises, avec leur conjoint, le choc provoqué par la redécouverte de la condition de femme dépendante a été brutal. Surajoutée à l’indifférence des institutions bien pensantes à leur égard, l’incompréhension de leurs proches et intimes pour le besoin impérieux de reprendre une activité salariée, mais une activité qui ne soit pas dévalorisante à l’excès, les a acculées à une très grande solitude. Le déni du droit à l’emploi, et même du souvenir laissé par la jouissance de ce statut, a ainsi transformé en exil intérieur ce qui devait être un deuil, mais ne l’était plus. On ne fait pas le deuil de ce qui n’aurait jamais été pensé ni vécu. En revanche, la dépossession de soi confine à l’exil intérieur quand elle est imposée de l’extérieur par la négation d’une histoire personnelle et d’une identité professionnelle. Heureusement, quelques-unes ont échappé à la programmation d’un tel destin. Au printemps 2000, un an après la fermeture de l’usine, une jeune équipe artistique s’associait à un metteur en scène pour tenter une expérience difficile : organiser, sous la forme d’un stage d’accès à l’entreprise (SAE), un atelier d’écriture qui déboucherait sur un spectacle joué par cinq licenciées du textile. Malgré de nombreux obstacles et le scepticisme de l’Anpe, ce projet a abouti et s’est conclu par un immense succès. La pièce de théâtre, qui déroule une série de tableaux sur la vie à l’usine et les circonstances du licenciement, s’acheminait en avril 2002 vers sa 50ème représentation. Comme le démontre amplement l’expérience des ex-ouvrières devenues intermittentes du spectacle, l’avenir professionnel des filles dans leur ensemble ne dépendait pas d’une employabilité7 prédéfinie. La réussite de leur reconversion était d’abord et avant tout subordonnée à la possibilité qui leur serait offerte de s’investir, au sens psychologique du terme, dans une nouvelle activité. Il ne suffisait pas de prescrire des dispositifs et de les considérer comme des produits, ainsi que le font habituellement, et de plus en plus, les gestionnaires des politiques d’emploi (Burgi-Golub, 2000). Encore fallait-il que les principales intéressées y trouvent des ressources permettant de s’en approprier les effets8. Les comédiennes ont justement eu cette chance, et leur vécu tranche singulièrement avec celui des autres licenciées. Pourtant, elles demeurent vulnérables aux pesanteurs structurelles qui tendent à dénier aux femmes sans qualifications reconnues le droit à un emploi, fût-il simplement convenable. Voilà ce que révèle le parcours des unes et des autres. Son point de départ commence avec l’idée de “ deuil ”.

6 Allusion à l’idée selon laquelle la recherche d’emploi serait “ une activité à plein temps ”, comme a pu le dire un de nos interviewés, ou, pire, qu’elle renverrait à un “ univers professionnel ‘comme un autre’ ” (Maruani et Reynaud, 2001, p. 43). 7 Sur cette notion, voir, par exemple, les analyses de Bernard Gazier (1989, 1990, 1997). 8 Analysant les actes de formation, Yves Clot (1998) introduit au sujet de ce processus d’appropriation la notion d’ “ efficacité dynamique ” de tels actes. Une efficacité dynamique du reclassement des filles aurait supposé une approche allant au-delà d’une vision normée et utilitariste du résultat attendu (dont on peut d’ailleurs se demander : quel est-il ?) des dispositifs.

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L’enquête Ce texte s’appuie sur le témoignage de neuf femmes, toutes licenciées par la même entreprise textile, interrogées par l’auteur dans le cadre d’une enquête plus vaste effectuée dans une région française. Une cinquantaine de personnes, hommes et femmes, confrontées à des situations de vulnérabilité ou de grande vulnérabilité, ainsi qu’une quinzaine d’intermédiaires des politiques d’emploi ont été interrogés. Les ex-ouvrières du textile, dont les prénoms sont inventés, ont aujourd’hui entre 39 et 51 ans. Parmi elles, six ont accepté de témoigner à intervalles réguliers depuis mai 2000 (les derniers entretiens datent d’avril 2002). Au premier entretien, toutes, sauf une, n’avaient pas retrouvé un emploi et parmi elles, sept participaient au stage d’écriture qui allait déboucher sur la création d’un spectacle. 25 femmes et 2 hommes s’y étaient inscrits, mais les hommes ont fait défection ; ils ne se sont pas présentés le premier jour du stage. Nous baptiserons Samuel le jeune metteur en scène qui a réalisé ce dernier projet en collaboration avec une équipe d’artistes (notamment un écrivain, un compositeur, une chorégraphe). En avril 2002, le hasard a voulu que, sur les sept interviewées participant au stage, deux, Léa (40 ans) et Maya (51 ans), soient devenues intermittentes du spectacle. Ariane (40 ans) partage son temps entre deux employeurs. Le matin elle soigne des personnes âgées dépendantes et l’après-midi, sauf le mardi, elle est retoucheuse dans une boutique chic située près de son domicile. Céleste (42 ans) avait été sélectionnée pour la pièce de théâtre, mais son mari s’y est opposé. Femme battue par un époux alcoolique et mère de trois enfants (17, 13 et 11 ans), elle a renoncé à cette opportunité pour des raisons, on s’en doute, bien plus complexes qu’une simple soumission au “ mari qui ne veut pas ”. Des raisons tout aussi complexes l’amènent aujourd’hui à ne plus témoigner. Au bout de pratiquement trois ans de chômage, elle avait trouvé en décembre 2001 un travail à la chaîne dans une usine de surgelés, grâce à une connaissance qui a “ parlé pour elle ”. Elle y travaillait encore en avril 2002. Zoé (42 ans), Diane (48 ans) et Sarah (39 ans), qui avaient également participé au stage d’écriture, n’avaient rien retrouvé. En-dehors de ces sept femmes, Irène (49 ans), ex-déléguée syndicale de l’usine textile, avait très rapidement retrouvé un emploi dans un cabinet de consultants en tant qu’assistante de direction. Elle s’y trouve encore et y a monté une formation sur les plans sociaux destinée aux comités d’entreprise. Finalement, Françoise (49 ans) était en voie de devenir “ inactive ”. LE DEUIL DE L’EMPLOI Installés sur les lieux mêmes de l’usine fermée d’où n’avaient pas encore été évacuées les machines à coudre, le cabinet de reclassement et les syndicats membres du comité de suivi9 n’ont cessé de répéter dès le lendemain du licenciement : il faut “ oublier ”, “ faire le deuil ”, “ tourner la page ”. La version la plus 9 Le comité de suivi a réuni pendant toute la durée de la mission de reclassement les interlocuteurs concernés par le plan social : direction, syndicats, Anpe, Assedic, le cabinet de reclassement et la direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP).

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douce de ce point de vue est exprimée par Irène, déléguée CFDT, membre du comité de suivi. Sa conviction partait d’un bon sentiment. Faire le deuil, c’était selon elle envoyer les licenciées dans n’importe quelle formation (courte) sans nécessairement penser dans un premier temps aux débouchés éventuels. Elles prendraient conscience qu’elles sont “ capables de faire autre chose ” : “ En formation, explique Irène, c’est pas encore le boulot. On peut discuter, il y en a d’autres comme vous, on s’ouvre plus, on s’épanouit et après, parce qu’on a déjà connu autre chose, on peut rebondir sur un emploi. Tandis que si vous rentrez tout de suite dans une autre boîte, vous rentrez dans le système de la boîte. Et ça, quelquefois, ça fait peur, parce que c’est par exemple une boîte de surgelés, ça change complètement. Les gens sont plus froids… c’est le cas de le dire ! Ou travailler dans un milieu d’hommes... ” Irène a très rapidement retrouvé un emploi d’assistante de direction dans un cabinet de consultants10. Il se trouve que Céleste travaille depuis décembre 2001 dans une entreprise de surgelés. C’est vrai, elle a froid, elle qui avait toujours chaud. Mais ce n’est pas le pire ; simplement, le froid rend encore plus pénibles des conditions de travail détestables. Céleste parle de “ bagne ” ou encore d’ “ esclavage ” : un effort particulièrement éprouvant pour travailler à la chaîne huit heures d’affilée, une semaine le matin, l’autre l’après-midi, avec une pause de seulement 20 minutes pour manger et l’obligation de lever le doigt pour demander au contremaître, un homme, de trouver une remplaçante afin d’aller aux toilettes. Les filles ont vite compris qu’un destin de ce genre pouvait bien être justement celui qui leur était réservé. Car les “ emplois ” vers lesquels on les a immédiatement puis régulièrement dirigées étaient presque toujours des missions d’intérim avec l’espoir lointain et généralement déçu d’une embauche, des mi-temps situés dans un rayon de 50 kilomètres, avec des horaires éclatés ou flexibles, un ou plusieurs employeurs, le SMIC horaire, et même quelquefois moins. Cela, aussi bien dans la confection (où le cabinet de reclassement s’obstinait à les envoyer) qu’ailleurs, c’est-à-dire dans les secteurs dits de proximité et aussi, de plus en plus, dans certains métiers “ masculins ”, mais dévalorisés. S’adressant à Sarah, un agent de placement plutôt maladroit s’en est expliqué en ces termes : “ Il faut avoir l’esprit plus large ! Nous, on a quelque chose à vous proposer. Mais c’est dans le bâtiment… Ben oui, parce que, en bâtiment, il y a énormément d’hommes qui sont sous-payés, que maintenant ils embauchent beaucoup de femmes ! ” Les licenciées sont convaincues qu’on ne leur proposait rien de mieux parce qu’on les prenait “ pour des nulles ”. “ Nous étions cataloguées confection ”, dit l’une ; “ Nous, on était en production. Donc production, tu repars en production ”, dit l’autre ; “ On nous faisait comprendre qu’on n’était pas capables de faire ça ”, dit encore une troisième. Pourtant, elles avaient théoriquement droit à une formation longue et qualifiante, rémunérée au titre de l’Allocation de formation reclassement (AFR)11. A à la question de savoir pourquoi cette possibilité n’a été que très exceptionnellement offerte aux licenciées, l’Anpe aligne des arguments classiques : on ne trouve pas facilement un organisme de formation disposé à accueillir les stagiaires ; les ex- 10 En réussissant à transformer son mandat syndical en opportunité d’emploi de bureau qualifié, le cas d’Irène est atypique. 11 L’AFR leur aurait de surcroît évité la dégressivité de leurs allocations de chômage pendant toute la durée de la formation.

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ouvrières étaient trop âgées pour s’engager dans une formation longue ; elles avaient quitté l’école depuis trop longtemps et n’auraient pas facilement repris un cursus de formation ; il faut tenir compte des débouchés sur le marché du travail. “ Nous ne sommes pas là pour leur donner des illusions ! ”, conclut la responsable d’une agence locale. Ces arguments ne sont pas vraiment convaincants. Grâce à la convention de conversion, les licenciées disposaient, d’un point de vue réglementaire, de 12 mois pour définir un projet et bénéficier d’une AFR. Quand on insiste, l’Anpe admet que ce délai aurait suffi pour trouver une “ structure d’accueil ”. Or, parmi les femmes interrogées, aucune, sauf Irène, ne s’est vu proposer l’AFR. Les autres auraient-elles préféré savourer des “ vacances prolongées ” grâce à leurs indemnités de chômage, pour reprendre l’expression d’un membre du comité de suivi ? Les professionnels du reclassement assurent qu’elles ont toutes été “ informées ”. Et c’est vrai. Juste après leur licenciement, on les avait réunies par groupes de 20 à 25 personnes pour leur brosser un tableau des institutions de gestion du chômage et leur présenter les dispositifs existants. Mais “ c’était un truc routinier, explique Léa. J’avais l’impression de voir une personne réciter une leçon. Si on lui disait quelque chose, elle répondait : on en parlera après. Mais après, il n’y avait plus de temps pour répondre aux questions. ” C’est pourquoi, constate Zoé, “ ils effaçaient plus vite… S’ils avaient décidé quelque chose pour nous, ils essayaient à chaque fois de nous dévier de ce que nous on voulait ou disait. ” Pouvaient-elles dans ces circonstances relever l’enjeu éventuel d’une AFR ? L’argument portant sur l’âge est, lui aussi, relatif. A 46 ans, Irène envisageait de devenir assistante sociale. Pour cela, elle aurait dû commencer par une remise à niveau avant de poursuivre une formation qualifiante. Elle en avait pour 5 ans. Elle affirme y avoir renoncé d’elle-même en raison de son âge, mais avoue par la suite qu’elle aurait choisi cette option si elle était restée au chômage. Quant à l’argument de la distance par rapport aux années de scolarité obligatoire, le succès de l’atelier d’écriture suffit à le faire tomber12. Interrogées en juin 2000, les femmes participant à ce stage en tiraient argument pour exprimer leur “ soif d’apprendre ”, de “ sortir de l’ordinaire ”, de cesser d’être “ réservées ” et de passer “ à côté de beaucoup de choses ”. Quant aux personnes n’ayant aucune envie de “ retourner à l’école ”, elles n’avaient aucune raison de s’en cacher. Françoise n’a pas souhaité passer par une formation longue : “ Je ne suis pas ambitieuse, faut pas avoir trop d’ambition ! Je vais pas repartir faire des études. Ça va me servir à quoi ? Et puis j’ai plus la tête, hein ! Déjà, à plus rien faire comme ça, on la perd ! ” Elle est donc “ allée au bureau du président du Conseil Général pour un métier qu’on peut donner facilement ”. Elle voulait devenir assistante maternelle, accueillir un enfant placé par la DASS dans la grande ferme coquette héritée de ses parents. Pour des raisons étranges, elle n’a pas eu son agrément. A défaut d’une formation qualifiante et valorisante, que leur a-t-on proposé ? Toute une série de stages clés en main du type formation vente ou permis de conduire poids lourds. Quoique ces dispositifs n’étaient pas faits pour nourrir leurs “ illusions ”, elles ont vite déchanté. Soit parce qu’elles ne trouvaient pas de débouchés à l’issue de la formation, soit parce que les emplois vers lesquels on les dirigeait ensuite 12 200 filles et quelques hommes ont répondu à quelque 250 à 300 invitations envoyées par une agence locale de l’emploi pour assister à une première réunion présentant le stage et ses objectifs.

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étaient inacceptables, soit parce que la qualité du stage laissait à désirer. Sur ce dernier point, les exemples abondent : on ne s’occupait pas d’elles, elles n’y apprenaient rien. On leur a aussi servi, et cela à haute dose, c’est-à-dire de façon répétitive, ces formules prêt-à-porter que sont les “ bilans de compétences ”, les “ techniques de recherche d’emploi ”, les “ objectifs emploi (ou projet) en groupe ”, les “ passeports formation ”. Là, on leur faisait toujours refaire à peu près la même chose : beaucoup de tests psychologiques, un peu de français et des maths, l’épluchage du bottin et des annonces, des lettres de motivation et des CV, des simulations d’entretiens avec des employeurs. Le tout avec une forte insistance sur la présentation de soi. Par exemple : “ Surtout, quand vous téléphonez à une entreprise, habillez-vous, maquillez-vous quand vous téléphonerez ! Il faut être bien habillée, maquillée, bien préparée. Jamais en pyjamas, jamais en joggings ! ” Il y a quelque chose d’absurde à mettre tant d’insistance sur la présentation de soi, non seulement quand on connaît ces femmes toujours soignées et bien mises, mais encore et surtout si l’on considère les “ emplois ” qui leur ont été et leur sont encore proposés. Pour des raisons similaires, on peut se demander pourquoi on s’obstine à les envoyer dans des stages pour leur faire rédiger des CV et des lettres de motivation. Convaincue par le bien-fondé des modules sur le “ look ”, la responsable d’une Anpe locale rapportait, mais à propos d’un homme, l’anecdote suivante : “ Moi je me souviens d’une offre d’emploi que j’avais eue [dans le bassin d’emploi des ex-ouvrières du textile]. C’était une entreprise de vidanges, vous voyez, faire les fosses septiques. Ça n’a rien d’agréable ! [Les employeurs] demandaient que les candidats envoient un CV ! Je dis : écoutez ! où on va là ? Je dis : vous croyez que quelqu’un qui va être dans une fosse septique, il sait forcément faire un CV ? C’est un manuel, c’est un gars qui veut bosser. Je dis : il va pas forcément savoir vous faire un CV ! ” Qu’elles sachent bien ou mal rédiger un CV ou une lettre de motivation, les licenciées sont unanimes pour se plaindre de ne pratiquement jamais recevoir de réponse ; pas même une réponse négative, ajoutent-elles, offensées. Finalement, lorsque l’on croise l’expérience accumulée par les filles pendant leurs trois premières années de chômage, l’argument sur les débouchés laisse à désirer. Ariane est la seule à détenir, outre un CAP de couture, un BEP d’employée administrative et un CAP d’employée de bureau. Depuis son licenciement, elle poursuit obstinément le rêve de retrouver “ son métier ” de secrétaire. Chaque fois qu’elle a cherché à obtenir un stage informatique, elle s’est “ heurtée à un mur ”, contrairement à d’autres, beaucoup moins motivées13. Pourquoi ? Et comment expliquer ce curieux hasard ayant conduit deux femmes habitant le même village (mais se fréquentant peu) à être chacune orientée vers le secteur où justement l’autre aurait souhaité travailler ? En 1999, Zoé, une amoureuse de la décoration, s’était vu refuser la fleuristerie. Courant 2001, l’Anpe l’envoyait dans un stage de menuiserie avec embauche à la clef. De son côté, Sarah a “ demandé et redemandé ” depuis 1999 une formation cuir et menuiserie. L’artisanat, lui a-t-on toujours rétorqué, n’offre pas de débouchés14. Mais au printemps 2001, parmi les

13 Ariane a fini par financer elle-même une formation en informatique en 22 leçons, du 6 décembre 1999 au printemps 2000. 14 Alors qu’il existe non loin de chez elle une entreprise de rénovation de meubles qui aurait pu être ciblée dans un projet cuir et menuiserie, comme l’a confié en passant la responsable d’une agence locale pour l’emploi à qui j’ai soumis ce cas particulier.

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propositions présentées par une responsable du placement au cours d’un stage “ passeport formation ”, il y avait la fleuristerie15 ! AMPUTER LE PASSÉ, PRIVER D’AVENIR On l’admettra, toute cette activité de gestion des parcours vers l’emploi ressemble à s’y méprendre à une vaste entreprise de préparation et de canalisation des licenciées vers une inactivité forcée, durable et sans issue. Elle n’est pas de nature à redonner à ces femmes “ confiance en leurs capacités de faire autre chose ”. Celles-ci en retiennent l’humiliation d’une image dévalorisée de soi et n'en éprouvent que plus cruellement la honte et la culpabilité de se trouver au chômage. Les années de fierté et de dignité tirées d’un emploi ayant, notamment grâce à un salaire qui n’était pas d’appoint, permis à ces “ battantes ” de négocier leur place dans la société, de l’imposer aussi, n’ont pas suffi à effacer toute trace de fragilité personnelle. Le problème n’est pas tant qu’elles ont par ailleurs enduré les jeux de pouvoir affectionnés entre autres par leurs supérieures hiérarchiques, monitrices ou contredames ; ni qu’elles n’ont jamais eu accès à des postes de responsabilité alors qu’elles étaient nombreuses à y aspirer. Certes, une autre configuration les aurait aidées à s’affirmer davantage. Mais elles évoluaient de toute façon dans un environnement qui avait déjà du mal à admettre la légitimité de leurs “ gros salaires ”. Tant qu’elles travaillaient, elles pouvaient en ignorer ou en relativiser les manifestations les plus offensantes. Après, ce n’était plus le cas. La blessure occasionnée par un profond sentiment d’échec et de culpabilité réactivé au moment du licenciement, est restée aiguë. Elle n’épargne aucune fille, pas même les intermittentes du spectacle. Si ces dernières disposent de ressources autrement stimulantes pour y faire face, plus on se rapproche des emplois dégradants, sans parler de l’inactivité forcée, plus la blessure saigne. Par exemple, Ariane dit se sentir “ bien ” depuis que l’un de ses deux employeurs actuels est “ venu la chercher ”, en mai 2001, pour lui proposer une activité de retoucheuse (payée 45 francs de l’heure et subordonnée à la demande des clients) à laquelle elle consacre ses après-midi. Pourtant, elle est encore sujette à des passages à vide qui frisent la dépression : “ Je ne suis pas entière encore. Je suis encore à moitié ”, dit-elle. Ses capacités ne sont pas reconnues : “ C’est terrible, parce que je sais faire tellement de choses ! […] Mais tu dois toujours prouver, prouver, prouver, et puis tu dois gagner ta dignité, et puis on ne t’offre pas les possibilités de le faire, on ne te les offre pas ! ” Alors, par moments elle pense : “ Je ne suis pas venue sur cette terre pour souffrir ! ” ; mais, enchaîne-t-elle : “ Après, je culpabilise. Je me demande toujours quelle faute j’ai commise pour avoir toujours été rejetée ? ” Trois ans après son licenciement, elle affirme encore devoir impérieusement trouver une solution à ce problème. Sur ces sujets, les femmes évitent de se confier à leur mari. Car les maris, sans compter la famille étendue et le voisinage, sont plutôt insensibles à la dureté de leur épreuve. La “ très douce, très réservée, très pudique ” Diane, comme la décrit une de ses amies, aimerait mieux, et de loin, retrouver un emploi digne de ce nom. Mais à défaut, elle est la seule à pouvoir, grâce à un bon contexte familial, choisir le repli sur 15 Zoé a dû renoncer à un emploi en menuiserie parce qu’il supposait une posture incompatible avec ses graves problèmes de dos ; Sarah a été très efficacement dissuadée par un agent de placement de se lancer dans la fleuristerie.

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la vie domestique plutôt que les dérivatifs procurés par les petits boulots et autres activités de proximité dégradantes. Les autres n’ont même pas ce choix-là16. Comme l’illustrent fort symptomatiquement certaines réflexions sur le travail, la cécité de leur entourage immédiat est à la mesure de l’aveuglement institutionnel : “ T’es bien à la maison, moi je travaille ! ” ; “ Toi, t’as pas à te plaindre, ton mari travaille ! ”, s’entendent-elles souvent dire. Sarah, par exemple, se dépite contre le peu de légitimité de son activité salariée passée. Epouse d’un routier souvent absent et mère de deux enfants, elle avait beau, du temps de l’usine, se lever le matin à 5 heures pour déposer ses petits, puis les récupérer le soir après sa journée de labeur avant de rentrer chez elle et tout préparer pour le lendemain, sa belle-mère la campait dans un autre rôle : ton mari, “ lui, il travaille ; lui, il fait des déplacements ! ”, répétait-elle. Aujourd’hui, elle craint de se retrouver justement comme cette belle-mère, “ avec un mari qui gère et contrôle tout, y compris la signature d’un chèque ”. Comble de l’ironie, lors d’une conversation avec son conjoint à qui elle disait : “ Tu ne vois pas ma situation parce que tu travailles ! ”, celui-ci a rétorqué : “ Ben oui, mais toi, tu es à la maison, tu travailles aussi ! ” En somme, que l’on regarde du côté des institutions ou de celui des intimes, des proches et des moins proches, il n’y pas d’écoute : “ T’as l’impression que t’as plus personne. Avec qui parler ? Qui voir ? ” Lot commun des chômeurs de longue durée, cette solitude, s’agissant des filles, est redoublée par la négation de leur personnalité et de leur histoire. Pas une occasion n’est manquée pour leur rappeler que leur ex-entreprise, “ c’est fini ! ”. Leurs dix, vingt ou trente années d’usine appartiendraient-elles à un ailleurs idéalisé, une “ mémoire morte ”17 ? Cette période a pourtant été la meilleure de leur vie : ce sont les années de jeunesse, d’élévation du niveau de vie, d’expérience de la maternité, d’enrichissement des rapports sociaux, d’accès à l’indépendance et de fierté liée à un travail souvent mieux rémunéré que celui du mari : “ J’étais fière de ramener ma fiche de paie, je me sentais bien et forte. Il faut voir comment mon mari a réagi au salaire ! Ça fait énorme, pour un homme ! 18 ” En les privant de leur histoire passée pour mieux les priver d’avenir, on les privait aussi des ressources essentielles, voire vitales, dont elles auraient eu besoin pour affronter, qui l’époux ivrogne, qui les enfants sur le point de partir (ou trop petits pour éventuellement partir soi-même), qui la mesquinerie de la famille proche ou lointaine, qui le cancer ou les autres souffrances physiques aiguës apparus depuis le licenciement. Sans parler de la retraite en perspective d’un mari pesant dont elles auraient à supporter l’ennui, en plus du leur propre, et cela dans une maison sans enfants. Et c’est justement à ce moment-là qu’on leur réclame des preuves d’autonomie ! De là la violence prodigieuse contenue dans l’idée de deuil. Et, pour les intéressées, à l’exception des comédiennes, l’impossibilité de le faire. Au point où quelques-unes achètent encore des vêtements à la mode produits par la multinationale qui les a 16 C’est dire que la position occupée par la femme au sein de la famille ou du foyer n’explique en rien leur présence ou leur absence sur le marché du travail (Walby, 1998). 17 La “ mémoire morte ”, ici représentation d’un passé mort imposée de l’extérieur, s’oppose à la “ mémoire vivante ” qui condense un ensemble de pratiques, de manières d’agir et de s’exprimer, de visions du monde et de repères identitaires, forgés au cours du processus que Pierre Bourdieu (1984) appelle d’ouvriérisation. La mémoire vivante survit toujours sous diverses formes aux conditions objectives l’ayant fait naître et se développer. Sur cette distinction, voir Michel Verret (1984). 18 Au moins pendant les premières années d’activité au sein de cette entreprise. Souvent, les maris ont fini par rattraper leur salaire et elles ont joué un rôle de stimulant à cet égard.

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licenciées. Où d’autres affirment haut et fort “ ne jamais revenir sur le passé ”, mais y penser la nuit et dans leurs rêves. Où d’autres encore ne se séparent jamais d’un porte-clefs, d’une trousse de couture ou d’un quelconque gadget portant la marque de la firme délocalisée. Autant de façons de se réapproprier la tranche engloutie de leur histoire. De lutter contre l’impression d’être “ encore plus infériorisée ” quand on leur impose l’oubli. De se souvenir qu’elles étaient (et pourraient redevenir ?) des “ battantes ”. Contrairement à ce qu’en pensent leurs interlocuteurs, prompts à dénoncer leur faible motivation et leur impréparation à la “ modernité ”, elles ne vouent pas naïvement leurs pensées à la nostalgie du paradis perdu. Les ouvrières ont toujours entretenu un rapport ambivalent à l’univers industriel, rapport d’extranéité19 qui en faisait des exilées relativement étrangères “ à ce milieu ”, n’aimant généralement pas leur travail, et simultanément des femmes attachées à leur emploi et aux bénéfices secondaires qu’il leur procurait. Cette ambivalence perdure dans le chômage. Mais le processus de reconstitution de soi en exil intérieur pousse l’identité narrative à refouler ou à déplacer l’objet du ressentiment20. Dans des cas extrêmes, l’usine peut représenter ainsi l’un des derniers, sinon le seul repère de dignité encore susceptible de soutenir l’effort de préservation de soi. D’UN EXIL À L’AUTRE Par contraste, les comédiennes sont placées dans une situation radicalement différente. Contraintes, elles aussi, à réévaluer leur passé, à s’inventer une place nouvelle et se la construire au présent, à se redéfinir dans leur relation à autrui et au monde, elles ont pris de la distance par rapport à l’entreprise textile au point où l’une d’entre elles reconnaît, non sans un sentiment de culpabilité à l’égard de ses infortunées compagnes, qu’il lui arrivera peut-être un jour de célébrer son licenciement. L’événement, au sens ricœurien du terme21, provoquant un effet de rupture dans l’unité significative de leur existence, a certes d’abord été la fermeture de l’usine. Mais il a été suivi d’une seconde expérience, l’entrée dans le monde du spectacle, mettant tout aussi radicalement à l’épreuve les liens qui les rattachent au contexte dans lequel leur identité se déploie. Aujourd’hui, cette expérience-là habite, aimante leur présent. Si elles sont donc également exilées dans l’étrangeté d’un nouvel univers, elles le sont différemment. Elles n’y ont pas été acculées comme les autres, mais l’ont au contraire voulu. Beaucoup. Chaque jour, à chaque représentation, à chaque confrontation avec leurs proches et leurs intimes. Dans le plaisir et dans le déchirement. Il faut voir l’amusement de Maya quand elle explique à quel point le travail du corps avec la chorégraphe a été difficile au départ : “ Ça a été le plus difficile ! Parce qu’en fait, on était gênées. Quand on nous demandait de faire des gestes, on se mettait

19 Concept proposé par Danièle Kergoat et emprunté au droit où il renvoie à la situation juridique d’un étranger dans un pays donné. 20 Il se reporte et se concentre sur le gouvernement et la “ société ” en général (et le résultat est là, sur le plan électoral). Parmi les femmes interrogées, deux seulement ont exprimé spontanément leur ressentiment à l’égard de l’entreprise textile en disant : “ C’est de la haine ! ”. 21 L’événement est ce qui provoque l’effet de rupture dans la trame d’une existence. Voir Paul Ricœur (1990) et, sur la problématique de l’exil, Noëlle Burgi-Golub (1999).

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toujours dans un petit coin. On n’osait pas aller en milieu de scène. On n’osait pas se montrer : c’est surtout ça. ” Il faut aussi entendre la voix rieuse de Léa quand elle dit son bonheur d’être regardée, écoutée sur scène, le bonheur de donner toujours plus au cours du spectacle, non sans s’étonner de ce dont elle est, et pourrait encore être capable. “ Je ne sais pas où je peux aller encore ”, confesse-t-elle en évoquant une séquence sur le plaisir — un plaisir, justement, qu’elle a eu tant de mal à reconnaître, à trouver en elle, et donc à exprimer en public. Il faut l’avoir suivie dans ses angoisses, dans sa difficulté à imposer sa place, et même à croire à l’utilité de son rôle dans la pièce de théâtre. Il faut l’avoir vue “ grandir ”22 à toute vitesse, s’ébranler profondément en découvrant que les relations entre les filles, relations quasi-fusionnelles héritées des modes de socialisation pratiqués à l’usine, et dont ne se défaisaient pas facilement les cinq comédiennes, comportaient une dimension éminemment oppressive ; et enfin, s’épanouir à mesure qu’elle parvenait à prendre la parole sur scène et dans la vie, à vaincre les résistances à l’affirmation de soi. Loin de l’autonomie factice formellement exigée par les institutions, cette émancipation-là s’apprend. Elle prend du temps, une immense énergie, et suppose un environnement réceptif. Il l’était en la personne de Samuel. Le metteur en scène a “ déplacé des montagnes ” pour faire aboutir son projet et s’est dépensé sans compter pour aider ces femmes à (re)conquérir le sens de leur valeur. Il l’était également grâce à l’intérêt ou la curiosité suscités par la pièce de théâtre. Preuve, s’il en est, que la mobilité ne se décrète pas, les comédiennes sont parties en tournée dans toute la France et à l’étranger. Elles ont pris “ goût ” à “ voir des gens, affronter [leur] peur, sortir”. Mais, par ailleurs, la réceptivité de l’entourage laisse à désirer. La tentation est grande de les enfermer dans le statut d’ex-ouvrière. Le regard d’autrui rechigne à leur reconnaître la qualité de comédienne et le travail d’actrice lui échappe au point où certains ne voient même pas la dimension fictive de la mise en scène23 ! Parmi les questions régulièrement posées par le public, il y a celle-ci : “ Est-ce que ça ne vous fait pas mal de revivre l’usine sur scène ? ” ; ou encore, cette réflexion qui passerait pour un compliment dans un autre contexte : “ Mais on dirait que vous ne jouez pas ! ”. A l’école où son fils est mal vu par l’institutrice, Léa s’entend dire : “ Comédienne ? C’est un métier ? ”. Et Maya, à la Caisse d’Epargne : “ Vous êtes dans le théâtre ? C’est pour passer le temps ? Pour amuser les enfants ? ” A l’Anpe, un agent interloqué par le nouveau métier de son interlocutrice, s’est écrié : “ Mais vous passez du coq à l’âne ! Il y a encore des confections. Pourquoi ne retournez-vous pas en confection ? ” La liste des exemples serait longue. Dans le secret de la vie familiale, les choses sont plus complexes. Même quand leurs maris les soutiennent, et ils les soutiennent sauf exception, ils sont fort “ discrets ” et se tiennent “ en retrait ”. Revenue en force après le licenciement, l’image conventionnelle du rôle et des obligations attribuées à la femme n’est pas facile à surmonter. Suivons encore un peu le cheminement de Léa. Sa mère jalouse ne cesse de lui reprocher d’abandonner son petit garçon quand elle part en tournée. Abandonnée elle-même par cette mère qui l’a violemment rejetée depuis sa naissance (“ si la pilule ou l’avortement existaient, tu ne serais pas là ! ”, lui a-t-elle 22 A la question posée par Samuel de savoir pourquoi elle voulait s’inscrire au stage d’écriture, Léa a répondu : “ Je veux grandir ”. 23 Le scénario comprend une série de tableaux de la vie à l’usine.

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répété toute sa vie), Léa a eu le plus grand mal à se convaincre de son droit à exercer une profession qu’elle aime. Surtout après que son fils lui fît un jour cette réflexion : “ Tu vas retourner au spectacle, maman ? On ne veut plus de toi ici ! ” De façon symptomatique, Léa se pose mot pour mot la même question qu’Ariane, citée plus haut dans un contexte différent : “ quelle faute ” aurait-elle commise pour avoir été à ce point rejetée par sa mère ? Serait-ce parce que celle-ci travaillait ? Mais alors, son propre travail et ses déplacements professionnels justifieraient, et les réflexions de son fils, et les reproches de sa mère ? En somme, les comédiennes ont fait leurs preuves. Mais l’environnement et la fragilité de leur statut les confronte encore au risque de subir la tolérance sociale au chômage des femmes (Torns, 1998). De là une question lancinante : que deviendront-elles “ quand ça va se terminer ” ? LE DÉSŒUVREMENT ET SES TRACES Selon l’humeur du moment, leur réponse diffère. D’un côté, en tournée ou ailleurs, les rencontres ont nourri leur imaginaire. Elles sont intimement convaincues qu’elles sauront s’inventer un avenir professionnel qui leur plait, se conçoivent animatrice d’un atelier d’écriture ou d’un carnaval dans leur région, se figurent en train de répondre du tac au tac aux réflexions arbitraires d’un employeur ou d’un agent de l’Anpe. D’un autre côté, elles restent attachées à des représentations typiquement “ féminines ” de leur activité : elles se tourneraient vers les toutes premières orientations envisagées après leur licenciement — réaliser un rêve d’adolescente avorté en devenant coiffeuse, travailler “ dans le milieu des enfants ”, apporter leurs soins aux jeunes handicapés. Qu’elles en soient encore à envisager ce dernier type de professions mérite qu’on s’y arrête. Les femmes licenciées sans qualifications reconnues sont extrêmement nombreuses à espérer se reconvertir dans le secteur fortement féminisé des “ services aux personnes ”, et notamment dans les activités relevant traditionnellement de la sphère domestique : garde de jeunes enfants ou de personnes âgées, travaux de ménage, etc. Se pose alors la question de savoir jusqu’où elles contribuent elles-mêmes à la reproduction de la “ ségrégation horizontale ” des emplois féminins (Maruani, 2000, 2001) : seraient-elles par “ nature ”, par “ choix ” ou pour quelque autre raison attribuable à des dispositions spécifiques, complices de la concentration de leurs emplois dans quelques secteurs d’activité (santé, services sociaux, notamment) et de leur regroupement sur un petit nombre de professions déjà très féminisées ? La question est d’autant plus intéressante qu’elles baignent dans l’idéologie de l’emploi masculin légitime. Il suffit de leur demander d’exprimer leur point de vue sur la priorité accordée par les institutions à l’emploi des hommes. Elles la justifient immédiatement : la femme doit s’occuper des enfants ; elle peut être enceinte au-delà de 42 ans ; elle a toujours des choses à faire chez elle ; l’homme, lui, doit entretenir sa famille ; il s’ennuie vite à la maison ; il supporte plus difficilement le chômage parce qu’il se sent “ rabaissé ”. Elles disent tout cela et y croient au moment même où elles se désespèrent de leur propre situation.

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La contradiction n’est qu’apparente. En dépit de tous les beaux discours politiques et de la priorité affichée au niveau communautaire pour une politique européenne d’égalité entre les hommes et les femmes, les rapports de forces politiques et sociaux leur sont très défavorables. Elles ne sont pas complices de cette idéologie-là. Si l’on prend en considération ce qui se joue derrière les critères formels définissant l’emploi, on admettra aussi qu’elles ne peuvent pas l’être. En effet, le travail24 conduit à sortir de soi afin de faire œuvre utile et par là même s’inscrit dans une temporalité impersonnelle, essentielle à l’équilibre individuel. Il introduit une distance à soi sans laquelle on est vite submergé par une temporalité strictement subjective, incapable de nouer passé, présent, futur, de vivre le présent pour lui-même et de se projeter dans l’avenir. Lorsque la privation de travail dépossède de cette fonction psychologique, elle conduit au “ désœuvrement ” (Clot 1999), ou encore à “ l’ennui ” au sens où l’analyse Michèle Huguet (1987), deux notions désignant une activité subie consistant à ressasser son impuissance à des coûts subjectifs démesurés. “ C’est très dur, s’exclame Françoise, de rester à rien faire ! Je suis pas du genre à rester à attendre, et ce qui est terrible c’est que j’attends, j’attends, je suis là, je rumine, je ne trouve rien, on ne me propose rien, et puis je suis là, je tricote, je fume, je vais, je viens, je rumine et je me dis toujours : est-ce que je vais m’en sortir ? ” Il faut prendre la mesure de ce que signifie le prix du désœuvrement pour celles qui n’ont pas réussi à trouver un emploi et qui résistent encore à l’inacceptable (certains diraient : qui “ préfèrent ” le chômage). Et de la menace que représente pour les comédiennes le danger d’y retomber. Douloureuse, cette activité subie n’a rien à voir avec la paresse ou l’oisiveté. C’est une réaction de défense contre la perte du “ goût ”25 à vivre et à s’occuper consécutive à la privation d’emploi, contre une atrophie de la réalité psychique qui s’apparente au renoncement : à quoi bon sortir, se lever le matin, s’habiller, faire son repassage ? De là cette impression paradoxale de n’avoir pas le temps. On n’a pas le temps parce qu’on n’a pas d’autres temps, ou encore parce que la privation de travail26 ne permet plus de transformer celui-ci en moyen de vivre d’autres temporalités et expériences (Clot, 1999, 2002). Tant que les licenciées du textile travaillaient et devaient s’organiser, et tant qu’elles ont cru imminente la perspective d’un emploi, elles avaient le temps. Tandis que “ maintenant, explique l’une d’elles, on attend. On attend et on n’a pas le temps. On a du retard dans notre travail à la maison. Voilà. ” “ Ça se referme ”, disent-elles encore, pour exprimer ce qu’elles appellent un sentiment de “ diminution ” de l’être, de “ rétrécissement ” de l’existence, de “ perte d’identité ”. Or le désœuvrement ou l’ennui ne suppriment pas le désir — désir de sortir du repli sur soi, d’aller de l’avant et principalement de trouver un emploi. Simplement, le désir devient indéterminé (Huguet, 1987). Il se met en errance et soumet le sujet à la quête stérile d’un point de fixation introuvable, à une protestation impuissante devant le manque d’une qualité exigée de la vie, “ le manque de sel ”, pour reprendre une 24 Parce que ce passage s’appuie sur une approche de psychologie du travail, je m’abstiens de faire la différence entre le travail (activité de production de biens et de services et ensemble des conditions d’exercice de cette activité) et l’emploi (ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail, et traduction de l’activité laborieuse en termes de statuts sociaux) (Maruani et Nicole, 1989 ; Maruani 2001). 25 Récurrente chez les filles, on retrouve cette expression dans l’analyse proposée par Michèle Huguet (1987). 26 Mais aussi, à l’autre extrême, son intensification excessive.

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expression de Zoé. “ Ça n’a aucun sens !, s’écrie-t-elle. On se demande quand est-ce qu’il y a quelque chose qui va arriver, qu’on va se retrouver bien, vraiment bien comme avant. Comme la vie elle me navre parce qu’on sent qu’il manque quelque chose ! Je ne sais pas expliquer ça, j’ai pas les mots. Mais il y a un manque ! C’est beau de faire des gâteaux, de balayer sa maison, tout le monde sait le faire. Mais ça, c’est la vie quotidienne, c’est la routine. Mais il nous manque le travail. Et puis, c’est vrai, les contacts, tout ça. Alors on va dans le frigo et on prend des kilos, malheureusement, alors en plus ça te fait un double problème si je peux dire… ” Aussi, même après plus de trois ans de chômage, les femmes privées d’emploi ressentent avec urgence le besoin d’une activité rémunérée. “ Mais pas n’importe quoi ”, disent-elles, tout en baissant, quelques minutes plus tard, le niveau de leurs exigences : “ J’essaierais n’importe quoi, même un mi-temps, même si ce n’est que momentané, histoire par ce biais de trouver autre chose… ” En attendant, leur expérience accumulée leur a appris à se méfier des institutions et de leurs systèmes d’accompagnement vécus comme autant de systèmes de contrôle. Alors, n’étant “ épaulées ” par personne, ne comprenant rien à leurs droits, elles se réfugient dans la rumeur. Comme si la rumeur allait les éclairer sur leurs droits et les aider à retrouver un emploi. Oscillant entre un désir indéterminé et l’enlisement dans la pesanteur de soi, leur résistance désespérée aux emplois inacceptables en dit long27. Les comédiennes le savent bien, qui sont aussi passées par là. Et elles savent en outre parfaitement que leur avenir professionnel ne dépend pas de leurs compétences. Ni de leur mobilité. Ni de leurs réticences à “ reprendre un cursus de formation ”. Encore moins de leur look ou de leur savoir-faire dans la rédaction de CV et de lettres de motivation. Alors, si l’expérience du théâtre venait à s’arrêter, n’est-ce pas dans cet univers-là qu’elles risqueraient de retomber ? Quand elles s’imaginent par moments se replier un jour sur des secteurs ou des professions à forte concentration féminine, elles le font donc par anticipation sur ce qui les attend (Duru-Bellat, 1998). En d’autres termes, ce qui compte dans la reproduction de la ségrégation horizontale des emplois féminins, c’est bien le rapport de forces, ou le degré de fragilité des femmes. Or, les intermittentes du spectacle restent fragiles. Elles ont besoin de temps pour panser les plaies de la dévalorisation de soi et cherchent encore à se situer par rapport à leur métier, essayent de faire la différence entre leur personne et leur personnage. Elles doivent apprendre à jouer d’autres rôles. Un projet cinématographique actuellement en cours les amènera peut-être à s’affirmer un peu plus en affrontant de nouvelles peurs : par exemple, entrer dans la peau d’une femme mariée à un autre qu’à l’époux “ réel ” ; accepter de “ se montrer ” sur scène en incarnant des valeurs autres que celles de leur milieu traditionnel. A défaut, elles iront peut-être là où elles sont le plus sûres d’elles, là où il serait encore possible de renouer un fil rompu, d’intégrer dans l’unité d’une vie la trace d’une blessure incommensurable.

27 Cette résistance de femmes qui ne sont “ ni passives ni soumises ” et ne se perçoit généralement que dans la fugacité d’un instant (Perrot, 1998), non seulement rencontre l’indifférence de l’entourage social et familial, mais est de surcroît prise pour une marque de désintérêt des femmes à l’égard du travail salarié (Alonzo, 2000) !

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Sur l’auteur : Chargée de recherches au CNRS, rattachée au Centre de recherches politiques de la Sorbonne, Noëlle Burgi-Golub est l’auteur de L’État britannique contre les syndicats (Paris, Kimé, 1992) et a dirigé Fractures de l’État-nation (Paris, Kimé, 1994). Depuis, elle travaille sur deux projets, l’un sur l’exil et les processus de reconstitution identitaire, l’autre sur la redéfinition des politiques sociales en Europe depuis une vingtaine d’années. Un ouvrage actuellement en cours de rédaction tente une synthèse de ces deux approches. Il s’appuie sur plus de trois ans d’enquêtes et se propose de mettre à l’épreuve la question des contraintes pesant sur l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sociales, puis d’en tirer les conséquences du point de vue des nouvelles formes d’assujettissement des personnes et de reconstitution des identités individuelles et collectives. Adresse professionnelle : CRPS, Université Paris 1, Département de science politique, 17 rue de la Sorbonne, 75005 Paris ([email protected])