droits des femmes et reconnaissance

24
Emmanuelle JOUANNET Qu’est-ce qu’une société internationale juste ? Le droit international entre développement et reconnaissance Editions PEDONE Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

Upload: sciences-po

Post on 22-Feb-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Emmanuelle JOUANNET

Qu’est-ce

qu’une société internationale

juste ?

Le droit international

entre développement

et reconnaissance

Editions PEDONE

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

© Editions A. PEDONE – PARIS – 2011 I.S.B.N. 978-2-233-00630-1

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

242

dire, le travail des juges demeure très marginal encore aujourd’hui au plan international et maintes autres approches concrètes sont menées de façon empirique qui consistent, sans théoriser nécessairement ce geste comme tel, à enraciner les droits dans chaque terreau culturel particulier et atténuer ainsi la tension irrésolue entre les principes universaliste et culturaliste. On peut évoquer ainsi l’idée de mener dans certains pays une vaste consultation « par le bas », comme le préconisait Louise Arbour en 2007, alors qu’elle était encore Haut-commissaire aux droits de l’homme, dès lors qu’une possible conciliation ou non des cultures avec les droits inscrits dans les textes internationaux devrait être discutée, non pas avec les représentants d’Etats mais avec les groupes directement concernés par l’application des droits, les personnes vulnérables, les minorités, les femmes et tout individu quel qu’il soit, afin qu’ils puissent exprimer leur façon de vivre cette possible conciliation. Et il y aurait beaucoup à approfondir sur cette autre voie possible car c’est une démarche qui a le mérite de s’appuyer à la fois sur la réflexion concernant les espaces délibératifs comme lieu de construction de l’identité et sur celle relative aux groupes subalternes.

DROITS DES FEMMES

Il ne saurait surprendre personne que la situation des femmes ait suscité une politique juridique internationale de la reconnaissance dès lors que le sexisme d’absolument toutes les sociétés de la planète crée des discriminations constantes à l’égard des femmes suivant que celles-ci sont exclues de certaines activités ou du bénéfice de certains droits qui sont culturellement réservés aux hommes ou qu’elles sont maintenues dans une situation de facto ou de jure qui est inférieure et inégale à celle des hommes. Avec la lutte contre ces discriminations sexuelles touchant les femmes, a ainsi émergé au cours de l’histoire un autre type de revendication, fondé sur l’identité sexuelle ou de genre cette fois-ci408, qui va donner lieu à

Awas Tingni contre Nicaragua (2001), Communautés indigènes Yakye Axa et Sawhoyamaxa contre Paraguay (2006), et Communauté Moiwana contre Suriname (2005-2006). 408 L’ONU est beaucoup plus divisée sur la question générale des orientations sexuelles et notamment la situation totalement discriminatoire faite aux homosexuels. Le Conseil des droits de l’homme a cependant réussi tout dernièrement à adopter (à une courte majorité),

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

243

plusieurs réponses juridiques s’échelonnant avant et après la guerre froide et qui débouche aujourd’hui sur la plus sévère remise en cause existante du vieux droit international libéral classique.

Principe d’égalité et lutte contre les discriminations

Si les revendications liées à ces discriminations sont anciennes, elles ne seront prises en compte au plan international qu’après la Seconde Guerre mondiale par le biais de toute une série de dispositions et d’instruments juridiques qui vont leur accorder une place grandissante au sein du dispositif international relatif aux droits humains et qui vont dès lors entériner la reconnaissance de l’égale dignité de la femme comme sujet de droit. Certes, auparavant, certaines conventions internationales consacrées à la femme avaient été adoptées mais à seule fin de la protéger comme être particulièrement vulnérable et non pas de la traiter comme un sujet de droit égal à l’homme. On peut citer la Convention de Paris de 1910 relative à la traite des blanches ou les Conventions de l’OIT de 1919 sur le travail des femmes qui toutes visent la femme comme simple objet particulier de droit, en tant que mère ou être humain plus faible et vulnérable que l’homme, et qui doit donc faire l’objet de mesures de protection ou de traitement spécifiques. Même si elles ont permis de faire progresser la cause des femmes409, ces conventions traduisaient donc en réalité une vision qui était à l’opposé de toute idée d’égalité de statut entre homme et femme puisque la différence de sexe faisait ici que l’on devait justement traiter différemment les hommes et les femmes. De son côté, la SDN avait suscité un engouement très vif auprès des associations féministes qui partageaient les valeurs de la nouvelle organisation et qui espéraient trouver en elle le moyen de faire progresser leurs idées au niveau international et interne410. Parallèlement à la Conférence de la paix s’était tenue à Paris une Conférence des femmes suffragistes des Pays alliés et des Etats-Unis dont une délégation avait déposé un mémorandum auprès des rédacteurs du Pacte la Résolution du 17 juin 2011 relative aux violences et discriminations sexuelles fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. 409 V. notamment à propos du travail décisif de l’OIT, RIEGELMAN, Lubin C. et WINSLOW A., Social Justice for Women. The International Labor Organization and Women, Durham, Duke UP, 1990. 410 V. MARBEAU, Michel, Les femmes et la Société des Nations (1919-1945). Genève, la clé de l’égalité ?, DELAUNAY, Jean-Marc et DENECHERE, Yves (dir), Femmes et relations internationales au XXème siècle, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2006, pp. 163 et ss.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

244

résumant leurs revendications. Mais, tout en marquant une étape importante dans le combat des femmes, notamment du fait d’un égal accès aux deux sexes aux fonctions de l’organisation (Art. 7 du Pacte), le travail accompli à Genève ne débouchât pas sur l’adoption d’un instrument juridique international en ce sens. Et si le principe de l’égalité homme/femme était évidemment déjà au cœur des revendications des féministes sous la SDN, ce n’est qu’en 1945 qu’un tel principe va être proclamé au plan international en raison du nouveau contexte d’après-guerre marqué par l’irruption des droits de l’homme sur la scène internationale mais aussi par la nouvelle place qu’ont prise les femmes au cours du second conflit mondial. A cela s’ajoute, plus concrètement, le rôle très actif qu’ont joué en ce sens certaines féministes et la Commission interaméricaine des femmes qui reçurent l’appui remarquée d’Eleanor Roosevelt.

De façon au demeurant assez surprenante, le principe de l’égalité entre hommes et femmes est mentionné d’emblée dans la Charte des Nations Unies, dès le deuxième alinéa du préambule, autrement dit à une place particulièrement éminente du nouveau grand texte international, et cette insertion est d’autant plus déconcertante qu’elle est curieusement accolée à celui de l’égalité des nations, « grandes et petites »411. Le principe de l’égalité est réaffirmé indirectement ensuite à travers plusieurs dispositions de la Charte qui interdisent toute discrimination fondée sur le sexe (Art. 1§3, 8, 13§1, 55.c, 68 et 76.c) et surtout il va déboucher concrètement sur la mise en place en 1946, au sein de l’ONU, de la Commission de la condition de la femme, un organe qui sera essentiel par la suite pour la lutte contre les discriminations sexuelles et de genre. Et, dans la foulée de la Charte, les Etats n’allaient cesser de réitérer et d’approfondir leur engagement en ce sens, à travers les textes relatifs aux droits de l’homme (Déclaration universelle, Art. 2 et les deux Pactes, Art. 3 commun), les grandes résolutions et Programmes d’action issus des conférences mondiales relatives aux femmes mais aussi par le biais

411 Préambule Charte des Nations Unies : « Nous Peuples des Nations Unies RESOLUS à proclamer à nouveau notre foi, (…) dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations grandes et petites ». On ne manquera pas de souligner cette singulière analogie faite entre les humains et les Etats et son orientation implicitement sexuée où le balancement de la comparaison entre humains et nations fait que les hommes sont associés aux « grandes » nations et les femmes aux « petites ».

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

245

d’instruments conventionnels dont la Convention sur les droits politiques de la femme du 20 décembre 1952, les Conventions 100, 103 et 156 de l’OIT et surtout la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (CEDEF) qui entrera en vigueur en 1981.

Or, la voie qui s’ouvre ainsi en matière de reconnaissance à travers ces différents instruments juridiques, et notamment à travers la convention CEDEF, occupe une position originale parmi les différentes formes de la reconnaissance que l’on a identifiées jusque-là, car elle est intermédiaire entre la forme de reconnaissance abstraite de l’égalité de droits et celle d’un droit à la différence qui serait ici fondé sur le sexe ou le genre. Cette position de l’entre-deux est le fruit d’un cheminement empirique où l’on a cherché la meilleure façon de rendre le principe d’égalité le plus effectif possible. Elle ne laisse pas toutefois de présenter certaines insuffisances qui laissent la porte ouverte à d’autres modalités de reconnaissance et surtout qui ont conduit, ces dernières années, les féministes à convoquer une réflexion beaucoup plus générale sur l’ensemble du système juridique international.

Le combat des femmes au plan international s’est appuyé en priorité sur le principe d’égalité reconnu dans la Charte des Nations Unies comme forme de reconnaissance de leur égale dignité et d’une égalité de droits avec les hommes. Le fait de consacrer juridiquement l’égalité de statut et l’existence de droits égaux entre hommes et femmes est un premier processus de reconnaissance que l’on a déjà vu à l’œuvre car il permet d’assurer les conditions d’une reconnaissance réciproque fondée sur le respect égal des uns et des autres comme sujets de droit et donc, a priori, de mettre fin aux dénis de reconnaissance et aux discriminations dont les femmes font systématiquement l’objet. Le principe d’égalité ainsi affirmé cherche en effet à faire définitivement pièce aux anciennes représentations où la femme et l’homme sont situés dans des rapports de hiérarchie mais aussi à faire en sorte que les fameux droits de l’homme soient aussi des droits de la femme, et donc qu’ils soient véritablement appliqués à tous de manière universelle et indifférenciée. Autrement dit, tout l’objectif à ce stade est de gommer les différences sexuelles afin d’obtenir une application uniforme du même modèle des droits. Resitué dans la philosophie humaniste et européenne des droits de l’homme dont il tire son origine,

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

246

ce principe d’égalité doit être par ailleurs compris comme un principe d’égale liberté en vertu duquel la même liberté d’action doit bénéficier aux femmes et aux hommes dans la vie publique et privée. C’est-à dire que derrière l’exigence d’égalité, il y a une exigence toute aussi essentielle de liberté que l’on peut résumer comme le droit de chacun de disposer des mêmes libertés fondamentales.

Toutefois, ce principe formel d’égale liberté va se révéler impuissant à mettre fin aux discriminations et aux inégalités sexuelles existantes car celles-ci allaient persister de facto en raison d’une structure de domination masculine qui innerve de façon sous-jacente toutes les sociétés. Le problème de l’égalité formelle, proclamée de façon abstraite et générale dans les textes d’après-guerre relatifs aux droits humains, était que si elle interdisait d’adopter des règles discriminatoires à l’égard des femmes, elle n’en laissait pas moins intactes toutes les discriminations matérielles existantes et les représentations culturelles dévalorisantes qui accompagnaient ces discriminations, si bien qu’en dépit de la proclamation du principe d’égalité, les femmes n’accédaient en réalité toujours pas aux mêmes fonctions et ne pouvaient toujours pas exercer concrètement les mêmes droits que les hommes. Pour reprendre une formule ironique de Georges Orwell, le principe d’égalité formelle jouait, et joue d’ailleurs encore, dans un tel contexte que les hommes sont au final nettement « plus égaux » que les femmes. Partant de là, les textes consacrant le principe universel d’égalité homme/femme et celui de non-discrimination en fonction du sexe, vont être considérés comme insuffisants pour mettre fin aux inégalités concernant les femmes et ils vont rendre nécessaire, dans un second temps, la Convention CEDEF de 1979, laquelle s’attache précisément à combattre, de façon active et non plus passive, « toutes les formes de discrimination » que subissent les femmes en matière de santé, d’éducation, de famille ou d’emploi.

Fruit de trente années de travail mené par la Commission de la condition des femmes, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes est encore à ce jour l’instrument

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

247

juridique international le plus complet en ce domaine412. Elle situe d’emblée son objet sur le terrain de la reconnaissance de l’égalité des droits, point phare et crucial autour duquel vont s’articuler les autres dispositions. Elle dénonce avec une vigueur toute particulière la « discrimination généralisée dont les femmes sont l’objet depuis toujours », le fait qu’une telle discrimination « viole les principes de l’égalité des droits et du respect de la dignité humaine » et demande aux Etats, parties à la convention, de prendre toutes les mesures nécessaires « en vue de leur garantir l'exercice et la jouissance des droits de l'homme et des libertés fondamentales sur la base de l'égalité avec les hommes » (Art. 3). Partant de là, la Convention énonce un véritable programme d’action pour le rétablissement de l’égalité et donc de conditions qui puissent enfin permettre l’exercice concret de leurs droits et libertés par les femmes. On y retrouve plusieurs dispositions en faveur du plein exercice des droits civils et politiques (avec notamment le droit de vote, Art. 7), mais aussi le droit de représentation internationale (Art 8) ou les droits relatifs à la nationalité afin que les femmes soient véritablement reconnues comme sujets de droit à part entière. Les articles 10, 11, 13 et 16 affirment, quant à eux, l’égalité de leurs droits s’agissant de l’éducation, l’emploi et l’activité économique et sociale, le mariage et les liens familiaux. A cela s’ajoute une autre disposition essentielle même si elle est souvent plus ignorée, aux termes de laquelle il est demandé aux Etats de lutter juridiquement contre les schémas culturels qui sont discriminants pour les femmes (Art. 5.a). Nous situant sur le terrain des dénis de reconnaissance et des représentations culturelles négatives qu’ils véhiculent, il est en effet crucial de modifier ces représentations si on veut agir en profondeur sur les discriminations et donc, au-delà des statuts juridiques, lutter contre les stéréotypes et les préjugés culturels de toutes sortes, issus de la tradition ou de la religion qui enferment les femmes dans une image de subordonnée à laquelle il est particulièrement difficile d’échapper. L’interprétation des articles donnée par la suite par le Comité rattaché à la Convention a permis de préciser que des mesures spécifiques de protection, de garantie ou de discrimination positive étaient non seulement possibles mais également recommandées pour que les Etats

412 Sur les conditions de son élaboration dans le contexte des divisions Est/Ouest et Nord/Sud, v. WENG, Vivianne Yen-Ching, Évolution de la problématique des droits des femmes dans le système de protection de l’ONU, Paris, Thèse Paris II, 2008.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

248

luttent réellement contre les discriminations existantes dès lors que l’élimination des seuls obstacles juridiques ne suffisent pas à assurer l’égalité entre hommes et femmes413. Ce sont les fameuses mesures « temporaires spéciales » prévues à l’article 4§1. Dans une Recommandation générale de 2004, le Comité a même fini par considérer qu’à condition qu’elles soient temporaires, de telles mesures étaient en réalité une obligation, et pas une simple faculté, faite aux Etats étant donné le peu de progrès constaté dans la lutte contre les inégalités, s’autorisant ainsi à forcer le texte de la Convention afin d’espérer faire bouger quelque peu les lignes414.

Par là-même, on assiste à un déplacement très net de la façon d’envisager la question des inégalités que subissent les femmes puisque le principe de non-discrimination a ici pour effet de concrétiser le principe d’égalité qui demeure purement formel. Selon une logique que l’on retrouve à l’œuvre dès qu’il s’agit d’opposer égalité formelle et inégalités réelles, il s’agit en fait de ne traiter également que des personnes se trouvant dans des situations égales et de traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations inégales, en l’occurrence les femmes, afin d’égaliser leurs conditions pour rendre effective la proclamation de leur égalité de droits avec les hommes. Autrement dit, s’impose la nécessité, au-delà de la proclamation du principe d’égalité, d’adopter des mesures spécifiques en faveur des femmes pour réaliser ce principe d’égalité et lutter contre les discriminations matérielles et sociales qu’elles subissent au quotidien. Cette dimension complémentaire du principe d’égalité qu’introduit la Convention CEDEF est bien connue car communément utilisée dans de nombreuses sociétés internes où l’on distingue le principe d’égalité devant la loi et le principe d’égalité par la loi. Dans le premier cas, il est demandé aux Etats de respecter le principe d’égalité et donc de ne pas introduire par le biais de leurs lois ou règlements de discriminations au détriment des femmes ; faire en sorte que l’on n’utilise en aucune manière le sexe comme un argument pour introduire des inégalités par le biais de la loi et dans l’attribution et l’exercice des droits. Mais ce 413 Recommandation générale n° 23, § 15, 1997, 16ème session : Texte disponible sur http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/recommendations/recomm-fr.htm# recom23). 414 Recommandation générale n° 25, § 24, Texte disponible sur http://www.un.org/ womenwatch/ daw/cedaw/recommendations/General

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

249

premier principe est complété par le principe d’égalité par la loi qui implique des mesures de protection spéciale ou de discriminations positives (avouées ou non avouées) –les mesures temporaires spéciales de la Convention– concernant uniquement les femmes afin de compenser leur inégalité réelle de situation en matière d’éducation, de santé, de la vie publique et politique ou d’emplois publiques et privés. Par où l’on voit que, par ce biais et par celui des mesures temporaires spéciales, on garantit désormais une seconde catégorie complémentaire de droits des femmes qui ne sont plus les droits de l’homme déjà existants, mais des droits s’adaptant à la situation spécifique des femmes et permettant concrètement de pouvoir tendre à une véritable égalité comme, par exemple, le droit de se prévaloir de son identité de femme pour bénéficier de mesures préférentielles, plus protectrices ou plus favorables. Le paradoxe est toutefois que, ce faisant, on tient compte nécessairement des différences sexuelles pour adopter ces mesures temporaires là où on cherche en définitive à ne plus en tenir compte et à en faire abstraction au nom du principe d’égalité. Les mesures temporaires spéciales réintroduisent une prise en compte des femmes en fonction de leur sexe d’une façon susceptible à nouveau, et donc paradoxalement, de les enfermer dans cette différence à laquelle elles veulent échapper. Ce qui peut cristalliser des frustrations et le redoublement d’un sentiment de stigmatisation.

Ces difficultés sont inévitables et au demeurant pas déterminantes car il ne s’agit pas de constituer un ensemble de droits différenciés permanents qui entérinent les différences comme pour les minorités ou les peuples autochtones dès lors que l’on demeure avant tout dans la perspective d’un principe d’égalité qui puisse s’appliquer indifféremment, quel que soit le sexe des personnes415. C’est justement ce qui différencie les droits que l’on vient d’évoquer d’une troisième catégorie de droits des femmes qui sont fondés, quant à eux, explicitement sur l’identité sexuelle féminine et

415 Acquis au plan international par le biais de la convention, cette idée est loin de faire l’unanimité au plan interne ni même entre féministes. Il est intéressant à cet égard de lire la critique faite aux féministes françaises par les anglo-saxonnes qui leur reprochent de ne pas assez prendre en compte la pertinence d’une politique fondée sur la différence sexuelle. V. en particulier SCOTT, Joan, W, La citoyenneté paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1996.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

250

où la reconnaissance joue ici comme reconnaissance d’un droit permanent à la différence fondé sur le sexe. A l’appui de cette dernière option, on peut citer le paragraphe 2 de l’article 4 de la Convention CEDEF qui dispose que des mesures spéciales prises en raison de la maternité des femmes ne constituent pas des mesures discriminatoires. Et dans son commentaire, le Comité spécifie qu’en raison de leurs « différences biologiques, les femmes ne peuvent pas être traitées de la même façon que les hommes » et qu’elles peuvent bénéficier de mesures spécifiques qui cette fois-ci seront permanentes416. Dans cette catégorie nouvelle des droits des femmes, on retrouve également des droits propres, disséminés dans différents instruments juridiques, qui sont spécifiques aux femmes comme, par exemple, tout ce qui concerne la maternité, l’avortement, le viol ou les violences conjugales. Or, c’est à l’évidence une toute autre perspective qui se dessine dans une telle hypothèse et une toute autre modalité de la reconnaissance qui est proche cette fois-ci de celle des droits des minorités ou des autochtones car elle est fondée sur le respect de ce qui fait l’identité sexuelle spécifique de la femme de la même façon que la reconnaissance des minorités et des autochtones était fondée sur le respect de leur identité culturelle. Elle traduit le passage d’une revendication égalitaire visant à abolir les discriminations sexuées, et à faire en sorte que la femme bénéficie des standards accordés aux hommes, à une exigence identitaire visant à obtenir un statut particulier, distinct de celui des hommes. Et ce faisant, elle suscite sans surprise la critique et de multiples débats à propos de cette identité féminine. D’un côté, il y a ceux qui craignent que la mise en exergue d’une identité spécifique des femmes ne revienne à malencontreusement naturaliser ou essentialiser les femmes c’est-à-dire les enfermer dans une essence ou une nature biologique et sexuelle stéréotypée à laquelle on les réduirait alors que justement une grande partie de l’effort contemporain des féministes a été de mettre fin à ce type de réductionnisme qui reproduit sous une autre forme les erreurs du passé417.

416 Des mesures permanentes, du moins « tant que les connaissances scientifiques et techniques visées au paragraphe 3 de l’article 11 n’en justifient pas la révision. » : Recommandation générale n° 25, § 16. Texte disponible sur http://www.un.org/ womenwatch/daw/cedaw/recommendations/ General). 417 Par exemple, GROSZ, Elizabeth, What is Feminist Theory?, PATEMAN, Carole and GROSZ, Elizabeth (dir) Feminist Challenges: Social and Political Theory, 1986 COMPLETER, pp. 335 et ss.

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

251

D’un autre côté, il y a ceux qui contestent qu’il puisse exister un quelconque universalisme du genre humain et qui dès lors peuvent être conduits à appuyer l’existence des droits fondés sur la différence sexuée entre hommes et femmes et condamner toute prétention universaliste des droits humains déjà existants voire même à condamner toute politique fondée sur la reconnaissance de droits subjectifs, quels qu’ils soient, qui seraient typiques d’une conception masculine de l’éthique et de la justice418.

Bien qu’il y ait là matière à un débat essentiel concernant les femmes, il faut néanmoins remarquer que, s’agissant du droit international, l’existence de droits spécifiques aux femmes fondés sur leur différence sexuelle ne remet pour l’instant aucunement en cause le dispositif international de respect des droits humains et l’optique générale d’une politique universaliste du respect égal et de non-discrimination entre hommes et femmes. La Déclaration de Beijing (Pékin) de 1995, adoptée à l’unanimité de tous les représentants des Etats présents, en témoigne tout particulièrement car elle a réaffirmé que les droits des femmes faisaient partie intégrante des droits de l'homme et que l'égalité entre les sexes était une question universelle dont la prise en compte devait être l’objectif prioritaire de tous419. En revanche, l’invocation des différences sexuelles et biologiques pour fonder des régimes juridiques ou des droits particuliers aux femmes est soulevée de façon beaucoup plus polémique par ceux-là même qui ne veulent pas instaurer un principe d’égalité entre hommes et femmes. L’argument culturel, abordé plus haut, est ainsi à nouveau invoqué dans ce contexte précis pour limiter les effets du principe d’égalité que reconnaissant par ailleurs nombre d’Etats : tout en déclarant accepter le principe de l’égalité, certains Etats en minent complètement les effets en faisant valoir dans le même temps que la question du statut et du rôle des femmes est un fait culturel qui relève de la tradition et de la religion et qui doit donc être respecté au même titre que les autres pratiques, expressions ou faits culturels. Toute interprétation qui viserait à leur imposer une stricte application du principe d’égalité est dénoncée comme revenant uniquement

418 Par exemple GILLIGAN, Carol, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008. 419 Déclaration de Beijin du 15 septembre 1995 (Point 8). Texte disponible sur www.aidh.org/ Femme/pekin.htm. Rappelé également dans la Déclaration de Vienne de 1993 (Point 18). Texte disponible sur www.unhchr.ch/huridocda/huridoca. nsf/(symbol)/ a.conf. 157.23.fr

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

252

à imposer un modèle culturel occidental au détriment de leur propre modèle420. Aussi certains gouvernements reconnaissent-ils des droits aux femmes mais de façon limitée et dans le cadre d’une inégalité générale de statut entre hommes et femmes où notamment l’idée de droits sexuels égaux et de la libre disposition de son corps par la femme sont les plus violemment décriés. On voit les effets directs de cette opposition dans les multiples réserves qui ont accompagné la ratification de la Convention CEDEF. Celle-ci présente l’embarrassant privilège d’être l’une des conventions internationales qui a été le plus largement ratifiée et qui en même temps a fait l’objet du plus grand nombre de réserves et de déclarations interprétatives visant à modifier la teneur et l’étendue de l’engagement conventionnel des Etats. Il est même particulièrement instructif de comparer la centaine de réserves dont a fait l’objet cette convention au regard des seules quatre réserves de fond dont a fait l’objet la Convention de 1965 relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale car cette seule comparaison montre combien la lutte contre le racisme est devenu un objectif réellement partagé par les Etats et non pas le sexisme des sociétés qui demeure, quand à lui, un des archaïsmes les plus universellement tolérés. A titre d’exemple, parmi ces réserves et déclarations à la Convention de 1979, plusieurs émanent de pays islamiques qui considèrent que certaines des dispositions de la convention doivent être écartées ou alors interprétées en conformité avec la Charia, le Sunna ou le Coran si bien que tout en étant parties à un texte luttant contre les discriminations, plusieurs Etats peuvent en réalité continuer de conférer à leurs ressortissantes un statut discriminatoire et subordonné, fondé sur la différence de sexe, qui est conforme à leurs convictions religieuses. Il n’est guère besoin d’insister pour comprendre qu’une telle position culturaliste (forte) revient à vider de son sens le principe même de l’égalité hommes/femmes et toute la philosophie de la reconnaissance et du respect égal qui l’animent ainsi que la perspective humaniste qui fonde le dispositif juridique international issu des droits de la personne humaine ; et, du reste, plusieurs de ces réserves ont une validité juridique plus que douteuse car elles vont dès lors directement à l’encontre

420 V. HERITIER, Françoise, Les droits des femmes dans la controverse entre universalité des droits de l’homme et particularité des cultures, AMSELLE Jean-Loup et alii, Diversité culturelle et universalité des droits de l’homme, Paris, Ed. Cécile Défaut, 2010, pp. 19 et ss.

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

253

de l’objet et du but de la Convention421. On ne saurait pour autant sous-estimer certains aspects du problème qui demeure car, au-delà des manipulations de l’argument culturel par des pouvoirs masculins conservateurs qui maintiennent ainsi des inégalités sexuelles complètes à leur seul profit, les spécificités culturelles ainsi que le clivage Nord/Sud retentissent sur la problématique de la reconnaissance des droits des femmes et amènent à défendre une position culturaliste « faible » qui est quant à elle parfaitement légitime. C’est ainsi que les féministes du tiers monde sont souvent dans une position particulièrement délicate à gérer où il leur faut arbitrer entre les valeurs traditionalistes de leur pays ce qu’elles considèrent être un modèle strictement occidental pour concevoir des formules propres aux aspirations à l’égalité des femmes dans les sociétés du Sud422.

L’évolution post-guerre froide : les nouvelles revendications liées au genre et au caractère androcentrique du droit international

Les différentes réponses juridiques ainsi données aux inégalités sexuelles et aux dénis de reconnaissance de l’égale dignité des femmes n’épuisent pas toute la complexité d’un sujet qui continue de nourrir de très nombreux débats, notamment au sein des mouvements féministes, à propos du sexe, du genre et de la sexualité, et il se trouve que de nouvelles exigences de reconnaissance plus fines et plus approfondies sont apparues depuis une vingtaine d’années à la faveur de la fin de guerre froide423. La 4ème conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995, rassemblant plus de 40 000 personnes, a ainsi marqué un incontestable tournant dans la politique de reconnaissance de l’égalité hommes/femmes en raison du nouveau contexte mondial. Il est tout d’abord significatif des nouvelles préoccupations post-guerre froide de voir la façon dont la Déclaration et le Programme d’action adoptés réinsèrent la lutte contre les inégalités sexuelles et de genre comme étant 421 V. le Rapport du Comité des droits de l’homme, 1997, vol. I, UN Doc. A/52/40, par. 42. 422 V. par exemple NYAMU, Celestine, How Should Human Rights and Development Respond to Cultural Hierarchy in Developing Countries?, Harvard International Law Journal, 2000, V. 41, n°2, pp. 381-419; MOHANTY, Carol, Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourse, Feminist Review, 1988, V. 30, pp. 61 et ss. et BULBECK, Chilla, Hearing the Difference : First and Third World Feminisms, Women's Studies Conference, University of Melbourne, Sept. 1990, pp. 3 et ss. 423 Sur ces distinctions et les débats contemporains les concernant, v. DORLIN, Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

254

« une exigence de justice sociale » et l’un des piliers de ce que devrait être une société internationale « juste » et « équitable »424. Par ailleurs, les mouvements féministes réunis à Pékin ont réussi à faire prendre conscience de la nécessité de déplacer l'attention, focalisée sur l’identité sexuelle des femmes, vers un concept plus large qui est celui du genre ou « sexe social ». Depuis l’essor des gender studies, on a en effet pris conscience de l’importance du genre, c’est-à-dire des rôles culturels et sociaux censés correspondre au sexe biologique, et du fait qu’il exerce des effets propres de domination et de stigmatisation à l’égard des femmes. Aussi la nécessité s’est-elle imposé à Pékin de lutter au plan international, non seulement contre les discriminations liées au sexe biologique mais également contre les discriminations liées au genre, et donc d’agir cette fois-ci sur la structure sociale des sociétés dans leur ensemble et les schémas culturels dominants dès lors qu’ils perpétuent, eux aussi, de très profondes inégalités dans les relations hommes/femmes. Et depuis Pékin, la référence aux discriminations de genre et à une approche par le genre (gender mainstreaming) vient compléter l’approche sexospécifique devenue omniprésente dans le discours des grandes organisations internationales et régionales425.

C’est pour échapper à de tels pièges qu’au plan international, s’est développée une dernière série de critiques qui cette fois-ci est beaucoup plus radicale et remet en cause tout le droit international libéral classique. 424 Déclaration et Programme d’action du 15 septembre 1995. Texte disponible sur http://www.unesco.org/education/information/nfsunesco/pdf/BEIJIN_F.PDF 425 L’approche sexospécifique a été initiée par le Programme d’action de Vienne (§37) qui demande de tenir compte systématiquement, dans tous les domaines d’action des Nations Unies, de la problématique homme/femme. Par exemple sur ce point : Examen et Evaluation à l’Echelle du Système des conclusions concertées du Conseil Economique et Social sur l’intégration d’une perspective sexospécifique dans toutes les politiques et tous les programmes du système des Nations Unies : Rapport du Secrétaire Général, U.N. ESCOR, 2004 Substantive Sess., U.N. Doc. E/2004/59 (2004). Certains travaux contemporains de féministes anglo-saxonnes vont plus loin encore en appelant non seulement à la suppression du genre, et donc de toute identité générique, mais également à la déconstruction du sexe biologique à l’instar des travaux de Judith Butler ( Troubles dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte, 2006) qui défend l’idée d’une dés-identité sexuelle et de genre. Mais à vrai dire, ces travaux d’une grande sophistication ouvre des perspectives qui trouveraient difficilement leur place au plan international où le fait de se situer à une échelle mondiale, englobant la diversité de toutes les sociétés actuelles, font que les revendications prennent essentiellement la forme d’aspiration à la reconnaissance de l’égalité de statut et des droits et de lutte contre les discriminations liées au genre et au sexe

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

255

Les déconstructions du genre et de ses effets pernicieux permettent en effet de réaliser que la reconnaissance de l’égale dignité des femmes, de l’égalité de leurs droits et le gender mainstraiming ne pourront être pleinement effectifs que s’ils s’inscrivent dans un monde où, à l’échelle globale également, les représentations mentales, culturelles et symboliques qui infériorisent et marginalisent les femmes disparaîtront, car ces schémas globaux de représentation forment une structure culturelle profonde qui, de même que l’économie néolibérale face au droit international du développement ou de la diversité culturelle, biaise les effets du droit international des droits des femmes. La politique de respect égal mais aussi le gender mainstraiming deviennent même des leurres s’ils s’inscrivent dans un système juridique international qui continue d’être lui-même entièrement sexué ou génériquement orienté au profit des hommes426. Dans cette perspective, le doit international des droits des femmes est donc considéré comme peu efficient, voire même comme ayant épuisé ses possibilités et comme devant être prolongé par une réflexion juridique d’ordre beaucoup plus général427. Les féministes ont parfaitement mis en exergue les nombreuses limites des droits des femmes, dont : 1) Le fait de définir des droits des femmes dans des instruments spécifiques qui conduit à les exclure de l’agenda principal consacré aux droits humains et à marginaliser leur cause428 ; 2) Le fait qu’ils font des femmes de simples sujets individuels porteurs de droits individuels mais qui peuvent dès lors se trouver fort démunies face aux autres sujets de droit dans un système de domination masculine ; 3) Le fait que certains droits ont été définis sans tenir compte

426 Par exemple pour une critique féministe très forte du conservatisme du gender mainstreaming des Nations Unies V. CHARLESWORTH, Hilary, Gender Mainstreaming, Harvard Human Rights Journal, 2005/ Texte disponible sur le site http://cigj.anu.edu. au/cigj/people/staff/charlesworth.php#full et la réponse de COT, Jean-Pierre et DURY, Raymonde, Le Gender Mainstreaming, conservateur ou moteur ? JOUANNET, Emmanuelle et RUIZ-FABRI, Hélène (dir), Approches féministes du droit international, Paris, Société de législation comparée, à paraître 2012. 427 SMART, Carol, Feminism and the Power of Law, Routledge, 1989, pp. 138 et ss. 428 CHARLESWORTH, Hilary, Alienating Oscar : Feminist Analysis of International Law in Reconceiving Reality : Women and International Law , DALLMEYER, Dorinda (dir), Reconceiving Reality : Women and International Law, American Society of International Law, Washington DC 1993, pp. 1-18 et LETTERON, Roseline, Les droits des femmes entre égalité et apartheid, Mélanges Hubert Thierry. L’évolution du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 292 et ss.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

256

suffisamment des intérêts propres des femmes comme les droits protégeant la famille et la vie privée alors que ces dernières peuvent être un lieu de violence et d’assujettissement pour les femmes, ou encore la liberté de religion qui peut avoir des effets insidieux particulièrement négatifs si elle conduit à respecter des préceptes qui contreviennent à leurs libertés fondamentales, et 4) Le fait enfin qu’ils occultent le plus souvent les droits économiques, sociaux et culturels concernant les femmes alors qu’ils sont pourtant tout aussi décisifs pour elles429. Si bien que la reconnaissance qui doit être accordée aux femmes à égalité des hommes nécessite désormais en priorité, selon certaines, de procéder à une double remise en cause : une remise en cause globale de tout le droit international classique qui, loin d’être neutre, est lui-même un instrument androcentrique véhiculant l’hégémonie masculine, et une remise en cause des modes de pensée et d’analyse du droit international car c’est à la seule condition de déconstruire leurs catégories et leurs effets discriminants pour les femmes que pourront être vraiment prises en compte les préoccupations relatives aux femmes ainsi que leur vision des relations internationales et du droit430.

Sans pouvoir développer ici des analyses autrement plus subtiles, il faut rappeler tout d’abord, comme le font les féministes, que l’histoire du droit international est une histoire faite par les hommes et pour les hommes qui ont élaboré les structures politiques et juridiques au plan international en fonction de leurs propres valeurs et intérêts, et qu’en outre, si ce droit libéral a été remis en question après la décolonisation par les nouveaux Etats en développement qui en avaient jusque-là été exclus, il n’a jamais été sérieusement questionné quant à son oubli complet des femmes. Les structures du droit international classique reposent sur les Etats et les organisations internationales où les femmes n’apparaissent pas. Elles sont constamment sous-représentées et vouées à des fonctions subalternes au sein des Etats mais aussi dans un monde institutionnel international où ce sont les critères de répartition géographique ou civilisationnel qui sont requis et non pas celui d’intégrer

429 CRANSTON, Maurice, Are There Any Human Rights?, Daedalus, No. 4, 1983, pp. 1 et ss. 430 CHARLESWORTH, Hilary, CHINKIN, Christin et WRIGHT, Susan, Feminist Approaches to International Law, American Journal of International Law, 1991, V. 85, pp. 613-645.

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

257

des représentantes de la moitié de la population mondiale431. Il n’est guère pour s’en convaincre que de voir le nombre absolument dérisoire de femmes qui exercent des fonctions dans des organes aussi importants que la Cour internationale de Justice, la Commission du droit international ou le Conseil de sécurité. Or la domination de cette élite masculine, qui remonte en réalité à la division du travail instituée au sein des Etats, fait que les normes et les pratiques du droit international reflètent prioritairement les préoccupations, les intérêts et les modes de raisonnement masculins. Par voie de conséquence, quand bien même les règles internationales ne cherchent pas à instituer une discrimination à l’encontre des femmes, elles ont été façonnées de telle sorte qu’elles sont gendrées, c’est-à-dire orientées de façon sous-jacente au profit des hommes. A titre d’exemple : toute une grande partie de l’édifice du droit international reproduit encore aujourd’hui la distinction du droit public et du droit privé, interne aux Etats, et perpétue par là-même l’exclusion des femmes, de leurs préoccupations et de leur façon de penser, que ce soit à propos des conflits armés432, du droit relatif à la force armée433, du droit du développement434, du droit de l’environnement435, de la question de la responsabilité internationale436 ou des droits humains437. Aussi la solution préconisée ne réside-t-elle plus seulement dans la reconnaissance de l’égalité de statuts avec les hommes ni d’un droit à la différence fondé sur leur identité sexuelle ou

431 Et cela en dépit des progrès réalisés grâce à l’article 8 de la Charte, qui est l’héritier de l’article 7 du Pacte de la SDN. V sur ce point UBEDA-SAILLARD, Muriel, Commentaire Article 8, COT, Jean-Pierre, PELLET, Alain et FORTEAU, Mathias (dir), La Charte des Nations Unies…, op.cit, V. I, pp. 603 et ss. 432 GARDAM, Judith, The Law of Armed Conflict : A Gendered Regime?, DALLMEYER, Dorinda (dir.), Reconceiving Reality : Women and International Law, op.cit, p. 171. 433 CHINKIN, Christine, Peace and Force in International Law, DALLMEYER, Dorinda (dir.), op.cit, p. 203. 434 CHARLESWORTH, Hilary, The Public/Private Distinction and the Right to Development in International Law, Australian Yearbook of International Law, n° 12, 1992, pp. 190 et ss. 435 ELLIOTT, Lorraine, Women, Gender, Feminism and the Environment, Présentation lors de la conférence annuelle de l’Australian Political Studies Association, Monash University, 29 septembre au 1er octobre 1993. 436 CHARLESWORTH, Hilary, Worlds Apart : Public/Private Distinctions in International Law, THORNTON, Margareth (dir.), Public and Private : Feminist Legal Debates, Oxford UP, 1995, pp. 243-260. 437 THORNTON, Margareth, Feminism and the Contradiction of Law Reform, 19 Int’l J. Soc. & L, 1991, pp. 456 et ss.

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

258

de genre, mais également dans la possibilité concrète pour les femmes d’avoir du pouvoir à égalité avec les hommes afin de reformuler complètement les normes du vieux droit international libéral classique, en débusquant préalablement les préjugés de genre qui leurs sont sous-jacents.

L’enjeu de ce qui est avancé est tel que c’est donc à une déconstruction/ reconstruction complète du langage, des modes d’analyse et des catégories juridiques du droit international qu’invite au final la critique féministe en droit international, de façon beaucoup plus radicale que toutes les critiques tiers-mondistes du droit international qui avaient contribué à conserver, on l’a vu, les piliers du droit international classique. Si la voie ainsi tracée suscite de nombreuses interrogations parfaitement légitimes et si elle peut sembler impossible à réaliser tant elle dérange brutalement certaines des certitudes les mieux ancrées du monde internationaliste, elle donne toutefois à penser que la synthèse idéale que l’on cherche à formuler aujourd’hui en droit international entre droits universels et droits particuliers des femmes buttera immanquablement sur une certaine forme de sexisme qui, pour l’instant, demeure intrinsèquement lié à l’ensemble du droit international normatif et institutionnel existant. Dans la recherche d’une société internationale juste fondée sur la reconnaissance et la réparation des blessures infligées aux identités, les attentes des femmes sont ainsi susceptibles d’être encore durablement marginalisées au regard d’autres enjeux considérés comme plus essentiels par un monde encore dominé par les hommes, et une sorte de concurrence implicite malsaine peut même faire ressurgir les vieux préjugés en ce domaine, comme en atteste la déclaration d’un délégué indien à la deuxième Conférence mondiale sur les femmes, tenu en 1980 à Copenhague, observant que « ayant lui-même expérimenté le colonialisme, il savait que le sexisme ne pouvait l’égaler »438.

438 Cité pat CHARLESWORTH, Hilary, Sexing the State, NAFINE, Ngaire et OWEN, Rosemary (dir), Sexing the Subject of Law, Sydney, Law Book Company, 1997, pp. 521-268.

TABLE DES MATIERES

PARTIE I DROIT INTERNATIONAL ET DEVELOPPEMENT

UNE SOCIETE INTERNATIONALE EQUITABLE ?

I - LE DROIT INTERNATIONAL CLASSIQUE RELATIF AU DEVELOPPEMENT ........ 12

LE PARADIGME DU DEVELOPPEMENT ........................................................................ 13

L’ère du développement ...................................................................................... 13 Les désaccords sur les moyens du développement-

Les théories relatives au « sous-développement » ....................................... 21

EMERGENCE ET EVOLUTION DU DROIT INTERNATIONAL DU DEVELOPPEMENT ................ 25

Le droit international classique du développement ............................................ 26 Le tiers monde : un projet réformiste pour le monde .......................................... 29 Le Nouvel ordre économique international (NOEI) ............................................. 34

REACTION ULTRALIBERALE ET IMPACT DE LA MONDIALISATION ECONOMIQUE ................ 41

L’abandon du NOEI et la fin du tiers monde comme projet pour le monde - Le triomphe du modèle néolibéral avec la mondialisation post-guerre froide ..................................................... 42

La dévalorisation du droit et l’oubli des fins humaines de l’économie ................ 49

II - LE NOUVEAU DROIT RELATIF AU DEVELOPPEMENT ................................. 53

LES FINS HUMAINES DU DEVELOPPEMENT ................................................................. 54

Le développement humain ................................................................................. 55 Les droits de l’homme et le développement :

deux objectifs qui convergent ...................................................................... 57 La responsabilité des Etats postcoloniaux

dans le mal développement de leur population ............................................ 62 Le droit au développement ................................................................................. 65 Le développement social .................................................................................... 68 La bonne gouvernance- La démocratie et les droits de l’homme ....................... 71 La domination contemporaine du monde libéral ................................................. 74

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

304

LE DEVELOPPEMENT DURABLE ................................................................................ 76

Un nouveau paradigme de développement ? ..................................................... 77 Le droit relatif au développement durable .......................................................... 81

La lutte contre la pauvreté ................................................................................. 87

Le tournant contemporain en faveur de la lutte contre la pauvreté .................... 87 Apport et limites ................................................................................................. 89

III - BILAN DU DROIT INTERNATIONAL RELATIF AU DEVELOPPEMENT .............. 93

BILAN DES PRATIQUES DU DROIT INTERNATIONAL CLASSIQUE ET NOUVEAU DU DEVELOPPEMENT ..................................................................... 95

Bilan du droit international classique du développement .................................... 95 Bilan du droit international nouveau du développement ................................... 100

BILAN DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETE .............................................................. 108

BILAN GENERAL – DROIT INTERNATIONAL DU DEVELOPPEMENT ET DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE ... 110

IV - PERSPECTIVES ET ALTERNATIVES ..................................................... 114

LES SOLUTIONS RELATIVES A L’ORDRE JURIDICO-ECONOMIQUE EXISTANT .................. 115

Première solution ............................................................................................. 115 Seconde solution .............................................................................................. 118 Troisième solution ............................................................................................ 120

LA MISE EN ŒUVRE POSSIBLE D’UN NOUVEAU NOEI ? .............................................. 129

LA REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE D’EGALITE : DE L’EGALITE FORMELLE A L’EQUITE .................................................................. 134

CONCLUSION ........................................................................................... 139

PARTIE II DROIT INTERNATIONAL ET RECONNAISSANCE

UNE SOCIETE INTERNATIONALE DECENTE ?

I - EVOLUTION DE LA RECONNAISSANCE AU PLAN INTERNATIONAL ............. 146

DU DROIT INTERNATIONAL DES NATIONS CIVILISEES AU DROIT INTERNATIONAL POSTCOLONIAL .......................................................... 147

Le droit international des nations civilisées ...................................................... 147 Le droit international postcolonial ..................................................................... 154

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

LE DROIT INTERNATIONAL ENTRE DEVELOPPEMENT ET RECONNAISSANCE

305

Les limites du processus de reconnaissance ................................................... 156

CULTURES ET IDENTITES PENDANT ET APRES LA GUERRE FROIDE .............................. 158

Pendant la guerre froide ................................................................................... 159 Après la guerre froide ....................................................................................... 163

DROIT INTERNATIONAL ET RECONNAISSANCE .......................................................... 167

Un nouveau paradigme ................................................................................... 167 Un nouveau droit .............................................................................................. 171

II - LE DROIT RELATIF A LA DIVERSITE CULTURELLE .................................. 174

DE L’EXCEPTION CULTURELLE A LA DIVERSITE DES EXPRESSIONS CULTURELLES ......... 176

Le principe de l’exception culturelle.................................................................. 176 Le principe de diversité des expressions culturelles -

La Convention UNESCO de 2005 .............................................................. 178

DIFFICULTES ET INTERROGATIONS ......................................................................... 187

III - LA RECONNAISSANCE PAR LES DROITS .............................................. 194

DROITS DES MINORITES ET DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES .............................. 195

Droits des minorités ......................................................................................... 196 Droits des peuples autochtones ....................................................................... 208

DROITS CULTURELS ............................................................................................. 214

DROITS DE L’HOMME ............................................................................................ 224

Evolution historique .......................................................................................... 225 Discussion et solutions ..................................................................................... 235

DROITS DES FEMMES ........................................................................................... 242

Principe d’égalité et lutte contre les discriminations ......................................... 243 L’évolution post-guerre froide : les nouvelles revendications liées

au genre et au caractère androcentrique du droit international .................. 253

IV - LA REPARATION DES PREJUDICES HISTORIQUES - LES LEÇONS DE DURBAN .................................................................. 259

ECHEC, AVANCEES ET INTERROGATIONS DE DURBAN .............................................. 260

Le contexte ....................................................................................................... 260 Les interrogations relatives à la réparation des préjudices historiques ............ 263

LE PARADIGME DE LA RECONNAISSANCE ET LES LIMITES DU RECOURS AU DROIT ................ 271

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE INTERNATIONALE JUSTE ?

306

V - LE DROIT INTERNATIONAL RELATIF A LA RECONNAISSANCE FACE AU DROIT INTERNATIONAL DU DEVELOPPEMENT ET AU DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE ......................................... 279

ENTRECROISEMENT DES SITUATIONS ET DES DEMANDES .......................................... 280

LE DROIT RELATIF A LA RECONNAISSANCE ET LE DROIT RELATIF AU DEVELOPPEMENT ........................................................ 284

LE DROIT RELATIF A LA RECONNAISSANCE ET LE DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE ....................................................... 291

CONCLUSION UNE SOCIETE INTERNATIONALE

EQUITABLE ET DECENTE ?

Cet extrait vous est offert par l'auteur et l'éditeur

La société mondiale est devenue aujourd’hui une société

postcoloniale et post-guerre froide. Ces deux circonstances expliquent qu’elle soit traversée par

deux grands types d’injustices que Nancy Fraser avaient identifiés pour les sociétés internes.

D’une part, elle connaît des disparités économiques et sociales entre Etats qui ont donné lieu à des

revendications très fortes dès les années 1950 avec les premières décolonisations. Ces inégalités,

auxquelles participent désormais certains grands Etats émergents, demeurent criantes aujourd’hui

et posent toujours le problème de l’écart entre égalité formelle et égalité réelle. D’autre part, elle

est de plus en plus confrontée à des revendications d’ordre culturel et identitaire qui instaurent cette

fois-ci une tension entre égalité et différence. Les Etats défavorisés, ceux qui se sentent stigmatisés,

mais aussi les peuples autochtones, les ethnies, les minorités, les femmes aspirent aujourd’hui à

la reconnaissance de leur égale dignité mais aussi de leurs identités et de leurs droits spécifiques

ou même, pour certains, à la réparation des injustices nées de la violation de leurs identités et

la confiscation de leurs biens ou de leurs terres.

O r, pour répondre à ces deux types de revendications, les sujets de la société internationale ont

élaboré deux types de remèdes traduits en règles juridiques : le droit relatif au développement et le

droit relatif à la reconnaissance. Ces deux droits ne sont pas des branches juridiques parfaitement

autonomes et individualisées ni des ensembles de règles formalisés, ils sont imparfaits et suscitent

de réelles difficultés en raison de leurs dark side, mais ils peuvent néanmoins être interprétés

comme instaurant les premiers jalons de ce que pourrait être une société internationale plus juste

qui soit à la fois équitable (réponse aux injustices socio-économiques) et décente (réponse aux

injustices culturelles).

L’objectif de ce livre est à la fois de mettre en exergue une telle évolution et de la questionner en

la remettant dans sa perspective historique et en la soumettant à une analyse critique de ses pré-

supposés et de ses implications.

Emmanuelle Jouannet est professeure à l’Université Paris I (Ecole de droit de la Sorbonne) où

elle dirige le programme « Droit international et justice dans un monde global » au sein de

l’IREDIES. Ses principales publications sont Le droit international libéral-providence. Une histoire

du droit international (Bruxelles, Bruylant, 2011) et Emer de Vattel et l’émergence doctrinale du

droit international classique (Paris, Pedone, 1998).

ISBN 978-2-233-00630-1 38 !

Commande soit aux Editions A. PEDONE - 13 Rue Soufflot - 75005 PARIS, soit par télécopie:

01.46.34.07.60 ou sur [email protected] - 38 ! l’ouvrage - 45 ! par la poste.

Qu’est-ce qu’une société internationale juste ?

Le montant peut être envoyé par : o Carte Visa

o Chèque bancaire N°................/..................../..................../...............

o Règlement sur facture Cryptogramme.......................................................

Réf. ISBN 978-2-233-00630-1 Date de validité.....................................................

Signature :

Nom......................................................................................................................................................

Adresse.................................................................................................................................................

Ville.......................................................................Pays........................................................................