conscription et sentiment patriotique : le cas de l'armée turque

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CONSCRIPTION ET SENTIMENT PATRIOTIQUE : LE CAS DE L'ARMÉE TURQUE Sümbül Kaya Presses de Sciences Po | Critique internationale 2013/1 - N° 58 pages 35 à 51 ISSN 1290-7839 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2013-1-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Kaya Sümbül, « Conscription et sentiment patriotique : le cas de l'armée turque », Critique internationale, 2013/1 N° 58, p. 35-51. DOI : 10.3917/crii.058.0035 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.228.192.88 - 08/04/2013 11h17. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.228.192.88 - 08/04/2013 11h17. © Presses de Sciences Po

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CONSCRIPTION ET SENTIMENT PATRIOTIQUE : LE CAS DEL'ARMÉE TURQUE Sümbül Kaya Presses de Sciences Po | Critique internationale 2013/1 - N° 58pages 35 à 51

ISSN 1290-7839

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kaya Sümbül, « Conscription et sentiment patriotique : le cas de l'armée turque »,

Critique internationale, 2013/1 N° 58, p. 35-51. DOI : 10.3917/crii.058.0035

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Conscription et sentiment patriotique : le cas de l’armée turque

par Sümbül Kaya

la loyauté envers le pays et l’État est très importante. Le fait d’être un État-nation dépend de la loyauté des citoyens. (…) Le patrio-tisme est très important pour la loyauté. Le patriotisme est bâti sur l’amour du pays qui est à la fois une loyauté raisonnable et un lien affectif. L’amour du pays doit se développer sur une base raisonnable et rationnelle. C’est pourquoi les valeurs communes que partagent l’ensemble des citoyens sont très importantes. Dans ce contexte, chacun doit se sentir propriétaire de la République et des valeurs de la République, avoir de l’intérêt pour l’histoire, ne pas perdre les liens avec le passé et ne pas être en conflit avec autrui. »Dans cet extrait du discours prononcé à l’Académie militaire le 14 avril 2009 par le chef de l’état-major turc Ilker Başbuğ1, le patriotisme est considéré à la fois comme une « loyauté raisonnable » et comme un « lien affectif ». Amour et raison sont donc présentés ici comme les déterminants du patriotisme et de la loyauté des citoyens envers l’État. Dans une perspective psycho-sociale, Daniel Bar-Tal identifie plusieurs éléments qu’il considère comme universels pour exprimer l’attachement des membres d’un groupe à ce groupe et au pays dans lequel ils résident : outre l’émotion que suscite cet attachement, il y a ce qu’il appelle les croyances, c’est-à-dire la dévotion, la loyauté et la

1. Nous traduisons l’ensemble des citations de cet article.

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fierté2. Il remarque également que certains groupes ont recours à d’autres émotions et croyances telles que le soutien ou l’adhésion à une idéologie particulière, mais il précise que celles-ci ne sont pas universelles, ce qui lui permet de les évacuer de sa définition générale3. Selon lui, le patriotisme est l’une des conditions de la survie du groupe, il est défensif, vecteur de cohésion et d’unité et, à ce titre, positif. Le nationalisme au contraire est « une force primordiale irrationnelle »4 qui rend agressif à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas au groupe5. Mais l’attachement patriotique est-il toujours vecteur de cohésion nationale ? C’est à partir de l’expérience du service militaire que nous voudrions saisir la nature du patriotisme turc et comprendre comment et par quels mécanismes pratiques l’armée renforce et actualise le patriotisme chez les conscrits. En Turquie, le service militaire joue un rôle très important dans le processus d’intériorisation du patriotisme6 : d’une part, parce que l’institution militaire dispense une « formation à l’amour de la patrie » (Yurt Sevgisi Eğitimi) ; d’autre part, parce que certains appelés sont mobilisés dans la guerre intérieure contre le mouvement nationaliste kurde (Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK)7. La caserne et la guerre sont donc les lieux essentiels d’apprentissage du patriotisme, même si celui-ci commence dès l’école, bien avant donc la socialisation secondaire qu’est la conscription, comme le note Étienne Copeaux dans son étude sur les manuels scolaires turcs8, mais aussi Birol Çaymaz : « [C’est par] l’intermédiaire de l’éducation élémentaire obligatoire [que] la conscience citoyenne et le sentiment d’appartenir à la patrie, à la nation et à l’État, d’une part, les codes de comportements séculaires (civilité non religieuse), d’autre part, sont formés et transférés aux futurs citoyens »9. La formation au patriotisme qui s’effectue dans le cadre du service militaire

2. Daniel Bar-Tal, « Patriotism as Fundamental Beliefs of Group Members », Politics and the Individual, 3 (2), 1993, p. 45 et 48. 3. Ibid., p. 49. 4. Walker Connor, « Beyond Reason: The Nature of the Ethnonational Bond », Ethnic and Racial Studies, 16 (3), 1993, p. 387. Sur cette distinction entre nationalisme et patriotisme, voir aussi Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage, 2012 (1995), p. 55-59.5. W. Connor, « Beyond Reason: The Nature of the Ethnonational Bond », art. cité ; Arjun Appadurai, « Patriotism and Its Futurs », Public Culture, 5 (3), printemps 1993, p. 411-429. 6. Jean-Philippe Lecomte, « Représentations et réalités des fonctions sociales du service militaire dans la société française (1868-2001) », thèse de doctorat de science politique, IEP de Paris, 2001, p. 571-617 ; Alain Ehrenberg, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 122. 7. Depuis 1984, l’armée turque et le PKK s’affrontent, principalement dans le Sud-Est anatolien. L’arrestation du leader du mouvement, Abdullah Öcalan, avait conduit à un cessez-le-feu en 1999, mais l’intervention de l’armée turque au Nord de l’Irak en 2007 à la suite de la contre-offensive de la guérilla kurde de Turquie (PKK/CONGRA-GEL) témoigne d’une résurgence du conflit et de la violence. Les autorités turques justifient la présence permanente de l’armée dans les montagnes du Sud-Est, et ce même en période de cessez-le-feu, par la nécessité de lutter contre le « terrorisme ».8. Étienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste 1931-1993, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 339.9. Birol Çaymaz, « Citoyenneté et éducation civique en Turquie », Tumultes, 37, 2011, p. 112.

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renforce la socialisation primaire des personnes qui ont été scolarisées et rattrape le « déficit » de celles qui ne l’ont pas été.À travers une approche compréhensive, nous nous intéresserons à l’expérience subjective des acteurs, à leurs affects10, pour saisir les processus symboliques et pratiques de la construction de l’identité collective et de l’apprentissage de la patrie en actes. Nous montrerons tout d’abord que le service militaire apparaît dans les représentations collectives comme un devoir sacré. Nous analyserons ensuite la « formation à l’amour de la patrie », qui éduque et contrôle les émotions des conscrits, puis l’implication des conscrits dans la guerre interne, modalité de socialisation patriotique par le traumatisme qui s’effectue plus collectivement et dont la charge affective est très forte.Pour ce faire, nous nous appuierons sur un corpus de documents internes à l’institution militaire, utilisés pour la « formation à l’amour de la patrie », et sur une centaine d’entretiens semi-directifs que nous avons menés auprès de conscrits et d’anciens conscrits dans le département de Kayseri (centre ana-tolien de la Turquie) entre 2005 et 2007. N’ayant pu observer la « formation à l’amour de la patrie » en situation, nous avons réalisé nos entretiens à des moments différents de la vie des appelés, soit avant le service militaire, soit pendant, mais dans la plupart des cas après, et parfois même plusieurs années après la fin du service. Par ailleurs, tous les appelés ne l’avaient pas été à la même époque, même si la majorité d’entre eux ont fait leur service militaire après 1980. Enfin, tous les enquêtés de notre corpus n’ont pas participé à la guerre dans les zones à majorité kurde. La durabilité des dispositions patriotiques acquises lors du service militaire demeure difficile à évaluer notamment en raison des socialisations contradictoires qui s’effectuent dans le cadre d’organisations partisanes et/ou confrériques qui n’adhèrent pas au contenu idéologique du patriotisme enseigné à l’armée. En outre, lorsque nous ne connaissions pas préalablement l’enquêté, la parole recueillie pouvait avoir tendance à se conformer à des valeurs sociales dominantes. Nous avons donc essayé de limiter les effets de ce biais en réalisant des entretiens avec des conscrits que nous connaissions personnellement ou en réalisant plusieurs entretiens avec le même enquêté afin d’établir une relation de confiance.

10. Selon le Dictionnaire de sociologie de Pierre Ansart et André Akoun (dir.), les affects sont la « dimension subjective des états psychiques élémentaires depuis l’extrême de la douleur jusqu’au plaisir intense » et l’affectivité « l’ensemble des émotions, des sentiments et des passions individuels et collectifs » (Paris, Le Robert et Le Seuil, 1999, p. 12-13).

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Un gage de patriotisme

Le fait que le service militaire soit une obligation11 n’empêche aucunement l’institution et même certains enquêtés d’en faire l’apologie et de légitimer son existence à travers une rhétorique de la fierté et de l’honneur. Le départ pour le service militaire est associé à l’expression d’un certain nombre d’émo-tions, dont en l’occurrence l’amour du service militaire. Comme le suggère Michael Hand, si elle peut difficilement découler d’une obligation ou d’un commandement, une émotion peut du moins être « malléable »12. Dans les documents internes, le service militaire est présenté comme « un devoir sacré pour les Turcs »13. La religion est également mobilisée pour justifier cette sacralité. Élise Massicard parle à cet égard d’une instrumen-talisation du religieux par le régime kémaliste « pour raffermir la cohésion nationale »14. Le caractère laïque de l’État turc induit un contrôle étatique de la religion qui s’opère via la Direction des affaires religieuses (DIYANET) qui, entre autres, nomme les imams. On peut lire dans Le livre religieux du soldat (Askere Din Kitabı), produit par la DIYANET : « [Le service militaire est] l’impôt du sang et de la vie. C’est pourquoi le service militaire est un devoir sacré. Chaque personne qui aime Allah, le Prophète, son pays et qui connaît la valeur de la réputation et de l’honneur fait son service avec amour. (…) Lorsqu’on est appelé à servir, il est nécessaire d’y aller en courant et en étant content car le Prophète a dit “lorsque tu seras appelé sous les armes vas-y vite”. Accomplir l’ordre de notre Prophète est une dette. Ceux qui fuient le service militaire lorsqu’ils sont appelés à servir signifient qu’ils s’opposent à Allah et au Prophète »15. Certes, aucun de nos enquêtés du département de Kayseri n’a évoqué le fait d’avoir acquis ou même lu cet ouvrage, mais la quasi-totalité d’entre eux sont des croyants pratiquants, et l’incitation à un départ « heureux » au service militaire prend appui sur leurs sentiments religieux. Cette sacralisation s’accompagne d’un discours institutionnel sur la fierté d’être soldat, conformément à l’expression « chaque Turc naît soldat » (Her Türk asker doğar). L’obligation de servir est associée au sentiment de fierté et d’amour : « Chaque Turc, quand le moment arrive et avec la fierté que

11. Pour les conscrits non scolarisés, pour ceux qui avaient fait des études primaires et secondaires, et pour ceux qui avaient fait des études supérieures sans obtenir de diplôme, la durée du service militaire a été de 24 mois de 1963 à 1985, de 18 mois de 1985 à 1992, de 15 mois de 1992 à 1995 et de 18 mois à nouveau de 1995 à 2003. Depuis 2003, pour ces mêmes personnes, elle est repassée à 15 mois. Pour ceux qui sont diplômés (4 ans d’études et plus), la durée actuelle du service est de 12 mois (officiers de réserve) ou 6 mois (hommes du rang) en fonction des besoins de l’armée. 12. Michael Hand, « Should We Promote Patriotism in Schools? », Political Studies, 59 (2), juin 2011, p. 332.13. « Livre de cours de formation à l’amour de la patrie » (YSE ders kitabı), 21 novembre 2003.14. Élise Massicard, « L’organisation des rapports entre État et religion en Turquie », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 4, 2005, p. 123. Voir aussi Başak İnce, Citizenship and Identity in Turkey: From Atatürk’s Republic to the Present Day, Londres, I. B. Tauris, 2012, p. 150.15. Ahmed Hamdi Aksenki, Askere Din Kitabı, Ankara, Diyanet İşleri Başkanlığ, 2002, 7e édition, p. 196.

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donne le fait d’être soldat, accomplira sa fonction avec amour. À la caserne, parallèlement à l’apprentissage de l’art militaire, des cours seront dispensés afin de préparer les jeunes à la vie. C’est pourquoi, lorsque l’appelé se rend à son service, il s’y rend avec amour. (…) C’est une chose qu’on n’a jamais vue chez les autres nations. Les jeunes Turcs partent faire leur service et la guerre comme s’ils allaient à leur cérémonie de mariage, et cette union armée-nation est le plus bel exemple de cet amour »16. Les affects des conscrits sont clairement visés par ce type de propos où l’amour, plutôt que la raison, est mis en avant. Les anciens appelés que nous avons interrogés font usage, comme en écho, de la même rhétorique : « [Lorsque je pense au service militaire,] je pense aux moments les plus importants de ma vie. Des bons moments. C’est avec honneur que j’ai accompli ma fonction pour la patrie et la nation. Je suis fier d’avoir fait mon service »17. Certains enquêtés évoquent la honte qu’ils auraient pu ressentir s’ils ne l’avaient pas accompli : « Bien sûr qu’on est obligé de faire son service et si je ne l’avais pas fait, je n’aurais pas pu regarder ma famille en face ni mes amis. Tout le monde le fait, on est des citoyens turcs au final. Et je suis fier de l’avoir fait. Et surtout de l’avoir fait dans l’Est [régions qui sont le théâtre de la guerre] »18. C’est donc un véritable code de l’honneur qui régit le service militaire, et ce d’autant plus que, dans les représentations collectives, les soldats endossent le double rôle d’enfants et de gardiens de la patrie : « C’est un devoir pour tout le monde, chacun à son tour, (…) on accomplit sa mission et une autre classe [de conscrits] arrive »19. Le lien qui unit les soldats à la patrie est décrit comme une filiation maternelle d’où découle un rapport affectif qui conduit à son tour à la protéger et à la défendre. Les images des cartes postales vendues aux soldats sur le « marché aux commandos »20 illustrent bien cette idée.

16. « Livre de cours de formation à l’amour de la patrie », cité.17. Entretien avec Ziya. Né en 1966. Départ au service en 1988. Durée 18 mois. Lieu Edirne. Grade sergent. Fonction sergent responsable d’un poste de garde à la frontière et responsable de la formation des nouvelles recrues. Études secondaires. Profession, avant le départ, employé dans une entreprise familiale dans le bâtiment, après, fonctionnaire.18. Entretien avec Ahmet. Né en 1984. Départ au service en 2004. Durée 15 mois. Lieu Diyarbakir. Grade soldat de rang. Fonction renseignement. Études secondaires. Profession musicien. 19. Entretien avec Mehmet. Né en 1938. Départ au service en 1968. Durée 24 mois. Lieu Kars. Grade soldat de rang. Fonction chauffeur puis serveur de thé. Études secondaires. Profession employé dans une compagnie d’assurances. 20. Les « marchés aux commandos » regroupent un ensemble de commerces où les soldats peuvent acheter du matériel militaire et paramilitaire.

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Carte postale 1 : « Les gardiens de la patrie »

Carte postale 2 : « D’abord la patrie »

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Conscription et sentiment patriotique : le cas de l’armée turque — 41

De nombreux enquêtés, et pas seulement ceux qui appartiennent à des classes populaires, affirment que le service militaire est un devoir patriotique, voire une « dette pour remercier la patrie »21. Cette notion de dette accentue le caractère consenti et volontaire du service militaire alors que celle de devoir évoque davantage l’obligation et la contrainte. Ces discours proviennent non seulement des individus qui ont été socialisés par l’institution militaire à travers une formation patriotique, mais aussi de ceux qui n’avaient pas encore fait leur service au moment où nous nous sommes entretenus avec eux. Un étudiant en sixième année de médecine affirme ainsi : « Si Dieu le permet, je vais y aller et revenir car c’est notre devoir patriotique. (…) C’est pour défendre notre honneur. (…) Notre armée est belle. Je ne fais confiance ni au Premier ministre ni au Président, j’ai seulement confiance en l’armée ». Cette confiance absolue en l’armée était manifeste au moment de la réalisation de notre enquête de terrain chez de nombreux enquêtés sympathisants du Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi), héritier de la tradition kémaliste et actuellement principale force d’opposition au gouvernement du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP). Comme le souligne Ahmet Insel, dans « l’imaginaire social turc », les mili-taires sont perçus comme « les gardiens de l’État »22 et de l’intérêt national alors que les gouvernements en place sont considérés comme corrompus, ou du moins corruptibles. Si critiquer le service militaire et l’armée est passible d’une sanction pénale23, l’expression d’un dissensus – au demeurant marginal – est possible. Ainsi tous nos enquêtés ne voient-ils pas le service militaire comme un devoir patriotique. Les raisons invoquées sont généralement liées à la durée du service, jugée trop longue, ou aux dépenses qu’il entraîne, jugées inutiles. Contrairement au discours dominant qui exalte la fierté et l’honneur de servir sa patrie, certains enquêtés estiment qu’ils ont laissé leur honneur et leur dignité à la porte de la caserne. Il s’agit là d’une tentative d’autoprotection qui vise à mettre de côté son amour-propre le temps de cette expérience, pour que « sa personnalité ne soit pas trop écrasée »24.

21. Entretien avec Veli. Né en 1980. Départ au service en 2006. Durée 12 mois. Lieu Kayseri. Grade sous-lieutenant. Fonction formateur et renseignement dans la brigade des commandos. Études secondaires. Profession ingénieur. 22. Ahmet Insel, « “Cet État n’est pas sans propriétaires !” Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2008, p. 136.23. L’article 318 du Code pénal turc condamne le fait de dissuader les personnes de faire leur service militaire. L’article 319 condamne le fait d’encourager les soldats à la désobéissance. L’article 301 condamne le dénigrement de la turcité, de la République, des organes et institutions étatiques. 24. Entretien avec Birol. Né en 1981. Départ au service en 2005. Durée 15 mois. Lieu Sirnak. Grade sergent. Fonction sergent d’une cantine de gendarmerie. Études secondaires. Profession, avant son service, serveur, après, fleuriste.

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Une socialisation patriotique par la formation

Tous les conscrits suivent pendant leurs classes25 un même ensemble de formations : la formation à l’ordre aligné (yanaşık düzen eğitim)26, la forma-tion professionnelle spécialisée, et la « formation à l’amour de la patrie », socialisation patriotique qui se réalise en douceur et de manière non coer-citive, mais que l’institution présente comme la base de toutes les autres formations et comme ayant autant « d’influence et d’effets que la formation au combat »27. Cette formation contribuerait à faire prendre conscience aux conscrits que « toute leur vie est liée à la patrie et à la République » et qu’ils deviennent « de bons patriotes en étant respectueux de la société, en aimant leur pays, en pensant à l’avenir de celui-ci et en prenant conscience de leur devoir patriotique »28. Elle est enseignée depuis 2003 un jour par semaine pendant quatre heures ou/et pendant « l’heure du commandant », moment où l’officier (ou le sous-officier) rassemble son équipe. Elle peut cependant avoir lieu n’importe quand si la personne responsable le juge nécessaire ou pertinent, par exemple dans le cadre « de cours d’acquisition d’une profession (Meslek Edindirme Kursları), d’opérations de soutien aux régions rurales, de plantations d’arbres, de visites historiques et culturelles »29. Autrefois appelée « formation à la citoyenneté » (Vatandaşlık Eğitimi) – terme déjà très marqué par l’idéologie nationaliste –, la « formation à l’amour de la patrie » n’est pas nouvelle30, mais elle a été formalisée et son contenu homogénéisé à partir des années 200031. Sa nouvelle appellation en 2003 peut s’expliquer par la volonté de l’armée de fédérer la population autour d’une conception patriotique de la communauté politique au détriment d’une conception citoyenne dont la référence à l’idéologie kémaliste est beaucoup

25. Cette période des classes est variable. Pour les soldats du rang qui effectuent un service de 15 mois, la formation de base dure 4 semaines. Ensuite, selon les fonctions qui leur sont attribuées, certains d’entre eux suivent une formation supplémentaire de 6 semaines, tandis que les autres sont directement affectés à des casernes. Pour les diplômés de l’enseignement supérieur qui effectuent un service de 6 mois, la période des classes dure 4 semaines ; pour les officiers de réserve qui effectuent un service de 12 mois, elle dure 3 mois. Lorsque les appelés diplômés de l’enseignement supérieur sont affectés à une fonction en lien avec leur profession, la période des classes ne dure pas plus de 18 jours.26. La « formation à l’ordre aligné » équivaut au drill. Elle vise à l’intégration par les conscrits d’une série de normes allant du salut aux différents pas et marches militaires. 27. « Projet de formation pour favoriser l’éveil de l’amour de la patrie » (Yurt Sevgisi Bilinci Kazandırma Eğitim Projesi), document interne, non daté.28. Ibid..29. « Livre de cours de formation à l’amour de la patrie », cité, et diaporama intitulé « Formation à l’amour de la patrie », 19 février 2004. 30. L’objectif d’un renforcement du sentiment national est introduit dès 1961 dans les statuts intérieurs des Forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetleri İç Hizmet Kanunu), dont l’article 39 stipule que « la formation militaire dans les forces armées doit accorder une importance particulière au développement de l’éthique et de la spiritualité et au renforcement des sentiments nationaux ».31. Nous ne pouvons pas préciser la date à laquelle a été mise en place la « formation à la citoyenneté ». Nous n’avons pas eu non plus accès au contenu de cette formation et ne pouvons donc pas établir de comparaison.

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plus prononcée, volonté qui s’inscrit dans un contexte politique marqué par des tensions entre différentes forces partisanes, notamment kémalistes et islamistes32. C’est également pour l’armée un moyen de négocier sa place en tant que creuset de la nation. Eric Hobsbawm montre qu’au XIXe siècle « le nationalisme pouvait devenir un avantage extrêmement puissant pour le gouvernement si celui-ci parvenait à l’intégrer au patriotisme d’État, dont il devenait la composante émotionnelle centrale »33. Toutefois, selon lui, le nationalisme qui apparaît vers la fin du XIXe n’aurait aucune similitude avec le patriotisme d’État puisque « son loyalisme profond, paradoxalement, ne va pas au “pays”, mais seulement à sa version particulière de ce pays, construc-tion idéologique »34. Le patriotisme turc, tel qu’il est conçu et enseigné au sein de l’armée, intègre une construction idéologique particulière qui est le nationalisme d’Atatürk35, lequel est également enseigné à l’école en cours d’instruction civique36.

Un patriotisme conforme au nationalisme d’Atatürk

Le nationalisme d’Atatürk est l’objet du premier axe de la formation consacré à la construction de la République de Turquie et dans lequel le « système de pensée d’Atatürk » occupe une place centrale, mais tous les autres axes y font également référence. Il ne s’agit pas seulement de transmettre des connaissances mais aussi et surtout d’enseigner un commandement moral à l’intention des soldats du rang et des soldats sortis du rang qui ont pour devoir « d’appliquer et de défendre » l’héritage d’Atatürk : ses réformes (notamment la laïcité), ses conseils et avertissements, les principes sur lesquels s’appuie son système de pensée, les nécessités de l’abolition du califat. Autant de mesures qui, défendues par l’armée, permettent à celle-ci de contrer la domination politique de l’AKP arrivé au pouvoir en 2002 et sa propre marginalisation politique. La plasticité du nationalisme d’Atatürk permet à l’armée d’adapter celui-ci au contexte politique de 2002. Il est présenté comme un élément unificateur et intégrateur, comme une solution pour éliminer les différences et les conflits sociaux, parce qu’il « refuse que la société nationale soit

32. Le 28 février 1997 a eu lieu un « mini-coup d’État militaire » au cours duquel, à la suite d’une série de recommandations du Conseil de sécurité national, le gouvernement Erbakan a été dissous. Une lourde répression a pris alors pour cible les personnes islamistes ou considérées comme telles.33. Eric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992, p. 170.34. Ibid., p. 175.35. Christophe Jaffrelot estime que patriotisme et nationalisme sont les deux faces d’une même médaille. Christophe Jaffrelot, « Pour une théorie du nationalisme », dans Alain Dieckhoff, Christophe Jaffrelot, (dir.), Repenser le nationalisme. Théories et pratiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 32.36. Füsun Üstel, Makbul Vatandaş˝ın Peşinde: II. Meşrutiyet’ten Bugüne Vatandaşlık Eğitimi, Istanbul, İletişim Yayınları, 2009 (2004), p. 104.

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divisée sur la base de critères sectaires et religieux ainsi que raciaux »37. Le nationalisme d’Atatürk fait partie de la « stratégie symbolique » de l’armée pour maintenir son hégémonie et délégitimer les autres courants de pensée puisque toute revendication ethnique ou religieuse est considérée comme s’opposant à ce nationalisme. Dès lors, les résultats obtenus peuvent se révé-ler contraires à l’effet recherché puisqu’il crée des divisions en insistant sur les clivages politiques et surtout en désignant des menaces. La « formation à l’amour de la patrie » engendre un double processus d’inclusion de ceux qui se conforment au nationalisme d’Atatürk et d’exclusion de ceux qui sont stigmatisés comme ses ennemis.

Un patriotisme sécuritaire ?

État, nation, patrie : une triple fidélité s’impose aux soldats. Ces trois termes déterminants de l’identité collective sont d’ailleurs souvent utilisés de manière conjointe38. Or la conception des entités qu’ils recouvrent est élaborée à partir d’une grille de lecture sécuritaire qui met en avant les dangers et les menaces qui pèsent sur elles39. Selon A. Insel, ce type d’instrumentalisation est « une politique permanente des forces prétoriennes tout au long de la République »40. Dans le cadre de la formation dispensée aux appelés, la description de ces menaces et dangers est très précise. Une partie de l’opposition politique et certaines minorités sont explicitement désignées, ce qui tend évidemment à délégitimer certains partis ou organisations et à mobiliser l’opinion contre les courants de pensée qu’ils représentent. Certes, la part est faite entre les menaces internes et externes mais les liens entre elles sont soulignés, puisque « les menaces ont beau être internes, elles sont souvent soutenues par des forces externes »41. Ce discours, qui est classique dans l’historiographie officielle, est appelé le « Syndrome de Sèvres », parce qu’il recouvre « un ensemble de peurs nationales (…) cristallisées lors du dépeçage de l’Empire ottoman [après] la signature du traité de Sèvres en 1920 »42. Dans le document interne

37. Diaporama, cité.38. La patrie est définie comme « un morceau de terre constitutif de l’espace et des frontières de la souveraineté de l’État. (…) La patrie n’est pas seulement un lopin de terre sec mais une valeur spirituelle et nationale ». La nation, elle, conformément à la pensée d’Atatürk et à sa conception culturelle, doit être comprise « comme une unité d’âme, une culture commune et un désir de vivre ensemble ». Le concept de la nation est également lié au concept de l’État puisque c’est « la nation turque qui a créé l’État ». « Livre de cours de formation à l’amour de la patrie », cité.39. « Les principes de la force nationale et de la sécurité nationale » (Milli Güvenlik ve Milli Güç Unsurları), document interne, non daté. 40. A. Insel, « “Cet État n’est pas sans propriétaires !” Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », cité, p. 136.41. « Les menaces contre la Turquie et l’histoire turque » (Tarihi ve Türkiye’ye Karşı Tehditler), document interne, non daté.42. Dorothée Schmid, « Introduction », Politique étrangère, 1, 2010, p. 10.

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intitulé « Les menaces contre la Turquie et l’histoire turque », les menaces internes sont « les éléments séparatistes43, les éléments réactionnaires44, les éléments d’extrême gauche45 et les éléments d’extrême droite46, les Arméniens, les missionnaires, les Pontiques47, les Syriaques, les Témoins de Jéhovah ». Même le crime organisé et la contrebande, le satanisme et les ONG sont intégrés au concept de menace interne. Les mouvements religieux (groupes radicaux et confréries) sont considérés comme œuvrant à « anéantir l’indivi-sibilité du territoire, l’unité nationale de la République (…), à détruire l’ordre constitutionnel et la compréhension contemporaine des principes d’Atatürk et à imposer leur propre point de vue ». En désignant ainsi ses ennemis, l’institution définit les contours de l’identité collective. La distinction entre ce « nous » et les « autres » permet l’identification au groupe de certains appelés, fait naître le sentiment d’appartenance, et suscite leur mobilisation. Les valeurs éthiques des forces armées turques sont nombreuses et exigent un engagement total du conscrit : « Il est du devoir de tout soldat de ne pas hésiter à agir : si, de l’intérieur ou de l’extérieur, il y a des violations et des menaces, de les éliminer, de sacrifier sa vie si nécessaire, et de ne penser à ses intérêts personnels qu’en arrière-plan, de donner une priorité à la nation, à l’armée et à l’unité »48.Comment réagissent les appelés à ce discours patriotique fondé sur le principe de « sécurisation par l’inquiétude »49 ? Certains de nos enquêtés affirment que l’amour de la patrie est naturellement présent chez tous les Turcs et qu’ils n’ont pas besoin de formation dans ce domaine : « De toute manière, en Turquie, on a des valeurs comme la patrie, la nation et l’honneur. Dans notre pays, on donne sa vie par amour pour la nation. On est tranquille chez nous

43. Surtout le Kadek et le PKK, considérés comme « la première menace pour l’État turc et pour l’intégrité indivisible de la nation et du pays ».44. Aucune liste n’est donnée pour cette catégorie, mais le terme désigne la « réaction religieuse » (irtica), qui est également considérée comme une des menaces de l’extrême droite. 45. La liste des organisations d’extrême gauche considérées comme nuisant à l’État turc comprend le Parti communiste de Turquie (TKP), le Parti/Front de libération populaire de Turquie (THKP/C), l’Armée de libération populaire de Turquie (THKO), le Parti révolutionnaire des travailleurs et paysans de Turquie (TİİKP), le Parti communiste de Turquie/marxiste-léniniste (TKP/ML) qui est devenu le Parti communiste maoïste (MKP).46. Les activités du Parti de l’action nationaliste (MHP) ne sont pas considérées comme destructrices et terroristes. Le document fait plutôt référence aux « événements réactionnaires qui se sont déroulés avant et après la période républicaine ». En cela, il désigne les mouvements religieux (les organisations terroristes réactionnaires d’extrême droite, les groupes religieux radicaux, les confréries religieuses) et précise que certaines de ces organisations auraient participé à des manifestations armées à partir de 1967. Le Hezbollah et le Front islamique du Grand-Orient (İBDA/C) à partir des années 1990 seraient passés à l’action pour « créer un État islamique-kurde sur les terres de la République de Turquie ». 47. Les Pontiques sont présentés comme ayant fait partie de la civilisation helléniste et vivant actuellement dans la région de la mer Noire. 48. « Les facteurs importants influençant la vie en société » (Toplum hayatını etkileyen önemli faktörler), document interne, non daté.49. Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures & Conflits, 31-32, printemps-été 1998, p. 13-38.

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grâce à ceux qui font leur service militaire actuellement »50. Plus important, la composante idéologique du patriotisme n’est pas très critiquée. Mehmet, par exemple, qui se sent proche politiquement de l’AKP et qui est aussi un militant syndicaliste, n’associe pas le service militaire et sa formation à une inculcation idéologique : « Quand on pense au service militaire, on pense au premier commandant Atatürk. Je ne pense pas que cela soit idéologique mais qu’il s’agit des règles de la Turquie. L’idéologie, c’est quelque chose de différent, c’est pour les groupes marginaux ». Ainsi le nationalisme d’Ata-türk n’est-il pas considéré comme idéologique. Ce discours est conforme à la représentation que l’armée donne des dangers et des menaces. Dans le discours des enquêtés, ce sont les groupes d’une bonne partie de l’opposition qui propagent des idéologies alors que l’institution militaire agit dans la légalité. Rappelons que la Constitution de 1984, mise en place par la junte militaire après le coup d’État de 1980 et qui fait du nationalisme d’Atatürk un principe constitutionnel, est toujours en vigueur aujourd’hui. L’inscription du nationalisme dans la Constitution lui donne donc une valeur normative qui le dépolitise. Ceux qui militent pour le Parti de la félicité (SP) ou une partie de ceux qui militent pour l’AKP et qui appartiennent parallèlement à des confréries religieuses51 avancent une idéologie alternative dans laquelle l’amour de la patrie naît de la foi, et le fait d’être exposés aux discours de l’institution militaire renforce leur propre idéologie. Sezer, qui est membre d’une confrérie religieuse et éduqué conformément au courant de pensée du front islamique du Grand-Orient de Necip Fazıl Kısakürek revendiquant l’union des pays musulmans, nous explique : « Il y a Allah, l’imam et la patrie, et dans l’islam, il faut aimer sa patrie et cela vient de l’imam. Pour moi, c’est effectivement l’armée qui défend le mieux la patrie, et le drapeau et la patrie sont des éléments importants »52. Autrement dit, les kémalistes et les islamistes s’accordent sur l’importance de l’amour de la patrie alors même que leurs idéologies sont radicalement opposées.L’identification des menaces et des dangers proposée par l’armée n’est pas non plus acceptée comme telle par tous les enquêtés. Hakan, militant islamiste, critique le fait de considérer les civils comme une menace interne : « Quand on dit armée dans cette région [à Kayseri], il faudrait faire trembler les puis-sances étrangères. Mais ce n’est pas comme ça, c’est le pauvre qui tremble. Quand on dit gendarme, armée, forces armées, nos hommes ont peur. Ils se

50. Entretien réalisé avec Adil. Né en 1949 mais inscrit à l’état-civil en 1950. Départ au service en 1971. Durée 18 mois. Lieu Ankara. Grade sergent. Fonction armurier. Études secondaires. Profession, avant son service, ouvrier en Allemagne, après, salarié dans une usine militaire. 51. En Turquie, les confréries religieuses sont interdites, mais, dans la pratique, elles continuent d’exister. 52. Entretien avec Sezer. Né en 1959. Départ au service en 1982. Durée 16 mois. Lieu zone non concernée directement par la guerre mais où il est affecté à un bataillon chargé de la formation des commandos. Grade sous-lieutenant. Diplômé de l’Université de physique. Occupe des fonctions politiques.

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redressent. Pourquoi es-tu comme ça contre ton propre peuple ? À l’égard de tes propres citoyens ? (…) Avant il y avait les islamistes mais maintenant il y a le PKK. Les civils sont considérés comme une menace (…) Le peuple n’est pas bien considéré et il est perçu comme insignifiant53».

Une socialisation patriotique par la guerre

Tous les appelés ne combattent pas, et seuls ceux qui sont envoyés dans le Sud-Est, dans les zones à majorité kurde, sont confrontés à la guerre. Ils ont entre 19 et 22 ans et sont issus pour la plupart des classes populaires. Leurs classes durent trois mois seulement, puis ils sont intégrés pendant douze mois au sein de l’institution militaire où divers dispositifs et formations sont cen-sés les aguerrir et leur permettre de s’adapter à leur nouvel environnement. Certains d’entre eux sont intégrés dans les « commandos », troupes d’élite qui constituent le gros des forces envoyées en opérations terrestres. Leur service militaire est donc très particulier, car ils participent pleinement à la guerre et sont confrontés à la violence des combats et à la mort. Cette expérience constitue-t-elle un mode d’apprentissage du patriotisme plus puissant que la « formation à l’amour de la patrie » ? Le sacrifice de soi en situation de guerre est considéré par l’institution militaire comme le « sommet éthique de toute participation communautaire »54. Dans les documents internes de l’armée consacrés à la « formation à l’amour de la patrie », mourir pour l’État, la nation et la patrie est présenté comme une obligation morale. La martyrologie consacrée aux soldats morts au combat est très développée au sein de l’armée comme de la société, et la peur que pourrait éventuellement éprouver le soldat avant ou durant le combat est considérée comme une faute impardonnable car elle « entache l’honneur et la dignité »55. Le sacrifice de soi et l’obligation de ne pas protéger sa propre vie sont justifiés par le fait que d’autres citoyens et notamment les membres de sa propre famille peuvent ainsi vivre dans la tranquillité et la sécurité. Mais s’il est nécessaire de mourir pour la patrie, il est également nécessaire de vivre pour elle car c’est parce que « des personnes vivent chaque moment de leur vie pour ce pays que la patrie ne mourra pas »56. Des exemples concrets sont fournis pour illustrer ces propos, entre autres, celui du soldat qui, tel une mère veillant son enfant malade, fait ses gardes dans une zone frontalière sans fermer l’œil de la nuit. La patrie est donc assimilée à une entité élargie

53. Entretien avec Hakan. Né en 1952. Départ au service en 1981. Durée 4 mois. Lieu non indiqué. Grade Soldat du rang. Diplômé de la faculté des sciences islamiques. Profession libraire. 54. Thomas Hippler, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006, p. 278.55. Diaporama, cité.56. Ibid..

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de la famille, au nom de laquelle l’armée exige des conscrits qu’ils s’engagent complètement dans cette nouvelle réalité que sont la guerre et/ou la « lutte antiterroriste ». Et dans le contexte de guerre que connaît la Turquie depuis 1984, les conscrits se réapproprient parfaitement le discours de l’institution. Pour justifier sa volonté et celle de son équipe de participer à la destruction du terrorisme, Mete avance des chiffres dont il s’avère par la suite qu’ils sont faux : « Nous voulions détruire le terrorisme. (…) Notre commandant nous disait “il y avait 5 000 terroristes en 1983, 700 en ce moment” et quand j’ai terminé il n’y en avait plus. On ne savait pas qui avait tué. Tu tires sur la cible mais tu ne sais pas si c’est toi ou celui qui est à côté de toi. On a eu des martyrs, mon copain est parti martyr. (…) On était triste, tu ne peux pas gagner la guerre avec de la tristesse mais avec plus d’acharnement »57. Malgré l’exposition à la violence guerrière, certains enquêtés rappellent leur détermination : « Tu étouffes là-bas à force de voir du sang et à force de combattre, mais c’était avec amour car c’était pour la patrie »58. Dans les raisons avancées pour légitimer le recours à la violence, on retrouve ce souci déjà évoqué de protéger les proches, les enfants, la famille, et donc la patrie puisque celle-ci est une extension de la famille. L’engagement du conscrit devient plus réel dès lors qu’il est en situation de guerre et sa motivation à combattre devient plus personnelle dès lors qu’il considère qu’il se bat pour protéger les siens, au sens restreint comme au sens large : « J’ai deux enfants et j’ai un fils qui a fait son service dans des zones où règne la terreur et un autre en Irak du Nord. À la fondation de la République turque, il y a eu beaucoup de sang versé, de vies sacrifiées. (…) S’il y a une guerre aujourd’hui, je serai un des premiers à m’engager si on m’appelle [comme réserviste]. Pourquoi ? Parce que j’ai envie de vivre tranquillement, parce que j’ai envie que nos enfants, nos nièces et neveux, ma famille, mes cousins, mes voisins puissent vivre tranquillement. Imagine si les étrangers avaient envahi la Turquie ! Est-ce que nous aurions pu aujourd’hui nous asseoir ici même et discuter tranquillement. Est-ce qu’ils nous auraient permis de discuter ? Et bien non ! »59. La protection des compagnons d’armes participe de ce même élan : « J’ai participé à cette opération. Tu ne penses à rien en allant là-bas. Allah te donne un truc, tu ne penses à rien d’autre que de rester en vie. On est

57. Entretien avec Mete. Né en 1977. Départ au service en 1995. Durée 18 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade sergent d’équipe. Fonction commando. Études secondaires enseignement professionnel. Profession fermier, puis ouvrier, puis chef d’entreprise dans le bâtiment.58. Entretien avec Cemal. Né en 1985. Départ au service en 2006. Durée 15 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade soldat du rang. Fonction commando spécialisé dans la détection avec des chiens des mines antipersonnel. Études secondaires. Profession ouvrier dans le bâtiment.59. Entretien avec Süleyman. Né en 1967. Départ au service en 1987. Durée courte. Lieu Denizli. Grade soldat du rang. Fonction aide administratif. Études secondaires enseignement technique. Profession fonctionnaire.

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comme des frères, tu cherches à protéger les autres »60. Dans certains cas, qui demeurent exceptionnels, des appelés demandent à partir dans les zones à majorité kurde pour venger un proche ou un compagnon d’armes. C’est le cas de cet enquêté qui a demandé à partir dans l’Est après que le fils de son oncle eut été tué par le PKK pendant son service militaire : « J’ai ressenti le besoin de le venger car je l’aimais beaucoup. (…) Pour moi, ils étaient tous suspects. Je les mettais à terre. Je n’étais pas obligé de le faire mais je sou-haitais les faire souffrir »61. On constate ainsi que tous ces deuils favorisent la réappropriation du conflit par les soldats. La loyauté à l’égard de l’État, de la patrie et de la nation se décline et se transpose sur des figures concrètes, plus proches des combattants. Certes, on ne devient pas un bon patriote en combattant, mais l’expérience de la guerre « consacre » et « actualise » le patriotisme intégré auparavant. L’expérience de la guerre renforce donc les socialisations patriotiques antérieures et peut être considérée comme une légitimation par les faits du discours institutionnel, qui rend l’intériorisation de celui-ci encore plus efficace. Il arrive aussi que la guerre provoque le dégoût et suscite des discours antipatriotiques chez certains appelés – « Je me suis senti utilisé. J’étais un mouton là-bas. On ne pense à rien. C’est du temps perdu. Ils peuvent envoyer des professionnels à notre place parce que nous sommes des appâts »62 –, mais il semble que ce soit l’exposition directe à la mort ou au risque de mourir qui favorise l’engagement du conscrit dans la guerre. Lors des entretiens, de nombreux appelés ont évoqué le risque de mourir dans les zones à majorité kurde : « C’était un milieu stressant. T’es toujours avec des personnes coupables, dangereuses, il y avait un risque de devenir martyr [d’être tué au combat], il y avait un danger de mort »63. Et chaque fois, c’est le discours sur l’amour de la patrie et le sacrifice de soi qui prend le dessus et permet aux appelés de dépasser leur peur : « Nous faisions cela avec amour. (…) Je me demandais si j’allais pouvoir rentrer chez moi. Je pensais que les ennemis de la patrie allaient m’empêcher de rentrer chez moi. Je n’avais pas peur, c’était pour la patrie. (…) J’ai rencontré des difficultés mais j’ai aimé le faire. J’ai vécu des difficultés, mais nos commandants nous

60. Entretien avec Kenan. Né en 1964. Départ au service en 1992. Durée 15 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade sous-lieutenant. Fonction commandant d’équipe de commandos. Diplômé de l’Université. Fonctionnaire. 61. Entretien avec Ismail. Né en 1973. Départ au service en 1993. Durée 15 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade soldat de rang. Fonction gardien dans une maison d’arrêt. Études primaires. Profession employé dans une boulangerie.62. Entretien avec Mustafa. Né en 1986. Départ en 2006. Durée 15 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade sergent. Fonction commando. Études secondaires. Profession serveur.63. Entretien réalisé Kerim. Né en 1979. Départ en 2003. Durée 15 mois. Lieu zone à majorité kurde. Grade soldat de rang. Fonction formation de premier secours mais affecté au renseignement. Études secondaires. Profession pharmacien.

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ont fait aimer le service »64. Ce témoignage est un bon exemple de sociali-sation en actes et en situation officielle puisqu’il révèle une tension entre le discours officiel (« Je n’avais pas peur, c’était pour la patrie ») et les émotions personnelles (« je me demandais (…) j’ai rencontré des difficultés »). Les émo-tions stressantes et traumatiques qu’impose le contexte de guerre touchent directement les affects des conscrits, produisent des liens de solidarité et des expériences communes, et ce faisant renforcent leur sentiment d’apparte-nance au groupe. Gérard Noiriel souligne en effet que « la place qu’occupe la dimension affective dans le processus d’intériorisation des normes et des structures étatiques explique le rôle très important que jouent généralement les événements traumatisants dans la fixation des habitus nationaux. Dans la plupart des cas, les conflits armés, la violence collective sont des facteurs déterminants pour la diffusion du sentiment d’appartenance à la nation dans toutes les couches de la société »65.En accord avec Jean-Philippe Lecomte, nous considérons cependant que la guerre, qui induit un double processus de construction de la figure de l’ennemi et de construction du groupe auxquels appartiennent les soldats, processus renforçant le discours de l’institution préalablement dispensé dans la « formation à l’amour de la patrie », permet de créer des solidarités et des micro-communautés qui peuvent venir concurrencer « la communauté globale qu’est la nation (ou la patrie) »66. L’apprentissage des valeurs patriotiques par la guerre est donc à nuancer. Les conscrits, qui se réapproprient le discours institutionnel sur « l’ennemi intérieur » par la réalité des interactions violentes avec les partisans du PKK, ont par ailleurs recours à certaines pratiques de déshumanisation de l’ennemi (en qualifiant ceux du PKK de « cochons », en exhibant leurs corps lorsqu’ils sont décédés…) et certains développent même un racisme anti-kurde. Ainsi, contrairement à une guerre extérieure, la guerre interne fait éclater tout « consensus » puisqu’elle divise la population.

La socialisation au patriotisme d’État en Turquie est un apprentissage au long cours qui s’effectue depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte dans les dif-férentes institutions étatiques (l’école, l’armée) et non étatiques (la famille, la religion). Les citoyens turcs doivent prouver leur patriotisme en servant et/ou en combattant, ce qui implique que le processus de socialisation ne se déroule pas toujours sur un mode « heureux ». L’institution mobilise les affects des conscrits de différentes façons pour développer leur sentiment

64. Entretien avec Yakup. Né en 1985. Départ en 2006. Durée 15 mois. Lieu Sirnak. Grade soldat du rang. Fonction commando, spécialisé dans la détection des mines antipersonnel avec chien. Études secondaires. Profession ouvrier. 65. Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, p. 136.66. J.-P. Lecomte, « Représentations et réalités des fonctions sociales du service militaire dans la société française (1868-2001) », cité, p. 595.

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d’appartenance à la communauté patriotique et nationale : en exigeant d’eux qu’ils se sacrifient, en mobilisant l’historiographie nationale, en faisant référence à un code de l’honneur et surtout en leur imposant l’amour de la patrie. Dans le cadre du service militaire, cette socialisation comporte deux volets qui se renforcent mutuellement et mobilisent autant l’un que l’autre les affects des conscrits : l’apprentissage théorique, qui se réalise en douceur et par effet d’imprégnation et de répétition, définit par le haut les contours d’une identité collective qui doit être conforme au nationalisme d’Atatürk. Pourtant, alors même qu’elle vise à fédérer la population autour d’un consensus sur cette identité, l’idéologie qu’elle diffuse et surtout sa composante sécuritaire produisent des divisions en stigmatisant une partie des organisations politiques et certaines minorités. L’apprentissage par la guerre doit lui aussi être nuancé parce qu’il crée des solidarités de groupes qui concurrencent la communauté patriotique, sans compter que le racisme anti-kurde de certains soldats est bien loin de correspondre aux préceptes de la « formation à l’amour de la patrie ». Ainsi, qu’il soit théorique ou pratique, l’apprentissage du patriotisme dans le cadre du service militaire en Turquie produit des effets contrastés, voire paradoxaux. ■

Sümbül Kaya est doctorante en science politique à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne/CRPS. Sa thèse porte sur le service militaire en Turquie. Elle a été ATER à l’Université Lumière Lyon 2 (2007-2009) et attachée de recherche dans le programme de l’ANR Transtur « Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours » (2011-2012). Elle a publié « La fabrique du “soldat-citoyen” à travers la conscription en Turquie », European Journal of Turkish Studies (8, 2008, dossier thématique « Surveiller, nor-maliser, réprimer », http://ejts.revues.org/2922) et « Le retour des conscrits, vecteur de construction d’un régime de sécurité nationale ? », dans Nathalie Duclos (dir.), L’adieu aux armes ? Parcours d’anciens combattants (Paris, Karthala, 2010, p. 83-110). [email protected]

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