coexistence et conflits confessionnels

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Conclusions de : Catherine Maurer et Catherine Vincent (éd.), La Coexistence confessionnelle en France et en Europe germanique et orientale du Moyen Âge à nos jours , Lyon, LARHRA, 2015. ISBN 979-10-91592-12-3 C ONCLUSIONS : COEXISTENCE ET CONFLITS CONFESSIONNELS Yves KRUMENACKER Au centre de Strasbourg, l’église Saint-Pierre-le-Jeune, qui figure en couverture de ce volume, représente un bel exemple de la coexistence confessionnelle et de ses limites. Eglise luthérienne depuis 1524, elle abrite un simultaneum depuis le rattachement de Strasbourg à la France, en 1681, et cela jusqu’en 1898. La nef, réservée à l’écoute de la Parole, est attribuée aux luthériens, alors que le sanctuaire est catholique, avec un mur prenant appui sur le jubé pour inscrire clairement dans l’espace la séparation entre les deux confessions. Le simultaneum, ainsi, associe et oppose deux confessions rivales : occupation d’un même édifice, mais pas au même endroit ni à la même heure. A la nef gothique, revêtue d’un badigeon de chaux, s’oppose le chœur pourvu d’un décor baroque. L’occupation de l’espace comme le décor associent et opposent ainsi catholicisme et luthéranisme. Pour beaucoup d’historiens, notamment allemands et anglo-saxons, le paradigme de la confessionnalisation, proposé par W. Reinhard et H. Schilling, est devenu indispensable pour analyser l’évolution des sociétés européennes de l’époque moderne 1 . Il a cependant donné lieu à un certain nombre de critiques. On lui a 1 Wolfgang REINHARD, « Konfession und Konfessionalisierung in Europe », dans Idem (éd.), Bekenntnis und Geschichte. Die Confessio Augustina im historischen Zusammenhang, Munich, Verlag Ernst Vögel, 1981, p. 165-189 ; Heinz SCHILLING, Konfessionskonflikt und Staatsbildung. Eine Fallstudie über das Verhältnis von religiösem une sozialem Wandel in der Frühneuzeit am Beispiel der Grafschaft Lippe, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1981 ; Idem, Die reformierte Konfessionalisierung in Deutschland Das Problem der « Zweiten Reformation », Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1986 ; Idem, « Die Konfessionalisierung im Reich Religiöser und gesellschaftlicher Wandel in Deutschland zwischen 1555 und 1620 », Historische Zeitschrift, 1988, 246, p. 1-45 ; Hans-Christoph RUBLACK (dir.), Die lutherische Konfessionalisierung in Deutschland, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1992 ; Heinrich R. SCHMIDT, Konfessionalisierung im 16. Jahrhundert, Munich, Oldenbourg, 1992 ; Wolfgang REINHARD, Heinz SCHILLING (dir.), Die katholische Konfessionalisierung, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1995 ; Heinz

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Conclusions de : Catherine Maurer et Catherine Vincent

(éd.) , La Coexistence confessionnelle en France et en Europe

germanique et orientale du Moyen Âge à nos jours , Lyon,

LARHRA, 2015. ISBN 979-10-91592-12-3

CONCLUSIONS :

COEXISTENCE ET CONFLITS CONFESSIONNELS

Yves KRUMENACKER

Au centre de Strasbourg, l’église Saint-Pierre-le-Jeune, qui figure en couverture

de ce volume, représente un bel exemple de la coexistence confessionnelle et de

ses limites. Eglise luthérienne depuis 1524, elle abrite un simultaneum depuis le

rattachement de Strasbourg à la France, en 1681, et cela jusqu’en 1898. La nef,

réservée à l’écoute de la Parole, est attribuée aux luthériens, alors que le

sanctuaire est catholique, avec un mur prenant appui sur le jubé pour inscrire

clairement dans l’espace la séparation entre les deux confessions. Le

simultaneum, ainsi, associe et oppose deux confessions rivales : occupation d’un

même édifice, mais pas au même endroit ni à la même heure. A la nef gothique,

revêtue d’un badigeon de chaux, s’oppose le chœur pourvu d’un décor baroque.

L’occupation de l’espace comme le décor associent et opposent ainsi

catholicisme et luthéranisme.

Pour beaucoup d’historiens, notamment allemands et anglo-saxons, le paradigme

de la confessionnalisation, proposé par W. Reinhard et H. Schilling, est devenu

indispensable pour analyser l’évolution des sociétés européennes de l’époque

moderne1. Il a cependant donné lieu à un certain nombre de critiques. On lui a

1 Wolfgang REINHARD, « Konfession und Konfessionalisierung in Europe », dans Idem (éd.),

Bekenntnis und Geschichte. Die Confessio Augustina im historischen Zusammenhang,

Munich, Verlag Ernst Vögel, 1981, p. 165-189 ; Heinz SCHILLING, Konfessionskonflikt und

Staatsbildung. Eine Fallstudie über das Verhältnis von religiösem une sozialem Wandel in

der Frühneuzeit am Beispiel der Grafschaft Lippe, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus,

1981 ; Idem, Die reformierte Konfessionalisierung in Deutschland – Das Problem der

« Zweiten Reformation », Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1986 ; Idem, « Die

Konfessionalisierung im Reich – Religiöser und gesellschaftlicher Wandel in Deutschland

zwischen 1555 und 1620 », Historische Zeitschrift, 1988, 246, p. 1-45 ; Hans-Christoph

RUBLACK (dir.), Die lutherische Konfessionalisierung in Deutschland, Gütersloh,

Gütersloher Verlagshaus, 1992 ; Heinrich R. SCHMIDT, Konfessionalisierung im 16.

Jahrhundert, Munich, Oldenbourg, 1992 ; Wolfgang REINHARD, Heinz SCHILLING (dir.),

Die katholische Konfessionalisierung, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1995 ; Heinz

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

reproché de faire la part trop belle à la construction de l’État, au détriment

d’autres formes de territoires, notamment les communautés rurales2, de sous-

estimer les résistances et les accommodements nécessaires des populations3, de

trop privilégier les sources normatives et de confondre ainsi les intentions

officielles et leurs effets réels4, d’unifier artificiellement les confessions en sous-

estimant l’importance des marges et des dissidences et de négliger les

spécificités irréductibles des différentes confessions5. D’autre part, si le

paradigme de la confessionnalisation semble pouvoir s’appliquer, au moins en

partie, aux relations internationales, à la formation des corps pastoraux ou à

l’histoire intellectuelle6, on a plus de mal à l’utiliser pour des domaines comme

l’histoire du droit, le fonctionnement de la République des Lettres ou l’évolution

des arts. La périodisation pose également problème : classiquement, elle couvre

la période 1555-1648 ; mais elle est souvent étendue à la seconde modernité, à

travers le concept d’âge confessionnel ou, de manière plus modérée, d’âge du

confessionalisme, pour la France comme pour les pays germaniques, et même

SCHILLING, « Confession religieuse et identité politique en Europe. Vers les Temps

Modernes (XVe-XVIII

e siècles) », Concilium, 1995, n° 262, p. 13-23 ; Anton SCHINDLING,

Walter ZIEGLER (dir.), Die Territorien des Reichs im Zeitalter der Reformation und

Konfessionalisierung. Land und Konfession. VII : Bilanz – Forschungsperspektiven –

Register, Münster, Aschendorff, 1997 ; Gérald CHAIX, « La confessionnalisation. Note

critique », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 2002, 148,

p. 851-865 ; Idem, « La confessionnalisation dans le Saint-Empire XVIe-XVIII

e siècles »,

Études Germaniques, 2002, p. 395-576 ; Olivier CHRISTIN, « Confessionalisation », dans

Régine AZRIA, Danièle HERVIEU-LÉGER (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF,

2012, p. 169-174. 2 Heinrich R. SCHMIDT, « Sozialdisziplinierung ? Ein Plädoyer für das Ende des Etatismus in

der Konfessionalisierungsforschung », Historische Zeitschrift, 1997, 265, p. 639-682. 3 Thomas P. BECKER, Konfessionalisierung in Kurköln. Untersuchungen zur Durchsetzung der

katholischen Reform in den Dekanaten Ahrgau und Bonn anhand von Visitationsprotokollen

1583-1761, Bonn, Röhrscheid, 1989. 4 Marc R. FORSTER, The Counter-reformation in the Villages. Religion and Reform in the

Bishopric of Speyer, 1560-1720, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1992 ; Heinrich

R. SCHMIDT, Dorf und Religion. Reformierte Sittenzucht in Berner Landgemeinden der

frühen Neuzeit, Stuttgart, Iéna et New York, Gustav Fischer Verlag, 1995. 5 Thomas KAUFMANN, « Die Konfessionalisierung von Kirche und Gesellschaft.

Sammelbericht über eine Forschungsdebatte », Theologische Literaturzeitung, 1996, 121,

p. 1008-1121. 6 Heinz SCHILLING, « Formung und Gestalt des internationalen Systems in der werdenden

Neuzeit – Phasen und bewegende Kräfte », dans Peter KRÜGER (dir.), Kontinuität und

Wandel in der Staatenordnung der Neuzeit. Beiträge zur Geschichte des internationalen

Systems, Marburg, Hitzeroth, 1991, p. 19-46 ; Luise SCHORN-SCHÜTTE, « The “New

Clergies” in Europe : Protestant Pastors and Catholic Reform Clergy after the

Reformation », dans Bridget HEAL, Ole Peter GRELL (dir.), The Impact of the European

Reformation, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 103-124 ; Erika RUMMEL, The

Confessionalization of Humanism in Reformation Germany, Oxford, Oxford University

Press, 2000.

Yves KR UM EN AC K ER

au-delà. On peut même suggérer que la confessionnalisation s’applique

également à l’époque contemporaine, jusque dans les années 1960, dans la

mesure où la liberté religieuse a obligé les Églises à se redéfinir et à renforcer

leur identité7.

L’extension géographique est aussi objet de débats : à l’origine pensée davantage

pour les territoires luthériens du Saint-Empire, elle s’est rapidement appliquée

aux États catholiques et calvinistes du même ensemble, puis aux autres États

européens, non sans susciter des résistances. La France, en particulier, semble

résister à l’analyse, en raison du poids du gallicanisme8 et la coexistence,

institutionnalisée par l’édit de Nantes, des protestants et des catholiques : la

France n’aurait ainsi connu qu’une « confessionnalisation faible », une identité

confessionnelle construite en grande partie indépendamment de l’État9. L’accent

est donc plutôt mis, dans les études concernant la France, sur le « plat-pays de la

croyance », les résistances aux identités confessionnelles fortes10

ou sur la

coexistence confessionnelle11

. Mais on sait bien que, dans le Saint-Empire,

malgré la paix d’Augsbourg et le principe cujus regio ejus religio, les territoires

partagés confessionnellement ont été finalement assez nombreux, que ce soit

légalement, dans les villes libres biconfessionnelles comme Augsbourg, ou par

une coexistence de fait. Le cas d’Augsbourg est bien connu et sert depuis

longtemps de modèle à l’étude de la coexistence religieuse12

, mais bien d’autres

cas de coexistence pacifique ou de conflits peuvent être observés13

.

7 Olaf BLASCHKE (dir.), Konfessionen im Konflikt. Deutschland zwischen 1800 und 1970 : ein

zweites konfessionelles Zeitalter, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002. 8 Alain TALLON, Conscience nationale et sentiments religieux en France au XVII

e siècle, Paris,

PUF, 2002. 9 Philip BENEDICT, « Confessionalization in France ? Critical reflections and new evidence »,

dans Raymond MENTZER, Andrew SPICER (dir.), Society and Culture in the Huguenot

World, 1559-1685, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 44-61. 10 Thierry WANEGFFELEN, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au

XVIe siècle, Paris, 1997 ; Idem, Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en

France, XVIe-XVII

e siècles, Paris, PUF, 1999. Pour un contrepoint dans le Saint-Empire :

Kaspar VON GREYERZ, Manfred JAKUBOWSKI-TIESSEN, Thomas KAUFMANN, Hartmut

LEHMANN (dir.), Interkonfessionalität − Transkonfessionalität − binnenkonfessionelle

Pluralität. Neue Forschungen zur Konfessionalisierungsthese (Schriften des Vereins für

Reformationsgeschichte, vol. 201), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2003. 11 Didier BOISSON, Yves KRUMENACKER (dir.), La Coexistence confessionnelle à l’épreuve.

Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne, Lyon,

Chrétiens et Sociétés (Documents et Mémoires n° 9), 2009 ; « La Coexistence religieuse

dans la paix (XVIe-XIX

e siècles) », Liame, n° 21, 2011. 12 Étienne FRANÇOIS, Protestants et catholiques en Allemagne. Identités et pluralisme à

Augsbourg, 1648-1806, Paris, Albin Michel, 1993. 13 Christophe DUHAMELLE, « L’invention de la coexistence confessionnelle dans le Saint-

Empire (1555-1648) », dans Les Affrontements religieux en Europe (1500-1650), Paris,

Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009, p. 223-243.

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

C’est dans cet esprit, finalement peut-être plus français qu’allemand, que la

Société d’Histoire Religieuse de la France a organisé en Alsace, espace privilégié

en ce domaine, ce colloque sur « La coexistence confessionnelle en France et

dans les mondes germaniques du Moyen Âge à nos jours », bien que, le titre

l’indique, l’espace étudié couvre aussi bien les terres classiques de la

confessionnalisation, bien au-delà des terres germaniques, que celles de sa

remise en cause la plus radicale. Ce faisant, elle invite à un décentrement, de

l’action des États et des Églises vers une étude des comportements, au plus près

des réalités vécues. Elle va même plus loin, en ouvrant largement la

problématique à une chronologie large et à un grand éventail de religions. Car,

on l’aura remarqué, l’historiographie de la confessionnalisation ne s’intéresse

qu’aux catholiques et aux protestants (et même essentiellement, parmi ceux-ci,

aux luthériens et aux réformés), surtout à l’époque moderne. Le Moyen Âge

n’est évidemment pas abordé et la période contemporaine rarement. Quant aux

études sur les relations confessionnelles, elles sont également dominées par le

poids de l’histoire moderne.

Le Moyen Âge n’a pourtant pas été négligé, mais c’est la péninsule ibérique qui

a souvent été considérée comme le laboratoire privilégié de la coexistence,

attirant ainsi l’attention des historiens sur les rapports entre chrétiens, juifs et

musulmans14

. Sur ce thème, des travaux ont également été faits concernant le

Saint-Empire et la France, mais en moins grand nombre15

. Très récemment, les

relations avec les juifs et les païens ont été étudiés pour le Nord-Est de

l’Europe16

. Les relations entre l’Église chrétienne dominante et les dissidences

apparaissent au gré de l’étude de ces dissidences, mais ont rarement fait l’objet

14 Parmi les travaux récents, voir David NIRENBERG, Violence et minorités au Moyen-Âge,

Paris, PUF, 2001 (éd. orig. : Communities of violence : persecution of minorities in the

Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1996) et le très récent colloque « La

cohabitation religieuse dans les villes européennes (Xe-XVI

e siècles) » (21-26 mai 2012),

dont les actes devraient paraître chez Brepols et qui traite aussi de l’Italie et de la Hongrie. 15 Voir notamment Alfred HAVERKAMP (dir.), Zur Geschichte der Juden im Deutschland des

späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, Stuttgart, Anton Hierseman, 1981; Ronan

POCHIA HSIA, Hartmut LEHMANN (dir.), In and Out of the Ghetto. Jewish-Gentile Relations

in Late Medieval and Early Modern Germany, New York, Cambridge University Press,

1995 ; William C. JORDAN, The French Monarchy and the Jews : from Philip Augustus to

the Last Capetians, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1989 ; quelques

exemples pour la France méridionale dans Gabriel AUDISIO, Régis BERTRAND, Madeleine

FERRIÈRES, Yves GRAVA (dir.), Identités juives et chrétiennes. France méridionale XIVe-XIX

e

siècle, études offertes à René Moulinas, Aix-en-Provence, Publications de l’université de

Provence, 2003. 16 « Christians and the Non-Christian Other », Baūnyčios istorijos studijos, Studies in Church

History, VI, 2013.

Yves KR UM EN AC K ER

d’études spécifiques17

et sont surtout marquées par l’histoire des conflits. De

manière générale, l’Église médiévale semble surtout avoir voulu éviter toute

coexistence avec les « hérésies ».

Quant à l’époque contemporaine, elle est également assez peu riche, les

interrogations actuelles sur la tolérance, la coexistence et le vivre-ensemble étant

plutôt prises en charge par les sociologues. Les principales études historiques

concernent, classiquement, les relations entre chrétiens et juifs18

ou entre

catholiques et protestants, plutôt, là encore, sur le mode du conflit, en en faisant,

éventuellement, un élément essentiel de l’histoire contemporaine19

. On ne peut

donc que se réjouir d’avoir eu des communications allant du XIe au XX

e siècle,

avec un certain équilibre entre les périodes médiévale et contemporaine, même si

l’histoire moderne reste privilégiée. Les religions mentionnées sont nombreuses :

catholiques, protestants sous différentes formes, juifs, cathares, vaudois, hussites,

païens de Samogitie ont attiré l’attention des intervenants. Cette double

ouverture, dans le temps et dans les religions, a permis une approche

comparatiste bien plus vaste que ce qu’on a l’habitude de trouver et, ainsi,

d’avoir un questionnement plus riche. On peut classer ses principaux apports en

trois catégories :

‒ Désigner et ressentir l’« autre » confessionnel

‒ Les différents modes de coexistence

‒ Déclenchement et résolution des conflits confessionnels

Désigner et ressentir l’« autre » confessionnel

La première condition pour qu’il y ait coexistence confessionnelle est qu’il y ait

un autre d’une confession différente, ou plutôt que cet autre soit reconnu comme

différent, même s’il s’agit souvent d’une méconnaissance. La désignation de

l’autre afin de le caractériser est ainsi essentielle et les débats savants comme les

17 Quelques exceptions dans Gabriel AUDISIO (dir.), Vivre dans la différence, hier et

aujourd’hui – Actes du colloque de Nîmes, 24-25 novembre 2006, Avignon, Alain

Barthélemy, 2008. 18 Pierre BIRNBAUM, Ira KATZNELSON (dir.), Paths of Emancipation. Jews, States and

Citizenship, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; Patrick CABANEL, Chantal

BORDES-BENAYOUN, Un modèle d’intégration. Juifs et israélites en France et en Europe,

XIXe -XX

e siècles, Paris, Berg International, 2004. 19 Michèle SACQUIN, Entre Bossuet et Maurras : l’antiprotestantisme en France de 1814 à

1870, Paris, École des Chartes, 1998 ; Jean BAUBEROT, Valentine ZUBER, Une haine

oubliée. L’antiprotestantisme avant le « pacte laïque » (1870-1885), Paris, Albin Michel,

2000 ; Jean BAUBEROT, « L’antiprotestantisme politique à la fin du XIXe siècle », Revue

d’histoire et de philosophie religieuse, 1972, n° 4, p. 449-484 et 1973, n° 2, p. 178-221 ;

Josias TEISSONNIÈRE, « Les rapports entre catholiques et protestants dans le Midi. Brève

historiographie », Liame, n° 21, p. 24-25.

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

controverses théologiques jouent, depuis l’Antiquité, un rôle fondamental dans

ce processus20

. Le cas peut-être le plus emblématique, étudié par Uwe Brunn, est

celui de l’invention de l’Église cathare grâce à une source prédominante, saint

Augustin, contre presque toute la tradition postérieure ; on a là un bel exemple de

sélection et de projection de sources antiques sur une époque ultérieure. Mais il y

a lieu de s’interroger également sur la manière dont toutes les dissidences,

vaudoises, hussites, protestantes ou autres sont peu à peu perçues comme

extérieures à l’Église romaine, comment elles précisent progressivement leur

doctrine et leur discipline, de revenir ainsi à la vieille notion de

Konfessionsbildung21

et de voir comment l’autre est construit et représenté dans

les discours – un processus qui se retrouve dans les autres religions, par exemple

dans la formation, dès les premiers siècles de l’hégire, d’un islam officiel22

.

Pour en revenir au christianisme, on sait que le principe fondamental est de

ramener toute nouvelle dissidence à une hérésie ancienne, déjà réfutée, grâce à

des catalogues dressés par saint Clément d’Alexandrie, saint Irénée, saint

Épiphane, saint Augustin, etc. ; la perception que les théologiens ont de ces

dissidences dépend donc des contacts directs qu’ils ont avec elles ou des récits

qui leur sont rapportés, mais lus à travers le prisme d’une connaissance livresque

de l’histoire de l’Église. Il faudrait, bien entendu, tenir compte de l’évolution,

noter par exemple qu’à l’époque moderne l’hérésie est reconnue comme Église –

fausse, mais Église quand même – ce qui va brouiller les perceptions et rendre

plus crucial le problème de la coexistence, puisque ce sont des Églises instituées

qui coexistent23

; cela peut expliquer la volonté de renvoyer l’autre à un statut

privé, en interdisant par exemple le port de signes d’appartenance religieuse. On

a sans doute des prémices de cette évolution au Moyen Âge, peut-être avec la

vision des cathares par Eckbert, mais dont on a vu qu’elle peine à s’imposer aux

XIIe-XIII

e siècles, qu’elle disparaît aux XIV

e-XV

e siècles et n’est plus ensuite

connue que des érudits ; peut-être avec les vaudois, qui forment l’« armée de

Satan » sans pourtant se séparer totalement de l’Église romaine ; plus sûrement

avec les Hussites, puisqu’on accepte de débattre avec eux, comme le montre

Olivier Marin. Mais il s’agit d’Églises chrétiennes, donc de confessions, de

groupes religieux dotés à partir du XVIe siècle d’une confession de foi, ce qui les

20 Piroska NAGY, Michel-Yves PERRIN, Pierre RAGON, Les Controverses religieuses entre

débats savants et mobilisations populaires, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2011. 21 Ernst-Walter ZEEDEN, Die Entstehung der Konfessionen. Grundlagen und Formen der

Konfessionsbildung im Zeitalter der Glaubenskämpfe, Munich, Oldenbourg, 1965 ; Idem,

Konfessionsbildung : Studien zur Reformation, Gegenreformation und katholischen Reform,

Stuttgart, Klett-Cotta, 1985. 22 Chrystel BERNAT, Hubert BOST, Énoncer/Dénoncer l’autre. Discours et représentations du

différend confessionnel à l’époque moderne, Paris, Brepols, 2012. 23 Alphonse DUPRONT, « Réflexions sur l’hérésie moderne », Archives de Sciences Sociales

des Religions, 1962, 14, p. 17-25.

Yves KR UM EN AC K ER

distingue radicalement des communautés juives et musulmanes. Celles-ci, aux

époques qui nous intéressent, sont bien connues. Reste à voir néanmoins la

manière dont on les désigne précisement : la communication de Benoît-Michel

Tock est précieuse à cet égard en nous montrant qu’on distingue nettement les

juifs, mais sans trop d’animosité, au moins durant le haut Moyen Âge et le

Moyen Âge central.

Nous avons vu de nombreux exemples de ces désignations, et leur étude

systématique serait sans doute utile pour réfléchir sur les difficultés ou non de la

coexistence confessionnelle. Ainsi, les « cathares » sont qualifiés d’hérétiques,

de bonshommes mais, très souvent, on ne les voit pas du tout ; il est sans doute

plus efficace pour les exclure de les traiter de catafrigiens ou de cathares, car cela

désigne alors une Église radicalement différente. Quant aux protestants de

l’époque moderne, ils parlent de papistes ou de catholiques romains, et ces

termes, plus ou moins virulents, permettent des relations plus ou moins apaisées.

Mais, s’il est nécessaire de désigner l’autre pour prendre conscience de son

existence, ce ne sont pas les définitions des théologiens qui président aux

diverses formes de coexistence. Il faut alors changer d’échelle et passer à une

analyse de type anthropologique pour examiner ce qui, aux yeux des populations,

fait la différence : une langue, un accent, une manière de se vêtir, des habitudes

alimentaires, des coutumes particulières, des fêtes religieuses, etc. L’attention est

alors attirée sur l’importance de l’habitus, sur les pratiques qui produisent une

identité religieuse et sont induites par elle. La confession apparaît de ce fait plus

comme une manière de vivre et une manière de croire que comme l’application

d’un dogme24

.

Se pose alors la question de la frontière confessionnelle, qui peut revêtir diverses

formes : une frontière rigide (mais qui n’entraîne pas forcément de conflit,

comme le montrent les rapports entre les samogites chrétiens et les chevaliers

teutoniques) ; une démarcation négociée, encouragée et imposée par l’État,

comme en France sous le régime de l’édit de Nantes ; une frontière brouillée,

poreuse25

. Ce troisième type de frontière a du mal à durer, car tout est prétexte à

réactiver, comme cet exemple que l’on pourrait qualifier de « baroque », mais

situé au siècle des Lumières, des deux Pâques de 1724, analysé par Christophe

Duhamelle, qui renvoie évidemment à la querelle des calendriers,

particulièrement vive dans le Saint-Empire26

. Cette question est d’autant plus

24 Michel PLENET, Catholiques et protestants en Vivarais aux XVII

e et XVIIIe siècles : modes de

vie, modes de croire, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Gutton, université

Lyon II, 2007. 25 Keith LURIA, Sacred Boundaries. Religious Coexistence and Conflict in Early-Modern

France, Washington, The Catholic University of America Press, 2005. 26 Francesco MAIELLO, Histoire du calendrier. De la liturgie à l’agenda, Paris, Seuil, 1996

(éd. ital. 1993) ; Christophe DUHAMELLE, « Une frontière abolie ? Le rapprochement des

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

intéressante qu’elle révèle une coexistence dans la distinction, avec des

compromis réalisés par les populations quand les politiques et les théologiens

marquent plus fortement les différences. On pourrait aussi évoquer le travail du

dimanche par les protestants, alors même que cela leur est interdit par leurs

Églises et régulièrement rappelé dans les colloques et les synodes. Mais il s’agit

de se démarquer de l’autre et, en ce sens, on pourrait distinguer le confessionnel

du religieux.

Les textes qui précèdent ont permis de mettre au jour de nombreuses frontières.

Les cimetières et les funérailles devraient diviser les populations27

et tel est le cas

à Metz ; mais dans bien des endroits les populations se mêlent car la mort est un

phénomène social bien autant que religieux : les enterrements sont mixtes à

Neuchâtel. Les mariages représentent, pour Étienne François, un tabou28

; les

recherches actuelles montrent qu’ils ne sont pas si rares. Or ils ouvrent une

brèche dans le processus de confessionnalisation, faisant passer de la frontière

rigide voulue par les théologiens à la frontière brouillée de la subjectivité

religieuse. Quant à l’assistance à un culte qui n’est pas le sien, elle apparaît

ambiguë, à la fois appréciée et redoutée aussi bien par les prêtres que par les

pasteurs ; on sait qu’elle a eu une certaine importance, notamment en France

pendant la période du Désert. On peut aussi s’interroger sur d’éventuelles

ségrégations géographiques. Les rues et les quartiers juifs du Moyen Âge sont

bien connus. À l’époque moderne, il existe des espaces confessionnalisés (mais

rarement totalement) dans le Saint-Empire et dans une partie de la Suisse ; en

revanche, on ne peut pas parler de ségrégation dans la France moderne et

contemporaine, même s’il n’y a pas de protestants dans de nombreux quartiers

ou villes. La situation semble donc très diverse mais, nulle part, une frontière

rigide ne peut être maintenue très longtemps.

Les différents modes de coexistence

Sans doute faut-il distinguer la coexistence à l’intérieur du cadre chrétien et celle

qui concerne les chrétiens et les non-chrétiens, bien que l’antisémitisme puisse se

développer sur un arrière-plan de conflits confessionnels ; en France, à la fin du

XIXe siècle, antisémitisme et anti-protestantisme ont été proches

29. La rareté

calendriers catholiques et protestants du Saint-Empire en 1700 », dans Bertrand FORCLAZ

(dir.), L’expérience de la différence religieuse dans l’Europe moderne (XVIe-XVIII

e s.),

Neuchâtel, Alphil - Presses universitaires suisses, 2013, p. 99-114. 27 Keith LURIA, « Separated by Death ? Burials, Cemeteries, and Confessional Boundaries in

Seventeenth-Century France », French Historical Studies, 2001, 24/2, p. 185-222. 28 É. FRANÇOIS, op. cit. (voir n. 12). 29 Patrick CABANEL, Juifs et protestants en France, les affinités électives (XVI

e-XXIe siècles),

Paris, Fayard, 2004 ; J. BAUBEROT, V. ZUBER, op.cit. (voir n. 19).

Yves KR UM EN AC K ER

extrême des conversions au judaïsme et à l’Islam, jusqu’à une date très récente,

fait qu’on a face à face des populations différentes, alors que, surtout en France

et dans toutes les régions du Saint-Empire où voisinent des micro-États, où les

souverainetés s’entremêlent, protestants et catholiques peuvent appartenir aux

mêmes familles ; cette question de la coexistence confessionnelle au sein d’une

même famille mériterait d’ailleurs d’être davantage étudiée. Les conversions

princières, évoquées par Matthias Schnettger, ne sont qu’un des aspects de la

vaste question de la différence des confessions entre membres d’un même État30

.

La coexistence entre juifs et chrétiens a souvent été traitée sur le mode de la

persécution ou sur celui de la fascination lettrée et des échanges entre savants

juifs et chrétiens. Une typologie des différents types de violence a été dressée,

pour le Moyen Âge, par Nirenberg31

, et reste valable pour l’époque moderne et

sans doute l’époque contemporaine, au moins jusqu’à la Shoah, qui représente

une forme radicalement nouvelle de violence. Comment ensuite vivre ensemble,

c’est l’interrogation posée par Audrey Kichelewski à propos de la Pologne

communiste, où l’antisémitisme reste fort. Mais, pour les périodes plus

anciennes, il faut, sans bien entendu nier la violence, prendre la mesure de

l’hostilité systématique envers les juifs, ce qu’ont tenté Benoît-Michel Tock et

Rolf Grosse. Sans nier les conflits, ils montrent que les clauses hostiles aux juifs

sont plutôt rares dans les chartes des Xe-XII

e siècles et qu’une certaine intégration

des juifs existe dans le Paris des VIe-XII

e siècles, comme à Cologne du IV

e au XI

e ,

puis du XIIe à la mi-XIV

e siècle.

Dans le cadre chrétien, on coexiste entre frères partageant très largement les

mêmes valeurs. Les conflits s’appuient-ils alors essentiellement sur des causes

non religieuses, des rivalités anciennes, comme le suggère Wofgang Kaiser32

?

C’est sans doute davantage vrai dans le cas d’affrontements entre États que dans

les relations quotidiennes au sein des communautés, même si, aujourd’hui

comme hier, les rapports sociaux et les oppositions politiques peuvent jouer un

rôle important. La réactivation des guerres de religion sous la Révolution est bien

connue33

, et les travaux portant sur le XIXe et le XX

e siècles dans le Sud de la

France sont nombreux à adopter cette problématique34

. Mais cela n’explique sans

30 Un exemple différent, d’une princesse qui ne se convertit pas mais vit dans une cour qui ne

partage pas sa confession, peut être fourni par Catherine de Bourbon : Marie-Hélène

GRINTCHENKO, Catherine de Bourbon (1559-1604), Paris, Honoré Champion, 2009. 31 D. NIRENBERG, op. cit. (voir n. 14). 32 Wolfgang KAISER (dir.), L’Europe en conflits. Les affrontements religieux et la genèse de

l’Europe moderne vers 1500 – vers 1650, Rennes, PUR, 2008, p. 351. 33 Valérie SOTTOCASA, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution

dans les montagnes du Languedoc, Rennes, PUR, 2004. 34 Parmi bien d’autres, Rémy CAZALS, Les Révolutions industrielles à Mazamet (1750-1900),

Paris, La Découverte, 1983 ; Yolande FOURCHARD-GOUNELLE, Religion et politique en

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

doute pas tout. En effet, la coexistence n’est pas la paix. Beaucoup de formes de

coexistence visent en réalité à éliminer l’autre en dressant des frontières. Malgré

le refus des conflits violents, la haine ne disparaît pas ; elle prend simplement

d’autres formes.

La coexistence confessionnelle peut présenter plusieurs aspects, même si elle est

souvent une « coexistence dans l’intolérance »35

. On peut en tenter une

typologie :

La controverse théologique, en fort déclin depuis Vatican II. Elle est restreinte

aux milieux savants, mais peut servir d’argument, de justification aux conflits.

Elle sert généralement surtout à légitimer sa position, à renforcer son identité,

bien plus qu’à discuter sérieusement avec l’autre. Elle peut aussi être refusée

par une communauté sur la défensive, comme c’est le cas pour les protestants

messins au XVIIe siècle.

L’hostilité muette a sans doute été fréquente. Mais nous sommes là confrontés

au problème de l’absence de sources.

L’exclusion/intégration, bien illustrée par le cas de l’excommunication des

juifs au XIIIe siècle : l’exclusion de quelqu’un qu’on reconnaît de ce fait

comme appartenant au même monde alors même qu’il est d’une religion

différente, sans que cette mesure ait d’effet réel.

La lutte politico-religieuse, illustrée par les guerres de religion aussi bien que

par l’opposition à un prince qui n’est pas de la religion majoritaire dans l’État,

ou par le massacre de populations dissidentes. Les violences contre les

samogitiens, l’expulsion des juifs, les croisades en Terre sainte comme contre

les vaudois ou les albigeois, les persécutions à l’encontre des protestants autour

de l’édit de Nantes en sont autant d’exemples.

La violence contre les objets (iconoclasme, outrages contre les objets du culte

adverse dans le cas du simultaneum), les violences individuelles contre les

personnes ; elles ont sans doute en grande partie disparu en France après la

Terreur blanche36

. Mais il ne faut pas oublier la violence verbale et

France : Le Gard (1881-1914), clivages idéologiques et conflits sociaux, thèse de doctorat,

université Montpellier III, 1997 ; François PUGNIÈRE (dir.), Les cultures politiques à Nîmes

et dans le Bas-Languedoc oriental du XVIIe siècle aux années 1970 : affrontements et

dialogue, Paris, L’Harmattan, 2008. 35 Michel GRANDJEAN, Bernard ROUSSEL (dir.), Coexister dans l’intolérance. L’édit de Nantes

(1598), Genève, Labor et Fides, 1998. 36 Pierre TRIOMPHE, « Le discours libéral sur la Terreur blanche nîmoise », dans Jean-Claude

CARON et alii, Entre violence et conciliation. La résolution des conflits socio-politiques en

Europe au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2008, p. 39-49 ; Idem, « La justice de la Restauration

face à la Terreur blanche gardoise (1815-1820) », Cahiers de la Nouvelle Société des études

sur la Restauration, 2007, VI, p. 57-80 ; Idem, « Des difficultés de sortir d’une crise

politico-confessionnelle : le Gard après la Terreur blanche de l’été 1815 », dans Jérôme

Yves KR UM EN AC K ER

symbolique, qui s’exprime par des blasphèmes, des persiflages, une

délimitation symbolique de l’espace, des interdictions diverses, et qui peut être

particulièrement efficace.

L’affrontement au quotidien. L’exemple particulier de l’assistance permet d’en

voir les effets : tentatives de conversion à Memmingen, exclusion des hôpitaux

d’Augsbourg ou de Strasbourg au XVIIIe siècle. Mais il est rarement la seule

règle : comme le montre Bertrand Forclaz à partir du cas d’Abraham Chaillet,

des identités multiples, confessionnelles, politiques, sociales, permettent de

mobiliser des modes très variés de coexistence et d’avoir des amis catholiques

tout en étant hostile au catholicisme ; on peut donner des exemples similaires

pour la France37

.

L’instrumentalisation de la différence religieuse, dont un bel exemple a été

donné par l’histoire de Blasius Wild et de Martha, où Blasius joue des

différences théologiques pour divorcer et pouvoir se remarier. Mais on connaît

aussi de nombreux cas aux XVIIe-XVIII

e siècles, sous forme de menace de

conversion quand le clergé se montre trop rigoureux. Il ne faudrait pas oublier

non plus les accusations religieuses servant à discréditer un adversaire, comme

le fait de traiter Anaclet de juif, au XIe siècle.

Un « irénisme fruste »38

, témoignant d’une véritable porosité des frontières. Un

certain nombre d’observations peuvent en effet intriguer. C’est le cas de

l’usage du serment, en principe chrétien, par des juifs, relevé par Benoît-

Michel Tock, ou du fait que la structure du béguinage continue à l’hôpital de

Strasbourg après le passage de la ville à la Réforme, ou encore qu’on parle

d’un « évêque » des juifs à Mayence, à Worms, à Spire, à Strasbourg au bas

Moyen Âge, ainsi qu’en Angleterre. On peut rappeler aussi qu’à l’époque

moderne, protestants et catholiques fréquentent souvent les mêmes collèges,

qu’ils soient jésuites ou réformés, et qu’ils ont ainsi une éducation commune.

Le vocabulaire, les pratiques vont d’une confession ou d’une religion à une

autre, favorisant sans doute le subjectivisme religieux. L’idée qu’on peut être

sauvé dans sa religion, quelle qu’elle soit, peut se répandre, et sans doute

encore plus facilement dans les couples mixtes et les familles divisées

confessionnellement. Certains vont même jusqu’à ne pas choisir et on les

GRÉVY (dir.), Sortir de crise. Les mécanismes de résolution de crises politiques (XVIe-XX

e

siècle), Rennes, PUR, 2010, p. 57-70. 37 Yves KRUMENACKER, « Être protestant en terre catholique : l’exemple du Bas-Poitou au

XVIIIe siècle », dans Christianisme et Vendée. La création au XIX

e siècle d’un foyer du

catholicisme, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2000,

p. 179-185. 38 Gregory HANLON, Confession and Community in Seventeenth-Century France. Catholic and

Protestant Coexistence in Aquitaine, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993.

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

qualifie de « libertins » ; mais c’est sans doute plus facile dans certains lieux

que dans d’autres.

Des relations pacifiées. On les constate dans les rapports économiques avec les

juifs, mais aussi, aux temps modernes, entre catholiques et protestants39

. De

même, Élisabeth Clementz a pu noter de bonnes relations entre juifs et

chrétiens au XIIe siècle, la présence de malades catholiques dans l’hôpital de

Strasbourg du XVIe au début du XVIII

e siècle, sans que cela pose problème ou

une mixité confessionnelle dans les léproseries alsaciennes jusqu’au XVIIe

siècle. Des réseaux matrimoniaux, familiaux, professionnels, financiers,

intellectuels peuvent ainsi se créer en faisant abstraction des différences

confessionnelles.

Le gommage des différences, la neutralisation de la visibilité religieuse. Cela

peut se réaliser par l’obtention des mêmes droits pour tous, comme c’est le cas

à Genève jusqu’au Kulturkampf. On pourrait trouver d’autres exemples – on

songe notamment à la France depuis la séparation entre l’Église et l’État –

mais sans doute uniquement à l’époque contemporaine. Cela ne nous dit

cependant pas quelles sont les relations réelles entre membres de diverses

confessions.

Déclenchement et résolution des conflits

confessionnels

Le problème essentiel est de comprendre pourquoi, dans certaines circonstances,

une forme de coexistence prend le pas sur l’autre, et comment cela évolue. Il faut

rendre compte du fait que la violence se déclenche dans certaines communautés

divisées confessionnellement et non pas dans d’autres. Mais aussi se demander

quelles stratégies marchent, une fois la violence déclenchée, pour une

désescalade ou une fin de la violence. On touche ici, entre autres, à la question de

la gestion du pluralisme religieux par le souverain, ramenée, par Jean Delumeau

et Thierry Wanegffelen, à trois modèles : le modèle allemand de ségrégation

confessionnelle, mais dont on voit de plus en plus les limites ; le modèle français

de confrontation confessionnelle, qui peut mener aussi bien à l’affrontement qu’à

la coexistence pacifique ; le modèle anglais40

. L’« autonomisation de la raison

politique », mise en avant par Olivier Christin41

, est-elle le passage obligé pour

39 Christian AUBRÉE, « Les relations entre protestants et catholiques dans le marché du crédit

parisien au XVIIe siècle », dans Didier BOISSON, Yves KRUMENACKER (dir.), op. cit. (voir

n. 11), p. 127-149. 40 Jean DELUMEAU, Thierry WANEGFFELEN, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris,

PUF, 1997, p. 356-258. 41 Olivier CHRISTIN, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVI

e

siècle, Paris, Seuil, 1997.

Yves KR UM EN AC K ER

un dialogue interconfessionnel ? Il y a au moins une exception, le dialogue avec

les hussites au concile de Bâle de 1431, dans la mesure où c’est l’Église qui

invite les Bohémiens, alors même que leur doctrine a déjà été condamnée ; mais

la nécessité d’établir la paix est le motif essentiel. Organiser et garantir la paix

est aussi une nécessité au XVIe siècle, mais ce sont alors les autorités politiques

qui convoquent les adversaires à des dialogues, ce qui explique cette

autonomisation.

Dans le cas de Genève, ce sont bien les conflits religieux qui ont amené l’État à

imposer la séparation d’avec les Églises en 1907, ce qui, explique Sarah Scholl, a

permis l’émergence d’une laïcité chrétienne. Quelle est la part du pragmatisme,

dont l’importance a été soulignée au temps des guerres de religion, tant de la part

des communautés pour éviter le passage des soldats que des commissaires du roi

pour apporter des solutions concrètes à l’établissement de la paix42

? Au XVIIe

siècle, au sein d’une ville comme Metz, étudiée par Julien Léonard, une union se

fait, qui transcende les confessions, pour préserver les intérêts municipaux. En

Suisse, Kaspar von Greyerz a montré que le religieux est quelquefois sacrifié au

politique afin d’assurer la survie de la Confédération (XVIe -XVIII

e siècles).

Serait-on à l’origine, encore lointaine, de la séparation entre l’Église et l’État ? Il

faut également se méfier des solutions trouvées : le simultaneum, quelquefois

présenté comme permettant la coexistence pacifique en Alsace, en Lorraine, dans

le Palatinat, en Suisse et même en Silésie, a souvent été générateur de violences,

aux XVIIe et XVIII

e siècles (sur le décor de l’église, les heures de célébration, le

mobilier, etc.)43

, comme au siècle suivant, ainsi que nous l’a rappelé Claude

Muller – et ce pourrait être un symptôme du second âge du confessionnalisme.

La solution de la parité adoptée dans certaines villes allemandes et en Suisse a

l’avantage de pacifier apparemment les relations, mais risque de paralyser les

institutions.

Ces questions nous amènent à nous demander quels sont les acteurs qui ont un

rôle dans le conflit ou la coexistence pacifique : l’État, les communautés, les

Églises, les individus ? L’État a sans doute un rôle fondamental. Son attitude

envers les minorités, protection, ségrégation, exclusion, joue évidemment sur les

rapports entre les religions ou les confessions. Le changement d’attitude du roi

de France en 1182 envers les juifs, alors qu’ils sont sous sa protection, est

symptomatique à cet égard. On peut rappeler que, partout, les juifs sont sous la

42 Pierre-Jean SOURIAC, Une guerre civile. Affrontements religieux et militaires dans le Midi

toulousain (1562-1596), Seyssel, Champ Vallon, 2008 ; Jérémie FOA, Le Tour de la Paix.

Missions et commissions d’application des édits de pacification sous le règne de Charles IX

(1560-1574), thèse de doctorat, université Lyon II, 2008. 43 Laurent JALABERT, Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin. Droits,

confessions et coexistence religieuse de 1648 à 1789, Bruxelles, Peter Lang, 2009,

p. 393-416.

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

protection d’un seigneur à qui ils paient une redevance (c’est encore vrai au XVIIe

siècle pour les juifs de Metz). La volonté d’Henri IV d’imposer l’édit de Nantes,

alors que les édits de pacification précédents ont échoué, puis inversement celle

de Louis XIV de ne plus tolérer le protestantisme, sont également révélateurs du

poids des autorités politiques, de même que la volonté royale, à Metz en 1610,

d’imposer la coexistence entre catholiques et protestants. Le cas des princes qui

se convertissent, vu par Matthias Schnettger, est particulièrement intéressant ;

leur capacité à favoriser leur nouvelle confession ne doit pas être surestimée et

leur action peut même provoquer de nouveaux conflits. On peut le mettre en

parallèle avec les exemples neuchatellois d’un prince catholique en terre

réformée, brandebourgeois puis prussien d’un prince calviniste en terre

luthérienne et ayant des territoires catholiques, ou polonais (en 1697) d’un prince

d’origine luthérienne en terre catholique devenant prince catholique d’un

électorat luthérien... Il apparaît en tout cas clairement que les autorités politiques

peuvent avoir des manières très différentes d’appréhender la différence

religieuse, y compris quand celle-ci concerne le même espace : l’exemple de

l’évangélisation de la Samogitie, rappelé par Loïc Chollet, est particulièrement

intéressant pour cela. Il faut aussi rappeler les limites de l’action politique : la

tolérance de Rodolphe II, a rappelé Franck Muller, n’a pas pu résister à la

montée de l’absolutisme et au catholicisme militant de la Contre-Réforme.

Si l’on change d’échelle, si l’on passe de l’État au souverain, au seigneur, au

patron, les choses sont beaucoup plus complexes, avec les conflits de

souveraineté, bien développés par Laurent Jalabert, fréquents dans certaines

régions de l’Empire. Ce qui s’impose, c’est la mise en œuvre d’une solution

pragmatique pour vivre au quotidien. Il en est de même aux Pays-Bas, puis aux

Provinces-Unies, et ailleurs. Quant aux agents de l’État, comme les intendants en

France, ils ont des attitudes très diverses.

Le rôle des Églises, et plus précisément les clergés des différentes Églises, est

généralement présenté comme plutôt favorable à l’affrontement, sinon à

l’édification de frontières étanches entre les confessions ; il est d’autant plus

efficace quand il peut avoir l’appui des autorités politiques. Mais les Églises ont

en réalité des positions très diverses, y compris en période de tolérance. Du côté

catholique, ce sont surtout certaines congrégations religieuses qui sont présentées

comme très offensives (les capucins, les jésuites). Le cas de Metz au XVIIe siècle

oblige à nuancer cette présentation. Le discours catholique est plutôt négatif

envers la tolérance ; des mesures sont prises contre les protestants ; il existe

pourtant une proximité sociale et culturelle entre les pasteurs et les prêtres, et une

lutte commune pour discipliner la population. L’attitude des clergés est

particulièrement délicate lorsque le pouvoir politique est d’une autre confession.

L’affrontement ou la dissimulation sont alors fréquemment représentés,

dissimulation qu’on retrouve d’ailleurs dans des circonstances très différentes,

par exemple avec les juifs en Pologne communiste. L’analyse précise de

Yves KR UM EN AC K ER

l’attitude des prêtres alsaciens pendant la première guerre mondiale montre

qu’on leur attribue alors un rôle important, même si c’est en partie un fantasme,

comme le montre Annette Jantzen.

Quant aux individus, ils apparaissent souvent responsables lorsqu’il s’agit de

rechercher un bouc émissaire pour des questions qui ne sont pas religieuses,

comme dans le cas de la peste de Cologne de 1349. Mais ils peuvent aussi vivre

pacifiquement au quotidien, comme on l’a vu plus haut, et former des sociétés

intellectuelles et artistiques comme celles qu’a analysées Franck Muller à

Haarlem et à la cour de Prague ou qu’on peut retrouver à Metz au XVIIe siècle ;

cette sociabilité savante se retrouve plus tard dans la République des Lettres44

ou

dans les rapports qu’entretiennent entre elles les élites, par exemple à Lyon45

. La

difficulté est que des individus sont foncièrement ambivalents. Comme l’a

montré Jérémie Foa, les mêmes qui peuvent assassiner froidement des

protestants sont aussi capables de les protéger, car les liens familiaux, les réseaux

sociaux, les nécessités économiques, etc., peuvent prendre le pas sur les

motivations religieuses

Enfin, la question sans doute la plus importante pour notre temps est de savoir si

l’on peut faire mieux qu’une coexistence non violente ? Peut-être faut-il

introduire le concept de mixité, ou de convivance, comme le suggère Céline

Borello ; ce concept prend en compte la différence religieuse, mais sans que ce

soit discriminant dans la vie sociale, car coexister, c’est vivre côte à côte, mais

non vivre ensemble. Il faut pouvoir rendre intelligibles des rapports pacifiés, des

relations quotidiennes paisibles, mais dans un contexte d’insécurité persistante.

Mais il n’implique pas encore la reconnaissance de la richesse de la présence de

l’autre. Il faut, dans tous les cas, bien distinguer les modalités de coexistence ou

de convivance, qui renvoient à des pratiques, à de la tolérance, à la concorde ou à

l’œcuménisme, qui sont plus du domaine des idées, de la doctrine ou de la

législation ; c’est pourquoi l’expression quelquefois employée

d’« œcuménisme au quotidien » est plutôt malheureuse. Toute la question est de

savoir si l’on peut passer des unes aux autres. Une coexistence paisible sur le

long terme peut-elle amener une réelle reconnaissance de l’autre ?

Cela nous entraîne, me semble-t-il, sur la question, peut-être plus philosophique

qu’historique, de la tolérance, de la liberté de conscience, de la valeur positive

reconnue au pluralisme religieux. Sur la tolérance, après des réflexions menées

sous l’influence des Lumières ou, dans un esprit différent, de l’Aufklärung, ou

encore chez les protestants français de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, bien

44 Hans BOTS, Françoise WAQUET, La République des Lettres, Paris, Belin, 1997. 45 Odile MARTIN, La Conversion protestante à Lyon (1659-1687), Genève, Droz, 1986 ; Yves

KRUMENACKER, Des Protestants au siècle des Lumières. Le modèle lyonnais, Paris,

Champion, 2002.

Conclusions : coex is tence et conf l i ts confess ionne ls

des études ont été faites et l’on connaît maintenant les limites du concept46

. On

va plus loin avec la liberté de conscience et la reconnaissance du pluralisme.

Mais ces concepts ne sont apparus avec une connotation positive qu’à une

période relativement récente.

Ce volume nous présente une réflexion très riche sur ce thème de la coexistence

confessionnelle. Elle demanderait toutefois à être prolongée.

Sur le plan chronologique, tout d’abord. Peut-on vraiment parler de

coexistence confessionnelle au Moyen Âge ? Est-il d’ailleurs possible de parler

de confession, en dehors peut-être du cas hussite ? De manière plus générale,

cherche-t-on à organiser une coexistence entre personnes de croyances

différentes, en dehors des juifs, ou ne veut-on pas plutôt réintégrer les

dissidents ou en venir à bout ? Pour les périodes ultérieures, il faut être attentif

aux temps de crispation et d’apaisement, dus d’ailleurs quelquefois à des

phénomènes non religieux. Dans le Saint-Empire, les conflits sont plus ténus

après la paix de Westphalie ; il en est de même en France entre l’édit de Nantes

et sa révocation. Pour les juifs, une véritable coupure s’opère dans les derniers

siècles du Moyen Âge. L’identité est différente dans la vie quotidienne et dans

des événements particuliers, ainsi que selon les lieux où l’on se trouve, ce qui

nous amène à une deuxième conclusion.

Des nuances fortes à la théorie de la confessionnalisation. Faut-il comprendre

l’identité religieuse comme une réalité cognitive ou plutôt comme le produit de

pratiques spécifiques, plus ou moins en rapport avec les règles des Églises ?

Plus fondamentalement, peut-on même parler d’identité religieuse, comme si la

religion était séparée de tous les autres aspects de l’existence ? Il a plutôt été

questions, dans tout ce qui précède, d’identités multiples. On a noté, de plus,

des pratiques locales, des bricolages interconfessionnels qui s’imposent même

quelquefois aux princes, comme dans le cas des deux Pâques de 1724. Il y a

46 Jean LECLER, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, Aubier-Montaigne,

1955 (rééd. Albin Michel, 1994) ; Michel PERONNET (dir.), Naissance et affirmation de

l’idée de tolérance, XVIe et XVII

e siècles. Bicentenaire de l’édit des non catholiques

(novembre 1787), Actes du Ve colloque Jean Boisset, Montpellier, Centre d’Histoire de la

Réforme et du Protestantisme, 1988 ; Barbara de NEGRONI, Intolérances. Catholiques et

protestants en France, 1560-1787, Paris, Hachette, 1996 ; Nicolas PIQUE, Ghislain

WATERLOT (dir.), Tolérance et Réforme. Éléments pour une généalogie du concept de

tolérance, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Guy SAUPIN, Naissance de la tolérance en Europe aux

temps modernes : XVIe-XVIII

e siècles, Rennes, PUR, 1998 ; Thierry WANEGFFELEN, L’Édit de

Nantes. Une histoire européenne de la tolérance du XVIe au XX

e siècle, Paris, Librairie

générale française, 1998 ; Jean DELUMEAU (dir.), L’acceptation de l’autre : de l’édit de

Nantes à nos jours, Paris, Fayard, 2000.

Yves KR UM EN AC K ER

donc nécessité de faire varier les jeux d’échelle47

et de voir comment ces

échelles différentes interagissent. L’exemple fourni par Laurent Jalabert des

comtés de Nassau-Saarbrucken et de Nassau-Ottweiler est, sur ce plan,

fascinant : en se déplaçant un tout petit peu, des groupes d’habitants peuvent,

dans certains cas, aller soit à la messe, soit au prêche. Et pourtant, des signes

religieux identitaires existent, certains sont apparus pendant les périodes que

nous avons étudiés : le chapelet, le signe de croix, le chant des psaumes, etc. Ils

expriment sans doute une réification de la différence confessionnelle et sont le

témoignage que la biconfessionnalité est à présent bien en place. Reste à voir

comment et pourquoi cette réification peut faire rejouer les conflits

confessionnels à l’époque contemporaine.

Être attentif à la diversité des lieux. Il apparaît clairement que selon le poids

respectif des différentes confessions, selon la forme d’autorité politique qui

s’exerce sur un territoire donné, selon la force symbolique de certains lieux

aussi (Cévennes protestantes, Pologne catholique, etc.), la cohabitation paisible

est plus ou moins facile. Les réalités du morcellement politique de la Suisse ou,

encore plus, de certaines parties du Saint-Empire, ne sont pas celles des

grandes monarchies comme la France ; ce ne sont pas non plus celles d’une

ville-État, d’une principauté ecclésiastique, d’une monarchie absolue ni d’une

république.

Il est donc bien difficile d’élaborer des modèles de coexistence confessionnelle,

sans compter que le simple fait de le tenter implique déjà de nuancer le modèle

de la confessionnalisation. On ne peut pas parler, sans plus de précision, de

confessionnalisation, de confession, de coexistence : tous ces termes sont piégés.

Il ne faudrait cependant pas renoncer à les utiliser, pas même pour l’époque

contemporaine, car ils permettent de réfléchir, d’élaborer des schémas de

compréhension du passé et du présent, de faire finalement métier d’historien, ce

qui consiste à comprendre plus qu’à décrire.

47 Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelle. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard – Le

Seuil, 1996.

LES AUTEURS

Olaf BLASCHKE est professeur d’Histoire des XIXe et XX

e siècles à l’Université

de Münster (Allemagne). Il a notamment publié Konfessionen im Konflikt.

Deutschland zwischen 1800 und 1970: ein zweites konfessionelles Zeitalter

(2002) et Die Kirchen und der Nationalsozialismus (2014).

Céline BORELLO est maître de conférences en Histoire moderne à l’Université

de Haute Alsace et membre du CRESAT ‒ EA 3436. Ses travaux actuels

s’orientent vers l’étude des rapports interchrétiens au XVIIIe siècle. Elle a

notamment publié Les protestants de Provence au XVIIe siècle (2004) et Du

Désert au Royaume. Paroles publiques et écritures protestantes (1765-1788)

(2013).

Uwe BRUNN est maître de conférences en Histoire médiévale à l’Université Paul-

Valéry Montpellier III et membre du Centre d’Études Médiévales de Montpellier

‒ EA 4583 ‒. Ses recherches portent sur les interactions entre les constructions

ecclésiologiques monistes dans les traités théologiques du XIIe siècle, ainsi que

sur l’émergence d’un discours antidualiste, antimanichéen et anticathare. Il a

notamment publié Des contestataires aux « cathares » – discours de réforme et

polémique antihérétique dans les pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition

(2006).

Loïc CHOLLET est assistant doctorant en Histoire du Moyen Âge à l’Université

de Neuchâtel (Suisse). Il prépare actuellement une thèse de doctorat portant sur

la perception de la Lituanie en Europe occidentale. L’une de ses dernières

publications est : « Écrire l’histoire de la conquête : l’utilisation de l’histoire

dans la polémique contre l’Ordre Teutonique au sujet des droits des infidèles

(1386-1418) », Hereditas Monasteriorum, p. 17-47 (2014).

Élisabeth CLEMENTZ est maître de conférences en Histoire médiévale et

moderne de l’Alsace à l’Université de Strasbourg et membre de l’EA ARCHE

(Arts, civilisation et histoire de l’Europe) ‒ EA 3400. Ses recherches portent sur

les hôpitaux et les léproseries, ainsi que sur la vie religieuse. Elle a notamment

publié Les Antonins d’Issenheim. Essor et dérive d’une vocation hospitalière à la

lumière du temporel (1998) et plusieurs articles sur les pèlerinages.

Christophe DUHAMELLE est ancien élève de l’École normale supérieure de

Fontenay‒Saint-Cloud, directeur d’études à l’École des Hautes Études en

Sciences Sociales (Paris) et membre du Centre de recherches historiques ‒ UMR

8558. Ses recherches portent sur la construction politique, sociale et

confessionnelle des appartenances dans le Saint-Empire moderne. Il a

notamment publié L’Héritage collectif. La noblesse d’Église rhénane, 17e et 18

e

La coexis tence confess ionnel le en France e t en Europe

siècles (1998) et La frontière au village. Une identité catholique allemande au

temps des Lumières (2010).

Jérémie FOA est ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay‒Saint-

Cloud, maître de conférences en Histoire moderne à Aix-Marseille Université et

membre du laboratoire Telemme ‒UMR 7303. Ses recherches portent sur la

coexistence confessionnelle au XVIe siècle en France et sur le quotidien des

guerres civiles. Il a notamment publié Le tombeau de la paix. Une histoire des

édits de pacification (1562-1572) (2015).

Bertrand FORCLAZ est chargé de recherches en Histoire moderne à l’Université

de Neuchâtel (Suisse). Il s’intéresse actuellement aux identités politiques et

confessionnelles en Suisse pendant la guerre de Trente ans. Il a publié

récemment Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à

Utrecht au XVIIe siècle (2014).

Kaspar VON GREYERZ est professeur émérite d’Histoire moderne à l’Université

de Bâle (Suisse). Il a publié de nombreux travaux en histoire culturelle et

religieuse de l’époque moderne, notamment Religion and Culture in Early

Modern Europe, 1500-1800 (2008) et Von Menschen, die glauben, schreiben und

wissen. Ausgewählte Aufsätze (2013).

Rolf GROßE est chercheur à l’Institut historique allemand de Paris, où il dirige la

section « Moyen Âge », et professeur d’Histoire médiévale à l’Université de

Heidelberg. Ses recherches portent sur l’histoire politique et ecclésiastique de

l’Empire et du royaume de France. Il a notamment publié Du royaume franc aux

origines de la France et de l’Allemagne, 800-1214 (2014) et, avec Dominique

Barthélemy, Moines et démons. Autobiographie et individualité au Moyen Âge

(VIIe-XIII

e siècle) (2014).

Laurent JALABERT est maître de conférences en Histoire moderne à

l’Université de Lorraine et membre du CRULH ‒ EA 3945. Ses recherches ont

notamment porté sur la coexistence religieuse et il a publié sur ce thème

Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin. Droits, confessions et

coexistence religieuse (1648-1789) (2009). Il a récemment travaillé sur les

marques et les pratiques de la piété luthérienne à travers les textes de Hans

Michael Moscherosch : voir Dire et transmettre la foi dans le monde luthérien:

Insomnis cura parentum (1643) (2015).

Annette JANTZEN est docteure en théologie catholique de l’université de

Tübingen (Allemagne) et adjointe du directoire de la Fédération de la Jeunesse

Catholique Allemande (BDKJ). Elle a notamment publié Priester im Krieg.

Elsässische und französisch-lothringische Geistliche im Ersten Weltkrieg (2010).

Audrey KICHELEWSKI est ancienne élève de l’École normale supérieure de la

rue d’Ulm, maitresse de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de

Strasbourg et membre de l’EA ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe)

LES AU TE UR S

‒ EA 3400. Ses recherches portent sur l’histoire des Juifs polonais et de la

mémoire de la Shoah, en France et en Pologne. Elle a publié de nombreux

articles et achève la préparation du livre issu de sa thèse, intitulé Les Survivants.

Etre Juif en Pologne depuis 1945, à paraître aux éditions Vendémiaire en 2016.

Yves KRUMENACKER, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-

Cloud, est professeur d’Histoire moderne à l’Université Jean Moulin-Lyon III et

membre de l’IUF. Ses recherches portent sur le protestantisme réformé de

l’époque moderne. Il a notamment publié Calvin au-delà des légendes (2009) et,

en collaboration avec Didier Boisson, La coexistence confessionnelle à

l’épreuve. Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la

France moderne (2009).

Julien LÉONARD est maître de conférences en Histoire moderne à l’Université

de Lorraine et membre du CRULH ‒ EA 3945, équipe « Histoire des faits

religieux ». Ses recherches portent sur l’exercice du ministère pastoral chez les

réformés, en France et dans le Refuge francophone au XVIIe siècle, dans une

perspective sociale et culturelle. Il vient de publier Être pasteur au XVIIe siècle.

Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669) (2015).

Olivier MARIN est ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm,

maître de conférences en Histoire du Moyen Âge à l’Université Paris 13 ‒

Sorbonne Paris Cité, membre de l’EA 7338 ‒ Pléiade et membre junior de

l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié L’archevêque, le maître

et le dévot. Genèses du mouvement réformateur pragois (2005) et Les traités

antihussites du dominicain Nicolas Jacquier (2012).

Catherine MAURER est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue

d’Ulm, professeure d’Histoire contemporaine à l’université de Strasbourg,

membre de l’EA ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) ‒ EA 3400 et

membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent

sur l’histoire sociale et culturelle du fait religieux en Allemagne et en France.

Elle a notamment publié La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en

France et en Allemagne (2012).

Claude MULLER est professeur d’Histoire d’Alsace à l’Université de

Strasbourg, directeur de l’Institut d’histoire d’Alsace et membre de l’EA

ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) ‒ EA 3400. Il a notamment

publié L’Alsace napoléonienne (1802-1815) (2012), Dieu, la Prusse et l’Alsace

(1870-1914) (2013) et L’Alsace du Second Empire (1852-1870) (2015).

Frank MULLER est professeur émérite d’Histoire moderne à l’Université de

Strasbourg et membre de l’EA ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe)

‒ EA 3400. Il a notamment publié Artistes dissidents dans l’Allemagne du

seizième siècle : Lautensack-Vogtherr-Weiditz (2001) et De l’objet cultuel à

l’œuvre d’art en Europe. Repères de transition (2013). Son livre Images

La coexis tence confess ionnel le en France e t en Europe

polémiques, images dissidentes : Art et Réforme à Strasbourg (1520 – 1550) doit

paraître en 2016.

Sarah SCHOLL est docteure de l’Université de Genève (Suisse) et de l’École des

Hautes Études en Sciences Sociales (Paris), en théologie et en histoire, et

chercheure postdoctorante de l’Université de Genève. Ses recherches portent

notamment sur les relations entre la sphère religieuse et la sphère politique en

Suisse. Elle vient de publier En quête d’une modernité religieuse. La création de

l’Église catholique-chrétienne de Genève au cœur du Kulturkampf (1870-1907)

(2015).

Matthias SCHNETTGER est professeur d’Histoire moderne à l’Université

Johannes Gutenberg de Mayence (Allemagne). Il a notamment publié « Principe

sovrano » oder « civitas imperialis » ? Die Republik Genua und das Alte Reich

in der Frühen Neuzeit (1556-1797) (2006) et Der Spanische Erbfolgekrieg.

1701–1713/14 (2014). Il est membre de la rédaction des revues en ligne

sehepunkte et zeitenblicke.

Benoît-Michel TOCK est professeur d’Histoire du Moyen Âge à l’Université de

Strasbourg et membre de l’EA ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe)

‒ EA 3400. Il a notamment publié Le diocèse de Thérouanne au Moyen Âge

(2010) et Actes confirmatifs et vidimus dans le Nord de la France jusqu’à la fin

du XIIIe siècle, dans Urkunden und ihre Erforschung. Zum Gedenken an

Heinrich Appelt, éd. Werner Maleczek, p. 227-246 (2014).

Catherine VINCENT est ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue

d’Ulm, professeur d’Histoire du Moyen Âge à l’Université Paris Ouest Nanterre

La Défense, membre du CHISCO ‒ EA 1587 et membre senior de l’Institut

universitaire de France. Depuis 2011, elle est présidente de la Société d’histoire

religieuse de la France. Elle a notamment publié Église et société en Occident,

XIIIe – XV

e siècle (2009) et dirigé avec Alain Tallon une Histoire du

christianisme en France (2014).

TABLE DES MATIÈRES

Catherine MAURER, Introduction ……......……......................................….. 7

Réactions à la coexistence : regards mutuels

Benoît-Michel TOCK, Les Juifs dans les sources diplomatiques chrétiennes

des XIe et XII

e siècles ………....……................…….............….........…........

15

Uwe BRUNN, Schall und Rauch – Der Name „Katharer“ und das Gespenst

der ketzerischen Gegenkirche vom Mittelalter bis in die neueste Zeit

……................……................……................……..............….........….........

27

Elisabeth CLEMENTZ, Catholiques, protestants et assistance en Alsace au

XVIe siècle …………...........................................................................….......

59

Julien LÉONARD, Les “hommes de Dieu” face à la coexistence dans une

ville triconfessionnelle : l’exemple de Metz au XVIIe siècle ….........…........

77

Annette JANTZEN, Le clergé catholique en Alsace pendant la Première

Guerre mondiale : question nationale, confession et dictature militaire …...

93

Modalités de la coexistence : débats, confessionnalisation,

conversions.

Olivier MARIN, Pourquoi débattre avec les Hussites : le tournant

stratégique bâlois à la lumière du Tractatus super justificatione vocationis

Bohemorum (1432) …….........................................................….........….....

107

Bertrand FORCLAZ, La coexistence au prisme des écrits personnels : le

Mémoire d’Abraham Chaillet (Neuchâtel, XVIIe siècle) ..........................….

131

Matthias SCHNETTGER, « … With his example many might move ».

Princely conversions in the XVIIth

and XVIIIth

century ........................…...

145

Christophe DUHAMELLE, Les deux Pâques de 1724 : coexistence et

distinction confessionnelles dans le Saint-Empire ...................................….

159

Inscrire la coexistence dans l’espace

Rolf GROßE, Paris et Cologne au XIIe siècle : un âge d’or des communautés

juives ? ...................................................................................

117

7

Loïc CHOLLET, D’une cohabitation à l’autre : controverses autour des

Chevaliers Teutoniques et de la Samogitie, dernière province païenne

d’Europe (1398-1417) ...................................................................................

191

Laurent JALABERT, Territoire, droit seigneurial et coexistence

confessionnelle aux marges occidentales du Saint-Empire (XVIe -XVIII

e

siècles) ...........................................................................................................

207

Kaspar VON GREYERTZ, La coexistence confessionnelle en Suisse aux XVIe

et XVIIe siècles ...............................................................................................

225

Claude MULLER, Une croix et trois cultes. L’Alsace, un laboratoire

multiconfessionnel au XIXe siècle ? ...............................................................

239

Sarah SCHOLL, Les effets paradoxaux de la mixité religieuse : le

laboratoire genevois et la naissance d’une laïcité chrétienne .......................

253

Vivre la coexistence ? Tolérances - Intolérances

Jérémie FOA, En finir avec la coexistence. Survivre au massacre de la

Saint-Barthélemy (1572) ...............................................................................

269

Frank MULLER, Tolérance et nicomédisme chez les artistes et les

intellectuels dans les débuts des provinces-unies et à la cour de Rodolphe

II à Prague (v. 1580-v. 1610) ........................................................................

285

Olaf BLASCHKE, Le XIXe siècle : un deuxième âge confessionnel ou un

deuxième âge du confessionnalisme ? ..........................................................

301

Céline BORELLO, Entre tolérance et intolérance catholico-protestante : la

convivance du second XVIIIe siècle français ..................................................

309

Audrey KICHELEWSKI, Derniers des Mohicans ou nouveaux marranes?

Être Juif en Pologne communiste et catholique, 1945-1989 .........................

323

Yves KRUMENACKER, Conclusions : coexistence et conflits confessionnels 339

Les auteurs .................................................................................................... 387