beckett - logique du dépeupleur

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Partie II – La logique du Dépeupleur Le « Dépeupleur » : un cylindre fermé où évoluent deux cent cinq corps. Introduction Le Dépeupleur se présente comme un texte assez court (une cinquantaine de pages), mais extrêmement travaillé, réécrit à huit reprises dont quatre dans le corps même de sa continuation publiée. Le texte se déplie donc lui-même dans un exercice d’approfondissement intense de ses éléments premiers. Les éléments du décor – le cylindre, les personnages qui y errent, leurs attributs – sont présentés à chaque fois de façon de plus en plus longue, précise, détaillée. Il n’y a aucune contradiction entre ces différentes versions, mais au contraire l’effort sensible de déployer jusqu’à sa fin la situation de départ voulue par l’auteur, selon une sorte de logique, immanente et méticuleuse. « Le Dépeupleur » est premièrement une tragédie allégorique tout entière contenue dans l’exploration de l’univers fermé créé par l’auteur Beckett est familier de l’Enfer de Dante Alighieri 1 . Il a beaucoup étudié les descentes aux enfers. Le Dépeupleur est ainsi une sorte de dixième cercle de l’enfer, que Beckett crée en émule du grand poète. 1 ? Beckett étudia de façon approfondie la littérature et la langue italienne et affirma toujours une passion particulière pour la Divine Comédie, au point de noter sur une fiche chacun des passages où Dante sourit. Il ne se sépare jamais de son exemplaire de la Divine Comédie, jusque dans ses voyages, et finira, selon Knowlson, par la connaître mot à mot. (JK op. cit. chap. III p.90 ; chap. XX p. 678, chap. XXII p. 736, chap. XXXV p.841)

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Partie II – La logique du Dépeupleur

Le « Dépeupleur » : un cylindre fermé où évoluent deux cent cinq corps.

Introduction

Le Dépeupleur se présente comme un texte assez court (une cinquantaine de pages), mais extrêmement travaillé, réécrit à huit reprises dont quatre dans le corps même de sa continuationpubliée. Le texte se déplie donc lui-même dans un exercice d’approfondissement intense de ses éléments premiers. Les éléments du décor – le cylindre, les personnages qui y errent, leurs attributs – sont présentés à chaque fois de façonde plus en plus longue, précise, détaillée. Il n’y a aucune contradiction entre ces différentes versions, mais au contrairel’effort sensible de déployer jusqu’à sa fin la situation de départ voulue par l’auteur, selon une sorte de logique, immanente et méticuleuse.

« Le Dépeupleur » est premièrement une tragédie allégorique tout entière contenue dans l’exploration de l’univers fermé créé par l’auteur

Beckett est familier de l’Enfer de Dante Alighieri 1. Il a beaucoup étudié les descentes aux enfers. Le Dépeupleur est ainsi une sorte de dixième cercle de l’enfer, que Beckett crée en émule du grand poète. 1

? Beckett étudia de façon approfondie la littérature et la langue italienne et affirma toujours une passion particulière pour la Divine Comédie, au point de noter sur une fiche chacun des passages où Dante sourit. Il ne se sépare jamais de son exemplaire de la Divine Comédie, jusque dans ses voyages, et finira, selon Knowlson, par la connaître mot à mot. (JK op. cit. chap. III p.90 ; chap. XX p. 678, chap. XXII p. 736, chap. XXXV p.841)

L’enfer est enfermement, c’est l’équation patente proposée par ce texte.Il est fermement possible d’y lire une dénonciation virulente de la systématique des systèmes fermés et le traitement allégorique de l’horreur froide de la déshumanisation de l’homme. L’histoire de la deuxième guerre mondiale et des à jamais honteux camps d’extermination nazis n’ont certainement pas pu être absents des intentions de Beckett écrivant cette œuvre.2

Au plan philosophique, les notions pullulent, en raison de la brièveté et de la densité mêmes du texte et de cet effort de centration sur son sujet logique et sotériologique : ce sont celles de la liberté et du déterminisme, de l’ouvert et du fermé, de l’espoir et de l’idéal, c’est à nouveau toute la condition humaine qui est ici observée, mais cette fois, contrairement à Molloy, avec la sécheresse d’un entomologiste qui aurait décidé de fabriquer des insectes de papier et se raisonnerait à les mener à leur perte.

Car il n’y a pas beaucoup de drôlerie dans cette œuvre. Le comique n’est pas du tout central, c’est le moins que l’on puisse dire d’un espace tout entier destiné à la mort. Le son ymourra, la température y mourra et c’est jusqu’à la lumière et au mouvement qui y mourront. Le comique de certaines situations, rares, sourd, inévitablement, mais à la façon d’uneseconde nature, celle de la main de Beckett. La plume de Beckett installe avec constance une distance réflexive dans ce qu’elle écrit, une sorte de minimalité tenue, et ce jeu minimaldans la langue, semble porter avec lui une essence comique, co-extensive à la distance, espace, distorsion, différence, dialoguale, .. dialectique. Un jeu logique léger.

Mais donc, pourtant, ici le rire est second, secondarisé, si certes il est impossible d’écrire que le rire chez Beckett soitsecondaire (inessentiel).

Le Dépeupleur est une œuvre grave, le texte est extrêmement prenant, il joue sur le registre d’un vocabulaire précis qui nelaisse pas le lecteur errer. L’imagination du lecteur est

2 Beckett s’est engagé activement dans les réseaux de la Résistance française, pendant la seconde guerre mondiale.

contrainte par la précision du verbe de la description. En ce sens, le Dépeupleur n’est pas une œuvre « écrite » (risquant à chaque pas son sens dans le pas suivant de l’écriture) mais un oeuvre relatée, maintenue de force au degré un de l’écriture. Une œuvre philosophique, de style philosophique, de genre philosophique, pourrait-on dire, de par cette qualité. Ce n’estpas une œuvre « écrite », au sens de l’art d’écriture risqué auquel Beckett nous habitue dans ses romans, avec des périodes longues, parfois de plusieurs milliers de mots, écrites d’un jet, comme nous le verrons dans l’Innommable, risquant l’approfondissement sans fard de toutes les pistes qui se proposent aux tâtonnements de l’esprit qui cherchent à dissiperles brouillards de la naissance du sens. Pourtant, c’est une œuvre écrite.

C’est sans doute cette qualité que l’on subsume lorsque l’on parle en langage ordinaire de « grand écrivain » : le fait de pouvoir contraindre l’écriture à ne pas trahir l’idée naissanteen son passage à la langue, de pouvoir utiliser tour à tour le mode expositif du monde et le mode inchoatif de la langue, tourà tour se tourner en arrière sur la confection raisonnée de l’argumentation formelle dans le langage, selon l’idée, sans trahir l’idée, en serrant sans débordement l’idée, et rester tendu vers l’avant, tendu vers ce qui est susceptible de naîtrelibrement dans la langue, cette habileté mobile et mobilisable à habiter cette frontière entre le monde et la langue

Un des seuls sourires du texte offerts au lecteur, selon nous, est celui que SB, parvenu à la quatrième version du texte, s’autorise, par dérision de lui-même, à considérer se débattre dans les affres logiques du démiurge. A la lire attentivement, l’expression qui suit est caractéristique de certaine attitude amusée de Beckett par rapport à son propre « work in progress »:

« Le cylindre n’est-il pas voué à plus ou moins longue échéance au désordre sous la seule loi de la rage et de la violence ? A ces questions et à bien d’autres encore les réponses sont claires et faciles à donner, mais encore faut-il l’oser. »

Les réponses « claires et faciles », à l’évidence, à ce stade pourtantavancé de la rédaction de l’œuvre, ne sont encore ni absolumentclaires ni bien sûr vraiment faciles, Beckett le sait bien, qui

semble s’admonester. « Oser » est ici à notre sens l’acte idéal de stabilisation de l’écriture à une forme arrêtée, après sa mille fois remise sur le métier, dans une sorte de réduction phénoménologique du travail.

De fait, les « réponses claires et faciles » du pourquoi et du comment et du Dépeupleur sont déjà partiellement – mais non entièrement- données, implicitement au texte, par l’application d’une loi logique simple, mais difficile, qui ne sera pas celle de la rage et de la violence, comme nous le verrons.

Nous chercherons à montrer que le Dépeupleur est une gigantesque tautologie et que cette tautologie se déduit entièrement et simplement de ce que le cylindre est fermé.

Que, bien qu’exprimé en langue naturelle, la systématique du Dépeupleur est aussi un système formel strict, un système axiomatique extra-logique strictement déterministe et dont la détermination est tout entière dans la décision initiale de fermeture.

Cette introduction pourrait ressembler à une conclusion, c’est sans doute une question de circularité, s’agissant de penser uncylindre, mais au cœur examinons maintenant les faits, l’enchaînement des faits – et des règles - proposé par le tragédien démiurge, en présentant leur structure, de façon aussi conforme que possible à la présentation heuristique des langages logiques formels, à savoir : morphologiquement, en cherchant à distinguer un alphabet, une ponctuation, des opérateurs et des règles de formation, puis, thêtiquement, des axiomes, théorèmes, règles qui pressent vers la résolution finale que l’on sait.

La morphologie du Dépeupleur

Le Dépeupleur est un lieu fermé, un « séjour » de deux cent cinq corps dans un cylindre. Ces corps errent, ils sont perdus,comme en atteste la traduction en anglais que Beckett fera lui même et qui donne au titre la translation : « The lost ones ».

Morphologie et topologie du cylindre et de ses attributs :

a) le cylindre est surbaissé, de hauteur : seize mètres environ, de circonférence : cinquante mètres environ, donc de diamètre : seize mètres environ. L’on notera que le diamètre ducylindre est ainsi égal à sa hauteur. C’est une égalité que SB nous laisse déduire, il ne la dit pas. En revanche il dit, et l’on peut penser que c’est avec humour, s’agissant d’un lieu macabre de « dépeuplement », que les proportions en sont établies « pour l’harmonie ». Cette mention apparaît trois fois dans le texte, soit avec une légère insistance. Et de fait la question est posée : qu’est l’harmonie ? Ici la référence est implicite : l’harmonie est mathématique, il s’agit de la division harmonique, du rapport métrique entre les dimensions. Et ce rapport (hauteur sur diamètre) est égal à un.

b) la surface de la base du cylindre fait donc deux cent cinq mètres carrés environ, ce qui est également le nombre de « personnages » qui y errent. Il y a là comme une acrimonie voulue de la précision. Il vient à l’idée que la précision de ces correspondances, qui associent un personnage et une surfaceen quelque sorte dédiée à titre individuel, constituent une réduction ontique de l’individu au nombre, et qu’elles évoquentpeut-être, en un certain fond, une dénonciation à peine voilée de la « techno-organisation » millimétrée et monstrueuse d’Eichmann.

c) un espace de circulation, bande d’un mètre de large, sur le bord le plus proche du mur d’enceinte, à l’intérieur de celui-ci (il n’y a rien à l’extérieur, par construction).

d) des niches, au nombre de 20, s’ouvrent sur tout le pourtour de la surface interne, à partir de la mi-hauteur. Elles sont disposées en quinconces irréguliers savamment désaxés (pour l’harmonie…).

e) des échelles, au nombre de quinze, très demandées, plusieursà coulisses, de tailles variées, six mètres pour la plus courteet treize ou quatorze mètres pour la plus grande ; les échelonsmanquent, sans régularité (les échelons manquant seront donc utilisés, par quelques « privilégiés » pour l’agression et pourse défendre. Il faut bien faire quelque chose d’utile avec les échelons manquants. Le souci du rien de trop, du rien de

superflu, apparaît ici et c’est une constante de l’orientation de la pensée de Beckett vis-à-vis de son théâtre, des scènes qu’il crée, comme des textes qu’il écrit. C’est le même principe premier de l’utilité – non l’utilitarisme – tel que l’établissait le monologue de Molloy avisant ses pierres.

f) deux cents puis ensuite, précisé le nombre, deux cent cinq « corps ». Les corps sont nus, secs, se froissent lorsqu’ils secroisent avec un bruit de feuilles mortes. La température oscille entre le chaud et le froid et leur est douloureuse, la lumière aussi, toujours leur est douloureuse, en vertu de sa période même, qui oscille entre l’intense et l’obscur, mais de l’hygrométrie SB ne parle pas. Ou en parle par son absence, dans un lieu où l’amour physique n’est aucun amour mais le frottement spasmodique de muqueuses desséchées. Ce que SB nommeironiquement « la grande affaire » reste pourtant un acte prisé, en raison du plaisir imaginaire que les « esprits » de ces « corps » se donnent. C’est qu’il n’y a pas d’eau, il n’y a pas, au moins évidemment, d’eau, comment y aurait-il de l’eau en un tel séjour ?

Ces faits et effets de lumière, de température, d’absence d’eau, sont cosntitutifs de ce que notre tradition occidentale véhicule à propos des espaces infernaux. Absence de terre, absence de ciel, absence de feu, absence d’eau, il y a une sorte d’anti-élémentalité dans cette construction. C’est en tout cas une condition de dénuement quant aux états premiers dela matière qui évoque en l’inversant la tradition élémentalisteen philosophie, c’est-à-dire au premier chef la philosophie d’Empédocle, nous savons que Beckett était lettré. 3

g) les « corps » sont divisés en différentes catégories, selon leur activité ou leur étatIl y a ainsi des grimpeurs, des chercheurs, des guetteurs, comme nous le détailleront dans l’analyse logique. Certains sont nomades, certains sédentaires. Mais aucune de ces catégories n’est rigidement fixée, les passages sont possibles de l’une à l’autre, en vertu d’une certaine logique, comme nousle verrons. Tous les corps sont en proie à un idéal : certains 3 Empédocle : dans la biographie de Knowlson : pas de trace de lecture d’Empédocle par Beckett au moment de l’écriture de l’œuvre, mais même : aucune trace ! alors que, nous l’avons vu, il avait longuement lu Héraclite, Parménide, Platon, Epicure, les Stoïciens.

cherchent une issue vers les « asiles de la nature » dans les niches, d’autres imaginent qu’elle se trouve plutôt au centre du plafond…

La logique des choses

Une seule occurrence du mot « logique » figure dans ce texte : « Ce glissement est dans la logique des choses » (p. 17).

Le « glissement » dont il est question est l’inéluctable changement d’opinion auquel sont conduits ceux qui logent leur espoir dans une issue du cylindre que l’on découvrirait depuis une niche : peu à peu ils passent dans ce que SB appelle l’autre catégorie de « croyants » : ceux qui pensent que l’issue du cylindre est au centre du plafond.

Qu’y a-t-il d’inéluctablement logique dans cette évolution ? SBnous le laisse imaginer, mais l’énigme n’est pas si difficile àrésoudre.

En effet, les niches sont en nombre fini. Avec le temps, toutesseront explorées par chacun, c’est-à-dire au moins par chacun de ceux qui en forment et en maintiennent le projet, car les abandons pour d’autres conduites sont toujours possibles. Toujours est-il que, au fur et à mesure que la proportion des niches visitées par rapport au nombre total de niches croîtra, ceux qui cherchent auront tendance à croire moins fermement en leur recherche.

Au bout du compte, il suffira qu’un seul explore la totalité (finie) des niches, pour que la certitude que nulle issue ne s’y trouve s’impose à lui. Il n’est pas certain que de proche en proche cette certitude se diffuse aux deux cents quatre autres. Cependant, qu’un seul d’entre eux fasse l’expérience del’impossibilité concrète d’une issue est une brèche suffisante pour faire pencher la balance et pour que le glissement d’une croyance à l’autre soit « dans la logique des choses ».

L’autre « croyance » - l’issue cachée au centre du plafond – est, elle, totalement invérifiable. Quant à elle, elle ne pourra être le moins du monde réfutée, par aucun, ni par quiconque. C’est du fait que pour la vérifier il faudrait coopérer et parvenir à plusieurs à dresser une échelle au centre de l’arène en vue d’en sonder le plafond, ce qui est impossible. C’est « à plusieurs », qui est impossible, ici, comme nous le verrons.

La conclusion en est donc renforcée : la seconde « croyance » attirera un nombre de plus en plus important de « croyants ».

Mythe de la cheminée au zénith, mythe du passage d’une niche vers les asiles de la nature : deux croyances à propos desquelles la transformation est logique, progressive, pas à pas, des adeptes de la première en adeptes de la seconde.

Cette transformation logique est la conséquence de la forme morale du puissant axiome qui régit ce lieu, à savoir : « absolument pas de fraternité ici ».

La chose est dite poétiquement par Beckett 4 ,

il faudrait : «(…) un moment de fraternité. Mais celle-ci en dehors des flambées de violence leur est aussi étrangère qu’aux papillons. Ce n’est pas tant par manque de cœur ou d’intelligence qu’à cause de l’idéal dont chacun est la proie. »

Comme pas de fraternité, pas de coopération, comme pas de coopération, pas de possibilité concrète de dresser la plus grande échelle au centre du cylindre en l’étayant à plusieurs, en utilisant d’autres échelles comme jambes de force, etc5.

La présence à ce stade de l’expression « à cause de l’idéal » indique clairement ce qu’il en est de la causalité des choses. Ce passage est le moment où SB donne la raison objective, positive, du fonctionnement de l’ensemble de sa construction : une sorte de déshumanité fondamentale qui handicape les personnages. L’incapacité de fraternité, donne la raison

4 op.cit. p.185 Cette possibilité est explicitement rejetée p.19 op.cit.

morale, en quelque sorte, qui permet à Beckett de faire le sortqu’il fait à ses créatures. C’est un moment, rare dans l’œuvre de Beckett, où il semble que l’auteur s’explique avec son lecteur.

L’irruption du concept de l’ « l’idéal » comme radicalement séparéde la réalité des personnages (l’idéal n’existe pas concrètement dans le cylindre - il n’y a pas d’issue) renvoie àun positionnement platonicien6, et non aristotélicien, de la construction beckettienne ici : il y a bien, comme dans la philosophie de Platon, d’un côté un monde sensible (le cylindreconcret, de cinquante mètres de circonférence et de seize mètres de haut, peuplé de deux cent cinq corps « dépeuplés ») et de l’autre le monde intelligible, celui des issues, et ces deux mondes sont radicalement séparés. L’intelligible (les issues) est ici transcendant au monde, n’en constitue pas une partie, mais en est radicalement exclu. La coupure n’est pas celle de la nécessité et de la contingence, au sens aristotélicien, et commun, de ces notions.

La contrainte imposée par le démiurge SB pour construire son système, puis pour le faire fonctionner, progressivement, observer à mesure ce qu’il en résulte, en découvrir les règles,consiste précisément en l’exclusion du cylindre de la possibilité de réalisation d’un quelconque idéal. La présence de la possibilité de réalisation de l’idéal dans le cylindre ferait àl’évidence du cylindre un système ouvert.

C’est la pierre axiomatique qui va rouler dans cet univers clos, la pierre angulaire7 dont se déduiront l’ensemble des théorèmes régissant les comportements et l’avenir même du « dépeuple » (ce peuple du « Dépeupleur », peuple qui n’en est pas un, peuple qui manque d’un être, peuple dépeuplé, peuple qui va vers sa fin), c’est l’axiome unique de la scène :

« chacun est la proie d’un idéal »

Ici, comme dans toute formule logique correctement formée, chaque mot compte. Les chercheurs du Dépeupleur ne « portent » pas un idéal, ni ne « sont portés » par lui, ils en sont « la

6 Note « Beckett et Platon »7 les angles peuvent être curvilignes..

proie ». Ils en sont la proie car ils ne connaissent pas les règles de formation du système : le système est fermé par construction, il n’y a aucune issue par construction, tout idéal qui méconnaît sa condition ne peut être qu’absurde, trompeur, vain aveuglement pour la proie qui devient sien.

D’autre part, ce n’est pas « tous » qui sont la proie. « Tous » signifierait qu’il y une communauté. Mais il n’y a pas de communauté. C’est « chacun » qui est la proie. Ce sont des individus, d’irrésolubles indivisibles individus résolus, et lasociété dès lors dés-agrégée desdits.

Partie thêtique

Le jeu du démiurge ici est de créer un système fermé, un « ob-jet », quelque chose qui est strictement déterminé, strictementcausé (ob-), d’astreindre la création à un principe, quoi que l’on y place ensuite. Le cylindre est fermé par construction, par décision initiale. C’est une décision véritablement initiale : antérieure à l’écriture du texte, donc aucune issue n’est possible.

Dans ce séjour, notre proposition est que l’axiome unique reçoit trois formes, sémantiquement équivalentes :

Une forme factuelle « le cylindre est fermé »Une forme imaginaire et causale : « chacun est en proie à un idéal »Une forme symbolique et morale : « la fraternité est impossible »

Chacune de ses formes est majeure et mineure logique des deux autres :

Etre en proie à un idéal est le fait même qui clôture le cylindre.La clôture du cylindre produit l’illusion de l’idéal. La clôture du cylindre est le fait même qui rend la fraternité impossible.La fraternité impossible cause la clôture du cylindre.

L’impossibilité de la fraternité produit ceci que l’on devient d’un idéal la proie.D’un idéal la proie et la fraternité est impossible.

Evidemment, pour être assertées en dehors du système de référence, voire de façon absolue dans la perspective moralisted’une généralisation, de telles formules demanderaient naturellement des conditions nécessaires à leur exportation un examen logique très attentif. Mais ce n’est pas strictement notre propos que de développer cet aspect.

Toujours est-il que, en suivant ce développement, suivant son propre développement, le cylindre ici commence à produire au fur et à mesure ses propres règles, il s’auto-organise, au sensstrict, en ceci que les formes de socialisation qui s’y développent ne sont rien d’autre que les produits d’une arborescence de règles.

L’auto-organisation du cylindre n’est bien sûr qu’illusoirementorientée vers la survie, elle n’est pas orientée vers le vivant, le maintien du vivant, la survie, la perpétuation de l’espèce, mais au contraire vers la mort, du fait même que le système est fermé.

L’aspect logique sur lequel nous reviendrons avec plus de détail ensuite, semble à ce stade bien fondé. Aussi ne devons-nous pas éluder la question des énoncés moraux implicites à la construction de Beckett comme à la présence textuelle de la forme morale dans la perspective axiomatique que nous nous efforçons de mettre en évidence.

Brièvement, nous proposons donc ci-dessous quelques extensions dans l’axiologie morale comme autant d’énoncés qu’il serait possible de déduire de la forme morale de l’axiome :

Le démiurgie clôtureLe fermé est machinalLe comportement machinal est le comportement fermé selon l’idéalTout système démiurgique fermé par son créateur est mortel pour ses créaturesAucune humanité n’est possible dans un système démiurgique ferméUn système démiurgique fermé est inhumainL’inhumain est essentiellement mort dans le regard de l’homme

Tous ces énoncés constituent en quelque sorte une expression dumessage moral de l’œuvre, si cette notion était maintenue. Et selon nous, l’éthicité implicite et sans faille du Dépeupleur en tant que pièce loge aussi dans la simple re-présentation de cette leçon morale explicite.

Il n’aura pas échappé au lecteur que nous sommes là passés extensivement et sans sourciller de la notion de « fraternité »à celle « d’humanité ». C’est de fait la position que nous défendrions, s’il était besoin, que d’affirmer que l’humanité sans fraternité est déshumaine.

Toutefois d’autres caractères de l’humanité, hors donc la fraternité, se montrent dans les rapports internes au « dépeuple ». Il est très frappant de remarquer, en particulier, que « l’esprit de tolérance » est ici radicalementdistingué. « L’esprit de tolérance »8 est présent dans le cylindre. La tolérance est exprimée notamment dans les situations où l’un des membres du dépeuple franchit une règle dans un mouvement qui est celui de l’innocence : l’esprit perdudans sa chimère, il erre, et, à condition que l’enfreinte de larègle ne soit pas une négation du principe (axiome) de départ, cet écart est toléré par les autres membres.

C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas hâter les prolongements moraux possibles des constats. Il faut un examen attentif des catégories concernées. Ici la tolérance ne suffit pas à l’évidence à constituer l’humain.

Le pardon est également présent dans le Dépeupleur. Les corps se pardonnent mutuellement certains de leurs dérèglements. Il est très frappant de voir ainsi le pardon apparaître, dans cette déshumanité, car le premier mouvement moral, notamment dans les religions abrahamiques, fait du pardon une valeur souveraine, essentielle à l’humanité. Or ici il n’est aucune humanité, il n’est aucune âme, masi il est un pardon, donc concevable comme inessentiel à l’humain.

Le respect, aussi, est présent, mais il figure comme la conséquence logique du respect du même pour le même : les plus

8 op. cit. p.

anciens, les plus éprouvés, les plus égarés, les plus abattus, forcent le respect de leur plus longue expérience. Ils sont qualifiés de « demi-sages »9, c’est que leur connaissance d’un grand nombre de circonstances et de niches les a rendus infiniment plus circonspects quant à l’idéal des portes ouvertes sur les asiles de la nature. Demi-sages, ils lesont, selon le temps, asymptotiquement. Le respect manifesté par le dépeuple vers ses anciens est le respect du même pour lemême, en ce sens il est certes respectable, mais il est très différent de ce qui fonde l’attitude du respect ordinaire dans les échanges sociaux, il ne peut, par construction, manifester aucune reconnaissance de l’altérité.

Le peuple « dépeuplé » est donc voué à mourir, l’espoir dressé contre le machinisme aveugle est un leurre sans la fraternité, voilà entre multiples choses ce que Beckett propose, dans une sorte d’équation sémantique entre une axiomatique qui serait folle, sans mode humain, et l’inéluctabilité de sa « fin », de son « achèvement » qui n’est ici nul accomplissement, mais néantification radicale y « achevant » sa propre preuve, index sui.

Du fait de l’immanence machinale de ce dispositif, terrible « dispositif d’arraisonnement »10, ah ouiche, le Dépeupleur, techniquement surdéterminé, est paradoxalement un espace absolument sans téléologie, car la téléologie suppose une finalité en recherche et en oeuvre, non une fin annoncée.

Les lois des chercheurs, des grimpeurs, des guetteurs

Nous revenons ici au développement logique, auto-organisé, de l’a-société du cylindre. Les règles qui vont suivre ont été extraites du texte au fur et à mesure de leur apparition, suivant en cela le principe heuristique qui veut que rien n’apparaisse selon un autre ordre et que la course de la penséelogique se développant soit fidèlement restituée, au besoin au travers de la démonstration des incidentes que lui sont les lemmes.

9 op.cit. p.10 selon la traduction d’André Préau du « Gestell » de Heidegger

Mais auparavant nous voulons une incise pour insister sur la nature très particulière du concept d’auto-organisation qu’utilise ici Beckett, concept qui trouve un écho dans nombre de domaines contemporains de la science et de la pensée.

Sans approfondir ici, il faut souligner que, dans les théories de l’organisation de Herbert A. Simon, couronnées d’un prix Nobel d’Economie en 1971 11, cette forme est située précisémentcomme le fondement de toute pensée de la décision, et a fortiori de tout dessin des circuits de décision dans une organisation humaine.

Qu’en politique, la question de l’auto-organisation et de l’auto-gestion, c’est-à-dire de la prise en mains par la masse des salariés des questions concernant jusqu’à la structure juridique des conditions d’espace, de temps, de finalité de leur travail, a donné lieu à une très nombreuse littérature, depuis Marx dans le Capital, en passant par Lukacs (dans Histoire de la Conscience de Classe) et Debord (dans la Sociétédu spectacle).

Dans le domaine des sciences de la nature et plus précisément en étologie, les savants s’accordent aujourd’hui à conférer cette qualité très particulière d’auto-organisation à certaines sociétés animales, et précisément : d’insectes (les termites.. etc).

L’auto-organisation consiste en l’apparition, avec le temps, derégulations des comportements dans le développement même du fourmillement dans un espace clos, sans nécessairement que ces nouvelles fonctions, organes, activités, capacités, aient été pensées dès le départ par une intelligence qui se trouverait enposition de surplomb par rapport à l’organisation. L’auto-organisation, sociétalement, c’est l’exact opposé du fordisme et du taylorisme, ce en quoi il s’agit d’une question en débat dont l’enjeu est éminemment critique.

L’auto-organisation, c’est ce qui se passe ici.

11 J.G. March et H.A. Simon / Les organisations / Dunod 1974

Mais le parallèle avec les sociétés vivantes est à retourner - comme l’ensemble des observations ou analogies que l’étude porte sur ce « séjour » - en raison de ce que les règles de l’auto-organisation, dans les organismes ou sociétés vivantes, sont naturellement tournées vers la vie, globalement finaliséesvers la poursuite et le développement de la vie, la survie (dans l’acception non péjorative de ce terme), alors que le Dépeupleur nous confronte à un ensemble de règles qui s’auto-produisent, certes, mais vers la mort. Ce n’est pas qu’une petite différence.

Règle 1 « On ne monte pas à deux sur échelle »12.

Voilà la première règle de circulation dans le cylindre. Cette règle est dérivée de la loi, négative mais structurante, de non fraternité du regard.

Le dépeuple doit attendre que celui qui est monté regagne le sol. En effet, si la règle 1 « on ne monte pas à deux sur échelle » n’existait pas, chacun monterait avant le délai, ce serait un pandémonium, il n’y aurait aucune nécessité à rien, il n’y aurait aucune nécessité donc aux accessoires que sont les échelles et les niches, toutes les autres organisations du cylindre deviendraient contingentes, le cylindre en tant que création logique s’effondrerait sur lui-même, n’existerait pas.

Le grimpeur ne dispose pas cependant d’un temps infini. Le temps de nichage toléré est limité, « chacun en connaît le délai, mais il est impossible à chiffrer »13 14.12 op. cit. p.13 op.cit. p.14 Ce passage décrit la première règle qui régit la circulation, mais, par la voie du « délai que tout le monde connaît et qui est impossible à chiffrer », il ouvre aussi un horizon sur la question de l’infini, dont nous retenons ici la définition classique : l’infini est la non détermination quant au nombre, l’innombrable par excellence (cf partie III,thématique de la mathématique). Pour l’instant il convient de mentionner que ce paradoxe d’un temps limité impossible à chiffrer ressortit exactement de la définition d’un « infini déterminé », un aleph, de Cantor,et que c’est bien l’infini déterminé des situations possibles dans le cadrede l’axiome initial et de sa configuration que parcourt le peuple se

Règle 2 « Lorsque le délai imparti à un grimpeur est excédé : le chercheur peut déplacer l’échelle »15 . Cette règle a pour corollaire 2 « il n’est pas interdit de monter à deux dans la même niche »16.

En effet, en vertu de la principauté du mythe de l’issue – le système est clos, rappelons l’axiome – mythe qui est le seul partage des corps, il est tout à fait impossible d’interdire à un chercheur de chercher (lemme 1) et donc de poser l’échelle qui est temporairement en sa propriété devant la niche de son choix.

Or il est possible qu’un grimpeur habite déjà dans la niche choisie : il suffit par exemple qu’il soit monté précédemment, au moyen d’une autre échelle, voire même au moyen de la même échelle, longtemps avant, et qu’il ait laissé passer le délai. Le fait est que les règles antérieures produisent la possibilité de retrouver deux personnages dans la même niche. Il y a donc impossibilité à interdire de monter à deux dans la même niche. Et puisque il est impossible de le faire, autant préciser qu’il n’est pas interdit de le faire, les choses sont plus claires.

« La descente a priorité sur la montée » est une autre règle, règle 3, également déduite de la loi structurante qu’est « chacun est en proie à un idéal », par le biais du lemme 1 « il est tout à fait impossible d’interdire à un chercheur de chercher ».

En effet,

a) les formes de l’axiome de fermeture disent qu’il n’y a aucune issue, obligation à pourtant chercher une sortie (mythique, idéale) et co-occurrence de l’absence de fraternité et de la naissance de l’idéal (ici : absolument inaccessible). b) cette recherche selon laquelle il y a au Dépeupleur une issue passe donc avant toute autre considération quant à l’existence même de la scène. Elle doit donc être strictement respectée. (c’est le lemme 1)

dépeuplant.15 op.cit. p. 16 op. cit. p.

c) or si un grimpeur ne pouvait redescendre en premier, il serait susceptible d’être enfermé dans sa niche et ne pourrait donc chercher, pour peu qu’il le souhaitât ; il ne serait donc plus conforme aux plans du démiurge, il n’aurait plus aucune utilité dans l’espace de sa création, la création n’existerait pas, la scène n’existerait pas. d) en conséquence de quoi « la descente a priorité sur la montée ».

« Tout le monde tourne dans le même sens ». Cette règle, règle 4, est en fait précisée par son contexte et pourrait être énoncée « dans une même aire de l’arène, tout le monde tourne dans le même sens ». Il existe en effet, comme nous l’avons vu dans la morphologie, uneaire de un mètre de large, serrée au dos du mur invexe, où les queues des grimpeurs s’allongent en rang serré mais dans le sens contraire de la giration plus centrale17. C’est le principe du sens giratoire dans le code de la route, n’est-ce pas, du carrefour de type Conseil Général de X, France, 2000. D’ailleurs tout ce corps règlementaire donne bien l’air d’être celui d’un « code de la route ». Toutefois, c’est un code de la route d’un type particulier, unesorte de « code de la route vaine », de « code de l’errance ».

Il y a là incontestablement un rappel social de première force tautologique (la société vaut par ses règles).

Le parallèle avec le code de la circulation en vigueur dans lesdémocraties nous permet en effet de constater que si, dans cette oeuvre, le système fermé génère ces règles, un système dont il est analytiquement impossible de trancher la question de savoir s’il est fermé ou pas, comme la vie humaine actuelle en société, génère des règles semblables, en tant que le pronostic de sa mort – raisonnablement probabilisable en référence à l’histoire et aux civilisations déjà disparues - est contrebattu par le non-sens absolu des énoncés non strictement logiques, expérimentalement éprouvés et apodictiquement scientifiques portant sur le futur.A l’évidence, il ne saurait y avoir de tels énoncés stricts, expérimentaux, et purement apodictiques en ce qui concerne les sociétés humaines en leur développement.18

17 op. cit. p.

Eviter la cohue, le pullulement central, l’indistinction fusionnelle du chaos, au moins le temps que le système d’appartenance se maintient, et pour que la structure du système d’appartenance se maintienne. Beckett renvoie ici commeen de nombreux autres points de son ouvre à la thématique de l’éternelle lutte, dans chaque espace, dimension, catégorie, structure, de l’ordre et du désordre, de la néguentropie et de l’entropie, du cosmos et du chaos.

« Tout le monde tourne dans le même sens », règle 4, et « on ne peut accéderà l’espace des grimpeurs que si l’un d’entre eux le quitte » règle 5.

Faute de quoi en effet l’espace serait saturé. C’est de la régulation. L’essence des règles de circulation est la régulation. Non pas l’objet ou les objets que ces règles régulent, mais l’obtention d’un état objectif de régulation quels que soient les objets régulés, ce en quoi, au passage, c’est un truisme que de dire que « du vivant », même politique,même social, ne puisse s’y soumettre avec toute la rigidité quevoudrait un plan.

Avec une connotation thématique particulière, qui tient au vocabulaire utilisé (« errants », « vaincus »), sont ensuite dérivées les sixième et septième règles qui régissent cet espace : « les errants ne dépassent pas un tour (360°) de piste » 19– ou bienils sont refoulés par la foule – et « les errants ne retournent pas en arrière ». Une recherche dans l’Enfer de Dante donnerait certainement des éclaircissements seconds quant à ces deux règles, mais les explications fines de leur surgissement pourraient être exhibées dans le système présenté. 20

18 A ce jour, nos téra-péta-ordinateurs ne permettent pas encore une computation suffisante pour modéliser avec précision la météorologie, les données sont insuffisantes, a fortiori en économie, a fortiori en sociologie, dont les catégories éclatent plus vite qu’elles ne peuvent êtrepérimétrées. Mais ce n’est pas l’argument de fond, l’argument de fond est donné, philosophiquement, par le postulat obstiné du fondement absolu de laliberté humaine, si relatif que soit son exercice.

19 op.cit. p .

20 Nous le faisons pas en raison de ce que bientôt ce commentaire va excéderla longueur de l’œuvre, ce qui serait un non-sens de très mauvais goût. Mieux vaut lire l’œuvre.

Unité méontique du « dépeuple »

Dans cette scène beckettienne, transposée : toute la coupure qui sépare l’homme de la nature et chaque individu de ses semblables 21, comme le dit James Knowlson. Toutefois, au sens strict, le dépeuple n’est pas composé d’hommes, selon notre lecture. Il ne s’agit pas d’hommes qui seraient mis en scène, ni a fortiori d’une communauté de deux cent cinq hommes.

L’image scénique et les personnages sont représentés de façon anthropomorphique, évidemment, mais d’une part leurs comportements n’ont que la caricature quasi-mécanique des comportements humains en société - et rien des actions, des passions, de la vie réelle des sociétés humaines - , et d’autrepart et surtout, cette disqualification initiale quant à leur humanité produit une unité de l’objet enfermé dans le cylindre, une unité de destin absolument déterminée et dans cette mesure,malgré le pluriel des « lost ones » qui à notre sens marque bien l’agglomérat a-social des « chacuns », une unité de cette chose « dépeuplée » auquel un seul être manque (celui de la sorte de communauté instaurée par le regard fraternel, en l’occurrence).

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » dit le poète. Ici l’être manque à chacun, qui « va cherchant son dépeupleur ». Il manque même au non-être de la somme finie que ces chacuns forment

Cette unité quasi-chosale, mé-ontique, pousse les personnages (les « étants », selon certain vocabulaire de l’ontologie) en apparence différenciés à passer à tout moment de l’activité (illusoire) de la recherche au renoncement passif, mais réciproquement de la position prostrée du « vaincu » à l’agitation fiévreuse du guetteur, comme de ce statut (ici a-social, ou mieux « dé-social ») à celui de grimpeur, du nomadisme à la sédentarité, etc, sauf que, évidemment, à la fin, système fermé oblige, c’est le renoncement par épuisement (des possibilités ici de non-vie) qui l’emporte.

21 c’est ce qu’en dit James Knowlson op.cit. p.678

Ainsi le « dépeuple » peut être vu comme un « non-être-sans-âme » unique aux métempsycoses changeantes, déshumanisé, à l’opposé d’une communauté d’hommes. Une « chose » unique, non douée de vie, évidemment, puisqu’avec le reste il semble bien que la vie ait été clôturée dès le départ et puisqu’un être quiserait unique et dont la vie serait clôturée ne serait rien, enraison de ce qu’aucun autre être que lui, unique, ne serait, nidonc ne serait, a fortiori, après sa clôture. Un être unique est doué de vie éternelle, nécessairement.

C’est bien comme si de ces personnages « la vraie vie », comme dit Robert Misrahi22, avait été enlevée dès le départ, en même temps que la possibilité du regard de fraternité (d’appartenance à un même genre, de connivence ou de simple reconnaissance par contact).

De ce fait, nous avons affaire à une tautomachie écrasante qu’il faut bien alléger d’un renversement de lecture, c’est-à-dire qu’il faut évidemment comprendre selon la dénonciation morale qu’elle opère secondement.

Oscillation

Dans le Dépeupleur les règles sont techniques, mais très fortes, structurant toute l’activité générale, toutes convergeant par construction vers l’extinction des forces à force de vains efforts.

Tirées de l’état de clôture initiale et organisant donc la lente oscillation vers l’état stable final.

Cette oscillation est une très lente oscillation, et il faut y revenir comme au mouvement premier de ce séjour, pour se demander quelle portée cette permanence oscillante emmène avec elle. Très lente oscillation du son, très lente oscillation de la chaleur, très lente oscillation de la lumière, très lente oscillation de la langue.

22 dans sa conférence inaugurale de la Société Rhodanienne de Philosophie, Lyon, avril 2001

Car Beckett, dans une langue phénoménale, obscure, certes, maisdont il est pourtant possible de tirer certaine lumière, à condition de frotter la langue de la manche assez longtemps, comme Aladin faisait à sa lampe, avec constance, pour faire apparaître le génie, donne une définition du « peu », de cet epsilon qui scande le temps du lieu, une définition pleine d’enseignements, en ce qu’elle éclaire le tempo extrêmement ralenti de ce qui peu à peu, petit peu par petit peu, disparaît :

Il écrit :

«  Tant il est vrai que dans le cylindre le peu possible là où il n’est pas n’est seulement plus – et dans le moindre moins - le rien tout entier. »

L’obscurité a priori de cette phrase est énigmatique, perplexogène. Le lecteur, on me l’accordera, se demande vraiment le sens de ce qui est écrit.

S’il a lu Beckett et « Cap au pire », le lecteur pensera à « l’imminimisable meilleur pire » qui fait la téléologie grotesque du personnage de cette autre œuvre, et il est ainsi mis sur la piste. C’est que la respiration syntaxique n’est pas évidente dans cette phrase, comme souvent chez Beckett. La respiration est plus parataxique que syntaxique chez Beckett, capable de forgerune phrase de mille huit cent soixante-six mots, comme l’est ladernière phrase de l’Innommable23. C’est en tout cas le constat que le lecteur assidu peut tirer, au plan stylistique, de la lecture de l’oeuvre, comme nous l’illustrerons dans la thématique des syntaxes, à propos du logos en partie III. La phrase citée ci-dessus est en effet à notre sens à découper selon la scansion suivante :

Tant il est vrai 23 soit plus de cinq fois plus longue que la plus longue des phrases de Proust, donnée Philippe Michel-Thiriet dans la récente édition (Bouquins 1998 [1987 –5°éd.]) comme courant sur deux pages du tome III de La Prisonnière,et recensée à 355 mots

que dans le cylindre le peu possible là où il n’est pas n’est seulement plus – et dans le moindre moins – le rien tout entier

Clairement dit : le peu de ce que peut le dépeuple du cylindre n’est plus simplement le rien, le rien tout entier, le néant, mais toujours, ce moindre moins, ce diminuendo asymptotique de la puissance, possible là où il n’est pas , soit : là où il ne s’est pas encore à nouveau diminué, c’est-à-dire : dans le moindrissime moins qui suit le moindre moins. Le peu possible n’est jamais, dans le cylindre, entièrement rien tant que subsiste le mouvement-même de la néantification.

Ici la non-vie n’est sujette à un lent processus de dégradation, elle n’est pas état, mais dynamique implicite se continuant, jusqu’à ce que tout mouvement s’annihile, voilà le vrai qu’indique Beckett dans ce travail qui fait penser à une ronde bosse sculptée en creux. Un Prométhée qui ramènerait non les rayons du soleil mais le non-rayonnement du gris.

Conclusion de la partie II

Nous avons vu que toutes les règles se constituent progressivement en un auto-corpus réglementaire technique, et que Beckett utilise pour les présenter au fur et à mesure la voie de l’exposition selon l’heuristique de leur imagination par lui. La réécriture, par quatre fois, dans le texte lui-même, de l’ensemble du corpus, manifeste l’effort d’un prolongement logique au pas à pas que l’auteur pousse à son terme, avec toute la rigueur que lui impose le haut degré d’exigence éthique qu’il nourrit quant aux représentations de scène, de théâtre.

De très nombreux exemples de la précision requise par Beckett au théâtre (par exemple pour accepter que « le Dépeupleur » soit monté aux USA) sont en effet donnés par James Knowlson.

Il y a une exigence esthétique aussi chez Beckett, mais pour Beckett l’éthique est placée très haut, beaucoup plus haut que l’esthétique des formes de pensée.Avec un thème pareil, la vie, la mort, le mouvement, l’immobilité, il ne s’agit pas de faire un pas de trop et Beckett y va à pas comptés. Il se cogne le front contre le mur du langage pour en extraire les quelques mots qui rendraient aumieux sans heurter le lecteur la condition de l’enfer inexprimable.

Le Dépeupleur : un système axiomatique fermé, ne comportant pasde contradiction,, mais cohérent, consistant et sémantiquement très étendu, sinon complet, au sens logique de ces mots. Un mouvementde recherche, jusqu’à ce que l’épuisement à ban donne, pour unefin par moindrissime langueur, une mort sans le savoir, déjà présente à la naissance, fluctuante, graduelle, insaisissable.

Nous avons essayé d’établir cette possibilité, mais il resterait à « formaliser » plus fermement le passage de la langue naturelle au langage formel, pour exhumer peut-être une langue formelle où les opérateurs seraient classiques : la négation et l’implication, mais paradoxalement sans possibilitéde commutativité, où les règles de formation seraient classiques : substitution possible, détachement d’une mineure possible, mais où il n’y aurait paradoxalement pas de possibilité d’associativité, et où les « variables » sont des variables, mais paradoxalement immuables, ressortant d’un non-être unique et « dépeuplé » aux deux cent cinq figures classéesen catégories fluctuantes.

Les changements d’état sont dans la nature des choses en ce séjour inconstant, à l’instar des grimpeurs qui deviennent chercheurs, ou errants, guetteurs, ou sédentaires, des « vaincus », des « immobiles » et des « demi-sages de tous les âges» qui « ressuscitent »24 : se remettent en mouvement.

Au point que comme nous l’avons vu, il semble bien que de distincts, catégorisés, nombrés qu’ils sont par leur état, leurfonction, leur activité, leur souci, leur idéal, leur croyance,ils ne sont pourtant aucuns « sujets » au monde, pas plus sujets kantiens que sujets cartésiens ou que sujets de la

24 op.cit. p .

phénoménologie ou de la psychanalyse, mais une sorte d’unité méontique.

Ils ne lèvent pas le regard25. Ils ne se seraient donc pas constituésau monde en tant que sujets levant et risquant leur regard, mais sont perdus, prostrés yeux baissés, comme en un non-être unique et fatal, non fusionnel, non vivant, aux deux cent cinq figures non singulières.

Même la « femme rousse à l’enfant »26, décrite singulièrement, entre dans ce tourbillon : si elle se distingue sous la plume de l’auteur c’est pour un instant et elle sera finalement rattrapée par le destin tragique auquel le conduit l’auteur motus, mordicus et comme serrant les fesses et les dents une fois qu’il a eu décidé de planter le décor de sa fable funeste27.

Pas de singularité possible que celle de l’espèce damnée enfermée en ce lieu, voilà un sombre propos. Heureusement : pasde singularité est aussi en toute logique : aucune universalitépossible ! Voilà ce que sans doute Beckett signifie et n’aurait jamais voulu écrire en langue ! Heureusement il a écrit : « le Dépeupleur ». C’est un séjour sans fraternité, rien de moins, rien de plus, à un epsilon près.

25 op.cit. p.26 op.cit. p.27 allégorie ? non allégorie ? la critique se dispute depuis la parution du texte. Le choix du rédacteur est fait, comme on a pu le lire, le lecteur fera le sien.