avocats et politique de l’ancien régime à la révolution. les exemples de douai et rennes

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Revue du Nord L'engagement public et les choix politiques des avocats, de l'Ancien Régime à la Révolution. Les exemples de Douai et Rennes Hervé Leuwers Citer ce document / Cite this document : Leuwers Hervé. L'engagement public et les choix politiques des avocats, de l'Ancien Régime à la Révolution. Les exemples de Douai et Rennes. In: Revue du Nord, tome 75, n°302, Juillet-septembre 1993. Le personnel politique. pp. 501-527; doi : 10.3406/rnord.1993.4855 http://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1993_num_75_302_4855 Document généré le 11/05/2016

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Revue du Nord

L'engagement public et les choix politiques des avocats, de l'AncienRégime à la Révolution. Les exemples de Douai et RennesHervé Leuwers

Citer ce document / Cite this document :

Leuwers Hervé. L'engagement public et les choix politiques des avocats, de l'Ancien Régime à la Révolution. Les exemples de

Douai et Rennes. In: Revue du Nord, tome 75, n°302, Juillet-septembre 1993. Le personnel politique. pp. 501-527;

doi : 10.3406/rnord.1993.4855

http://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1993_num_75_302_4855

Document généré le 11/05/2016

Hervé Leuwers, Engagement en politieke keuze bij de advokaten, van het Ancien Régime tot derevolutie. Het voorbeeld van Douai en Rennes.De advokaten die lid zijn van de parlementen van Douai en Rennes in 1789 tonen levenslang veelbelangstelling voor openbare funkties. In Douai oefenen 56 % van de in 1789 ingeschrevenen op eenof ander moment een funktie uit in de politiek of de administratie. In Rennes zijn er dat 38 % op eentotaal van 47.De revolutie brengt voor velen een breuk mee in hun politiek engagement en een verlies van hunlokale invloed, eveneens de doorbraak in de nationale vergadering en een grondige vernieuwing vanhet politiek personeel. Maar hun aanwezigheid in publieke funkties komt niet in het gedrang.Men kan dit dubbel fenomeen verklaren door hun politieke cultuur, hun belangstelling voor de publiekezaak, de evolutie van hun politiek denken, en evenzeer de roi van woordvoerder en culturedtussenpersoon die de Fransen van toen hen toedachten.

AbstractHervé Leuwers, The barristers's public commitment and political choices from the "Ancien Régime" tothe Revolution. The examples of Douai and Rennes.The barristers called to the bar of the Douai and Rennes "Parlements" in 1789, have displayed allalong their careers a vivid interest in the exercisee of public functions. In Douai, 56 % of the barristersof 1789, have held, at one time or other in their lives, a political or administrative responsability ; inRennes, 38 % of the one hundred and forty seven barristers on the rolls are in the same situation.In the political commitment of these men, the episode of the Revolution represents indeed an importantrupture which translates into a crumbling- down of their local implantation, a conquest of nationalrepresentation and a deep renewal of the men in power ; but, beyond this evolution, one can only bestruck by their steadfast implantation in the political functions.In order to account for this double phenomenon, it seems necessary to stress at the same time thepolitical culture of these men, their interest for public commitment, the progress of their politicalconsciousness, together with the role of spokesmen and cultural intermediaries which was recognizedto them by the French of the time.

RésuméLes avocats inscrits aux tableaux des Parlements de Douai et de Rennes en 1789, manifestent tout aulong de leur carrière un vif intérêt pour l'exercice de fonctions publiques. A Douai, 56 % des quatre-vingt-onze avocats inscrits en 1789 exercent, à un moment ou à un autre de leur vie, uneresponsabilité politique ou administrative ; à Rennes, 38 % des cent quarante-sept avocats du tableausont dans ce cas.Dans l'engagement politique de ces hommes, l'épisode révolutionnaire marque certes une ruptureimportante qui se traduit par un recul de leur implantation locale, une conquête de la représentationnationale et un profond renouvellement des hommes au pouvoir ; mais au-delà de cette évolution, l'onne peut qu'être frappé par la constance de leur implantation dans les fonctions publiques.Afin d'expliquer ce double phénomène, il semble nécessaire d'évoquer tout à la fois la culture politiquede ces hommes, leur intérêt pour l'engagement public, le progrès de leur politisation, ainsi que le rôlede porte-parole et d'intermédiaire culturel qui leur était reconnu par les Français de ce temps.

HERVE LEUWERS

L'engagement public

et les choix politiques des avocats,

de l'Ancien Régime à la Révolution.

Les exemples de Douai et Rennes

Le nombre et le rôle des avocats dans les assemblées révolutionnaires ont été maintes fois soulignés, et sont fréquemment présentés comme le début d'un long règne des hommes de loi sur la politique française, dont l'apogée se situerait sous la IIIe République1. Depuis quelques années, des historiens et des sociologues tentent d'isoler les causes et les origines de cet engagement politique. Qu'ils s'inspirent des travaux de Jùrgen Habermas ou de ceux de Max Weber2, ils insistent sur l'identification croissante entre le public et l'avocat, ce dernier se transformant progressivement en représentant naturel de la Nation.

En ce domaine, plusieurs analyses sont proposées. Selon Lucien Karpik, ce fut pour préserver leurs avantages sociaux et leur corporation que les avocats se firent progressivement les défenseurs du peuple3. Sarah Maza, quant à elle, insiste sur la politisation croissante des mémoires judiciaires et y voit le reflet d'une transformation de ces hommes en «intermédiaires cul-

1. — Cf. Yves-Henri Gaudemet, Les juristes et la vie politique de la Troisième République, Paris, PUF, 1970. 2. — Jùrgen Habermas, Strukturwandel der Offentlichkeit, Hermann Luchterhand Verlag, 1962; trad. fr. L'Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978. Max Weber, Politik als Beruf, Mùnchen, Duncker & Humblot, 1919; trad, fr., «Le métier et la vocation d'homme politique», in Le savant et le politique, Paris, Pion, 1959. 3. — Lucien Karpik, «Lawyers and Politics in France, 1814-1950: the State, the Market, and the Public», Law and Social Inquiry, XIII, 1988, pp. 707-736; «L'économie de la qualité», Revue française de sociologie, XXX, 1989, pp. 187-210; «Le désintéressement», Annales E.S.C., 1989, n° 3, pp. 733-751.

REVUE DU NORD - TOME LXXV - N° 302, JUILLET-SEPTEMBRE 1993, PP. 501-527

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turels» entre le souverain et la Nation4; de son côté, David A. Bell a tenté de démontrer l'impact de la réforme Maupeou sur la naissance d'une nouvelle pratique judiciaire où l'avocat, libéré du règlement de son ordre, se fait soudainement le conseil du public et la voix de la Nation5.

Si ces stimulantes analyses ont le mérite d'étudier l'évolution du rôle public des avocats, elles ne peuvent à elles seules expliquer leur engagement politique. Plusieurs zones d'ombre, en effet, nous paraissent subsister. Tout d'abord, toutes ces études reposent essentiellement sur l'exemple du barreau de Paris, il est vrai bien connu depuis les travaux d'Albert Poirot et de Michael P. Fitzsimmons6; rien ne prouve cependant que leurs conclusions puissent strictement s'appliquer aux barreaux de province qui fournirent eux aussi nombre d'acteurs de la Révolution. D'ailleurs, faire des avocats la voix de la Nation ne suffit probablement pas à expliquer leur engagement politique, bien plus ancien que la naissance de l'opinion publique puisque les échevinages provinciaux, par exemple, leur font une large place dès le xviie siècle; dans l'analyse du rôle public de ces hommes, il existe des facteurs de longue durée qui sont souvent méconnus. Enfin, il nous paraît indispensable de ne pas se limiter à la seule étude de l'engagement prorévolutionnaire des avocats, les divisions politiques de l'ordre étant flagrantes dès 1788.

En confrontant les analyses de Lucien Karpik, Sarah Maza et David A. Bell aux réalités provinciales, notre ambition sera de contribuer quelque peu à la compréhension de l'engagement politique des avocats. Notre approche s'appuiera sur les exemples des barreaux de Douai et de Rennes. En 1989, Marcel Morabito publiait une minutieuse enquête sur les carrières judiciaires et politiques des juristes Rennais sous la Révolution; il y étudiait notamment le devenir de soixante-six des cent quarante-sept avocats inscrits au barreau du Parlement de Bretagne en 17897. Afin d'exploiter ses résultats, nous avons étendu son étude à l'engagement politique des avocats Rennais sous l'Ancien Régime. En ce qui concerne le barreau de Douai,

4. — Sarah Maza, «Le tribunal de la Nation: les mémoires judiciaires et l'opinion publique à la fin de l'Ancien Régime», Annales E.S.C., 1987, n° 1, pp. 73-90. 5. — David A. Bell, «Lawyers into Demagogues: Chancellor Maupeou and the Transformation of Legal Practice in France. 1771-1789», Past and Present, n° 130, 1991, pp. 107-141. 6. — Albert Poirot, Le milieu socio-professionnel des avocats au Parlement de Paris à la veille de la Révolution (1760-1790), thèse de l'Ecole des chartes, 1977, dactylographiée, 2 volumes (196 et 283 p.); Michael P. Fitzsimmons, The Parisian Order of Barristers and the French Revolution, Cambridge (Massachusetts) & London, Harvard University Press, 1987. 7. — Cf. Marcel Morabito, s. dir., La Révolution et les juristes à Rennes, Paris, Economica, 1989. Notre corpus a été défini à partir des Tablettes historiques de Bretagne pour l'année 1790, Rennes, chez la veuve Nicolas-Paul Vatar, s.d., pp. 112-130 (B.M. Rennes, 99017). Elles donnent le nom de cent quarante-six avocats au Parlement, auxquels il faut ajouter Charles Armand Nicolas Aumont, substitut du procureur général et avocat. Pour une définition plus précise du corpus, voir les pièces justificatives déposées au Centre d'histoire de la région du Nord et du Nord-Ouest (Lille III).

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 503

pour lequel aucune recherche similaire n'existait, nous avons reconstitué les cursus politiques et administratifs des quatre-vingt-onze avocats inscrits en 17898.

A l'aide de ces deux corpus, une analyse de l'engagement politique des avocats des Parlements de province peut être esquissée; complétée par une étude de la culture et de la pratique politique de ces hommes, elle nous permettra de préciser l'ampleur et la nature de la politisation de ce groupe socio-professionnel, d'en apercevoir l'évolution dans les dernières décennies de la France moderne, et de reprendre l'examen du constant et multiple intérêt des avocats pour la politique.

Un exceptionnel engagement politique

Qu'ils soient nés dans les années 1730 ou trois décennies plus tard, les avocats de Rennes et de Douai ont unanimement manifesté un vif intérêt pour l'engagement public: à Rennes, 38,1 % des avocats inscrits en 1789 exercent, à un moment ou à un autre de leur vie, une responsabilité dans une municipalité, dans une administration de district, d'arrondissement ou de département, dans une préfecture ou encore dans un ministère ou à l'Assemblée nationale; à Douai, cette proportion s'élève à 56 % (tableau n° 1).

La répartition chronologique de cet engagement, sans être homogène, démontre le constant intérêt des avocats pour ces fonctions. A Douai et Rennes, leur attrait pour la politique ne commence pas avec la Révolution; sous l'Ancien Régime, nombreux sont ceux qui ont exercé des responsabilités municipales: à Douai, leur nombre s'élève même à vingt-quatre, soit à plus du quart des avocats inscrits. Evidemment, c'est à l'époque de la Révolution que l'engagement de ces hommes est le plus important puisque 32 % d'entre eux à Rennes, et 34,1 % à Douai, exercent une fonction publique entre 1789 et 1799. Cette proportion demeure importante de l'Empire à la Monarchie de Juillet, puisque 15 % des avocats rennais et 19,8 % des avocats douaisiens de nos corpus exercent alors une fonction politique; comme une bonne partie des personnes inscrites aux tableaux de 1789 sont décédées entre temps, il est évident que ces derniers pourcentages minimisent l'ampleur du phénomène.

Ce constant attrait pour la politique semble particulièrement fort si l'on examine les fonctions municipales. De l'Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, à Douai comme à Rennes, la majeure partie des avocats engagés en

8. — Ce corpus a été établi à partir de la liste des avocats au Parlement insérée dans [Plouvain], Etrennes aux citoyens de Douay pour l'année 1790, Douai, Derbaix, s.d. (B.M. Douai, 8° C 7), après confrontation avec les registres aux réceptions des avocats du Parlement de Flandre (A.D. Nord, 8 B 2e série 58 et 59). Vanhacken, fils, qui apparaît comme avocat au Parlement sur la liste de Plouvain, n'a pas prêté serment et a été écarté de nos recherches.

504 HERVE LEUWERS

L'ENGAGEMENT PUBLIC ET LES CHOIX POLITIQUES DES AVOCATS

Tableau 1

L'ENGAGEMENT POLITIQUE DES AVOCATS DOUAISIENS ET RENNAIS

A. AVOCATS AU PARLEMENT EN 1789 B. AVOCATS AYANT EXERCE UNE ACTIVITE POLITIQUE AU COURS DE LEUR VIE:

TOTAL

• sous l'Ancien Régime • de 1789 à 1799 • de l'Empire à la Monarchie de

Juillet

C. NOMEMCLATURE DES ACTIVITES POLITIQUES:

MUNICIPALES DISTRICT/ ARRONDISSEMENT DEPARTEMENTALES NATIONALES

• Ancien Régime - échevinage et assemblée

municipale - offices municipaux - intendance et subdélégation

• 1789-1799 - municipalité - district - département - responsabilité nationale

• de l'Empire à la Monarchie de Juillet - municipalité - arrondissement - département et préfecture - responsabilité nationale

nbr.

147

56

11 47

22

47

15 15 15

11 1 0

35 14 10 12

7 2 7 8

Rennes

%

100 %

38,1 %

7,5% 32 %

15 %

32 %

10,2 % 10,2 % 10,2 %

7,5% 0,7% 0 %

23,8 % 9,5% 6,8% 8,2%

4,8% 1,4% 4,8% 5,4%

nbr.

91

51

24 31

18

48

5 7 6

20 5 1

28 3 6 5

14 2 1 2

Douai

%

100 %

56 %

26,4 % 34,1 %

19,8 %

52,7 %

5,5% 7,7% 6,6%

22 % 5,5% 1,1%

30,8 % 3,3% 6,6% 5,5%

15,4% 2,2% 1,1% 2,2%

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 505

politique exercent des responsabilités de ce type9: à Rennes, 32 % du corpus est concerné; à Douai, ce pourcentage est de 52,7 %. Dans cette dernière ville, sur les cinquante et un avocats ayant exercé une fonction publique, seuls trois n'ont jamais siégé dans l'échevinage ou le conseil municipal. En fait, si l'on excepte l'épisode de la Terreur, pendant lequel les avocats furent largement écartés des fonctions administratives, l'intérêt pour la vie municipale semble être l'un des traits communs de leur engagement public; il trahit tout à la fois leur attachement à une pratique politique locale et leur recherche d'une reconnaissance sociale. Dans le cas de Douai, cet exceptionnel intérêt semble également refléter le poids d'une vieille tradition de libertés urbaines.

Avec la Révolution et l'ouverture de nouvelles responsabilités publiques, les avocats peuvent également s'investir dans d'autres activités. De 1789 à la Monarchie de Juillet, 10,2 % des membres du barreau rennais et 5,5 % des avocats douaisiens de 1789 vont siéger dans les administrations de district ou d'arrondissement; 10,2 % des Rennais et 7,7 % des Douaisiens vont participer à la gestion d'un département; 10,2 % des avocats de Rennes et 6,6 % de ceux de Douai vont exercer des fonctions nationales, tant dans les assemblées que dans les ministères. Ainsi, tout concourt à présenter ces hommes comme des acteurs presque naturels de la vie politique des cités et de l'Etat.

Cela est d'autant plus vrai que l'étude de leur participation à ces responsabilités n'épuise aucunement la connaissance de leur intérêt pour la chose publique, et ne permet pas d'apprécier toute l'ampleur de leur engagement; la rapide présentation de quelques indices supplémentaires de politisation nous semble à cet égard révélatrice.

A Rennes, les avocats participèrent activement à la pré-révolution, et furent notamment omniprésents dans les débats sur la convocation des Etats généraux. Dans la liste des Rennais ayant fait acte de patriotisme en signant des arrêtés politiques dans les corps ou les paroisses de la ville, entre le 15 novembre 1788 et le 5 avril de l'année suivante, Augustin Cochin ne cite pas moins de soixante-cinq des cent quarante-sept avocats de notre corpus; parmi ceux-ci, vingt et un n'exercèrent jamais de fonctions publiques10. L'on ne peut cependant faire fi de ces hommes si l'on veut apprécier, à sa juste valeur, l'engagement politique des avocats.

L'on ne peut pas davantage ignorer l'importance des sociétés politiques. Pendant la Révolution, les villes de Rennes et de Douai furent toutes deux

9. — Assemblée municipale et échevinage sous l'Ancien Régime; Conseil général de la commune pour les périodes suivantes. 10. — Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne (1788-1789), Paris, Pion, 1925, tome II, pp. 216-260.

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dotées d'un club; même si nous ne possédons pas, pour l'une et l'autre de ces sociétés, des listes complètes de membres, quelques noms nous sont tout de même parvenus. Dans les procès-verbaux ou les listes d'adhérents conservés, nous retrouvons ainsi la trace de douze avocats rennais11, et de onze avocats douaisiens12 parmi lesquels des représentants aux assemblées révolutionnaires comme Lejosne, Merlin, Le Chapelier ou Lanjuinais, mais aussi deux Rennais et deux Douaisiens qui n'exercèrent jamais de fonction publique.

D'une certaine manière, l'émigration peut également apparaître comme un signe d'engagement, puisqu'elle trahit un choix politique. Pour Douai, où existent des listes précisant les prénoms et les professions des émigrés, il a été possible d'identifier dix-neuf avocats, soit 20,8 % de notre corpus13; parmi ceux-ci, sept individus n'assurèrent jamais une responsabilité publique14.

Si l'on prend en compte ces différents indices, auxquels on pourrait ajouter le concours à la rédaction des cahiers de doléances ou l'exercice d'un commandement dans la garde nationale, il apparaît que la participation des avocats à la vie politique est beaucoup plus large que nous le laisse supposer le tableau numéro un. Ainsi, non seulement près de la moitié des avocats douaisiens et rennais exercent au cours de leur vie une responsabilité publique, mais la très grande majorité d'entre eux se montrent sensibles aux grands débats, surtout pendant la Révolution. Est-ce à dire que la période révolutionnaire marque l'apogée de leur rôle politique? D'une certaine manière oui; il faut pourtant souligner que la naissance des citoyens et du système représentatif ont profondément, transformé l'importance et la nature de leur engagement public.

De l'Ancien Régime à la Révolution, progrès et reculs de l'engagement public des avocats

Dans l'étude du rôle public des avocats, l'unique comparaison possible entre l'Ancien Régime et la Révolution concerne l'exercice des fonctions

11. — Gandon (membre en 1790), Gohier (1790), Hervé (1791), Lanjuinais (1790), Le Livec (1790), Lemerer (avant juillet 1791), Lodin (1791), Prigent (avant février 1792), Robinet fils (1790), Rouxel (1790), Vanier (1790) et Varin (1790). Cf. B.A. Pocquet du Haut Jusse, Terreur et terroristes à Rennes (1792-1795), Mayenne, Joseph Floch, 1974, pp. 21-23. 12. — Bachelier, De Berkem, Dondeau, Dumonceaux, Fauvel de Galandeau, Lefebvre M., Lejosne, Lœulliet, Merlin, Picart et Wagon. Pour plus de détails voir la liste justificative déposée au C.H.R.N. A.M. Douai, D3 12 bis passim (registre des procès-verbaux de la Société des amis de la Constitution de Douai), et D3 12 (liste des membres de la société populaire en frimaire an III). 13. — Liste des émigrés du département du Nord, du 20 août 1793, et liste des émigrés du district de Douai, du 25 messidor an III (A.M. Douai, 4° A 6 et 4° A 7). Cf. liste justificative. 14. — Barbençon, Boutez fils, Cambier du Haut-Bonnier, Lefebvre fils, Leploge, Maloteau et Nicolas de Surpalis.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 507

municipales. A Douai et Rennes, dans les dernières années de la France moderne, c'est essentiellement à ce niveau que les avocats exercent de réelles responsabilités politiques.

A Douai, le corps municipal était composé de douze échevins, premiers personnages de la cité, de sept officiers permanents15, ainsi que d'un conseil et d'un arrière conseil réunissant les échevins sortis de charge16. Choisis par un collège de neuf électeurs qui représentaient les différentes paroisses de la cité, les échevins du xvme siècle n'étaient plus renouvelés annuellement et restaient plusieurs années en fonction, des remplacements étant, dans l'intervalle, opérés par l'intendant.

A la fin du xvme siècle, restée à l'écart de la «contraction oligarchique» perceptible dans la plupart des villes des anciens Pays-Bas, Douai demeure dirigée par une élite essentiellement composée de nobles et d'avocats, associés parfois à quelques négociants ou médecins17. De 1757 à 1789, sur les soixante-sept échevins élus ou nommés, vingt-neuf appartiennent au barreau, soit 43,3 % d'entre eux18. Les offices municipaux sont également en grande partie occupés par ces hommes: en 1789, ils détiennent cinq des sept offices permanents19. Le gouvernement municipal de Douai est ainsi, à la veille de la Révolution, en grande partie contrôlé par les avocats.

La même remarque peut s'appliquer à Rennes, bien que le phénomène y soit à la fois plus récent et plus complexe20. Jusqu'en 1757, les avocats rennais n'accédèrent ni à la fonction de maire, ni à celle d'échevin. Le maire était un officier, quant aux deux échevins élus chaque année, ils étaient alternativement choisis parmi les négociants et dans le corps des procureurs. Cette situation ne déplaisait aucunement aux avocats qui considéraient comme un privilège d'être dispensés de toute charge de ville et de

15. — Un receveur, deux conseillers pensionnaires, deux procureurs généraux, un greffier civil et un greffier criminel. 16. — Sur ce point cf. s. dir. Michel Rouche, Histoire de Douai, Dunkerque, Editions des Beffrois, 1985, p. 141. P. A. Plouvain, Souvenirs à l'usage des habitants de Douai, ou notes pour servir à l'histoire de cette ville, jusques et inclus l'année 1821, Douai, Deregnaucourt, 1822; reprint, Laffitte reprints, Marseille, 1977, p. 123. Philippe Guignet, Le pouvoir dans la ville au xvnie siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d'autre de la frontière franco-belge, Paris, E.H.E.S.S., 1990, pp. 55-57. 17. — Philippe Guignet, op. cit., p. 330; voir aussi B.M. Douai, Ms. 997, qui fournit le nom et la profession des échevins de Douai, de 1750 à 1789. 18. — Sur ces vingt-neuf nominations ou élections, vingt et une concernent des avocats de notre corpus (Marteau de Coaignes fut deux fois échevin). 19. — Le premier conseiller pensionnaire, les deux procureurs syndics, l'un des deux greffiers et le trésorier sont inscrits au barreau. Cf. [Plouvain], Etrennes aux citoyens de Douay pour l'année 1790, Douay, imprimerie Derbaix, s.d., p. 114; et liste justificative (Dhaubersart, Evrard, Desaulx, Houzé de l'Aulnoit et Déguillon). 20. — Cf. Ant. Dupuy, «La Bretagne au xvme siècle. L'affaire de la constitution municipale. Histoire de la ville de Rennes (1757-1782)», Annales de Bretagne, 1886, pp. 3-71; et X. Hamon, L'administration municipale de Rennes, 1757-1789, D.E.S., Rennes, 1952.

508 HERVE LEUWERS

police21; ils n'étaient d'ailleurs aucunement exclus des fonctions municipales puisque l'assemblée générale de la commune, qui disposait encore d'importantes prérogatives, ne comptait pas moins de huit d'entre eux22.

La période 1757-1780 leur fut bien moins favorable puisqu'une importante réforme, adoptée à l'initiative de l'intendant, enleva à l'assemblée générale de la ville la plupart de ses pouvoirs. Pendant ce quart de siècle, les avocats furent pratiquement exclus de la gestion municipale et s'en montrèrent fort mécontents, participant activement à une vaste campagne en faveur d'un retour à la constitution primitive de la commune23. Vu l'ampleur de la protestation et le blocage des institutions, une nouvelle réforme fut adoptée en 1780, qui instituait un «bureau servant» composé du maire, de trois officiers municipaux et de six échevins; ces derniers étaient choisis par le gouverneur de la province, pour une durée de trois ans, sur une liste établie par l'assemblée municipale; cette fois, les marchands et les procureurs n'étaient plus les seules personnes éligibles. L'assemblée générale, quant à elle, était désormais composée des personnalités de la cité et de vingt-quatre représentants des principaux corps de la ville24.

Fidèles à l'organisation municipale supprimée en 1757, les avocats, comme les gentilshommes, refusèrent longtemps de reconnaître les nouvelles institutions25. Celles-ci leur furent pourtant très vite ouvertes: sur les dix-huit échevins nommés de 1780 à 1788 l'on compte sept avocats au Parlement, soit 38,9 % du nombre des personnes nommées26. De plus, dans l'assemblée générale de la commune, le barreau avait le plus souvent une représentation supérieure à celle des autres corps. Comme les marchands, les gentilshommes ou le Présidial, il disposait de deux élus; s'y ajoutaient le plus souvent quelques représentants d'autres institutions ou d'autres corps de métier: en 1786, le délégué de la faculté de droit, Morice du Lerain, était avocat au Parlement, tout comme Arot, l'agent de l'administration des hôpitaux.

En 1788, les villes de Rennes et de Douai étaient ainsi en grande partie dirigées par des avocats. Il en allait de même, à des degrés divers, dans la plupart des villes parlementaires: à Bordeaux, deux des six jurats étaient choisis dans le barreau27; à Toulouse, même si la plupart des capitouls qui se présentaient comme avocats n'exerçaient pas, la municipalité comptait le

21. — Gustave Saulnier de la Pinelais, Le barreau du Parlement de Bretagne (1553-1790), Rennes, J. Plihon et L. Hervé, & Paris, Alph. Picard et fils, 1896, p. 186. 22. — Ils étaient choisis parmi les avocats inscrits au barreau du Parlement ayant dix ans de résidence. Gustave Saulnier de la Pinelais, op. cit., p. 185. 23. — Sur cette réforme et ses suites, cf. Ant. Dupuy, op. cit., pp. 15-67. 24. — Cf. Ant. Dupuy, op. cit., pp. 67-68. 25. — Gustave Saulnier de la Pinelais, op. cit., p. 186. 26. — Chiffres établis à partir de la Liste de Messieurs les nobles bourgeois et échevins de la ville et communauté de Rennes, depuis l'année 1600, jusqu'à 1756, Rennes, Guillaume Vatar, 1756, reprint 1883 (avec une Suite de la liste de Messieurs les nobles bourgeois et échevins de la ville et communauté de Rennes, depuis l'année 1757, jusqu'à 1788), pp. 25-26 (B.M. Rennes, 4066). 27. — Francis Delbeke, Le barreau à la fin de l'Ancien Régime, s.l.n.d. [1920], p. 51.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 509

plus souvent au moins un représentant du barreau, auquel s'ajoutaient quelques officiers et juges municipaux28.

Dès les premiers mois de la Révolution, l'organisation et la composition des gouvernements municipaux devaient être profondément modifiées. A Douai et Rennes, l'année 1790 marqua un profond renouvellement des autorités publiques et un recul du contrôle des avocats sur la cité. Certes, l'intérêt de ces hommes pour les affaires municipales, tout comme la confiance des électeurs en leurs capacités ne disparaissaient aucunement; mais l'apogée de leur engagement politique, à ce niveau de pouvoir, paraît bien se situer sous l'Ancien Régime.

Dans les villes du Nord, le rapide déclin des élites scabinales profite aux grands négociants et aux milieux d'affaires29; Douai apparaît cependant comme un cas à part où la transition est plus lente, faute d'une puissante bourgeoisie marchande. Pendant les deux premières années de la Révolution, le recrutement du personnel municipal semble assez peu évoluer; en fait, jusqu'à l'émeute frumentaire des Goulottes, en mars 179130, qui entraîna la chute de la municipalité en place, les avocats composent la grande partie des cadres de la cité puisque 45,5 % des maires et officiers municipaux élus pendant cette période appartiennent à notre corpus (tableau n° 2).

Tableau 2 LES AVOCATS DANS LES MUNICIPALITES DOUAISIENNES31

Epoque des élections et nominations

Echevins 1757-1789

Maires et officiers municipaux: janvier 1790-mars 1791 mars 1791 -nivôse an II

Nombre

67

22 43

Avocats

29

10 7

%

43,3 %

45,5 % 16,3 %

28. — Dans les cinquante dernières années de l'Ancien Régime, trente-neuf avocats au Parlement devinrent capitouls; quant aux offices, ceux de trésorier et de syndic étaient généralement détenus par des membres du barreau. Cf. Lenard R. Berlanstein, The Barristers of Toulouse in the Eighteenth Century (1740-1793), Baltimore & London, The John Hopkins University Press, pp. 82-84 et 132-133. 29. — Philippe Guignet, op. cit., p. 474. 30. — Cf. P. Leroy, «Une émeute à Douai en 1791», Les amis de Douai, Douai, n° 11, 1964; et Monique Mestayer, «Une émeute à Douai en 1791. Les suites», Amis de Douai, Ve série, n° 3, 1983, pp. 37-40. 31. — Pour la période 1757-1789 sont comptabilisés tous les avocats ayant exercé les fonctions échevinales, même s'ils étaient décédés en 1789. En revanche, le dénombrement des maires et officiers municipaux prend en compte les seuls avocats de nos corpus.

510 HERVE LEUWERS

Dès la nomination d'une commission municipale de huit membres, en mars 1791, le recul des avocats est cependant bien réel. Ils paraissent avoir perdu le contrôle effectif de la municipalité, même s'ils y sont encore fortement représentés: de mars 1791 à nivôse an II, en effet, les anciens avocats au Parlement ne composent plus que 16,3 % des officiers municipaux élus.

A Rennes, cette prédominance des avocats semble durer quelques mois de plus et ne s'interrompre qu'avec l'organisation progressive de la Terreur (tableau n° 3). Des élections de février et mars 1790 à celles de décembre 1792, 30,4 % des maires et officiers municipaux appartenaient au barreau de 1789. Mais dès l'épuration Carrier, en septembre 1793, ces hommes sont bannis des responsabilités municipales; en fait, sous l'influence d'un discours jacobin hostile aux «corbeaux judiciaires», comme les désignait Barère32, la municipalité rennaise fut totalement dépourvue de représentants de l'ancien barreau; Hervé, nommé procureur de la commune par Carrier, et maintenu lors de l'épuration de François et d'Esnue de la Vallée, est la seule exception à cette règle33.

Tableau 3 LES AVOCATS DANS LES MUNICIPALITES RENNAISES

Epoque des élections et nominations

Ecbevins 1757-1779 1780-1789

Maires et officiers municipaux: janvier 1790-septembre 1793 septembre 1793-ventôse an II

Nombre

28 18

46 23

Avocats

0 7

14 0

%

0 % 38,9 %

30,4 % 0 %

Pour avoir une juste vision de l'évolution du pouvoir municipal dans ces deux villes, il ne faut cependant pas s'arrêter à ces chiffres. En effet, si l'on tient compte de l'ensemble du conseil général de la commune, les résultats de notre enquête apparaissent bien différents et la transformation des élites urbaines bien plus précoce.

Certes, à Douai comme à Rennes, le procureur et son substitut sont presque toujours choisis parmi les avocats; mais la composition du corps des

32. — Cité dans Jean-Louis Halperin, L'impossible Code civil, Paris, P.U.F., collection Histoires, 1992, p. 182. 33. — Sur l'épuration Carrier voir B.A. Pocquet du Haut Jusse, op. cit., pp. 109-1 11. Sur l'épuration de François et d'Esnue de la Vallée cf. A.M. Rennes, Kl 52, Copie de l'arrêté des représentons du peuple, concernant la nouvelle organisation de la municipalité de Rennes [3 ventôse an II], Rennes, veuve de F. Vatar et Brute, IIe année républicaine, 14 pages in 8°.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 5 1 1

notables apparaît beaucoup plus variée. A Rennes, dès 1790, ils ne se recrutent plus dans les catégories sociales ou professionnelles qui fournissaient les membres de l'assemblée générale de la commune, et ne représentent plus la sanior pars des citoyens de la ville. Désormais, des artisans et des laboureurs y côtoient les élites judiciaires de la cité. En mars 1790, parmi les trente notables élus, l'on ne dénombrait ainsi que trois avocats, dont un seul inscrit au barreau du Parlement l'année précédente34; à côté d'un conseiller au Présidial, d'un ancien procureur à la Cour et de six marchands et négociants siégeaient un serrurier, un menuisier, un boulanger et deux laboureurs35.

La Révolution, dès l'époque constituante, semble bien marquer, à Douai comme à Rennes, la fin d'un certain contrôle des avocats sur la vie de la cité. Au niveau local, le pouvoir est désormais partagé et la prédominance des membres du barreau définitivement perdue. La récente enquête sur les maires de France, du Consulat à nos jours, démontre que tout au long du xixe siècle se poursuit un lent recul du nombre de maires exerçant des professions juridiques libérales: en 1824, ils étaient 6 %, dans les mille deux cent cinquante communes étudiées, en 1866, 5 % et en 1882, 3 %. Et même si l'examen de l'évolution des seules grandes villes nuance ce déclin, il ne le remet pas en cause36.

A l'époque de la Révolution, ce recul local des avocats est en partie compensé par leur entrée dans les nouvelles responsabilités politiques et administratives comme celles des districts, des départements, et surtout la représentation nationale.

Cette conquête de la fonction représentative apparaît nettement dès le printemps 1789, notamment lors du long processus d'élection des députés aux Etats généraux; aux mois de mars et d'avril, à Douai comme à Paris, l'importance de la représentation des avocats s'élève parallèlement à l'enjeu des débats37. Parmi les quatre-vingt-une personnes réunies pour rédiger les doléances du Tiers état de la ville de Douai, le 21 mars 1789, on compte douze avocats, soit 14,8 % des présents; sur les dix-huit personnes envoyées à l'assemblée de bailliage, il y a sept avocats, soit 38,9 % des élus; et lors de la nomination des députés aux Etats généraux, le choix se fixe sur un avocat au Parlement, Merlin, et un professeur de droit, Simon de Maibelle38.

34. — Parcheminier, Tardiveau et Buchet de Belleville (avocat au Parlement), Cf. A.M. Rennes, Kl 50, procès-verbal de l'élection de la municipalité de Rennes, février-mars 1790. 35. — Sur l'accueil triomphal réservé aux deux laboureurs, lors de leur prestation publique de serment, voir A.M. Rennes, 1 D 15, f° 6 r°. Installation de la commune de Rennes, le 7 mars 1790. 36. — M. Agulhon, L. Girard, J.-L. Robert, W. Serman et alii, Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, pp. 52 et 144. 37. — A Paris, les avocats représentent 16 % des électeurs du Tiers état de la ville, 22 % des membres du bureau chargé de rédiger le cahier de doléances et 25 % des députés. Cf. Albert Poirot, op. cit., tome II, pp. 261 et 263 et Michael P. Fitzsimmons, op. cit., p. 35. 38. — Cf. B.M. Douai, Ms. 990, volume II, pp. 172-176.

512 HERVE LEU WERS

Plus le niveau de représentation s'élève, plus ces hommes apparaissent capables de défendre les doléances des citoyens; ils sont devenus la voix de la Nation.

L'on ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que six avocats douaisiens et quinze rennais aient exercé à un moment ou à un autre de leur vie une responsabilité nationale. Des Etats généraux à la Convention, les avocats et les hommes de loi39 apparaissent en effet en proportion non négligeable dans les deputations nationales; dans les élections à l'Assemblée législative et à la Convention, 70 % des élus d'Ille-et- Vilaine et 25 % de ceux du Nord sont avocats40. Si la confiance qu'on leur accorde varie considérablement d'un département à l'autre, leur réussite politique est incontestable, et transparaît notamment dans la composition des assemblées révolutionnaires. A l'Assemblée constituante, selon les calculs d'Edna Lemay, le nombre d'avocats parmi les députés du Tiers état était d'au moins deux cent cinquante- neuf, soit 40 % de ce groupe41; à l'Assemblée législative, ils composaient au moins 20 % du nombre des élus42; à la Convention, leur importance atteignait environ 28 %43.

En perdant leur qualité de représentants privilégiés de la Cité, les avocats avaient gagné celle de représentants de la Nation. La transition révolutionnaire ne marque cependant pas un simple déplacement de leur engagement public; le profond renouvellement du personnel politique, commencé dans les premiers mois de la Révolution, n'avait en effet aucunement épargné le monde du barreau.

1789-1793: un profond renouvellement du personnel politique

Pour les avocats de Douai et Rennes, la période 1789-1793 coïncide avec le terme de la plupart des carrières politiques commencées sous l'Ancien Régime; elle voit également l'essor d'une nouvelle génération d'hommes publics. Ce mouvement est progressif, notamment à Douai où, en 1790, les avocats jadis échevins ou officiers permanents restent très présents dans la

39. — Nous ne prenons pas en compte les magistrats, notaires et anciens procureurs éventuellement élus, excepté s'ils ont exercé ou exercent les fonctions d'avocat ou de défenseur officieux. 40. — En 1791, sur les douze élus du département du Nord on compte trois avocats, dont un appartient à notre corpus; à Rennes, les chiffres sont respectivement de sept sur dix, et de deux. L'année suivante, les chiffres restent les mêmes, si ce n'est que sur les six avocats élus de Fllle-et- Vilaine, un seul appartient à notre corpus. 41. — La représentation du Tiers comprenait cent cinquante et un avocats, auxquels il faut ajouter au moins cent huit avocats pourvus d'un office. Edna Hindie Lemay, «La composition de l'Assemblée nationale constituante: les hommes de la continuité», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1977, pp. 345 et 352. 42. — Michel Vovelle, La chute de la monarchie (1787-1792), Paris, Seuil, collection Nouvelle histoire de la France contemporaine, 1972, p. 240. 43. — Alison Patrick, The Men of the First French Republic: Political Alignments in the National Convention of 1792, Baltimore & London, The John Hopkins University Press, 1972, p. 260; l'auteur prend ici en compte les avocats et «hommes de loi».

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 513

Tableau 4 LE PARCOURS DES AVOCATS ENTRES EN POLITIQUE AVANT 1789

Epoque

Douai: Ancien Régime

1790-mars 91 mars 91 -juil. 94 juil. 94-1799 après 1799

Rennes: Ancien Régime

1790-sept. 93 sept. 93-juil. 94 juil. 94-1799 après 1799

Nombre d'avocats

24

8/24 1/24 2/24 6/24

11

4/11 1/11 1/11 1/11

Subdélégué

1

échevins of. muPaux

24

11

fonction nationale

1

2

1 1

adm. dép. préfecture

1 1 1 1

1

district ou arrond.

Y

1

fonctions mupales

8

1 4

2

Tableau 5 LE PARCOURS DES AVOCATS ENTRES EN POLITIQUE APRES 1789

Epoque

Avocats douaisiens:

1790-mars 91 mars 91 -juil. 94 juil. 94-1799 après 1799

Avocats rennais:

1790-sept. 92 sept. 92-juil. 94 juil. 94-1799 après 1799

Nombre d'avocats

27

14/27 11/27 6/27

12/27

45

25/45 25/45 19/45 21/45

entrées en politique

14 6 2 5

25 12 4 4

fonction nationale

1 3 4 1

4 4 7 7

adm. dép. préfecture

2 2 1

3 6 3 7

district ou arrond.

2 2

Y

6 9

"l

fonctions mupales

10 9 2

10

20 9 8

7

nouvelle municipalité, puisque huit d'entre eux en sont membres; à Rennes, le recul de ces hommes semble plus rapide, même si deux des députés du Tiers état, Glezen et Le Chapelier, ont autrefois siégé à l'assemblée municipale (tableau n° 4).

Dans les mois qui suivent, ces anciennes élites sont rapidement écartées de toute fonction. A Douai, l'affaire des Goulottes renverse la municipalité

5 14 HERVE LEUWERS

où siégeaient six anciens echevins, dont quatre émigrèrent pour échapper à leur mise en accusation; ce ne fut qu'à l'époque du Consulat que certains d'entre eux reparurent sur la scène publique. A Rennes, dès 1793, un seul des onze avocats ayant siégé dans la municipalité d'Ancien Régime continue d'exercer une fonction publique.

Dans l'un et l'autre cas, les avocats élus au début de la Révolution sont essentiellement des hommes neufs: à Douai, sur les vingt-deux avocats portés à une responsabilité entre janvier 1790 et mars 1791, quatorze font leur entrée en politique; entre mars 1791 et l'été 1794, sur les douze avocats élus, onze n'ont exercé aucune fonction sous l'Ancien Régime. A Rennes, les chiffres obtenus paraissent très proches: de janvier 1790 à septembre 1793, sur les vingt-neuf avocats élus, vingt-cinq sont des hommes nouveaux; et de septembre 1793 à septembre 1794, sur les vingt-six avocats élus, vingt-cinq n'ont exercé aucune fonction dans les dernières années de la France moderne (tableaux nos 4 et 5).

A Douai et à Rennes, de 1791 à 1794, les avocats investis de la confiance du public sont presque exclusivement des hommes neufs. Cette exclusion des anciennes élites est en grande partie liée à la déconsidération du personnel politique attaché à l'Ancien Régime; des raisons, probablement plus idéologiques que sociales, peuvent compléter cette explication44: à Douai, sur les vingt-quatre echevins et officiers municipaux inscrits en 1789, il n'est pas indifférent de constater qu'il y avait trois apparentés à des parlementaires, sept nobles et huit officiers. A n'en pas douter, ces hommes étaient plus attachés que d'autres aux anciennes institutions. D'ailleurs, sur ces vingt-quatre avocats, neuf émigrèrent et cinq autres furent inquiétés durant la Terreur. Les dossiers de suspects conservés ne laissent pas de doute sur leurs convictions politiques et religieuses: Dequersonnière aurait eu des relations avec des «aristocrates» notoires45; Remy du Maisnil, fils d'un conseiller au Parlement, était «d'un caractère borné» et n'avait montré aucun signe de patriotisme46; quant à Déguillon, infirme et sédentaire, il était détenu à son domicile parce qu'influencé par les prêtres47. Même si certaines de ces personnes protestaient de leur attachement à la Régénération48, leurs anciennes responsabilités faisaient peser sur elles de lourds soupçons d'hostilité au gouvernement.

Derrière l'apparente continuité du rôle public des avocats se cache ainsi un profond renouvellement du personnel au pouvoir. A Douai, pendant la décennie révolutionnaire, vingt-deux anciens inscrits au barreau entrent en

44. — Cf. infra, «Aux origines de l'implosion politique de l'ordre». 45. — A.D. Nord, L 10148, tableau des détenus comme suspects dans les diverses maisons de la commune de Douai et à la citadelle de Doullens, n° 15. 46. — A.D. Nord, L 10149, tableau des détenus comme suspects aux bénédictins anglais. 47. — A.D. Nord, L 10164, dossier n° 1. 48. — C'est le cas de Remy de Maisnil (cf. A.D. Nord, L 10174, dossier 9).

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 515

politique, soit 24,2 % de notre corpus; à Rennes ils sont quarante et un, soit 27,9 % du barreau de 1789. La plupart de ces avocats sont élus dès l'époque constituante49 (tableau 5).

Avec la multiplication des responsabilités publiques, cet engagement n'est plus nécessairement occasionnel et donne naissance à de véritables carrières. Des hommes comme Merlin de Douai, Gohier et Lanjuinais deviennent de véritables professionnels de la politique; d'autres, même s'ils n'abandonnent pas l'exercice de leur profession, assurent durant leur vie plusieurs mandats électifs. A Douai, 27 % des avocats qui entrent en politique durant la Révolution vont assurer, au cours de leur existence, au moins trois fonctions ou mandats politiques50; à Rennes, ils sont 37 % dans ce cas51.

Il est assez difficile de caractériser cette nouvelle génération d'hommes, pour laquelle l'âge ne semble guère être un facteur déterminant. A Douai, les avocats qui exerçaient des fonctions publiques avant 1789 étaient parfois très jeunes comme Maloteau, élu échevin en 1785, un an seulement après son entrée au barreau. Les différences sociales peuvent sembler plus nettes, surtout à Douai où 29 % des avocats ayant exercé une fonction municipale sous l'Ancien Régime étaient nobles52, tandis qu'aucun des vingt-deux hommes nouveaux ne semble avoir appartenu au second ordre, excepté peut-être Lejosne. Il ne faudrait cependant pas exagérer ces oppositions sociales, nombre de nobles, comme Taffin ou Remy de Maisnil, protestant constamment de leur attachement à la Régénération. Le cas des frères Lejosne paraît à cet égard particulièrement révélateur: l'aîné, Lejosne de l'Espierre, avocat à Lille, fut condamné pour royalisme par une commission militaire et cria «Vive le roi» en montant sur l'échafaud (février 1794); son frère, avocat au Parlement de Flandre, fut quant à lui successivement fondateur de la Société des amis de la constitution de Douai, administrateur de district et député à l'Assemblée législative53.

La Révolution divisait totalement le monde des avocats54, particulièrement sous la Convention où nombre d'entre eux furent inquiétés pour leurs opinions ou leur appartenance au second ordre; le pourcentage de suspects

49. — Quatorze sur vingt-deux à Douai, vingt-cinq sur quarante et un à Rennes. 50. — II s'agit de Bachelier, Delecroix, Desprès, Dondeau, Lejosne et Merlin de Douai (six avocats sur vingt-deux). 51. — Anger, Aumont, Désaxe, Gohier, Jourdain, Juston aîné, Lanjuinais, Le Graverend fils, Lemérer, Malherbe, Obelin de Kergal, Piel de la Maillardière, Richelot le jeune, TouUier et Vanier fils (quinze avocats sur quarante et un). 52. — Delevigne de Mortagne, Eloy de Vicq, Le Couvreur, Le Roux de Bretagne, Maloteau de Beaumont, Marteau de Coaignes et Remy de Maisnil. 53. — Cf. B.M. Douai, Ms. 1034, p. 253; et Georges Lépreux, Nos représentants pendant la Révolution (1789-1799), Lille, 1898; reprint Steenvoorde, Foyer culturel de l'Houtland, 1992, pp. 165- 168. 54. — C'est la thèse à l'origine du travail de Michael P. Fitzsimmons, op. cit., p. IX; voir aussi Lenard R. Berlanstein, op. cit., pp. 160-182.

516 HERVE LEU WERS

parmi les inscrits de 1789 est bien souvent impressionnant: à Douai, près de 29 % des avocats furent emprisonnés, à Toulouse, le pourcentage est probablement assez proche de 27 %55. Ainsi, les avocats du dernier quart du xvme siècle se caractérisaient tout à la fois par un goût commun du service public et une grande diversité de leurs engagements.

Culture politique et engagement public

Au-delà des divisions idéologiques du barreau, le phénomène le plus marquant semble être ce constant intérêt pour la chose publique; afin de comprendre son origine, un détour par la culture politique des avocats semble s'imposer. Au temps des Lumières, les critiques de la formation scolaire et universitaire des juristes étaient courantes. Le collège, comme le déplorait d'Alembert, ne paraissait dispenser qu'un imparfait enseignement du latin, quelques principes de rhétorique et de philosophie56 et, dans le meilleur des cas, un vernis historique et scientifique. Lui succédaient de courtes études universitaires qui laissaient les jeunes hommes dans l'ignorance de certaines matières, comme le droit public ou le droit des gens. Malgré ces lacunes, cette rapide formation assurait une réelle politisation des avocats. C'est ainsi l'apprentissage du droit et le contact avec des professeurs ouverts aux grands débats qui explique le rôle des étudiants rennais dans les échauf- fourées anti-nobiliaires de la journée des Bricoles, en janvier 178957.

Par intérêt, les avocats de la seconde moitié du xvme siècle s'étaient d'ailleurs ouverts à l'étude de l'histoire, du droit public et du droit naturel, trois des multiples voies qui menaient à la politique. Des manuels comme les Lettres sur la profession d'avocat... de Camus et les Règles pour former un avocat... de Boucher d'Argis58 guidaient les jeunes gens désireux de compléter leur formation, et nous renvoient un reflet de la culture politique du barreau.

Dans ces ouvrages, une place importante est faite au droit naturel, dont on connaît l'importance dans le développement des idées des Patriotes puis des Jacobins59. Camus parle de la «nécessité d'étudier le droit naturel» et

55. — Pour Toulouse, Jean-Louis Gazzaniga, s. dir., Histoire des avocats et du barreau de Toulouse du xvme siècle à nos jours, Privât, 1992, pp. 35 et 77 (si l'on rapporte les cinquante-huit avocats emprisonnés aux deux cent quinze inscrits de 1789). 56. — Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des arts et des métiers, article «Collège», Paris, tome III, 1753, pp. 635-636. 57. — Voir sur ces événements Michel Denis, Rennes, berceau de la liberté, Révolution et démocratie. Une ville à l'avant garde, Ed. Ouest-France, 1989, pp. 114-118. 58. — A.G. Camus, Lettres sur la profession d'avocat, sur les études relatives à cette profession, & sur la manière de l'exercer, Paris, chez Méquignon, 1777 (lre édition 1772); Antoine Gaspard Boucher d'Argis, Règles pour former un avocat, tirées des plus célèbres auteurs anciens et modernes, Paris, Durand, 1778. 59. — Cf. Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution. 1789-1795-1802, Paris, P.U.F., 1992.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 517

cite les œuvres de Grotius, Pufendorf, Cumberland, Burlamaqui, Thoma- sius et Wolf60. Moins complet, Boucher d'Argis évoque tout de même les pères de l'école jusnaturaliste ainsi que Burlamaqui61.

Le droit public, dont l'étude introduisait les grands débats du siècle, n'était pas davantage négligé. Dans les Lettres de Camus sont cités la plupart des grands auteurs politiques: à côté d'auteurs traditionalistes, comme Le Bret, sont mentionnés des représentants du courant aristocratique, comme Le Laboureur et Boulainvilliers, des défenseurs des thèses parlementaires, comme Le Paige, et des pré-démocrates comme Mably, dont Camus cite les Observations sur l'histoire de France62. Une vive invitation à étudier l'histoire63 complétait ces conseils et achevait la formation politique des avocats.

Certes, il est difficile d'apprécier l'impact de ces recommandations sur les membres du barreau. A la lecture des inventaires de bibliothèques, où dominaient très largement les ouvrages professionnels, l'on doit cependant reconnaître que l'histoire, le droit naturel et le droit public étaient connus, même sommairement, par la plupart d'entre eux. Jean Morin, avocat à Rennes dans la seconde moitié du xvme siècle, détient une riche bibliothèque où l'histoire est particulièrement bien représentée; on y rencontre Y Histoire de France... de Velly, Villaret et Garnier, publiée en trente volumes de 1755 à 178664, mais aussi l'ouvrage beaucoup moins anodin de l'abbé Raynal: Y Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes65. Dans la petite ville de Saint-Omer (Pas-de-Calais), les avocats paraissaient tout aussi ouverts à ces matières; la bibliothèque d'un certain Demombynes, dispersée en 1771, contient quelques ouvrages de droit public et d'histoire, il est vrai souvent fort classiques, comme les oeuvres de Loyseau, Le Bret, Pufendorf, Bos- suet66, et le Projet d'une dixme royale de Vauban67. Apparemment plus sensible aux idées de son temps, son confrère Canchy, avocat et subdélégué de l'intendance de Saint-Omer, joint quant à lui aux classiques Jean Bodin et Pufendorf, L'Esprit des lois de Montesquieu, Y Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules de l'abbé Dubos,

60. — A.G. Camus, op. cit., pp. 53-56, et bibliographie pp. 6-11. 61. — Antoine-Gaspard Boucher d'Argis, op. cit., pp. 423-424. 62. — A.G. Camus, op. cit., bibliographie pp. 42-44. 63. — Idem, p. 31 sq. 64. — Bernard Grosperrin, La représentation de l'histoire de France dans l'historiographie des Lumières, thèse Paris IV, 1978, ANRT, Lille III, 1982, tome I, pp. 165-181. 65. — Jean Quéniart, Culture et société urbaines dans la France de l'Ouest au XVIIIe siècle, Lille III, service de reproduction des thèses, 1977, tome II, pp. 740-742. 66. — Le tome I de La politique tirée des propres paroles de l'écriture sainte. 67. — A.D. Pas-de-Calais, collection Barbier A 492 (4 Mi 383), Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Demombynes, Avocat à Saint-Omer: qui se vendront à la maison mortuaire, sise rue de S. Bertin audit Saint-Omer, le 26 juillet 1771, à deux heures de l'après-midi, Saint-Omer, H.F. Boubers, 1771.

518 HERVE LEU WERS

L'Ami des hommes de Mirabeau et des œuvres de Rousseau68. Si ces catalogues sont bien éloignés des riches bibliographies de Camus et

de Boucher d'Argis, ils ne laissent aucun doute sur l'intérêt des avocats pour les œuvres de droit public, de droit naturel et d'histoire; il faut d'ailleurs rappeler que la plupart des grandes villes du pays possédaient des bibliothèques ouvertes au public. A Rennes, à défaut d'une académie, existait un riche cabinet de lecture, définitivement organisé en 1775. Cette «Chambre littéraire» de cent membres, renouvelés par cooptation, regroupait des parlementaires, des ecclésiastiques, des médecins, des marchands et de nombreux avocats parmi lesquels Lanjuinais, Toullier, Le Chapelier et Gohier. Par son intermédiaire, ces hommes avaient accès à de nombreux périodiques ainsi qu'à une riche bibliothèque de trois mille six cents volumes comprenant notamment l' Encyclopédie et les Mémoires secrets de Bachau- mont69.

De par leur culture livresque, les avocats du xvme siècle étaient ainsi préparés aux débats politiques; par leur connaissance de l'histoire, du droit naturel et du droit public, ils étaient à même de comprendre les discussions sur l'origine des sociétés et des gouvernements, ou les controverses sur les prérogatives du roi et les prétentions de la Noblesse ou des Parlements.

Cette incontestable culture politique ne peut cependant expliquer l'ampleur et la constance de l'engagement public des avocats; en effet, elle n'était pas un privilège du barreau, et était partagée par une bonne partie de l'élite du siècle: par la noblesse éclairée, par des ecclésiastiques, et surtout par les magistrats des Cours souveraines. Dans la seconde partie du xvme siècle, cette commune culture était d'ailleurs renforcée par la fréquentation de mêmes lieux de sociabilité.

Au xvme siècle, la participation des avocats dans les académies provinciales semble assez importante, même si elle est nettement plus faible dans les villes parlementaires que dans les sièges de juridictions inférieures. La proportion d'avocats parmi les membres ordinaires de ces sociétés varie ainsi d'une ville à l'autre; à Arras, elle est de 17 %, tandis qu'à Rouen et à Toulouse elle est comprise entre 4 et 6 %70. Pour Douai et Rennes, toutes deux dépourvues d'académies, la sociabilité s'exerce dans les cafés et les sociétés littéraires, comme la chambre de lecture de Rennes ou la société Valmuse de Douai.

68. — A.D. Pas-de-Calais, collection Barbier A 492 (4 Mi 383), Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Canchy, Avocat et subdélégué de l'intendance à Saint-Omer, qui se vendront en la maison mortuaire, rue du commandant, le jeudi 21 février 1782, deux heures de relevées. 69. — Jean Quéniart, op. cit., II, pp. 977-978. 70. — A Arras, au xvme siècle, D. Roche a dénombré vingt avocats sur cent dix-huit membres ordinaires, à Rouen cinq sur cent vingt-six, à Toulouse, dix sur cent soixante et un aux Jeux floraux. Cf. Daniel Roche, Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris & La Haye, E.H.E.S.S. & Mouton, 1978, tome I, p. 242 et tome II, pp. 426-432.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 5 19

Le rôle des loges maçonniques n'est pas davantage à négliger, d'autant plus qu'elles étaient beaucoup plus ouvertes aux avocats que les académies. Dans les villes étudiées par Daniel Roche, les professions juridiques libérales y représentaient en moyenne 33,3 % des initiés membres du Tiers état71. A Douai, dans la loge de la Parfaite union, sur les quatre vingt-onze francs-maçons identifiés entre 1777 et 1787, vingt-quatre sont avocats, soit 26 % des membres recensés72; à Toulouse, dans les douze loges affiliées au Grand-Orient, 15 % des francs-maçons inscrits de 1773 à 1789 sont avocats73; à Rennes, selon Jean Quéniart, près de 45 % des francs-maçons inscrits vers 1785 étaient hommes de loi74.

L'engagement des avocats dans les lieux de sociabilité paraît avoir considérablement progressé durant la seconde moitié du siècle, notamment dans les académies provinciales qui semblent progressivement leur ouvrir leurs portes. A Toulouse, durant la première moitié du xvme siècle, les avocats participent activement aux concours littéraires de l'Académie des Jeux floraux, mais y sont rarement admis comme membres; de 1694 à 1755, 10 % seulement des nouveaux «mainteneurs» étaient avocats, et souvent aussi capitouls. Dans la seconde partie du siècle, le pourcentage s'élève progressivement puisqu'il est de 13 % pour la période 1755-1784, et de 50 % pour les années 1785-178975. Si cette augmentation du nombre des avocats trahit un relâchement du contrôle des parlementaires sur le recrutement des académiciens, en même temps qu'un intérêt croissant du barreau pour la littérature76, elle n'est probablement pas étrangère à une ouverture toujours plus grande des avocats aux grands débats politiques et sociaux, d'ailleurs souvent mis aux concours par les académies.

Ainsi, les avocats lisaient souvent les mêmes auteurs que les parlementaires, fréquentaient de mêmes lieux de sociabilité et défendaient nombre d'idées communes. Et si, de par leurs origines sociales et les conditions d'exercice de leur profession, ils disposaient d'une culture propre77, ils n'en demeuraient pas moins culturellement proches des magistrats. Comment expliquer ainsi par la seule culture politique que, dans le Douai du siècle des Lumières, les avocats occupaient une place dominante dans l'échevi- nage tandis que les officiers de la Cour en restaient presque totalement absents? En fait, l'engagement public des avocats, s'il est permis par leur

71. — Daniel Roche, op. cit., II, p. 423 (tableau n° 41) et pp. 439-450 (tableau n° 46). 72. — Ces chiffres nous ont été aimablement communiqués par Monsieur Roland Allender (Lambres-les-Douai), qui étudie les francs-maçons douaisiens des xvme et xixe siècles; nous le remercions vivement de sa gentillesse. 73. — Jean-Louis Gazzaniga, op. cit., p. 194. En 1789, le tiers des avocats était initié. 74. — Sous cette dénomination, l'auteur inclut probablement les procureurs. Cf. Jean Quéniart, op. cit., II, pp. 989-993 et figure n° 56. 75. — S. dir. Jean-Louis Gazzaniga, op. cit., pp. 182-187. 76. — Idem, pp. 184-185. 77. — Cf. David A. Bell, op. cit., p. 114.

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culture politique, est rendu possible par des raisons professionnelles et sociales, déjà présentées de manière convaincante par Max Weber78.

Sous l'Ancien Régime, en un temps où les fonctions municipales étaient généralement honorifiques, les personnes qui les détenaient étaient à la fois économiquement libres et économiquement disponibles; économiquement libres, elles disposaient d'un revenu suffisant à leur subsistance, tandis qu'économiquement disponibles elles pouvaient consacrer une partie importante de leur temps à la gestion de la cité. Les personnes qui répondaient le mieux à ces exigences, constatait Weber, étaient les rentiers et les avocats.

A cette disponibilité des avocats, il faut évidemment ajouter leur désir d'engagement public qui paraît assez net à toutes les époques. Il est vrai que, pour un groupe professionnel d'attente comme le barreau, où la recherche de reconnaissance et d'ascension sociale semble la mieux partagée des ambitions, l'exercice de fonctions politiques était un privilège généralement apprécié.

Avec la transformation du jeu politique, en 1789, l'engagement de ces hommes s'explique également par les motivations des électeurs. De par sa profession, l'avocat est habitué à représenter et à défendre des intérêts; par sa pratique du plaidoyer, du mémoire et de la consultation, il est également un homme qui maîtrise le verbe et la loi. Aux yeux des électeurs, ces qualités semblent le rendre particulièrement apte à l'exercice de certaines fonctions politiques, notamment nationales79. De plus, les avocats paraissent avoir été beaucoup plus proches des citoyens que la plupart des autres juristes: en 1789, ils sont plus populaires que les magistrats, trop attachés à leurs privilèges; plus estimés aussi que les procureurs, dont l'image est ternie par les lenteurs et le coût excessif de la justice civile. En fait, ces hommes avaient progressivement fait triompher l'idée de leur propre désintéressement80.

Selon Lucien Karpik, ce désintéressement est le reflet d'un système économique particulier où les relations avec le client sont fondées sur la réciprocité du don, et où le profit et les règles du marché sont jugés inacceptables. Pour l'auteur, le progrès de cette notion reflète une recherche du soutien du public destinée à permettre aux avocats de sauvegarder leur indépendance81. Si l'interprétation semble fragile, le désintéressement pouvant apparaître comme le reflet d'une aspiration sociale excluant les échanges mercantiles et la soumission à un client, autrement dit comme un désir de vivre noblement, il semble indubitable que ce phénomène fut ressenti comme une soumission des avocats à l'intérêt du justiciable dans les

78. — Max Weber, op. cit., pp. 124-125. 79. — Cf. Max Weber, op. cit., p. 141. 80. — Lucien Karpik, op. cit., Annales E.S.C., 1989, pp. 733-751. 81. — Cf. Lucien Karpik, op. cit., Annales E.S.C., 1989, pp. 742-747.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 521

affaires privées82, puis à l'intérêt du public dans les affaires politiques. Les avocats soignèrent d'ailleurs très tôt cette image, tant en province

qu'à Paris. C'est en rappelant leur volonté de servir le public avec «zèle» et «désintéressement» que les avocats douaisiens, en août 1715, font enregistrer le règlement de leur barreau; par son article dix-sept, ce texte prévoyait par ailleurs la gratuité des consultations et des défenses demandées par les pauvres83. A la veille de la Révolution, c'est la même prétention à servir le public qui conduisit Antoine-Gaspard Boucher d'Argis et son fils, André- Jean, à fonder une association de bienfaisance judiciaire destinée à défendre les pauvres et à indemniser les innocents injustement emprisonnés84.

Dans le discours des avocats, s'engager dans la vie politique, c'était poursuivre une vocation et défendre autrement les intérêts du public. Même si ces déclarations ne sont pas propres à ces hommes, elles étaient en l'occurrence confortées par l'image de désintéressement qui enveloppait toujours davantage la profession.

Dotés d'une culture politique assez proche de celle des magistrats, les avocats s'en distinguaient ainsi par leur goût pour le service d'autrui, leur disponibilité, leurs qualités professionnelles et leur image de défenseurs du public. Ce sont ces qualités que met nettement en valeur une brochure parue à la veille de l'élection des députés parisiens aux Etats généraux; s'adressant aux électeurs de la capitale, son auteur conseillait de choisir des «jurisconsultes qui aient fait une étude particulière du droit public, qui soient aussi éclairés qu'incorruptibles, qui se fassent un devoir rigoureux de défendre les intérêts de la Patrie avec plus de zèle encore qu'ils ne défendent ceux des particuliers»85. Derrière cette cohérence culturelle et professionnelle du barreau se cachait cependant une diversité idéologique qui devait conduire à l'implosion politique de l'ordre, et peut-être faciliter sa dissolution en 1790.

Aux origines de l'implosion politique de Tordre

Les progrès de la politisation des avocats du siècle des Lumières, et notamment leurs rapports avec l'opinion publique naissante, ont été

82. — Cf. Lucien Karpik, op. cit., Revue française de sociologie, 1989, p. 201. 83. — Préambule et article XVII du règlement de la communauté des avocats de Douai, du 3 août 1715; reproduit dans Victor Bufquin, Le Parlement de Flandres. La Cour d'appel de Douai. Le barreau, Douai, Glannier, 1965, pp. 69-71. 84. — Cette association, fondée en 1787, est étudiée dans la communication de Witold Wolodkie- wicz, «Antoine-Gaspard et André- Jean Boucher d'Argis. Deux juristes éclairés devant la Révolution», La Révolution et l'ordre juridique privé. Rationalité ou scandale? Actes du colloque d'Orléans, 11-13 septembre 1986, Paris, P.U.F., 1988, collection Université d'Orléans, tome I, pp. 190- 193. 85. — Avis intéressant à MM. les électeurs du Tiers état de la ville de Paris, s.l.n.d., 8 pages. Cité dans Francis Delbeke, op. cit., p. 46.

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maintes fois soulignés. Il nous semble cependant qu'en analysant la production des mémoires judiciaires86 ou la liberté croissante des avocats87, les historiens ont trop souvent privilégié l'interrogation sur les origines de l'engagement pro-révolutionnaire de ces hommes; à délaisser la multiplicité idéologique du barreau, on se prive cependant d'une bonne part des enseignements que peuvent livrer ces champs de recherche.

En province comme à Paris, le monde des avocats se politise nettement dans la seconde partie du xvme siècle; la multiplication des mémoires judiciaires imprimés, particulièrement sensible dans les années 1770, semble en être un indice convaincant. Publiés sans censure préalable, mais toujours signés par leurs auteurs, ces écrits paraissent de plus en plus glisser du privé au public, et du juridique au politique. Dans plusieurs articles, Sarah Maza a mis en valeur les critiques que certains avocats y laissaient transparaître: une remise en cause de la société d'ordres, une dénonciation des lettres de cachet ou un appel à la tolérance. Par ce biais, affirme-t-elle, les avocats se transformèrent en «intermédiaires culturels» entre le peuple et le Souverain, et s'imposèrent progressivement comme les porte-parole de la Nation88.

Si l'on excepte le mot «Nation» qui, dans l'acception retenue par l'auteur, ne peut s'appliquer à la plupart des provinces89, la brillante analyse de Sarah Maza semble convaincante. Confrontée aux cas rennais et douaisien, elle appelle cependant quelques remarques. Tout d'abord, dans les multiples mémoires publiés dans la seconde moitié du siècle, les allusions politiques semblent rares. La plupart de ces textes sont imprimés à l'occasion d'affaires civiles, le plus souvent politiquement anodines, où les avocats se contentent d'établir une argumentation et de défendre habilement une cause, au besoin à l'aide de sous-entendus ou de calomnies destinées à déconsidérer la partie adverse. Excepté lors de rares et retentissantes affaires, le plus souvent criminelles, ces factums ne semblent guère devenir un moyen d'expression privilégié, excepté s'il s'agit de critiquer la justice pénale, comme dans les nombreuses affaires défendues par Voltaire90.

Les avocats qui en ont l'occasion préfèrent exprimer leurs idées hors des procès privés. Dans les grandes productions juridiques de l'époque, comme le Répertoire de jurisprudence de Guyot, auquel participèrent le Rennais Lanjuinais et le Douaisien Merlin, la liberté d'expression paraissait assez grande et les critiques contre l'Etat et la justice moderne ne manquaient pas. Dans le cas de Merlin de Douai, le silence politique de l'avocat contraste

86. — Cf. Sarah Maza, op. cit. 87. — Cf. David A. Bell, op. cit. 88. — Sarah Maza, op. cit., pp. 79 et 87. 89. — Cf. infra, note n° 107. 90. — Cela semble avoir été assez fréquemment le cas à Toulouse, depuis les célèbres affaires Calas et Sirven. Jean-Louis Gazzaniga, op. cit., pp. 40-42 et 47; Lenard R. Berlanstein, op. cit., pp. 102-103.

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avec la liberté de l'auteur: tandis que ses mémoires imprimés n'évoquent jamais les débats politiques et sociaux, ses nombreux articles du Répertoire de jurisprudence et du Traité des offices demandent une profonde transformation du droit pénal, une réforme de la féodalité et le transfert du droit de créer des impôts aux Etats généraux91! Si l'avocat se fait progressivement le porte-parole du public, c'est probablement aussi souvent dans les livres de droit, et probablement dans les lieux de sociabilité, que dans les mémoires judiciaires.

En fait, par le recours croissant aux mémoires imprimés, les avocats semblent trahir une ambition fort prosaïque. Dans ce siècle qui voit l'augmentation constante du nombre des «plaidants», le métier n'est guère facile et la concurrence est rude; nombreux sont ceux qui, en plus de leur métier, doivent exercer une activité annexe comme celle de notaire, de professeur ou déjuge dans une juridiction inférieure. Dans ces conditions, les avocats qui désirent vivre de leurs talents92 tentent d'étendre leur renommée. Tout comme la fréquentation des cafés, des académies et des loges peut, dans une certaine mesure, être interprétée comme une tentative d'extension de leur réseau relationnel, il semble que la diffusion de mémoires imprimés est un sûr moyen d'atteindre de potentiels clients.

La multiplication des mémoires ne paraît ainsi aucunement refléter, chez les avocats, une quelconque stratégie de conquête du pouvoir93; dans ces factums, ils manifestent tout au plus ou des ambitions littéraires, ou une volonté de séduire le public. La diffusion de ce mode d'expression n'est cependant pas dénuée de sens politique; elle révèle en effet leur compréhension du poids croissant de l'opinion publique dans la vie du pays. En ce sens, même si les mémoires publiés demeurent, dans leur immense majorité, totalement éloignés des débats politiques et sociaux, leur développement est un indice d'une politisation croissante de l'ordre.

Conscients de la force de l'opinion publique et habitués à exprimer leurs convictions, les avocats allaient progressivement se transformer en porte- parole du public. Dans ce long processus, David A. Bell a récemment démontré la place essentielle tenue par la réforme Maupeou. Examinant le cas des avocats au Parlement de Paris, il a clairement mis en évidence la naissance d'une nouvelle pratique judiciaire, triomphante dès 1770. A la faveur de la destruction de l'ordre, les avocats se sentirent libérés de toute contrainte et transgressèrent de plus en plus fréquemment les anciennes

91. — Cf. notre article, «Merlin (de Douai), avocat des Lumières? Une carrière et ses enjeux à la veille de la Révolution (1775-1789)», Revue de la Société internationale d'histoire de la profession d'avocat, n° 5, 1993, pp. 89-104. 92. — C'est le conseil de tous les manuels destinés aux avocats. Cf. Antoine Gaspard Boucher d'Argis, op. cit., p. 394, vingt-neuvième qualité de l'avocat: «II ne faut point qu'un avocat se mêle d'aucune affaire étrangère à sa profession». 93. — C'est la thèse de Sarah Maza, op. cit., p. 87.

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règles du barreau: les mémoires devinrent plus violents, la conduite des avocats souvent scandaleuse. Même un Gerbier, «l'aigle du barreau», adopta ces pratiques qui ne disparurent aucunement après le rappel du Parlement94.

Dans certaines provinces, et notamment en Flandre, les effets de la réforme Maupeou semblent avoir été assez proches de ceux analysés par l'historien américain. Avant 1770, les avocats douaisiens disposaient d'un barreau beaucoup plus rigoureusement structuré qu'à Paris où n'existaient ni règle écrite, ni registres; depuis 1715, ils étaient dotés d'un règlement et d'une administration de quatre membres95. Cependant, comme dans la capitale, la réforme Maupeou désorganisa totalement ce barreau, entraînant la suppression de son règlement qui ne fut rétabli qu'en novembre 178796. Pendant plus de vingt ans, les avocats demeurèrent ainsi libres de tout contrôle, et acquirent des pratiques judiciaires proches de celles de leurs collègues parisiens. Incontestablement, cette libération des avocats a encouragé leur politisation; plus que jamais, après 1770, ces hommes deviennent des figures publiques.

Leur lutte contre la réforme Lamoignon97, puis leur engagement dans le débat sur le mode de réunion des Etats généraux devaient achever cette évolution et faire des avocats la voix du public; de l'automne 1788 au printemps de l'année suivante, à Rennes, ce sont ainsi des membres du barreau, tels Glezen et Lanjuinais, qui dénoncent le plus vigoureusement les abus et les prétentions de la noblesse98.

Si la conscience de la force de l'opinion publique, la politisation croissante, l'habitude de publier des mémoires argumentes et la récente liberté de ces avocats expliquent leur rôle prépondérant dans les débats qui précédèrent la réunion des Etats généraux, ils ne permettent pas de comprendre leur rapide divorce entre Patriotes et contre-révolutionnaires. Le recours aux traditionnelles explications socio-politiques semble en ce domaine s'imposer.

Très souvent, l'on présente l'engagement pro-révolutionnaire des avocats comme le résultat de la profonde humiliation d'un groupe social, décidé à rejeter une société qui lui refusait l'ascension et la reconnaissance revendi-

94. — Cf. David A. Bell, op. cit., pp. 121-138. 95. — Un bâtonnier, un bâtonnier en second, un syndic qui veillait à l'exécution du règlement, et un actuaire chargé de tenir les registres de la communauté. Cf. Pierre Bufquin, op. cit., pp. 43- 46; l'auteur reproduit ce règlement du 3 août 1715 pp. 69-71. 96. — Sur cette parenthèse dans l'histoire du barreau de Douai voir A.D. Nord, 8 B 2e série 537, arrêts de la lre chambre du Parlement de Flandre. 23 novembre 1787. 97. — Lenard R. Berlanstein insiste sur l'impact politique de cet engagement. Cf. op. cit., pp. 146- 147. 98. — Cf. Michel Denis, op. cit., pp. 81-83 et 135.

l'engagement public et les choix politiques des avocats... 525

quées; peut-être exacte dans certains cas particuliers", cette interprétation mérite cependant d'être nuancée. Dans tous les Parlements du royaume, l'accès aux offices parlementaires était depuis longtemps fermé aux avocats, et la réaction nobiliaire ne changea rien au phénomène; quant à l'anoblissement, il restait possible soit par l'exercice de fonctions municipales, comme à Toulouse100, soit par l'achat d'offices secondaires, comme ceux de conseillers secrétaires du roi101. Ainsi, l'ascension sociale des avocats restait possible.

Il n'en est pas moins vrai que l'ordre craignait pour sa considération, et tentait de se protéger en contrôlant strictement l'accès au barreau. A Paris, en 1781, de nouveaux critères d'admission sont définis qui prennent en compte la naissance et la fortune du postulant102. A Douai, la même fermeture de l'ordre s'organise en 1787, quelques mois à peine après sa reconstitution; onze personnes, dont l'état était jugé incompatible avec la fonction d'avocat, étaient alors retranchées du tableau: elles étaient brasseur, sali- neur, imprimeur ou libraire103. Parfois commencée fort tôt104, cette fermeture sociale du barreau se renforce à la fin du siècle et trahit un profond malaise de ces hommes, probablement convaincus d'un déclin du statut d'avocat.

Ainsi, loin de rejeter la société d'Ancien Régime, les membres du barreau tentèrent longtemps de la préserver; leur division entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires ne recouvre donc pas une simple fracture entre avocats humiliés et avocats comblés. D'ailleurs, dans son étude du barreau toulousain, Lenard R. Berlanstein a démontré que ce divorce ne reposait que fort peu sur des différences sociales; dans cette ville, le groupe des avocats patriotes ne diffère guère, tant par l'origine sociale que par la fortune, de celui des contre-révolutionnaires; il apparaît même nettement que les premiers étaient, à la veille de la Révolution, pour la plupart bien établis et bien intégrés à la société de leur cité. A la différence du cas douaisien,

99. — Maurice Gresset écrit, à propos des avocats du Parlement de Franche-Comté: «Humiliation, rancœur, désespérance, tout concourrait donc, de plus en plus, face à ce Parlement ultraréactionnaire, à ce que les avocats comtois fournissent les cadres du mouvement révolutionnaire». Maurice Gresset, «L'état d'esprit des avocats comtois à la veille de la Révolution», Actes du 102e congrès national des sociétés savantes, Limoges, 1977, tome I, pp. 85-93 (c.r. par J.R. Suratteau, Annales historiques de la Révolution française, 1981, pp. 488-489). 100. — De la réforme municipale de 1778 à la Révolution, six avocats toulousains furent anoblis par la fonction de capitoul. Lenard R. Berlanstein, op. cit., p. 84. 101. — A Douai, Philippe Antoine Merlin acquiert, en 1782, un office anoblissant de conseiller secrétaire du roi à la Chancellerie du Parlement de Flandre pour une valeur de quarante mille livres. Cf. A.D. Nord, 8 B 2e série 8, f° 45 r°, 46 v° et 47 r°. 102. — Cf. Albert Poirot, op. cit., tome II, pp. 238-250. 103. — B.M. Douai, Ms. 990, tome II, pp. 160, 162-163; A.D. Nord, 8 B 2e série 537, 23 novembre 1787. 104. — C'est le cas de Paris, où le xvme siècle voit la fermeture progressive du barreau aux personnes les plus humbles. Cf. Albert Poirot, op. cit., II, p. 108.

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évoqué plus haut, les avocats nobles se retrouvèrent même essentiellement du côté patriote105!

Plus qu'une conséquence d'une division sociale de l'ordre, que l'on ne peut cependant nier totalement pour certains barreaux, l'implosion politique de 1789 apparaît comme le résultat de l'accentuation de profondes divisions idéologiques, déjà sensibles dans les dernières décennies de l'Ancien Régime. Derrière un commun désir d'obtenir la considération des parlementaires106 et de préserver l'ordre de tout déclin, se cachaient d'inévitables dissensions qui s'accentueraient avec les événements révolutionnaires. Ainsi, les protestations des avocats contre les réformes Maupeou et Lamoi- gnon, si elles reflètent une unanimité pour défendre une institution, instrument de travail et de reconnaissance sociale, en même temps qu'un commun désir de défendre des libertés provinciales107, cachent mal une grande diversité d'opinions devant les prétentions politiques des parlementaires. Comme Merlin de Douai, nombre d'opposants à la réforme Lamoignon condamnaient la théorie des classes ou l'abus du droit de remontrance108, alors que d'autres, dans la lignée des Le Paige et des de Mey, les soutenaient.

L'éclatement politique du barreau, dans les premières années de la Révolution, semble ainsi l'ultime étape d'un divorce idéologique aggravé par la politisation croissante des avocats. L'abandon des libertés provinciales, la confiscation des biens d'Eglise, la Constitution civile du clergé et la montée du jacobinisme furent autant d'événements qui divisèrent politiquement ces hommes109; dans ce processus, les différences sociales paraissent avoir joué un rôle très variable d'une ville à l'autre.

Au travers des exemples de Douai et Rennes, la double question de l'importance et de la diversité de l'engagement politique des avocats, semble ainsi se résoudre à la fois par l'évocation de la conjoncture et de facteurs de longue durée. Leur faveur pour la chose publique était une vocation déjà ancienne, qu'expliquent leur disponibilité et leurs connaissances adminis-

105. — Lenard R. Berlanstein, op. cit., pp. 177-182. 106. — Le 20 octobre 1788, peu après l'abrogation de la réforme Lamoignon, l'ordre des avocats de Douai, blessé de n'avoir pu féliciter le Parlement qu'après les députés des corps de la ville, décida qu'à l'avenir il s'informerait de son rang de réception avant toute cérémonie publique. B.M. Douai, Ms. 990, tome II, p. 170. 107. — Cette fidélité des avocats à leur Nation provinciale va fréquemment subsister jusqu'à l'été 1789. La constatation vaut même pour les patriotes les plus avancés, comme Robespierre qui, au printemps 1789, dénonce la dénaturation des Etats d'Artois et évoque les «droits imprescriptibles de la Nation artésienne». Cf. notre communication au colloque Robespierre d'Arras, «Des Nations à la Nation. Obstacles et contradictions dans le cheminement politique de deux hommes des provinces du Nord: Robespierre et Merlin de Douai (1788-1791)», Actes à paraître, Lille, 1994. 108. — Cf. J.N. Guyot, Traité des droits, fonctions, franchises, exemptions, prérogatives et privilèges annexés en France à chaque dignité, à chaque office & à chaque état, soit civil, soit militaire, soit ecclésiastique (appelé généralement Traité des offices), Paris, Visse, 1786, tome I, p. 17. 109. — C'est déjà l'idée que défendait Lenard R. Berlanstein, op. cit., p. 181.

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tratives; mais, durant la seconde moitié du siècle des Lumières, un croissant intérêt pour le droit public, le droit naturel, l'histoire et la littérature renforce leur culture politique, tandis que la pratique des mémoires judiciaires et la conscience du poids de l'opinion publique les préparaient à dépasser le simple rôle de gestionnaires de la vie locale, pour celui de voix de la Nation.

Parallèlement, derrière l'apparente solidarité des avocats, se dessinaient de profonds désaccords politiques qui ne recouvraient pas uniquement des oppositions sociales; ces divisions devaient s'accentuer dans les premières années de la Révolution et entraîner un véritable éclatement du barreau. La fin du xvme siècle était cependant une époque de fondation, car au-delà du déchirement entre Patriotes et contre-révolutionnaires, l'évident intérêt des avocats pour la politique annonçait leur exceptionnel engagement dans la vie publique du xixe siècle.

Hervé Leuwers

Hervé Leuwers, Centre de recherches sur les anciens Pays-Bas, Université d'Artois, 50, résidence Daudet, 112, av. Van Pelt, 62300 Lens.