savonarole et campanella : passés et territoires des prophètes

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1 Les passés et les territoires des prophètes Les cas de Savonarole et Campanella Jean-Louis Fournel Université Paris 8 – UMR Triangle et Institut universitaire de France La temporalité politique du discours prophétique Paraphrasant Marc Bloch qui soulignait dans l’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien que le christianisme est une religion « historique 1 », on se deman- dera dans cette contribution si la prophétie ne pourrait pas être une pratique d’historien particulière, en tant qu’elle se fait aussi intervention immédiate dans le champ politique. Loin de ne penser qu’aux temps à venir, quiconque pense la nouveauté 2 – c’est le cas du prophète revendiqué – se doit d’articuler constam- ment (analyse du) passé, (critique du) présent et (annonces du) futur 3 . La 1. M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949 (réed. Paris, Armand Colin, 1997), p. 55 : « le christianisme est, par essence, une religion historique ». 2. Sur la question de la nouveauté, voir la revue Laboratoire italien. Politique et société, n o 6, L’épreuve de la nouveauté, 2006. 3. André Vauchez distingue dans le prophétisme à la fin du Moyen Âge « deux axes différents » : « l’un purement ecclésial, ne s’intéresse qu’à la réforme de l’Église et à l’amélioration indivi- duelle des chrétiens dans la perspective du jugement dernier qui approche. Ce courant “judi- ciaire” et moraliste est surtout représenté par des femmes, d’Hildegarde de Bingen à Brigitte de Suède ; il ne critique la hiérarchie des clercs que dans la mesure où ils ne remplissent pas les devoirs propres à leur officium ; le second, issu de Joachim de Flore et plus contestataire, ne s’est pas contenté de dénoncer les vices ou les insuffisances des personnes. Il relativise les institutions de la chrétienté en faisant une large place à l’histoire, conçue et présentée comme le temps d’une croissance. D’où une attention marquée, chez certains tenants de cette conception, au jeu des forces politiques et sociales et à leur importance dans le devenir de l’Église et du monde » (A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999, p. 132 – c’est moi qui souligne).

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Les passés et les territoires des prophètes

Les cas de Savonarole et Campanella

Jean-Louis FournelUniversité Paris 8 – UMR Triangle et Institut universitaire de France

La temporalité politique du discours prophétique

Paraphrasant Marc Bloch qui soulignait dans l’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien que le christianisme est une religion « historique 1 », on se deman-dera dans cette contribution si la prophétie ne pourrait pas être une pratique d’historien particulière, en tant qu’elle se fait aussi intervention immédiate dans le champ politique. Loin de ne penser qu’aux temps à venir, quiconque pense la nouveauté 2 – c’est le cas du prophète revendiqué – se doit d’articuler constam-ment (analyse du) passé, (critique du) présent et (annonces du) futur 3. La

1. M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949 (réed. Paris, Armand Colin, 1997), p. 55 : « le christianisme est, par essence, une religion historique ».

2. Sur la question de la nouveauté, voir la revue Laboratoire italien. Politique et société, no 6, L’épreuve de la nouveauté, 2006.

3. André Vauchez distingue dans le prophétisme à la fin du Moyen Âge « deux axes différents » : « l’un purement ecclésial, ne s’intéresse qu’à la réforme de l’Église et à l’amélioration indivi-duelle des chrétiens dans la perspective du jugement dernier qui approche. Ce courant “judi-ciaire” et moraliste est surtout représenté par des femmes, d’Hildegarde de Bingen à Brigitte de Suède ; il ne critique la hiérarchie des clercs que dans la mesure où ils ne remplissent pas les devoirs propres à leur officium ; le second, issu de Joachim de Flore et plus contestataire, ne s’est pas contenté de dénoncer les vices ou les insuffisances des personnes. Il relativise les institutions de la chrétienté en faisant une large place à l’histoire, conçue et présentée comme le temps d’une croissance. D’où une attention marquée, chez certains tenants de cette conception, au jeu des forces politiques et sociales et à leur importance dans le devenir de l’Église et du monde » (A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999, p. 132 – c’est moi qui souligne).

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Texte surligné
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Est-ce une citation ? Si oui, à mettre entre guillemets et non en italique.

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remarque n’a rien de très surprenant mais ce qui l’est peut-être davantage, c’est que cette articulation est susceptible de déboucher sur une double segmentation : celle des passés – au pluriel – et celle des espaces ou territoires distincts dans lesquels se déploie cette différenciation des temps. La présente contribution propose d’illustrer cette hypothèse par la parabole de deux célèbres dominicains italiens : Jérôme Savonarole (1452-1498) et Tommaso Campanella (1568-1639). Leur commune volonté d’annoncer la réforme de l’ecclesia – en tant qu’elle est une communauté des croyants ayant vocation à s’étendre au monde entier – et d’expliquer les catastrophes de l’histoire présente des hommes les incita en effet à développer des lectures originales de l’histoire et du monde contemporain. Il s’agissait de favoriser des pratiques et de susciter des interventions dans la vie de la communauté : si pratique d’historien il y a, chez ces prophètes-ci, elle tire donc sa dynamique, non de la tension cognitive, ni même de l’exigence pénitentielle, mais de l’action dans le monde afin de le changer.

Il existe une communauté de destin tragique de ces deux dominicains qui tous deux furent accusés d’avoir remis en cause les autorités en place lors de procès retentissants. Savonarole comme Campanella se sont vus ainsi reprocher d’avoir voulu intervenir dans la politique de leur temps et de s’être montrés ainsi coupables de crimen laesae maiestatis puisque ce n’est pas le rôle des hommes d’Église de se mêler de la politique de la Cité. Et si, durant leurs procès, ils se défendirent tous deux bec et ongles contre une telle accusation, ils ne le firent pas seulement par stratégie judiciaire mais aussi par conviction. Par là même, ils mirent en évidence des conflits théoriques de légitimités. Or ceux-ci étaient nourris par des différences dans la perception des temps. Les procès-verbaux de leurs interrogatoires et leurs argumentaires sont ainsi autant de pièces d’un autre procès : celui de leur lecture du monde et de l’histoire du temps pré-sent. Évoquer ces procès, ce n’est donc pas faire dériver le propos au pire vers l’anecdote, au mieux vers une analyse quelque peu compassionnelle de ces deux vaincus de l’histoire – le premier appelé à être très vite pendu et brûlé au mois de mai 1498 4, sur la place de la Seigneurie ; le second voué à passer près de trente années dans les geôles napolitaines des rois d’Espagne 5. Les deux procès nous rappellent qu’ils ont perdu leur combat mais aussi qu’ils ont eu à cœur l’un

4. J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, « 1498 : Savonarole pendu et brûlé à Florence », dans P. Bou-cheron (dir.), Histoire du monde au xve siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 424-427. Pour les procès-verbaux du procès de Savonarole, voir J. Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, J.-L. Fournel, J.-C. Zancarin (éd.), Paris, Seuil, 1993. Voir aussi l’édition critique récente des procès-verbaux : I. G. Rao, P. Viti, R. M. Zaccaria (éd.), I Processi di Girolamo Savonarola (1498), Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 2001.

5. Sur le procès de Campanella, voir L. Firpo, I processi di Tommaso Campanella, E. Canone (éd.), Rome, Salerno, 1998 (rééd. rev. et augm. du travail de L. Firpo, Il supplizio di Tommaso Campanella, Rome, Salerno, 1985).

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comme l’autre de mettre en chantier une pensée de la communauté et de son histoire. Cette réflexion, tous deux l’ont voulue d’abord anti-tyrannique, même si la forme d’organisation privilégiée par chacun n’était pas la même : d’un côté, pour Savonarole, la république du Grand Conseil 6, et de l’autre, pour Campa-nella, l’Empire catholique, juste et pieux 7. Partant, ces deux figures et ces deux parcours questionnent les formes que peut prendre l’articulation de la foi et de la politique en actes. Ils nous aident ainsi à comprendre comment l’attente très traditionnelle d’un temps à venir, au nom d’une condamnation globale d’une histoire advenue, peut déboucher sur une distinction et une différenciation très moderne entre différents passés et entre différents espaces.

Pourtant, le prophète focalise son analyse sur ce que lui disent de l’histoire des hommes les signes célestes et divins, qui doivent être identifiés et dévoilés par lui. Ce parti pris pourrait ainsi le conduire à délaisser l’histoire en train de se faire ou celle qui appartient au passé de la communauté, à savoir tout ce qui est constitutif d’un état politique. Mais il y a dans le parti pris apocalyptique, dès lors qu’il se double d’une logique pénitentielle (comme appel individuel et col-lectif ) et d’une posture prophétique, non seulement une projection active dans un temps à venir mais aussi une injonction d’intervention dans la vie du monde la plus contemporaine. La scansion des temps a été voulue par Dieu et l’annonce des événements à venir est l’énoncé des conséquences de cette partition tempo-relle : le temps de la prophétie est donc, parallèlement, souvent associé à celui du constat d’un certain degré de corruption du monde, il se trouve ancré dans un présent qui, ne passant pas, explique ou justifie pour partie l’accélération de l’histoire apocalyptique. Le plus souvent, dans cette perspective, le passé ne semble en revanche pas poser de problème majeur pour le prophète. Ce passé est d’ordinaire perçu de façon linéaire, progressive, dramatique le cas échéant,

6. La bibliographie sur la pensée politique de Savonarole est très fournie et a été largement renou-velée par les commémorations du cinquième centenaire de sa mort (voir la collection d’études « Savonarola e la Toscana » publiée par la fondation Ezio Franceschini auprès de l’éditeur Sismel Edizioni del Galluzzo de Florence entre 1996 et 2004). Sur les relations entre politique et pro-phétie, voir notamment les travaux de Giancarlo Garfagnini : par exemple, son recueil d’articles Questa è la terra tua. Savonarola a Firenze, Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 2000, ainsi que le volume collectif Savonarola : Democrazia-Tirannide-Profezia, Giancarlo Garfagnini (éd.), Florence, Edizioni del Galluzzo, 1998. Voir aussi, en français, J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 2003 ainsi que J.-L. Fournel, « Une république de guerre : Florence (1494-1530) », dans C. Moatti et M. Riot-Sarcey (éd.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république en Europe, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 187-225 et p. 342-346.

7. Sur la pensée politique de Campanella, voir les travaux de Germana Ernst, notamment Tommaso Campanella. Il libro e il corpo della natura, Rome/Bari, Laterza, 2002 (trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 2008) et Il carcere, il politico, il profeta. Saggi su Tommaso Campanella, Pise/Rome, Instituti editoriali e poligrafici internazionali, 2002. Voir aussi mon récent ouvrage La cité du soleil et les territoires des hommes. Le savoir du monde chez Campanella, Paris, Albin Michel, 2012.

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mais non problématique dans la déclinaison des sept âges, selon l’Apocalypse de Jean, et/ou des quatre empires. Jusqu’au moment où l’entrée dans le passé très proche s’avère annonciateur d’une rupture, le passé ne prête pas à controverse puisque les religions du livre s’accordent sur une histoire commune partagée et reconstruite assez clairement. Tel ou tel prédicateur-prophète peut ou non tirer toutes les conclusions de cette différence entre passé et présent en poussant sa logique à son terme et en donnant toute sa place au fait que le bouleversement annoncé reste indéterminé : indéterminé dans sa chronologie – du fait de la distinction entre le temps de Dieu et le temps des hommes 8 –, comme dans ses modalités et, surtout, dans l’identification de ses acteurs dominants – du fait de la liberté humaine et de la possibilité pour chacun de ne pas suivre le dessein divin. Il n’est donc pas absurde, selon ce déplacement de l’attention, de considérer que l’énoncé prophétique peut être rabattu sur un présent pour partie imprévisible de l’histoire des hommes. Un peu à la façon dont Paolo Prodi, évoquant Martin Buber, souligne que la célébration du pouvoir absolu de Dieu est l’instrument d’un rappel permanent du caractère limité du pouvoir des hommes 9, l’annonce des bouleversements futurs induirait un retour vers le présent comme introduction à une histoire du passé des hommes.

De fait, ce « retour vers le présent » conduit, dans un deuxième temps, à une analyse fine et sans concession du/des passé(s) proche(s) car ce(s) dernier(s) per-met/tent de relire dans son/leur évolution les caractéristiques du dessein divin (les erreurs de l’acteur pouvant s’avérer être des révélateurs de la volonté divine). Dans cette perspective, on pourrait nuancer l’affirmation de Koselleck dans le Futur passé, selon laquelle le contrôle sur la prophétie serait un des marqueurs de la genèse de l’État moderne 10, en complétant que cela est vrai à condition d’ajouter que le vrai marqueur est, peut-être tout autant que le contrôle du discours sur le futur, celui sur les passés en relation avec le présent (tel que nous en parle la prophétie). Ce serait ainsi le monopole du contrôle sur l’histoire passée autant que celui sur l’annonce du futur qui marquerait l’État moderne.

8. Selon une des phrases contenues à la fin des procès-verbaux du dernier interrogatoire de Savonarole, effectué par les « commissaires pontificaux » le 22 mai 1498, ce dernier se serait exclamé pour expliquer la non-réalisation de ce qu’il avait annoncé que « les choses qui pour Dieu vont vite peuvent sur terre prendre plus longtemps », J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini (éd. et trad.), Sermons, écrits politiques…, op. cit., p. 254.

9. Voir G. Garfagnini (éd.), Savonarole : Democrazia, Tirannide Profezia, Florence, Sismel Edi-zioni del Galluzzo, 1998. Voir aussi M. Buber, The Prophetic Faith, New York, The Mac Millan Company, 1949, p. 135-154.

10. Voir R. Koselleck, Le futur passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 (éd. orig. 1979), p. 19-62.

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Temps segmentés : le cas florentin

À la lumière de ce qui vient d’être proposé, reprenons le cas des interventions de Savonarole dans le débat public en temps de crise. À partir du 1er novembre 1494, avec l’approche de l’armée française de Charles VIII et l’incapacité des institutions en place à faire face à l’état d’urgence, les sermons de Savonarole changent de lieu et de rythme : le prieur de San Marco prêche seulement dans le cœur battant de la catholicité florentine, à savoir le Dôme 11, et il ne prêche pas uniquement les jours de fêtes et les dimanches, mais autant que de besoin. Le calendrier des célébrations rituelles est bouleversé par celui des événements et le sermon devient une lecture en direct de ce qui advient, la première lecture qui soit disponible pour des Florentins saisis par le constat de l’incapacité de la République à faire front. Le sermon apocalyptique et pénitentiel de Savonarole 12 en appelle ainsi en même temps et de façon indissociable (chacun des deux volets dépendant de l’autre) à une réforme immédiate (le temps presse) de la commu-nauté et à une pénitence individuelle de chacun, en remédiation des péchés com-mis. Savonarole proclame sans discontinuer que le cycle de sermons consacrés au prophète Aggée marque l’ouverture de « l’arche » et que les Florentins doivent y embarquer s’ils veulent être sauvés du déluge en cours. Dans un premier temps, la justification de l’injonction – comme c’est souvent le cas dans la tradition des prédicateurs – naît d’une logique « figurale » qui assimile les malheurs des Florentins et ceux du peuple juif tels qu’ils sont narrés dans l’Ancien Testament 13. Mais, très vite, le prédicateur, soucieux de l’efficace de son discours auprès d’un public précis (on se rappellera ici que, dans son traité de poétique, il prônait déjà une adéquation des res et des verba pour une autre rhétorique 14), dépasse le déplacement figural de l’histoire du temps présent et donne les clés de cette confrontation entre les temps. De ce fait, c’est une lecture beaucoup plus fine – et spécifique – qui se met en place dans la mesure où est constamment rappelée

11. Leon Battista Alberti, dans la lettre de dédicace de la version italienne de son traité De Pictura dédié à Filippo Brunelleschi, notait que la coupole de Brunelleschi était « ample au point de couvrir de son ombre tous les peuples de Toscane ». Voir L.-B. Alberti, La Peinture, T. Gol-senne, B. Prévost (éd.), Paris, Seuil, 2004, p. 211.

12. Donald Weinstein théorise différemment un passage de la prédication prophétique péniten-tielle à une prédication millénariste apocalyptique. Voir son ouvrage de référence Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la Renaissance, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1970], et plus récemment sa biographie de Savonarole qui reprend pour l’essentiel la même lecture, Savo-narola : the Rise and Fall of a Renaissance Prophet, New Haven/Londres, Yale University Press, 2011 – sur laquelle je renvoie à la recension que j’en ai donnée dans la Revue historique, 2012.

13. Sur cette question de la logique dite « figurale » et sur l’articulation entre sens littéral et sens figural comme enjeu herméneutique qui renvoie à la fois à des logiques rhétorique, philoso-phique et théologique, voir l’essai classique d’E. Auerbach, Figura, Paris, Macula, 2003 [1944].

14. J. Savonarole, La fonction de la poésie, B. Pinchard (éd. et trad.), Genève, L’Âge d’homme, 1989.

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la spécificité d’un moment – la crise en cours et ses caractéristiques radicales – et d’un espace – la république florentine avec l’histoire qui lui est propre. On échappe sans cesse à la logique du déplacement symbolique ou métaphorique (qui a dès lors surtout la fonction de favoriser la cristallisation de l’analyse dans une image forte) pour aborder l’histoire particulière de la communauté floren-tine. Au début de son Précis des révélations (compendio di rivelazioni), Savonarole théorisera la chose quelques mois plus tard (à partir de la fin mai 1495) en sou-lignant, dans une remarque qui s’avère autant géopolitique qu’organiciste, que « Florence étant au milieu de l’Italie comme le cœur au milieu du corps, [Dieu] a daigné élire cette cité afin que ces choses y soient annoncées et que, grâce à elles, elles se répandent dans les autres lieux, comme nous le voyons présentement par expérience 15 ». Pour réformer l’ecclesia, il faut commencer par réformer Florence et, pour ce faire, il faut comprendre et dire ce qu’elle a été, en quoi elle a failli et ce qu’elle doit mettre en œuvre. D’après cette lecture cohérente des événements contemporains, ces derniers sont d’une nature exceptionnelle, inédite et, de ce fait, il convient de proposer des mesures qui le soient tout autant : il n’est pas d’autre choix que de « chanter au seigneur un cantique nouveau », selon une demande fréquente de Savonarole.

Au-delà du contenu religieux de la chose, sa traduction en termes d’his-toire de la cité signifie clairement pour Savonarole (et il en donnera d’ailleurs une illustration extrêmement concrète dans ses recommandations) le refus de considérer que la prise du pouvoir par les Médicis de 1434 à 1494 ait été une simple parenthèse qu’il suffirait de refermer pour conférer une nouvelle stabilité et une légitimité retrouvée à la république florentine. La remise en cause des péchés passés (id est des erreurs et des fautes politiques) touche les différentes formes de la république florentine, à savoir toutes les formes héritées du passé : le récent gouvernement des Médicis, bien sûr, mais aussi celui du « premier peuple » (primo popolo, mis en place en 1250) ou celui des oligarques (après le tumulte des Ciompi, à partir de 1382). Le passé n’est pas riche de modèles à reprendre et, selon une constatation scandaleuse aux yeux de nombre de citoyens, mais qui sera reprise et approfondie par Machiavel et Guicciardini, la République a toujours été mal gouvernée 16. L’absolue nécessité de dire le futur proche se mêle indissolublement à celle de changer le présent (suivant un appel

15. J. Savonarole, Compendio di rivelazioni, A. Crucitti (éd.), Rome, Belardetti, 1974, p. 8. 16. À propos de ce constat largement partagé à Florence, inscrit dans des logiques partiellement

différentes mais répondant à des questionnements qui ne sont pas si différents que cela de celui de Savonarole, voir, pour Machiavel, le début du Discursus florentinarum rerum ou Discours I, 49 et Histoires florentines III, 1 et V, 1 ainsi que, pour F. Guicciardini, l’incipit du Discours de Logrono et le prologue du Dialogue sur la façon de régir Florence. Voir F. Guicciardini, Écrits politiques, J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini (éd.), Paris, PUF, 1996.

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à la réforme et à la « conversion » comme changement de chemin, de voie, de vie). Mais aussi, et surtout, Savonarole appelle à réformer Florence selon un calendrier précis : ainsi, au fil de sermons qui se font de plus en plus fréquents, il ne cesse de presser ses auditeurs d’agir sans tarder et selon un processus par étapes, le tout au nom même du constat de l’échec du répertoire de solutions héritées du passé de la cité. L’histoire « figurale » des malheurs du peuple élu sert ici à décrire une contradiction complexe entre plusieurs passés : d’un côté, le passé de la longue durée pacifiée de la libertas comme continuité histo-rique indéniable de la communauté florentine (la liberté étant « naturelle » à Florence, selon une acception très historique de la naturalité, renforcée par la tradition aristotélicienne et qui n’a rien d’essentialiste) et, d’un autre côté, les passés multiples relevant des différentes formes successives d’actualisation de cette libertas (mais dont la caractéristique commune est que, dans chacun de ces cas, il y a eu corruption, lacune, insuffisance). Le dévoilement brutal que permettent les « temps insolites » de la guerre (l’expression est tirée des sermons sur les Psaumes de Savonarole en janvier 1495), ces temps « étranges » (selon les mots répétés de Guicciardini dans son Dialogue sur la façon de régir Florence puis dans sa Consolatoria de 1528), débouche sur une apologie d’un présent réformateur radical. La peur d’un désastre définitif conduit en effet à l’écartement des choix historiques privilégiés par les Florentins dans le passé.

Pourtant, dans les faits, après avoir chassé Pierre de Médicis le 9 novembre 1494, les Florentins semblaient s’acheminer dans les semaines suivantes vers un retour du gouvernement oligarchique au pouvoir avant 1434 : le 2 décembre, lors d’un parlamento, on procède à la nomination de 20 accoppiatori – tous membres des grandes familles traditionnelles – et on abolit les conseils médi-céens 17. En fait, la traduction historique de cette nouvelle place du présent est aussi manifeste que rapide : tout est bouleversé dès les jours qui suivent le parlamento du 2 décembre. Le Grand Conseil et le conseil des 80 sont mis en place dans les derniers jours de l’année 1494, puis les accoppiatori sont poussés à la démission. On peut d’ailleurs suivre l’évolution de la situation au fil des sermons prononcés par Savonarole tout au long du mois de décembre 1494 et consacrés à Aggée (un des prophètes mineurs de l’Ancien Testament au temps de la reconstruction du Temple). Le 7 décembre, on trouve la première allusion au régime vénitien et l’insistance sur le fait qu’il faut une loi pour

17. Un parlamento est une convocation de tous les citoyens sur la place de la Seigneurie pour approuver de façon plébiscitaire un changement de régime ou une modification institutionnelle. Les accoppiatori sont les personnes chargées de préparer les listes de citoyens éligibles aux charges publiques (ces derniers seront tirés au sort dans les borse) : en l’occurrence les 20 accoppiatori étaient chargés durant l’année à venir de choisir tous les membres de la seigneurie (qui changeaient tous les deux mois).

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que plus personne ne puisse se faire chef 18. Le 14 décembre, le sermon se fait plus précis sur le modèle vénitien (mais il y est demandé que l’on en retranche le doge 19) ; le lien est fait au passage entre réforme des mœurs et réforme de la cité. Le 21 décembre, le sermon appelle à aller plus vite et réclame à ses auditeurs florentins des décisions avant Noël 20. Les 22, 23 et 24 décembre a lieu le vote des lois sur les nouvelles institutions mais les précisions manquent encore sur leur fonctionnement : les sermons sur les Psaumes qui suivront ne cesseront d’appeler ainsi à « limer », à améliorer les nouvelles instances créées. La chose vaut d’être remarquée car elle nous livre un autre des aspects de cette perception spécifique des temps de la réforme et des temps de la politique chez Savonarole : le propos est ancré dans un processus qui, à partir du présent réformateur, construit peu à peu sa propre temporalité. La brutalité du dévoi-lement de nature apocalyptique va ainsi de pair avec une linéarité plus sophis-tiquée, très pragmatique et très progressive, de la réforme de la cité : l’annonce du futur est partie prenante d’un présent incertain et troublé. Parallèlement, l’appel obsessionnel à l’union de la cité 21 (avec, pour conditions, les lois sur l’amnistie et sur l’ouverture d’une possibilité de faire appel en cas de condam-nation pour crime contre l’État, toutes deux votées le 19 mars 1495) est la conséquence juridico-politique majeure de ce requisit de nouveauté et de cette condamnation des différents passés, qu’ils soient communaux, oligarchiques ou médicéens. Il s’agit de faire, sans distinction, table rase de ce passé poly-morphe. Toutefois, l’exigence de pacification du corps politique par l’amnistie et la loi sur l’appel est, paradoxalement, indissociable de la dénonciation des « tièdes » et des « enragés », suivant une définition polémique des adversaires politiques 22. La concorde qui pourrait relever d’une tentative pour échapper à l’histoire bouleversée devient toujours plus difficile à penser : le présent du conflit interne et externe reprend tous ses droits dès le mois d’avril 1495 avec la signature de la Ligue anti-française (31 mars 1495), une coalition de tous les

18. J. Savonarole, Prediche sopra Aggeo con il Trattato circa el reggimento e governo di Firenze, L. Furpo (dir.), Roma, Belardetti, 1965, p. 132-133 (p. 79 de notre trad. fr. – J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini (éd. et trad.), Sermons, écrits politiques…, op. cit.).

19. Ibid., p. 224-226 (p. 101 de notre trad. fr. – op. cit.)20. Ibid., p. 322-345.21. Notamment dans le dernier sermon sur Aggée le 27 décembre 1494, puis surtout dans les

sermons sur les Psaumes et sur Job du premier semestre 1495.22. Il existe de ce fait un lien direct entre prophétie et action et le discours prophétique se fait

discours militant. Voir sur ce point J.-R. Armogathe, dans A. Vauchez (dir.), Prophètes et pro-phétismes, Paris, Seuil, 2012, qui écrit notamment que « Savonarole a toujours tenu à prendre ses distances avec d’autres formes de prophétisme, qu’il s’agisse des fraticelli ou de tous les pronostiqueurs ; il a insisté sur la différence entre la prophétie, qui effectue ce qu’elle annonce, et la simple prédiction, qui se contente d’annoncer, de décrire, sans rien faire » (p. 135-136) en insistant notamment sur la récurrence de l’expression è tempo (il est temps, c’est le moment).

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États italiens à laquelle Savonarole s’oppose, se dressant ainsi contre l’avis d’une partie des Florentins, soucieux de maintenir de bonnes relations – y compris économiques – avec le reste de la péninsule.

La Florence renouvelée entend rompre avec les mauvaises habitudes de la vieille cité guelfe à bout de souffle qui n’avait pas les moyens de réagir à la guerre permanente autrement qu’en achetant la paix ou en cherchant de larges alliances. La réflexion chez Savonarole (ce sera d’ailleurs aussi le cas chez Campanella) sur la vieillesse et la jeunesse des États permet ainsi de proposer une solution pour rendre compatible la longue durée des régimes associés à la libertas (ou, chez Campanella, à l’empire) et l’attention à la conjoncture, à la machiavélienne « qualité des temps ». Florence est une vieille république mais peut se renouveler (tout comme l’Empire selon Campanella est une réalité moderne renouvelée, même si elle est ancrée dans un passé lointain). Guicciardini dira à peu près la même chose dans son Dialogue sur la façon de régir Florence – rédigé entre 1521 et 1525 mais resté inédit – en ajoutant que des « ordres » nouveaux sont plus difficiles à instaurer car il faut effacer l’existant et remettre en cause l’héritage (qui, en l’occurrence, est un héritage de corruption) 23. La difficulté va toutefois de pair avec la nécessité puisque l’enjeu est clair : soit la cité parvient à se réformer correctement et à échapper ainsi au désordre, soit elle passera sous domination étrangère ou sous domi-nation tyrannique 24. Quant à la « condition des temps », selon une expression guichardinienne, qui rend possible ou non la réforme, elle se résume à une phrase décisive : « maintenant, quand le peuple aura goûté à la douceur de la liberté et une façon de régir à laquelle chacun pense avoir part, on ne pourra plus faire un État étroit qui ne suscite une très grande haine dans la masse des citoyens 25 ». C’est parce que rien ne sera plus jamais comme avant après la création du Grand Conseil à la fin du mois de décembre 1494 qu’il convient de penser une nouvelle république tempérée.

La vieillesse des États et les injonctions du présent : temps de Dieu et temps des hommes

Il est possible d’identifier dans la pensée de Campanella, un siècle après Savona-role, un dispositif herméneutique et politique du même ordre. En effet, Campa-

23. F. Guicciardini, Écrits politiques, op. cit., p. 276-277. En revanche, Machiavel, même s’il accorde une grande attention à la temporalité des régimes, reste davantage fasciné, pour sa part, par l’hypothèse de la nouveauté radicale (voir la figure du « prince nouveau »).

24. Ibid., p. 276.25. Ibid., p. 277.

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nella construit son éloge de l’unification du monde selon la prophétie johannique (« un seul berger et un seul bercail ») en composant la longue durée de la logique impériale – positive et structurante pour l’histoire du monde – avec le dévoile-ment des erreurs qui, au mépris du destin fatal de l’Espagne, élue de Dieu, sont commises par les Rois catholiques. De ce fait, le déploiement du récit utopique de la Cité du soleil, comme narration soi-disant hors du temps et de l’espace, s’avère indissociable du traité de la Monarchie d’Espagne, rédigé quelques années avant ce « dialogue poétique » (puisque c’est là le sous-titre voulu par l’auteur pour la Cité du soleil). Par ailleurs, le philosophe calabrais développe une analyse toujours plus fine – grâce à l’examen du passé récent de l’Espagne, notamment en s’appuyant sur les cas du Nouveau Monde et des Provinces unies – des failles apparues dans les formes modernes que prend l’actualisation de l’Empire. Grâce à l’analyse de l’adéquation entre le temps des hommes et le temps de dieu, le prophète peut ainsi dire la politique contemporaine sans pour autant être accusé de faire de la politique. Campanella (comme Savonarole) prend garde dans l’exposé de sa défense lors de son procès à ne pas confondre ainsi la figure du prophète et celle de l’homme politique car le prophète n’intervient pas dans la politique directement. Mais ce dernier est fondé en revanche à parler des temps de l’histoire des hommes et pas seulement de l’avenir. D’ailleurs, c’est bien là que réside, selon Campanella, la supériorité du prophète sur l’homme politique (surtout « machiavéliste ») : ce dernier pense qu’il lui suffit de se référer à une his-toire stabilisée et modélisable alors que le prophète examine d’abord l’histoire à la lumière de la lecture des signes célestes et divins, comme une histoire qui est en cours, en train d’advenir, toujours présente en quelque sorte, annoncée mais non écrite à l’avance puisque le libre arbitre de l’homme ouvre tous les possibles 26.

Tout comme la Florence savonarolienne s’est renouvelée selon les partisans du frère, l’Espagne n’est donc pas d’abord, chez Campanella, l’héritière du « vieux » Saint empire romain germanique : elle propose la configuration d’un nouvel empire et d’un nouveau type de monarchie universelle 27. Le symbole de cette évolution est le fait qu’après l’abdication de Charles Quint, le titre impé-rial reste dans la famille des Habsbourg mais n’est plus détenu par la couronne d’Espagne : le roi d’Espagne est, potentiellement, le vrai monarque universel mais n’est plus l’Empereur. De même, plus tard, il sera dit par le Calabrais que la France est un vieil État mais peut aussi être rajeuni. Campanella souligne par là même qu’il faut tenir compte de la vieillesse des États dont il parle mais qu’au-delà, il existe quelque chose d’irréductible et de radical dans les nou-

26. Voir, sur ce point, G. Ernst, « Profezia », dans E. Canone, G. Ernst (éd.), Enciclopedia bru-niana e campanelliana, vol. 1, Pise/Rome, M. Serra Editore, 2006, p. 303-316.

27. Voir F. Crémoux, J.-L. Fournel (éd.), Idées d’empire en Espagne et en Italie (xve-xviie siècles), Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2010.

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veautés de l’histoire des hommes à la fin du xvie siècle. Tout comme il faut, pour Savonarole, « réinventer » la République 28 (et pas simplement en rétablir, restaurer ou transmettre un langage et un legs disponible), il convient pour Campanella de « réinventer » l’Empire. Campanella va même proposer deux déclinaisons successives de ce nouvel empire au nom de la prise en compte d’une « qualité des temps » très machiavélienne (et d’une analyse des tours et détours de l’histoire très contemporaine) : dans un premier temps, il adhère à une très moderne conception d’un empire polysynodal, une monarchie com-posite dont la Monarchia di Spagna, rédigée autour de 1598, offre le premier traité systématique en déclinant au fil des chapitres les différentes parties de cet Empire et les territoires qui lui échappent (avec à chaque fois une capacité à prendre en compte les spécificités d’un territoire considéré et de son histoire propre) ; dans un second temps, plus de trente ans plus tard, au fil des textes pro-français des années 1634-1637 (dans ce chantier ouvert que les éditeurs modernes ont nommé Monarchie de France) 29, Campanella avance une tout aussi moderne conception d’un empire d’influence et d’hégémonie comme solution face aux méfaits du contrôle armé des territoires : selon cette autre logique, la couronne de France libère et n’occupe pas.

Cette « réinvention » se fonde donc peu à peu sur une conviction largement étrangère et hétérogène à la logique de la prophétie, une conviction qui se construit de façon empirique au nom des formes et des contraintes du raison-nement du prophète, à savoir la perception que ce dont on parle relève d’un processus ancré dans un espace et dans un temps progressif plus que d’une illu-mination et d’un basculement universel, ne serait-ce que parce qu’il existe une part intacte de liberté humaine qui ouvre la porte à des tournants imprévisibles, à des changements de position et à des évolutions du jugement. L’indétermina-tion et la progressivité sont ainsi deux caractéristiques essentielles de l’histoire de la modernité politique car les « signes de l’État » ont des périmètres mobiles, mouvants, des frontières instables et des limites poreuses. De même, les formes pensées contre la tyrannie sont aussi instables et assujetties aux temps, donc non perpétuelles, que l’est la tyrannie elle-même (pour Savonarole, dans une tradition thomiste très orthodoxe, on sait que rien de violent n’est perpétuel). La genèse de l’État moderne (comme forme d’organisation sociale régulée per-mettant en même temps l’émergence d’un système des États et la transmission d’un cadre juridique, légal, préservant de la tyrannie et conférant une légitimité

28. À fort juste titre, John Najemy, dans sa récente Histoire de Florence, nomme le chapitre consacré à la transformation de la République durant la période 1494-1512 « Reinventing the Republic » dans A History of Florence (1200-1575), Malden, Blackwell Publishing, 2008 [2006], p. 375-413.

29. Voir G. Ernst (éd.), Monarchie d’Espagne et Monarchie de France, Paris, PUF, 1996.

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au pouvoir en place) passe par des définitions lacunaires, des erreurs, des détours par rapport à l’histoire attendue et aux legs du passé.

Une des illustrations de ce processus progressif et de ces indéterminations tient au traitement de l’espace. L’identification – de façon très traditionnelle – d’un point de départ pour la réforme, à partir duquel celle-ci se diffusera, pro-duit ainsi un dispositif plus sophistiqué et moins linéaire de va-et-vient entre une focalisation locale et une focalisation globale, entre Calabre et Empire espagnol ou entre Florence et Chrétienté sans qu’aucun des deux pôles n’ait d’autonomie. Ainsi, selon Savonarole, Florence est perçue explicitement dans le Compendio di rivelazioni comme le nombril – ombelico – de l’Italie. Et, la Calabre est présentée par Campanella comme l’héritière privilégiée de la glo-rieuse Magna Grecia et surtout comme le foyer de la réforme de la chrétienté. Dans cette perspective, toute focalisation d’ordre local sert aussi à penser la complexité globale. Cela advient entre autres à l’aide d’un croisement entre paramètres temporels et paramètres spatiaux, entre l’histoire de ces espaces et la relation qu’ils sont susceptibles d’entretenir entre eux, dans l’ébauche d’un comparatisme spatio-temporel systématique dont on sait qu’il est l’une des nouveautés importantes de l’humanisme critique machiavélien.

Le cas de Campanella est à cet égard plus significatif encore que celui de Savonarole, pour deux raisons. D’abord, de façon un peu tautologique, on rappellera que le Calabrais écrit après Colomb (dont le nom vaut ici non pour lui-même mais comme la dénomination d’un phénomène historique, à savoir l’élargissement du monde et le bouleversement de sa mesure induits par les voyages transocéaniques). Ensuite, Campanella a eu le temps de pousser jusqu’à leur terme les conséquences de sa réflexion sur l’équilibre des territoires durant un demi-siècle d’écriture alors que l’expérience savonarolienne se clôt tragique-ment au bout de moins de quatre années. C’est dans cette complexité accrue que réside la possibilité à un moment donné de passer de l’analyse du destin de l’Espagne à celle de son déclin fatal grâce à la mise en évidence de ses forces et de ses faiblesses selon un processus. De la même façon, dans la conclusion au Compendio di rivelazioni, Savonarole avait réaffirmé sa foi en l’alliance de Flo-rence avec le roi de France et en la victoire de ce dernier, tout en ajoutant que si le roi de France ne respectait pas, dans les faits, sa mission divine et n’aidait pas Florence, il serait puni par Dieu 30. La continuité de l’annonce prophétique peut ainsi déboucher chez Campanella sur une condamnation de l’un des acteurs majeurs de l’histoire de son temps – la monarchie espagnole –, sur le ralliement à l’autre puissance européenne de premier plan – le royaume de France – et sur l’appel répété à une guerre de l’une contre l’autre. Or cet acte politique

30. Op. cit., p. 118-119.

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est ici fondé sur une relecture de l’histoire des cent dernières années de l’his-toire européenne depuis les temps des guerres d’Italie et des premières réformes protestantes. La cohérence de la logique prophétique du Calabrais (mise en évidence de façon exhaustive par Germana Ernst 31) ne doit pas dissimuler ce que cette posture induit dans la lecture de l’histoire du monde contemporain.

Différenciations des territoires et des moments de l’histoire : le cas espagnol selon Campanella

Si, comme cela est rappelé plus haut, la réforme de l’Ecclesia comme commu-nauté des chrétiens doit irradier à partir d’un point précis, le renouvellement n’intervient pas partout de la même façon et au même moment. C’est là d’ail-leurs une des ambiguïtés de ce type de processus : il concerne tout le monde (tous les hommes et le monde entier) mais il doit quand même commencer à advenir dans une partie singulière de ce monde et ne concerner d’abord que quelques-uns. Le tout est conditionné ainsi par une de ses parties. L’horizon universel dépend d’un cas particulier. La ligne de défense principale de Cam-panella lors de son procès consiste à soutenir qu’il n’a pas commis de crime de lèse-majesté car il ne s’en est pris qu’aux officiers corrompus du roi et non au souverain 32. En outre, les témoins à charge n’ont parlé que par ouï-dire et, si les accusés continuent à nier ce dont on les accuse, il faut les croire car il ne revient pas à la justice de sonder les consciences, les reins et les cœurs : tout simplement elle n’en est pas capable 33. Campanella présente, de ce fait, avec constance, sa propre narration de la conjuration sans nier sa participation mais en réfutant à la fois le rôle que l’accusation lui a assigné (il n’était pas un meneur) et la nature de l’événement (plus prophétique que politique). L’abou-tissement de ce dispositif de défense est représenté par les narrations écrites en 1620, plus de vingt ans après les faits : prenant prétexte de la perte de toutes les pièces officielles de son procès, Campanella reconstitue à son avantage pour le nouveau vice-roi, sans grand succès d’ailleurs, l’histoire judiciaire de

31. Voir G. Ernst, Religione, ragione e natura. Ricerche su Tommaso Campanella e il tardo rinasci-mento, Milan, Franco Angeli, 1991 ; « ’L’aurea età felice’. Profezia, natura e politica in Tommaso Campanella », in AAVV, Tommaso Campanella e l’attesa del secolo aureo, Firenze, Olschki, 1998 ; Il carcere, il politico, il profeta. Saggi su Tommaso Campanella, Pise-Rome, 2002 ; Tommaso Campanella. Il libro e il corpo della natura, Rome-Bari, Laterza, 2002 [traduction française, Paris, Les Belles Lettres, 2008].

32. On remarquera d’ailleurs à ce propos que s’en prendre à l’administration royale revient évi-demment à remettre en cause un des piliers de la maiestas.

33. Luigi Firpo, I processi di Tommaso Campanella, E.  Canone (ed.), Roma, Salerno, 1998, p. 166-167.

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la conjuration et se substitue ainsi à la justice 34. Campanella insiste encore sans relâche jusqu’à la fin de ses vingt-sept années de prison sur le fait que la conjuration n’était pas une rébellion contre l’Espagne mais visait à protester contre les abus des officiers du royaume et, surtout, à accompagner les grands bouleversements annoncés par les constellations. Son propos mêle ainsi une argumentation classique (les émotions populaires sont tournées contre les intermédiaires ou les représentants d’un pouvoir central trop lointain pour être contesté) et une justification apocalyptique (l’annonce des changements voulus par Dieu). Le second type d’argumentation (apocalyptique) légitime le premier (Dieu veut aussi le maintien d’un destin particulier pour l’Espagne) tandis que le premier donne une incarnation au second (il faut bien engager le changement quelque part et contre quelqu’un, et quelque chose). Les malver-sations des officiers d’État fournissent en quelque sorte un prétexte historique pour agir contre les intérêts immédiats du roi – à l’image de cette « ruse de la raison divine » que peut être la présence des hérésies pour mettre à l’épreuve les bons catholiques, ou révéler les agissements condamnables des mauvais. Dans cette perspective, il ne faut pas faire à l’accusé un procès pour rébellion et lèse-majesté (crimen laesae maiestatis 35) mais, le cas échéant pour manque-ment à l’orthodoxie religieuse. Les témoins de l’époque comprennent d’ailleurs fort bien cette stratégie puisque le résident vénitien à Naples peut écrire le 9 novembre 1599 que « ces frères nient autant qu’ils le peuvent la rébellion et, avec une hardiesse et une obstination incomparables, ils avouent et défendent leur hérésie, pour tenter, croit-on, de prolonger de cette façon la peine s’ils le peuvent en étant conduits à Rome 36 ». Dans une étape ultérieure, dès qu’il aura été conduit à Naples, la stratégie judiciaire de Campanella changera du tout au tout et il refusera la confrontation doctrinale au profit du choix, très politique, de la simulation de la folie qui permet de retourner contre les juges leur propre logique : si on ne peut condamner un fou à mort, ce n’est pas qu’il serait – de façon trop moderne – irresponsable de ses actes mais parce que ne lui serait pas garantie la possibilité de se confesser. Il n’y a pas lieu de reprendre ici davantage la question du procès mais remarquons simplement que Campanella choisit consciemment à cette occasion de projeter son action passée dans l’histoire présente et dans le futur proche du royaume de Naples, ce qui permet au passage de nouer un lien entre prophétie et analyse politique et de les ancrer toutes

34. Ibid., p. 273-313.35. Voir, sur ce point, M. Sbriccoli, Crimen laesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie

della scienza penalistica moderna, Milan, Giuffré, 1974.36. Corrispondenze diplomatiche veneziane da Napoli, Dispacci, vol. III, A. Barzazi (dir.), Rome,

Istituto poligrafico e zecca dello stato, 1991, p. 259.

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deux dans l’histoire spécifique d’un territoire 37. On tient là le premier tournant majeur, la première sortie à découvert du frère, sur le fil d’une initiative tout à fait historico-politique. Certains textes présentent des idées semblables avant la conjuration bien sûr 38, mais ils restent souvent inachevés – tels les Discours aux princes d’Italie 39 – ou ne trouvent leur place dans le dispositif théorique de Campanella qu’à partir de la conjuration et du procès justement.

Certes Campanella considère que, selon les mots de Germana Ernst, « pour comprendre la courbe de l’évolution d’une formation politique déterminée il faut mettre en évidence quel est le correspondant biblique auquel il convient de la rapporter 40 ». Pourtant, derrière la posture prophétique peut émerger une très pragmatique analyse de la conjoncture présente et de ses relations avec le passé – et il devient secondaire dans ce cas que l’analyse soit ou non erronée et qu’elle soit ou non intégrée dans un système d’explication de type figural. Prenons un seul exemple. Une simple lecture cursive des textes sur les monarchies de France et d’Espagne fait apparaître une différence fondamentale : si, dans la Monarchie d’Espagne, l’analyse du royaume espagnol a une autonomie car elle est toute entière portée par l’aspiration de Campanella à une monarchie catholique uni-verselle liée à la papauté romaine, les textes relevant de la Monarchie de France sont d’abord (chronologiquement et conceptuellement) pensés comme les com-posantes d’une machine de guerre théorique et historique contre l’hégémonie espagnole. Une des conséquences de cette évolution est l’intérêt quasiment exclu-sif pour les questions de politique étrangère dans les textes de 1635-1636 tandis qu’au contraire, la Monarchie d’Espagne s’attardait volontiers sur les questions de réorganisation administrative et de politique intérieure. On pourrait résumer cela en disant tout simplement que, quand Campanella traite de l’Espagne, il est rarement anti-français alors que, lorsqu’il traite de la France, il est, de plus en plus systématiquement, au fil du temps, violemment hostile aux Espagnols.

Dès le chapitre 19 de la Monarchie d’Espagne, rédigé dans les toutes der-nières années du xvie siècle, l’auteur admet déjà, même si c’est pour en réfuter

37. Sur de point, voir l’article de Germana Ernst « Profezia », Enciclopedia bruniana e campa-nelliana, op. cit. et Lina Bolzoni, « Prophétie littéraire et prophétie politique chez Tommaso Campanella », dans A. Redondo (éd.), La Prophétie comme arme de guerre des pouvoirs (xve-xviie siècles), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 251-265.

38. La chose était déjà présente, de fait, dans des textes précédents comme le Dialogue politique contre Luthériens, Calvinistes et autres hérétiques cité plus haut, les Discours aux princes d’Italie ou la Monarchie d’Espagne (dont il est reconnu qu’ils furent écrits au moins en partie avant 1599, la Monarchie d’Espagne étant évoquée explicitement dans les actes du procès). C’était aussi le cas d’un texte bref sur le gouvernement ecclésiastique et d’une monarchia dei cristiani, dont le manuscrit a été perdu mais dont le contenu ne devait pas différer beaucoup de la Monarchia di Spagna.

39. L. Firpo (dir.), Discorsi ai principi d’Italia, Torino, Chiantore, 1945, p. 91-164.40. G. Ernst, Religione, ragione e natura, Milan, 1991, p. 51.

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les conséquences négatives, que l’Empire espagnol est territorialement éclaté et que la plupart des peuples d’Europe sont ses ennemis. Ce dernier point rejoint le constat selon lequel, aux Pays-Bas aussi bien qu’au Nouveau Monde, les Espagnols sont facteurs de désunion plutôt que facteurs d’union. Peu à peu se met en place une articulation paradoxale de la guerre et de l’union dans laquelle l’auteur s’intéresse toujours plus aux systèmes d’alliances et à l’équilibre politico-militaire entre une grande puissance solitaire – l’Espagne – et une autre grande puissance – la France – qui est épaulée par de multiples puissances moyennes (princes protestants allemands, Bavière, Suède, Provinces unies, etc.). Si l’on en croit la chronologie établie par Germana Ernst entre les deux rédactions de la Monarchie d’Espagne, c’est justement le chapitre 24, c’est-à-dire le traitement accordé à la France, qui permet de poser une datation précise 41. L’hypothèse est philologiquement convaincante mais elle permet aussi de relever à quel point l’auteur est attentif à l’évolution de la situation interne du royaume de France et, plus particulièrement, de constater que, à la date de la version plus ample du texte 42, un des arguments qui servait à écarter d’éventuelles prétentions fran-çaises à la monarchie universelle est tombé puisque la France est l’image même d’un royaume peuplé, prospère, uni derrière son roi et où l’hérésie protestante a reculé. Certes, le primat de l’Espagne est encore confirmé sans hésitation par Campanella mais ici commence un cheminement argumentatif qui, en pas-sant par les textes de 1628 et 1632, va déboucher sur un renversement complet de la position de l’auteur en 1635 43. À la fin des années 1620, s’est produit un retournement de conjoncture, défavorable à l’Espagne, qui perd des milliers d’hommes et des millions d’écus dans sa victorieuse guerre contre Mantoue, tout comme dans ses campagnes désastreuses au nord face au brillant roi de Suède Gustave Adolphe. En outre, les Rois Catholiques se voient menacés dans leurs domaines d’outre-mer par les entreprises audacieuses des Hollandais (à l’image de la prise par les Hollandais, le 8 septembre 1628, du trésor des Indes dans le port cubain de Matanzas, ou encore, en 1630, de l’occupation de Pernambouc). La monarchie espagnole est en outre plongée dans une crise financière que l’insé-curité grandissante des voies maritimes entre les Indes et la péninsule ibérique

41. Voir, Monarchie d’Espagne (première rédaction), op. cit., p. 11. Dans cette même page de l’intro-duction à ce qu’elle considère comme « la première version » de la Monarchie d’Espagne, Ger-mana Ernst dit à juste titre qu’il s’agit là d’un « extraordinaire incunable non seulement d’un des ouvrages les plus controversées de Campanella mais aussi de son œuvre tout entière »

42. J’entends parler de la version de la Monarchie d’Espagne traduite en latin et agrémentée d’interpo-lations tirées de la Raison d’État de Giovanni Botero. Sur les vicissitudes de ce texte voir l’intro-duction à l’édition récente de la Monarchie d’Espagne par G. Ernst (Paris, PUF, 1996, p. 13-14).

43. Je résume ainsi une démonstration qui constitue l’essentiel du livre que j’ai consacré récem-ment à cette question. Voir J.-L. Fournel, La cité du soleil et les territoires des hommes. Le savoir du Monde chez Campanella, op. cit.

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ne cesse de rendre plus aiguë. Campanella pose en outre dans les années 1630 un axiome capital qui explique bonne part de son tournant politique : les Français, s’ils intervenaient massivement en Italie, ne le feraient pas pour conquérir des territoires mais pour libérer ceux qui sont occupés indûment par l’Espagne. Il construit ainsi un curieux lien entre la liberté de l’Italie, la défense et illustration du rôle joué par Richelieu et la répression des dernières rébellions de la haute noblesse française, pour laquelle Campanella n’éprouve visiblement aucune sympathie (il n’est pas interdit de voir là une réminiscence de son antipathie pour les barons napolitains). Par ailleurs, de plus en plus clairement, l’Espagne, selon Campanella, se montre préoccupée par ses seuls intérêts dynastiques et ne peut plus incarner la défense de la catholicité et du pape. Le constat est d’autant plus significatif que, dans le même temps, le pieux Louis XIII apparaît comme le meilleur défenseur de Rome : ainsi Campanella – à cause du tout proche sac de Mantoue ? – rappelle aux mémoires, comme il le fera à plusieurs reprises par la suite, le sac de Rome par les Impériaux en 1527, afin de jeter une éternelle suspicion sur les desseins des Espagnols. Dans ce cadre-là, la guerre en Allemagne n’est plus une guerre de religion mais une guerre entre États. Et, fort logiquement, Campanella en vient à justifier les alliances avec les hérétiques alle-mands et suédois suivant une argumentation qui ne déparerait pas un traité de propagande française de l’époque (le refus de voir les Espagnols faire du Vatican une « chapelle du roi d’Espagne » et du pape « son aumônier » se retrouve ainsi dans les textes de la propagande française comme dans ceux de Campanella). Même ici, la Bible peut venir, comme d’habitude chez Campanella, au secours du raisonnement puisque le roi David a eu recours à des forces hérétiques pour se défendre de ses ennemis. Les Espagnols avant d’être des « fidèles » sont des « usurpateurs du bien d’autrui » et, qui plus est, de diaboliques fauteurs de dis-corde entre les bons chrétiens puisqu’ils ont empêché l’union de Louis XIII et de l’empereur Ferdinand, deux souverains dont la piété aurait pu permettre la reconquête catholique de l’Europe du nord. Leur seul dessein est de faire en Italie ce qu’ils ont fait aux Amériques en dérobant, spoliant et massacrant.

Dans les années 1635, le temps n’est donc plus aux discours nuancés ou aux longs traités. L’activité spéculative de Campanella semble à cet égard marquer le pas : son intérêt se concentre sur la publication de ses écrits inédits ou imprimés sans son consentement et dont il pense d’ailleurs qu’ils auront leur impor-tance dans la lutte engagée au nom de l’union des catholiques derrière le pape, comme tête, et le Roi Très Chrétien, comme bras armé 44. Campanella produit

44. Voir à ce propos l’essentiel de sa correspondance parisienne, encore plus claire à cet égard dans la très récente édition commentée qu’en a donné Germana Ernst, à partir des travaux préparatoires de Luigi Firpo (T. Campanella, Lettere, L. Firpo et G. Ernst (éd.), Florence, Olschki, 2010).

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des textes d’intervention courts, tendus, à l’occasion violents, qui ressortissent parfois au libelle ou au sermon par substitution déclamé par un prédicateur qui n’a jamais pu monter en chaire depuis des décennies 45. Au croisement d’un discours prophétique et d’un diagnostic politico-médical, un constat est dressé – le déclin –, un remède est proposé – l’adhésion au parti français sous la hou-lette pontificale – et un avenir est esquissé – la chute imminente de l’Espagne et, une nouvelle fois, l’union de la chrétienté mais selon des modalités qui ne recoupent pas tout à fait celles de la Monarchie d’Espagne. Le constat, net et argumenté, en mêlant comme d’ordinaire de façon inextricable et nécessaire les différents niveaux d’interprétation – astrologique, providentiel, économique, géopolitique, démographique et historique – est celui de l’irrémédiable déclin de l’Espagne. À cet égard, Campanella est peut-être plus lucide qu’un autre grand adversaire de l’Espagne, Paolo Sarpi, qui, tout en tançant vertement l’am-bition et la cupidité espagnoles, n’avait pas diagnostiqué avec autant de netteté le déclin de la monarchie ibérique 46. Ajoutons quand même que l’idée d’une faiblesse, en particulier militaire de la puissance espagnole dans la péninsule italienne, n’était pas rare dans les libelles 47 des années 1630 et qu’Olivarès lui-même, comme beaucoup d’Espagnols, n’était pas loin de partager cette vision des choses quand il accéda au pouvoir au début de la décennie précédente 48.

Dans les années 1635, l’analyse de Campanella est étayée – en dehors des considérations astrologico-providentielles dont il est coutumier – par la reprise d’éléments déjà entrevus et introduits dans les textes précédents. Toutefois, ces remarques sont développées de façon plus radicale 49. Les faiblesses structurelles (crise financière et démographique, désunion territoriale, incapacité à « teso-rizzare ») sont devenues dans les textes de la Monarchie de France des défauts rédhibitoires, sans solution possible. Certains arguments « fatals » (comme la rapidité de la constitution de l’Empire ou son extension planétaire sur l’ancien et le nouveau monde) se retournent ou servent à mettre en évidence, dès lors que fait défaut le soutien de la providence, les facteurs de fragilité de la

45. La nuance à apporter à cette affirmation concerne le discours/sermon pro noncé par Cam-panella le 8 juin 1636 à Conflans en présence de Richelieu et qui est aujourd’hui perdu. Sur ce texte intitulé De auctoritate Ponti uis supra imperio instituendo et mutando, voir John M. Headley, Tommaso Campanella’s Military Sermon before Richelieu at Corflans- 8 June 1636, « Archiv für Refornationsgeschichte », LXXXIV, 1993, p. 553-574

46. Sur ce point, voir A. Buffardi, Politica e stati europei nell’epistolario di Sarpi, « Annali della facoltà di Lettere e Filosofia di Napoli », VIII, 1958-1959, p. 188-192.

47. À ce propos, voir Vittorio di Tocco, Ideali d’indipendenza in Italia durante la preponderanza spagnola, Messina, 1926, p. 196-234

48. En particulier pour ce qui concerne la situation démographique et financière – voir John H. Elliott, Olivares, op. cit., p. 169 sqq

49. Aforismi politici per le presenti necessità di Francia nel 1635, in Luigi Amabile, Castelli, op. cit., doc. 344, p. 292-293.

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puissance es pagnole 50. Certaines difficultés ponctuelles ou secondaires sont devenues des constantes fondamentales (comme le poids international des Hollandais ou la haine qu’inspirent universellement les Espagnols). Les ombres au tableau que dessinait le récit des exactions espagnoles dans le Nouveau Monde ne relèvent plus d’accidents lointains mais servent à définir la nature même de la domination espagnole. Le traumatisme du sac de Mantoue en 1630 et les horreurs universellement décriées de la guerre en Allemagne et dans les Flandres sont passées par là et servent à constituer une image noire du pouvoir espagnol. Ce pouvoir est caractérisé par sa cruauté et sa rapacité bestiales, ce qui le conduit à dépeupler (spopo lare) toutes les terres sur lesquelles s’exerce sa domination. D’ailleurs, seule la crainte de la virtù gallica – selon notam-ment les Documenta ad gallorum nationem 51 – a retenu les Espagnols de faire subir à toute l’Italie le sort qu’ils avaient réservé aux Amériques, voire d’imiter Henry VIII et de déposer le pape en embrassant, du temps de Charles Quint, l’hérésie luthérienne 52. D’autres arguments, inédits, s’ajoutent aux précédents, tel le fait que l’Espagne s’appuie essentiellement sur des forces qui ne sont pas les siennes. Mais l’essentiel relève de l’approfondissement d’une réflexion déjà implicitement présente auparavant et d’une modification de la hiérarchie et de l’évaluation d’éléments déjà mis en évidence. Incapables, pour toutes ces raisons, d’« hispaniser le monde » (spa gnolizzare il mondo), contrairement aux Romains qui surent le « romaniser » (roma nizzarlo), les Espagnols ne sont plus dignes d’être investis d’une quelconque mission impériale car, selon le Campa-nella de la Monarchie de France, il n’y a pas de nation au monde qui soit moins apte que la nation espagnole à conquérir et maintenir l’Empire. Qui plus est, ce qui reste de puissance aux Espagnols, entrave ladite mission divine puisqu’il est entendu – sur ce point la position prophétique ne varie pas – qu’en ce siècle, doit être instauré un Monarque universel.

La fin des prophètes

Dans la pratique politique, ou dans son analyse comme substitut de l’action impossible, la proclamation de rupture se transforme donc en une pédagogie du processus, ce qui n’est rien d’autre que l’actualisation de la distinction fonda-trice entre le temps de Dieu et le temps des hommes, comme lieu privilégié de l’action politique. Dans le même temps, est rendue possible une articulation de

50. Voir, sur ce point, les Aforismi politici per le presenti necessità di Francia nel 1635, op. cit.51. Op. cit., p. 95.52. Monarchie de France, op. cit., p. 429.

jean-louis fournel

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la réforme et de la conjoncture, de l’avenir et du présent, au nom de la « qualité des temps ». Dans l’évidente complexité du temps des hommes, le prophète apprend à accepter – et à intégrer dans sa pensée et dans son action – la vio-lence, la guerre, l’état d’urgence, y compris le caractère secondaire de sa propre mort, comme simple étape du processus. Quoi qu’il en soit, l’Histoire, histoire de Florence ou histoire de l’Empire, comme histoire des réformes que Dieu veut pour la communauté politique, reste ouverte, indéterminée dans le temps et l’espace. Dans un sonnet adressé au Christ et probablement rédigé dans la seconde moitié de l’année 1601 – peu de temps après le procès et la torture – Campanella demande au fils de Dieu au cas où il reviendrait sur terre de le faire en armes car ses ennemis ont préparé pour lui d’autres croix. Ces ennemis ne se trouvent ni parmi les infidèles ni parmi les mécréants mais au sein des chrétiens (Se torni in terra, armato vien’, Signore, ch’altre croci apparecchianti i nemici, non Turchi, non Giudei, que’ del tuo regno 53). Tant que le monde n’est pas prêt à accepter l’unité souhaitable, la guerre reste nécessaire. C’est d’ailleurs dans le même passage de l’Évangile de Jean (10, 14-16) où est prônée et annoncée l’unité du monde que sont opposées la figure du « berger » et celle du « mercenaire », tant honni par une bonne partie de la pensée communale italienne… et par Machiavel 54. La guerre est de ce fait la preuve – éclatante et paradoxale – que l’histoire trop humaine existe toujours, qu’elle doit même exister (sans quoi il n’y aurait pas de libre arbitre) et qu’elle échappe donc pour partie à Dieu (comme une sorte d’espace laissé aux hommes pour qu’ils donnent libre cours à leur créativité, bonne ou mauvaise). Dès lors, la guerre rejoint la question du libre arbitre, cette disposition très paradoxale de l’homme au péché qui va de pair avec l’exercice de sa liberté et engage au premier chef la critique du passé proche pour légitimer l’action de réforme dans le présent. Ainsi est dépassée cette très orthodoxe réticence exprimée par Savonarole au début de la troisième partie de son Traité sur la façon de régir et gouverner la cité de Florence quand il

53. Le poesie, op. cit., p. 75-76. Sur la question de la guerre dans l’utopie voir J.-L. Fournel, « Les guerres de l’utopie. Considérations sur Thomas More, Francesco Patrizi et Tommaso Cam-panella », Laboratoire italien, no 10 (dossier « Justice et armes au xvie siècle », D. Quaglioni et J.-C. Zancarini (éd.), ENS Éditions, 2010, p. 129-154.

54. « Je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis / Mais le mercenaire, qui n’est pas le berger, et à qui n’appartiennent pas les brebis, voit venir le loup, abandonne les brebis, et prend la fuite ; et le loup les ravit et les disperse./ Le mercenaire s’enfuit, parce qu’il est mercenaire, et qu’il ne se met point en peine des brebis » [Évangile de Jean, 10, 14-16 ; vulgate : « ego sum pastor bonus bonus pastor animam suam dat pro ovibus / mercennarius et qui non est pastor cuius non sunt oves propriae videt lupum venientem et dimittit oves et fugit et lupus rapit et dispergit oves / mercennarius autem fugit quia mercennarius est et non pertinet ad eum de ovibus »]. Présente dans le Decretum Gratiani comme dans l’Oculus pastoralis, l’opposition rappelle que pour les canonistes médiévaux comme pour les juristes communaux, le mercenaire est celui en qui les sujets ou les citoyens ne sauraient avoir confiance.

Les passés et les territoires des prophètes

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affirmait qu’il n’entendait rien dire sur la prise de pouvoir par la force car la force échappe à la raison. Une rationalité de la force en politique est donc possible, elle s’impose même au prophète comme raison propre à l’histoire des hommes.

La parabole des deux dominicains nous rappelle qu’il ne convient pas de faire l’histoire de ces vaincus à la lumière de leur défaite, dans la recherche un peu ridicule d’une illustration de leurs « illusions », de leur supposé « anachro-nisme », de leur mise à l’écart de la modernité, de leur fuite dans l’espace – ou plutôt dans le non-espace – de l’utopie. Il est possible de trouver dans leurs expériences tragiques comparables des voies particulières vers la genèse de la communauté politique moderne même si elles semblent ne pas avoir été celles qui sont devenues dominantes dans l’histoire à partir de traités de Westphalie. Comme dans une victoire paradoxale du discours prophétique, les effets de leur analyse de la corruption du monde présent et la nature de leur dispositif de pensée imposent un va-et-vient productif entre présent, passé et futur annoncé/espéré. L’essentiel n’est pas dès lors dans ce qu’ils nous disent du moment pro-chain, où adviendra l’âge d’or, mais dans ce qu’ils nous montrent des raisons pour lesquelles il doit advenir et des formes qu’il peut prendre. La distinction se fait dans la façon de passer au feu de la politique active, dans la confrontation ou non à l’action politique, dans la possibilité d’entretenir un dialogue avec la communauté de l’ecclesia, dans la place qu’occupe pour les deux parcours le rapport à l’universel et à la politique de puissance, dans la place qu’y occupe aussi le savoir du monde à la fois comme condition de la politique. Ce qui compte, c’est alors ce qui se passe dans l’interstice ouvert par le constat de crise historique, de la catastrophe, comme moment singulier d’une révélation de ce qui doit advenir, un interstice qui ne se fermera vraiment qu’avec l’apocalypse annoncée et toujours repoussée. Si l’arche dont parlent les sermons sur Aggée de Savonarole, cette arche dans laquelle les Florentins sont invités à pénétrer pour échapper au déluge annoncé, n’est jamais vraiment fermée, c’est bien parce que les prophètes nous disent qu’il est toujours temps de faire de la politique. L’histoire des passés pluriels s’avère donc un détour pour intervenir dans le temps des hommes et prendre au sérieux leur présent.