archéologie coloniale au maroc (1918-1956) : civiliser l’archaïque henri terrasse, des...

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Les Nouvelles de l’archéologie n o 126 – Décembre 2011 23 MOKHTAR, G. 1980. « Introduction générale », in : G. MOKHTAR (dir.), Afrique ancienne. Paris, Unesco/Jeune Afrique/ Stock (Histoire générale de l’Afrique, 2), 925 p. MUDIMBE, V. 1988. The invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. Bloomington, Indiana University press, 256 p. RICœUR, P. 2000. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Éditions du Seuil, 689 p. SAAIDIA, O. & L. ZERBINI (dir.). 2009. La construction du discours colonial. Paris, Karthala, 246 p. SHAW, T., P. SINCLAIR, B. ANDAH & A. OKPOCKO (éd.). 2001. The Archaeology of Africa, Food, metals and towns. London/New York, Routledge, 960 p. SPAULDING, I. & L. KAPTEIJNS. 1992. « The Orientalist Paradigm in the historiography of the Late Precolonial Sudan », in : J. O’BRIEN & W. ROSEBERRY (éd.), Golden ages, dark ages: imagining the past in anthropology and history. Berkeley, University of California Press : 139-151. SUREMAIN, M.-A. de. 2004. « “Histoire coloniale” et construction des savoirs sur l’Afrique ». URL : http://www.histoire.ac-versailles.fr/old/ pedagogie/premieres/conf1/colonisation.htm SURET-CANALE, J., I. KAKE & E. MAQUET. 1971. Histoire de l’Afrique Centrale des origines au milieu du 20 e siècle. Paris, Présence Africaine, 257 p. VANSINA, J., R. MAUNY & L. V. THOMAS (éd.). 1964. The Historian in Tropical Africa: studies presented and discussed at the 4th International African seminar at the University of Dakar, Senegal. Oxford, Oxford University Press, 428 p. WARNIER, J.-P. 1985. Échanges, développement et hiérarchies dans le Bamenda précolonial – Cameroun. Stuttgart, Franz Steiner Verlag Wiesbaden. 324 p. Archéologie coloniale au Maroc : civiliser l’archaïque Henri Terrasse, des premières fouilles archéologiques à leur mise en patrimoine Salima Naji * L ’archéologie au Maroc s’est constituée sous le protectorat français (1912-1956) à la faveur des premières fouilles autour de monuments de l’Antiquité romaine, mis au jour par la poignée d’archéologues qui se forma d’abord autour de la figure du maréchal Lyautey (1854-1934), dans le sillage de Jérôme Carcopino (1881- 1970) et de l’École française de Rome. Ces hommes, issus de l’Instruction publique ou de Saint-Cyr, se sentent investis de la mission de sauver de l’oubli une culture méconnue, menacée par l’extension du « progrès ». Louis Châtelain (1883-1950), premier directeur des Antiquités au Maroc, va, en 1918, installer son service sur un site romain majeur, Volubilis, avant de le transférer dix ans plus tard à Rabat, la capitale, dans le musée archéologique qui portera son nom. La direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités de la Résidence générale du Protectorat intègre alors les départements des Antiquités pré-islamiques (dites plus tard « Antiquités préhistoriques »), des Monuments historiques et des Palais impériaux, dans une action d’inventaire, de sauvegarde ou de mise en valeur patrimoniale à des fins culturelles et touristiques. Dans ce contexte, nous pourrons observer qu’au niveau de la recherche, le bascu- lement vers une idéologie coloniale vient curieusement trouver sa justification dans l’archéologie. Cette période intense de défrichement du passé est inaugurale : les historiens des périodes précédentes ne s’étaient jamais appuyés que sur l’historiogra- phie classique des pouvoirs, en négligeant les monuments. Au contraire, cette généra- tion qui s’attache aux traces tangibles du passé, qui soulève les couches de terre pour en comprendre la constitution, interprète chaque découverte, quitte à transformer les hypothèses en résultats incontestables. Subsiste un hiatus entre le moment de la découverte de l’objet lors des fouilles et son objectivation (ou sa non-objectivation) lors de la publication. Science coloniale, l’archéologie va ainsi épouser les grandes lignes des idéologues du moment et être instrumentalisée pour servir le pouvoir colonial. Une histoire de l’archéologie au Maroc serait à établir en montrant les liens que ce savoir colonial en constitution fit avec les idées de son époque, à partir des découvertes réalisées de vestiges majeurs de l’histoire du pays. * Docteur en anthropologie de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), Architecte DPLG, Rabat (Maroc), [email protected]

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Les Nouvelles de l’archéologie no 126 – Décembre 2011 23

MoKhtar, G. 1980. « Introduction générale », in : G. moKhtar (dir.), Afrique ancienne. Paris, Unesco/Jeune Afrique/ Stock (Histoire générale de l’Afrique, 2), 925 p.

mUdimBe, V. 1988. The invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. Bloomington, Indiana University press, 256 p.

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anthropology and history. Berkeley, University of California Press : 139-151.

sUremain, m.-a. de. 2004. « “Histoire coloniale” et construction des savoirs sur l’Afrique ». URL : http://www.histoire.ac-versailles.fr/old/pedagogie/premieres/conf1/colonisation.htm

sUret-Canale, J., I. KaKe & e. maqUet. 1971. Histoire de l’Afrique Centrale des origines au milieu du 20e siècle. Paris, Présence Africaine, 257 p.

vansina, j., r. maUny & l. v. thomas (éd.). 1964. The Historian in Tropical Africa: studies presented and discussed at the 4th International African seminar at the University of Dakar, Senegal. Oxford, Oxford University Press, 428 p.

Warnier, j.-p. 1985. Échanges, développement et hiérarchies dans le Bamenda précolonial – Cameroun. Stuttgart, Franz Steiner Verlag Wiesbaden. 324 p.

Archéologie coloniale au Maroc : civiliser l’archaïqueHenri Terrasse, des premières fouilles archéologiques

à leur mise en patrimoine

Salima Naji *

L’archéologie au Maroc s’est constituée sous le protectorat français (1912-1956)àlafaveurdespremièresfouillesautourdemonumentsdel’Antiquitéromaine,

misaujourparlapoignéed’archéologuesquiseformad’abordautourdelafiguredu maréchal Lyautey (1854-1934), dans le sillage de Jérôme Carcopino (1881-1970)etde l’École françaisedeRome.Ceshommes, issusde l’InstructionpubliqueoudeSaint-Cyr, se sentent investisde lamissionde sauverde l’oubliunecultureméconnue, menacée par l’extension du «progrès». Louis Châtelain (1883-1950),premierdirecteurdesAntiquitésauMaroc,va,en1918,installersonservicesurunsite romainmajeur,Volubilis, avant de le transférer dix ans plus tard à Rabat, lacapitale,danslemuséearchéologiquequiporterasonnom.Ladirectiongénéraledel’Instructionpublique,desBeaux-ArtsetdesAntiquitésdelaRésidencegénéraleduProtectorat intègrealors lesdépartementsdesAntiquitéspré-islamiques (ditesplustard«Antiquitéspréhistoriques»),desMonumentshistoriquesetdesPalaisimpériaux,dansuneactiond’inventaire,desauvegardeoudemiseenvaleurpatrimonialeàdesfinsculturellesettouristiques.Dansce contexte,nouspourronsobserverqu’auniveaude la recherche, lebascu-lementversuneidéologiecolonialevientcurieusementtrouversajustificationdansl’archéologie. Cette période intense de défrichement du passé est inaugurale: leshistoriensdespériodesprécédentesnes’étaientjamaisappuyésquesurl’historiogra-phieclassiquedespouvoirs,ennégligeantlesmonuments.Aucontraire,cettegénéra-tionquis’attacheauxtracestangiblesdupassé,quisoulèvelescouchesdeterrepouren comprendre la constitution, interprète chaque découverte, quitte à transformerleshypothèsesenrésultatsincontestables.Subsisteunhiatusentrelemomentdeladécouvertedel’objetlorsdesfouillesetsonobjectivation(ousanon-objectivation)lorsde lapublication.Sciencecoloniale, l’archéologievaainsiépouser lesgrandeslignes des idéologues du moment et être instrumentalisée pour servir le pouvoircolonial.Unehistoiredel’archéologieauMarocseraitàétablirenmontrantlesliensquecesavoircolonialenconstitutionfitaveclesidéesdesonépoque,àpartirdesdécouvertesréaliséesdevestigesmajeursdel’histoiredupays.

* Docteur en anthropologie de l’ehess (École des hautes études en sciences

sociales), Architecte dplG, Rabat (Maroc), [email protected]

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Henri Terrasse, naissance de l’archéologie islamique au Maroc

Cette contribution se propose d’éclairer la naissance del’archéologieduroyaumechérifiendanstoutesacomplexitéàpartirdel’unedesesfiguresmajeures,celled’HenriTerrasse(1895-1971) qui, comme historien et archéologue bénévole,conquit lessphèresdupouvoirparuneméthodebienspéci-fiqueconjuguantpratiqueetthéorie,sansnégligerlesarcanesdécisionnels(Naji2010:9-36).Historien,agrégédel’universitéetdocteurès lettres,Terrasseappartientàunegénérationexigeantequia lesentimentdedécouvrirunsolviergesurlequelelleatouteautoritéetdontellevoudraitbiendéciderdudéveloppement.Ilestainsiinté-ressant d’approcher la figure d’un homme qui choisit de sevouerauxartsislamiquesdansunepériodeoùilssontencoreminorés,surtoutfaceàl’archéologieantiquisante.Etpourtant,c’estpourlesavoirdécouvertsetavoirélaborédesconceptsnouveaux reliant les rives opposées de laMéditerranée quecethistorienseferamédiéviste,spécialisted’art«musulman»,à la faveur de nombreuses publications. En 1923, cet élèvede Louis Mâle (1862-1954) devient professeur d’histoire del’islam et de l’art musulman à l’Institut des hautes étudesmarocaines (ihem), puis maître de conférences d’histoire del’artmusulman en 1933, avant d’être choisi, en 1935, pourprendreladirectionduservicedesMonumentshistoriquesduMaroc.À cemoment-là, il chapeaute l’ensemble du servicedes «Antiquités» et ordonne ou codirige les chantiers defouilles. Outre ces activités, il devient en 1941 le directeurde l’ihem, poste qu’il cumule, dès 1945, avec la chaire desétudesd’archéologieetd’artmusulmandelafacultéd’Alger.Ilconserveracestroischargesprestigieusesjusqu’àl’Indépen-dance(1956),aprèslaquelleilrejoindralaCasadeVelázquezdeMadridpourenêtreledirecteur.DuranttoutesacarrièreauMaroc(1923-1956),Terrassealter-neraleschantiersdefouilles, lespublicationsetladirectionduPatrimoineauMarocdontilaesquissélatoutepremièrepolitique,enfondantsonapprochesurdiversconceptschersà ses contemporains: celui d’Occident musulman d’abord,puisceluidel’architecturecomprisecommelieudesynthèsed’apportsexogèneset,enfin,lestempsditsd’antériorité,cettesortedeJahiliya (tempsdesténèbres) oùl’altéritéestremplacéepar l’antériorité: «l’Autre» est, comme nous le verrons endétail,envisagécommeunindividuarrêtéàl’âgeduBronze,unesorted’ancêtrevivant,un témoindecequ’auraitété lacivilisationoccidentale«àsonberceau»(Montagne1930:35).PourcomprendrelatrajectoiredeTerrasse,ilconvientainsidesereplacerdansunepériodededécouvertesimportantespourlepassémarocainetd’élaborationd’une«sciencecoloniale»(Hammoudi2000:265-288),grevéedetorsionsidéologiquesetdontlaportéerestepolitique;«science»danslamesureoùles contrôleurs civils desAffaires indigènes et lesmilitairescoloniauxontproduitdesdocumentsmarquésparuneidéo-logie précise, toujours appareillés à un cadre formel appa-remment rigoureux et systématiquement appliqué à toutesles régions passées sous contrôle français. Cette littératurecontinueàimpressionnerparsaqualitéetàservirdebasederéférences,sansêtretoujourssuffisammentcritiquée;souventpriseaupieddelalettre,ellepeutêtrerecopiéecommeune

véritéinscritedansl’histoireparcequeparfaitementénoncéedanslapériodeidéaliséedesadécouverte.

Des arts islamiques de l’Occident

L’un des premiers concepts que chérira Terrasse est celuid’«Occident musulman» forgé d’abord par Georges Marçais(1876-1962) en Algérie et qui permet d’englober les deuxrivesdelaMéditerranéeavec,auxcôtésdespaysduMaghreb,l’Espagne et la Sicile. Si Terrasse minimise les productionsartistiques et architecturales qui l’ont fasciné la décennieprécédente (Basset & Terrasse 1932), c’est que, entre-temps,ilaélaboréson«œuvre»,L’art hispano-mauresque des origines au xiiie siècle (Terrasse 1932).Dès lors, il ne conçoit plus lesdynasties marocaines que dans leur extension et épanouis-sement en Andalousie, et n’y voit plus que les dépositairesd’unecivilisation féconde, contrainteà l’extinctionune foisredevenueafricaine:

Dans ces forteresses almoravides, l’influence andalouseeffacepeuàpeulesderniersarchaïsmesetprendlepassurlestraditionslocales.Discrètesmaisvisibles, lesinfluencesifriqiyennesapportentquelqueslointainssouvenirsmésopo-tamiens.Ainsis’ébauchecesyncrétismedel’artmusulmand’Occidentquis’accomplitauxiiesiècledansl’empirealmo-hade.(Terrasse1932:227)

Àpartirdesxiie-xiiiesiècles,leMaroc,àl’instardel’Espagnemusulmane, ne connaîtrait qu’une sûre «décadence», lesapports extérieurs assurant la relève. Dès lors, les villes nepeuventêtreornéesquedebâtiments«hispano-mauresques»;mêmeaprès les fouillesde laKoutoubiaalmoravide,Tinmell’Almohadeetd’autressitesimportantsmisaujouraufildesannées,Terrasseneremetpassathèseenquestionetn’ana-lyse jamais ces découvertes que comme les prolongementsspontanés d’un âge d’or cordouan, échoué au Maroc. Cetteidée fera florès bien après l’Indépendance en flattant l’egode l’élite de Fès, ville qui accueillit de nombreux réfugiésd’Espagneaprès laReconquista.Ceux-ci se sentant, pour laplupart,plusprochesd’uneEurope«civilisée»,développée,nepouvaient que s’identifier à l’héritage raffiné d’AlAndalousetaccentuerencorelafausseoppositionentreunecitéfloris-sante d’un Moyen Âge flamboyant et le Maroc profond,rural ou montagnard, considéré comme arriéré. L’«hispano-mauresque»allaitprogressivementdevenir«arabo-andalou».

L’architecture comme synthèse d’origines multiples exogènes

En 1938, Terrasse fait paraître un ouvrage intitulé Kasbas berbères, les grandes architectures du Sud marocain. Il yprésenteunearchitecturearrêtéedansdes tempsarchaïquestoutensemontrantfascinéparlabeautépoignante,presquemystérieuse, de sites découverts par des ethnologues, plusquepardesarchéologues,danslecontextedelaguerrepourla «pacification des confins». S’échafaude alors une théorietrès discutable d’origines toutes exogènes où les filiationssonténuméréesencascade,del’ÉgypteàlaGrèceantiqueenpassantparByzance:

L’architecture qui vit encore aujourd’hui dans les oasismarocainesétait,àlafinduxiiiesiècle,entièrementformée.

Salima Naji | Archéologie coloniale au Maroc : civiliser l’archaïque

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Elleavaitgardélestoursetlesmursobliquesquel’Égypteancienne répandit aux confins du désert en Asie et enAfrique.Romeluiavaitdonnétouslesplansdesesédifices.L’Islam enfin l’ornait des décors géométriques qu’il avaitreçusdelaMésopotamieetdelaPerse.Touteslescivilisa-tionsquiontmarquélemondeberbèreontlaisséleurtracedansl’architecturedesoasis.(Terrasse1938:79)

Invitant à parcourir un inventaire de formes connues,Terrasseprésentedanscetouvrageunesorted’encyclopédiedes grandes civilisations qui se seraient succédé enAfriqueseptentrionale et qui auraient apposé leur «marque» sur lesterritoires. À l’image des pages d’un catalogue, des corres-pondancesvisuellessontsuscitéesentrecertainesarchitecto-niques du Sudmarocain et des édifices antiques considérésalors comme majeurs. L’Afrique, implicitement indiquée audétour d’unephrase, est aussitôtminorée et reste la grandeabsentede cette étude.Ellen’est en effet pas encore consi-déréecommeporteusedecivilisation,parcequ’ellenepossé-deraitsoi-disantaucun«monument»dignedecenom;pourlagénérationdeTerrasse,cecontinentn’apasd’histoire.Fidèle à une formation attentive aux styles, le plan qui sedégagedesonétude–notammentlechapitreintitulé«Origi-nes et parentés de l’architecture des oasis» – rappelle celuidesMonuments d’Afrique septentrionaledePascal-XavierCoste(1847). Ce travail participe de cet «Orient raisonné»mis envaleur par Nabila Oulebsir (2004: 115-166). C’est bien unesynthèsequiprivilégiel’Antiquité,Rome,l’Égypte,auxquellesest accolé l’art musulman que propose alors Terrasse, héri-tier des catégories normatives de la génération précédente.Ainsi, les monuments sont considérés comme les jalonschronologiques illustrant chacun l’évolution cyclique d’unecivilisation,desanaissanceàsonapogée,desondéclinàsadécadence(Winckelmann1789).L’antiquecontinuederesterlaréférenceincontournable.Leplusgrandreprochequel’onpuissedoncfaireauxKasbas berbèresestd’avoirenfermésonobjetdans l’artmonumentalhéritédesgrandes civilisationsdontseréclamelapuissancecoloniale,selonunelecturetrès«colonialiste».

Le culte de la « civilisation »

Le discours sur les matériaux de construction (clivagepierre/terrecrue)est,àcetégard,emblématiqued’unelecturesous-tendantpareillementunvidecivilisationnel.Leshypo-thèses, puis les fouilles archéologiques, privilégieront unmode opératoire en pierre de taille et négligeront d’autresusagesplusvernaculairesdelapierre.Demême,lepiséseraconsidéré comme un matériau de la rapidité, pour édifierdesmuraillesà toutevitesseet sansplan toujourspréconçu(Terrasse1932:225-228).Àtraverscesouvragessurlemonderural ou sur l’architecture deMarrakech, la construction enpisé, certes monumentale, n’incarnera jamais qu’une sous-architecture faite de «boue». Elle évoque une civilisationaltièreoubliée,désormaisenpleinedécadence,cequ’ilreste-raitd’unpassétrès«dégradé»:lespâlesvestigesd’untempsdéfinitivementperdu.Pourtoutecettegénération,eneffet,lacivilisations’incarnedanslapierre, leraffinementvisibledesmisesenœuvreouencoredansledécor,cette«grammairedel’ornement»,pour

reprendreiciletitredel’ouvragedeOwenJones(1856),quiconnut un grand succès et fut un instrument de diffusiondescultures«autres»parl’ornement;onyvoitlaperceptiond’une époque éprise demaniérisme et fascinéepar l’épigra-phie, les motifs, le «décor». Pour elle, la conception orne-mentaleestpremièreetindicatived’undegrédecivilisation.Un peu plus tard, en 1893, Questions de Style. Fondements d’une histoire de l’ornementation d’Aloïs Riegl (1858-1905)vientposer leproblèmedesoriginesdesmotifsvégétauxetde l’arabesque,de l’Égyptepharaoniqueà l’époqueromaine,en intégrantde façonnovatrice l’art islamique (Riegl1992).CertainspagesiconographiquesdeTerrassefontdirectementréférenceàcetouvragesanspourtantleciter(Terrasse1932:357-361).Lemot«décor»appartientàl’esthétiqueoccidentaleditedesBeaux-Artsquidistinguealors lesartsmajeursdesartsmineurs.Sonemploirenvoieàlaméthodequiconsistaitàdécouperlesproductionsculturellesencatégoriesdétachéestantdufondculturelquilesaproduitesquedeleurusage.Fidèles à la théorie évolutionniste, les premiers ethnologueseuropéens qui découvrent l’«art» des peuples non occiden-taux se sont intéressés en effet avant tout à l’ornement, leconsidérant comme l’œuvre première du «primitif», cellequi va, à leurs yeux, du plus simple au plus élaboré, dufiguratifà l’abstrait,dansuneabstraction toutefois toujoursdécorative.Etc’estbienentenducettevisionquevaépouserTerrasse:plusunebâtisseestaustère,etpluselleluiparaîtraprimitive.Moinsun lieuposséderadedécor,plus ilparaîtraarchaïque.CesarchitecturesditesdesKasbasoudesAgadirsdesmontagnessontdifficilementdatables.Pourdoterlesbâti-mentsd’uneépaisseurhistorique,l’archéologues’attacheraàobserverdesdécorspourendégagerdesstylesetdespériodes,pourtantpastoujoursvérifiables.Cettesynthèsetropparfaited’unehistoiredésiréedel’archi-tectureberbèremontre lesderniersengouementsdesannéescoloniales pour cette région du monde et trahit en mêmetempsleshésitationsdessavants,incapablesalorsderestituerconvenablementunearchitecturedontsontsystématiquementniées lesoriginespropres (Naji2001:129-188).La fixitédesociétésreléguéesdansunprésentethnographiques’opposeàlapériodisation.Lesconceptsquiavaientd’abordétéopéra-toiress’avèrentdésormais impuissantsàsaisir lacomplexitédesmodesconstructifsoud’élaborationdesbâtiments,voiredescités.

L’archaïque ou le temps de l’antériorité

Dans beaucoupde travauxdes années 1930 auMaroc, unethéorieclairementidéologiqueérigeainsiprogressivementlepaysdesBerbèresenunisolatoùrésisteraitunepermanenceromainetoujourschrétienne,toutenévacuantsystématique-mentl’idéed’uneoriginelocale.Lacolonisationromainerestelaréférenced’hommesqueleurformation historique importante, déformée par la vision deleurépoque,n’empêchepasd’adhéreràlapolitiquecoloniale.Le mythe de la romanité recouvre d’abord évidemment lavolontédebâtirunEmpiredemêmeenvergure;ensuite,l’idéed’uncousinagereligieux(romainchrétien)justifiela«missioncivilisatrice», laquelleimpliqueraitunesupérioritéhistorique(Rivet1988:220).Onconstruitdesroutes,onpratiquelapoli-

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tiquede la«main-tendue»enassociantconquêteetaména-gementduterritoire,avecleconcoursdel’«indigène»,parlaforces’illefaut;l’actionestd’autantpluslégitime,auxyeuxdes conquérants, qu’ils se sentent supérieurs puisque, selonleurscertitudeshistoriques, lesprimitifsqu’ilsdécouvrentsesontarrêtésdans ledéveloppementauMoyenÂgedans lesvilles, et aux premiers siècles de l’Antiquité dans le monderural.Lemondeberbèreincarnedonclacivilisationocciden-tale«àsonberceau»,et l’Occidentsonapogée.LesécritsdecetautregrandspécialisteduMarocquefutRobertMontagne(1893-1954)explicitentparfaitementcettevisionhistoriciste(Rivet2000:81-92).Montagnen’hésitepasàécrire:

QuantàlaBerbériedesmontagnes,dansle«BledesSiba»,ce pays qui s’est conservé intact dans l’isolement dessommets,c’estlemondeoccidentalunoudeuxmillénairesavantnotreèrequ’elleévoqueàchaqueinstant.(Montagne1930:34-35)

Terrassereprendégalement ledécoupagerégionalenphasesde civilisations successives énoncé comme suit chez sonprédécesseur, qui s’est déjà exercé à rechercher des stadesd’évolutiondespeuplesselonlesrégionsduMaroc:

Lesphasessuccessivesdel’existencedes tribus européennes de l’âgede bronze ou celle des Barbareslors des invasions […], les petitschefsquenousverronssurgirdansl’Atlas […] nous apparaîtront assezsemblables auxTyrans grecs avantla fondation des empires […] cetteantiquité encore vivante sous nosyeux,lorsqu’ellenouslaissedécou-vrirlesaspectslesplushumblesdenotre civilisation à son berceau.(Montagne1930:35)

Cettevisionannihiletouteconsidé-rationpourl’Autre.Sansavoirnila

volontédenuire,ni cellededominer systématiquement, lessavants de la période coloniale transportent avec eux cettevision spécieuse où l’altérité est remplacée par l’antériorité:l’Autreestattardé,inférieur,parcequ’ilappartientàunautretemps,unautreâge,ilestl’archaïque.Persuadésdepercevoirle tempsmythiquede l’Antiquitédans lesmontagnesou lesoasis,lapertedel’irrémédiableassailleceshommesdeculture.EnEuropeoccidentale, laconsécrationdumonumenthisto-riqueetsapréservationsontindissociablesdel’avènementdel’èreindustrielleoùunecohortedeformestoutesfaitess’op-pose augénie des objets fabriquésmanuellement. Les idéo-logues coloniaux,hommesdeplume, sont sensibles à l’idéeselonlaquelle«l’industriearemplacél’art»(VictorHugo);ilssontmobilisésparlaforced’uneconsciencehistoriqueparti-culièreetsesaventaussiêtrelesinstigateursd’unchangementauquelilsaspirentspontanément,aunomduprogrès.Maiscemêmeprogrès,ilsleredoutenttoutefoisdufaitdeleurvisiondu monde représenté en strates historiques. Ils ont ainsi lesentimentd’êtreàlafoislespremiersdécouvreursd’unordrearrêtéquilesfascine,etenmêmetempslesdernierstémoinsd’unmondeinéluctablementvouéaubouleversement.Onsait

Fig 1 – Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El-Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du hammam, avant et après restauration. Au moment où les travaux de fouilles archéologiques ont été entamés en juin 2005, le hammam menaçait de s’écrouler. Parallèlement aux fouilles, un programme de protection a été lancé pour à la fois respecter l’intégrité historique du bâtiment ainsi que ses matériaux de construction originels, et le conforter. Inscrit depuis dans la liste du patrimoine national, le hammam d’Aghmat est l’un des plus grands du monde musulman d’Occident à ce jour identifiés. 2006-2010 (clichés © R. Messier, © A. Fili)

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aussiqueTerrasses’estsouventheurtéàlanouvellegénéra-tiond’urbanistesde l’après-guerre.SesdémêlésavecMichelEcochard (1905-1985) à Marrakech et Casablanca révèlentla position radicale assuméede ceuxqui ne supportent pasqu’onporteatteinteàuneimagesavammentconstruited’unsite arrêté, figé dans l’idéal de perfection de la premièregénération du Protectorat, inquiète de tout ce qui pourraitvenir«altérergravementlaparfaiteharmoniedecesrégions»(Terrasse1938:5).

Conclusion

Lespratiquesdedominationculturellepropresauxsituationscoloniales invitent à esquisser un premier état des lieux àpartirdecertainesfiguresdupouvoir.L’archéologieparticipeainsi clairement de la construction d’une science colonialedontlesprincipauxacteursseplacentdansuneperspectiveàlafoisscientifiqueet idéologique.Lecasrapidementexposéici est à cet égard emblématique. Toutefois, au-delà desimpensésetdesoccultations,ilyaaussiuneréellestratégiedelapartdeceluiquivaseplacercommelepremiergrandhistorienduroyaume.HenriTerrasse,directeurduPatrimoine,élabore un discours recevable qui permet de placer lessites suffisamment haut pour pouvoir ensuite convaincrele pouvoir colonial et la métropole de financer fouilles etsauvetages. Formé dans le champ français de la protectiondupatrimoine– l’undes plus pointus à cemoment-là –, ilinitie et encourage des travaux d’inventaire, de classementet, dès qu’il le peut, de fouilles et de sauvetages,mettant ànotre disposition une documentation d’une richesse excep-tionnellesurl’ensembleduMaroc.Ladimensionconstructiveetstratégiquedel’hommenedoitpasnouséchapper,danslamesureoù elle explique aussi enpartie les réserves scienti-fiquesquepeuventsuscitersestextes.Méthodique,à lafoishommede terrainethommed’action,hommedecontact et

d’expérience,Terrasseestunéruditquiconnaîtparfaitementlesrouagesdusystèmeetessaieratoujoursdeformaliserlesprocéduresd’inscriptionetderestaurationdefaçonpérenne.Encontactpermanentavecceuxqu’ilaformésavecd’autresàl’ihem,Terrasseconnaîtbienlesrégionsetesttenuinformédesbesoinsetdesurgences.Ilestaussiplacédanslaposturedeceluiquiécoutepourproposer,pouridentifieretconserver.DanslesarchivesdelaRésidencegénérale,ondécouvrequ’ilprovoque de nombreuses commissions pour examiner lesdifficultés rencontrées sur le plan financier par l’Inspectiondes monuments historiques et permettre de démultiplier lesactions patrimoniales. La procédure de classement investiede l’autorité de l’État est alors centralisée et sous contrôle,en métropole, du ministère de l’Intérieur et, au Maroc, desAffairesindigènes.Autantdirequelastructureestopérante.De1935àlafinduProtectorat,dunordausuddupays,sesclassements sont nombreux et ses sauvetages providentiels(mosquée de la Karawiyine de Fès, Koubba Mourabitine deMarrakech notamment); il fait également en sorte que sedéveloppentdenombreux chantiers de fouilles dans tout lepays.Aujourd’hui,des liensperdurententre l’ÉcoledeRomeet leMaroc,etdemultiplescodirectionsderecherchestransnatio-nalessontvenuesremplacerlapoignéed’hommeschevronnésquiontsouventopéréseulspendantleProtectorat.Àtraversdenouveauxsitesetavecdesméthodesinspiréespard’autresexigences, les premiers travaux archéologiques dans leroyaumesontrelusdefaçoncritiqueàlalumièredesacquisrécents(fig.1et2et3).Certainsdeceschantierslaissésenfrichedepuislacolonisationsontreprisetapprofondis,selonuneapprochemoinsréductricequiouvredespistesnouvelles,axées toujours sur les problématiques de l’histoire méditer-ranéenne, mais aussi insérées dans le réseau comparatif degrands sites régionauxoudesgrandes routescommerciales,surterrecommesurmer.

Fig. 2 – Fouilles d’Aghmat (Maroc), placées sous l’autorité scientifique de Abdallah Fili (Faculté des Lettres, Université d’El-Jadida) et de Ronald Messier (Vanderbilt Université, USA), vue du Palais. 2008-2011 (clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe). La campagne de 2011 a permis la mise au jour d’un niveau d’occupation remontant au xiie siècle probablement d’époque almoravide, période où la ville jouait le rôle de capitale de l’Empire, avant la fondation de Marrakech (v. 1070). Ces fouilles, portées par une nouvelle génération de chercheurs marocains et étrangers, sont sous-tendues par des problématiques et des méthodes renouvelées qui dépassent nécessairement les résultats de l’époque coloniale. La période islamique du Maroc pour les complexes urbains est désormais mieux connue.

Dossier Archéologie(s) en s i tuat ion coloniale , 1

28 Les Nouvelles de l’archéologie no 126 – Décembre 2011

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Fig. 3 – Stucs découverts dans les décors du palais et de la mosquée d’Aghmat. Objets céramiques à glaçure dite de la cuerda seca – basée sur l’utilisation d’un trait de manganèse mat séparant des glaçures colorées opacifiées – découverts dans le palais d’Aghmat très probablement de fabrication locale. 2006-2011 (clichés © R. Messier, © A. Fili et leur équipe)