les fouilles recentes du phare d'alexandrie

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LES FOUILLES RECENTES DU PHARE D'ALEXANDRIE Le Phare d'Alexandrie, ce bâtiment gigantesque, provoqua dès sa construction l'admiration des anciens et fut rapidement rangé au nombre des sept merveilles du monde. II a tiré son appellation de l'île de Pharos sur laquelle il fut érigé et a donné son nom à tous les autres phares. II s'agit d'un édifice ayant servi la vie maritime durant seize siècles.' C'est le seul monument, excepté les temples - comme celui de Karnak -, qui a été en service aussi longtemps, et c'est sans doute en partie pour cela qu'il reste présent dans notre pensée et dans notre imaginaire. Le Phare est souvent cité dans les textes anciens et contemporains. On en trouve de nombreuses représentations sur des décors peints ou sculptés (dessins, mosaïques, monnaies ... ); des lampes prennent sa forme, etc ... Tous ces documents ont aidé H. Thiersch à donner une reconstitution graphique de l'architecture du Phare (fig. Un siècle après sa destruction, le sultan Qaitbay construisait sa citadelle sur le même emplacement, sur la pointe est de l'ancienne Ile de Pharos (fig. 2)3. Il se servit des pierres du Phare pour construire ce fort. De nombreux auteurs ont écrit sur le Phare. On trouve des descriptions de l'édifice dans les récits des voyageurs anciens et arabes. II n'y a pas eu d'interruption dans la mention du Phare drpuis son érection jusqu'à nos jours. Même après sa destruction, De Vaujanf a signalé la présence de vestiges sous l'eau à côté de la citadelle. Avec l'invention du scaphandre autonome, le Phare d'Alexandrie redevint un sujet d'actualité. Kamel Abou el Saadats, un des pionniers de la plongée sous-marine en Egypte avait attiré l'attention sur ces ruines. En novembre 1962, il avait, avec I'aide de la marine égyptienne, sorti des eaux une statue colossale dite d'Isis Pharia6. Cette statue se trouve maintenant au Musée Maritime National d'Alexandrie. Le musée abrite aussi ses autres découvertes qui ont été renflouées en 1987 : une base colossale et une double couronne de la basse et haute Egypte (fig. 3)'. En 1968, l'Unesco a envoyé la spécialiste d'archéologie sous-marine Honor Frost et le géologue Vladimir Nesteroff pour effectuer le relevé cartographique des pièces les plus importantes du site. Avec I'aide de

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LES FOUILLES RECENTES DU PHARE D'ALEXANDRIE

Le Phare d'Alexandrie, ce bâtiment gigantesque, provoqua dès sa construction l'admiration des anciens et fut rapidement rangé au nombre des sept merveilles du monde. II a tiré son appellation de l'île de Pharos sur laquelle il fut érigé et a donné son nom à tous les autres phares.

II s'agit d'un édifice ayant servi la vie maritime durant seize siècles.' C'est le seul monument, excepté les temples - comme celui de Karnak -, qui a été en service aussi longtemps, et c'est sans doute en partie pour cela qu'il reste présent dans notre pensée et dans notre imaginaire.

Le Phare est souvent cité dans les textes anciens et contemporains. On en trouve de nombreuses représentations sur des décors peints ou sculptés (dessins, mosaïques, monnaies ... ); des lampes prennent sa forme, etc ... Tous ces documents ont aidé H. Thiersch à donner une reconstitution graphique de l'architecture du Phare (fig.

Un siècle après sa destruction, le sultan Qaitbay construisait sa citadelle sur le même emplacement, sur la pointe est de l'ancienne Ile de Pharos (fig. 2)3. Il se servit des pierres du Phare pour construire ce fort.

De nombreux auteurs ont écrit sur le Phare. On trouve des descriptions de l'édifice dans les récits des voyageurs anciens et arabes. II n'y a pas eu d'interruption dans la mention du Phare drpuis son érection jusqu'à nos jours. Même après sa destruction, De Vaujanf a signalé la présence de vestiges sous l'eau à côté de la citadelle.

Avec l'invention du scaphandre autonome, le Phare d'Alexandrie redevint un sujet d'actualité. Kamel Abou el Saadats, un des pionniers de la plongée sous-marine en Egypte avait attiré l'attention sur ces ruines. En novembre 1962, il avait, avec I'aide de la marine égyptienne, sorti des eaux une statue colossale dite d'Isis Pharia6. Cette statue se trouve maintenant au Musée Maritime National d'Alexandrie. Le musée abrite aussi ses autres découvertes qui ont été renflouées en 1987 : une base colossale et une double couronne de la basse et haute Egypte (fig. 3)'.

En 1968, l'Unesco a envoyé la spécialiste d'archéologie sous-marine Honor Frost et le géologue Vladimir Nesteroff pour effectuer le relevé cartographique des pièces les plus importantes du site. Avec I'aide de

MOHAMED MUSTAPHA ABD-EL MAGUID TROPIS VI

Kamel Abou el Saadat, H. Frost a établi le premier plan du site et a localisé 17 pièces architecturales antiques. C'est en 1975 que l'archéologue a décrit le site et publié les photos et les croquis des pièces observées sous la mer (fig. 4)" Depuis cette date les recherches se sont succédées sur ce site avec l'intervention d'amateurs ou d'aventuriersg.

En 1993, le site se trouvait menacé par la construction d'un mur de béton qui était censé protéger la citadelle des tempêtes hivernales. Les autorités égyptiennes ont alors demandé à Jean-Yves Empereur, directeur du Centre d'Etudes Alexandrines (C.E.A.), de procéder à une fouille d'urgence sur le site. Une intervention de 6 semaines a été engagée en octobre et novembre 1994. La fouille était placée sous la direction de J.-Y. Empereur et financée entièrement par l'Institut Français d'Archéologie Orientale (I.F.A.O.). L'équipe comprenait une quinzaine de plongeurs (archéologues, dessinateurs, photographes, topographes et plongeurs professionnels) ainsi que des archéologues du Supreme Council of Antiquities (S.C.A.), le Conseil Suprême des Antiquités. Le but de cette campagne était de mesurer l'étendue du site et d'entreprendre un relevé topographique et photographique avant de mettre à terre quelques-unes des pièces choisies par les autorités égyptiennes (fig. 5).

Ce site immergé, de 6 à 8 m de profondeur, couvre 2,25 ha et comporte des milliers de pièces architecturales (colonnes, bases, chapiteaux, architraves). La plupart sont en granite d'Assouan et certaines de ces pièces atteignent des tailles colossales et des poids considérables. Ces éléments architecturaux appartiennent à l'époque gréco-romaine mais aussi à la période pharaonique, par exemple les colonnes papyriformes (fig. 6).

La sculpture n'est pas absente du site : on trouve des statues colossales hellénistiques de style pharaonique, et un certain nombre de sphinx portant les noms des pharaons ; des reliefs représentent des pharaons et le dieu Ptah (fig. 7).

Une seule inscription grecque a été découverte. Elle se trouvait sur un fragment de marbre portant les traces de cinq lettres en bronze. En revanche, on a une abondance d'inscriptions en hiéroglyphes (fig. 8).

Les résultats très importants révélés par la prospection ont encouragé, d'une part, le S.C.A. à interrompre la construction du mur de béton et, d'autre part, le C.E.A. et I'I.F.A.0 à demander la mise en place de fouilles systématiques.

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Dans les années 1995 et 1996, il y a eu quatre saisons de fouilles : chacune d'elles représentait deux mois de travail sur le site (au printemps et en automne) et regroupait 20 plongeurs scientifiques et 10 plongeurs professionnels. Ces fouilles ont été financées par la société Gédéon, la fondation ELF, la fondation EDF et la société Leica.

Après la prospection du site, il a été décidé de cartographier en détail tous les blocs présents. Pour ce faire, plusieurs moyens ont été utilisés. Par mer calme, les blocs ont été topographiés, soit à I'aide d'un théodolite placé sur le rivage, soit à I'aide d'un GPS (fig. 9)''. Lorsque l'état de la mer ne permettait pas ces opérations, la triangulation sous l'eau a été utilisée. Chaque point relevé a été enregistré sur ordinateur pour permettre l'établissement d'une carte précise du site. Chaque bloc a été gratté à I'aide de racloirs puis mesuré, dessiné, photographié et mis en fiches descriptives. Pour les blocs présentant un intérêt architectural ou épigraphique, des dessins détaillés complètent les banques de données. L'emploi d'une caméra numérique a permis un travail d'image directement sur ordinateur (fig. 10).

Comme on l'a vu précédemment, le site était constitué de plus de 2000 blocs. Trente-quatre d'entre eux ont été choisis pour être mis à terre pendant l'automne 1995 (du 4 au 21 octobre).

A la reprise du travail le 8 avril 1996, deux blocs de plus ont été renfloués devant le président français Jacques Chirac, des ministres égyptiens et français et le Gouverneur d'Alexandrie. Les blocs renfloués, statues, blocs inscrits et décorés, etc., devaient être représentatifs du site sous-marin (fig. 1 1)".

Tous ces blocs ont fait l'objet d'un traitement de dessalinisation par bains successifs renouvelés pendant une période de six mois (fig. 12). Ensuite, le nettoyage mécanique a commencé pour enlever les concrétions marines (fig. 13). Les blocs en quartzite ont été consolidés par le silicate d'éthyle (wacker OH). Ces travaux ont été effectués par les chimistes du laboratoire de conservation et restauration du S.C.A. à Kôm el Dick et les blocs ont été placés dans un musée en plein air tout proche de leur laboratoire (à 20 m du Théâtre Romain) de façon à ce que ces restaurateurs puissent y réintervenir régulièrement (fig. 14).

D'où viennent ces ruines ? C'est la principale question qui se pose.

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D'après les sources, on peut leur attribuer deux provenances : une partie des blocs aurait appartenu au Phare et aux constructions qui se trouvaient sur l'île détruite à la suite de tremblements de terre consécutifs ; pour ce qui est des autres blocs, l'auteur arabe El-ldrissi raconte que pour empêcher les Croisés d'entrer dans le port, le vizir nubien du sultan Saladin a fait jeter dans la mer en 1167 de notre ère des blocs antiques situés près de la colonne de Pompée12.

L'abondance des monuments égyptiens sur le site s'explique par le désir des Ptolémées de décorer leur ville d'éléments empruntés à des sanctuaires vénérables de I'Egypte pharaonique. En l'occurrence, ces objets semblent provenir du site d'Héliopolis que Strabon en 25 av. J.-C. décrit déjà comme un champ de ruines13.

Au fur et à mesure de la fouille l'idée que certains vestiges du site auraient appartenu au Phare antique s'est peu à peu confirmée. En effet, après avoir établi un plan du site, il s'est avéré qu'un grand nombre de blocs de plus de 20 tonnes et de plus de 5 mètres de long présentaient un alignement. L'un de ces blocs s'était fracturé en deux parties (no 1009 et 1010). Ces deux observations permettent de supposer que ces éléments faisaient partie d'un édifice gigantesque qui s'est effondré (fig. 15).

II est clair que ces énormes blocs ne font pas partie de ceux qui avait été déplacés par le vizir du sultan Saladin. En effet, le plus lourd pèse 75 tonnes et il aurait été laborieux avec les techniques existant à l'époque médiévale de déplacer un tel poids.

La majorité des blocs du site sont en granite. II est probable qu'ils ont servi dans la construction du Phare. Même si Strabon décrit ce dernier comme un bâtiment blanc, je propose d'imaginer qu'un plâtre ou un enduit blanc recouvraient ces pierres en granite (ce qui est très fréquent dans les constructions égyptiennes).

Après toutes ces constatations, une question se pose en Egypte : est-il nécessaire de mettre à terre les blocs submergés ; pourquoi ne pas créer un parc sous-marin ? Le renflouage des blocs offre le temps, la possibilité de procéder à des recollages et à des reconstitutions (le cas du sphinx no 1008a+ sa tête 1008b et les fragments de l'obélisque no 2001, 2026 a et b). Le nettoyage des concrétions et la dessalinisation des pièces permet de compléter la lecture des inscriptions déchiffrées sous l'eau et même d'en découvrir de nouvelles. Ce travail a pu aider par exemple à dater plus

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justement l'obélisque 2001, 2026 a et b : daté sous I'eau de l'époque de Ramsès II, il s'avère aujourd'hui, après restauration, appartenir à son père Séti 1"'. L'exposition de l'objet à la lumière naturelle permet en outre de noter de nouveaux éléments et de compléter notre lecture des inscriptions (comme pour le sphinx 2002 sur l'épaule et le flanc gauche). De la même façon on arrive aujourd'hui à mieux interpréter les décors en relief et en creux. Ces blocs ont ainsi fait l'objet de nouveaux dessins. Enfin, la mise à terre valorise les recherches effectuées jusqu'à présent, apporte une connaissance sur l'histoire d'Alexandrie et révèle au public des chefs- d'œuvre jusqu'alors inaccessibles.

Les travaux ne sont pas terminés, il nous faut de trois à quatre saisons pour effectuer la cartographie et accomplir les études architecturales. Les études géophysiques sont nécessaires pour connaître le niveau de I'eau à l'époque antique. Les archéologues ont l'espoir d'obtenir le permis du démontage du mur de béton pour accomplir leurs travaux, d'autant plus que les pièces distinguées se sont trouvées entre les blocs modernes, comme la tête no 1999 (fig. 16) et les bases des statues, ou à côté du mur, comme la statue colossale et le buste. En même temps, les études des experts se poursuivent à terre pour avoir une interprétation complète du site.

Mohamed Mustapha Abd-El Maguid Departement d'Archéologie Sub-aquatique

Avenue El Geish, Stanley Alexandrie

NOTES

1. Le Phare fut commencé sous le règne de Ptolémée I vers 290 avant J.-C. et terminé une dizaine d'années plus tard sous le règne de Ptolémée II. Aux environs de 700 après J.-C. sa lanterne est tombée, il fut restauré en 880 et 910, mais le tremblement de terre de I'an 1100 a fait tombé l'étage octogonal. Enfin, il fut complètement détruit par le tremblement de terre de I'an 1303.

2. THIERSCH, H., Pharos Antike Islam und Occident, Leipzig und Berlin, 1909. 3. C'est l'une des 14 citadelles fondées par Qaitbay sur la Méditerranée pour protéger

I'Egypte. 4. DE VAUJANY, H., Description de I'Egypte, Alexandrie et la Basse Egypte, partie ii, Paris,

1885, p. 40. 5. Une médaille commémorative a été remise à son frère, ainsi qu'à Honor FROST, lors d'une

cérémonie officielle au Consulat Général de France à Alexandrie, le 9 avril 1997. 6. Sur son plan, H. Frost a placé côte à côte les deux statues colossales, suivant les

indications de Kamel Abou el-Saadat. Elles se trouvaient en contrebas de leurs bases jumelles.

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7. Le colonel Mahmoud Sami m'a informé que ces deux pièces se trouvaient à 5 m à l'ouest du colosse.

8. FROST H., <<The Pharos Site, Alexandria, Egypb,, IJNA 4 (1975), pp. 126-130. 9. En 1979 deux journalistes italiens ont plongé sur le site et publié un article dans IL MONDO

SUMERSO, -11 Faro di Alessandria,,, 1980, pp. 48-52. Dans la même année des Américains ont plongé aussi sur le site, cherchant le tombeau d'Alexandre. SCHWARTZ, S.A., Le Projet d'Alexandrie, New York, 1985, pp. 254-5, 267- 284, 290-1, 294-297.

10. L'utilisation d'un GPS différentiel a permis de réduire l'erreur de l'ordre de 1 cm. 11. GRIMAL, N., *Travaux de I'IFAO en 1996,,, BIFAO 96 (1996), pp. 563-570. On corrigera

l'identification erronée, dans ce rapport provisoire, d'un sphinx en grès : il n'appartient pas à Ramsès II, comme on a pu le croire sous l'eau, mais en fait au pharaon Merenptah.

12. ROWE, A. <Bhort Report on Excavation of the G-O-Roman at Pompey's Site,>, BSAA 35 (1 942), pp. 132-1 33.

13. La plupart des monuments inscrits mentionnent des divinités ou un toponyme : il s'agit toujours d'Héliopolis et de ses dieux (par exemple, les âmes d'Héliopolis, le gouverneur d'Héliopolis, etc...).

LES FOUILLES RECENTES DU PHARE D' ALEXANDRIE

Fig. 1

Fig. 2

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Fig. 4b

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MOHAMED MUSTAPHA ABD-EL MAGWlD TROPES VI

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BLOCS RELEVES EN 1994 w - - - - - - - - - - -. (30 blocs) j t5 \

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BLOCS RENFLOUES EN 1 995 ET 1 996

Fig. 10

Fig.

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CARTE DES BLOCS

Fig. 12

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Fig. 13