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L'ÉGLISE RUTHÈNE FACE AUX FIDÈLES Des lendemains de l'Union de Brest au meurtre de Jozafat Kuncewicz (1596 - années 1620) Laurent Tatarenko Publications de la Sorbonne | « Hypothèses » 2011/1 14 | pages 77 à 88 ISSN 1298-6216 ISBN 9782357230187 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-hypotheses-2011-1-page-77.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Laurent Tatarenko, « L'Église ruthène face aux fidèles. Des lendemains de l'Union de Brest au meurtre de Jozafat Kuncewicz (1596 - années 1620) », Hypothèses 2011/1 (14), p. 77-88. DOI 10.3917/hyp.101.0077 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne. © Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.29.12.135 - 30/08/2017 18h36. © Publications de la Sorbonne Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.29.12.135 - 30/08/2017 18h36. © Publications de la Sorbonne

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L'ÉGLISE RUTHÈNE FACE AUX FIDÈLESDes lendemains de l'Union de Brest au meurtre de Jozafat Kuncewicz (1596 - années1620)Laurent Tatarenko

Publications de la Sorbonne | « Hypothèses »

2011/1 14 | pages 77 à 88 ISSN 1298-6216ISBN 9782357230187

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-hypotheses-2011-1-page-77.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Laurent Tatarenko, « L'Église ruthène face aux fidèles. Des lendemains de l'Union deBrest au meurtre de Jozafat Kuncewicz (1596 - années 1620) », Hypothèses 2011/1(14), p. 77-88.DOI 10.3917/hyp.101.0077--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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L’Église ruthène face aux fidèles Des lendemains de l’Union de Brest au meurtre

de Jozafat Kuncewicz (1596 - années 1620)

Laurent TATARENKO*

Rassembler les fidèles fait partie de la pratique quotidienne et de la fonction première du clergé. Cette rencontre suit un rituel précis, où les rôles et les actions de chacun sont strictement répartis et contrôlés par les autorités religieuses, garantes de l’orthodoxie du culte divin. Même quand les ecclésiastiques semblent agir dans un cadre moins formel – lors des prédications ou des visites pastorales – le recours à des modèles ou des questionnaires rédigés façonne largement leur rapport aux laïcs. Tout semble donc obéir à des normes préétablies, qui imposent la parole du pasteur, placé face à ses ouailles, comme la seule source d’autorité, légitimée par le statut et le savoir reconnu de celui-là même qui la prononce. Dans ce face-à-face, l’interaction entre le pouvoir ecclésiastique et son public paraît se réduire à l’acceptation ou au rejet par les fidèles des pratiques et des rites validés par l’Église. Pourtant, que se passe-t-il quand deux autorités concurrentes, définies par les mêmes manifestations cultuelles, cherchent à s’imposer à une même communauté de croyants, quand le message ecclésiastique se fait l’expression d’une action « politique » ? Cette question se posa dans l’Église de rite grec de la Confédération polono-lituanienne, entre uniates et orthodoxes, à partir de la fin du XVI

e siècle. Jusqu’aux années 1570, l’Église orthodoxe1 ruthène resta en retrait de

l’effervescence religieuse, provoquée en Pologne par l’arrivée de la Réforme * Allocataire-moniteur à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, il prépare une thèse, sous la direction de Nicole Lemaitre et Hubert Łaszkiewicz, sur les communautés de rite grec dans la grande-principauté de Lituanie (fin XVI

e - milieu du XVIIe siècle).

1. Dans les sources latines de l’époque médiévale, les Ruthènes étaient les habitants de la Rus’ de Kiev (Ruthenia). À partir du XIV

e siècle, suite à l’éclatement de cette entité politique, ce terme ne désigna plus que les populations de rite grec (orthodoxes, puis

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protestante, puis les débuts de la reconquête catholique. De plus, elle était affaiblie à la fois par un statut politique et économique fragile et un manque de clercs bien instruits, capables de mener une réforme interne. Ainsi elle vit naître un mouvement réformateur parallèle, porté par les laïcs des principales confréries orthodoxes, qui dénonçaient l’état de leur Église et prônaient une reprise en main dont ils devaient devenir les protagonistes. À l’extrême fin des années 1580, la visite du patriarche de Constantinople – Jérémie II – et ses remaniements structurels entraînèrent un début de remise en ordre du clergé et renforcèrent le rôle des confréries religieuses dans l’administration de l’Église. Partiellement dépossédé de son emprise sur les élites laïques, l’épiscopat commença, dès le début des années 1590, à chercher d’autres voies pour rétablir son autorité sur les structures ecclésiastiques, mais aussi sur l’ensemble de la population ruthène. Lors d’assemblées successives, les évêques et le métropolite se résolurent à reconnaître l’obédience du pape et à rentrer dans l’Église catholique. Ils espéraient ainsi gagner le soutien du Saint-Siège, dont le rayonnement s’affirmait à travers les succès quotidiens des ordres de la réforme tridentine. De même, ils voulaient s’assurer l’appui du roi de Pologne et gagner une position semblable aux prélats latins dans les structures politiques de la République. La condition préalable à l’Union, conclue à Rome en 1595 et promulguée dans la Confédération par le synode de Brest d’octobre 1596, était la conservation des rites et des usages propres au christianisme oriental2.

L’ampleur des débats suscités par ce changement de juridiction fait des premières décennies qui suivent la promulgation de l’Union de Brest un moment unique dans la communication entre l’Église ruthène et ses fidèles. Les résistances ou le soutien face aux choix initiés par les évêques sont bien décrits dans les nombreux ouvrages de controverse ou les délibérations des députés de la noblesse, connues par les journaux des Diètes et les instructions des diétines, en Pologne et en Lituanie3. Si cette vision « d’en uniates et orthodoxes), devenues les sujets du grand-prince de Lituanie et du roi de Pologne. 2. Les principales thèses de la vaste bibliographie sur les causes de l’Union de Brest, sont résumées dans la dernière monographie consacrée à cette question : М. ДМИТРИЕВ, Между Римом и Царградом : генезис брестской церковной унии, 1595-1596 [Entre Rome et Constantinople : la genèse de l’Union de Brest, 1595-1596], Moscou, 2003. 3. Pour une présentation générale de la littérature de controverse orthodoxe et uniate, voir A. MARTEL, La Langue polonaise dans les pays ruthènes : Ukraine et Russie blanche (1569-1667), Lille, 1938. Les débats politiques, suscités par l’Union de Brest, ont été étudiés par : П. ЖУКОВИЧ, Сеймовая борьба православного западнорусского дворянства с церковной унией (до 1609 г.) [La Lutte de la noblesse orthodoxe de la Russie occidentale contre l’Union dans les Diètes et les diétines (jusqu’à l’année 1609)], Saint-Pétersbourg, 1901 ; ID., Сеймовая борьба православного западно-русского дворянства с церковной унией (с 1609 г.) [La Lutte de la noblesse orthodoxe de la Russie occidentale contre

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haut » laisse peu de place à la parole des autres groupes sociaux, elle permet néanmoins de saisir le recours aux notions de la multitude et de l’initiative « populaire » par les différents instigateurs du conflit, dans leurs tentatives de légitimation. Par ailleurs, en raison de la proximité cultuelle entre uniates et orthodoxes de cette période, le rejet des prélats entrés dans l’obédience romaine ne peut s’expliquer par des pratiques visibles, perçues comme contraires à la tradition religieuse. Il présuppose, au contraire, que la foule –définie ici comme une assemblée de croyants, réunie autour d’un objectif exprimé de manière commune – assimilait ou relayait consciemment un discours dirigé contre l’« ennemi confessionnel4 ». Comment la présence, le nombre et l’action spontanée des fidèles furent-ils utilisés au service de la polémique ? Cette question invite à la fois à s’interroger sur la mise en récit des agissements de la foule par les partisans et les détracteurs de l’Union et à analyser les liens que chacun des camps tenta d’établir entre les laïcs et l’autorité ecclésiastique.

Les événements survenus à Brest les 6-10 (16-20) octobre 1596 se dessinent à travers les écrits des élites laïques et ecclésiastiques, où la foule est généralement réduite à un anonymat collectif et ne s’exprime que rarement. Pour autant, elle est fréquemment évoquée comme un référentiel dans les choix défendus par les uniates ou les orthodoxes. Ce rôle apparaît notamment dans le déroulement des deux synodes parallèles à Brest – l’un favorable et l’autre opposé à l’union avec Rome – dont les participants s’excommunièrent mutuellement et qui devinrent un moment fondateur pour chacun des deux camps.

Ainsi, dans le récit des événements de Brest, les ouvrages de controverse orthodoxes placent l’accent sur le nombre des membres de l’assemblée, invoqué comme une preuve et une manifestation de l’assentiment de la plus grande partie de la communauté ruthène, en faveur des opposants à l’Union. Une relation, faite d’après le récit d’un prêtre

l’Union dans les Diètes et les diétines (à partir de l’année 1609)], 6 t., Saint-Pétersbourg, 1903-1912 ; T. KEMPA, Wobec Kontrreformacji : protestanci i prawosławni w obronie swobód wyznaniowych w Rzeczypospolitej w końcu XVI i w pierwszej połowie XVII wieku [Face à la Contre-Réforme : les protestants et les orthodoxes dans la défense des libertés confessionnelles dans la République à la fin du XVI

e et dans le première moitié du XVII

e siècle], Toruń, 2007. 4. Voir S. SENYK, « The ukrainian church and latinization », Orientalia Christiana Periodica, 56 (1990), p. 165-187 ; ID., « The sources of spiritualiy of St. Josaphat Kuncevyč », Orientalia Christiana Periodica, 51 (1985), p. 425-436 ; Л. ГУЦУЛЯК, Божественна літургія Йоана Золотоустого в київській митрополії після униї з Римом (період 1596-1839) [La Divine Liturgie de Jean Chrysostome dans la métropolie de Kiev, après l’Union avec Rome (dans la période 1596-1839)], L’viv, 2004.

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présent au synode, mentionne ainsi le chiffre de 600 participants (ecclésiastiques et laïcs) et l’auteur de l’Ekthesis – l’un des seuls ouvrages conservés à fournir une description détaillée du synode orthodoxe – prétend qu’il y avait près de 250 clercs5. Entrés en conflit avec leur hiérarchie ecclésiastique, les orthodoxes n’hésitèrent pas à mettre en avant l’argument de l’autorité des fidèles dans la vie de l’Église. Cela est directement mentionné dans l’ouvrage intitulé Affaire du synode du Brest [Sprawa synodu brześcickiego, ludzi greckiej religii 1596 roku] qui donne un récit univoque de la messe commune, célébrée par les uniates et quelques religieux catholiques latins à l’église Saint-Nicolas de Brest, après la promulgation de l’Union : « après la lecture de l’Évangile lors de la messe, le père Skarga6 prononça dans l’église un prêche en polonais, mais personne ne l’écoutait7 ». Inversement, le déroulement du synode orthodoxe jouissait d’une présentation bien plus solennelle :

« Et, dans l’ordre convenu, l’assemblée ayant adressé la prière à Seigneur Dieu selon les usages de l’Église catholique et apostolique, tous se sont assis à leurs places, qui leur avaient été accordées par le maréchal selon leurs rangs respectifs. Là, ils accueillaient les délégués, écoutaient les délégations et recevaient leurs instructions, lesquels délégués étaient en grand nombre en provenance des tous les districts, aussi bien de la principauté de Lituanie, que des États de la Couronne, et tous venaient au milieu de l’assemblée, devant les délégués du patriarche […]8 »

Pour défendre la légitimité de leur position, les orthodoxes firent donc appel à la définition originelle de l’ecclesia, comprise comme la communauté des

5. Л. ТИМОШЕНКО, « Берестейські церковні собори у жовтні 1596 р : підготовка, склад учасників та провідники [Les synodes de Brest d’octobre 1596 : les préparatifs, la composition des participants et les organisateurs] », Україна в Центрально-Східній Європі (з найдавніших часів до кінця XVIII ст.), 7 (2007), p. 147 et 151. Les calculs réalisés par Leonid Timošenko proposent le nombre de 151 membres du synode orthodoxe contre 24 participants du synode uniate. De plus, durant ces quelques jours, Brest s’est vu remplie de nouveaux arrivants en grand nombre, avec les serviteurs et les soldats des suites princières. Pietro Arcudius parle ainsi d’une véritable troupe privée de plus de 3 000 cavaliers, amenée par le prince Ostrogski. Documenta Unionis Berestensis eiusque auctorum (1590-1600), A. WELYKYJ éd., Rome, 1970, no 246, p. 384. 6. Jésuite polonais, auteur de l’ouvrage O jedności Kościoła Bożego pod jednym Pasterzem i o greckim od tej jedności odstąpieniu [De l’unité de l’Église du Seigneur sous un seul pasteur et de l’abandon de cette unité par les Grecs] (1577) qui dénonçait plusieurs erreurs et abus dans la tradition chrétienne orientale. 7. J. ŁUKASZEWICZ, Dzieje kościołów wyznania helweckiego w Litwie [Histoire des Églises de confession helvétique en Lituanie], t. I, Poznań, 1842, p. 80 (cité dans Л. ТИМОШЕНКО, « Берестейські церковні собори… », art. cité, p. 159). 8. J. ŁUKASZEWICZ, op. cit., p. 78.

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fidèles, en partie sous l’influence des protestants devenus leurs proches alliés politiques, dans le combat contre la diffusion de la réforme tridentine dans la Confédération9.

Une telle attitude n’était pas un procédé rhétorique, réservé à la littérature de controverse. On en retrouve des traces également dans les pièces judiciaires des conflits locaux, qui ont précédé la promulgation de l’Union, comme la plainte de Dementi Dobryński – prêtre de Saint-Georges – datée du 4 décembre 1595, devant le tribunal châtelain [sąd grodzki] de Vilnius. Ce desservant hostile à l’Union protesta contre la fermeture de son église par le vicaire du métropolite et sa démarche fut accompagnée d’une déposition faite par « une assez grande multitude [sic] de gens de religion orthodoxe grecque10 ». L’origine et la nature de ce rassemblement sont incertaines car les propos, enregistrés par le greffier, reprennent parfois les expressions exactes de la narration de l’ecclésiastique. Néanmoins, l’argument avancé met face-à-face deux sources de légitimité opposées, dans la bouche même des fidèles. Ils expliquent ainsi les raisons de leur désobéissance :

« À présent, il est devenu clair que le père métropolite lui-même, à travers son archiprêtre et vicaire, en commun avec le corps municipal des échevins ruthènes de Vilnius [...], retire les trésors des églises de Dieu, excommunie les prêtres sans aucune faute véritable, contrairement aux lois divines et au droit ecclésiastique, fait fermer et sceller les églises, fait cesser la louange du Seigneur et conduit le peuple chrétien vers un grand trouble. Quant à nous, si nous refusons d’écouter le métropolite, nous le faisons car le père métropolite renonça, avec ses autres évêques, à la bénédiction [благословенство] de ses pasteurs supérieurs, les illustres patriarches grecs, et se plaça sous la bénédiction du pape de Rome

11. »

L’épiscopat gréco-catholique opposa à ces critiques l’argument de l’autorité exclusive du clergé. Lors des délégations échangées entre les deux synodes tenus à Brest, le métropolite uniate Rahoza (1589-1599) n’a pas hésité à lancer aux envoyés orthodoxes :

« Votre synode [...] est un attroupement, car vous faites tout sans tête, ce qui n’est pas agréable à Dieu, et c’est une licence proscrite. Vous devez plutôt venir à moi. À l’inverse, je n’ai pas à vous suivre. En effet, nous

9. Ce thème a été analysé en détail dans T. KEMPA, Wobec Kontrreformacji…, op. cit., 2007. 10. Акты, издаваемые Виленскою Археографическою коммисиею [Actes, édités par la commission paléographique de Vilnius] (désormais AVAK), t. VIII, Vilnius, 1875, no 9, p. 23. 11. Ibid.

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savons bien que c’est la tête et non les membres qui commandent au corps

12. »

Ainsi, les références à la foule sont devenues pour les uniates un moyen de discréditer leurs opposants, par l’insistance sur le caractère désordonné et séditieux de ces rassemblements. Un bon exemple en est le conflit qui, en 1601, opposa le nouveau métropolite Hipacey Pociej (1599-1613) aux prêtres orthodoxes de Vilnius, Hrehory Żdanowicz et Karp Łazarowicz. Ces deux bourgeois de la capitale lituanienne avaient été ordonnés par le diocésain orthodoxe de L’viv – l’un des deux évêques de rite grec, demeuré dans l’obédience de Constantinople – et étaient devenus les desservants réguliers de la confrérie orthodoxe de Vilnius13. Le métropolite uniate convoqua à plusieurs reprises les deux ecclésiastiques devant son tribunal, au nom de la règle qui interdisait à un prêtre de célébrer le culte divin dans un autre diocèse que celui de l’évêque qui l’avait ordonné. Les deux prêtres refusèrent de comparaître devant le tribunal du métropolite uniate mais vinrent à la cour de Pociej, en compagnie de trois membres éminents de la confrérie du Saint-Esprit et de quatre huissiers du tribunal châtelain de Vilnius, avec sept autres témoins, pour confirmer leur refus de reconnaître l’autorité métropolitaine14. L’ensemble du cortège comportait donc seize personnes et le métropolite connaissait parfaitement chacun des envoyés de la confrérie orthodoxe. Pourtant, suite à ce refus et en renouvelant sa convocation en justice, il rappela le déroulement de cette première rencontre avec une interprétation particulière de l’épisode. Selon lui, Hrehory Żdanowicz organisa, avec ses « complices », « un grand cortège de personnes prêtes au combat », qui sont venues le 20 juillet à la cour du prélat et lui auraient jeté une cédule avec les raisons de leur désobéissance15. Le métropolite évitait donc volontairement de mentionner le rang et l’identité des individus qui s’étaient présentés devant lui, les dissimulant derrière l’image d’une foule menaçante, dans le but de jeter le discrédit sur le parti

12. Cité dans Л. ТИМОШЕНКО, « Берестейські церковні собори… », art. cité, p. 157. 13. Archives historiques russes d’État (désormais RGIA), f. 823, inv. 1, no 245, fol. 1 ; T. KEMPA, « Wileńskie bractwo Św. Ducha jako centrum obrony prawosławia w Wielkim Księstwie Litewskim w końcu XVI i w pierwszej połowie XVII w. [La confrérie orthodoxe du Saint-Esprit à Vilnius, comme centre de la défense de l’orthodoxie dans la Grande-Principauté de Lituanie à la fin du XVI

e et dans la première moitié du XVII

e siècle] », Białoruskie Zeszyty Historyczne, 21 (2004), p. 55. 14. La confrérie du Saint-Esprit était représentée par le voïvode de Smolensk Jan Abramowicz, ainsi que les princes Bohdan Matfeewicz Oginski et Bohdan Fedorowicz Oginski. Voir RGIA, f. 823, inv. 1, no 247, fol. 1 (édité d’après une copie mal conservée dans AVAK, t. VIII, no 17, p. 41-54). 15. RGIA, f. 823, inv. 1, no 246, fol. 1 : « з великимъ оршаком людей, до бою готовыми ».

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adverse. Dans les premières années qui suivirent la promulgation de l’Union, l’évocation de la foule des croyants devint donc une arme de la controverse, comme argument de légitimité pour les uns et moyen diffamatoire pour les autres.

L’échec de la hiérarchie uniate pour s’imposer de fait comme la seule autorité de rite grec légitime l’amena à s’engager dans un véritable travail de reconquête des âmes, sur les différents territoires de la Confédération, en manifestant sa présence à l’ensemble de la communauté ruthène. Il s’agissait de rendre visible la hiérarchie uniate et, par là, sa juridiction ecclésiastique en se portant solennellement face aux fidèles16. C’est pourquoi l’une des premières actions de Iosyf Rutski (1613-1637), peu après avoir été nommé métropolite de Kiev, fut d’organiser une visite pastorale des territoires de la voïvodie de Kiev à la fin de l’année 1614. Le récit de certains événements présentés dans sa lettre au grand-chancelier de Lituanie, Lew Sapieha, révèle déjà une nouvelle perception qui a fait le deuil de l’unité supposée de la communauté ruthène. En outre, il souligne l’action des moines du monastère des Grottes qui auraient poussé tous les orthodoxes contre le métropolite, alors que ceux-ci ne lui étaient pas fermement hostiles :

« Il y avait une grande agitation entre les gens d’ici [Kiev], aussi bien ecclésiastiques que laïcs, et durant toute une semaine je réunissais des conseils, pour savoir si je devais m’y rendre ou non [...] seul le monastère des Grottes dirigeait tout, s’étant associé au vice-voïvode. Ainsi le clergé ne vint pas à ma rencontre, à l’exception de quelques prêtres des villages voisins. Là où [le cortège ?] faisait son entrée et bénissait les gens de part et d’autre de la route, ils s’inclinaient [...], maintenant nous avons perçu que tout le peuple était avec nous17. »

16. Cet aspect renvoie, en particulier, à la question des processions religieuses qui restent très mal connues pour l’Église ruthène de cette période. Nous savons cependant que, dans les principales cités, le clergé gréco-catholique participait fréquemment, aux côtés des latins, à des processions qui accompagnaient les événements importants de la ville. Pour l’exemple de Vilnius, voir : Археографический сборник документов, относящихся к истории Северо-Западной Руси [Recueil archéographique des documents relatifs à l’histoire de la Rus’ du nord-ouest], t. XII, Vilnius, 1900, p. 44 ; J. KURCZEWSKI, Kościół zamkowy czyli katedra wileńska, w jej dziejowym, liturgicznym, architektonicznym i ekonomicznym rozwoju [L’Église du château ou la cathédrale de Vilnius, dans son évolution historique, liturgique, architecturale et économique], t. III : Streszczenie aktów kapituły wileńskiej, Vilnius, 1916, p. 190. 17. Пам’ятки. Архів української церкви, t. III/1 : Документи до історії унії на Волині і Київщині кінця XVI - першої половини XVII ст. [Monuments. Archives de l’Église ukrainienne, t. III/1 : Documents sur l’histoire de l’Union en Volhynie et sur les territoires de Kiev à la fin du XVI

e et au début du XVIIe siècle (désormais DIU), Kiev, 2001,

no 58, p. 355 (texte revu et modifié).

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Le hiérarque uniate précisa également qu’il put célébrer quatre messes dans la cathédrale Sainte-Sophie, chaque fois devant « une grande assistance ». Rutski notait par là une forme d’autonomie dans les attitudes des fidèles qui ne suivirent pas à la lettre les injonctions des moines et des prêtres orthodoxes de la ville.

Les deux camps finirent donc par reconnaître une certaine place à l’action des laïcs. Cependant, le pouvoir ecclésiastique uniate la réduisait à une approbation tacite et n’accordait que, à de très rares occasions, la possibilité d’instaurer un dialogue, même symbolique, avec la foule des croyants. Dans cette joute confessionnelle, la foule ne put s’imposer comme un réel acteur du conflit que du côté orthodoxe, lors de quelques manifestations violentes d’opposition à la hiérarchie gréco-catholique. Deux épisodes particuliers peuvent servir ici d’exemple : le tumulte de mars 1610 créé par les orthodoxes de Kiev contre le vicaire uniate Antoni Hrekowicz, après son installation dans la ville, et l’assassinat de l’archevêque uniate de Polack, Jozafat Kuncewicz, par les habitants de Vicebsk le 12 novembre 1623.

Durant la première décennie qui suivit l’Union de Brest, la hiérarchie uniate de Kiev était incarnée par un archiprêtre issu du clergé local et un avoué laïc dont les actions se limitaient généralement à la gestion financière des propriétés du métropolite. Dans leurs rapports avec le clergé orthodoxe de la ville – largement majoritaire – la confrontation semblait relever de l’exceptionnel18. Le contexte changea, au début de l’année 1610, avec l’arrivée dans la cité d’un vicaire uniate, Antoni Hrekowicz, proche du métropolite et connu pour ses démêlés avec la confrérie orthodoxe de Vilnius19. Cette tentative de reprise en main institutionnelle se déroulait quelques mois à peine après la mise au pas du clergé ruthène de Vilnius par Pociej, à la suite d’un important conflit qui dura presqu’un an et d’où il sortit vainqueur grâce à l’intervention royale. Les prêtres orthodoxes de Kiev furent sans doute alarmés par cette situation inattendue, perçue comme un prolongement logique des événements lituaniens, et n’acceptèrent de

18. DIU, p. 289-292. 19. A. Hrekowicz était bachelier et diacre de la confrérie orthodoxe du Saint-Esprit mais il en fut chassé, suite à un outrage aux mœurs, et poursuivi devant le Grand Tribunal de Lituanie en juin 1605. Il essaya alors de gagner la protection du métropolite uniate qui put le sauver de la peine capitale. Voir « Справа братства церковного виленского перед судом трибунальным виленским с иеродияконом Антонием Грековичем, передавшимся в унию и осужденным на смерть 1605 г. [L’affaire de la confrérie religieuse de Vilnius devant le Grand Tribunal de Lituanie avec le hiérodiacre Antoni Hrekowicz, passé à l’Union et condamné à mort en 1605] », Я.Ф. ГОЛОВАЦКИЙ éd., Чтения в Императорском обществе истории и древностей российских при Московском Университете, 7/3 (juillet-septembre 1859), p. 1-22.

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rencontrer le nouveau vicaire qu’une semaine après son arrivée, sous prétexte de vouloir profiter du rassemblement de nombreux clercs et fidèles, prévu pour le 7 mars 1610 à l’occasion du premier dimanche du Grand Carême. Ce même jour, quand Hrekowicz célébrait la messe dans la cathédrale Sainte-Sophie, des clercs orthodoxes organisèrent une procession depuis la ville basse jusqu’à la dite l’église cathédrale pour perturber la liturgie, avec succès.

Les sources décrivent l’incident dans trois versions différentes : celle de Hrekowicz lui-même, celle de l’huissier qui a présenté au clergé de Kiev la lettre du métropolite, leur signifiant la nomination du nouveau vicaire et, enfin, celle du clergé orthodoxe local20. Les deux premières dépositions sont assez semblables et prétendent que l’initiative des troubles vint des prêtres kiéviens. La dernière affirme, au contraire, que Hrekowicz commença à vouloir rallier de force tout le clergé ruthène à l’Union, suscitant par là non seulement l’opposition des ecclésiastiques mais l’hostilité générale des habitants. Néanmoins, les trois récits mentionnent l’émotion née dans l’assemblée qui assistait à la messe célébrée par le vicaire uniate. L’origine en est la rumeur prétendant que celui-ci était venu à Kiev pour convertir tous les habitants ruthènes au catholicisme latin. La déposition du religieux uniate affirmait même que les prêtres de la ville avaient envoyé dans l’assemblée réunie à Sainte-Sophie un certain Iwan, qui commença à crier que « les portes allaient se fermer et qu’on allait baptiser tout le monde dans la foi des Polonais [Ляхи]21 ». Pris de panique, les fidèles, qui auraient été plusieurs centaines, s’empressèrent de quitter la cathédrale. L’agitation s’est poursuivie pendant quelques jours et, le lendemain, le vicaire fut même insulté dans la rue par un cosaque et ses compagnons. Si l’autonomie d’action de cette foule de croyants, présents à la messe uniate ou acteurs de la procession orthodoxe, peut être mise en question, l’incident révèle néanmoins l’importance de la rumeur dans les rapports méfiants entre le clergé gréco-catholique et les fidèles dans les territoires peu acquis à l’Union.

Des processus semblables s’observent dans l’épisode qui eut lieu treize ans plus tard à Vicebsk et entraîna la mort de l’archevêque uniate de Polack22. Jozafat Kuncewicz avait été nommé, en 1618, sur le siège

20. DIU, no 39-41, p. 342-345 ; Акты, относящиеся к истории Южной и Западной России [Actes relatifs à l’histoire de la Russie méridionale et occidentale], t. II, Saint-Pétersbourg, 1865, no 37, p. 60-61. 21. DIU, no 41, p. 344. 22. Е.А. ВЕРНИХОВСКАЯ, « Витебское востание 12 ноября 1623 г. [Le soulèvement de Vicebsk du 12 novembre 1623] », dans Славянский альманах 2001, Moscou, 2002, p. 108-132. Nous disposons ici d’une documentation au caractère unique, laissée par le procès de béatification du prélat assassiné, commencé en 1628, qui recueillit lors de ses

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archiépiscopal de Polack, à la suite de Gedeon Brolnicki qui n’avait entrepris que de timides efforts pour propager l’Union dans son diocèse23. Kuncewicz avait, au contraire, la volonté de mener une profonde action pastorale auprès de ses ouailles mais aussi d’asseoir son autorité sur l’ensemble du clergé de rite grec de son territoire et le rallier à l’obédience romaine. Les divers témoignages recueillis lors de son procès de béatification montrent que, dès 1621, son activité avait été critiquée par les habitants de Vicebsk24. Là encore, l’initiative fut donnée par une rumeur qui se propagea au sein de la population ruthène. En effet, cette année, un protestant originaire de la cité, Hregory Bonicki, revint de Varsovie, où il avait croisé Kuncewicz venu dans la capitale à l’occasion de la Diète, et affirma que l’archevêque avait adopté le rite latin25. Quand, peu après, le prélat se trouvait à Vicebsk et célébrait la messe dans l’église de l’Annonciation, une foule vint s’en prendre à lui et à ses assistants, leur reprochant de détruire la foi grecque. À la même époque, certains témoignages prétendent que des moines envoyés par la confrérie orthodoxe de Vilnius étaient également venus à Vicebsk pour demander à la population de ne pas obéir à l’archevêque uniate26. D’autres incidents se répétèrent l’année suivante et donnèrent lieu à un épisode particulier dans le rapport entre Kuncewicz et la communauté de la ville. Arrivé à Vicebsk, il se rendit à l’hôtel de ville et, après avoir rassemblé les habitants, aurait demandé si certains d’entre eux acceptaient l’Union. Cette question mit le feu aux poudres et un témoignage précise que, en dehors de quelques uniates, « presque [tous les autres habitants] de la cité, coiffés simultanément

différentes sessions plusieurs centaines de témoignages des habitants de la ville, impliqués dans les événements. 23. T. KEMPA, « Prawosławie i unia we wschodnich województwach WKL w końcu XVI i pierwszej połowie XVII w. [L’orthodoxie et l’Union dans les voïvodies orientales de la grande-principauté de Lituanie à la fin du XVI

e et dans la première moitié du XVII

e siècle] », Białoruskie Zeszyty Historyczne, 22 (2004), p. 10-13. 24. S. Josaphat Hieromartyr. Documenta Romana Beatificationis et Canonizationis, A. WELYKYJ éd., (désormais SJH), t. I, Rome, 1955, p. 156, 198, 204 et 211. 25. Ibid., p. 205. Bonicki rapportait comme preuve que l’archevêque avait utilisée du pain azyme pour la communion. 26. La situation de l’Église uniate se compliqua au début des années 1620 avec le rétablissement d’une hiérarchie orthodoxe pour la métropolie de Kiev, consacrée par le patriarche Théophane. Même si les nouveaux évêques ne furent pas reconnus par le roi, leur présence renforça les clivages et la lutte pour la légitimité au sein du clergé ruthène. Le siège de Polack avait été accordé à Melecy Smotrycki – l’un des principaux controversistes orthodoxes – qui résidait dans le monastère du Saint-Esprit à Vilnius. La véracité de ses actions contre Kuncewicz reste à établir mais les autorités officielles et une partie de la population du diocèse de Polack le désigna comme l’un des principaux responsables de la mort du prélat uniate. Voir D.A. FRICK, Meletij Smotryc’kyj, Cambridge (Mass.), 1995, p. 76-88 et 103-108.

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de bonnets [pilei] (ce qui est signe de conjuration) et les armes à la main, menacèrent d’exécuter le Serviteur de Dieu sur le champ27 ». Face à l’ampleur de la réaction, Kuncewicz dut jurer devant l’ensemble du peuple de demeurer fidèle au rite grec et le confirmer par des lettres qu’il remit aux autorités municipales28. Si cet engagement ne permit pas de garantir son autorité, il signifiait symboliquement l’acceptation d’une sorte de contrat avec ses ouailles. Toutefois, un an plus tard, les orthodoxes finirent par mettre leur menace à exécution, quand Kuncewicz emprisonna le dernier prêtre orthodoxe de la cité. Ici, le rôle direct de la foule dans le meurtre de l’archevêque uniate suit l’expression traditionnelle des explosions de violence de cette période, à travers des actions destinées à rendre monstrueux le corps de l’ennemi confessionnel29. Toutefois, il est difficile de savoir si cet acte fut la conséquence d’un complot préparé par les élites orthodoxes de la ville ou d’un tumulte spontané. La version d’une sédition générale fut retenue par la commission royale, chargée d’enquêter sur l’affaire. Au terme d’une procédure qui ne dura que cinq jours (17-22 janvier 1624), toute la ville fut reconnue coupable et seuls quelques individus purent échapper à la condamnation30.

La comparaison entre ces deux manifestations hostiles au pouvoir gréco-catholique permet de construire un schéma commun, décrivant la place et l’action de la foule dans ce climat de controverse religieuse. Malgré des contextes très divers, la foule n’apparaît jamais comme un acteur religieux véritablement autonome. À chaque fois, l’initiative paraît revenir, plus ou moins directement, au clergé orthodoxe qui se place au cœur des événements. Si, par la suite, les agissements des laïcs dépassent parfois les attentes des religieux opposés à la hiérarchie uniate, les sources ne permettent pas de leur prêter une démarche confessionnelle propre. En effet, la contestation religieuse, venue de l’assemblée des fidèles, apparaît plutôt comme la réponse primesautière à une rumeur jugée « scandaleuse ». Les exemples évoqués montrent que le grief principal s’exprimait par l’accusation de « latiniser la religion grecque », dans les pratiques, ou d’imposer, de manière forcée, la juridiction des prélats gréco-catholiques. Une fois lancée, cette rumeur se répandait dans la communauté par des individus, devenus les relais de l’hostilité des religieux orthodoxes. La

27. SJH, t. I, p. 198. 28. Ibid., p. 209. 29. L. TATARENKO, « Violence et luttes religieuses dans la Confédération polono-lithuanienne (fin XVI

e - milieu du XVIIe siècle) : l’exemple de la confrontation entre

uniates et orthodoxes », Revue historique, 648 (2008), p. 857-890. 30. Voir la version latine du décret rendu par les commissaires royaux dans SJH, t. I, p. 264-281.

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dernière étape était la mise en mouvement de la population rassemblée qui, à travers l’action violente ou non, condamnait l’outrage fait à ce qui représentait pour elle l’image de la vraie Église.

Dans les affrontements confessionnels qui ont pu émerger dans la communauté ruthène à la suite de l’Union de Brest, la foule joua un rôle conservateur. Pour les deux camps, elle servit de référent, pour confondre ce qui était en dehors de la tradition religieuse ou de la norme institutionnelle de l’Église ruthène. Les orthodoxes utilisèrent ainsi les rassemblements des fidèles pour dénoncer la trahison de la hiérarchie épiscopale, contaminée par les pratiques latines. Les uniates, au contraire, tentèrent de prouver que la majorité de la population de rite grec restait attachée à ses pasteurs légitimes et ne montrait une résistance que sous l’influence insidieuse de quelques personnages récalcitrants, qui la poussaient à des actes inconsidérés et séditieux. Sans devenir de véritables acteurs d’une confrontation qui restait souvent en dehors des pratiques quotidiennes, les fidèles furent davantage l’incarnation des arguments employés par les polémistes. Les manifestations « confessionnelles » de la foule, lors des différents épisodes de la confrontation, furent ainsi des victoires rhétoriques de l’un des camps, qui parvenait à rendre son adversaire abominable aux yeux de la multitude. L’éclatement de l’Église ruthène entre deux traditions institutionnelles fit donc de la foule des croyants l’un des héros ou antihéros de la narration produite par la controverse qui scindait la communauté.

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