« la balance et le trébuchet. les enjeux des sources financières du parlement de paris dans le...

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1 La balance et le trébuchet : enjeux et perspectives de l’étude économique et financière du parlement de Paris dans le renouvellement de son historiographie. Ce que Michel Antoine a appelé la « Révolution de 1661 » marque une étape essentielle dans le processus de domination des finances sur la justice par la suprématie désormais officielle du contrôleur général des finances sur le chancelier. La victoire définitive de la bourse sur le sceau a fait perdurer une nette dichotomie dans les études, au point de rendre irréconciliables durant longtemps justice et finances. Les recherches les plus récentes sur la vénalité, justement à la croisée de ces deux sphères, ont mis fin à ce manichéisme et permettent d’initier une analyse plus globale de la société d’Ancien Régime 1 . Cependant, cet enthousiasme nouveau des chercheurs pour les sources économiques est loin d’avoir pénétré toutes les institutions, particulièrement le parlement de Paris. Institution mythique pour les historiens du dix-huitième siècle, épouvantail de la monarchie pour beaucoup de ses détracteurs, un procès rapide valait mieux qu’une étude sérieuse. Il était alors facile de convoquer comme témoins à charge les mémorialistes du temps, toujours prompts à dénoncer les caprices de cet enfant terrible, souvent sans convoquer les sources. Cette méthodologie était le symptôme d’un malaise et d’une impuissance des historiens à cerner le rôle et l’action du parlement de Paris, malaise d’autant plus grand qu’il n’était pas sans sources, mais quelles sources ! Les incommodités de consultation, de classement et la masse d’archives avaient rendu la tâche impossible pour les historiens du Parlement, obligés de faire de la première cour souveraine du royaume un acteur politique plus qu’une institution judiciaire 2 . 1 Pour le XVII e siècle, Roland Mousnier, La Vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, PUF, 1971, reste indispensable et précieux. Pour une vision plus générale William Doyle, Venality : the sale of offices in eighteenth-century France, Oxford, Clarendon Press, 1996; Id. La vénalité, Paris, PUF, 2000. Christophe Blanquie, Justice et finance sous l’Ancien Régime. La vénalité présidiale, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Robert Descimon, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime. Le bien commun au service des intérêts privés », dans La dette publique dans l’Histoire. Les journées du Centre de Recherches Historiques des 26, 27 et 28 novembre 2001 sous la direction scientifique de Jean Andreau, Gérard Béaur et Jean-Yves Grenier, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006, p. 177 -242. 2 L’historiographie française a longtemps stigmatisé le rôle du parlement de Paris dans la chute de l’Ancien Régime. Les études du XIX e siècle de Joseph-Adolphe Aubenas, Histoire du Parlement de Paris, Paris, Aubenas, 1847, de Charles Desmaze, Le Parlement de Paris, son organisation, ses premiers présidents et procureurs généraux, Paris, Michel Lévy, 1859, de François Mérilhou, Les Parlements de France, leur caractère politique depuis Philippe le Bel jusqu’en 1789, Paris, Cotillon, 1863 ou d’Ernest-Désiré Glasson, Le Parlement de Paris, son rôle politique depuis le règne de Charles VII jusqu’à la Révolution, Paris, Hachette, 1901, ont servi de creuset aux historiens du XX e siècle, de Pierre Gaxotte à Michel Antoine. L’historiographie la plus récente, influencée par les études anglo-saxonnes, a largement relativisé l’action du parlement de Paris dans l’émergence de la Révolution française : William Doyle, The Parlement of Bordeaux and the End of the Old Regime, 1771- 1790, Londres, E. Benn, 1974 ; Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; John Rogister, Louis XV and the Parlement of Paris, 1737-

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La balance et le trébuchet : enjeux et perspectives de l’étude économique et financière

du parlement de Paris dans le renouvellement de son historiographie.

Ce que Michel Antoine a appelé la « Révolution de 1661 » marque une étape essentielle

dans le processus de domination des finances sur la justice par la suprématie désormais

officielle du contrôleur général des finances sur le chancelier. La victoire définitive de la

bourse sur le sceau a fait perdurer une nette dichotomie dans les études, au point de rendre

irréconciliables durant longtemps justice et finances. Les recherches les plus récentes sur la

vénalité, justement à la croisée de ces deux sphères, ont mis fin à ce manichéisme et

permettent d’initier une analyse plus globale de la société d’Ancien Régime1.

Cependant, cet enthousiasme nouveau des chercheurs pour les sources économiques est

loin d’avoir pénétré toutes les institutions, particulièrement le parlement de Paris. Institution

mythique pour les historiens du dix-huitième siècle, épouvantail de la monarchie pour

beaucoup de ses détracteurs, un procès rapide valait mieux qu’une étude sérieuse. Il était alors

facile de convoquer comme témoins à charge les mémorialistes du temps, toujours prompts à

dénoncer les caprices de cet enfant terrible, souvent sans convoquer les sources. Cette

méthodologie était le symptôme d’un malaise et d’une impuissance des historiens à cerner le

rôle et l’action du parlement de Paris, malaise d’autant plus grand qu’il n’était pas sans

sources, mais quelles sources ! Les incommodités de consultation, de classement et la masse

d’archives avaient rendu la tâche impossible pour les historiens du Parlement, obligés de faire

de la première cour souveraine du royaume un acteur politique plus qu’une institution

judiciaire2.

1 Pour le XVIIe siècle, Roland Mousnier, La Vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, PUF, 1971,

reste indispensable et précieux. Pour une vision plus générale William Doyle, Venality : the sale of offices in

eighteenth-century France, Oxford, Clarendon Press, 1996; Id. La vénalité, Paris, PUF, 2000. Christophe

Blanquie, Justice et finance sous l’Ancien Régime. La vénalité présidiale, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Robert

Descimon, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime. Le bien commun au service

des intérêts privés », dans La dette publique dans l’Histoire. Les journées du Centre de Recherches Historiques

des 26, 27 et 28 novembre 2001 sous la direction scientifique de Jean Andreau, Gérard Béaur et Jean-Yves

Grenier, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006, p. 177-242. 2 L’historiographie française a longtemps stigmatisé le rôle du parlement de Paris dans la chute de l’Ancien

Régime. Les études du XIXe siècle de Joseph-Adolphe Aubenas, Histoire du Parlement de Paris, Paris, Aubenas,

1847, de Charles Desmaze, Le Parlement de Paris, son organisation, ses premiers présidents et procureurs

généraux, Paris, Michel Lévy, 1859, de François Mérilhou, Les Parlements de France, leur caractère politique

depuis Philippe le Bel jusqu’en 1789, Paris, Cotillon, 1863 ou d’Ernest-Désiré Glasson, Le Parlement de Paris,

son rôle politique depuis le règne de Charles VII jusqu’à la Révolution, Paris, Hachette, 1901, ont servi de

creuset aux historiens du XXe siècle, de Pierre Gaxotte à Michel Antoine. L’historiographie la plus récente,

influencée par les études anglo-saxonnes, a largement relativisé l’action du parlement de Paris dans l’émergence

de la Révolution française : William Doyle, The Parlement of Bordeaux and the End of the Old Regime, 1771-

1790, Londres, E. Benn, 1974 ; Julian Swann, Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774,

Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; John Rogister, Louis XV and the Parlement of Paris, 1737-

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Ainsi, à trop vouloir décrire le parlement de Paris comme un acteur politique

responsable de la chute de l’Ancien Régime, certaines questions préalables essentielles ont

systématiquement été occultées : comment fonctionne le Parlement, en particulier dans ses

mécanismes financiers ? Quelle place tient-il dans la vie économique de la cité ? Quel est le

rôle du parlement dans la circulation de l’argent par l’intermédiaire du paiement des épices,

des gages, des frais de justice mais aussi des dons et fondations ?

L’analyse du fonctionnement et du rayonnement du Parlement à partir des sources

économiques et financières doit apporter un nouveau regard sur cette institution pour replacer

son action loin des considérations idéologiques ou politiques.

I. Renouveler la recherche sur le parlement de Paris : une question de méthode.

Toute étude innovante sur le parlement de Paris suppose un choix cruel pour

l’historien : renoncer aux sources les plus évidentes et les plus simples d’accès (les sources

judiciaires) pour utiliser en priorité des sources apparemment secondaires (les sources

économiques).

A. Les archives judiciaires, un miroir aux alouettes ?

Tous les inventaires d’archives ou de bibliothèques citent à profusion des sources sur le

parlement de Paris, mais elles sont en réalité rarement exploitables, en particulier la série X

des Archives nationales, véritables sables mouvants prêts à piéger les chercheurs les plus

courageux et les plus inconscients. Pourquoi cette méfiance alors qu’elle semble offrir un

réservoir inespéré ? Avec quarante registres par an produits au début du XVIIIe siècle et près de

quatre-vingt registres dans les années 1780, la recherche s’avère longue, voire éternelle.

Difficile aussi de trouver un arrêt, car la chronologie est plus qu’approximative : les minutes

des procès furent mises au net sur les registres avec plus de dix ans de retard3. La conclusion

est difficile à accepter : les registres du Parlement restent une source périphérique, un piège

plus qu’un recours pour comprendre son fonctionnement. Pour l’étude financière de

1755, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; Peter Campbell, Power and politics in Old Regime

France : 1720-1745, Londres/New-York, Routledge, 1996. 3 Sur la question de l’organisation des archives du Parlement, voir Françoise Hildesheimer, « Exemplaire

Parlement… Le fonds du parlement de Paris aux Archives nationales », Revue de Synthèse, 125, 2004, p. 45-81

et David Feutry, « Mémoire du roi, mémoire du droit. Le procureur général Guillaume-François Joly de Fleury et

le transport des registres du parlement de Paris, 1729-1733 », Histoire et archives, 20, 2006, p. 19-40.

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l’institution, le seul usage réel réside dans la mise en série des mentions de paiement d’épices

en marge des registres ou des minutes4.

Étudier le parlement de Paris dans son fonctionnement économique et financier s’avère

complexe car les sources manquent cruellement. D’abord parce qu’elles n’ont jamais existé :

il n’y eut jamais de comptabilité tenue pour le Parlement car il n’y eut jamais de charge de

comptable ou de commis aux finances du parlement. Cette fonction était exercée par une

personne désignée par les parlementaires, le greffier en chef civil au XVIIIe siècle et aucun

budget précis, aucune comptabilité n’ont été conservés. Ensuite, si des sources de nature

économique ont existé, elles ont disparu à la suite de triages volontaires ou de véritables

catastrophes5.

Malgré ces lacunes, le chercheur n’est pas condamné à se laisser tenter par le chant des

sirènes et à se ruer de nouveau vers la série X, l’exploitation de sources comptables nécessite

de retrouver les archives des acteurs du Parlement et d’effectuer des dépouillements sériels.

B. La collection Joly de Fleury : clé essentielle de compréhension du fonctionnement du

parlement de Paris.

Pour découvrir des sources économiques et financières, il faut avant tout comprendre le

fonctionnement institutionnel du Parlement et cerner les acteurs incontournables. Hommes du

roi, le procureur général et le premier président avaient un rôle fondamental au sein de

l’institution. C’est dans les archives du procureur général que l’on peut trouver de nombreux

renseignements sur son fonctionnement financier, par l’intermédiaire d’une collection unique,

d’une richesse sous-estimée : la collection Joly de Fleury de la Bibliothèque nationale6.

Composée de plus de deux mille cinq cents manuscrits, résultat de l’activité de la famille Joly

de Fleury à la tête du parquet du Parlement durant tout le XVIIIe siècle, elle permet de

4 La mention du montant des épices touchées par les conseillers sur les minutes fut rendue obligatoire par

l’ordonnance de 1498 et renouvelée jusqu’à l’ordonnance de 1673. Pour les conseillers, on trouve les épices

uniquement sur les minutes ; pour les substituts du procureur général, le montant des épices est aussi indiqué sur

les registres. 5 Les négligences de la monarchie pour ses propres archives, les errements des premiers archivistes ou

l’insouciance des gouvernants pour l’histoire de l’État ne forment qu’une infime partie des destructions

d’archives : sous la Révolution, on livra au pilon plus de 15000 comptes de la monarchie (1797) et on détruisit

les archives de la Chancellerie et de la Ferme générale (1811). L’incendie des Tuileries pendant la Commune

causa la perte d’une grande partie des papiers du Contrôle général des finances, Joël Félix, Économie et finances

sous l’Ancien Régime. Guide du chercheur, 1523-1789, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière

de la France, 1994, p. 50-52. Pour une histoire complète des archives gouvernementales, voir l’avant-propos

d’Arthur Michel de Boislisle dans son édition de la Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec

les intendants de province, Paris, Imprimerie nationale, 1874, t. I, p. I-LIX. 6 Sur l’histoire de la collection, David Feutry, Le procureur général Guillaume-François Joly de Fleury, 1675-

1756, thèse d’École des chartes, 2008, thèse à paraître.

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comprendre comment on procédait à la gestion des fonds à laquelle le chef du parquet était

étroitement lié7.

Le greffier en chef civil était commis aux dépenses du Parlement mais ne les effectuait

qu’avec l’aval du procureur général. Ceux qui voulaient être payés devaient donc obtenir du

procureur général un mandement autorisant le greffier en chef civil à effectuer la dépense8. La

collection Joly de Fleury s’impose comme une évidence pour la compréhension des

mécanismes financiers puisque toutes les dépenses et recettes du Parlement étaient sous la

surveillance et la responsabilité de Joly de Fleury. On peut souligner que la profusion de ces

sources s’explique aussi par le déficit structurel de l’institution : avec un revenu fixe assigné

sur le Trésor royal, la première cour du royaume avait eu à juger les grands criminels, bandits

de grand chemin comme Cartouche et ses six cents complices présumés qu’il fallut nourrir à

la Conciergerie. Pour ces procès, les frais de procédures et les épices à distribuer furent

considérables et creusèrent le déficit de la cour souveraine, ce qui poussa le procureur général,

intermédiaire naturel entre le roi et son parlement à rédiger un mémoire pour obtenir une

ordonnance sur le Trésor royal et résorber la dette du Parlement. Ces mémoires détaillés,

résultats d’une situation financière difficile, sont une aide précieuse pour connaître

l’organisation du budget du parlement de Paris.

C. L’apport des dépouillements sériels.

Le parlement de Paris jouait aussi un rôle économique essentiel dans la circulation et la

redistribution de l’argent : épices, frais de justice, fondations étaient autant de moyens de

redistribution. Pour estimer le montant des épices et des frais de justice, le chercheur est

contraint de mettre en série les mentions marginales des archives de la série X aux Archives

nationales. Il s’agit d’estimer combien un officier pouvait toucher d’épices en plus des gages

mais surtout de mettre en rapport la rémunération des officiers avec la finance de l’office.

Deux problèmes se posent pour ces estimations. D’abord, un long travail de

dépouillement attend le chercheur : entre 1715 et 1789, s’il veut connaître la répartition des

épices chez les substituts du procureur général, il lui faudra relever les mentions d’épices dans

7 Les manuscrits 2136 à 2138 donnent tous les détails sur la gestion des fonds du Parlement par le procureur

général. 8 Dans cette mécanique complexe, si le procureur général donnait bien un mandement signé de sa main, il ne

s’occupait pas en réalité des comptes du Parlement. Jusqu’en 1742, c’est son secrétaire, Charles Pelletier, qui

était chargé des comptes. A sa mort en 1742, le procureur général prit officiellement en charge les comptes du

Parlement et dressa pour l’occasion, sans doute à partir des notes de Pelletier, des états de tous les frais et des

esquisses de budget. Les manuscrits 2136 à 2138 de la collection Joly de Fleury montrent que par la suite, les

Joly de Fleury prirent un soin particulier à poursuivre la surveillance des dépenses du Parlement jusqu’à la

Révolution.

5

soixante-neuf registres de conclusions9. Pour les conseillers, la tâche s’annonce encore plus

complexe : le dépouillement de la série « Jugés » oblige à consulter pour tout le XVIIIe siècle

cent soixante deux cartons10 tandis que la série « Conseil » est composée de mille deux cent

deux cartons de minutes11. La masse est imposante, voire écrasante mais le travail est encore

possible. Pour la rétribution des greffiers, le travail d’analyse devient encore plus difficile car

les mentions s’étalent dans toutes les minutes des séries du Parlement, « Conseil », « Jugés »

et « Plaidoiries », ces dernières se composant uniquement pour le XVIIIe siècle de mille quatre

cent cinquante deux cartons12.

Le second problème tient à la nature même de l’office. Au XVIIIe siècle, l’office

s’affirme comme une marchandise, un bien immeuble que l’on peut louer, partager et faire

exercer. Cela est patent dans le cas des offices du greffe, monopolisés et achetés par la même

personne ou la même famille puis loués à un ou plusieurs greffiers en même temps13. Au-delà

de la dissociation entre titulaire et propriétaire, le prix de l’office est au cœur de la réflexion

sur l’office au XVIIIe siècle. Dans ce cas encore, les manipulations et les arrangements sont

nombreux et les renseignements donnés par les traités d’offices ou les rachats lors des

suppressions de charges en 1756 ou lors de l’épisode Maupeou ne sont qu’indicatifs. Seuls les

contrats notariés donnent une juste idée de tous ces arrangements, mais cela suppose des

recherches longues et fastidieuses dans le Minutier central des notaires parisiens14. La

recherche dans les actes notariés constitue aussi le moyen le plus sûr de saisir les

réinvestissements au Parlement par l’intermédiaire des dons et les fondations testamentaires,

dont il assurait la distribution.

9 Arch. nat., X1A 8973 à 9041, conclusions du procureur général. 10 Arch. nat., X1B 435 à 596, Jugés. 11 Arch. nat., X1B 3164 à 4365, Conseil. 12 Arch. nat., X1B 7395 à 8846, Plaidoiries. 13 C’est le cas notamment de la famille Ysabeau qui fournit au XVIIIe siècle une dynastie de secrétaires et de

greffiers au Parlement. Ils possédaient de nombreux offices du greffe et les faisaient exercer par des prête-noms.

Ces derniers reversaient tous les émoluments et appointements de la charge en échange d’une rétribution

annuelle sous forme de rente. Deux sources dans la collection Joly de Fleury expliquent clairement la situation

des Ysabeau venus réclamer le paiement d’indemnités pour la confection des registres du parlement à laquelle

leur père aurait contribué, Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 370, dossier 4202, fol. 2-90 et ms 2126, fol. 27-57. 14 L’inventaire après décès de Jean Étienne Ysabeau, greffier principal commis à la Grand’Chambre et secrétaire

au Parlement précise par exemple les manipulations pour la location des différents offices qu’il possédait et

complète les mémoires contenus dans la collection Joly de Fleury, Arch. nat., MC CXV/482, 2 mai 1733,

inventaire après décès de Jean Étienne Ysabeau. On trouve dans l’inventaire des papiers deux conventions pour

la charge de commis à la communication des minutes : « Convention sous-seing privé du 29 mars 1723

contenant que ledit Ysabeau nommerait le sieur Lhéritier auxdits offices de commis à la conservation des

minutes et contrôleur des arrêts, dont ledit sieur Ysabeau le ferait pourvoir à ses frais et que le sieur Lhéritier

rendroit compte audit sieur Ysabeau des revenus, émoluments et appointements provenant desdits offices et les

lui paierait à la déduction de trois cents livres par an qu’il retiendrait pour seul appointement […]. Double de

convention du 19 avril 1733 par laquelle monsieur Ysabeau s’est obligé de payer au sieur Claude Belin sa vie

durant 400 £ par forme de pension viagère à la charge de continuer la commission que ledit sieur Ysabeau luy a

donnée à la communication des minutes du parlement ».

6

Il ne faudrait cependant pas penser que la recherche d’archives comptables réponde

toujours à une logique prédéterminée. La recherche des fonds des acteurs de la cour et les

dépouillements sériels ne sont que deux approches méthodologiques possibles en parallèle de

la consultation de documents isolés qui viennent confirmer des intuitions, étayer des

suppositions ou détruire des hypothèses. De nombreuses séries souvent factices ou

reconstituées sont l’occasion de trouver des épaves ou documents détachés de leur ensemble.

La série P renferme par exemple des baux de locations de boutiques du palais15, la série U

contient des documents financiers souvent précieux16, la collection Joly de Fleury renferme

un mémoire sur les risque de feu au palais où sont décrites les locations des caves aux

orfèvres et marchands de vin17, sans parler du cabinet des manuscrits de la Bibliothèque

nationale de France où nombre de manuscrits, issus des saisies révolutionnaires, aident à

modifier définitivement la vision du parlement de Paris.

II. Nouveaux regards sur le parlement de Paris.

Le parlement de Paris apparaît comme une institution paradoxale : première cour du

royaume, sa puissance, son influence et ses attributions tentaculaires attiraient dans l’Enclos

du Palais plaideurs, marchands et curieux. Il était sans conteste un moteur de l’économie

parisienne tout autant qu’un prêteur généreux pour une monarchie sans cesse à court d’argent.

Pourtant, le budget dont il disposait restait infiniment faible pour remplir toutes les

prérogatives que la monarchie lui a progressivement laissées.

A. La découverte d’un budget de gestion du Parlement.

Si les arrêtistes, les auteurs de dictionnaires de droit et les archives sont d’une grande

aide pour comprendre la procédure, aucune de ces sources ne parlent du budget propre du

Parlement, de ses recettes et dépenses. À combien montaient les dépenses ? Comment

alimentait-on la buvette, si chère aux magistrats ? Qui se chargeait de fournir le parchemin, le

papier, les bougies ou le pain pour les prisonniers ? La découverte de comptes dans la

collection Joly de Fleury est essentielle pour saisir tous ces détails. L’institution possédait un

15 Arch. nat., P 3823, quittances d’adjudications des boutiques du Palais, 1689. 16 A titre d’exemples, Arch. nat., U 997 : notes et extraits concernant les reconstructions du Palais (1372-1741),

rapport sur l’état de la prison de la Conciergerie, 1793 ou U 1399 : comptes et état de la Conciergerie du Palais,

états mensuels des portions distribuées, 1769-1778 et 1787-1790. 17 Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 2137, fol.228-234.

7

budget annuel relativement modeste : 72000 £ pour 171718, c'est-à-dire bien moins que les

gages et émoluments d’un chancelier, qui touchait 102000 £. Cette somme fut augmentée

progressivement pour atteindre 100000 £ à la fin de l’Ancien Régime19, mais elle ne suffit

jamais à équilibrer un budget structurellement déficitaire. En 1717, lorsque Joly de Fleury fut

nommé à la tête du parquet, le déficit était de 18000 à 20000 £20. Il ne cessa de se creuser

malgré les ordonnances sur le Trésor royal données par le Conseil du roi21.

La deuxième constatation concerne les principaux chefs de dépenses. Cinq dépenses

fixes obéraient particulièrement son budget : sur les 72000 £ à disposition en 1717, les

buvettes représentaient une dépense de plus de 17000 £, le chauffage 9000 £, les bougies plus

de 8000 £, autant que les pensions ou émoluments reçus par certains officiers sur les amendes,

enfin, le pain des prisonniers coûtait chaque année plus de 5000 £. Le déficit chronique

s’expliquait d’abord par l’augmentation des prix de ces denrées tout au long du siècle,

essentiellement pour le bois, le pain et les bougies. Pour ces dernières, le prix fixé dans l’État

du roi était de 35 s. 8 d. la livre alors que le prix réel dépassait les 40 s. la livre22. Des

fournisseurs peu scrupuleux n’hésitaient pas non plus à faire payer au prix fort les produits

vendus au Parlement : le procureur général Joly de Fleury « ayant trouvé le papetier du

Parlement cher » avait limité sa consommation et se fournissait chez d’autres papetiers23.

En dehors de ces frais fixes, une partie du budget était consacrée aux dépenses

occasionnelles ou ponctuelles, comme l’entretien du palais, les frais de lit de justice, mais

surtout pour l’instruction des procès faits à la requête du procureur général, souvent au nom

du roi. Ces procès occasionnaient des dépenses faramineuses qui contribuèrent définitivement

à rompre un équilibre financier déjà précaire : dans l’affaire Cartouche, il avait fallu nourrir,

loger, entendre et juger plus de sept cents complices réels ou présumés. En 1735, l’affaire des

18 Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 2136, fol. 1 : « L’État du Roi, ainsi qu’il a été remis au procureur général du

Roi en 1717 lorsque le Roi l’agréa pour la charge qu’il a l’honneur de remplir, était fixé à la somme de

72000 £ ». 19 Ibid., fol. 123 : lettres patentes sur arrêt du 11 octobre 1781 qui augmente le fonds des menues nécessités du

parlement. Les fonds alloués sur le Trésor royal étaient avant 1781 de 85000 £ par an. 20 Ibid., fol. 7. 21 Le manque de fonds était de 34000 £ en 1723. En 1781, lorsque le roi augmenta le fonds des menues

nécessités du Parlement de 85000 £ à 100000 £, les dettes s’élevaient à 251485 £ 9 s 3 d., ibid. fol. 123. 22 Joly de Fleury signale en 1717 que le prix de la bougie blanche était bien supérieur à son estimation dans

l’État du roi, ibid., fol. 3 : « Celuy qui est commis par le Parlement consulte le procureur général pour faire le

prix tous les ans, comme le prix est bien au-delà de la fixation. Le prix fait, le cirier touche directement du

commis par le parlement ». On possède l’évolution du prix de la cire blanche entre 1741 et 1786 : il passa de

40 s. la livre en 1740 à 50 s. en 1745. Le prix se stabilisa jusqu’en 1771 puis connut une nouvelle inflation : 58 s.

en 1774, 60 s. en 1781 et 66 s. en 1786, soit plus de 60% d’augmentation en quarante ans, Bibl. nat. Fr., Joly de

Fleury, ms 2137, fol. 32. 23 Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 2136, fol. 5 : « Il faut observer que depuis 1721 jusque 1728, le procureur

général ayant trouvé le papetier du Parlement cher, il n’en prit chez lui que pour consommer à peu près le fonds

de l’État du roi et il a pris l’excédent chez Aubin de la Forêt, papetier ».

8

convulsionnaires avait coûté 6000 £24 et l’attentat de Damiens 24446 £, soit près d’un tiers du

budget annuel du Parlement25.

B. Le Parlement et la circulation de l’argent.

La question la plus brûlante est d’estimer le coût de la justice et son corollaire, la

rémunération des conseillers. La première problématique, le coût de la justice au Parlement

pour les justiciables, est une question fondamentale pour comprendre la place de la justice

sous l’Ancien Régime26. En théorie, une réponse claire pourrait être donnée : il faudrait mener

un long travail de reconstitution des affaires à travers les différents registres pour saisir les

frais occasionnés à chaque étape du procès, de la présentation de l’affaire au jugement

définitif, en consultant les registres du greffe des présentations, des affirmations de voyages

d’abord, puis les registres du greffe civil et ceux du Parlement. Dans la réalité, il paraît

improbable de pouvoir reconstituer les affaires au Parlement, tant les difficultés sont

nombreuses27 mais certains documents annexes comme des comptes de particuliers issus de

fonds privés donnent une première esquisse du coût de la justice. C’est particulièrement le cas

d’un tableau dressé par l’intendant Auget de Montyon, observateur attentif de l’évolution de

la justice dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle28. Il donne la répartition de ce que coûte un

procès dont on ne sait par ailleurs rien : dans l’exécutoire des 1921 £ 3 s. 6 d. de dépens à

payer, il distingue les frais d’instruction s’élevant à 1232 £ 5 s. 3 d., les droits à payer au roi

(470 £ 9 s. 3 d.) et les frais du jugement proprement dits (218 £ 5 s. 2 d.), dans lesquels les

épices représentent 128 £. Considérée comme la plaie principale de la justice d’Ancien

Régime, l’étude précise du coût du procès discrédite définitivement la caricature tirée

24 Ibid., fol. 253-257. 25 Ibid., fol. 259-264. 26 Un début de réponse dans l’ouvrage de Benoît Garnot (dir.), Les juristes et l’argent. Le coût de la justice et

l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005. 27 Outre le fait que certains registres du greffe aient été envoyés au pilon par le bureau de triage des titres, il est

matériellement impossible de reconstituer l’intégralité d’une affaire jugée au Parlement. Le classement

chronologique (en grande partie défectueux) est secondaire. Les affaires sont classées dans les séries

« Plaidoiries », « Conseil » et « Jugés » selon la procédure suivie : jugement à l’audience, en conseil ou après

enquêtes par les chambres des enquêtes. Une affaire, depuis l’ordonnance civile de 1667, est obligatoirement

présentée à l’audience de la Grand’Chambre qui décide de la juger immédiatement, de la juger au conseil, de

l’appointer pour obtenir des informations complémentaires ou de la renvoyer devant l’une des chambres des

enquêtes. Or, si ces décisions sont précisées, aucun délai n’est fixé pour la poursuite du procès : les plaideurs les

plus pugnaces font durer leur procès plus d’un siècle alors que d’autres s’arrangent à l’amiable après l’audience

préliminaire de la Grand’Chambre. 28 Archives de l’Assistance publique, 101 FOSS (fonds Montyon), carton 15, déclaration de dépens du mois de

février 1783. Sur Auget de Montyon, voir Louis Guimbaud, Auget de Montyon, 1733-1820, d’après des

documents inédits, Paris, Émile Paul, 1909.

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directement des Plaideurs29. Les épices représentent en réalité une part infime du coût global :

les principaux bénéficiaires des frais de justice sont les auxiliaires de justice et surtout le

Trésor royal par l’intermédiaire des droits du roi payés au greffe.

Le corollaire du coût de la justice est la rémunération des conseillers par les épices. Les

premiers dépouillements parisiens confirment les analyses menées pour d’autres parlements :

elles représentaient une somme modeste, loin d’assurer un véritable salaire au magistrat à qui

les revenus de la terre ou les constitutions de rentes rapportaient bien plus30.

Le Parlement fonctionnait donc comme une gigantesque « pompe à deniers », capable

de capter l’argent sonnant et trébuchant des plaideurs les plus pugnaces et de les redistribuer

aux protagonistes de la scène judiciaire mais aussi et surtout au Trésor royal. Le Parlement

entra alors pleinement dans le mécanisme de recherche d’argent frais pour une monarchie

exsangue. Loin d’en rester à la manne que constituaient les droits versés par les plaideurs au

nom du roi, la monarchie n’avait pas tardé à prendre le contrôle de tout bureau du Parlement

où dormaient des écus : l’exemple du bureau des consignations est révélateur de l’urgence

financière de la monarchie. Tout bien saisi par arrêt du Parlement était géré par ce bureau en

attendant la vente définitive au profit des créanciers. Au fil du temps et compte tenu de la

longueur des procédures, ce bureau avait amassé des sommes considérables provenant des

revenus des biens immeubles. Pour capter ce fonds inespéré, le roi décida de saisir ces

réserves et de les remplacer par des rentes au denier 40.

Enfin, la circulation signifiait aussi réinvestissement de l’argent au Parlement, par

l’intermédiaire des dons et des fondations, dont le procureur général était chargé. Certains

parlementaires avaient confié à la cour leurs fondations. Le procureur général, assigné à cette

tâche, distribuait les fonds dont l’objet était très variable : nombre d’entre elles servaient à

soulager les pauvres31, à les doter32 ou à leur donner une éducation, d’autres avaient des buts

29 Dès le XVIIe siècle circule l’image du magistrat avide d’épices : « On dit d’un juge qu’il aimait bien le pain

d’épices quand il se taxait de grosses épices » peut-on lire à l’article « épices » du Dictionnaire de Furetière en

1690. Les commentaires les plus acerbes et les plus injustes ont continué, particulièrement au XIXe siècle : un

mémoire anonyme intitulé Chronique scandaleuse de la magistrature française contemporaine ou Histoire de la

tyrannie judiciaire en France rappelle que « les épices rapportaient beaucoup, surtout quand le rapporteur savait

tenir une balance d’une main si ferme entre les deux parties, qu’il fût si bien difficile à chacune d’elles de la faire

pencher en sa faveur, à moins d’empiler les poids les uns sur les autres ; c’est ce qu’on appelle plumer la poule

sans la faire crier », p. 128. Si des historiens comme M. Marion ont persisté à considérer les épices comme « une

coutume qui prit rapidement les proportions d’un abus scandaleux », Dictionnaire des institutions de la France

aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Picard, 1923, force est de constater que ces préjugés ne résistent plus à l’analyse

des sources. 30 John Hurt, « Les offices au parlement de Bretagne sous Louis XIV, aspects financiers », Revue d’histoire

moderne et contemporaine, XXIII, janvier-mars 1976, p. 3-31, François Bluche, Les magistrats du Parlement de

Paris au XVIIIe siècle, 1715-1771, Paris, Klincksieck, 1960, p. 123-127. 31 Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 1282, fondations pieuses et œuvres de charité. Ce manuscrit contient toutes

les quittances et les lettres de comptes des fondations.

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bien plus déterminés : l’aumône Courlandon consistait depuis 1707 en une rente de 1200 £ à

répartir chaque année entre les victimes d’incendies et les propriétaires ruinés par la grêle

dans toutes les provinces du royaume33.

C. Le Parlement, un acteur dans l’économie de la cité.

Le Parlement était bien plus qu’une cour de justice, c’était un lieu de vie, un lieu de

commerce. Son activité quotidienne engendrait des allées et venues incessantes dont avaient

su tirer profit les marchands installés dans la galerie Mercière. Le Parlement n’était pas du

tout ce temple de la justice sacrée vantée par Daguesseau, il était aussi un temple occupé par

les marchands que personne n’aurait osé chasser. Toutes les catégories professionnelles

étaient liées à l’institution : des chapelains et prédicateurs pour soulager des âmes aux

marchands pour soulager la déception d’un procès encore reporté, en passant par les artisans

de tous les corps occupés à entretenir le bâtiment, les marchands de vin, les boulangers

attendus à la buvette ou l’imprimeur, complice des parlementaires dans la diffusion des

débats, en théorie secrets.

Le Parlement s’intégrait donc parfaitement à l’espace économique parisien et en tirait

des revenus, versés au roi puisque les recettes faites dans l’Enclos du Palais étaient

considérées comme des biens du Domaine royal. L’intégration au tissu économique allait

même si loin que les caves du palais étaient louées à des orfèvres ou des marchands de vin qui

trouvaient là un lieu commode pour déposer leurs cendres, leur bois à brûler ou les restes de

tonneaux usagés, faisant du parlement un brasier en puissance34.

III. Les sources économiques et financières dans le renouvellement de l’historiographie

du parlement de Paris.

Loin des clichés d’un assaillant poussé par la défense égoïste de ses privilèges,

Léviathan instigateur d’une Révolution qui le balaya finalement, le parlement de Paris

32 Arch. nat., MC, LXV/269, 4 avril 1738, testament de Melchior Cochet de Saint-Vallier, Bibl. nat. Fr., Joly de

Fleury, ms 1286. 33 Bibl. nat. Fr, Joly de Fleury, mss 1283-1285, aumône Courlandon, 1707-1789. 34 On connaît ces détails grâce à un mémoire rédigé après une inspection demandée par le procureur général,

Bibl. nat. Fr., Joly de Fleury, ms 2137, fol. 228-234, « Mémoire pour satisfaire à l’ordre que M. le procureur

général a donné verbalement le mardi cinq du présent mois de janvier 1773 au procureur du roi au bailliage du

Palais pour voir principalement s’il n’y avoit rien à craindre pour le feu en même temps pour connoître qui

habitoit ses souterrains et à quel titre parce qu’il paroît qu’on désiroit y mettre un magasin de pompes

publiques ». On apprend par exemple qu’à côté des caves remplies de broussailles, on trouve une cave « remplie

de cendres des orfèvres que l’on y lave […]. Il serait important de savoir si on y fait que laver les cendres car

l’on prétend qu’il y a une vaste cheminée où l’on y fait la fonte de ce que l’on retire de ces cendres ».

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apparaît comme une institution fragile où la crise des finances et de l’office, symptôme d’un

délaissement royal progressif, fut à l’origine d’une profonde crise de confiance.

A. L’importance du poids économique du Parlement dans la cité permet de réévaluer l’étude

des conflits avec le roi au travers des exils et des translations.

On a souvent considéré pour le XVIIIe siècle les translations et exils du Parlement

comme une punition pour des parlementaires indisciplinés, exilés loin des mondanités

parisiennes35. En réalité, la translation était moins une punition royale qu’un formidable

moyen de pression que le roi faisait exercer par le public sur les parlementaires. En effet,

l’activité économique dont le parlement était le moteur se trouvait réduite à néant : l’exil du

Parlement et son occupation par des gardes en défendant l’entrée signifiaient la ruine du

commerce sur l’Île de la Cité. C’était aussi une source considérable de dérangements pour les

justiciables, obligés de se transporter à quelques lieues de Paris, pour entendre le jugement.

Pression aussi parce que l’arrivée de plus de trois cents officiers et de tout le personnel du

Parlement créait mécaniquement dans une petite bourgade une forte inflation, tant sur les

loyers que sur les denrées, entraînant rapidement l’agitation et le mécontentement des

habitants.

On a souvent souligné le rôle de l’opinion publique s’affirmant au XVIIIe siècle. Le

Parlement ne cessa de s’en réclamer le défenseur ou de le prendre à témoin pour exercer une

pression indirecte, mais on a souvent occulté l’action du roi et de son Conseil sur les

populations pour faire pression sur les parlementaires : l’exemple des translations est flagrant,

le déplacement d’un acteur économique aussi important n’était pas sans générer des

turbulences, dont les doléances populaires faisaient échos, obligeant aussi les parlementaires,

déjà en situation délicate, à tempérer leurs revendications.

B. De la crise des finances à la crise de confiance.

Loin des grands conflits, des remontrances et des lits de justice, l’histoire du Parlement

passe aussi par les enseignements sur son fonctionnement financier. Les comptes étaient

structurellement déficitaires, et ce pour deux raisons : il était l’improbable victime du beau

XVIIIe siècle et de la flambée des prix, mais surtout il n’était pas en mesure, compte tenu de la

faiblesse de son budget de s’affirmer comme le bras armé de la monarchie. Le roi avait rejeté

la responsabilité des grands procès sur le Parlement, mais s’il en avait le prestige, il n’avait

35 Sylvie Daubresse, Monique Morgat-Bonnet, Isabelle Storez-Brancourt, Le Parlement en exil ou histoire

politique et judiciaire des translations du parlement de Paris (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Honoré Champion, 2007.

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plus les moyens de les assumer. Il en allait de même de la rédaction des registres du

Parlement : grand livre des droits du roi et de la mémoire judiciaire, jamais le monarque

n’avait accordé les fonds nécessaires pour combler les années de retard dans la mise en

registre des minutes36.

Avant de parler des aspects politiques, culturels ou sociaux de l’opposition

parlementaire, il faut donc souligner que le Parlement est au XVIIIe siècle une institution en

crise, financière et identitaire, dépassée par le flot des affaires, délaissée financièrement par le

roi, souvent rétif à avancer les 20000 £ ou 30000 £ nécessaires pour revenir à l’équilibre

budgétaire. Héritiers de l’idéal de justice déléguée, les parlementaires acceptaient

difficilement cette précarité qui rompait définitivement le lien privilégié du roi avec son

Parlement, puisqu’il se privait de l’attribut le plus essentiel à son image de roi justicier. Cela

était d’autant plus difficile à admettre que le Parlement n’avait aucune prise sur toutes les

recettes dont il bénéficiait. Pire encore, les recettes sur les amendes dues au roi, les fonds du

bureau des consignations ou les droits du roi versés au greffe ne pouvaient servir à combler le

déficit car elles avaient toutes été aliénées et cédées à ferme. Il est évident que les financiers,

qui avaient déjà avancé l’argent au Trésor étaient peu enclins à aider une institution toujours

prompte à les rabaisser. La crise des finances avait donc progressivement livré toutes les

recettes de la cour aux financiers, faisant naître un sentiment d’abandon ou de mépris de

l’auguste institution. De la crise de confiance à la défiance, il n’y avait qu’un pas : contester

les réformes financières était l’occasion de montrer au roi les errements de sa politique envers

le Parlement.

C. Les offices et la vénalité à l’origine d’une crise d’identité.

Autre fléau de la justice d’Ancien Régime avec les épices, la vénalité a toujours été

dénoncée comme la cause de l’incompétence des juges et de la lenteur de la justice. Pourtant,

la vénalité a avant tout permis à la monarchie d’augmenter ses capacités financières et de

consolider sa dette. L’office était devenu un puissant levier pour le roi dans sa quête de

liquidités : pour les offices du greffe, la monarchie avait coutume de racheter les offices aux

titulaires puis de les recréer, augmentés de nouveaux droits à percevoir dans le but

d’augmenter la finance de l’office37. Pour les offices de conseillers, les augmentations de

36 D. Feutry, « Mémoire du droit, mémoire du roi… », art. cit.. Par manque de fonds et de personnel, la mise en

registre des minutes avait pris plus de dix ans de retard. Le procureur général avait été obligé d’insister durant

plusieurs années pour que les registres du parlement soient déplacés des tours insalubres pour un local adéquat. 37 Pierre Prault, Recueil des édits, déclarations, arrêts, tarifs, règlements et instructions concernant les greffes...,

Paris, Prault, 1736.

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gages, sorte de prêts forcés, avaient été un moyen rapide d’obtenir des fonds en temps de

grande détresse financière.

L’étude des sources comptables montre d’abord la disjonction possible entre le

propriétaire et le titulaire de l’office38. L’office au XVIIIe siècle est devenu clairement une

marchandise, soumise aux lois de l’offre et de la demande, aux situations économiques

locales, potentiellement détachée des obligations et des devoirs dus au roi. La monarchie en

avait pris acte en vendant des offices nouvellement créés en dessous du prix du marché ou en

vendant à un seul adjudicataire des lots de charges, que le bénéficiaire pouvait ensuite écouler

au détail39. Ainsi, la remise en cause de la fonction même du magistrat était à l’origine d’une

crise d’identité. Alors qu’en théorie l’office procurait à son titulaire privilèges, reconnaissance

et obligation d’exercer un service public pour le roi, les excès de la vénalité avaient mis fin à

cette relation qui ne faisait plus de l’officier qu’un « rentier privilégié40 ».

Cette crise identitaire explique, en lien avec d’autres facteurs, l’évolution de la finance

de l’office de conseiller au Parlement au XVIIIe siècle. Comment expliquer la chute du prix de

la charge au XVIIIe siècle alors que d’autres offices comme celui de secrétaire du roi connurent

une ascension prodigieuse jusqu’à la fin de l’Ancien Régime ? Si les principales causes de la

baisse inexorable résident dans sa perte d’attractivité (faible rémunération, la difficulté de

l’activité, moindre prestige), une autre hypothèse est à avancer. Il faut pour cela considérer

l’office comme un placement : l’achat d’une charge de conseiller au Parlement donnait droit à

des gages, rémunération de la finance de la charge, et à des épices, compensation du travail

effectué comme rapporteur d’une affaire. Or, dès les années 1730, les gages ne furent plus

régulièrement payés voire plus payés du tout et ce bien avant les difficultés financières d’une

monarchie en guerre. De ce fait, dans le système progressivement détourné de la vénalité des

charges qui avait fait de l’officier-serviteur du roi un rentier, acheter une charge de conseiller

devenait un placement peu avantageux, conférant une dignité mais ne rapportant pratiquement

rien, alors que d’autres charges combinaient revenus, privilèges et dignité et que certains

placements comme les constitutions de rente aux particuliers étaient rémunérées à 5%. Dès le

début des années 1730 et donc pas seulement dans les années 1770, le sentiment de

délaissement et de déclassement se renforçait chez les parlementaires, bien conscients que

38 Le cas des Ysabeau étudié plus au n’est pas isolé. Il touchait essentiellement les offices du greffe, on pouvait

aussi louer une charge au parlement pour 1200 £ en 1746, R. Descimon, « La vénalité des offices… », art. cit.,

p. 181. 39 Arch. nat., P 3804, le 28 février 1698, Jean Le Lay paie 800000 £, pour l’acquisition des offices de greffiers

civils et criminels et d’appel du présidial de Rennes, des présidiaux de Nantes et Quimper, de greffier criminel

du présidial de Rennes, de tous ceux de la prévôté de Nantes. Charge à lui ensuite de les revendre au détail avec

sans doute un bénéfice substantiel. 40 R. Descimon, « La vénalité des offices… », art. cit., p.186.

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leur patrimoine était entamé par le déficit de la monarchie, alors que le roi réussissait toujours

à trouver des fonds pour ses libéralités curiales.

Cet éclaircissement donne une nouvelle piste pour comprendre la contestation

parlementaire. Dès 1756, lorsque le roi supprima soixante-seize charges, dont la finance, fixée

à 50000 £, ne fut pas remboursée en capital mais en rentes au denier 20, soit 2500 £ de rente

annuelle. Dès 1756, la monarchie était prise dans l’engrenage de la contestation

parlementaire : la suppression des charges était avant tout un acte économique visant à réduire

l’offre pour stimuler la demande et augmenter la valeur des offices, mais dans un contexte

politique tendu, cette suppression apparaissait comme un affront politique, expression la plus

éclatante du « despotisme ». Face à cette dévaluation officialisée et à un remboursement

seulement partiel et très hypothétique, rien ne retenait les parlementaires dans leur rébellion.

Encore au début du XVIIIe siècle, Daguesseau, alors procureur général, avait hésité à résister

au roi lors de l’affaire de la bulle Unigenitus, car la perte de sa charge, dotée d’un brevet de

retenue de trois cent mille livres signifiait la déchéance et la ruine de sa famille. Cela n’était

plus du tout le cas au milieu du XVIIIe siècle. Être privé de sa charge n’était plus une perte

irrémédiable alors même que d’autres charges restaient vacantes au Parlement et pouvait

s’acheter pour quelques milliers de livres ; la rébellion ouverte contre la gestion des finances

du royaume était aussi la contestation de leur sentiment de déclassement social, qui contrastait

avec l’importance politique prise par le Parlement. C’était là l’un des paradoxes les plus

éclatants de la vénalité : le renforcement financier de la monarchie s’était fait par la

consolidation de sa dette colossale au détriment des intérêts financiers des parlementaires,

mais il avait définitivement éliminé tous les organes de consultation des sujets contribuables,

faisant du Parlement l’héritier par défaut de la voix de la Nation.

Le parlement de Paris accumule les paradoxes : institution la plus connue du XVIIIe

siècle, elle en reste pourtant la moins comprise. La faute à Voltaire ? Sans doute. Aux

historiens ? Certainement. Aux sources ? Plus maintenant. Confronté à une histoire politique

chaotique, où les parlements semblent jouer un rôle majeur, l’historien est tenté d’imputer ces

turbulences au plus auguste d’entre eux, le parlement de Paris. Un retour aux sources, au sens

propre comme au sens figuré s’impose donc pour éliminer les derniers préjugés attachés à

l’historiographie partisane. Le chemin vers la compréhension complexe de l’institution

nécessite de saisir son fonctionnement institutionnel et financier. L’analyse des sources

financières montre que l’action perturbatrice du Parlement était moins la cause de

revendications politiques affirmées que le résultat d’une crise profonde.

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En relativisant et en expliquant l’importance politique et administrative prise par le

Parlement au XVIIIe siècle, ces sources rendent perceptible en toile de fond la crise d’une

institution, délaissée par le roi, autrefois vitrine de la monarchie devenue progressivement son

cache-misère.