historiographie et légende au maghreb : la kâhina ou la production d'une mémoire

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EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, Sciences Sociales. http://www.jstor.org EHESS Historiographie et légende au Maghreb: La Kâhina ou la production d'une mémoire Author(s): Abdelmajid Hannoum Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54e Année, No. 3 (May - Jun., 1999), pp. 667-686 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27585919 Accessed: 05-03-2016 04:25 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 129.237.35.237 on Sat, 05 Mar 2016 04:25:18 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Historiographie et légende au Maghreb: La Kâhina ou la production d'une mémoire Author(s): Abdelmajid Hannoum Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54e Année, No. 3 (May - Jun., 1999), pp. 667-686Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27585919Accessed: 05-03-2016 04:25 UTC

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

HISTORIOGRAPHIE ET L?GENDE AU MAGHREB La K?hina ou la production d'une m?moire

Abdelmajid Hannoum

D'o? venait-elle ? Que signifie-t-elle ? O? l'appr?hender ?

Marcel Proust

On sait peu de choses de la K?hina, cette c?l?bre femme berb?re qui a tenu t?te aux Arabes lors des conqu?tes du Maghreb ? la fin du 7e si?cle. Pourtant c'est d'elle que se r?clament aujourd'hui aussi bien les Berb?res, les juifs que les f?ministes, et c'est l'?pisode de sa r?sistance qui explique selon eux le Maghreb des temps pr?sents1. Cet ?pisode, cependant, fut d'abord et pour longtemps le monopole des historiens arabes. Je chercherai donc dans cet article ? voir comment la l?gende s'est form?e, ? partir de quels ?l?ments, et ce qu'elle signifie ? chaque phase de sa transformation. L'analyse r?v?lera ?galement comment les historiens et chroniqueurs ont ?labor? graduellement une mythologie pour justifier la pr?sence arabe au

Maghreb et expliquer la place des Berb?res dans la communaut? musulmane. L'?pisode de la K?hina a pris fin entre 693 et 702, selon les diff?rentes

versions, lorsqu'elle fut tu?e par le g?n?ral arabe Hassan b. al-Nu4m?n. Mais les ?crits sur cet ?v?nement datent seulement du 9e si?cle. Textuel lement, la l?gende n'a donc commenc? qu'un si?cle et demi plus tard. Comment expliquer un tel laps de temps entre l'?v?nement et sa narration ?

Cet article a pour ambition de montrer que l'histoire de la K?hina fut transmise d'abord oralement et que, m?me apr?s avoir ?t? mise par ?crit, elle continua ? faire partie du folklore. Il va sans dire que l'?v?nement

? la conqu?te de l'Ifr?qiya ? fut accompagn?, d?s le d?but, d'une multitude de r?cits, peut-?tre presque autant que de participants. De plus, il est fort

* Cet article est la r??criture d'un chapitre d'un livre ? para?tre, Colonial Histories, Post colonial Memories: The Legend of the Kahina. Je tiens ? exprimer ma profonde gratitude ? I'Institute for Advanced Study ? Princeton qui m'a g?n?reusement accueilli pendant les ann?es 1996-1998. Mes vifs remerciements ? Jocelyne Dakhlia et ? Lucette Valensi pour leurs suggestions aussi bien sur la forme que sur le contenu.

1. Voir mon article ? Historiography, Mythology, and Memory in Modern North Africa ?, Studia Isl?mica, n? 85, f?vrier 1997, pp. 85-130.

667 Annales HSS, mai-juin 1999, n? 3, pp. 667-686.

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L'INVENTION HISTOmOGRAPHIQUE

possible que l'?v?nement n'ait pas ?t? seulement un objet de narration pour les participants mais aussi pour les deux communaut?s ? berb?re et mu sulmane ? ?tant donn? son importance extr?me. Il concerne les musulmans, t?moins de la volont? de Dieu, se manifestant par le succ?s des conqu?tes, au m?me degr? que les Berb?res qui voyaient leur terre conquise. Il ?tait d?s lors in?vitable que ces faits soient d'abord admis par la tradition orale et que celle-ci diff?re selon les groupes. Des ?tudes ont montr? de longue date que les r?cits de guerre sont particuli?rement sujets ? l'influence du folklore. Les soldats eux-m?mes racontent les m?mes histoires d'une fa?on diff?rente y int?grant leur propre folklore2. Il convient cependant, au pr?a lable, de souligner que l'historiographie arabe classique impose sa division ? l'analyste d'un point de vue ? la fois spatial et temporel. Un premier type d'historiographie fut ?crit exclusivement par des historiens orientaux ? M?dine, ? Bagdad, ? Bassora, c'est-?-dire au Mashriq. Un deuxi?me type fut ?crit ? l'?poque m?di?vale, plus pr?cis?ment pendant les 13e et 14e si?cles, par des historiens essentiellement ? mais pas exclusivement ?

maghr?bins. Par souci d'exhaustivit?, un autre type d'historiographie, mo derne cette fois, sera aussi soumis ? l'analyse, afin de voir quelle forme la l?gende de la K?hina a prise ? la veille de l'?re coloniale.

Folklore et histoire

Le plus ancien texte sur la K?hina dont nous disposons remonte ? W?qid? (m. 822), mais ce texte est rapport? par un historien du 12e si?cle, Ibn al

Ath?r (m. 1233). Voici ce qu'il dit :

W?qid? rapporte que la K?hina se montra courrouc?e ? cause de l'as sassinat de Kusayla. Elle a gouvern? l'Ifr?qiya et a inflig? ? ses habitants des actes horribles. Elle les a brutalement opprim?s. Apr?s la mort de Zuhayr b. Qays en 67, les Musulmans de Qayraw?n subirent de forts dommages. 'Abd al-Malik d?signa Hassan b. al-Nu'm?n en Ifr?qiya. Celui ci marcha avec une arm?e consid?rable contre la K?hina. Ils combattirent, les Musulmans furent battus, et plusieurs d'entre eux furent tu?s. Vaincu, Hassan regagna les environs de Barqa et s'y installa jusqu'en 74. 'Abd al Malik lui envoya une arm?e ?norme, avec l'ordre d'attaquer la K?hina. Hassan attaqua la K?hina. Il la battit et la tua ainsi que ses fils. Il retourna ensuite ? Qayraw?n3.

Nous disposons ?galement d'un autre texte, un peu plus tardif, mais remontant cette fois directement ? son auteur, Khal?fa b. Khayy?t arUsf?r? (m. 854), auteur d'un T?rikh4, class? par ordre chronologique. Ibn Khayy?t rapporte qu'en 57/676 Mu'?wiyya b. Ab? Sufy?n envoya Hassan b. al Nu'm?n en Ifr?qiya. Hassan accepta un trait? de paix avec la population

2. Marc Bloch, << R?flexions d'un historien sur les fausses rumeurs de la guerre ?, M?langes historiques, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1963, vol. I, pp. 41-57.

3. Ibn al-Ath?r, Al-K?mil fi al-t?r?kh, Beyrouth, 1965, vol. IV, p. 371. 4. Khal?fa ibn Khayy?t, T?r?kh Khalifa ibn Khayy?t, Najaf, ?d. Akram Diy?' al-'Umar?,

1967, vol. II.

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A. HANNOUM LA L?GENDE DE LA K?HINA

en ?change d'un tribut annuel (khar?j) et s'installa en Ifr?qiya jusqu'? la mort de Mu'?wiyya (59/678)5. Cette information nous conduit ? penser que Hassan servit deux fois en Ifr?qiya ? la premi?re durant le r?gne de Mu'?wiya, la seconde durant le r?gne de 'Abd al-Malik b. Marw?n (685/ 705). Un peu plus loin, dans le m?me ouvrage, Ibn Khayy?t mentionne l'ann?e 72/691 comme ?tant la date de la conqu?te de l'Aur?s par Hassan6. Il mentionne aussi que la K?hina fut tu?e en 74/6937. A part quelques d?tails mineurs concernant les dates, le r?cit d'Ibn Khayy?t ne contredit donc pas celui de W?qid?-Ibn al-Ath?r ; il en dit seulement moins.

Un autre texte remontant ? ce m?me si?cle, ?crit par Bal?dhur? (m. 892), rapporte, d'apr?s W?qid? et d'autres (q?la al-W?qid? wa ghayruhu), que Hassan vainquit la K?hina apr?s avoir ?t? battu par elle8. Ces deux derniers historiens, n?anmoins, sugg?rent ce que W?qid? relate explicitement, ? savoir l'?tat de d?sordre, d'injustice et d'oppression que la K?hina a caus? ? la population. Mais aucun d'eux ne mentionne l'existence de ses fils. Dans le r?cit de W?qid?, l'?tat de lTfr?qiya est d'embl?e un ?tat de d?sordre, d'injustice et de tyrannie, cr?? par une reine non musulmane. La loi de l'islam est suspendue depuis la mort de Zuhayr. Cette m?me id?e est exprim?e, quoique diff?remment, par les trois historiens. W?qid? nous donne m?me une description de lTfr?qiya et des m?faits de la K?hina ? mauvais traitements ? rencontre des musulmans, mort d'un g?n?ral musulman (Zu hayr b. Qays), oppression de la population. Dans le r?cit de Bal?dhur?, l'?tat de d?sordre se trouve exprim? par la mort d'un g?n?ral musulman et par l'h?g?monie et le r?gne d'une femme non musulmane. Dans le r?cit d'Ibn Khayy?t, le d?part de Hassan pr?suppose ce que les s?mioticiens appellent ? un ?tat de manque ?, qui exige du calife l'envoi du h?ros9.

Cette mission ressortit en fait au Jih?d10. Dans ces premiers textes, le calife d?signe un autre musulman pour assurer la protection des musulmans et le respect de la loi islamique. En fait, c'est Hassan qui est le h?ros, le calife n'?tant que celui qui rend la qu?te possible en jugeant que la situation exige une action et en d?signant le h?ros pour s'en charger. En accomplissant sa mission, Hassan remplit en m?me temps ses devoirs de musulman res ponsable et d'officier de l'arm?e musulmane. Dans le r?cit de W?qid?, il

5. Ibid., p. 213. 6. Ibid., p. 267. 7. Ibid., p. 267. 8. Bal?dh?r?, Fut?h al-buld?n, Le Caire, Radw?n Muhammad Radw?n, 1959, p. 228.

Traduction anglaise par Philip Kh?r? Hitt?, The Origins of the Islamic State, New York, Columbia University Press, 1916, vol. I, p. 360.

9. A. Greimas et J. Courtes ?crivent : ? Parmi les fonctions proppiennes, le manque ? associ? au "m?fait" [qui produit un manque, mais de l'ext?rieur] caus? par l'agresseur ? occupe une position essentielle dans le d?roulement narratif, car, au dire m?me de V. Propp, c'est ce qui donne au compte son " mouvement " : le d?part du h?ros, sa qu?te et sa victoire, permettront en effet que le manque soit combl?, le m?fait r?par? ?. S?miotique, dictionnaire raisonn? de la th?orie du langage, Paris, Hachette, 1979, pp. 222-223.

10. Pour une id?e g?n?rale, voir E. Tyan, art. ? Jih?d ?, EI2, vol. II, p. 538. C. L. Cahen, art. ? Harb-ii. Le caliphat ?, EI2, vol. III, pp. 181-184 ; M. Khadduri, War and Peace in the Law of Islam, Baltimore, 1955, pp. 55-73.

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

n'atteint son but qu'? sa deuxi?me tentative. Lors de la premi?re, il est battu par la K?hina. Cette premi?re d?faite n'est qu'un test ; le but ultime ?tant atteint ? la mort de la K?hina et par la restauration de l'islam. Ibn Khayy?t et Bal?dhur?, par souci de concision, ne mentionnent que la phase finale, l'?preuve glorifiante. L'?pisode de la K?hina, avec ses variantes, est donc un r?cit de qu?te, en tout point comparable au conte populaire. La situation initiale est troubl?e par un anti-h?ros, et le besoin de rem?dier au trouble exige ainsi le d?part du h?ros. Dans ces diff?rents r?cits, le h?ros, ce sujet dot? d'une comp?tence et en charge d'une mission, est un musul man, Hassan b. al-Nu'm?n. L'anti-h?ros, responsable de la situation d? grad?e, est la K?hina, une femme infid?le et par-dessus tout d?tentrice du pouvoir royal. Son r?gne engendre le d?sordre, l'oppression, l'injustice. Sa mort signifie au contraire la fin de l'infid?lit? et la restauration de la loi de Dieu.

Les trois r?cits expliquent de ce fait la conqu?te de l'Ifr?qiya. Le r?gne de la K?hina a rendu obligatoire la mission de Jih?d. Les musulmans, du fait m?me qu'ils sont musulmans, ont entrepris de combattre l'infid?lit? et de r?tablir la loi de Dieu. En fin de compte, c'est l'islam qui en Ifr?qiya a cr?? un ? apr?s ?, marqu? par l'ordre et la justice, et un ? avant ? marqu? par l'infid?lit?, la tyrannie et l'injustice. A peine un si?cle apr?s la mort du Proph?te, la communaut? musulmane avait ainsi d?j? ?labor? sa mytho logie. Les exp?ditions militaires, les conqu?tes d'autres pays n'?taient pas consid?r?es comme des agressions motiv?es par l'int?r?t mat?riel mais comme la r?alisation de la volont? de Dieu. L'islam, religion de la paix (oppos?e ? l'anarchie des autres, dans ce cas la K?hina), de la soumission ? Dieu (oppos?e ? la soumission ? la volont? humaine), devait ?tre ?tabli pour le bien de l'humanit?.

Ces r?cits, il convient de le rappeler, furent ?crits au Mashriq et s'adres saient ? la communaut? musulmane. La mythologie qu'ils refl?tent est une

mythologie arabe et musulmane, elle justifie la conqu?te de l'Ifr?qiya et la domination d'un autre peuple. A ce stade, cette mythologie ne concerne pas les Berb?res. Bient?t, cependant, ?mergent des probl?mes relatifs ? l'Ifr?qiya. Alors que la mythologie musulmane pr?sente la conqu?te comme un bien, l'islam ?tant apport? aux Berb?res, la situation sociale est tr?s diff?rente. Comme dans toute conqu?te, les vainqueurs se montrent arro gants vis-?-vis des vaincus, les m?prisant et les maltraitant. Les historiens nous parlent d'une litt?rature abondante, y compris des had?th-s forg?s de toute pi?ce, peignant le Berb?re comme un ?tre bas et vil. Les m?mes historiens parlent aussi de ces fr?quentes r?voltes men?es tant?t par des chefs, tant?t par des proph?tes, tous berb?res ? afin de se d?barrasser de la domination arabe11. Les Berb?res r?ussirent finalement ? s'assurer une autonomie consid?rable sous les Aghlabides12 qui, trois si?cles plus tard, forment des dynasties berb?res respect?es sinon redout?es, qui ? leur tour vont adopter la mythologie qu'on vient de discuter.

11. A. Laroui, L'histoire du Maghreb, Paris, Maspero, 1973. 12. M. Talbi, L'?mirat Aghlabid, Paris, 1966.

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A. HANNOUM LA L?GENDE DE LA K?HINA

Une fois l'autonomie assur?e au Maghreb, les r?cits concernant la r? sistance de la K?hina prennent une autre forme en Egypte, longtemps consid?r?e comme partie int?grante de l'Ifr?qiya. Ibn 'Abd al-Hakam (m. 871) nous donne alors un r?cit bien diff?rent de celui de W?qid?13. A la diff?rence des autres historiens, il est l'auteur d'une histoire locale dont l'objet se restreint ? l'Egypte et au Maghreb, pris comme une seule entit?. Bien plus, Ibn 'Abd al-Hakam ne d?pendait pas compl?tement de ? l'?cole orientale ? d'historiographie ; il avait lui-m?me entrepris une enqu?te orale en Egypte sur la m?moire de cette histoire14. Bien que n'?tant pas maghr?bin, il est le pionnier de ? l'?cole maghr?bine ? d'historiographie. Son texte est travers? par plusieurs voix d'auteurs, certains fort connus et d'autres ano nymes. C'est un texte polyphonique pour utiliser le terme de Bakhtine, ou mieux encore, c'est un texte intertextuel, fait de plusieurs r?cits enchev?tr?s ; loin de constituer un tout harmonieux, ils expriment chacun des opinions diff?rentes, ind?pendantes de celles de l'auteur.

C'est d'abord de son ma?tre Uthm?n b. Salih (m. 835) que Ibn 'Abd al-Hakam tient son premier r?cit sur la K?hina. L'autorit? du ma?tre est ?galement confirm?e par d'autres garants anonymes (Uthm?n wa ghyruh). Selon ce r?cit 'Uqba conquiert le Sus, et se dirige ensuite vers l'Ifr?qiya. Il lib?re la plupart de ses compagnons. Il se rend ensuite ? Tahuda et est attaqu? par Kusayla. 'Uqba et ses compagnons p?rissent. Kusayla se dirige ensuite vers Qayraw?n15. Ibn 'Abd al-Hakam rapporte ?galement un autre r?cit n'ayant pas cette fois de garant (q?la). La K?hina, ou plut?t son ombre, appara?t. Lors de son exp?dition en Egypte, 'Uqba, nous dit-on, marcha en direction du Sud et fut suivi ? son insu par le fils de la K?hina (ibn al K?hina) qui d?truisit chaque puits aupr?s duquel 'Uqba ?tait pass?. 'Uqba atteignit finalement l'Ouest, fut arr?t? par l'oc?an et d?cida de rebrousser chemin. C'est en cours de route qu'il fut attaqu? et tu?. Aucun de ses compagnons ne fut ?pargn?. Le fils de la K?hina se dirigea ensuite vers Qayraw?n et attaqua 'Umar b. Ali et Zuhayr b. Qays. Il fut tu? et son arm?e massacr?e16.

A la lecture de ces deux r?cits, on reste perplexe. On ne sait si ce fils de la K?hina est bien Kusayla ou s'il s'agit d'un autre. La multiplicit? des voix des auteurs se r?f?re bel et bien ici ? des opinions diff?rentes, d'o? le caract?re ?nigmatique et confus du r?cit d'Ibn 'Abd al-Hakam. La po lyphonie, telle que Bakhtine l'entend, si elle existe en historiographie, ne peut que pr?ter ? la confusion d'un genre qui se veut informatif et explicatif ? la fois17. Quant au r?cit concernant l'exp?dition de Hassan et sa rencontre

13. Ibn 'Abd al-Hakam, Fut?h misr wa al-maghrib, Charles C. Torrey (?d.), New Haven, Yale University Press, 1920 (traduction fran?aise d'Albert Gateau, Conqu?te de l'Afrique du Nord et de l'Espagne, avec le texte arabe annot?, Paris, Carbonel, 1947).

14. Ibr?h?m al-'Adaw?, Ibn Abd al-Hakam, Le Caire, 1963, pp. 134-145. 15. Ibn 'Abd al-Hakam, Fut?h misr wa al-maghrib, Charles Torrey (?d.), op. cit. 16. Ibid., p. 199. 17. Pour Bakhtine un roman polyphonique, tel celui de Dosto?evski, est un roman ? plusieurs

voix, les personnages expriment leurs propres points de vue et non pas ceux de l'auteur. Bakhtine, ? Le roman polyphonique ?, dans La po?tique de Dosto?evski, traduit du russe par

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

avec la K?hina, il semble d?couler de l'autorit? d'Ibn 'Abd al-Hakam. Mais il a lui aussi sa sp?cificit? propre. Ibn 'Abd al-Hakam nous donne la date de 73/692 pour l'exp?dition de Hassan qui avance jusqu'en Tripolitaine et, ? partir de l?, atteint Carthage qui est d?j? d?serte. Il attaque ensuite la reine des Berb?res qui contr?lait la quasi-totalit? de l'Ifr?qiya. Il la rencontre ? proximit? d'une rivi?re connue sous le nom de nahr al-bal?y (la rivi?re du d?sastre). La bataille est ?pre. Hassan est vaincu, nombre de ses compa gnons p?rissent et quatre-vingts de ses hommes sont emprisonn?s. Ils sont trait?s avec d?f?rence par la K?hina qui les lib?re tous sauf un certain Kh?lid b. Yaz?d al-'Abs? qu'elle adopte comme fils.

C'est ? ce moment que le r?cit concernant la K?hina change de forme et devient une narration dialogu?e, plus litt?raire, romanesque m?me, puis qu'apr?s la d?faite de Hassan se d?roule une intrigue expliquant toute l'histoire qui suit. C'est, en effet, la captivit? de Kh?lid qui se trouve dor?navant au centre de la l?gende. Elle explique d'abord l'acquisition du savoir-faire n?cessaire ? Hassan avant sa deuxi?me rencontre avec la K? hina. Ainsi Hassan, nous dit Ibn 'Abd al-Hakam, ?crivit-il alors ? Kh?lid pour lui demander des informations sur la K?hina. Il lui r?pondit en cachant le message dans un morceau de pain. La K?hina sortit : ? Mes fils, s'?cria t-elle, votre perte est dans un aliment ?18. Kh?lid ?crivit un autre message, en le mettant cette fois dans une cavit? creus?e dans le pommeau d'une selle. La K?hina s'en avisa encore, et sortit en criant ? ses fils que leur perte se trouvait dans un objet fait de plantes mortes. Le contenu du message n'est pas r?v?l? mais il est facile de supposer qu'il est relatif au combat final. La captivit? de Kh?lid permet aussi surtout de nouer le dialogue entre les Arabes et la K?hina, de mettre en ?vidence et d'expliquer la participation des Berb?res ? l'islamisation du pays. Ainsi, lorsque Hassan s'approcha du lieu o? se trouvait la K?hina :

Celle-ci sortit, la chevelure d?ploy?e. ? Mes enfants, s'?cria-t-elle, que voyez-vous au ciel ?? ? ? Nous voyons, r?pondirent-ils, quelques nuages rouges ?. ? ? Non, par mon Dieu, dit-elle, c'est la poussi?re soulev?e par les chevaux arabes ?. Elle ajouta, s'adressant ? Kh?lid b. Yaz?d : ? C'est pour une pareille journ?e que je t'ai adopt? comme fils. Je vais p?rir, et je te recommande de t'occuper de ton mieux de tes deux fr?res que voici ?.

? ? Je crains, r?pondit Kh?lid, que si tu dis vrai ils ne puissent ?chapper ? la mort !? ? ? Que non ! L'un d'eux m?me jouira chez les Arabes d'un prestige plus grand qu'il n'en a aujourd'hui. Pars, et assure-toi de la vie de mes fils ! ?. Kh?lid partit, rencontra Hassan, le mit au courant de ce qui se passait, et obtint quartier pour les deux jeunes gens. Les troupes de Hassan comprenaient un groupe de Berb?res Butr que le chef arabe fit

Isabelle Kolitcheff, Paris, Le Seuil, 1970. Tel ne peut ?tre le cas de l'historien qui, lui, est ? un juge ? comme nous dit Paul Ric ur : ? Il est mis dans une situation r?elle ou potentielle de contestation et tente de prouver que telle explication vaut mieux que telle autre ?, P. Ric ur, ? L'intentionnalit? historique ?, dans Temps et r?cit, vol. I, Paris, Le Seuil, 1983, p. 247.

18. Ibn 'Abd al-Hakam, traduction d'Albert Gateau, op. cit., p. 79.

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A. HANNOUM LA L?GENDE DE LA K?HINA

passer sous le commandement de l'a?n? des deux fils de la K?hina, qu'il honora de son amiti? personnelle19.

Il convient de noter que ce dialoguisme est monologique. La multiplicit? des voix n'implique pas, ne refl?te pas dans le cas pr?sent une multiplicit? des points de vue. Elle refl?te la voix m?me de l'auteur historien. Or le statut de ce dernier est probl?matique. L'historien arabe classique ne semble pas avoir un statut distinct, et m?me son m?tier est demeur? longtemps ignor?, au moins jusqu'au 10e si?cle, ne figurant pas dans le catalogue des connaissances de son temps20. L'historiographie arabe classique constitue ainsi un corpus textuel public ; les critiques litt?raires arabes, extr?mement sourcilleux lorsqu'il s'agit du plagiat litt?raire, po?tique surtout, ne disent

mot de ces historiens qui passent leur temps ? se copier. Le r?cit historique se construit, nous semble-t-il, en dehors de l'historien. C'est la communaut? qui, en quelque sorte, est cens?e ?noncer ce discours historique, orient? vers un but et servant une id?ologie, c'est-?-dire se construisant comme une mythologie.

Le dialoguisme dont Ibn 'Abd al-Hakam se fait l'?cho, et qui d'ores et d?j? est reproduit par presque tous les auteurs post?rieurs, ne doit donc pas nous leurrer. Il est encore une fois monologique dans le sens o? le dialogue de la K?hina avec ses fils, et avec Kh?lid, n'exprime pas des positions distinctes mais sert seulement l'id?ologie du texte. Il ?nonce le consentement des Berb?res, leur adh?sion ? l'islam, et leur contribution ? l'av?nement de l'islam au Maghreb. La K?hina parle dans le r?cit, mais seulement pour exprimer la voix de la communaut? des musulmans. Le r?cit de la K?hina, chez Ibn 'Abd al-Hakam, est un r?cit ?pique et pour les Arabes et pour les Berb?res. Il ne se contente pas de raconter l'h?ro?sme des Arabes, en l'occurrence Hassan, mais ?galement la bravoure des Berb?res, en l'esp?ce la K?hina, qui, tout en conservant sa dignit? de reine berb?re, contribue ? l'islamisation du pays en demandant ? ses propres enfants de se joindre aux Arabes, et ce avant m?me le d?clenchement des hostilit?s. Il n'est donc pas ?tonnant que, dans ce r?cit ?pique, il n'y ait gu?re de place pour d'autres opinions21. Derri?re les voix des protagonistes se trouve la voix de la communaut?. Et la K?hina parle la langue des Arabes.

Ce r?cit de Ibn 'Abd al-Hakam diff?re fondamentalement des r?cits examin?s jusqu'? pr?sent. Outre sa forme dialogique, on y rencontre de nouveaux th?mes ? l'adoption de Kh?lid, la correspondance entre Kh?lid et Hassan, la pr?diction du sort de la K?hina, et enfin la protection accord?e ? ses fils sur sa demande. N?anmoins, le r?cit conserve la structure narrative examin?e chez W?qid?, Ibn Khayy?t et Bal?dhur?. Ici encore, l'?pisode de

19. Id. 20. F. Rosenthal, Muslim Historiography, Leyde, E. J. Brill, 1968, pp. 31-36 et 54-65. 21. Le monde ?pique ne conna?t qu'une seule et unique conception du monde, ?toute

pr?te ?, aussi obligatoire qu'indiscutable pour les personnages, l'auteur, les auditeurs. L'homme ?pique est ?galement priv? d'initiative linguistique : l'homme ?pique ne conna?t qu'un langage seul et unique, d?j? constitu?, M. Bakhtine, ? R?cit ?pique et roman ?, Esth?tique et th?orie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, p. 468.

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

la K?hina est une histoire de qu?te. La situation initiale, marqu?e par le d?sordre dont la cause est l'absence de l'islam, exige un h?ros capable de rem?dier ? ce manque et de r?instaurer l'islam. La seconde phase est d?crite comme celle de l'ordre : Hassan, nous dit-on, a construit une mosqu?e, ?tablit une administration et il a fait appliquer la loi de Dieu en imposant les taxes sur les non musulmans. Ainsi, ce r?cit aussi repose sur le mythe de la mission civilisatrice de l'islam, justifiant la conqu?te d'un autre pays et la pr?sentant non comme la domination d'hommes sur d'autres hommes, mais comme celle de Dieu sur les hommes. Dans ce r?cit en effet, l'op position n'est pas pos?e entre musulmans et Berb?res, mais entre la K?hina, une reine infid?le et sorci?re, et Hassan, un d?l?gu? du calife, qui est lui m?me un d?l?gu? de Dieu. Bien avant la derni?re confrontation, les Berb?res ont rejoint Hassan de leur propre gr?. En d'autres termes, Hassan est la figure de l'islam et la K?hina est le symbole m?me de la J?hiliya.

Cependant, il y a plus dans ce r?cit. Le th?me nouveau de la K?hina demandant ? ses enfants de rejoindre Hassan avant la bataille explique d'une fa?on radicalement diff?rente la conqu?te de l'Ifr?qiya. D'entr?e de jeu, il y a eu coop?ration entre les Berb?res et les musulmans. Ce th?me sert un mythe qu'on ne trouve ni dans le r?cit de W?qid?, ni dans celui d'Ibn Khayy?t ou de Bal?dhur?, celui de l'origine orientale des Berb?res. Au temps de W?qid?, la communaut? musulmane n'?tait pas consciente de l'existence des Berb?res. Ce ne fut que plus tard, ? la suite des multiples r?voltes, que leur pr?sence attira l'attention et que le probl?me de leur origine fut pos?. La solution, ? vrai dire in?vitable, fut tout de suite trouv?e. Ce fut celle-l? m?me que les Fran?ais ont propag?e en Afrique du Nord au sujet des Berb?res, et les chr?tiens d'Europe en Am?rique au sujet des Indiens en pr?tendant que cette population originellement, ? l'aube des temps, ?tait ? des n?tres ?22. Ibn 'Abd al-Hakam ?crit ainsi :

Les Berb?res vivaient en Palestine. Leur roi ?tait J?l?t [Goliath]. Il fut tu? par David que la paix soit sur lui. Ils ont ensuite quitt? la Palestine pour le Maghreb23.

Cette solution r?sout un autre probl?me, autrement plus s?rieux que celui de l'origine des Berb?res. En int?grant la nouvelle population, les conqu?rants (arabes ou europ?ens) sont soucieux de garder ? tout prix leur situation privil?gi?e de race noble et sup?rieure. Si ? les autres ? ?taient ? des n?tres ? dans le pass?, ne le sont-ils pas toujours ? Non, car au cours du temps, ils n'ont pas ?volu? dans la bonne voie. Les Berb?res ont ?migr? de Palestine au Maghreb. Ils sont donc les derniers ? avoir re?u le message

22. Maya Shatzmiller ?crit : ? Dans l'ensemble, il s'agit de trois filiations : la premi?re, qui est la plus fr?quente, proclame les Berb?res originaires de Palestine, chass?s du Maghreb apr?s la mort de J?l?t qui appartenait ? la tribu arabe de Mudar. La deuxi?me voit les Berb?res comme descendants de Cham, fils de No?, n?s au Maghreb apr?s l'exil de celui-ci. La troisi?me accorde ? plusieurs tribus berb?res une origine himyarite sud-arabique ?, ? Le mythe d'origine berb?re, aspects historiques et sociaux ?, Revue de l'Occident musulman et de la M?diterran?e, vol. 35, 1983, p. 147.

23. Ibn 'Abd al-Hakam, op. cit., p. 170.

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proph?tique, et ce gr?ce aux Arabes. Pour r?affirmer cet ?tat d'inf?riorit?, d'autres r?cits ont ?t? ?labor?s qui confirment la d?cadence des Berb?res24.

Au 11e si?cle, il existait toujours des versions diff?rentes de l'histoire de la K?hina. Al-Bakr? (1040-1094), le g?ographe, est l'auteur d'un ouvrage ?voquant la m?moire des villes et des lieux de l'Afrique du Nord25. Al Bakr? nous donne le r?cit de la d?faite de Hassan, puis par bribes, celui de la d?faite de la K?hina. La date de d?part de Hassan est plac?e au mois de

muharram 68 (juillet [22] ao?t 687). Il rencontre d'abord, non pas la K?hina, mais un ancien g?n?ral de Kusayla ? la t?te de son arm?e. La bataille a lieu, selon lui, ? Gab?s. Il rapporte la d?faite de Hassan et la captivit? de ses compagnons, y compris celle de Kh?lid qui fut adopt? par la K?hina. Apr?s sa d?faite, Hassan se serait retir? au lieu dit ? les Ch?teaux de Hassan ?, sur la route de l'Egypte. Il ?crivit alors au calife 'Abd al-Malik pour l'informer de la situation. Le calife lui commanda d'attendre ses ordres26. Ce r?cit collect? par al-Bakr? a aussi sa sp?cificit?. La rencontre n'a pas lieu entre Hassan et la K?hina (une femme infid?le et sorci?re, etc.), mais entre Hassan, un mandataire du calife, et un ancien g?n?ral de Kusayla, un anti-sujet d?l?gu? de la K?hina, comp?tent ?tant donn? son rang et son exp?rience. L'?preuve que Hassan n'a visiblement pas pu surmonter n'implique pas, du moins pas directement, une femme, mais un homme dont le titre et l'exp?rience valent ceux de Hassan, lui-m?me g?n?ral avec un pass? militaire. La d?faite de Hassan n'est pas aussi probl?matique parce qu'elle n'est pas inflig?e par une femme, et cette d?faite n'en est elle-m?me pas une : ce n'est qu'une ?preuve divine pour tester le vouloir faire du h?ros. C'est en effet cette modalit? qui semble d?terminante dans l'imaginaire musulman car, apr?s tout, Dieu donne la gloire ? ceux qui croient infailliblement en lui. A y r?fl?chir, Hassan passe cette ?preuve avec succ?s puisque m?me battu, il garde la foi et revient pour affirmer la volont? de Dieu et prouver qu'il est enti?rement ? Son service. Al-Bakr? nous livre le reste du r?cit mais en fragments. En parlant du ch?teau de Lajm, la demeure m?me de la K?hina, nous dit-il, o? elle fut assi?g?e par ses ennemis, elle creusa un souterrain entre le ch?teau et Salafat27. Un peu plus loin, il nous dit que c'est ? Tabarqa que la K?hina fut tu?e28. Et, plus loin encore, ? propos de l'Aur?s, il nous indique que ce fut l? la r?sidence de la K?hina29.

Dans le texte de al-Bakr?, le r?cit de la victoire de Hassan, c'est-?-dire son ?preuve glorifiante, n'est pas l'essentiel. C'est plut?t l'?preuve quali fiante qui est capitale. La raison en est que dans cette histoire, le r?cit de la victoire n'explique plus rien puisque la victoire est consacr?e depuis des lustres, mais c'est la premi?re d?faite de Hassan qui pose vraiment probl?me

24. M. Talbi, op. cit., pp. 18-21. 25. Al-Bakr?, Kit?b al-mughrib fi dhikr ifr?qiyya wa al-maghrib, texte ?dit? et traduit par

Mac Guchin De Slane sous le titre : Description de l'Afrique septentrionale, Paris, Adrien Maisonneuve, 1965, pp. 199-203.

26. Ibid., p. 7, p. 22 pour la traduction fran?aise. 27. Ibid., p. 30, p. 69 pour la traduction fran?aise. 28. Ibid., p. 57, p. 121 pour la traduction fran?aise. 29. Ibid., p. 144, p. 277 pour la traduction fran?aise.

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

? la communaut? des croyants. Le musulman est sup?rieur au non musulman, l'homme ? la femme, et pourtant c'est l'inverse qui se produit dans cette situation. Le texte de al-Bakr?, venant directement des ? lieux de m?moire ?, offre la solution pour r?soudre l'?nigme d'un g?n?ral musulman battu par une femme infid?le. La d?faite, une ?preuve, ?tait caus?e par un homme, lui aussi g?n?ral, et lui aussi comp?tent.

C'est ?galement ? ce paradoxe que s'attaque un texte datant de ce m?me 11e si?cle, et provenant lui aussi de ces lieux de m?moire maghr?bins. Le texte est de M?lik? (m. 1058), un biographe maghr?bin qui s'appuie aussi bien sur l'?crit que sur l'oral. Son r?cit en effet est semblable dans sa structure ? celui d'Ibn 'Abd al-Hakam, mais enrichi par de nouveaux th?mes30. Comme al-Bakr?, il maintient que 69/688 fut la date o? le calife 'Abd al-Malik pla?a Hassan ? la t?te de l'arm?e musulmane en Ifr?qiya.

Cette d?cision fut prise, selon M?lik?, apr?s consultation avec la noblesse musulmane (ashr?f al-muslim?n). M?lik? donne aussi la taille de l'arm?e musulmane, qu'il estime ? six mille hommes. Hassan attaque les R?m (Byzantins) dans une ville nomm?e Tarsh?sh, sur la c?te, et aussi dans une autre ville, Satf?ra. Vaincus, les Byzantins prirent la fuite, et se r?fugi?rent ? B?jja, alors que les Berb?res trouv?rent refuge ? B?na. Apr?s quoi Hassan se dirigea vers Qayraw?n pour permettre ? ses compagnons de se reposer et de panser leurs blessures31. Ce texte est particuli?rement significatif sur l'axe spatial. Contrairement aux autres r?cits, celui d'al-Bakr? y compris, o? l'espace se divise sch?matiquement entre le D?r aL-Isl?m et le D?r al Harb, M?lik? introduit une division particuli?re dans le second. Le D?r al-Harb n'est plus g?n?ralement cet espace de l'Ifr?qiya, mais seulement l'espace occup? par la K?hina. Est donc D?r al-Harb tout espace occup? par la K?hina. Examinons cela de plus pr?s.

A Qayraw?n, Hassan s'informa de savoir qui ?tait le roi le plus fort de l'Ifr?qiya. On lui dit que c'?tait une femme appel?e la K?hina qui r?gnait sur les Berb?res et les Byzantins. Il d?cida de l'attaquer. La K?hina eut vent de ses intentions et marcha sur Baghya. Croyant que Hassan pourrait l'utiliser, elle la d?truisit. Hassan se dirigea alors vers W?d? Mikn?sa et s'arr?ta le long de la rivi?re pour procurer de l'eau ? son arm?e. La K?hina s'arr?ta, elle aussi, le long de la m?me rivi?re, l'utilisant ? l'aval alors que Hassan s'en servait ? l'amont. La nuit approchait lorsque les deux arm?es se trouv?rent face ? face. Hassan attendit le matin pour attaquer. Ainsi

M?lik? localise-t-il le lieu de la bataille ? W?d? Mikn?sa. A la suite d'une d?faite cuisante, la bataille fut nomm?e par les Arabes ? le jour du d?sastre ? (yawm al-bal? )32. L'espace o? se d?roule la bataille se divise comme suit :

Le haut de la rivi?re vs le bas de la rivi?re D?r al-Isl?m vs D?r al-Harb Hassan et son arm?e vs la K?hina et son arm?e

30. M?lk?, Riy?d al-Nufus fi tabaq?t 'ulam? ' al-Qayraw?n wa Ifr?qiya, Husayn Mu'Nis (?d.), Le Caire, 1951.

31. Ibid., pp. 31-32. 32. Ibid., pp. 32-33.

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Dans l'imaginaire musulman la position ?haute? est r?serv?e aux croyants, ? ceux qui ont surmont? l'?preuve ici-bas, c'est-?-dire al-muflih?n, ceux qui ont gagn? le salut. A l'inverse, la position ? basse ? est r?serv?e aux infid?les, ceux qui n'ont pas r?ussi ? surmonter l'?preuve, ceux qui ont d?menti ou n'ont pas suivi le message divin, al-kh?'ib?n. La relation entre le h?ros, Hassan, et l'anti-h?ros, la K?hina, est une relation verticale, produisant l'effet de la sup?riorit? des musulmans sur les infid?les. Le r?sultat de la bataille pourrait donner l'impression que la relation est ren vers?e, mais cette relation est transcendantale, m?me ? la veille de la d?faite ou plut?t de l'?preuve, elle pointe vers la supr?matie des musulmans. Le musulman en tout ?tat de cause est sup?rieur tant qu'il est croyant33.

Quoi qu'il en soit, le texte de M?lik? est riche en d?tails. Il d?crit l'adoption de Kh?lid par la K?hina apr?s la d?faite de Hassan. La K?hina pr?para un plat berb?re connu sous le nom de bas?sa, consistant en un m?lange de bl? grill? avec de l'huile. Elle le pr?senta ? ses fils et ? Kh?lid, et leur demanda de manger ensemble. A la suite de quoi, elle les d?clara fr?res. Quand la K?hina fut battue lors de la deuxi?me bataille, elle ne fut pas tu?e sur le champ. Elle put fuir, prenant avec elle une ?norme idole de bois (sanam min khashab), objet de son culte. M?lik? nous rapporte un dialogue entre la K?hina et Kh?lid avant la confrontation finale. La K?hina informa ses fils qu'elle allait ?tre tu?e, ayant vu sa t?te prise par des cavaliers, et roulant devant le roi des Arabes. Kh?lid lui sugg?ra de fuir le pays, mais la K?hina r?pondit fi?rement : ? Comment ? Je suis reine, les rois ne fuient pas la mort. Un tel acte infligerait une honte ('?r) ?ternelle ? mon peuple ?. Elle leur demanda alors de rejoindre Hassan, leur pr?disant un grand succ?s aupr?s des Arabes.

Au 1 Iesi?cle, d'autres versions de cette l?gende donnaient donc la preuve qu'il n'existait pas un mod?le ?crit unique de cet ?v?nement. Par ailleurs, l'?crit d?pendait de l'oral, dont l'une des caract?ristiques les plus saillantes est la production de r?cits divers. Un r?cit est soumis ? peu de changements lorsqu'il est mis par ?crit, alors que la tradition orale est en constante transformation34. C'est le cas de la l?gende de la K?hina. Depuis le r?cit d'Ibn 'Abd al-Hakam, la l?gende de la K?hina est clairement marqu?e par le th?me de la sorcellerie. La K?hina pr?dit le futur et rev?t des formes diverses ? elle est une guerri?re, une m?re et une sorci?re35. Comme dans quelques contes populaires maghr?bins d'aujourd'hui, la K?hina bien qu'ayant deux fils, en adopte un troisi?me. Van Gennep nous dit, sans pour autant donner d'exemple pr?cis, que le motif de la femme adoptant le h?ros,

33. Telle fut aussi la parole de Dieu apr?s la grande ?preuve de Uhud et la d?b?cle des combattants du Proph?te, ? Ne vous abandonnez pas, ne vous attristez point, alors que vous ?tes les plus hauts, si vous ?tes croyants ! ? Sourate III, verset 139. Le Koran, traduction de R. Blach?re, Paris, Maisonneuve & Cie, 1951, vol. 3, p. 891. Pour une analyse de l'?preuve (mihna) en Islam, voir Jalal al-Azm, Nadq al-Fikqr al-D?n?, Beyrouth, 1969, pp. 89-110.

34. J. Goody, The Interface between the Written and the Oral, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.

35. C. Kluchohn, ? Recurrent Themes in Myths and Mythmaking ?, Myths and Mythmaking, H. Murray (?d.), New York, 1960, p. 48.

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

lui donnant son sein, est un th?me commun dans le folklore de la M?di terran?e36. La description de son corps rel?ve aussi du folklore37. Une sorci?re est reconnue ? ses cheveux longs, symbole de pouvoir magique38. Elle crie lorsqu'elle clame ses visions39. Une sorci?re se reconna?t aussi ? son ?norme stature40. La K?hina, telle qu'elle est d?crite dans le r?cit de

M?lik?, a surpris les Arabes par la constitution de son corps. Enfin, les sorci?res vivent au bord d'un autre monde ou dans des montagnes de glaces41. La K?hina, nous dit al-Bakr?, vivait dans les montagnes de l'Aur?s. Dans la croyance des Berb?res, les montagnes sont connues, depuis des temps imm?moriaux, comme demeures des dieux et des d?mons, lieux inspirant la terreur42.

Ni Ibn 'Abd al-Hakam ni M?lik? ne sont les cr?ateurs de ces th?mes. La tradition orale sur la K?hina contenait un bon nombre de motifs qui furent incorpor?s ? la tradition orale avec le consensus de la communaut?. Comme le montre Roman Jakobson, ce n'est qu'en accord avec la commu naut? qu'un th?me, ou motif, prend place et devient fonctionnel dans une tradition43. Les th?mes qui ne sont pas accept?s, ? cause de la ? censure pr?ventive de la communaut? ?, disparaissent pour de bon. L'acceptation d'un th?me se fait en fonction d'un certain besoin, d'une certaine attente44. Dans notre cas, les historiens n'ont pas cr?? ces th?mes, ils les ont seulement rapport?s, car l'office propre de l'historien, auteur du t?r?kh, est de transcrire l'?v?nement en le datant. C'est pourquoi, l'on ne peut parler de plagiat dans le cas du t?r?kh.

A la fin du 12e si?cle, l'histoire de la K?hina est toujours en cours de construction. Des r?cits diff?rents apparaissent, contenant des th?mes qu'on ne trouve pas chez les historiens des 1 Ie et 12e si?cles. A l'?poque, l'histoire de l'Afrique du Nord est devenue le monopole des Maghr?bins. Les Orien taux, bien qu'ayant inaugur? cette historiographie, d?pendaient eux-m?mes de la tradition maghr?bine. Ibn al-Ath?r nous dit que la K?hina est le nom qui lui a ?t? donn? par les Arabes parce qu'elle pr?voyait le futur. Parmi les nouveaux d?tails inclus dans le r?cit d'Ibn al-Ath?r, le plus important est la politique de la terre br?l?e men?e par la K?hina. Lorsque Hassan

36. A. Van Gennep, La formation des l?gendes, Paris, Flammarion, 1910, pp. 47-48. 37. Ibid., pp. 289-290. Pour cette comparaison je m'appuie surtout sur S. Thompson, Motif

Index of Folk Literature, Indiana, Indiana University Press, 1956, vol. V, p. 412. 38. La chevelure de la K?hina n'est pas seulement un symbole du pouvoir magique, mais

elle est aussi le symbole de l'agression ; bien plus, c'est un acte d'agression en soi-m?me. Pour le symbolisme des cheveux, voir E. R. Leach, ? Magical Hair ?, The Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 88, part. II, juillet-d?cembre 1957, pp. 147-164.

39. S. Thompson, op. cit., vol. Ill, p. 296. 40. S. Thompson, op. cit., vol. Ill, passim, p. 290. 41. Ibid., p. 293. 42. R. Basset, ? Berbers and North Africa ?, Encyclopedia of Religion and Ethics, 1910,

vol. II, pp. 506-507. 43. R. Jakobson, ? Le folklore, forme sp?cifique de cr?ation ?, Questions de po?tique, Paris,

Le Seuil, 1973, pp. 59-73. 44. C'est le fameux ?horizon d'attente? d?velopp? plus tard par H. R. Jauss, Pour

une esth?tique de la r?ception, traduit de l'allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard, 1978, pp. 50-51.

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A. HANNOUM LA L?GENDE DE LA K?HINA

marcha contre la K?hina, celle-ci dit ? son peuple que les Arabes voulaient seulement de l'or, de l'argent, et que le peuple, lui, vivait des champs et des prairies. Aussi ordonna-t-elle ? ses partisans de br?ler la terre. Ibn al Ath?r note que ce fut la premi?re destruction du Maghreb45. A vrai dire, ce th?me existe en filigrane dans le r?cit de W?qid?. La mauvaise administra tion de la K?hina a cr?? un ?tat de d?sordre exigeant le Jih?d. A la fin du 13e si?cle, le th?me devient plus explicite, plus exag?r? aussi, dans le r?cit d'Ibn al-Ath?r46. Le motif de l'anti-h?ros destructeur du pays prosp?re et paisible est un th?me archa?que qu'on trouve dans le folklore d'autres soci?t?s47 ; il est fr?quent dans le folklore berb?re. Dans un conte populaire berb?re par exemple, l'anti-h?ros est une femme matriarche d'une tribu. Le conte se r?sume ainsi :

Au d?but, on voyait la m?re Settat courir le pays dans le d?sert avec ses trois enfants, d?vorant les gens et nourrissant ses enfants avec de la chair humaine. Personne ne sait d'o? elle venait, on ne lui connaissait aucun m?le, ogre ou humain. Ceci apr?s coup faisait dire que les Awalad Settat n'avaient pas de p?re. Apr?s avoir d?vast? le pays pendant des ann?es, elle disparut soudainement et on ne la revit plus. Mais ses enfants restaient dans le d?sert, et constituent le groupe des actuels Awalad Settat48.

Soulignons les ?l?ments folkloriques universaux communs ? ce conte et ? la l?gende. La sorci?re s'entoure de ses enfants49 dont le nombre se monte g?n?ralement ? trois. Elle est aussi un agent de transformation, elle cause la destruction et s?me la terreur. Elle est surtout une femme aux origines plus qu'obscures. Et c'est cette derni?re caract?ristique qui est rest?e inh?rente ? la l?gende de la K?hina, rendant ? l'alt?ration ?50, une caract?ristique fondamentale de la m?moire, possible et effective. Chaque fois que le contexte change, la l?gende de la K?hina s'alt?re, c'est-?-dire se transforme, int?grant d'autres ?l?ments folkloriques. Car la fabulation est un adjuvant de la m?moire51.

45. La premi?re est au 11e si?cle par les Ban? Hil?l, voir H. Idriss, La Berb?rie sous les Zirides, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962, vol. I, surtout le chapitre ? La catastrophe ?. Cette th?se a suscit? un vif et int?ressant d?bat ; voir l'article de J. Poncet qui la rejette et maintient la th?se des Ban? Hil?l comme agents de s?curit? : ? Le mythe de la " catastrophe " hilalienne ?,

Annales, ESC, 1967, n? 5, pp. 1099-1120. 46. A. Sebti, ? Sur la signification de la ruine ?, Histoire et linguistique, Rabat, Publication

de l'universit? Mohammad V, 1922, pp. 11-25. Parmi les autres interpr?tations que A. Sebti d?gage, se trouve celle not?e dans le Lis?n al- 'Arab, selon lequel le takhr?b est fas?d fi al d?n (corruption de la religion). A. Sebti examine le th?me de khar?b dans l'historiographie arabe classique, et soutient que la khar?b, la destruction est une parabole, et que pour qu'il y ait 'umr?n (civilisations), l'objet propre de l'historiographie arabe, il faut qu'il y ait d'abord khar?b ; autrement dit, le premier pr?suppose le dernier.

47. V. Propp, Les origines historiques du conte, traduit du russe par Lise Gruel-Apert, Paris, Gallimard, 1983, pp. 209-212. Aussi S. Thompson, op. cit., vol. III, p. 302.

48. R. Basset, op. cit., p. 513. 49. S. Thompson, op. cit., vol. III, p. 308. 50. M. de Certeau, L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, pp. 131-132. 51. L. Valensi, Fables de la m?moire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 96.

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L'INVENTION HISTORIOGRAPHIQUE

L'historiographie m?di?vale

Nous avons exclu jusqu'ici ? dessein un r?cit contenant tous les ?l?ments de la l?gende discut?e. Ce r?cit est cens? avoir ?t? ?crit au d?but du 1 Ie si?cle. Il fait partie d'un ouvrage s'intitulant T?r?kh Ifr?qiya wa al-Maghrib, qu'on attribue ? un historien maghr?bin, Ibn al-Raq?q (m. 1027-8), mais qu'il n'a peut-?tre jamais ?crit52. Il est fort probable que l'ouvrage fut r?dig? au 13e si?cle. En effet, c'est seulement apr?s Ibn al-Ath?r qu'on trouve les th?mes r?unis dans cet ouvrage. L'hypoth?se inverse selon laquelle la l?gende ?tait pourvue de tous ses th?mes au 11e si?cle est peu plausible. Si tel avait ?t? le cas, ni M?lik? ni al-Bakr? n'auraient omis de mentionner ce d?tail important que tous les auteurs post?rieurs citent comme un ?l?ment essentiel de cette histoire.

Il existe bien des d?tails nouveaux dans ce r?cit attribu? ? Ibn al-Raq?q : ainsi, Kh?lid fut surpris lorsque la K?hina lui demanda de devenir son fils adoptif, et lui pr?cisa qu'elle n'avait pas de lait dans ses seins ; le messager de Hassan r?pondit, lorsqu'on lui demanda de se rendre une seconde fois aupr?s de la K?hina, qu'il avait peur parce que la femme ?tait une k?hina (une devineresse)53. L'auteur du T?r?kh nomme ?galement les fils de la

K?hina. Le plus ?g?, nous dit-il, ?tait appel? Qudayyir, l'autre ?tait appel? Yam?n. Un autre historien du 13e si?cle, 'Ubayd Allah b. S?lih, donne deux noms diff?rents pour les fils de la K?hina : Ifr?n et Zayd?n54. Au 13e si?cle, le besoin se fit donc sentir de remplir le vide de la l?gende en donnant des noms ? tous ses acteurs. Cela apporte la preuve, s'il en est encore besoin, que la l?gende n'?tait pas fix?e par ?crit une fois pour toutes. Et pourtant, il n'est toujours pas de consensus sur la date, ni m?me sur le lieu de la bataille. Pour 'Ubayd Allah b. S?lih, le lieu est W?d? Tarda, alors que pour l'auteur du T?r?kh, c'est plut?t W?d? Misky?na, nomm? depuis le jour de la bataille W?d? al-'Adh?r? (la rivi?re des vierges) ou W?d? al-Bal?' (la rivi?re du d?sastre).

Au 13esi?cle, de nouveaux facteurs ont renforc? le besoin du mythe de l'origine berb?re, en particulier la tension sociale en Andalousie entre les

Arabes et les Berb?res55. Au tournant du 14e si?cle, d'autres facteurs vont s'accumuler de fa?on ? rendre l'usage du mythe berb?re plus urgent que jamais. Les dynasties berb?res ne fondaient plus leur l?gitimit? seulement

52. Ibn al-Raq?q (attribu? ?), T?r?kh Ifr?qiya wa al-Maghrib, Munji al-Ka'bi (?d.), Tunis, 1968.

53. M. Talbi rejette l'id?e selon laquelle l'ouvrage est une compilation d'Ibn al-Raq?q, il soutient qu'il fut ?crit plus tard. Il compare le t?r?kh avec le Bay an d'Ibn 'Idh?ri, et conclut qu'outre la m?diocrit? de la forme, le t?r?kh ne nous apprend rien sur la personne de la K?hina, et que toutes les informations sont d?j? connues. M. Talbi, ? Un nouveau fragment de l'histoire de l'Occident musulman (62-196/682-812). L'?pop?e de la K?hina?, Cahiers de la Tunisie, n?73, 1971, pp. 19-52.

54. 'Ubayd Allah b. S?lih, ? La conqu?te de l'Afrique du Nord ?, E. L?vi-Proven?al (?d.), Revue de l'Institut d'?tudes islamiques de Madrid, 1954. Traduction fran?aise par E. L?vi Proven?al dans Arabica, vol. I, pp. 17-34.

55. J. Monroe, The Shu'?biyya in al-Andalus, Los Angeles, University of California Press, 1970, pp. 1-22.

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sur la guerre sainte, mais elles la tiraient aussi d'une g?n?alogie ch?rifienne. D?s lors, le recours ? la g?n?alogie arabe, et tout particuli?rement 'alide, devint monnaie courante. C'est pendant ce 14e si?cle que la l?gende fut compl?t?e.

Nuwayr?56 (1279-1332) rapporte le r?cit des historiens maghr?bins ; la rivi?re Mikn?sa des historiens maghr?bins est d?sign?e ici sous le nom de N?n? comme chez Ibn al-Ath?r57. Tij?n? (n? entre 1272 et 1276), un voyageur, ajoute un autre d?tail ? ce r?cit. Selon lui, alors que la K?hina ?tait assi?g?e au ch?teau de Lajm, sa s ur lui avait procur? un viatique pour la travers?e d'un tunnel. Tij?n?, par ailleurs, ne mentionne pas la captivit? de Kh?lid, bien qu'il ?voque l'ordre donn? par la K?hina ? ses fils et ? Kh?lid de rejoindre l'ennemi58. Cependant, si le th?me de l'adoption de Kh?lid est important, il n'appara?t pas dans tous les r?cits des historiens du 14e si?cle. L'adoption appara?t dans certains r?cits comme un tout autre motif, ? savoir l'alliance avec les fils de la K?hina. Le premier motif cependant n'est pas obligatoirement associ? au second. Il est tout ? fait concevable que les fils de la K?hina se soient ralli?s ? Hassan seulement parce qu'elle le leur avait demand?. L'aide de Kh?lid devient en quelque sorte inutile ; sa fonction se r?duit ? un motif enrichissant le r?cit et soulignant, si besoin est, l'initiale coop?ration entre les Arabes et les Berb?res. Certains historiens, en outre, s'inspirent d'un autre r?cit, le rapportant textuellement, sans mention de r?f?rence. Mais l? aussi, quelques diff?rences de d?tails sont possibles. Dabb?gh (m. 1297) reproduit le r?cit de M?lik? et il s'en distingue, except? certaines diff?rences stylistiques, en rapportant que Hassan avait attendu l'aide du calife ? Barqa pendant trois ans, au lieu de cinq ans chez M?lik?59.

C'est surtout pendant le 14e si?cle, enfin, qu'a fleuri un genre litt?raire appel? maf?khir. Son but ?tait de donner une image positive des Berb?res en les faisant remonter ? une origine arabe et en mettant en valeur leurs qualit?s60. A l'?poque, en effet, les Berb?res eux-m?mes, nous dit Ibn Khald?n, avaient une vision n?gative de leur propre peuple et m?prisaient leur ? race ?. Un auteur anonyme de maf?khir nous d?crit l'image courante des Berb?res en ces termes :

?tant donn? que les Berb?res sont consid?r?s par la plupart des gens comme le plus bas des peuples, le plus ignorant, le plus d?pourvu de vertus,

56. Nuwayr?, T?r?kh al-gharb al-islam? (min kit?b nih?yat al-adab fi fun?n al-adab), Mustafa Abu Dayf Ahmad (?d.), Casablanca, 1985, pp. 196-199.

57. Selon Y?q?t, N?n? est une rivi?re dans l'extr?me Ifr?qiya. Y?q?t al-Hamaw?, Mu'jam al-buld?n, Beyrouth, 1957, vol. 19, p. 339. M?lik? mentionne plut?t Mikn?sa que Talbi conteste comme ?tant une d?formation de Misky?na. Le lieu est aujourd'hui pr?s d'une station de chemin de fer portant le m?me nom, situ? ? 16 km au sud de Ai-Beida. Voir M. Talbi, ? L'?pop?e de la K?hina ?, op. cit., pp. 23-35.

58. Tij?n?, Rihla, Hasan Hasan? 'Abd al-Wahh?b (?d.), Tunis, 1958, p. 57. 59. Abd al-Rahm?n al-Dabb?gh, Ma '?lim al-?m?n fi ma 'rifat ahl qayraw?n, Le Caire,

1968, vol. I, pp. 45-63. 60. Maya Shatzmiller, L'historiographie m?rinide, Ibn Khald?n et ses contemporains,

Ley de, E. J. Brill, 1982. Voir aussi son article, ? Le mythe d'origine berb?re, aspects historio graphiques et sociaux ?, art. cit?, pp. 145-156.

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j'ai donc d?cid? d'?voquer leurs rois, leurs chefs, leurs rebelles, leurs g?n?alogistes, leurs hommes illustres, et leur histoire [...]61.

Lorsqu'Ibn Khald?n (1332-1406) entreprend la r?daction de l'histoire de la K?hina, une longue tradition narrative existe donc d?j? ? son sujet62. N?anmoins, il omet le r?cit rapport? par W?qid? qui, nous semble-t-il, fut syst?matiquement ignor? par tous les historiens arabes post?rieurs ? Ibn al Ath?r. L'historien du 14e si?cle fait une synth?se compl?te et ajoute de nouveaux d?tails. Le 'Ibar d'Ib Khald?n se veut aussi une apologie des Berb?res, lesquels souffraient d'une vision d?gradante de la part des Arabes. Il constitue une sorte de maf?khir. Maya Shatzmiller, qui a ?tudi? les th?mes de l'historiographie m?di?vale, ?crit en effet :

Le 'Ibar n'est qu'un traitement plus complet du th?me du maf?khir. Si on veut, il serait la r?alisation la plus profond?ment intelligente et magni fique du but que se donnait en termes brutaux l'auteur de maf?khir, ? la diff?rence de tous les auteurs du 15e si?cle ? prouver par l'histoire les gloires des Berb?res63.

Ibn Khald?n prend donc la d?fense des Berb?res ; il loue leurs qualit?s, les consid?rant comme l'une des grandes nations de la terre, comparable aux Arabes, aux Romains, aux Perses et aux Grecs. Il ?crit que l'histoire des Berb?res, y compris celle de la K?hina, t?moigne de :

[...] la puissance des Berb?res depuis toujours, de la crainte qu'ils inspirent, de leur bravoure et de leur force, preuve que c'est un peuple qui ne le c?de en rien aux autres nations et peuples du monde, tels que les Arabes, les Perses, les Grecs, les Romains64.

Lorsqu'il aborde la question de leur origine, Ibn Khald?n adopte leur position, celle-l? m?me qu'avaient adopt?e les historiens maghr?bins :

La v?rit? ? laquelle il faut s'arr?ter concernant les origines des peuples berb?res est qu'ils sont issus de Canaan, fils de Cham, fils de No? [...]. Le nom de leur p?re est M?z?gh ; les K?r?thiens (Ark?sh) ?taient leurs fr?res ; les Philistins (Filis?ns), enfants de Casluhim, fils de Misraim, fils de Cham, ?taient leurs parents. Leur roi portait le titre bien connu de J?l?t (Goliath). Entre les Philistins et les Isra?lites, il y eut en Syrie des guerres rest?es c?l?bres, au cours desquelles les enfants de Canaan et les K?r?thiens sou

61. Fragments historiques sur les Berb?res au Moyen Age. Extraits in?dits d'un recueil anonyme compil? en 712/1312 et intitul? Kit?b maf?khir al-barbar, E. L?vi-Proven?al (?d.), Rabat, 1932, p. 1.

62. Ibn Khald?n, Kit?b al- Hbar wa d?w?n al-mubtada ' wa al-khabarf? ayy?m al- 'arab wa al-'ajam wa al-barbar wa man '?sharahum min dhaw? al-sult?n al-akbar, Beyrouth, 1959. Pour la traduction fran?aise de certains extraits de Tbar, voir A. Chaddadi, Peuples et nations du monde, Paris, Sindbad, 1986, 2 vols.

63. M. Shatzmiller, L'historiographie..., op. cit., p. 132. 64. Ibn Khald?n, Peuples et nations..., traduction fran?aise de A. Chaddadi, op. cit., vol. II,

p. 482.

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tinrent les Philistins. Il ne nous faut pas donner cr?ance ? une autre opinion que celle-ci, car elle est la plus valide, et on ne doit pas s'en ?carter65.

Ibn Khald?n, comme ses contemporains, fait remonter les Berb?res ? une origine orientale66. C'est cette origine qui explique dans son r?cit l'?pisode de la K?hina. Ici encore, les Berb?res sont r?unis ? leurs fr?res d'Orient par l'islam. Quant ? la r?sistance de la K?hina, Ibn Khald?n est le premier ? la rattacher aux hauts faits des Berb?res. Son combat symbolise leur bravoure. Autrement dit, malgr? l'origine commune aux Arabes et aux Berb?res, ces derniers ont fait preuve d'un grand courage et de beaucoup d'h?ro?sme avant d'accepter l'islam. On est loin des anciens r?cits qui consid?rent la conqu?te comme la r?alisation de Hassan, lequel avait men? ? bien la mission qui lui avait ?t? assign?e par le vicaire de Dieu. Dans le r?cit d'Ibn Khald?n, comme dans ceux de ses contemporains, la conqu?te est r?alis?e gr?ce ? l'accord, voire la coop?ration des Berb?res. Il ajoute ?galement un d?tail qui en soi et dans le texte ne change rien au sens de la l?gende, mais qui, aux Temps modernes, fera fortune. En discutant des religions des Berb?res avant l'arriv?e de l'islam, il mentionne que les Jr?wa, la tribu de la K?hina, faisaient partie des tribus berb?res professant le juda?sme :

Une partie des Berb?res professaient le juda?sme qu'ils avaient re?u des Isra?lites, lorsque ceux-ci ?taient parvenus ? une grande puissance en Syrie, pays voisin du leur. Tels ?taient les Jr?wa, habitants des montagnes de l'Aur?s. C'est ? cette tribu qu'appartenait la K?hina, tu?e par les Arabes au d?but de la conqu?te67.

Ibn Khald?n nous donne aussi pour la premi?re fois une g?n?alogie de la K?hina : elle s'appelait Dihya bint T?bita ibn N?q?n b. B?wr? b. Maskisr? b. Afrad b. Was?la b. Jr?w68. Il rapporte ?galement une information pro venant d'un g?n?alogiste berb?re du nom de H?n?' ibn Bakk?r al-Dar?s? : ? La K?hina, dit celui-ci, r?gna sur les Berb?res trente-cinq ans, et v?cut cent vingt-sept ans ?69. Ibn Khald?n maintient que la K?hina ourdit l'as sassinat de 'Uqba. Elle incita la tribu Tah?da ? lutter contre celui-ci. Il indique l'ann?e 69/688 comme date de la premi?re attaque de Hassan, et 74/693 comme date de la seconde. Pour lui, la bataille d?cisive eut lieu ?

65. Ibid., p. 469. 66. Sauf pour les Sanh?ja et Kut?ma qui, aux yeux d'Ibn Khald?n et ses contemporains,

sont d'origine arabe, et plus particuli?rement y?m?nite, les Berb?res descendent des Canan?ens. L'?cole ib?rique, dont le plus ?loquent repr?sentant est Ibn Hazm, a une position oppos?e ? cause de la tension entre Arabes et Berb?res en Andalousie. Pour lui, les Berb?res, nonobstant leur origine canan?enne, ne sont li?s aux Y?m?nites que par les r?cits fallacieux des historiens y?m?nites. Voir Ibn Hazm, Jamharat ans?b aVarab, E. L?vi-Proven?al (?d.), Le Caire, 1948, p. 461.

67. Ibn Khald?n, Peuples et nations..., op. cit., vol. II, p. 490. 68. Ibn Khald?n, Kit?b maf?khir al-barbar, traduction fran?aise de A. Chaddadi, vol. VII,

p. 17. 69. Id.

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W?d? Misky?na. Un autre d?tail, tir? lui aussi du folklore et rapport? par Ibn Khald?n, est celui de la K?hina recevant les visions de ses d?mons70.

Avec Ibn Khald?n tous les th?mes de la l?gende sont r?unis, et d?sormais aucun historien n'y ajoutera de nouvel ?l?ment. C'est au 14e si?cle qu'on trouve un r?cit anonyme qui joint explicitement la l?gende de la K?hina au mythe de l'origine arabe des Berb?res71. Selon cette version lorsque Hassan atteignit l'Aur?s, il se trouva face aux tribus de Zen?ta, pr?tes ? le combattre. Hassan leur demanda d'embrasser l'islam, leur rappelant qu'ils ?taient tous fr?res, ayant pour anc?tre commun Barr b. Qays 'Aylan. Les Berb?res r?pondirent ? son appel et les deux groupes ? Arabes et Berb?res ? accept?rent d'?crire un document t?moignant de leur origine commune et leur donnant le droit d'h?riter les uns des autres. Il est bien ?vident qu'il s'agit de l'?pisode de la K?hina, bien qu'elle n'y apparaisse pas. A la diff?rence d'Ibn Khald?n, qui consid?re l'histoire de la K?hina comme l'une des gloires berb?res et comme un t?moignage de leur bravoure, ce r?cit anonyme nous montre que les Berb?res ?taient d?j? fr?res des Arabes par leur origine, et que l'islam a simplement consolid? leur lien. En d'autres termes, la conqu?te ne fut pas impos?e aux Berb?res par la force des armes, ce fut plut?t une conduite dict?e par les liens de parent?. Ni Ibn 'Idh?ri au 14e si?cle72, ni Ibn Ab? D?n?r au 17e si?cle, n'ont ajout? quoi que ce soit ? la l?gende telle qu'elle appara?t au 14e si?cle. Ils ont tous deux reproduit la m?me version d'Ibn Khald?n.

La m?moire de l'histoire

D?s le 11e si?cle, la l?gende de la K?hina contient deux mythes, l'un concernant la mission civilisatrice de l'islam, l'autre l'origine des Berb?res. Les deux mythes avaient pour fonction principale d'int?grer le Maghreb ? la communaut? musulmane. Pour ce faire, il fallait transformer les Berb?res en Arabes. Avec le temps, cette mythologie s'est enracin?e fermement dans l'id?ologie maghr?bine. Au 19e si?cle, les Maghr?bins se consid?raient comme partie int?grante du monde musulman, bien que ce monde ne f?t plus majoritairement arabe. En m?me temps, ils abhorraient le fait d'?tre consid?r?s comme marginaux, comme ? une queue ? pour utiliser une ex pression remontant au moins au 14e si?cle73.

Lorsque Ibn Diy?f (m. 1874) et N?sir? (m. 1897) ?crivaient l'histoire de leur pays respectifs ? la Tunisie et le Maroc ?, ils la rattachaient ? l'histoire de l'Orient. Ils commen?aient leur histoire ailleurs, en Orient, avec la naissance du Proph?te et l'av?nement de l'islam, pour lier ensuite ces ?v?nements ? la conqu?te du Maghreb. Ibn Diy?f74 reprend essentiel

70. Ibid., p. 18 ; S. Thompson, op. cit., vol. III, p. 295. 71. Al-Dakh?ra al-saniya (Le tr?sor magnifique), Chronique des M?rinides, Mohammed Ben

Cheneb (?d.), Alger, 1912, pp. 13-14. 72. Ibn D?nar, Al-Mu'nis fi akhb?r ifr?qiya wa t?nus, Muhammad Shamm?n (?d.), Tunis,

1967. 73. Fragments historiques sur les Berb?res au Moyen Age, op. cit., p. 2. 74. Ibn Diy?f, Ith?f al-zam?n, Tunis, 1963, vol. 1, p. 80.

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lement le r?cit d'Ibn Khald?n, tout en laissant de c?t? les ?l?ments peu cr?dibles : l'adoption de Kh?lid, la correspondance entre Kh?lid et Hassan, la pr?diction du futur. Il est soucieux de produire un r?cit ? rationnel ? et cr?dible. Hassan attaque l'Ifr?qiya en 79/698, conquiert et d?truit Carthage. Il est battu par la K?hina et trouve refuge ? Barqa. La K?hina, pensant que les Arabes ne cherchaient que les biens du pays, donne ? sa population l'ordre de tout d?truire, lequel ordre est ex?cut?. Cinq ans plus tard, lorsque le calife lui envoie des renforts, Hassan attaque et tue la K?hina. Il place ensuite les fils de celle-ci ? la t?te des Berb?res convertis.

N?sir? nous donne un r?cit semblable, dans lequel il cite fr?quemment Ibn Khald?n75. Cependant l'historien marocain pose une question qui avait probablement pr?occup? Ibn Diy?f, bien qu'elle n'apparaisse pas dans son r?cit. Cette question figure dans un chapitre du Kit?b al Istiqs? intitul? : ? Une controverse des 'ul?mas concernant le Maghreb : fut-il conquis par la force ('anwa) ou par trait? (sulh), ou encore par d'autres moyens ? ?.

N?sir? rapporte d'abord les opinions divergentes. Pour conclure le d?bat en rapportant, sans la r?futer, l'opinion d'un certain Abu Jay da selon laquelle le Maghreb accepta l'islam et ne fut pas conquis par la force. Pour soutenir ce point de vue, il se r?f?re ? l'?pisode de la K?hina. Comme Ibn Diy?f, il ne reprend pas les th?mes folkloriques de la l?gende, hormis un d?tail qu'il tient d'Ibn Khald?n, et selon lequel la K?hina recevait son inspiration des d?mons. Les Berb?res d?sapprouvaient la politique de la terre br?l?e conduite par la K?hina et avaient rejoint les Arabes. Le Maghreb, par cons?quent, fut conquis par trait?. Ensuite, Hassan aurait attaqu? la K?hina en 74/693 et conquis l'Aur?s par la force76. A la fin du 20e si?cle, lorsque Ibn Diy?f ?crivait son Ith?f, l'Alg?rie ?tait d?j? soumise et la Tunisie ne devait pas tarder ? tomber sous tutelle fran?aise. Seul le Maroc gardait une certaine autonomie quand N?sir? ?crivait son Istiqs?, mais la menace eu rop?enne pesait d?j? de plus en plus lourdement sur lui. N?sir? exprime ? ce sujet de profondes inqui?tudes77.

Le pouvoir de l'imagination humaine est limit?, disait Franz Boas, les peuples ne font que puiser dans l'ancienne r?serve des ?v?nements ima ginaires78. Dans ce nouveau contexte colonial, les deux historiens reprennent cette m?me l?gende pour construire ? leur tour l'ancienne mythologie islamique79. Il s'agit d'abord de montrer la sp?cificit? de l'histoire de la Tunisie et du Maroc. Leurs origines sont islamiques, ceci est expliqu? par la narration de l'av?nement de l'islam aussi bien en Orient qu'en Occident,

mais l'identit? est tunisienne ou marocaine. En d'autres termes, il s'agit

75. N?sir?, Al-Istiqs? fi akhb?r duwal al-maghrib al-aqs?, Casablanca, 1954, vol. I, pp. 72 73.

76. Ibid., p. 83. 77. Ibid., vol. IX, p. 208. 78. F. Boas, ? Development of Folk-tales and Myths ?, Race, Language, and Culture,

Chicago, 1945, r?impression The University of Chicago Press, 1982, p. 405. 79. Id?e similaire formul?e aussi par Claude L?vi-Strauss, ? La pens?e mythique b?tit ses

palais id?ologiques avec les gravats d'un discours social ancien ?, La pens?e sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 26.

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pour les deux historiens de montrer que ces pays ont leurs racines en Orient, et, pourtant, conservent leur sp?cificit? propre. Les deux historiens se gardent bien, ?tant donn? l'?mergence de la mythologie coloniale, de pr? senter leur pays comme une colonie arabe, mais chacun pr?sente le sien comme un pays ind?pendant qui a accept? l'islam par un trait?, impos? non par la force, mais en raison de l'origine commune des Arabes et des Berb?res.

N?anmoins, malgr? la persistance de cette mythologie, l'affabulation chez les deux historiens est r?duite au minimum. Cela explique peut-?tre qu'aujourd'hui, au Maroc comme en Tunisie, l'histoire ait peu d'emprise sur la m?moire collective : la l?gende de la K?hina, telle qu'elle est conser v?e par l'histoire, ne touche que tr?s peu l'ensemble de la population80. Le r?cit de la K?hina, lorsqu'il existe, comme c'est le cas en Tunisie, est ind?pendant du r?cit de l'histoire ?crite. La m?moire de l'histoire ne co?ncide pas n?cessairement avec la m?moire collective81.

Abdelmajid Hannoum New School for Social Research, New York

80. D'apr?s une enqu?te conduite en ?t? 1994, cette remarque ne concerne pas l'Alg?rie, un cas sp?cial que je traite ailleurs, ? Historiography, Mythology and Memory in Modern North Africa ?, Studia isl?mica, art. cit?.

81. C'est ce qui ressort d'une ?tude de Jocelyne Dakhlia, L'oubli de la cit?, Paris, La D?couverte, 1990, qui rapporte pour le cas du J?rid tunisien une version de la l?gende de la K?hina qui ne se rapproche d'aucune version ?crite, p. 64.

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