universalis tel quel

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TEL QUEL, revue Article écrit par Jacques JOUET Lorsque paraît en 1960 le premier numéro de la revue Tel Quel, le texte placé en exergue, qui éclaire le choix du titre, n'est pas emprunté à Paul Valéry, mais à Nietzsche : « Je veux le monde et le veux TEL QUEL, et le veux encore... » À ses débuts — alors que le comité de rédaction est constitué par Philippe Sollers, Jean-René Huguenin et Jean-Edern Hallier —, Tel Quel se cherche dans l'éclectisme. Il lui faut se faire une place, entre Les Temps modernes et La Nouvelle N.R.F. Deux années seront nécessaires pour que la revue constitue un nouveau comité, dans lequel Philippe Sollers est rejoint par Jean-Pierre Faye, Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset, Jean Ricardou, Denis Roche, Jean Thibaudeau et, plus tard, Julia Kristeva. Tel Quel devient un groupe. À partir de 1963, une collection est lancée, qui accompagne la revue. En 1964 commence une série de conférences qui prennent le nom de Groupe d'études théoriques. C'est la grande époque du structuralisme, une méthodologie propre à la linguistique nourrissant peu à peu celle des autres sciences humaines. Côté littérature, la critique se veut radicale : critique du surréalisme, considéré comme une investigation superficielle de l'inconscient à l'œuvre dans la production textuelle ; critique de la littérature « engagée », suspecte de n'avoir pas renouvelé les concepts qui étaient opératoires au temps du naturalisme. Le Nouveau Roman, à travers les travaux de Jean Thibaudeau et Jean Ricardou notamment, est, dans les premiers temps, l'un des chevaux de bataille de Tel Quel. Bientôt, le groupe en vient à contester le bien-fondé des notions d'auteur, d'œuvre et de création, tant au nom de l'intertextualité que de l'activité collective, théorique et pratique (cette contestation de la forme littéraire s'appuie sur la lecture des formalistes russes). Roland Barthes, Jacques Derrida (qui publie là quelques-uns de ses textes fondateurs, comme « La Parole soufflée » et « La Pharmacie de Platon »), mais aussi Jacques Lacan et Louis Althusser aident à libérer l'espace littéraire de concepts encombrants, bientôt qualifiés de « bourgeois » : l'expression et la représentation. La mystification romanesque est dénoncée ; la poésie, dans son humanisme traditionnel, fortement malmenée par un Denis Roche. Il s'agit désormais d'examiner les processus de transformation de la langue qui aboutissent à un texte. L'écriture n'est pas « habit » de la pensée, mais « scription opérante » ; le sens est en travail dans le texte, ni en deçà, ni au-delà de lui. Tel Quel a souvent été contesté. Les attaques ont été variées : on a reproché à la revue son terrorisme intellectuel, son formalisme froid, ses excès de théorie... À partir de 1966, le groupe se politise et adopte à l'égard du Parti communiste français une position de compagnonnage. Les événements de Mai-68 n'ébranleront pas immédiatement ce dialogue pour le moins difficile, mais c'est sur la question chinoise que surviendra la rupture décisive. Tel Quel entend que la révolution dans l'action et la révolution dans le langage marchent du même pas, idée que Sollers reconnaîtra plus tard comme illusoire. La pratique politique, aux yeux de Tel Quel, a le tort de ne pas prendre en compte les témoignages essentiels que représentent les textes « refoulés » (Dante, Sade, Lautréamont, Artaud, Bataille...), sans cesse interrogés par la revue. C'est par le mariage inattendu du matérialisme historique et d'une soudaine passion pour le taoïsme et l'écriture chinoise (sexe et écriture étant compris comme métaphore l'un de l'autre) que Tel Quel donnera un temps dans un maoïsme militant qui constituera son ultime tentative pour occuper le terrain politique. Peu après, Tel Quel déniera au marxisme la dimension d'explication totale du monde qu'il revendique. La nécessité d'englober le marxisme dans plus grand que lui conduit à une réflexion quasi « théologique », c'est-à-dire la tentative de rendre compte de deux mille ans de christianisme, depuis les sources hébraïques jusqu'aux avatars récents du totalitarisme. Tel Quel n'en poursuit pas moins son investigation littéraire des mêmes phares indéfectibles (ajoutons à la liste Joyce et Céline...) et prône le retour à Freud et à l'individualité comme noyau irréductible des sociétés humaines. En 1983, Philippe Sollers quitte les éditions du Seuil : Tel Quel devient alors L'Infini, revue que son principal animateur estime être dans le droit-fil, fortement changeant on l'a vu, de Tel Quel. Jacques JOUET

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  • TEL QUEL, revueArticle crit par Jacques JOUET

    Lorsque parat en 1960 le premier numro de la revue Tel Quel, le texte plac en exergue, qui claire le choixdu titre, n'est pas emprunt Paul Valry, mais Nietzsche: Je veux le monde et le veux TEL QUEL, et leveux encore... ses dbuts alors que le comit de rdaction est constitu par Philippe Sollers, Jean-RenHuguenin et Jean-Edern Hallier , Tel Quel se cherche dans l'clectisme. Il lui faut se faire une place, entre LesTemps modernes et La Nouvelle N.R.F. Deux annes seront ncessaires pour que la revue constitue unnouveau comit, dans lequel Philippe Sollers est rejoint par Jean-Pierre Faye, Marcelin Pleynet, JacquelineRisset, Jean Ricardou, Denis Roche, Jean Thibaudeau et, plus tard, Julia Kristeva. Tel Quel devient un groupe. partir de 1963, une collection est lance, qui accompagne la revue. En 1964 commence une srie deconfrences qui prennent le nom de Groupe d'tudes thoriques. C'est la grande poque du structuralisme,une mthodologie propre la linguistique nourrissant peu peu celle des autres sciences humaines. Ctlittrature, la critique se veut radicale: critique du surralisme, considr comme une investigationsuperficielle de l'inconscient l'uvre dans la production textuelle; critique de la littrature engage,suspecte de n'avoir pas renouvel les concepts qui taient opratoires au temps du naturalisme. Le NouveauRoman, travers les travaux de Jean Thibaudeau et Jean Ricardou notamment, est, dans les premiers temps,l'un des chevaux de bataille de Tel Quel. Bientt, le groupe en vient contester le bien-fond des notionsd'auteur, d'uvre et de cration, tant au nom de l'intertextualit que de l'activit collective, thorique etpratique (cette contestation de la forme littraire s'appuie sur la lecture des formalistes russes). RolandBarthes, Jacques Derrida (qui publie l quelques-uns de ses textes fondateurs, comme La Parole souffle etLa Pharmacie de Platon), mais aussi Jacques Lacan et Louis Althusser aident librer l'espace littraire deconcepts encombrants, bientt qualifis de bourgeois: l'expression et la reprsentation. La mystificationromanesque est dnonce; la posie, dans son humanisme traditionnel, fortement malmene par un DenisRoche. Il s'agit dsormais d'examiner les processus de transformation de la langue qui aboutissent un texte.L'criture n'est pas habit de la pense, mais scription oprante; le sens est en travail dans le texte, nien de, ni au-del de lui. Tel Quel a souvent t contest. Les attaques ont t varies: on a reproch larevue son terrorisme intellectuel, son formalisme froid, ses excs de thorie... partir de 1966, le groupe sepolitise et adopte l'gard du Parti communiste franais une position de compagnonnage. Les vnements deMai-68 n'branleront pas immdiatement ce dialogue pour le moins difficile, mais c'est sur la question chinoiseque surviendra la rupture dcisive. Tel Quel entend que la rvolution dans l'action et la rvolution dans lelangage marchent du mme pas, ide que Sollers reconnatra plus tard comme illusoire. La pratique politique,aux yeux de Tel Quel, a le tort de ne pas prendre en compte les tmoignages essentiels que reprsentent lestextes refouls (Dante, Sade, Lautramont, Artaud, Bataille...), sans cesse interrogs par la revue.

    C'est par le mariage inattendu du matrialisme historique et d'une soudaine passion pour le taosme etl'criture chinoise (sexe et criture tant compris comme mtaphore l'un de l'autre) que Tel Quel donnera untemps dans un maosme militant qui constituera son ultime tentative pour occuper le terrain politique. Peuaprs, Tel Quel dniera au marxisme la dimension d'explication totale du monde qu'il revendique. La ncessitd'englober le marxisme dans plus grand que lui conduit une rflexion quasi thologique, c'est--dire latentative de rendre compte de deux mille ans de christianisme, depuis les sources hbraques jusqu'auxavatars rcents du totalitarisme.

    Tel Quel n'en poursuit pas moins son investigation littraire des mmes phares indfectibles (ajoutons la listeJoyce et Cline...) et prne le retour Freud et l'individualit comme noyau irrductible des socitshumaines. En 1983, Philippe Sollers quitte les ditions du Seuil: Tel Quel devient alors L'Infini, revue que sonprincipal animateur estime tre dans le droit-fil, fortement changeant on l'a vu, de Tel Quel.

    Jacques JOUET