une idÉologie? - revue des deux mondes

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UNE IDÉOLOGIE? l Il REMY ALLAIN Il « La volonté du vrai, [... l, que de problèmes nous a-t-elle déjà posés ! » Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal , aménagement urbain doit anticiper et faire face à des défis décisifs, dont la crise énergétique et environnementale. Politiques, décideurs et aménageurs devront reconsidérer l'évolution des formes des villes qui résulte pour l'essentiel de " l'âge d'or de l'automobile" La « ville compacte" est souvent présentée comme la solution la plus évidente et la plus soutenable par opposition à la ville diffuse ou " éparpillée ". Cette forme urbaine permet de limiter les émissions des gaz à effet de serre, notamment le COz, dus aux transports routiers. Ses densités rési- dentielles et la proximité entre résidence, services et lieu de travail réduisent la dépendance à l'égard de l'automobile, rendent plus efficace le système de transport en commun et assurent une meilleure équité sociale. Les fortes densités permettent à la fois de rentabiliser la régénération urbaine et de renforcer la revitalisation résidentielle, commerciale, la qualité de la vie urbaine, son intensité et donc l'urbanité. Elle économise l'espace et les réseaux, préserve les espaces naturels et agricoles. L'idée est venue de pays à villes très étalées (Australie, États- Unis) ou de pays à grande pénurie d'espace (Angleterre, Pays- Bas). Le fameux graphique de Newman et Kenworthy montre la

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UNE IDÉOLOGIE?

l

Il REMY ALLAIN Il

« La volonté du vrai, [...l, quede problèmes nous a-t-elle déjà posés ! »

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal

, aménagement urbain doit anticiper et faire face à des défisdécisifs, dont la crise énergétique et environnementale.Politiques, décideurs et aménageurs devront reconsidérer

l'évolution des formes des villes qui résulte pour l'essentiel de" l'âge d'or de l'automobile" La « ville compacte" est souventprésentée comme la solution la plus évidente et la plus soutenablepar opposition à la ville diffuse ou " éparpillée ". Cette formeurbaine permet de limiter les émissions des gaz à effet de serre,notamment le COz, dus aux transports routiers. Ses densités rési­dentielles et la proximité entre résidence, services et lieu de travailréduisent la dépendance à l'égard de l'automobile, rendent plusefficace le système de transport en commun et assurent unemeilleure équité sociale. Les fortes densités permettent à la fois derentabiliser la régénération urbaine et de renforcer la revitalisationrésidentielle, commerciale, la qualité de la vie urbaine, son intensitéet donc l'urbanité. Elle économise l'espace et les réseaux, préserveles espaces naturels et agricoles.

L'idée est venue de pays à villes très étalées (Australie, États­Unis) ou de pays à grande pénurie d'espace (Angleterre, Pays­Bas). Le fameux graphique de Newman et Kenworthy montre la

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relation inversement proportionnelle entre densité des villes etconsommation de carburant (2). Ceci est la théorie. Dans la réalité,l'évaluation, notamment quantitative, des avantages et inconvé­nients de ces systèmes est difficile et les résultats pas toujours pro­bants : congestion accrue en zone centrale, décalage entre espacesde l'emploi et de résidence (3) ... Par ailleurs, les formes desagglomérations subissent la double influence des systèmes detransport et des contraintes de site est essentielle. Et si les plansrégulateurs les orientent, c'est avec une efficacité variable, par desajustements multiples et permanents.

Quoi qu'il en soit, c'est curieusement au moment même où lesscientifiques angle-saxons en font une critique lucide et argumentéeque le concept connaît sa plus grande fortune, notamment enFrance. Il est vrai que l'étalement se poursuit, et que face à « l'améri­canisation des villes européennes » (4), le modèle de " la ville euro­péenne » (5) est redécouvert comme l'idéal en matière d'urbanité etde développement soutenable. L'amalgame produit un nouveausystème de valeurs. Le mythe de la « ville compacte ", international," globalisateur », présenté comme l'une des conditions évidentes d'undéveloppement soutenable, est devenu incantatoire avant mêmed'être précisé. L'analyse du cas de Rennes est pertinent parce qu'ils'agit d'une variante de ville compacte qui tente de dépasser l'oppo­sition entre densité, échelle humaine, ville et campagne, et seprésente comme un modèle d'urbanisme maîtrisé et implicitemente soutenable », Son évaluation n'est donc pas celle, impossible, de laville compacte, mais d'une de ses déclinaisons possibles.

Le modèle rennais

Un modèle de ville compacte polynucléaireRennes a réussi à imposer une image faite de dynamisme

(6), de haute technologie et de qualité urbaine symbolisée par leslogan (et titre du projet urbain) lancé dans les années quatre­vingt: " Rennes, vivre en intelligence ". Avec le développementtechnopolitain, l'instrument de ce succès serait la tradition d'urba­nisme de qualité. Et de fait, beaucoup de choses remarquables ontété faites et l'agglomération est considérée en France comme un

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exemple d'aménagement volontariste, notamment dans le domainede la forme urbaine. Le " modèle rennais » serait le paradigme del'urbanisme raisonné.

La ville-centre dense, est dépourvue de véritable banlieueau sens négatif d'anarchique « antichambre » en continuité morpho­logique. Dans la ceinture verte, les extensions périurbaines ont prisla forme de petits noyaux urbains satellites (de 4 000 à 16000 habi­tants) « à l'échelle humaine ", les" villettes" de Gaston Bardet Enl'absence de véritable contrainte de site, le contraste entre zonesbâties compactes et espaces " naturels » est frappant, notammentpour des visiteurs venant de grandes régions urbaines au dévelop­pement moins maîtrisé. Les espaces verts ou agricoles couvrent de74 % à 90 % de la surface des communes, sauf deux. Les densitésbrutes sont très basses (moins de 600 habitants au kilomètre carrédans l'aire urbaine restreinte et 283 habitants au kilomètre carrésans la ville de Rennes 1). En revanche les densités résidentiellessont près de dix fois plus élevées: 53,4 habitants par hectare. Il s'a­git bien d'un modèle de ville compacte polynucléaire mais à faiblespolarités périphériques

La macroforme esttrèséclatée. En blanc, les espaces naturels et agricoles. Une croissance non­contrôlée auraitsans doutedonnéunetache centrale massive et digitée. ,Source: Audiar.)

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Soixante ans de politique foncière activeDès 1946 et surtout après 1958, donc bien avant les défis

actuels, a été menée une politique de densification urbaine etd'extension contrôlée (zonage, réserves et préemption foncières). Enfait, comme dans d'autres villes (Marseille, Tours, Toulouse...), le butétait surtout de retenir les habitants dans la ville-centre et d'empê­cher son débordement sur la périphérie. Gaston Bardet, grand adver­saire de Le Corbusier et des congrès internationaux d'architecturemoderne (Ciam) et partisan de la solution des satellites compacts,dénonçait déjà cette politique d'une ville « absurdement gonflée dansses limites communales" et son corset de grands ensembles intra­communaux. Mais il s'agissait bien de ville compacte, et cela avant lagrande vague de l'automobile et la périurbanisation (qui ne débutevraiment que dans les années soixante-dix).

Cette philosophie a aussi inspiré le schéma directeur de1974 élaboré par le district créé en 1970. Ce schéma directeurd'aménagement et d'urbanisme était une transposition du modèleparisien (schéma directeur de la région Ile-de-France). Deux villesnouvelles de 90 000 habitants devaient prolonger la ville au-delàdes deux uniques banlieues : Cesson-Sévigné vers Acigné au nord­ouest, Saint-Jacques-de-la-Lande au sud-ouest vers Bruz etChartres. La macroforme ainsi générée, dense et linéaire, articuléeautour d'un système de transport en site propre de même direc­tion générale aurait été tout à fait conforme aux critères actuels dedurabilité. Mais ce schéma a été rapidement remis en cause.Certaines communes ont refusé un développement excessif et seseffets sociaux, politiques et financiers (Bruz et Cesson craignant dedevenir des « Sarcelles rennaises ". D'autres contestaient le fait d'êt­re laissées à l'écart et freinées dans leur développement (Pacé aunord-ouest et Chantepie au sud-est) (11).

Un deuxième schéma directeur est donc élaboré à partir de1978 pour tenir compte de ces revendications communales. Il estadopté en 1983. La compacité n'est pas remise en cause maisl'orientation est nettement polycentrique. Ce schéma consensuelpermet d'assurer à toutes les communes un développement rési­dentiel et économique. La ceinture verte est confirmée et l'urbani­sation contenue autour des noyaux existants souvent minuscules

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mais dont le poids et l'identité sont renforcés. Les idées de Bardetservent alors de justification à ce recul stratégique. Elles sontrelayées par l'Agence d'urbanisme et de développement intercom­munal de l'agglomération rennaise (Audiar (12)), qui va les traduiredans les plans d'occupation des sols de l'aire urbaine.

Le schéma directeur de 1994 confirme le parti d'aménage­ment « multipolaire" (13) mais tente d'en corriger les effets d'arro­soir en renforçant des « pôles d'appui », sous la forme de satellitesplus gros et mieux équipés (sur le modèle britannique). Mais,malgré la mise en place de la taxe professionnelle unique quimet fin à « la course à la taxe professionnelle », la concurrenceintercommunale reste vive et cette politique volontaire ne s'est pasconcrétisée. Les satellites restent donc petits, peu autonomes etséparés les uns des autres par de larges vides intermédiaires. Laville-centre s'oriente plus que jamais vers la compacité, avec descoefficients d'occupation des sols élevés puis des règles morpholo­giques plus fines permettant une plus grande densification, surtoutdans les nouvelles zones d'aménagement concerté (ZAC)

Le schéma de cohérence territoriale de 2006 réaffirmele parti polycentrique de la « ville-archipel" esquivant l'évidenced'une démission et du triomphe des égoïsmes communaux. Certescet éclatement urbain n'est « pas synonyme d'étalement" puisqu'il« s'opère par concentration autour des bourgs existants ". Les élusde Rennes-Métropole en justifient le choix par la volonté des habi­tants et des acteurs économiques de maintenir la qualité urbaine etnotamment des coupures ville-campagne Leur position estrenforcée par la vogue de l'idée de ville compacte, alors que denombreux indicateurs en montrent les effets pervers et les limites.

Évaluation des effets de ce modèle

Les vertus: un cadre de vie remarquableCette planification a permis de structurer une agglomération

qui, vu la banalité du site, aurait pu s'étaler sans contraintes maisaussi sans caractère. La ceinture verte a préservé de vastes espacesverts: bois, zones humides mais avant tout champs et terrains

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agricoles, même si leur intérêt paysager est inégal (rareté des haieset des coupures visuelles). Des corridors écologiques permettentaux animaux de se déplacer à travers l'agglomération et remplis­sent une fonction de connexion évitant les zones bâties. Ils offrentaussi des itinéraires de promenades continus depuis la ville-centreou entre les pôles périphériques. Une liaison relie par exemple leparc des Gayeulles (quartier nord de la ville) et la forêt de Rennesà 8 km plus au nord.

Bourgs et villettes sont attractifs. La préservation descœurs des anciens villages a contribué à accentuer leur identité.Leur renforcement s'est fait par de petits programmes de loge­ments collectifs de deux ou trois étages, des espaces pavillon­naires de qualité combinant l'habitat groupé dense et les lotisse­ments sur petites parcelles et intégrant les exigences del'architecture et de l'urbanisme bio-climatiques. Cette variétépermet d'assurer les conditions d'une réelle vie sociale. Lesespaces publics, soignés, préservent les continuités, les percéesvisuelles et les tableaux urbains. La surface bâtie varie de 7 % à25 % de la surface communale. Cette compacité des satellites enfait des villes pédestres où les distances d'accès aux transportsen commun et aux services est faible (moins de dix minutes). Àl'opposé, dans la ville-centre, Rennes, ces politiques ont stimulél'intensification et le renouvellement du tissu ainsi que le main­tien de sa population au-dessus de 200 000 habitants (8).

La montée des effets perversou "contre-intuitifs"Depuis des années, le dynamisme de Rennes et le renforce­

ment de la polarisation accentuent la pression sur le marché localdu logement et le décalage quantitatif et qualitatif entre offre etdemande de logements. En 2003 encore, pour une demande de4 000 logements par an, 2 400 avaient été réalisés, dont les deuxtiers en collectifs, en ZAC, et pour l'essentiel à Rennes alors que lademande se porte sur les appartements plus grands et les maisonsindividuelles avec jardin. La rareté de ces dernières fait monter lesprix et oblige les habitants à acheter de plus en plus loin.

L'insuffisance de terrain à bâtir et les prix élevés résultent en

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partie de choix d'aménagement trop restrictifs liés au culte exagéréde la ceinture verte, de la compacité et au déficit d'anticipationfoncière en périphérie. Par ailleurs, dans les ZAC qui concentrent85 % des nouveaux logements, les prix du mètre carré sont tirésvers le haut par le coût des aménagements. Dans la ville-centre, lalogique du bilan de ZAC impose des délais rapides de réalisationpour écouler le plus vite possible les droits à bâtir aux construc­teurs. Les promoteurs qui projettent des prix élevés font des offresélevées. L'insuffisance de la concurrence entre promoteurs et grou­pes immobiliers (locaux pour l'essentiel), l'hyperactivité du bâti­ment, qui souffre du manque de main-d'œuvre, jouent aussi (9).C'est un problème général en France mais particulièrement aigudans les villes les plus dynamiques.

Le malthusianisme foncier et la surcharge de l'activité dusecteur du bâtiment expliquent donc largement le prix élevé deslogements et son augmentation rapide « de 30 à 70 % en cinq ans0999-2005) selon les produits et les localisations" (20). Ils sont trèssupérieurs à ce qu'ils devraient être pour une agglomération decette taille, même très dynamique, surtout compte tenu du revenumoyen des ménages rennais, qui est loin d'être exceptionnel (21).

Les inégalités sociospatiales s'en trouvent accentuées. Lesnouveaux arrivants et les jeunes ménages sont repoussés vers lespériphéries. Ceci n'est pas compensé par le logement social en zonecentrale, beaucoup de ménages modestes dépassant le plafond deressources fixé pour bénéficier d'une HLM. Une ville-centre duale(peuplée de riches et d'une partie de pauvres) s'oppose à des péri­phéries de catégories moyennes avec enfants, marquées par un fortgradient social selon la distance au centre. Le programme local del'habitat s'efforce d'en réduire les effets en fixant des seuilsminima de 25 % de logements locatifs sociaux dans les nouvellesopérations. Mais quel avenir à long terme pour des lotissementsdans des communes éloignées, sous-équipées et à l'écart des lieuxd'emploi?

L'organisation très radiale du système de transport et lafaiblesse des connexions orbitales entre les satellites renforcent leniveau de centralité de la ville-centre et accentuent la dépendancedes périphéries. De plus, le modèle multipolaire faible diminue larentabilité des transports en commun en raison des tr'2..vers~e'i> de

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zones vertes. Le trafic s'accroît, essentiellement au profit de lavoiture (70 % des trajets quotidiens), surtout sur la rocade situéesur la limite de la ville dense (23). Celle-ci est en effet utilisée pourune grande partie des déplacements tangentiels (24) ! D'où sacongestion le matin et le soir. On retrouve à petite échelle les pro­blèmes du modèle parisien ! Contrairement à ce qui est affirmédans le schéma de cohérence territoriale (25), la « ville-archipel »

n'optimise donc pas les déplacements, sauf à l'échelle très locale ...Le métro automatique VAL, apprécié par les usagers, soulage lecœur de la ville-centre alors que l'essentiel des trajets se fait endehors des limites de la ville. Il n'est pas adapté à la structure écla­tée de l'agglomération (26) ; la rentabilité de ses prolongementsen dehors des limites de la ville supposerait la remise en causedes hiatus d'urbanisation des coupures vertes (27).

Le faible niveau des centralités périphériques est d'abordl'héritage du passé (Rennes était entourée d'un désert urbain). Il estaussi la conséquence de l'absence d'un réel arbitrage politique pourles équipements (piscines, écoles...), les commerces et pour les pro­grammes de logement. De vrais centres secondaires n'ont donc paspu réellement émerger. L'absence d'autonomie des périphéries estaccentuée par le fait que cinq des six principaux centres commer­ciaux sont localisés sur les marges de la ville-centre dense. Mêmechose pour les trois principales zones d'activité, qui concentrent aussil'essentiel des surfaces et des emplois (au sud et au sud-est). Dans laplupart des communes, le ratio emplois-population résidente estfaible, ce qui accroît les trajets quotidiens vers Rennes. Les principa­les radiales sont desservies par des lignes de bus, avec des systèmesde rabattage, mais jusqu'à 21 heures, et le sentiment d'isolement etde dépendance est très net chez les jeunes et les personnes âgéessans voiture. L'idée de polycentrisme n'a donc pas été poussée assezloin. On n'a pas eu le courage de privilégier la croissance et l'équi­pement des centres les mieux placés, en un mot l'adoption d'un partihiérarchique, christallérien, avec connections orbitales, condition dela « durabilité » d'une macroforme multipolaire. Les effets pervers ou« contre-intuitifs " sont au cœur de toute action collective (28). Maisl'attachement à un parti d'aménagement dont la pertinence s'estaffaiblie peut paraître étonnant à une époque où les démarchesincrémentales sont devenues courantes en urbanisme.

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Les gagnants et les perdantsL'inertie propre au système est alimentée par la conviction

sincère d'être dans le sens de l'histoire et de l'intérêt public. Pourtantsi le schéma de cohérence territorale met l'accent sur « le souhait [deshabitants et des acteurs économiques] de conserver ce modèle ", lesnobles motifs dissimulent des intérêts variés, rarement explicites etd'ailleurs pas toujours conscients. L'idée du contrôle pour la grandecause du développement soutenable permet de justifier des formesqui n'ont d'intérêt que du point de vue de ceux qui en sont pour lemoment les principaux bénéficiaires.

La ville de Rennes a tout intérêt à la densification urbainepour garder sa population et rentabiliser ses équipements,notamment son métro. Sauf exception (Saint-jacques-de-la­Lande), les communes périphériques voient dans ces choixd'aménagement un moindre risque, la préservation de leur iden­tité, des prix plus élevés, une sélection sociale réelle mais jamaisavouée, la stabilité politique, d'autant plus que la majorité deshabitants mais aussi certains élus tendent à développer une sen­sibilité Nimby (29). On le voit à la fois dans les réactions et lescritiques lors des réunions de présentation du schéma de cohé­rence territorale. Les gagnants sont donc les propriétaires deterrain et d'immeubles de la partie centrale de l'aire urbaine, quibénéficient de la croissance de la rente foncière. De nouveauxarrivants trop nombreux pourraient perturber l'équilibre de la viesociale et affecter la valeur de leurs propriétés (celle-ci étantmaintenue par la tension sur le marché). C'est aussi l'intérêt detoute la filière de l'aménagement, du bâtiment et de l'immobilier,qui veut éviter tout excès de l'offre. En revanche, les perdantssont les nouveaux arrivants, les locataires en zone centrale et lesaccédants à la propriété en périphérie éloignée, pour qui l'avenirde la valeur du bien est loin d'être garantie.

Les effets bénéfiques se réduisent donc ici à la préservationdes paysages et de « l'armature écologique », Ce n'est pas négligea­ble. Mais les effets négatifs émergents mettent en péril le fonction­nement du système urbain et l'équité sociale, un des objectifsexprimés dans le projet d'agglomération. Beaucoup d'acteurs sontconscients de l'inadéquation du modèle. Mais la frilosité \:'è'i'>t'è de

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mise quant à l'ouverture de nouvelles zones urbanisables. Or onpeut penser qu'une moindre densité et compacité de la ville auraitsans doute rendu moins aigus les problèmes de circulation enzone centrale. Une structure d'agglomération plus linéraire etcontinue s'accorderait mieux avec les logiques d'un transport encommun lourd en site propre (métro). Il est vraisemblable aussiqu'un modèle plus spontané en étoile, avec une densification desgrandes radiales et la préservation des zones vertes entre les digi­tations, aurait permis une moindre dépendance automobile et unemeilleure efficacité et rentabilité des transports en commun. Desvoies orbitales assurant l'interconnexion des radiales auraient faitémerger des pôles périphériques plus consistants, assurant un véri­table « droit à la ville » CJü) du point de vue de la centralité et del'urbanité. En outre, les problèmes de croissance de l'aire urbainepourraient être atténués sinon dépassés par un développementplus équilibré du système urbain de la région Bretagne.

L'aménagement n'est pas une science

L'aménagement est la traduction spatiale de choix politiques,eux-mêmes largement conditionnés par les héritages et les équilibrescomplexes du système urbain local. Tout regard scientifique à leurendroit peut être interprété comme politique. Et c'est effectivementle cas si cela consiste à poser la question : une bonne forme urbainepour qui? Car il n'existe pas de forme soutenable en soi (31). Unprojet urbain ou un schéma directeur sont les expressions à préten­tion consensuelle et objective d'une certaine vision des rapports despopulations à leur territoire. Ce sont des constructions d'acteurs« multirationnels » (32) et en interaction. Le devoir du scientifique estde prendre de la distance par rapport à la rhétorique souvent auto­justificatrice des politiques (33), des décideurs, des aménageurs, desurbanistes et des architectes. Celle-ci masque toujours des réalitéscomplexes, des imbrications de causes et d'intérêts, particulièrementen urbanisme, et les effets de distorsion par les représentations desacteurs (34). Le discours officiel revendique à la fois le statut de tech­nicité et « légitimité managériale » (35), surtout quand le système de

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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UNE IDÉOLOGIE?là le bien le mal

pouvoir est en place depuis longtemps Connivence ou ententesimplicites produisent un discours à la fois simplifié et brouillé, maistoujours situé. Les références sur lesquelles se fondent les actionsd'aménagement souvent contradictoires, revendiquent toutes lestatut d'outil conceptuel et opérationnel de la recherche du bien etde la vérité. Essayer de déceler les origines, les mécanismes de pro­duction de ce discours et les intérêts qu'il peut masquer est l'un desobjets d'une science de la ville.

Le mythe la « ville compacte " participe de ces « grands récits "caractéristiques de la modernité À la « ville diffuse ", chaotique,cacophonique, le Mal, s'oppose le Bien: la maîtrise du monde et samise en ordre. Il ne s'agit pas de contester la nécessité de cesgrands objectifs de préservation de l'environnement, d'équité sociale,d'urbanité. Mais comme une philosophie de la vie (, apte à promou­voir la vie ,,) doit prendre le risque de « s'opposer au sens desvaleurs qui a généralement cours" pour se situer" par-delà le bienet le mal ", l'approche scientifique de l'urbanisme doit se situer au­delà de couples de valeurs trop platoniciennes. Plus critique,rejetant les schémas binaires elle doit prendre en considération lessystèmes d'acteurs dans leurs contextes spaciaux et temporels.

La force du discours sur « la ville compacte " explique qu'ilsoit revendiqué même au prix d'évidentes confusions ou malen­tendus sur sa pertinence en fonction des échelles d'intervention.La compacité commence par l'aménagement cohérent de lamacroforme à l'échelle intercommunale. Les réflexions sur l'archi­tecture et sur les lotissements denses, pour fondamentaux qu'ilssoient, ne viennent qu'après.

Par ailleurs la segmentation schizophrénique de la penséeurbaine selon les échelles et les métiers feint d'ignorer le systèmeglobal: l'aménagement du territoire est en complet déclin face àl'hégémonie de la pensée néolibérale ; l'aménagement urbain sefocalise sur l'insoluble gestion des mégapoles et l'urbanisme ne sepréoccupe souvent que d'en soigner les symptômes localisés. Peude voix s'élèvent pour montrer les contradictions entre idéal urba­nistique et laisser-aller en matière d'aménagement, ceci en dépitdes recommandations des rapports sur le développement soutena­ble qui préconisent le développement des villes moyennesEst-il soutenable de prôner densification et compacité dans les

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métropoles sans remettre en cause le phénomène même de métro­polisation ?

1. C. J. Campbell, The Golden Century of ail, 1950-2050, Klewer AcademiePublishers, Dordrecht, 1991.2. Peter Newman, « Gasoline Consumption and Cities : a Comparison of US Citieswith Global Survey ». Journal of theAmerican Planning Association, 55 (1), p. 24-37,1989 ; Peter Newman et J. Kenworthy, « The Compact City, an AustralianPerspective ». Built Environment, 18 (4)), 1992, p. 285-300; et Tim Elkin, DuncanMcLaren et Mayer Hillman, Reviving the City: Towards Sustainable UrbanDevelopment, Friends of the Earth, London, 1991.3. Elizabeth Burton, The Compact City and Social Justice, Housing, Environmentand Sustainability, Housing Studies Association Spring Conference, University ofYork, 18-19avril 2001.4. François Ascher, Métapolis ou l'avenir des villes, Odile Jacob, 1995.5. Jacques Levy, /'Europe, unegéographie, Hachette, 1998.6. Elle est au 3e rang, après Montpellier et Toulouse, pour le taux de croissance(+ 1,3% par an).7.200 000 habitants sur les 400 000 de l'aireurbaine.8. Il est lui-même très influencé par l'urbanisme anglais (E. Howard et R. Unwin), àla différence près quecelui-ci préconisait des satellites plus gros et autonomes.9. Densité de population sursurface bâtiepour le logement.10. Remy Allain, Morphologie urbaine, géographie, aménagement et architecturede la ville, Armand Colin, coll. « U ». 2004.11. Remy Allain, « La maison et la ville», thèse de doctorat d'État, 1992, Fichiercentral des thèses, Lille.12. Notamment Alain Bineau, architecte-urbaniste à l'Audiar de 1972 à 1998. Lemodèle en a été Le Rheu, une sorte de cité-jardin développée entre 1950 et 1970par Gaston Bardet.13. Catherine Guyet Laurent Givord, Rennes, le pari d'une agglomération multipo­laire, Éditions de l'Aube,2004.14. TPU : taxe professionnelle unique (dont l'agglomération de Rennes est le lieud'expérimentation dès 1992).15.La densité résidentielle globale atteint5 340habitants parkilomètre carré en 1999.16.SCo~loiSRU,2000.

17. SCo~ rapportde présentation. Diagnostic p. 25.18. 206 000 habitants en 1999.19. Pour atteindre les 4 500 logements par an, « il faudra trouver les 400maçons », Ouest-France, 23 juin 2005.20. SCoT de Rennes, rapportde présentation, 2006.21. La 11 e aire urbaine arrive à la 8e place pour le marché du logement d'occasion, àla se place pour les appartements d'occasion (après Paris, Nice, Lyon etStrasbourg !) et à la 4e place pour le loyer moyen au mètre carré dans les apparte-

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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UNE IDÉOLOGIE?Rennes: par-delà le bien et le mal

mentsanciens (après Lyon).22. Programme local de l'habitat, document contractuel entre la communautéd'agglomération et les communes.23. Alorsque la population active s'estaccrue de 30 % de 1975 à 1990, le nombrede déplacements a doublé et la circulation sur la rocade a augmentéde 250 %.24. De banlieue à banlieue.25. SCoT de Rennes, Documentation d'orientation générale, partie II.26. Michel Philipponneau, le VAL à Rennes ?, Natureet Bretagne, 1994.27. De ce point de vue, le tracé envisagé pour la 2e ligne de métro (NE-Sa versSaint-Jacques-de-la-Lande) est pluscohérent.28. Michel Crozier et Herhard Friedberg, l'Acteur et le système. Les contraintes del'action collective, Le Seuil, 1992.29. Nimby : not in my backyard (pas dansmon jardin). Formule résumant les oppo­sitions aux projets pouvant porter atteinte à l'environnment proche d'un habitantou d'une communauté.30. Henri Lefebvre, la Production de l'espace, Anthropos, 1974.31. Kate Williams, « Does intensifying cities make them more sustainable ? », inAchieving Sustainaible Urban Form, SponPress, Londres et New York, 2000.32. Bernard Lahire, l'Hommepluriel: les ressorts de l'action, Nathan, 1998.33. Christian Le Bart, « la Rhétorique de légitimation des politiques publiques ».Politique et management public, n° 1, 1994, p. 151-171.34. Hervé Gumuchian, Représentations et aménagement du territoire, Anthropos,Economica, 1991.35. Christian Le Bart, les Maires, sociologie d'un rôle, Septentrion, 2003.36. À Rennes, vingt-quatre et trente ans pour les municipalités Fréville (centre­droit) et Hervé (gauche plurielle).37. François Ascher, Métapolis ou l'avenirdes villes, OdileJacob, 1995.38. Jean-François Lyotard, la Condition postmoderne, Ëditions de Minuit, 1979.39. Gro Harlem Brundtland, Our Common Future: The World Commission onEnvironment and Oevelopment, Oxford University Press, 1987.

III Rémy Allain, 59 ans, est agrégé de géographie, docteur d'État en urbanisme etaménagement et professeur à l'université de Rennes. À ses activités d'enseigne­ment et de recherche sur les politiques urbaines, l'urbanisme et les formes urbai­nes, s'ajoute une expérience pratique dans le cadre d'interventions auprès des col­lectivités locales et d'appels d'offres de grands donneurs d'ordres (ministères,SNCF. ..). Il est l'auteur d'un ouvrage récent consacré aux formes urbaines et à l'urba­nisme : Morphologieurbaine: géographie, aménagement et architecture de la ville(Armand Colin, coll. « U », 2004).