Écrit sur la neige - revue des deux mondes

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ÉCRIT SUR LA NEIGE NEIGE avec un N impérial comme Napoléon, ne pas confondre avec Meije qui est simple monarque de roc et de glace et qui prend aussi une majuscule. Majuscule aussi car, bien entendu, Neige se doit d'en porter une. Neige est un empire, on vit sous l'empire de la Neige. Neige comme Napoléon, pourquoi associer ces deux N, à dire vrai ce n'est pas seulement pour la facilité du travail des téléphonistes, non, je cherche, je trouve. Cela se passait pour moi vers les années 25. Napoléon ou plus précisément Bonaparte se battait à grands coups de rage sur le Champ de Mars de Briançon l'avait entraîné Abel Gance, un fameux capitaine, mais de ciné- ma celui-là. Bonaparte lançait des boules de neige sur les assail- lants massés au débouché de la route d'Italie qui remplaçait dans l'œil des caméras la cour de l'école de Brienne où, quelque cent ans plus tôt, s'était développé son goût pour la bagarre. C'est ainsi que pour moi N de neige et N de Napoléon se sont trouvé associés. Je n'ai plus oublié le regard noir du futur empereur piaffant sur ce Champ de Mars immaculé et pourtant si bien nommé. Vision étrange, en vérité, prédestination plutôt, voulue par un grand met- teur en scène. L'apprenti-général qui se battait ainsi à coups de boules de neige, ne serait-il pas, un jour, vaincu par de la neige ? « II neigeait, il neigeait toujours... » Celui qui bat par la neige périra par la neige. Il ne fallait pas la profaner cette neige qui rime presque avec trêve. Non, car si j'en crois les historiens, c'est par la précocité de l'enneigement sur la Sainte Russie en 1812 que l'on peut expliquer le désastre de la Grande Armée. « O vous, glace et neige, louez le Seigneur », découvre-t-on dans la liturgie romaine... Il existe des coïncidences troublantes : cherchez dans le nou- veau petit Larousse, vous constaterez en effet que de nègre à neige, il n'y a place que pour le Négus. Dans le dictionnaire en

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ÉCRIT SUR LA NEIGE

N E I G E avec un N impéria l comme Napoléon, ne pas confondre avec Meije qui est simple monarque de roc et de glace et qui prend aussi une majuscule. Majuscule aussi car, bien entendu, Neige se doit d'en porter une. Neige est un empire, on vit sous l'empire de la Neige. Neige comme Napoléon, pourquoi associer ces deux N , à dire vrai ce n'est pas seulement pour la facilité du travail des té léphonis tes , non, je cherche, je trouve. Cela se passait pour moi vers les années 25. Napoléon ou plus p réc i sément Bonaparte se battait à grands coups de rage sur le Champ de Mars de Briançon où l'avait en t ra îné Abel Gance, un fameux capitaine, mais de ciné­ma celui-là. Bonaparte lançait des boules de neige sur les assail­lants massés au débouché de la route d'Italie qui remplaça i t dans l'œil des caméras la cour de l'école de Brienne où, quelque cent ans plus tôt, s 'était développé son goût pour la bagarre. C'est ainsi que pour moi N de neige et N de Napoléon se sont t rouvé associés. Je n'ai plus oublié le regard noir du futur empereur piaffant sur ce Champ de Mars immaculé et pourtant si bien n o m m é . Vis ion é t range, en véri té , p rédes t ina t ion plutôt , voulue par un grand met­teur en scène. L'apprenti-général qui se battait ainsi à coups de boules de neige, ne serait-il pas, un jour, vaincu par de la neige ?

« II neigeait, il neigeait toujours... » Celui qui bat par la neige pér i ra par la neige. I l ne fallait pas

la profaner cette neige qui rime presque avec t rêve. Non, car si j 'en crois les historiens, c'est par la précoci té de l'enneigement sur la Sainte Russie en 1812 que l'on peut expliquer le désas t re de la Grande Armée.

« O vous, glace et neige, louez le Seigneur », découvre-t-on dans la liturgie romaine...

I l existe des coïncidences troublantes : cherchez dans le nou­veau petit Larousse, vous constaterez en effet que de nègre à neige, i l n'y a place que pour le Négus. Dans le dictionnaire en

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dix-sept volumes du 19e siècle, s'y ajoutent néhel, mesure en usage chez les Hébreux , en somme mesure pour rien, néi, flûte traver-sière, et neide, genre d'insectes hémip tè res , vraiment trois fois peu de chose, admettons-le. Ains i , noir et blanc, nègre et neige, sont-ils parfaitement voisins, jumelés comme l'exige leur perfec­tion mutuelle. Neige et nègre, blanc et noir, les dictionnaires ne pratiquent pas la ségrégation, les dictionnaires français, s'entend. C'est là un trait qui m'a f rappé et qu ' i l me plaît de monter en broche tant i l satisfait mon goût pour l'accord entre la forme et l'esprit des choses. Le blanc de l 'un est-il le négatif de l'autre, le noir de l'autre, le négatif de l 'un ? Je ne r éponds de rien, gardant toute ma préférence pour ce blanc ménage r que les grands maga­sins, avec à propos, accouplent à Nivôse. E t je suis heureux d'en trouver écho chez ces grands raffinés que sont les Japonais, ces Japonais qui n'ont pas peur, en plein 20e siècle, de se donner rendez-vous à Kyoto, au clair de lune, et avant de passer à table, de convier leurs invités à se rafraîchir l 'âme d'une fine tranche de lune !

Vers les années 1910, ainsi, un sujet de l 'Empereur du Japon, exilé dans le Paris de M . Fallieres, alors Prés ident de la Répu­blique française, s'en fut un soir de février au Bois de Boulogne. U n Japonais solitaire dans le Bois de Boulogne dépouil lé, tout en menus traits de futaies légères, alors qu'une petite neige com­mence à voleter.

« De l'hiver, l'herbe est morte. Comment celle qui s'est éloignée de moi, maintenant, encore une fois, reviendrait-elle en se frayant un chemin dans la neige ? » se r épè te notre Japonais tout impré­gné du Kokin-Shu écri t vers l 'an 1200. Et , l 'âme aussi admirative que saupoudrée d 'espérance, i l s ' a r rê te pour contempler cette chose si belle qu'est la neige tombant un soir de février dans le Bois de Boulogne. « Comment, songe-t-il, comment se peut-il qu'aucune personne ne soit là pour admirer ce spectacle si rare et délicat ? » I l reste ainsi p l an té sur ses pieds, é m u jusqu'au plus profond de l 'âme pendant que de seconde en seconde le décor se fait plus japonais, pendant que pour meubler sa solitude, i l réci te :

« Elle tombe, tombe la neige, Sous le prunier en fleurs Et pour te la montrer J'en avais recueilli. Las ! dans mes mains elle a fondu... »

I l se remet en marche, lentement, religieusement, pèler ine sous les futaies dessinées par un subtil fusain blanc et soudain là-bas,

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à peine moins blanche, appara î t une silhouette. I l se hâ te , s'appro­che avec cette discrét ion qui lu i est propre, arrive à hauteur de cet inconnu, pose ses deux mains à plat sur sa poitrine ainsi qu ' i l sied, s'incline avec respect avant de lever les yeux. Oh !, non pas oh !, à peine un fil de sourire dans ses yeux br idés : parce qu ' i l neige ce soir de février 1910, deux Japonais de Paris sont allés en pèler inage au... Japon.

Sans la neige, i l serait difficile de la célébrer ! E h ! oui, jè tiens cela de Charles Péguy, non pas le poète , mais un géographe t rès sérieux qui est son parfait homonyme. Soit dit en passant, Charles Péguy, le géographe possède un style de poète pour parler de la neige, mais comment ne 1 aurait-on pas ? E n termes clairs, notre géographe veut dire que sans la neige, i l n'y aurait pas de papier, ou moins facilement, ou tellement plus cher ! Sans la neige, com­ment les arbres dévaleraient-ils j u squ ' à la Baltique ? Le blanc du papier, mais c'est sans doute celui de l'immense forêt nordique nourrie, gavée de neige. Sans toi, neige, je serais rédui t à chanter mon petit compliment comme un troubadour, et mon petit compli­ment se perdrait à tout jamais dans la bise.

Sans Charles Péguy, je ne saurais pas que nous sommes privilé­giés, oui, nous les habitants des régions dites t empérées . Oyez plutôt , la neige n'est pas liée au froid, elle y est m ê m e si peu liée qu'elle recouvre parcimonieusement les grands nords et avec prodigal i té nos champs. Que sont, en effet, les trente cent imètres qui tombent bon an mal an sur Irkoutsk auprès des neuf mèt res dont est gratifié le village du Tour, à l 'extrémité de la vallée de Cha-monix. Je ne parle que pour frapper l'esprit des quarante-sept mè t res qui s'abattent sur le sommet de notre Mont-Blanc, histoire, sans doute, de maintenir sa façade et sa répu ta t ion . A ce train-là, en cent ans, devrions-nous avoir notre Himalaya. Hélas ! qui dit neige, dit aussi fondre comme neige au soleil.

Je disais que Charles Péguy, le géographe, étai t poète , à l'usage, je le pense moins. I l m'a appris des notions qui troublent le mirage de mes souvenirs d'enfance. Le Grand Nord , le Canada de Jack London et Olivier Curwood, traduits par Louis Postif, ne me parlent plus de la m ê m e façon depuis qu'ils grelottent sous trente chétifs cen t imèt res de neige. J 'ai beau savoir que ces trente cen t imèt res sont bon teint et rés i s tan ts à l'usage, cela ne fait rien, je les trouve avaricieux, à moi , i l en faut un bon édredon. E t j ' a i raison, un dicton de la Prairie canadienne ne m'âpprouve-t-il pas : « Une a n n é e de beaucoup de neige, une a n n é e d'abon­dance. »

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A réfléchir un peu sur cette question de neige, on s 'aperçoit encore que nous, gens des pays de mesure, sommes des privilé­giés, notre neige à nous sait tomber en abondance, et remplace par l 'épaisseur , le froid s ibér ien pour, au total, en moins de jours, donner autant à la terre et la terre aux rivières. Mais là n'est pas tout le mér i t e de notre neige, ce qui la rend séduisante , merveil­leuse, c'est justement son épaisseur , c'est que, refusant de n ' ê t r e qu'une housse à villes et paysages, elle veut plus, elle veut nous faire la surprise et les honneurs d'un d é b a r q u e m e n t dans un nouveau monde.

I l est trois é léments qui agissent sur les enfants : le soleil, la mer et la neige. Pour les deux premiers, on bat des mains, on se met en mouvement, ce sont là des é léments excitateurs, toniques. Ce n'est pas que la neige ne l'est pas, mais son pouvoir est plus interne, sa force s'apparente à la non-violence. V o i r tomber la neige, c'est suivre la créat ion, la patiente é labora t ion d'un univers inespéré . I l y a dans cette t ombée lente toute une leçon qui est celle de la persévérance : comment si petit, ce flocon-étoile à six branches, peut-il parvenir à renouveler tout ce qui nous entoure ! Merveille de la persévérance , à moins que ce ne soit, comme dit Péguy, le poète , cette fois, merveille de la petite espérance qui l 'a fait j a i l l i r en ce matin désolé du lugubre hiver. Espé rance qui fait battre des mains à la longue, parce que les doigts ont besoin de se réchauffer, parce qu'aussi, cette neige chargée de miracles et d 'électr ici té , appelle la jubilation. Miracle d'un matin, alors que sans bruit, sans bruit y pensons-nous assez, elle est venue. L a mer, la t empê te , l'orage font peur avec toute leur machinerie fra­cassante et quelque peu diabolique, la neige, elle, se contente à voix basse de raconter la force de la faiblesse, la puissance de l 'humil i té . L a neige, mais bien sûr , c'est un langage de sourds-muets, tout en signes, un silence pour s'entendre.

Toute puissance de ce silence capable de nous pousser dans nos retranchements secrets, puissance de la neige faite de légèreté et de vulnérabi l i té ; mon Japonais mil lés imé 1910 avait bien raison de s 'émerveil ler et en m ê m e temps de s 'é tonner devant si grande indifférence publique.

Un silence pour s'entendre... Ecoutez p lu tô t : dans la petite ville déconcer tée par tant de blancheur, ce ne sont qu'explosions ; de-ci, de-là, des toits, elle tombe en lourdes masses. Un silence pour s'entendre... dans le village alpestre, au contraire, on a placé sur les toits des bardeaux de sapin qui la retiennent, car onNl'affec-tionne i c i , car on sait qu'elle pro tège , car on sait qu'elle fait les

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nuits admirablement paisibles et les matins triomphants, car on sait qu'elle fait partie de la chaîne, et qu 'à la chaîne i l peut, comme dans le puits normand, y avoir un seau a t t aché qui r a m è n e r a du fond, de quoi é tancher la soif des hommes et des bê tes .

*

Mais la neige n'est pas que grave, m ê m e si elle manque de gravi té ! I l faut penser à son propos aux îles flottantes d'ceufs battus en neige... I l faut retrouver le goût de sucre de notre en­fance, sucre et neige fondue mélangés qui porte le nom savant de chionomel, de chionos, neige. Hydromel, te voilà dépassé ! La neige, mais elle est dans toute la magie blanche des contes popu­laires, en Chine aussi bien que dans la l i t t é ra tu re juive où 1 on parle d'anges nés de la neige, que chez les Flamands qui confec­tionnent des gâteaux avec elle. I l n'est peut-être pas un secteur de toute la l i t t é r a tu re du merveilleux plus riche que celui où la neige fait figure de personnage principal . J 'ai souvenir d'un conte d'Oscar Wilde, le Géant égoïste, où la neige ne quitte plus son jardin parce qu'elle ne veut pas laisser les enfants y jouer. « Le printemps a oubl ié ce jardin, disaient tout contents la neige et le givre, ainsi pourrons-nous y vivre tout le long de l 'année ». I l est, en effet, si facile de p r ê t e r pensée et parole à la neige, que des milliers de conteurs de toute couleur et de toute religion n'y ont, pas m a n q u é .

Magie, magie noire, celle-là qui fait un visage de pierrot au chlorhydrate de cocaïne. Lisez coco, lisez aussi « neige », neige des drogués , qui donne des forces d'abord, i l lumine ensuite, éteint enfin. Neige de b lasphème celle-là, de la neige blanche à la magie noire, i l n'y a qu'un pas, et comme entre nègre et neige du dic­tionnaire, i l a é té vite franchi.

Magie blanche, celle d'un nom associé à celui de la neige éblouis­sante, magie de Noël. J 'ai, pour ma part, longtemps pensé que le jumelage de la neige avec le mys tè re de Noël é ta i t une invention d'hommes du Nord , jusqu'au jour où j ' a i appris que Jé rusa lem connaissait la neige deux hivers sur trois. Voilà qui m'enchanta, m'enchante encore non pas de penser que l'Enfant-Dieu a connu le froid dès la p remiè re seconde de son séjour terrestre, mais de m'imaginer que la neige a pu ê t re réel lement mêlée à l ' é tonnement de son premier regard.

Noël, neige, crèche, règle de blanc des mys tè res liturgiques, lumineux mys tè re que l 'on associe sans effort à l ' idée de pure té ! L a c rèche ne semble palais qu'en raison de son toit recouvert de flocons hydrophiles, cela à un tel point que dans une vitrine de Saint-Louis-du-Sénégal, cette m ê m e crèche, pr ivée qu'elle étai t

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de la chaleur, de l'enchantement de son blanc, me parut sèche et pauvre. Crèches de nos enfances renouvelées, truffées d'ampoules et de piles Wonder, peuplées de moutons à trois pattes (ils en perdent régul iè rement une à leur p r e m i è r e en t rée dans la bergerie des tiroirs) venus boire aux biseaux des miroirs br isés , vous seriez peu de chose sans les bourrasques cotonneuses et hyposulfi tées que, du plus haut d'un escabeau, on souffle sur vous. Peu de chose, car cette neige est vér i t ab lement la touche, qu'avant de signer, l'artiste met à son tableau. Peu de chose parce que jus­qu'alors la crèche n 'é ta i t qu'assemblage de carton, de mousse, et souvent de mauvais goût, peu de chose parce que pé t r i e de pau­vreté , de lumière chiche, de souffrance et de chaleur parcimo­nieuse. E t voilà que tout à coup, un peu comme sous l'effort de l'ange soufflant dans sa trompette géante , la c rèche resplendit, toute tristesse dissipée. L'enfant, dans ses langes, est lui-même, la manne, et comme pour nous le faire comprendre, c'est lu i qui nous a o rdonné d'en symboliser la présence. . .

Neige ersatz, neige pour dessus de cheminée, neige de pacotille sans doute, vous restez mêlée à ce chien mourant veillé un mardi-gras de vraie neige, parmi les grands moments d'une existence. Plus tard, la royauté de cette vraie neige, le mys tè re de la patiente édification de ses merveilles, s'associeront à l'ivresse de la pre­mière jou rnée de ski , mais rien ne nous retiendra, au souvenir de l'hyposulfite des crèches , de reprendre nostalgiquement la question de V i l l o n : « Mais où sont les neiges d'antan ? ».

Magie blanche, magie des mots, ávez-vous pris garde à celui que trois lignes ci-avant, j ' a i fait sortir de mon jeu ? Un tout petit mot et qu 'à cause de sa petite taille on se doit de prononcer lente­ment. Sk.. . i , comme un glissement, .un effort sur sk. qui déchi re le beau champ vierge, un moment de pléni tude sur l ' i qui file sur l 'élan. Sk...i , sk...i, la jambe droite, puis la gauche, en cadence maintenant. Le mot ski n'a pas été inventé pour désigner les descentes effrénées de nos modernes virtuoses, de nos tombeurs de murs et de records, i l est venu avec les longues errances d'hom­mes vêtus de lourdes fourrures à travers des é tendues intermi­nables.

Merveille des merveilles, les langues nordiques, sœurs les unes des autres, m'apparaissent tout à coup faites de glissements. Mer­veille des merveilles, le Suédois laisse aller ses mots par lentes glissades, sans véri table tonique, comme on fait du ski dans les forêts de Suède ; le Norvégien, par contre, hab i tué aux collines.

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aux montagnes peut changer de rythme et de tonal i té au gré de l'effort. La langue suédoise a la monotonie des pays bien rabotés , la norvégienne, la var ié té chantante des paysages alpestres. On va sans doute penser que tout cela est bien imaginaire, que le ski est, après tout, invention récente , alors que la langue, elle, a l'âge de l 'humani té . Qu'on veuille bien se d é t r o m p e r et prendre train et ferry-boat pour Oslo. On découvri ra dans la capitale norvégienne, entre autres merveilles, à l ' in tér ieur m ê m e du célèbre tremplin de Holmenkollen, un musée . A l ' intér ieur m ê m e du tremplin, sous la piste d 'où les grands skieurs-oiseaux nordiques prennent leur envol, face à l 'admirable fjord d'Oslo, i l y a en effet un musée . Je n'aime guère les musées , ils sont généra lement trop grands et sentent ce qui sert à conserver les choses mortes. Celui-ci est petit et vit d'une saine odeur de graisse et de goudron. Dans le musée de Holmenkallen, i l y a des skis, beaucoup de skis et aussi quelques souvenirs émouvan ts sur les hommes qui, grâce à eux, forcèrent la porte des pôles.

Si les p remiè res épreuves sur skis ne datent que de 1862, si l'Association Norvégienne pour le développement de l'exercice phy­sique et le maniement des armes (sic) ne s'est in téressée à ce sport que depuis 1863, si l 'on a attendu Balzac, en France, pour faire connaissance avec le mot ski (Séraphita, 1834), on est bien obligé d'admettre cependant que, depuis quelque temps déjà, grâce à ce ski , des hommes avaient t rouvé le moyen de rompre avec leurs chaînes hivernales. A Holmenkollen on peut voir, toucher, et sa fiche d'état-civil semble des plus sér ieusement établie, un ski , celui d 'Ovrebô, vieux de 2 500 ans. A côté de lu i , benjamin, mais tout de m ê m e vénérable , un ski finlandais de 2 000 ans à peine. Mais qu'on ne se trompe pas, la progression a été lente. Pendant longtemps les skis ont é té recouverts de fourrure de renne, pen­dant longtemps l'homme du Nord n'a aidé sa marche qu'avec un seul et long bâ ton . I l a fallu des siècles et des siècles pour per­fectionner formes et moyens d'attaches, i l a fallu la venue d'un certain Fri tz Huitfeld à la fin du siècle dernier pour que les skis fassent vraiment corps avec le skieur.

A h ! Fr i tz Huitfeld, quel hasard heureux m'a fait retrouver sa trace, son nom que je croyais dévoré à jamais par la rouille du temps ? Inutile de chercher, ce nom lié à mon enfance devait un jour me revenir, me revenir d'autant mieux et vite que je descends de ces Vikings barbares. Mais avant de repartir vers mon Sud, à la remorque de Fr i tz Huitfeld à point re t rouvé , j 'aimerais dire deux mots des usages de ces pays de neige qui m'enchantent. E n Norvège, pour Noël, dans les temps anciens, les poursuites judi­ciaires é ta ient suspendues pendant qu'en Suède, c 'était la dernière

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gerbe de blé que l 'on suspendait au pignon des maisons afin de donner p â t u r e aux oiseaux. Un poè te en t émoigne :

« Pour eux, l'on cherche une gerbe emmêlée Où des milliers d'épis se courbent sous le grain On Vétend sur la neige : Accourez gent ailée Car votre nappe est mise et prêt le festin. »

Comme nous sommes loin de la dépigeonnisat ion sys témat ique de nos temps civilisés, et combien je suis fier de ce sang barbare qui coule dans mes veines !

E t puisque tant que faire, j ' a i laissé en plan Fri tz Huitfeld et la fixation qui porte son nom, Noël et neige me r a m è n e n t à une autre histoire. Voic i d'un seul saut franchis les 2 500 ans ou pres­que qui nous séparent du ski d 'Ovrebô, et Fri tz Huitfeld s'appelle tout simplement Fri tz et i l a un jo l i casque avec une pointe qui fait saigner d'horreur le cœur de tous les Français . Fri tz et son casque se trouvent grelottant, les bottes enfoncées au c œ u r de la neige française qui, sur le plan militaire ne vaut pas plus que la prussienne, aux avant-postes de son a rmée . E n un certain Noël 1870, Fr i tz menace Paris. Fr i tz et tous ses amis Fri tz d'ailleurs ont le doigt gelé posé sur la dé ten te gelée du cousin vér i t ab lement germain du Lebel gaulois ; peut-ê t re Fri tz a-t-il une pensée , oh ! combien civile pour l a petite église de son village des Monts Eifel (rien de commun avec la Tour qui réc lame deux « f » et que, pour cause, i l ne peut voir encore), où dans quelques instants en dépi t de la guerre lointaine, va ê t r e célébrée la messe de minuit. A h ! si les França is pouvaient voir le c œ u r de Fri tz , ils verraient que la pointe de son casque le fait saigner aussi ! Bref, Fr i tz rêve dou­loureusement. Mais tout à coup, i l sursaute, un homme s'est dressé à quelque cinquante m è t r e s en avant de lu i . L'homme n'a pas d'armes et pourtant, i l avance : « Gott nochmal, ein franzose ! » Le doigt de Fri tz, les doigts de tous les Fr i tz sont trop engourdis pour appuyer. Le soldat français qui a d e m a n d é la permission à son capitaine, précise le chroniqueur dont je tiens ce récit , fait son chemin dans la neige inviolée en direction des lignes ennemies. Soudain, i l s 'arrête , salue militairement et... entonne le Minuit Chrétiens.

Prussien ou pas, ce sont des choses qu'on comprend ! Sans qu'aucun ordre n'ait été donné , les doigts se retirent des dé tentes , les canons, las de menacer, s'abaissent. Le França is chante à pleins poumons et dans une vapeur b leu tée qui monte comme l'encens, lance un dernier « Jusqu ' à Dieu ». Alors, i l salue, se retire, pauvre, chétif et protégé. Alors, des lignes allemandes, dame ! on ne veut

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pas ê t r e en reste, un homme à son tour se lève, s'avance et avec cette raideur bien connue, souligne le chroniqueur, salue militaire­ment. A son tour, mais d'une voix gutturale, remarque, toujours et avec amit ié la chronique, i l chante un hymne de Noël, « Weih-nachtzeit... » qu'entonnent der r iè re lu i ses camarades. Du côté français, on a repris le Minuit Chrétiens et c'est ainsi qu'en cette nuit de Noël 1870, des hommes ont oublié leur querelle et se sont fait la paix, une bonne demi-heure, avec des chants. Que cela est loin et bête, t rès p rès , et toujours aussi bê te , pourquoi, Dieu ne laissons-nous pas votre fils na î t re à chaque minute de tous les jours ? Je me le demande vraiment et je remercie Fri tz Huit-feld, le Norvégien, de m'avoir r a m e n é à Fri tz le Prussien et à cette histoire bien digne d'un Déroulède de la Paix.

Dans ces nobles demeures, des têtes grisonnantes S'attristent devant les miroirs Le matin vos cheveux sont de soie bleue Le soir, ils deviendront neige blanche.

Voilà comment, à Pékin, en l'an 700, L i Pai voit passer le temps. Neige et temps sont é t ro i t ement liés, si é t ro i t ement m ê m e que les Ostiaks « comptent par neige », remarque Chateaubriand. M o i aussi, et ceci, parce qu'en bon Normand, je trouverais sans doute des Ostiaks parmi mes ancê t res . Je récapi tu le : une neige, deux neiges, trois... trente-sept neiges, cela fait trente-sept neiges que j ' a i lié conaissance avec Fri tz Huitfeld. J'avais déjà, à cette époque, onze neiges, comptez... Je sens que si j 'embarque sur cette pente, on n'a pas fini de « se luger », comme on dit en Savoie...

Bref, à la suite de circonstances que je r é sumera i : un frère malade dont l 'état réc lamai t l'altitude, un médecin bien inten­tionné conseilla Br iançon. Br iançon 1320 m, petite ville, grand renom, avec ses Portes de Pignerol et d 'Embrun, son ciel immua­ble, l'odeur de l'ozone et celle de ses pins de la Croix de Toulouse. Pourquoi Toulouse, je vous le demande ? Bref, la neige dans le sang, mais sevré — la verte Normandie a t rès peu d'aptitude à blanchir — je me trouvai un beau matin d'automne déba rquan t à la gare de Sainte-Catherine qui desserf la ville haute enfermée dans ses remparts à la Vauban comme un 'Saint-Malo de montagne. C'est ainsi que la Providence, toujours mystér ieuse en ses desseins, jeta à la fois la tristesse et la joie, malheur et bonheur dans une honorable famille normande. Bien sûr puis-je parler ainsi allègre-

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ment aujourd'hui et vais-je donner une meilleure idée de moi-m ê m e en vous disant que notre médec in de famille avait vu grand et haut et que mon frère se restaura vite, presque trop vite, grâce aux rayons ultra-violets et peut-être aussi, comme moi , grâce au désir de faire connaissance au plus tôt avec la neige.

Arrivés à l 'époque où les feuillages des mélèzes prennent, avant de s'enflammer tout à fait, une belle couleur de coing m û r , ma m è r e n'eut de cesse qu ' ap rès maintes stations devant la boutique de Sébas t ien Francou, « cuirs, c répins , harnais », au sommet de la Grande Gargouille, elle m'eut loué une paire de skis. Des skis, voici trente-sept neiges, appartenaient encore, ou presque, à la légende, on les louait à l'heure, à la demi, à la journée , t r ès excep­tionnellement au mois. Rares, en dehors de quelques Sébast ien Francou que la fourniture pour mulets avait po r t é à tout ce qui concerne la courroie, é taient ceux qui faisaient commerce de skis, ou qui en é ta ient propr ié ta i res-usufrui t iers !

Mes skis sur l 'épaule, de solides planches de frêne, je franchis 1a porte de Pignerol, le pied bien au sec sur les petits cailloux br iançonna is . Les courroies de la préc ieuse fixation Huitfeld dont Sébas t ien Francou, en orfèvre, nous avait vanté les mér i tes , se balançaient avec un bruit de girouette dans une odeur de graisse Paulin* Dirai-je que mon c œ u r battait vite ? Ce serait assez peu dire, je n 'é ta is qu'un cœur excité par la joie.

Nous ét ions en octobre, un octobre somptueux avec des brû­lures de Haute Provence sous le ciel le plus céruléen de France. Chaque jour, au retour de la classe, j 'al lais rendre visite à mes skis, placés, tê te en bas comme l'avait conseillé Sébast ien Francou, avec leurs cales pour maintenir écar tées les spatules et bien mar­quée la cambrure à hauteur de semelles. Jeudi et dimanche, je les prenais, sépara is le ski droit du gauche, les posais à m ê m e le plancher de la chambre et, chaussé de mes grosses chaussures, les essayais. Comme je plains ceux à qui tout arrive trop vite, comme ils perdent le bénéfice de l'attente, de la passion br imée , comme ils ignorent les joies des prouesses imaginaires ! A dire vrai, je ne suis pas t rès sû r qu ' i l y a trente-sept neiges, j ' a p p r é ­ciais tellement cette attente !

De son li t de douleur, mon frère suivait avidement mes efforts pour me fixer aux pieds les lourdes lattes, poussant la grandeur d ' âme j u s q u ' à me conseiller dans les opéra t ions qui consistaient à passer aux endroits p révus par Fr i tz Huitfeld les fameuses cour­roies. Enfin, j ' é t a i s prê t , un peu gauche, t rès proche parent du fameux albatros de Baudelaire. Par la fenêtre , j 'apercevais le Champ de Mars nu, l'herbe des glacis des forts, grillée, et par-delà les forêts , sur le Janus et l'Infernet, de malheureuses plaques de

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neige, bien trop lointaines et verticales pour un apprenti. C'était tout simplement atroce et merveilleux.

Octobre passa ainsi tout entier, novembre survint avec ses chasseurs alpins au garde-à-vous avec leurs skis devant le Monu­ment aux Morts... J 'évitais de passer devant certaine boutique au sommet de la Grande Gargouille, cette fameuse boutique de Sébas­tien Francou toute sombre, comme enduite de poix, avec des fouets en guirlande derr ière les carreaux de la porte-vitrine.

J'ai vérifié depuis, que, telle une grande dame, la neige est souvent capricieuse. J'ai lu aussi qu'un certain Ranulph qui avait donné des terres à des moines de Béga, voulut les reprendre et leur fit un procès au sujet des limites de ces terres. Les moines, en saints hommes qu'ils étaient , p lacèrent leur espoir dans les mains de leur patron ; la neige se mit alors à tomber, recouvrant tout le pays sauf les terres des moines qui se t rouvèren t ainsi marquées , noires parmi le blanc. Ainsi maintenant, sais-je que Briançon, l 'année dont je parle, devait faire partie des territoires donnés par ce Ranulph aux moines de Béga !

Que la neige soit capricieuse, c'est certain, qu'elle subisse des ans l ' i r réparable outrage qui conduit à sa disparition, est encore certain. Ainsi , à en croire Virgile, i l tombait à son époque, en Thrace, j u s q u ' à des sept aunes de neige (quelque chose comme huit mè t r e s ) ! Heureux pays, heureux siècle ! Comme j 'aurais a imé vivre aussi en 1434 où, à Paris, la neige tomba pendant quarante jours et nuits consécutifs ! Que voilà donc des usages et tradi­tions qui se perdent dans la neige des temps !

E c œ u r a n t vraiment, alors que le Champ de Mars br iançonnais de mes onze ans restait désespérément ouvert aux jeux vulgaires et bruyants de la boule ferrée. Maintenant que je sais des tas de petites choses qui font croire à certains qu'ils en connaissent de grandes, je conclus t rès philosophiquement que sans la T.S.F., les bombes H ou les missiles in terplanéta i res , la nature a toujours bien su, et cela toute seule, nous jouer de bons tours.

C'est sans doute à cause de ses tours, espiègleries et autres sorti lèges que la neige a droit à une place privilégiée, j 'en ai déjà dit deux mots, dans les contes, ballades, mythes, légendes, qu'elle y tient plus de place qu'Adam, notre pè re à tous, l'orage ou le paradis soi-même. A égalité avec les anges, la flèche et la pomme chère à Guillaume l 'Helvète, la neige est moins uti l isée cependant, comme support mythique que l 'âne, le sang, le pain ou le serpent. Beaucoup moins que le serpent, ce qui tendrait à prouver que ce

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n'est pas d'aujourd'hui que date l 'ent rée des forces du mal dans la l i t t é ra tu re et qu' i l y a quelques lustres déjà que les fabricants de best-sellers manuscrits ou i m p r i m é s savent que le noir luisant du serpent attire mieux le lecteur que la blancheur veloutée de Dame Neige.

S ' i l est, par centaines, des légendes t i rées de la neige, i l existe aussi des contes si proches du réel, qu'ils se confondent avec lu i , témoin celui des Privilèges de Saint-Germain-sur-Séez, en Taren-taise. Saint-Germain, village égaré sur le chemin du Col du Petit Saint-Bernard dont les habitants continuellement harce lés , pillés par les gens de guerre qui empruntaient le passage pour aller de France en Italie, d'Italie en France, se donnaient cependant pour tâche d'aider, de secourir les voyageurs égarés. Sans que nul ne leur en ait fait obligation, ils parcouraient les grandes é tendues enneigées où des hommes avaient pu se perdre, plantant de lon­gues perches de plus de six m è t r e s pour jalonner le passage ju squ ' à la colonne Jou ou Jupiter qui marque le sommet du col. Or donc, sans autre in térê t que celui de bien faire, ces braves montagnards se montraient les plus secourables en m ê m e temps que les plus déshér i tés des hommes. E t cela dura des siècles, jusque t rès exac­tement, en l'an 1259, où la Comtesse Cécile de Baux dont ils étaient les serfs, fut sauvée par eux des pér i l s de la montagne et des pièges de la neige. L a vertu, pour une fois, se trouva récompensée , « ,'a bonne comtesse » comme on l'appela par la suite, leur accorda des privilèges : exonérat ion d ' impôts et de service militaire, privi­lèges combien précieux que, dans son aveuglement à décapi te r tout ce qui pouvait, de p rès ou de loin, fleurer l 'arbitraire, la Révolut ion Française abolit. Triste fin d'une histoire t r è s édi­fiante et morale où « la neige immaculée , maî t resse adorée et sévère, qui retient dans la pu re t é de leurs m œ u r s natives, les montagnards » de Michelet, se trouve merveilleusement i l lustrée.

Ver tu du blanc, mais, je l 'ai déjà fait remarquer, nègre et neige voisinent dans le dictionnaire, frères siamois installés de part et d'autre d'une front ière invisible. Une front ière , encore une, c'est justement à cela que je voulais en venir, car la neige est a t t i rée par les frontières, et qui dit f ront ières , dit aussi contrebandiers. C'est prouvé , banal, et pourtant, pour mon plaisir, sinon le vôt re , je dés i re conter ce qui suit.

Or donc, au Col du Mont Genèvre, l ieu battu par la Lombarde, enrichi d'un obél isque f rappé du N impér ia l , un brave contreban­dier de France opérai t ainsi que suit. A la nuit tombante, par grands froids et neige profonde, quittant la route qui joint la France à l'Italie, i l s'approchait, besace à l 'épaule, du poste de douane où auprès d'un poêle fumaillant comme le veut l 'usagé,

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deux gabelous fumaillaient. L'homme, un paysan de la Vachette, un hameau du côté de Briançon, sans hâte , s'approchait, cap pointé sur le poste de douane. Un honnête homme se reconnaî t à ce qu' i l va droit son chemin et ne craint n i les gendarmes, n i les douaniers, avait entendu dire notre client. Ainsi allait-il droit. Depuis le poste, on le reconnaissait, i l passait deux fois la semaine, une fille mar iée avec un Piémonta is du côté de Clavières.

— V a encore nous faire entrer le froid, grommelait l 'aîné des gabelous, juste comme le poêle commence à tirer.

Sur quoi, le cadet, s 'éloignant du fumeux poêle, allait vers la porte et, de der r iè re les carreaux, d'un geste vigoureux de sa pipe, accordait le visa de sortie au voyageur.

Le voyageur n'en demandait pas plus et, toujours selon la théorie de l 'honnête homme qui va droit son chemin i l rejoignait sans dé tour la piste que, dans la journée , avaient creusée les t ra îneaux de bois. La nuit tombait, la neige commença i t à craquer sous ses pas, la lune allait appa ra î t r e et ferait scintiller les cris­taux. La lune, c 'était bien un peu cela qui inquiéta i t notre voya­geur, la lune sur la neige, mais c'est un vrai soleil ! Alors, hâ t an t le pas avec mesure — un honnê te homme va droit mais n'a peur ni des gendarmes ni des douaniers — i l faisait route vers le Pié­mont. De temps à autre, i l passait sa main gantée de peau de lièvre autour de sa taille, histoire de vérifier qu'elle étai t bien a t tachée ; qui ? Une sorte de corde ressemblant à de la mèche à briquet, blanche comme de la mèche à briquet, une corde qui pouvait bien avoir ses cinquante mè t res , m'a-t-on dit. A cinquante mèt res , en effet, de r r iè re lu i , suivant sagement la trace des traî­neaux, glissait en dodelinant sur la neige, une luge t rès basse recouverte d'un drap blanc. L a pente est douce entre le Mont Genèvre et l'Italie, bien comme i l faut pour qu'un contrebandier n'ait pas trop de peine à tirer un chargement défendu... O neige, toute cousue du fil blanc des larcins impunis !...

« Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quel­ques arpents de neige vers le Canada, et qu'elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut ».

E h ! bien, M . de Voltaire s'est t r ompé , car si la neige, en son temps, avait plus d ' inconvénients que d'avantages, on peut admet­tre aujourd'hui que le Canada est une bien belle bague au doigt de la reine des Anglais. Curieux temps, en vérité, que le nôt re , le Sahara se voit promu au rang de belle que les princes du monde

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veulent s'arracher, pendant que, sur les Pôles, et m ê m e dessous, on é tud ie la neige, on l'ausculte, on l'examine, l'analyse. On ne sait pas encore tout d'elle, on suppose qu'elle n'a pas encore tout dit. L a neige, mais c'est un peu de la vér i té évangélique, les der­niers seront les premiers. L a dernière , la redou tée des siècles, entre dans le n ô t r e par la Porte d'Or. Ce qui é ta i t craint hier est dés i ré aujourd'hui. On va la voir à domicile, on trace des routes pour l'atteindre dans ses repaires, quand on n'en charge pas force wagons pour l'amener aux habitants des grandes ci tés. Le monde est fou, les hommes sont fous ? Non, seulement chacun doit passer à son tour sur la scène et réc i ter son petit compliment. A un siècle qui pér i ra i t d'asphyxie, de laideur et de vacarme, i l faut tout simplement ce grand ballon d'oxygène, de beau té et de silence.

Neige, chair à turbine, je la laisse aux techniciens, d'ailleurs ce n'est que lorsqu'elle s'est t r ans fo rmée en sueur, qu'elle devient chair à turbine, c'est l'autre que je veux, celle qui conduit à l'ivresse blanche qui, comme écri t Giono, fait que « voir est un délice, entendre un é tonnement voluptueux, vivre une qual i té » ; celle dont Ramuz clame quelle est « à en mourir de joie ». Ivresse blanche que ce soit lorsqu'elle déroule inlassablement l 'infini de sa patience, sorte de fil dont se tissent nos rêves, ou bien lors­qu'elle s 'a r rê te pour laisser a p p a r a î t r e ses sœurs , les étoiles, afin de polir dans le froid de la nuit ses cristaux, ivresse blanche, oui, qui nous dé tache de notre carcasse, l ibère ce qui est notre vér i table souffle. I l y a bien des ivresses, celle que les uns cherchent dans le whisky et autres long drinks pour gens dis t ingués, celle de la neige des enfers qui se nomme aussi « coco », celle de la vitesse qui est un fl ir t avec la mort, combien l'ivresse de la neige pa ra î t salu-bre à côté et sans mauvaise bouche les lendemains. « Hui t jours de neige, une année de santé », placarde la S.N.C.F. dans ses sal­les d'attente. Pour une fois une affiche qui ne ment pas ! I l n'y aura jamais trop d'amoureux de la neige, m ê m e si, en ayant abusé , certains réappara i s sen t au porti l lon des gares, jambes ou bras empr i sonnés dans des carcans de p lâ t re .

— Boutron, récitez-moi à part ir du dix-huit ième vers d' « Ex­piation ».

Boutron se lève. Par la baie de la classe de sixième du Collège de Br iançon , i l aperçoi t Ste-Catherine et la fumée de la gare, au-dessus, les p r é s roussis, puis t rès , t r ès haut, comme la couronne

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florale accrochée au sommet d'un mâ t de mai suédois , le glacier de l'Ailefroide. On est à mi-décembre, de m é m o i r e de haut-alpin a-t-on jamais vu chose pareille ? Cela fait deux mois que Bonaparte remet son voyage, comment, m ê m e au cinéma, pourrait-on faire des boules de neige sans neige ?

Boutron est debout, soumis et révolté tout en un , alors, s'adres-sant à ce ciel trop parfait :

// neigeait, il neigeait jamais ! La froide bise Sifflait...

A côté de Boutron, i l y a Coste, le fils du p ropr i é t a i r e de notre petit appartement du Champ de Mars, Coste qui se met la main devant la bouche pour se retenir de pouffer. Le prof. Lacroix, i l s'appelait, i l s'appelle encore Lacroix je l 'espère, ne sourcille pas, ne relève rien. Lacroix sait que ce n'est pas pour faire rire que je viens de corriger Victor Hugo, Lacroix me connaî t bien, je joue souvent aux boules avec lui sur le Champ de Mars, Lacroix sait.

Oui, nous en ét ions au 15 décembre , et pas l'ombre d'un de ces nuages effilés, au crépuscule qui, selon Coste, viendraient avec la Lombarde annoncer la neige. Car la neige, on pense bien, comme le père Noël et tous les grands événements , se doit d'arriver la nuit. Je ne savais pourtant pas encore ces deux vers de Valéry :

Je m'éveille, attendu par cette neige fraîche Qui saisit au creux de ma chère chaleur

Je ne savais que mon impatience, ma fringale pour un plat trop longtemps attendu. Cela faisait un bon mois que je ne passais plus devant la boutique de Sébast ien Francou, que je faisais le dé tour par les remparts pour éviter l'antre de ce sorcier, de cet usurier à qui ma m è r e payait inutilement la location des fameux skis. Justement, ce jour-là ma m è r e y é ta i t passée :

— Tiens, fit-elle en rentrant, Francou m'a donné çà pour toi.

Je saisis l'objet, le tube de carton sur lequel étai t impr imé : « Fart norvégien rouge pour neige poudreuse ».

Coste m'en avait par lé , j 'approchai le tube de mon nez, cela sentait toutes les odeurs marines, les bateaux au radoub, les V i -kings, les algues, et aussi les bois de la Croix de Toulouse. Cela sentait, en r é sumé , l'odeur du magasin Francou le jour où, pour la p remiè re fois, nous y ét ions en t rés .

— Et i l te l 'a donné ? demandai-je. — Oui. Cela me plut : « I l n'est pas vache, tu sais, avait eu raison de

me répé te r Coste. » Ce geste rendait à Sébas t ien Francou sa séduc-

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tion p remiè re , effaçait bien des doutes. C'est ainsi que je me suis lancé sans perdre un instant dans le travail d'alchimiste des pre­miers skieurs qui combinaient, a r m é s d'un fer à repasser, les larmes de fart rouge, à celles du vert, jaune, pour la montée , pour la descente, pour neige fraîche, lourde, de printemps, glacée, sous la semelle de leurs skis. Quelles senteurs, apéri t ives, digestives, émoll ientes , décongest ionnantes , toutes les odeurs saines de la terre, de la mer, de la montagne et de l 'air, oui, toutes ! Combien de soirs, par la suite, dans des chalets de montagne, n'ai-je pas avec de francs compagnons sacrifié aux rites de la neige. Le fart que l 'on prononce, que l 'on prononça i t fartt, c 'était un cérémonia l , une science, une magie. Chacun avait sa marque, ses marques, elles venaient du septentrion, et on s'essayait à en déchiffrer les formules. Les plus é rud i t s affirmaient qu ' i l y avait de la cire, des huiles de poissons inconnus, du goudron d'arbres de Laponie aux­quels le fabricant devait ajouter ce petit rien sans nom qui lu i valait des récompenses royales à Oslo, et des médail les d'or à Goteborg. Chacun avait sa marque, ses marques, mais aussi ses principes ; cela allait de l 'application persuasive par massage du bois à la paume, jusqu'au chalumeau et au fignolage à la paraffine. Les semelles de nos skis mét icu leusement enrobées pour la neige du lendemain — la neige qui, nous le supposions, serait ou fraîche, ou mouil lée , ou gelée etc., nous portions nos skis au clair de lune afin que le froid parachève de son émail le fruit de notre veille laborieuse. C'est ainsi que dans des âges qui ne sont pour­tant pas lointains, un bon skieur, car l 'on n 'étai t bon skieur que si l 'on étai t bien far té , devait se complé te r d'une sorte de devin. Comment bien farter si l'on ne présageai t pas la neige, donc le temps du lendemain ? Comment bien farter si, à un de ces indi­ces que porte le ciel au crépuscule , à la transparence de l'air, aux bruits, on ne savait lire en quelque sorte le temps à venir ? I l n'y avait pas d'infaillibles à ce jeu, i l n'y avait que des espéran t s , sans révol te si, à l'aube, a r m é s d'un « opinel », i l fallait tout racler. I l n'y avait pas de honte à verser dans le poêle qui en ronflait d'aise la lourde cire poisseuse. L a neige est capricieuse, ai-je dit. C'est en se cachant un peu, pourtant, qu'on passait alors ce produit réservé aux skieux novices, aux skieurs de D H » étage, et qui avait nom : « Fart universel pour toutes neiges ». « S i tu peux... alors mon fils, tu es un skieur », aurait pu ajouter K i p l i n g a son poème célèbre .

Ce soir-là, ce soir b r iançonna is de mes onze ans, je venais dans une a t m o s p h è r e de forge, de remettre le fer à repasser sur le four­neau lorsqu'on frappa.

Quelque chose étai t dans l 'air, i l me sembla que ma m è r e fit

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« hum » non pas tant pour s'éclair cir la voix que pour annoncer à mon frère que ce qui devait arriver, arrivait...

J'ouvris, c 'était Coste, un Coste tout scintillant par les cheveux et les sourcils, Coste qui n'eut m ê m e pas un mot à dire car cela étai t convenu : à n'importe quelle heure, i l devait me préveni r de « son » ar r ivée . Derr iè re Coste, « elle » arrivait, elle continuait d'arriver. Sans nuage japonais, sans Lombarde et sans soleil voilé, elle étai t ar r ivée. E n silence.

« Quel silence, battu d'un simple bruit de bêche »... a no té Valéry. I l n'y avait m ê m e pas de bruit de bêche.

Les skis sur l 'épaule, j ' é t a i s déjà au pied de l'escalier. — Comme ça toute la nuit, demain matin, i l y en a trente

cen t imèt res , annonça Coste en pointant son b â t o n vers la toile qui se déroula i t .

E n temps ordinaire, à cause de son accent, sans doute, je soupçonnais fort Coste de galéger, mais ce soir puisque l'extraor­dinaire, l ' inespéré étai t arr ivé, je me sentais p r ê t à tout accepter de lu i .

I l é tai t neuf heures et ma m è r e m'avait laissé sortir sans m ê m e un mot, sauf un rappel d'avoir à prendre mon bére t . Un air encore jamais resp i ré me péné t ra i t les bronches après m'avoir chatouil lé le nez. J 'é ta is aveugle et en m ê m e temps ébloui . Je cherchais Coste, i l é tai t courbé sur ses skis, m a n œ u v r a n t courroies et leviers. Je me penchai à mon tour et me mis en devoir d'en faire autant. Hélas, mille fois hélas ! la si merveilleuse et, en chambre, si docile fixation de Fr i tz Huitfeld, se montrait, face aux éléments , rét ive. Je soufflais sur mes doigts, essayais d'arracher de mes semelles la neige qui s'y étai t collée. Rien n'y fit. J 'é tais comme englué ; de plus en plus aveugle, et la sueur de mon impatience me coulait le long de mon gros col roulé .

— Reste dans mes traces, me cria Coste, sans prendre garde à ma dét resse et se mettant avec aisance à glisser.

Je n'eus que le temps de ramasser mon matér ie l et, mes doigts b rû lan t de froid, pédes t rement , de me h â t e r de r r i è re lu i . « Reste dans mes traces », m'avait crié mon compagnon casqué d'un passe-montagne du plus polaire effet. « Reste dans mes traces » gourd, maladroit, le visage effleuré par mille à peine perceptibles cares­ses, je me hâ ta i s de r r i è re ce qui devait ê t r e Coste, un fantôme retournant à son fantomatique séjour . Coste, ce qui étai t encore Coste, m'apparaissait de plus en plus rédui t , r amassé , i l montait en canard, m'apprit-il par la suite, skis écar tés aux spatules, ras­semblés aux talons pour éviter de repartir en a r r iè re . I l étai t à dix pas de moi à peine, faisant son chemin dans une bourrasque qu ' i l semblait ignorer. « Coste ! » eus-je un instant envie de crier.

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Mais j'eus honte, de quoi aurais-je l 'air ? L a sueur me ruisselait de plus en plus dans le cou, à moins que ce ne fût la neige fondant sur mon visage. Je m 'a r r ê t a i s , le c œ u r battant ; un bourdonne­ment me remplissait tout entier, j ' é t a i s t raversé par un torrent, une Durance chaude, plus chaude que mon corps. Je n'avais jamais res­senti cela ; pour la p remiè re fois de ma vie, je comprenais que mon corps étai t vivant et i r r igué par un flot tumultueux, inces­sant qui le faisait b rû lan t . Je ne voyais plus Coste, je ne voyais plus la maison que je venais de quitter. J 'é tais seul, tout seul, mais je n'avais pas peur, j ' é t a i s seul, mais la neige vivait autour de moi et, je ne le savais pas encore, m 'en t ra îna i t dans son mouve­ment comme l'eau du torrent en t ra îne la roue du moulin. I l m 'é ta i t a r r ivé qu'on me laisse seul, qu'on m'abandonne quelques heures avec moi-même. J'avoue que je n'avais pas a imé cela, séparé du monde, sans contact avec lu i , non je n'aime pas cela. Ce soir-là Coste m'avait abandonné , mais cela ne me gênait pas, à chaque seconde, je percevais sur mes mains nues, sur mon front, mes oreilles ou mes joues, le minuscule chatouillis du courant qui passait entre l'univers et moi . J'aurais dû avoir peur, me souvenir d'une histoire que Coste m'avait r acon tée : des bûche rons pris dans la t empê te du côté de l'Infernet, tournant toute la nuit autour de leur cabane sans la trouver. E h ! bien non, je n'avais pas peur, de tous côtés on m'appelait, le courant é ta i t établi , tout envi ronné que j ' é t a i s par le c rép i tement muet d'un silence innombrable.

On dit mouches d'hiver pour flocons de neige, je trouve cela choquant. Les mouches sont parasites, paresseuses et quelque peu malpropres, comment leur comparer la neige, elle si active, tra­vailleuse et pure ! Si on avait à é tabl i r une pa ren té , ce serait avec l'abeille que la chose serait possible, à cause de la patience, de l'ardeur à construire et m ê m e de cette façon qu'ont les flocons de se grouper en essaims, de dessiner dans l'air, comme leurs sœurs d'or, ces sortes de poches fluides qui, s'incurvant se redressent, s 'élancent, obéissant au commandement de leur reine, à moins que ce ne soit à une bise soudaine. L a neige fait penser au sable rouge qui édifie sa petite montagne dans le sablier que je viens de renverser pour cuire mon œuf. El le est patiente, elle est persévé­rante, elle s 'a r rê te quand elle a accompli sa besogne, obéissant à des traditions mil lénaires (bien sûr , i l y a des exceptions, on le voit par ces lignes). A dire vrai , elle ne peut se comparer qu ' à elle-même, é t an t déjà tout un monde en soi, portant plus ou moins

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de branches suivant son humeur, préféran t la campagne à la ville où on l'accueille à coups de pelle et de balais.

E t pourtant, elle est capable de faire de la b e a u t é avec de la laideur, elle est la lumière de l'ombre, et l 'or de la pauvre té . Insai­sissable, ou presque, lente à construire ses prodiges, rapide à changer, elle est l 'é terni té de l'instant. Les peintres sont rares qui ont su la saisir, i l lu i fallait les photographes. Voilà qui est je té . Des photographes en noir et blanc, du temps des vrais photogra­phes. Alors je retrouve mon idée fixe, la neige a passé des siècles méconnue , plus fléau que bienfait, jusqu'au jour où Niepce, Nadar et Lumière ont t rouvé les moyens de l 'apprivoiser de la mettre en cage et sur feuille. L a neige passait pour indés i rable jusqu'au jour où, ses poumons devenus fougères de suie, Adam a eu soif d'air purif ié par l'ozone. Elle étai t celle qu'on laisse s'entasser sans profit dans les lointaines glacières, jusqu'au jour où, fatigué de la noirceur des villes, Adam est accouru reposer, ré jou i r ses yeux sur ses somptueuses, chantantes tapisseries. E l le étai t l'obs­tacle, le frein, et voilà que c'est sur elle que l 'on se prend aujour­d'hui à jouer les demi-dieux !

Destin é t range , destin du sable saharien qui cachait la mer de naphte, la neige, elle, dérobai t aux yeux des siècles ignorants ou presque, un pouvoir. U n pouvoir ? Oui , celui du glissement. Célé­brer la neige, c'est peut-être se pencher sur ce qui, à un tournant de son histoire, donne à l'homme le vertige d'un nouveau pouvoir. Les fusées glissent vers les espaces, les bateaux glisseront demain, les avions ne voleront b ien tô t plus, et l 'homme tout seul, juste avec ses pieds de six pieds qu' i l appelle skis, que fait-il ?

Mais laissons cela aux philosophes ; pour l'heure, la petite montagne ocre a fini de s'édifier dans mon sablier. M o n œuf est cuit, et le vertige des grandes idées m'a creusé l 'appét i t !

« I l venait de tomber une fort jolie neige », rapporte le fonction­naire Kenko, une façon de Montaigne japonais du 14e siècle, et au moment où tombait cette fort jolie neige, Kenko éprouve le besoin d 'écr i re à son ministre une lettre t rès déférente de subor­donné sollicitant une faveur. L a lettre est auss i tô t por tée et le m ê m e jour, de son ministre, Kenko reçoit cette réponse qui le navre et l'enchante à la fois :

« D'un brutal qui ne daigne m ê m e pas consacrer une ligne à ce qu' i l a senti devant cette neige, comment complaire à la r equê te ? »

Sept cents ans plus tard, la réponse du ministre, moi aussi, m'enchante et me r amène à la ferveur de cette p remiè re nuit de

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neige, celle où j ' a i suivi Coste dans un champ de pommes de terre à peine blanchi. Nuit riche entre toutes où j ' a i , pour la pre­miè re fois de ma vie, connu l 'é toi lement de la lumière et celui du silence :

J'ai déchiré cette soie du Pays de Tsi. Blanche et pure comme le givre et la neige.

C'est Pan Chien Y u qui a écri t en chinois ces deux vers, i l y a deux mille ans. Je ne connaissais pas Pan Chien Y u lorsqu 'à onze ans j'attendais Coste qui avait disparu devant moi, à la façon d'un ê t r e surnaturel qui retourne là d 'où i l est venu.

Je n'avais pas peur, et pourtant, j ' a i cr ié : — Coste ! et ma voix étai t plus nette et pourtant adoucie, elle

é ta i t por tée vers le sommet de la Croix de Toulouse et elle restait accrochée à moi comme mon ombre. I l y eut le silence, mil le silences, et puis ils furent déchirés comme « cette soie du Pays de Tsi » et Coste apparut semblable à un hé ros du Walhalla, les bras é t endus dans sa majes té branlante.

— Gare-toi, fit-il en soufflant à travers son passe-montagne une haleine de phoque.

I l passa, c'est sûr , pareil à un archange. Seule une de ses bandes mollet ières défaite t r a înan t à sa remorque le restituait au monde qui est le mien. Mais je n'y pris pas garde, tout à l'eu­phorie de ce moment inespéré . Coste filait, miraculeusement auréo lé d'une sorte de lumière qui écar ta i t de lu i les flocons ; i l glissa ainsi quelques mè t r e s avant de décr i re avec sû re té une courbe d'une élégance incomparable, un paraphe royal t rès cer­tainement.

— T'as vu, ça s'appelle un Télémark, me cria-t-il, va, je t'appren­drai.

I l remonta vers moi, en canard, p récédé de son haleine. Je n'ai pas vu Mermoz, n i St-Ex mais je crois qu 'à travers Coste, dans cet univers féerique, malgré sa bande molle t ière t i r eboüchonnan te , je les ai, cette nuit-là rencont rés .

« — Je t'apprendrai », m'avait crié Coste. Non, je savais déjà, je me sentais devenu un autre, plus léger que d'habitude assuré­ment malgré les lourds skis dont j 'avais, enfin, eu raison des ingénieuses fixations Huitfeld. J 'étais si léger que j ' en étais un peu ivre, et que je n'assurais mon équi l ibre qu ' à grands moulinets de mes bâ tons de noisetier. Je savais ce que je voulais, monter, mon­ter plus haut, comme Coste l'avait fait avant moi, passer der r iè re ce rideau de flocons qui se déplaçai t avec mes pas incertains, ce rideau si lumineux, si doux qui me cachait, qui devait me cacher

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quelque chose... J 'étais bien un peu ivre et mon cœur tapait sec sous mon gros chandail t r icoté par ma m è r e et qui sentait le suint. Je sais maintenant que je célébrais tout bonnement mes noces avec la neige, et que je ne pouvais rejoindre ma fiancée, elle était partout, elle dansait, s'enfuyait. El le étai t le voile que je n'arrivais pas à dépasser , elle étai t aussi derr ière ce voile, courant, espiègle, vers la Croix de Toulouse.

E t tout à coup, ma fiancée s 'arrê ta de tisser son voile, d'un blanc d 'opâle, la lumière passa à l'or, et la lune apparut, étrange­ment transparente par-delà des franges ét incelantes . Tout était d'ailleurs d'une incroyable transparence, tout était dé taché de tout : l'Infernet, le Janus, du ciel, la maison Coste, du Champ de Mars et le Champ de Mars, des toits de la ville et de la cathédrale . M o i aussi j ' é t a i s détaché, j ' é t a i s , je me sentais libre, et ma fiancée j 'en étais sûr , était bien partout, à mes pieds, et là-haut, assise sous les pins de la Croix de Toulouse.

— Elle est un peu trop fraîche, coupa Coste, revenu à ma hauteur.

Comment pouvait-on lu i reprocher « sa » f ra îcheur ? Je fis encore quelques pas en direction de la Croix de Toulouse avant de me retourner et de m élancer vers le bas.

C'est ainsi que la lune fut de la noce et qu'elle dut voir depuis les rivages de sa Mer de Séréni té , un garçonnet gesticulant dévaler un champ de pommes de terre à peine blanchi, en direction d'un mur s u r m o n t é d'un feston de neige, le mur de la maison Coste. L a maison Coste ? Mais oui, c 'était elle et elle approchait t rès vite. Je glissais à une allure folle, freiné parfois par les cailloux cris­sant sous mes skis. J 'é tais ivre, mais pas tout à fait inconscient, je devais ê t re digne de celle que j 'avais tant et tant désirée. Le mur approchait, raide, crépi par endroits, recouvert à d'autres par les affiches d'un cirque. Je glissais vers le bonheur, la gloire, et je savais déjà que cela ne s'atteint pas sans t r ébuchement s . Mes skis déchira ient trop bien « cette soie du Pays de Tsi », i l fallait remonter à la surface, à la raison, je me laissai donc choir de cette man iè re par t icu l iè rement bien séante que je sus par la suite, ô coïncidence providentielle, s'appeler « a r r ê t br iançon-nais » ! I l étai t temps, j 'allais péné t re r , tê te la p remière , dans la cage aux léopards du Cirque Pinder dont, pour mon malheur, une facétie du vent avait l i t téra lement « dévoré » le dompteur.

*

E n japonais, « la neige tombe » se prononce comme « la vie passe » ; heureux rapprochement, non pas seulement rapproche-

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ment mais sagesse, mais leçon t i rée de la nature par un peuple contemplatif.

« La neige, elle ne sait pas quand, comme elle, les années tombent sur ce monde. Pourtant, il n'y a que la tristesse qui grandit. O ! première neige qui s'entasse dans, le jardin aban­donné. »

Murasaki Shikibu m'aide à redevenir sérieux, elle sait bien que la féerie de mes onze ans, si elle dure toujours, si elle est encore le décor, cache bien des choses, m'a a t t i r é souvent aux confins du naturel et du surnaturel. Souvent la neige m'a aidé à me poser des questions. Cette neige stimulatrice, je lu i dois, qu'on me pardonne, cette émot ion transcrite au c œ u r de ma jeunesse, ces quelques lignes naïves re t rouvées dans un cahier jauni.

Mais avant de vous les faire lire, en p ré lude en quelque sorte, écoutez cette supplique du moine Mikata No Sami, lancée i l y a plus de mille ans :

« Ne foule pas la neige Tombée auprès de ce palais ! Rarement elle y fut si abondante Comme on la voit sur la montagne. Oh ! passant, je t'en supplie, Cette neige, ne la foule point ! »

« Cette neige, ne la foule point... » Après le moine Mikato No Sami, mort en 750 et grâce à cette simple pr iè re toujours, vivant, comment oser faire lire ma petite prose à moi, moi vivant en 1964 et pourtant peut-être déjà mort !

Tant pis, je me lance et me cite : « Depuis la nuit, i l neige et depuis qu' i l neige la nuit n'est plus.

El le est t issée de blanc, d'une trame frisottante comme un fil dont les brins se dé to rden t . Le tissu se déroule lentement et s 'étend, lentement, moelleux et silencieux.

« Derr ière leurs volets les gens se sont ser rés , ils laissent s'ac­complir le grand miracle blanc. Dans les couloirs se tiennent les chats, ils se cachent du froid qui leur pique le nez.

« L a rue pentue semble immense. Autour d'un lampadaire volètent en essaim les flocons, de l'église glisse le profond tinte­ment d'une demie assourdi par la trame du tissu qui se déroule .

« Dans la nuit lumineuse, les demies, les heures planent ainsi, les aiguilles de l'horloge se ouatent d'un manchon qui les rend moins cruelles. Les chiffres des heures s'estompent, le curé , à

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l'aurore, ne saura plus son temps. Les tombes, au pied du clocher se fleurissent de roses blanches, les croix, une à une, se givrent et se dématér ia l i sent .

« Puis, tout à coup, une bise se lève qui chasse la toile, la déchire en lambeaux, le facteur, à l'autre bout du village, refer­me sa fenêt re et souffle sur la vitre. L a vitre se fait claire, tout est préc is en bas, doux, et net, l'eau de la fontaine "reprend son ouvrage, on l'entend filer son cristal glacé. Le lampadaire reste a l lumé, jaune comme un cierge, sa lueur se dissout dans la blancheur que l'aube délivre et magnifie.

« Alors, de partout éclate la beauté , i l y en a sur le sol, sur le rebord des toits, des fenêtres , et les enseignes défraîchies sont piquetées de confetti. A travers la rue, s 'é tendent les fils de la lumière , ils sont maintenant de solides cordages amarrant les maisons à un nouveau rivage.

« Puis, du rose dans le ciel, un débris de nuage devient une joue d'ange, les sapins au-dessus du torrent secouent leurs bran­ches, font tomber un peu de ce que la nuit a déposé , et cela se r é p a n d un instant comme une pluie de pépi tes d'or.

« Tout à coup, six heures jaillissent, tintent clair comme des vibrations célestes.. . I l y a du nouveau ce matin, un matin de paradis, une vision d 'é terni té . Le curé descend du presby tè re , une marche au lieu de deux à l 'ordinaire. Oui, ce n'est pas ordinaire, le curé s'avance plus haut, en somme, au-dessus de la terre. I l monte vers l'église, le regard levé vers le clocher qui touche le bleu du ciel ; dans ses yeux, de l ' é tonnement , dans son cœur , de l 'espérance, dans son âme, la certitude. « N'est-ce pas cela qu'on appelle la manne céleste » se dit-il en s 'a r rê tant .

« Le cafetier, incrédule , tire sa porte qui accroche, i l souffle sur la place un petit brouil lard bleuté. E n haut, devant l'église, i l aperçoi t le cu ré qui cherche sa clé, le curé, noir dans tout ce blanc, homme dans toute cette perfection ; alors, pour une fois, i l se retourne vers la salle sombre, sans cracher sur la sciure, sans hausser les épaules . »

Dans 1' « Inventaire ra isonné des Notions Générales les plus indispensables à tous », seize copieux in-quarto du t rès érudi t Wi l l i am Duckett, j ' a i relevé ceci :

« Comme la neige réfléchit fortement la lumière , son aspect longtemps soutenu blesse les yeux et nos malheureux frères qui, en 1812, ont perdu la vue dans les steppes de la Russie ne témoi­gnent que trop de l'exactitude de cette assertion. »

Me voilà édifié et vous avec, de la Neige avec N comme Napo­léon — décidément. . . — i l ne faut pas abuser, d'autant qu'elle peut conduire aux idées noires, sinon à la cécité (le témoignage

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de Wi l l i am Duckett n'est pas sujet à caution, un Anglais ne peut ê t r e taxé de sensiblerie excessive à l 'égard des grenadiers de Napo léon) . L a neige, en effet, que je pourrais célébrer longtemps doit ê t re prise avec modéra t ion , tant elle apporte en m ê m e temps que l'ivresse, la connaissance de notre solitude et de notre dépouil­lement.

Mille montagnes, nul vol d'oiseaux Dix mille sentiers, nulle trace humaine Dans sa barque, un vieillard coiffé de bambous Pêche seul parmi la neige de la froide rivière »

Peut-on imaginer plus de solitude que dans cette estampe chi-1 noise cal l igraphiée en 773 par L u Tsung Yuan ? Heureusement que quatre cents ans plus tard L u Y u i , son compatriote, par cette comparaison amusée nous réconfor te :

Pareil au flocon de neige est le chagrin Qui fond dès qu'il se mêle au vin.

Oui, heureusement. Ains i va-t-il ê t r e sage de te quitter, neige de tous les temps et

de tous les pays. Nevada, schnee, neige... Neige que j ' a i a imé chanter alors qu'elle chante si bien seule, neige que je n'ai peut-ê t r e fait que profaner comme mon ami Kubayashi-Issa qui n'a pas craint de décr i re vertement son plaisir, sa volupté d'homme-pro­pr ié ta i re , lorsqu'i l se satisfait en faisant, du pas de sa porte, un trou dans la neige.

Kubayashi-Issa est un artiste, i l aime tout en artiste, un point jaune, c'est tout. I l aime signer m ê m e ce qu ' i l n'a pas vraiment fait. Pauvre Kubayashi-Issa, pauvre de nous ! Nous qui aimons salir — pour voir — ce qui est immaculé , mais nous qui, aussi, t rès vite, souhaitons retrouver cette perfection candide qui nous manque. J'ai ainsi, nous avons dans, la poche la plus secrè te de notre costume de peau, une boule de neige à peine pétr ie , une boule gardée pour nous-mêmes, pour sa beau té , sa pure té . Boule pour rien, boule que nous n'avons pas voulu lancer, que nous ne lancerons jamais !

M I C H E L B O U T R O N .