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  • Ph

    iloS

    oph

    ie Philosophes

    Collection dirige par Laurence Hansen-Lve

    Daniel Pimb

    Spinoza

    (1999)

  • Table des matires

    Introduction : biographie .........................................................4

    Un philosophe en exil ...................................................................4

    Pour lindpendance de la philosophie ........................................5

    Chapitre 1 : La connaissance humaine .....................................8

    La force du prjug .......................................................................8

    Lide fausse.................................................................................11

    Lide vraie.................................................................................. 13

    La connaissance du premier genre : limagination.................... 14

    La connaissance du deuxime genre : la raison......................... 17

    La connaissance du troisime genre : la science intuitive........ 20

    Indications de lecture .................................................................22

    Chapitre 2 : Dieu et lhomme..................................................23

    La substance unique ...................................................................23

    Quelques erreurs sur Dieu..........................................................28

    Lessence et lexistence des choses singulires ..........................30

    Le paralllisme entre les attributs de Dieu ................................33

    Le corps humain et lme humaine............................................35

    Indications de lecture .................................................................39

    Chapitre 3 : La servitude passionnelle .................................. 40

    Persvrer dans son tre ..................................................... 40

    Le dsir........................................................................................43

    Les passions ................................................................................45

    Les hommes naturellement ennemis les uns des autres ...........47

  • La critique du moralisme ...........................................................49

    Le problme de lthique ............................................................52

    Indications de lecture .................................................................56

    Chapitre 4 : Ethique et politique ............................................ 57

    Justification de la politique ........................................................ 57

    Lidentit du droit et de la puissance .........................................59

    La puissance du nombre.............................................................62

    Les limites du pouvoir politique.................................................64

    Le meilleur rgime politique ......................................................67

    Les formes de gouvernement .....................................................69

    Indications de lecture .................................................................72

    Chapitre 5 : La libration........................................................73

    La conversion des passions en actions.......................................73

    Impuissance et puissance de la raison....................................... 75

    Le remde aux affections : lamour de Dieu ..............................79

    Lternit de lme ......................................................................82

    Lamour intellectuel de Dieu ......................................................84

    Le salut : libert et batitude......................................................87

    Indications de lecture ................................................................ 90

    Conclusion ..............................................................................92

    Bibliographie...........................................................................94

    propos de cette dition lectronique...................................96

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  • Introduction : biographie

    Un philosophe en exil

    Spinoza nat Amsterdam le 24 novembre 1632, dans une famille juive venue du Portugal jusquaux Pays-Bas pour y jouir de la libert religieuse garantie en 1579 par lUnion dUtrecht. Son grand-pre, Baruch Michael, est le chef de la communaut sfarade dAmsterdam ; son pre, Michael, est directeur de lcole juive de cette ville. Prnomm Baruch ( bni en h-breu), le jeune garon sera appel plus tard Benedictus (Benot) dans les documents latins et officiels.

    Outre linstruction essentiellement religieuse quil reoit

    lcole hbraque de la communaut, Spinoza apprend lespa-gnol et le hollandais auprs de son pre, qui souhaite le prpa-rer la carrire des affaires. Plus tard, il est initi aux mathma-tiques, la physique et la philosophie par Van den Enden, un ancien jsuite libre penseur qui avait ouvert une cole Ams-terdam (do il sera chass plus tard pour athisme) : cest Van den Enden, probablement, qui fait dcouvrir Spinoza la philo-sophie nouvelle, celle de Descartes.

    Conduit par ses tudes scientifiques et ses lectures douter

    de ce que les rabbins lui ont enseign, Spinoza tient publique-ment des propos contraires lorthodoxie juive. Les rabbins le convoquent et tentent de ramener la religion leur lve le plus brillant. Intransigeant, Spinoza refuse tout ce quon lui propose. Le 24 juillet 1656, il est solennellement excommuni et, peu de temps aprs, condamn un exil de quelques mois. Il sinstalle Ouwekerk, dans la banlieue dAmsterdam. Il sloignera en-core en 1660, pour aller vivre Rijnsburg, prs de Leyde.

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  • la mort de son pre, en 1654, Spinoza a laiss ses surs

    sa part dhritage. Il gagne sa vie en polissant des lentilles desti-nes la fabrication de lunettes dapproche et de microscopes. Un cercle damis fidles se forme autour de lui : Louis Meyer, Simon de Vries, Jean Rieuwertz, Pierre Balling, Johan Brouw-meester.

    Cest Rijnsburg que Spinoza crit son Court trait sur

    Dieu, lhomme et la sant de son me, dont le manuscrit ne sera dcouvert quen 1853. Cet ouvrage offre une premire bauche des thses qui seront dveloppes plus tard dans lthique : po-sition de Dieu comme substance unique, distinction des genres de la connaissance humaine, thorie de lamour de Dieu. En 1661, Spinoza commence rdiger son Trait de la rforme de lentendement, quil laissera inachev : il y expose sa conception de la vrit et de lerreur, ainsi que sa mthode rflexive. En 1663, sur la sollicitation de ses amis, et grce leur aide finan-cire, Spinoza publie les Principes de la philosophie de Ren Descartes et les Penses mtaphysiques. la mme poque, il commence travailler ce qui deviendra lthique.

    En 1663, Spinoza va stablir Voorburg, prs de La Haye.

    Il y reste jusquen 1670, date laquelle il sinstalle La Haye, dans la maison o il demeurera jusqu la fin de sa vie.

    Pour lindpendance de la philosophie

    Les Pays-Bas connaissent alors une priode de troubles in-tenses. En pleine guerre dfensive contre les armes de Louis XIV, une lutte violente, la fois sociale, religieuse et politique, oppose les remontrants , partisans de la tolrance et de la sparation de lglise et de lEtat, aux calvinistes orthodoxes (ou gomaristes ), qui rclament de ltat une stricte surveillance des hrsies. Lagitation populaire des gomaristes est entrete-

    5

  • nue par le parti monarchiste du prince dOrange, cherchant renverser le pouvoir rpublicain du Grand Pensionnaire Jean de Witt.

    Favorable au Grand Pensionnaire, Spinoza rdige en 1665

    un Trait thologico-politique qui ouvre en quelque sorte lre des Lumires. Revendiquant lindpendance absolue de la phi-losophie, fonde sur la raison et cherchant la vrit, par rapport la foi, qui ne vise qu lobissance et la pit, il entreprend un libre examen de la Bible. La prface du trait dnonce lex-ploitation politique de la superstition religieuse et les ravages de lintolrance, et son chapitre 20, en guise de conclusion, justifie le principe de la libert de pense. Rsolument hostiles au parti monarchiste et la propagande des pasteurs calvinistes, ces thses font scandale et valent Spinoza une rputation dathisme qui accompagnera son nom jusquau XIXe sicle.

    Cest en 1675 que Spinoza achve son chef-duvre, lthi-

    que, sur lequel il travaille depuis plus de dix ans : il y dveloppe le principe essentiel de sa philosophie, la libration de lhomme par la connaissance. Bien avant cette date, des copies partielles ont dj circul dans le cercle des amis et des disciples, entra-nant des demandes dclaircissement et parfois des change-ments importants. Sur le point de faire imprimer louvrage, Spi-noza y renonce, craignant les embches que lui tendraient les thologiens. Le manuscrit de lthique nen sera pas moins connu en dehors du cercle des amis : par exemple de Leibniz, qui rend visite Spinoza en 1676.

    la fin de sa vie, Spinoza entreprend de reformuler sa phi-

    losophie politique par rapport ce quil avait dj propos dans le Trait thologico-politique. La tuberculose dont il est atteint ne lui laisse pas le temps de dpasser le dbut du chapitre XI de son Trait politique. Il meurt le 21 fvrier 1677.

    6

  • Pour cette prsentation densemble de la philosophie de Spinoza, nous nous efforons de suivre et danalyser les d-monstrations de lthique. Le Court trait et le Trait de la r-forme de lentendement ne sont en effet que des bauches par-tielles dun projet que seule lthique dveloppe intgralement : la libration de lhomme par la connaissance, qui est sa vritable puissance. Les traits politiques eux-mmes ne peuvent tre correctement compris quen fonction de ce projet ; seul le chapi-tre 4 de cet ouvrage porte donc sur le Trait politique.

    Nous nous rfrons aux uvres de Spinoza, traduites par

    Charles Appuhn et publies aux ditions GF-Flammarion. Cette dition comprend quatre volumes. Le premier contient le Court trait, le Trait de la rforme de lentendement, les Principes de la philosophie de Descartes et les Penses mtaphysiques ; le deuxime le Trait thologico-politique ; le troisime lthique ; le quatrime le Trait politique, ainsi que les Lettres adresses par Spinoza ses correspondants sur divers sujets philosophi-ques. Pour chaque citation ou rfrence, nous indiquons le tome (en chiffres romains) et la page.

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  • Chapitre 1 : La connaissance humaine

    Ce premier chapitre tudie la thorie de la connaissance de Spinoza, afin daider la comprhension de lordre gomtrique suivi dans lthique. Son objectif principal est dexpliquer la distinction faite par Spinoza entre trois genres de la connais-sance humaine ( 4, 5 et 6). Au pralable, une analyse du prju-g rpandu parmi les hommes (1) permet de comprendre ce que sont une ide fausse ( 2) et une ide vraie ( 3).

    La force du prjug

    Dans lthique, Spinoza montre que seule la connaissance vraie de Dieu donne lhomme une connaissance vraie de lui-mme et de sa vie affective, le dlivre de la servitude o le tien-nent ses passions et lui permet datteindre la vritable libert. Les cinq parties de louvrage correspondent aux tapes de cette libration par la connaissance.

    Lthique est dmontre suivant lordre gomtrique .

    Chacune des parties de louvrage commence par une srie de dfinitions et daxiomes (ou postulats), et consiste en un en-semble de propositions numrotes et explicitement dmon-tres partir de ces dfinitions et axiomes, ou des propositions antrieures. Les seuls passages qui semblent chapper lordre gomtrique strict, et emprunter un mode dexposition plus or-dinaire en philosophie, sont les prfaces (troisime, quatrime et cinquime parties), les appendices (premire et quatrime parties) et les scolies qui accompagnent, tout au long de lou-vrage, les propositions particulirement importantes, dvelop-pant leur enjeu polmique.

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  • Lordre gomtrique nest pas un artifice de prsenta-tion que lon pourrait ngliger, comme si le contenu philosophi-que de luvre tait comprhensible sans lui. Mais il pose pro-blme au lecteur, tant que sa justification nest pas reconnue. Or cette reconnaissance est extrmement difficile lorsquon lit, sans prparation, les premires dmonstrations, si abruptes, de lthique, celles qui concernent la vraie connaissance de Dieu.

    Cette difficult est dailleurs traite et explique par Spino-

    za lui-mme dans lappendice qui clt la premire partie de lthique (III, pp. 61 68). Mes dmonstrations, dit-il en subs-tance, risquent de ne pas tre reues comme il le faudrait parce quelles se heurtent en tout homme un ensemble de prjugs qui se ramnent tous finalement un seul, un prjug universel en quelque sorte. Et si ce prjug est universel, cest parce quil est naturel, ncessairement inscrit en chacun de nous ds sa naissance. Tout homme, en effet, nat la fois conscient et igno-rant : conscient de ses apptits, capable de savoir dans quelle direction le pousse la recherche de ce qui lui parat bon, mais en mme temps parfaitement ignorant des causes des choses, et en particulier de ce qui le dtermine chercher dans telle ou telle direction.

    Ni inconscients, ni omniscients, clairs sur le chemin

    quils prennent sans savoir pourquoi ils prennent ce chemin, les hommes sont naturellement dans une situation propice lillu-sion. Ainsi, ils se figurent tre libres et agir leur guise : cer-tains de vouloir, mais nayant pas la moindre ide de ce qui les dtermine vouloir, ils sont incits croire que leur volont dcide delle-mme, arbitrairement. De mme, bien quils igno-rent les causes des choses, les hommes simaginent facilement les connatre, en ne considrant que ce qui est en pleine lumire pour eux. Or ils sont rapidement clairs sur lutilit des choses, sur leur aptitude assouvir ou non les apptits humains, et plus gnralement sur ce quon nomme en philosophie la finalit : ladaptation dune chose une fin quelconque. la question

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  • pourquoi cette chose ? , ils pensent pouvoir rpondre, sous prtexte quils savent quoi la chose en question peut tre bonne : la cause, cest dabord pour eux la finalit, et ils sen tiennent l.

    Ces illusions sont naturelles, donc antrieures toute ac-

    quisition de connaissance. Mais le plus grave, cest que les connaissances acquises ensuite par les hommes, loin de les ai-der surmonter le prjug initial, risquent gnralement de le renforcer jusqu le rendre pratiquement indracinable. Cest ce qui se produit lorsque ces connaissances sont acquises par ex-prience vague, au gr des rencontres entre les hommes et la nature qui les environne. Dcouvrant dans la nature toutes sor-tes de choses utiles, les hommes ont facilement lide que ces choses leur sont destines. Sil leur arrive de sinterroger sur la provenance de ces faveurs, cela ne les conduit pas abandonner le prjug de la finalit, et envisager une autre sorte de cause. Prenant toujours appui sur le peu quils savent, et conservant leur ignorance dans sa plnitude, ils estiment plutt que des tres semblables eux (libres comme eux), mais plus puissants queux, dirigent intentionnellement la nature en vue de la satis-faction humaine : des dieux, ou un Dieu.

    Le prjug tourne alors la superstition, selon un proces-

    sus que Spinoza qualifie de dlire (III, p. 63). Linterprtation finaliste de la nature se nourrit en effet de tous les dmentis que lexprience semble lui infliger. Constatant que la nature ne leur offre pas que des choses utiles, mais aussi bien dautres qui leur sont nuisibles, les hommes en viennent simaginer un Dieu justicier, soucieux de faire du bien ses fid-les et du mal ceux qui lui dsobissent. Et lorsque lexprience leur enseigne clairement que les biens et les maux tombent in-diffremment sur les pieux et les impies, ils nen renoncent pas pour autant leur systme, et se persuadent que la justice di-vine est impntrable.

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  • Cette construction dlirante ne peut tre renverse par les leons de lexprience, qui contribuent au contraire la consoli-der. Si elle a pu malgr tout tre dtruite dans certains esprits, ce nest pas de lintrieur, mais par un changement radical dans la faon de connatre : grce la mathmatique, explique Spino-za, qui a fait luire devant les hommes une autre norme de v-rit (III, p. 63). Spinoza pense ici, particulirement, la go-mtrie : en gomtrie, on ne soccupe jamais de la finalit des figures, mais seulement de leur dfinition et de la dmonstra-tion de leurs proprits. La connaissance de Dieu ne peut chapper la superstition quen suivant la norme gomtrique : cest ce quentreprend Spinoza dans la premire partie de lthi-que.

    Toutefois, le mode de dmonstration qui convient au cercle

    ou au triangle peut-il convenir Dieu, ltude des choses natu-relles, lexplication des passions humaines ? Quelle est cette norme de vrit que la mathmatique fait luire, et dans quelle mesure vaut-elle pour toute connaissance ? Avant daborder ces questions, il nest pas inutile de revenir sur le prjug naturel des hommes, et de se demander en quoi consiste prcisment une ide fausse.

    Lide fausse

    Considrons de nouveau lide que les hommes se font g-nralement de ce quils appellent leur libert : un pouvoir de se dcider et dagir sans raison. Lorsquun homme se croit libre en ce sens, la fausset de lide ne rside pas dans la conscience que cet homme prend de sa dcision, car cette conscience, en elle-mme, est parfaitement vraie. Pourrait-on dire quelle r-side dans lignorance o il est des causes de sa dcision ? Mais cette ignorance en elle-mme nest rien : cest un simple man-que de connaissance. Dans une ide fausse, la fausset ne se trouve donc proprement nulle part, ce qunonce la proposition

    11

  • 33 de la deuxime partie : Il ny a dans les ides rien de positif cause de quoi elles sont dites fausses. (III, p. 107) Une ide nest pas fausse parce quelle contient une proprit particulire qui la rend fausse. Elle est fausse parce quelle manque de ce quil lui faudrait pour tre une connaissance complte de son objet : en loccurrence, lhomme qui se croit libre na quune re-prsentation incomplte de son dsir.

    Toute ide fausse, sans exception, est ainsi, selon Spino-

    za, une ide mutile, inadquate, une simple privation de connaissance. Non pas nimporte quelle privation de connais-sance, mais cette forme spcifique de privation qui nous donne la reprsentation dun objet en nous refusant la reprsentation de sa cause, empchant que lobjet soit connu de nous comme il le devrait. Nos ides fausses sont en nous comme des cons-quences sans leurs prmisses , pour reprendre une expression utilise par Spinoza dans la dmonstration de la proposition 28 de la deuxime partie de lthique (III, p. 104).

    Certes, un homme qui se trompe nest pas seulement un

    ignorant : cest un ignorant qui croit savoir. Son erreur consiste croire complte une ide qui ne lest pas. On ne peut parler correctement de lide fausse que si on la reconnat comme in-complte, mais cela nest possible qu celui qui possde lide complte, lide vraie. Cest en ce sens que le vrai est la norme du faux. Nous ne sommes pas devant nos ides vraies et fausses comme devant des ides qui se ressembleraient parfaitement, avec cette seule diffrence que les unes correspondraient la ralit, et non les autres. Ides vraies et ides fausses se distin-guent par un critre interne : les unes sont compltes, les autres ne le sont pas. Mais ce critre interne napparat qu celui qui est dans le vrai.

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  • Lide vraie

    Une ide vraie est, selon Spinoza, une ide adquate, complte. Cela ne veut pas dire quelle nous donne la science exhaustive dun objet, mais quelle nomet rien de ce qui permet de connatre cet objet par sa cause. Considrons par exemple la dfinition quEuclide propose de la sphre au livre XI des El-ments : La sphre est la figure comprise sous la surface en-gendre par un demi-cercle, lorsque, son diamtre restant im-mobile, le demi-cercle tourne jusqu ce quil soit revenu au mme endroit do il avait commenc se mouvoir. (Dfinition 14) Cette dfinition nexhibe pas lensemble des proprits dune sphre, mais permet de les dduire comme des cons-quences plus ou moins lointaines dun principe de construction suffisant pour distinguer la sphre de toute autre figure : cest une ide vraie de la sphre selon Spinoza. Une ide vraie nest ainsi rien dautre quune vraie ide, une ide conforme ce quelle prtend tre.

    Comment savons-nous que notre ide dun objet est com-

    plte ? Du seul fait quelle est complte, justement. Pour reprer et dnoncer la mutilation dune ide inadquate, il faut avoir form lide adquate de lobjet ; mais pour reconnatre le carac-tre adquat de cette ide, il suffit de lavoir forme, sans avoir besoin daucun autre signe de reconnaissance. Cest ce que Spi-noza affirme avec force dans la proposition 43 de la deuxime partie de lthique : Qui a une ide vraie sait en mme temps quil a une ide vraie et ne peut douter de la vrit de sa connaissance. Et le scolie de cette proposition commente ainsi lautomanifestation de la vrit : Comme la lumire se fait connatre elle-mme et fait connatre les tnbres, la vrit est norme delle-mme et du faux. (III, pp. 117-118)

    Spinoza pose en principe quune ide vraie saccorde avec

    son objet : ce principe est nonc comme un axiome ds le commencement de la premire partie de lthique (axiome 6,

    13

  • III, p. 22). Mais cet accord entre ide et objet ne signifie pas que la vrit doit tre tablie aprs une comparaison entre lide et un objet extrieur : comment pourrions-nous faire cette compa-raison, alors que nous navons accs aux choses que par leurs ides ? La vrit est une proprit interne de lide elle-mme, et non un verdict qui lui advient de lextrieur. Lentendement humain ne doit donc tre frapp daucune suspicion, daucun doute concernant sa capacit de reflter fidlement la ralit : puisque sa nature est de former des ides, sa puissance, dve-loppe de faon autonome, doit tre de former des ides com-pltes, adquates, indubitablement vraies. Cest ce que Spinoza expose dans le Trait de la rforme de lentendement.

    La gomtrie, science qui construit ses objets, illustre

    merveille la puissance autonome de lentendement humain. Les thormes de la gomtrie ne sont pas vrais parce quils saccor-dent avec leurs objets ; cest au contraire parce que nous som-mes certains de leur vrit (et il suffit pour cela de les compren-dre) que nous savons du mme coup, sans avoir le vrifier, quils correspondent bien leurs objets. Telle est l autre norme de vrit que Spinoza oppose, dans lappendice de la premire partie, au prjug naturel des hommes. Mais ce prju-g, nous lavons vu, est perptuellement renforc par lexprience, mme lorsque celle-ci semble devoir le contester. Or lexprience, la diffrence de la gomtrie, concerne les choses relles que nous rencontrons dans la nature sans les avoir cres nous-mmes. Avant dexaminer la possibilit dune connaissance diffrente, gomtrique, de ces choses naturelles et de Dieu, il est bon de sarrter sur la connaissance par exp-rience, et den mesurer la porte.

    La connaissance du premier genre : limagination

    Selon Spinoza, la connaissance par exprience nest quun premier genre de la connaissance humaine. Le mot exp-

    14

  • rience ne dsigne pas ici lexprimentation scientifique, mais la simple exprience vague que nous accumulons, passivement, au gr de nos rencontres avec les choses. Fonde sur la percep-tion sensible, qui exprime toujours davantage la structure de notre corps que la nature des objets extrieurs, lexprience va-gue est ncessairement dsordonne : elle se constitue, pour chacun de nous, en fonction de la situation quil occupe dans le monde ; elle subit les alas de chaque vie individuelle, et ne sau-rait reflter lordre objectif des choses. Spinoza affirme en outre, dans la proposition 41 de la deuxime partie de lthique, que la connaissance du premier genre est lunique cause de la fausset (III, p. 116). Puisque lexprience ne nous prsente des choses que ce qui nous touche directement, en nous cachant lordre qui les rgit, les ides quelle produit en nous ne peuvent tre que mutiles, donc fausses.

    Pourtant, lexprience mrite dtre appele une connais-

    sance . Noublions pas en effet que les ides fausses nont en elles aucune fausset substantielle. Tout ce quelles comportent de positif est vrai, mme si cette vrit nest que fragmentaire. Si lexprience vague nous trompe, cela nest donc pas d son contenu effectif, mais au fait que ce contenu nest pas complt et corrig par dautres connaissances. Cest ce qui fait lintrt de lexpression utilise par Spinoza : dire que lexprience est un premier genre de la connaissance, cest dire que son contenu ne peut tre complt et corrig que selon dautres genres de connaissance.

    Un genre de la connaissance, cest une certaine faon de

    connatre. Or il est clair que sa faon particulire de connatre ne permet pas lexprience vague de complter et corriger elle-mme ses propres dfauts. On aurait beau multiplier les ren-contres avec les choses, on ne pourrait de cette faon surmonter la fragmentation et la mutilation de nos ides par rapport lor-dre universel de la nature, qui resterait brouill et dissimul. Si les hommes doivent chapper lerreur, ce nest pas en connais-

    15

  • sant davantage de la mme faon, mais en connaissant autre-ment.

    Pour insuffisante quelle soit en elle-mme, la multiplica-

    tion des expriences nen est pas moins ncessaire, puisquelle fournit dautres genres de la connaissance le matriau sans lequel nous ne pourrions former des ides compltes. Lexp-rience vague est donc premire plusieurs sens du terme : elle vient avant dautres faons de connatre, elle leur est inf-rieure, et elle constitue leur base.

    Pour qualifier la connaissance du premier genre, Spinoza

    utilise galement les mots opinion et imagination . Ce dernier mot est particulirement important. La perception sen-sible mrite dtre appele imagination , parce quelle nous rvle, non pas les choses en elles-mmes, mais leurs images en nous, la faon dont notre corps est affect par elles. Mais il faut aller plus loin, en suivant les indications fournies par Spinoza dans le premier scolie de la proposition 40 de la deuxime par-tie de lthique (III, pp. 113-115). Lorsque nous sommes affects de faon rptitive par certaines choses, les distinctions entre leurs images tendent sestomper pour donner naissance une image gnrique, une reprsentation confuse de lespce la-quelle ces choses sont censes appartenir. Nous avons coutume dexprimer cela par des termes abstraits : soit les termes qui dsignent des ides gnrales (homme, cheval, chien, etc.), soit, un degr plus lev dabstraction, les termes que les an-ciens philosophes nommaient transcendantaux (tre, chose, etc.).

    Toutes ces notions sont des fictions, puisque rien ne leur

    correspond dans la nature, qui ne contient aucune ralit abs-traite ou gnrale, mais seulement des choses singulires, diff-rentes les unes des autres et en nombre dtermin. Quelle que soit la commodit de leur usage, il nen est pas moins nuisible la connaissance effective. Dabord, puisque les ides gnrales

    16

  • se forment en chaque homme selon ce qui laffecte le plus, elles ne sont pas identiques parmi les hommes, et donnent lieu entre eux des conflits striles, comme le dbat traditionnel des phi-losophes sur ce quest lhomme : un animal de stature droite, un animal dou de raison, un animal politique ? Mais surtout, elles fonctionnent comme des modles imaginaires. Lide g-nrale dhomme, par exemple, nous le prsente comme un tre capable de voir, si bien quun aveugle, par comparaison, semble priv de ce qui lui est normalement d : conception qui ne per-met en rien de comprendre la ccit.

    Lorsque la nature est interprte partir de ces ides gn-

    rales, elle est juge bonne ou mauvaise , selon quelle se conforme ou non tel ou tel modle. Dvelopp dans la prface de la quatrime partie de lthique, ce point est dj abord par Spinoza dans lappendice de la premire partie. Nous pouvons mesurer ici la force du lien entre la connaissance du premier genre et le prjug commun de la finalit dans la nature. Dans ces notions totalement fictives de bien et de mal, cest surtout la notion de mal qui doit nous intresser. Charge de dsi-gner lcart entre la ralit et un modle imaginaire, cette notion porte littralement sur un nant, un pur et simple rien . Cest en elle que se concentre toute la fausset produite par le pre-mier genre de connaissance, car elle est la fausset suprme : prtendre penser et nommer ce qui nest pas. Si la tche de la connaissance est de connatre tout ce qui est, certes, mais rien que ce qui est, on doit attendre dun genre suprieur de connaissance quil limine lide de mal.

    La connaissance du deuxime genre : la raison

    Puisque cest la gomtrie qui fait luire devant les hommes une autre norme de vrit , on pourrait penser que la connaissance humaine se divise seulement en deux genres : la connaissance par exprience vague et la connaissance de type

    17

  • gomtrique. Pourtant, Spinoza en dnombre trois. Lexemple que traite le deuxime scolie de la proposition 40, dans la deuxime partie de lthique, peut aider comprendre ce d-nombrement (III, pp. 115-116). Supposons que trois nombres soient donns, et quon en cherche un quatrime, tel que son rapport avec le troisime soit gal au rapport entre le deuxime et le premier. On peut trouver la solution en multipliant le deuxime par le troisime, puis en divisant le produit par le premier, simplement parce quon a appris, sans savoir pour-quoi, quil faut procder ainsi, ou bien parce quon a constat, sur plusieurs cas simples, le succs de cette opration : telle est la connaissance du premier genre. Mais on peut galement, connaissant les proprits communes des nombres proportion-nels, savoir que dans toute proportion le produit des extrmes est gal au produit des moyens, et appliquer ce thorme : telle est en ce cas la connaissance du deuxime genre. Tout le monde peut enfin, si les trois nombres donns sont trs simples (1,2 et 3 par exemple), saisir immdiatement la relation qui unit les deux premiers et en dduire le dernier : le nombre 6. Telle est la connaissance du troisime genre.

    La connaissance du deuxime genre, comme celle du

    premier genre, nous met donc en situation dappliquer un cas particulier un principe abstrait. Mais la nature de ce principe abstrait est fort diffrente : pour le premier genre il sagit dune ide gnrale , une rgle fonde sur lhabitude, tandis que pour le deuxime genre il sagit dune notion commune, une loi fonde sur la connaissance dune proprit commune. Nous avons vu que limagination humaine tend abolir les diffrences entre les choses pour ne retenir que leur aspect le plus frquent, laborant des ides gnrales qui fonctionnent comme des mo-dles extrieurs la ralit. La proprit commune des nombres proportionnels nabolit pas, bien au contraire, leurs diffrences. Si on lappelle commune , cest parce quelle est prsente en tous, et rien quen eux, non parce quelle planerait au-dessus deux comme un modle.

    18

  • Les ides que Spinoza appelle gnrales sont inadqua-

    tes : nes de loubli des diffrences individuelles, elles sont tou-jours en dfaut par rapport lobjet singulier quelles prten-dent reprsenter et, par consquent, mutiles dans leur fonction de connaissance. Les notions que Spinoza appelle commu-nes sont adquates. Ce qui est commun, en effet, se trouve pareillement dans la partie et dans le tout (thique, deuxime partie, proposition 37, III, p. 110). Les corps matriels, par exemple, ont en commun la proprit de stendre, doccuper un espace. Les lois de ltendue sont donc des proprits commu-nes tous les corps matriels. Or ces lois sont contenues int-gralement dans chaque fragment de matire, aussi bien que dans la matire entire. Concevoir un corps quelconque partir de ces lois, cest ainsi le concevoir adquatement.

    La connaissance par ides gnrales est imaginative. Elle

    loigne les hommes de la ralit et les incite juger la nature en bien ou en mal. Elle loigne galement les hommes les uns des autres en les incitant saffronter, de faon strile, sur ces ju-gements qui varient ncessairement dun homme un autre. La connaissance par notions communes, en revanche, mrite selon Spinoza dtre appele raison . Partant des proprits com-munes toutes les choses, chaque science rationnelle en dduit les proprits communes telle ou telle catgorie de choses, ce qui permet de les concevoir adquatement. La raison rassemble les hommes, qui doivent saccorder sur ce qui est commun (co-rollaire de la proposition 38, III, p. 111). En outre, les hommes saccordent ncessairement par leurs proprits communes : plus on connat lhumanit rationnellement, selon le deuxime genre, plus on prend conscience de son unit.

    Une science rationnelle peut construire son objet, comme

    la gomtrie, ou bien le trouver dans la nature, comme la physi-que. La connaissance du deuxime genre laisse subsister cette diffrence. Les proprits communes des tres naturels (corps

    19

  • matriels, hommes) peuvent tre connues grce la multipli-cation dexpriences diffrentes, permettant disoler llment commun.

    La connaissance du troisime genre : la science intuitive

    La faon dont Spinoza traite lexemple de la quatrime proportionnelle nous montre que le troisime genre de connais-sance, la diffrence des deux premiers, ne consiste pas en un principe abstrait quon applique des cas particuliers. Il sagit dune connaissance intuitive, dune vision immdiate de la chose elle-mme. En considrant les nombres 1 et 2, on voit immdiatement que leur relation est du simple au double, ce qui donne la solution : 6, le double de 3.

    Intuitive, la connaissance du troisime genre est ga-

    lement dductive, comme celle du deuxime genre, mais dune faon diffrente. Dans la connaissance du deuxime genre, la dduction est effectue partir dune proprit commune dj connue, applique un cas particulier. En revanche, la dduc-tion de 6 partir des nombres 1,2 et 3 ne suppose pas la connaissance dune proprit des nombres proportionnels, mais tablit cette proprit, construit le principe mme de la propor-tion sur un cas extrmement simple. Cette diffrence est impor-tante en gomtrie, o lon peut toujours distinguer entre lap-plication dun thorme pour rsoudre un problme, et lacte par lequel ce thorme est dduit partir du principe de cons-truction dune certaine figure. Cest cette invention gomtrique qui donne la meilleure ide de la connaissance du troisime genre, que Spinoza appelle galement science intuitive .

    Les propositions 41 et 42 de la deuxime partie de lthi-

    que (III, p. 116) tablissent que la connaissance du troisime genre est adquate, comme celle du deuxime genre. Mais l

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  • encore, ce nest pas de la mme faon. On pourrait dire que la connaissance du deuxime genre est adquate grce son objet. Si lhomme peut y former des ides non mutiles, alors quil nest pas omniscient, cest parce quune proprit commune se trouve pareillement dans la partie et dans le tout , si bien qu lgard de cette proprit une connaissance partielle quivaut une connaissance totale. La connaissance du troisime genre, quand elle existe, est adquate par elle-mme. la fois vision et dduction, elle sidentifie dans sa dmarche au mouvement se-lon lequel lobjet est engendr par sa cause. Cest donc la forme suprieure de la connaissance humaine : notre entendement y dploie sa puissance autonome de former des ides compltes.

    Mais ce genre de connaissance, dira-t-on, nest-il pas r-

    serv aux sciences qui, comme la gomtrie, construisent leur objet sans se proccuper de ce qui arrive dans la nature ? On peut admettre lide dune connaissance des tres naturels par leurs proprits communes, mais on doutera peut-tre quune science intuitive de ces tres soit possible. Pourtant, lorsque Spinoza, dans lthique, entreprend de traiter gomtriquement de Dieu et de lhomme, sa dmarche nest pas dabord celle du gomtre qui applique un thorme connu un cas particulier, mais bien celle du gomtre qui construit une figure selon une rgle et en dduit des thormes : cest la dmarche de la connaissance du troisime genre. Pour vaincre les prjugs et la superstition, notre connaissance de Dieu et de lhomme doit, selon Spinoza, tre adquate par elle-mme, sidentifier lacte par lequel nous sommes produits par Dieu.

    Spinoza donne de la science intuitive une dfinition assez

    obscure au premier abord : ce genre de connaissance, crit-il, procde de lide adquate de lessence formelle de certains at-tributs de Dieu la connaissance adquate de lessence des cho-ses (deuxime scolie de la proposition 40, III, p. 115). Il faut examiner comment les deux premires parties de lthique

    21

  • clairent cette dfinition en la mettant en uvre. Ce sera lobjet du prochain chapitre.

    Indications de lecture

    En ce qui concerne le prjug analys au 1 de ce chapi-tre, on peut se rfrer la prface du Trait thologico-politique (II, pp. 19 28).

    La thorie de lide fausse et de lide vraie ( 2 et 3) est

    expose dans le Trait de la rforme de lentendement (1, pp. 181 219).

    La distinction des genres de la connaissance ( 4,5 et 6) se

    trouve nonce, dans le Court trait (I, pp. 89-90) et dans le Trait de la rforme de lentendement (I, pp. 186-187).

    22

  • Chapitre 2 : Dieu et lhomme

    Ce chapitre commente les deux premires parties de lthi-que. En ce qui concerne la premire, intitule De Dieu, il est important de comprendre la conception de Dieu comme subs-tance unique ( 1), de mesurer lopposition entre cette concep-tion et certaines opinions courantes ( 2), et dexaminer les consquences de la thse qui fait de Dieu la seule cause des es-sences et des existences ( 3). De tout cela rsulte, dans la deuxime partie de lthique, intitule De la nature et de lori-gine de lme, laffirmation dun paralllisme entre lordre des choses et lordre des ides ( 4), ce qui claire la nature du rap-port entre le corps humain et lme humaine (5).

    La substance unique

    Dans les propositions de la premire partie de lthique, consacres la dduction de Dieu, trois mots retiennent latten-tion : le mot substance , le mot attribut et le mot mode . Ces trois mots appartiennent au vocabulaire tradi-tionnel de la philosophie. Dans la philosophie de Descartes, la matire est appele substance tendue : ltendue est en ef-fet, montre Descartes, l attribut que toutes les choses mat-rielles ont en commun, et qui constitue leur essence spcifique. Par rapport cette essence commune, les diffrentes formes que peut prendre la ralit matrielle doivent tre nommes des modes de la matire. la substance tendue, Descartes op-pose la substance pensante , la ralit spirituelle de lme humaine, dfinie par son attribut essentiel, qui est la pense. Il considre les diverses facults de lme (la volont, limagination ou le dsir) comme des modes de cette substance pensante. La substance tendue et la substance pensante nont,

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  • selon Descartes, rien de commun, sinon dtre toutes deux cres par Dieu. Crateur de toutes choses, Dieu est ainsi la substance suprme, mais il nest pas la seule substance.

    Cet usage cartsien des mots substance , attribut et

    mode est considrablement modifi dans la premire partie de lthique. Spinoza se propose en effet de dmontrer quil ne peut exister quune seule substance, laquelle tout appartient, et que cette substance unique est Dieu. Selon cette nouvelle conception, la substance divine est constitue dune infinit dattributs, parmi lesquels ltendue et la pense : puisque nous sommes capables de percevoir ces deux constituants de la subs-tance unique, alors que les autres nous demeurent inconnus, notre connaissance de Dieu nest pas exhaustive, mais elle peut tre parfaite dans ses limites. Etant lunique substance, Dieu ne cre rien hors de lui, mais produit en lui-mme une infinit def-fets, que Spinoza appelle des modes : toutes les choses singuli-res, tous les corps et toutes les mes, sont ainsi des modes de Dieu.

    Pour comprendre les grandes lignes de cette dmonstra-

    tion, il faut partir des dfinitions qui ouvrent lthique (III, pp. 21-22). Spinoza y dfinit la substance comme ce qui est en soi et est conu par soi (df. 3). Ce qui est conu par autre chose que soi nest pas une ralit indpendante, et ne mrite pas dtre appel substance. Considrons par exemple un corps, une chose matrielle quelconque. Ce corps peut tre conu clai-rement ; on peut former une ide adquate de sa structure et de ses proprits, condition de le reconnatre comme une chose matrielle et de le distinguer des autres corps, matriels comme lui, mais prsentant des structures et des proprits diffrentes. Il faut donc, pour le concevoir, le rapporter autre chose que lui-mme : la ralit que tous les corps ont en commun, et qui contient toutes les possibilits de structure matrielle conceva-bles, cest--dire ltendue. De mme, pour quune forme par-ticulire de pense, une ide par exemple, soit clairement

    24

  • conue en tant que telle, elle doit tre rapporte llment commun de la pense, dont elle est une possibilit parmi dau-tres. Toutes les choses singulires auxquelles nous avons affaire sont soit des corps, des choses matrielles particulires, soit des ides, des formes de penses particulires. Ni les unes, ni les autres ne sont des substances selon la dfinition spinoziste. Le corps humain nest pas une substance, lme humaine non plus.

    En revanche, lessence de toutes les choses matrielles,

    cest--dire ltendue, est bien conue par soi , et il en va de mme pour lessence de toutes les ides, savoir la pense. Une chose matrielle, en effet, est toujours limite par dautres choses matrielles, mais ne saurait tre limite par une ide, pas plus quune ide ne saurait tre limite par une chose mat-rielle, mais seulement par dautres ides. Un corps (ou une ide) est une chose finie , certes, mais finie en son genre (df. 2), ne pouvant tre limite que par dautres choses de mme nature quelle. Pour concevoir un corps particulier, on le dter-mine seulement lintrieur de son genre, en se rfrant uni-quement ltendue et ses lois spcifiques. Lorsquil sagit de concevoir une pense particulire, on ne considre que la pen-se et ses lois. Entre ltendue et la pense, il ny a donc aucune commune mesure permettant une dtermination rciproque. Chacune de ces deux ralits peut et doit tre conue sans re-cours lautre.

    Ltendue et la pense sont-elles alors des substances ?

    Peut-on admettre lexistence de plusieurs substances, voire dune infinit de substances ? Si tel tait le cas, toutes ces subs-tances devraient, conformment leur dfinition, tre indpen-dantes les unes des autres, incommensurables et incommunica-bles entre elles, sans relation daucune sorte. Faut-il admettre, au contraire, lintgration de ltendue, de la pense, et dautres ralits de ce genre, dans une substance unique ? Sil ny a, en tout et pour tout, quun seul tre, cet tre doit tre conu par soi , et mrite par consquent dtre appel une substance.

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  • Dans cette hypothse, ltendue et la pense, tout en conservant leur indpendance rciproque, exprimeraient, chacune sa fa-on, lessence de la substance qui les unit. Il faudrait alors les nommer des attributs, selon la dfinition que Spinoza donne de ce mot : Jentends par attribut ce que lentendement per-oit dune substance comme constituant son essence. (df. 4)

    Lintgration dune infinit dattributs une substance uni-

    que est impose, selon Spinoza, par une ide que notre enten-dement forme en lui-mme, en vertu de son pouvoir autonome, lide de Dieu : Jentends par Dieu un tre absolument infini, cest--dire une substance constitue par une infinit dattributs dont chacun exprime une essence ternelle et infinie, (df. 6) Daprs cette dfinition, il faut distinguer entre linfinit de cha-que attribut et linfinit de Dieu : chaque attribut est infini en son genre , ne laissant hors de lui que ce qui est sans commune mesure avec lui, tandis que Dieu est absolument infini , ne laissant hors de lui aucun attribut, cest--dire aucune ralit.

    De mme que lide dune figure prside, en gomtrie, la

    construction de cette figure, en rglant la faon dont les cts et les angles doivent tre assembls, lide de Dieu rgit, dans la premire partie de lthique, lintgration des attributs qui constituent la substance unique. Cette intgration nest pas in-compatible avec le caractre htrogne des diffrents attributs, qui demeurent, dans leur union, incommensurables entre eux. Comme ltablit la proposition 10, chacun des attributs dune mme substance doit tre conu par soi (III, p. 29). En Dieu, la diffrence radicale que nous percevons entre ltendue et la pense nest donc pas abolie : si elle ltait, il y aurait quelque chose dincomprhensible dans la substance divine. Intgrant des ralits indpendantes les unes des autres, Dieu ne nous est certes pas accessible de faon exhaustive, puisque nous ne pou-vons percevoir que ltendue et la pense, mais il ne se dissi-mule pas non plus derrire ce que nous connaissons. Ltendue, lunivers matriel considr dans ses lois spcifiques, nest pas

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  • pour Spinoza un monde cr par Dieu hors de lui, mais ce nest pas non plus un simple aspect de Dieu, qui nous cacherait le reste : cest Dieu lui-mme, entirement exprim par lun de ses attributs.

    La puissance dexister de Dieu est galement la puissance

    dexister des diffrents attributs dont il est constitu, et par l-mme la puissance qui produit toutes les choses particulires relevant de ces attributs : les corps matriels selon les lois de lattribut tendue, les ides selon les lois de lattribut pense, etc. Spinoza affirme ainsi qu au sens o Dieu est dit cause de soi, il doit tre dit aussi cause de toutes choses (scolie de la proposition 25, III, p. 49). Ces choses produites par Dieu ne sont ni des substances ni des attributs : elles doivent tre appe-les des modes de la substance divine. Alors que les attributs sont Dieu lui-mme, les modes sont en Dieu. Puisque leur ralit nest pas indpendante, ils sont diffrents de Dieu ; mais, pour la mme raison, ils ne sauraient subsister hors de Dieu, qui les produit en lui-mme (prop. 18, III, p. 43) : les corps dans llment de ltendue, les ides dans llment de la pense, etc. On peut ainsi identifier Dieu et la nature, mais condition de distinguer la nature naturante (ce qui est Dieu : les attributs) et la nature nature (ce qui est en Dieu : les mo-des), comme le fait le scolie de la proposition 29 (III, pp. 52-53).

    Lunion, en Dieu, dune infinit dattributs htrognes et

    incommensurables nest pas une fusion qui abolirait leurs diff-rences, mais elle nest pas non plus une simple addition, un as-semblage qui ferait dpendre lexistence de Dieu de celle de ses attributs. Elle tient ce que la mme puissance dexister dploie simultanment ses effets dans tous les attributs. Il ny a rien de commun entre les corps et les penses. Il ny a rien de commun non plus entre la faon dont les corps se dterminent les uns les autres, selon les lois du monde matriel, et la faon dont les penses se dterminent selon les lois de lunivers intellectuel. Mais lenchanement des uns et lenchanement des autres rali-

    27

  • sent, de deux faons diffrentes, lunique puissance dexister qui est celle de Dieu.

    Quelques erreurs sur Dieu

    La position de Dieu comme substance unique, constitue par une infinit dattributs et produisant en lui-mme une infi-nit de modes, permet, selon Spinoza, de rfuter certaines er-reurs communes. Les hommes se trompent sur Dieu par an-thropomorphisme, en assimilant ltre divin ltre humain, en projetant sur lui leurs dsirs et leurs inquitudes. Mais ils se trompent galement en loignant ltre divin de la comprhen-sion humaine, en simaginant quil est impntrable, inconnais-sable et ineffable. Ces deux erreurs, parfois conjugues, vien-nent de ce quon na pas une ide adquate de la substance. On risque alors, soit de la confondre avec ses modes, soit de la si-tuer au-del de ses attributs, considrs tort comme des pro-prits dont la source reste mystrieuse.

    Dans la premire partie de lthique, ce sont les scolies,

    textes consacrs au commentaire polmique, qui exposent cette rfutation des erreurs sur Dieu. Le scolie de la proposition 15 (III, pp. 36-39), par exemple, traite la question de savoir si la matire appartient lessence de Dieu. Il est facile de dnoncer ceux qui, par pur anthropomorphisme, forgent un Dieu com-pos comme un homme dun corps et dune me . On risque toutefois de commettre, au fond, la mme erreur queux si, par souci de prserver la dignit de Dieu, on nie au contraire quil soit corporel. Certes, Dieu na pas un corps dune certaine lon-gueur, largeur ou profondeur, car un tel corps nest quun mode de ltendue, et non une substance, une ralit indpendante. Mais Dieu est bien corporel au sens o ltendue, cest--dire la ralit substantielle des corps, constitue son essence. Cette thse heurte la conception traditionnelle selon laquelle Dieu est un pur esprit, crant la matire hors de lui. Les partisans de

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  • cette conception soutiennent, comme le fait Descartes, que la matire, tant divisible et corruptible, est indigne de la majest divine. Cet argument prouve seulement quils confondent les modes matriels, cest--dire les corps, effectivement divisibles et corruptibles, avec la substance matrielle, cest--dire ltendue, dont lessence est intgralement et identiquement prsente en chaque corps, et qui ne se laisse donc pas diviser.

    Le scolie de la proposition 17 (III, pp. 41-43) examine la

    question de la libert de Dieu. Les hommes projettent commu-nment sur Dieu leur illusion naturelle de libert. Or le dve-loppement de ce prjug implique une contradiction flagrante entre la tendance anthropomorphiste et une tendance oppose dtruire toute analogie entre Dieu et lhomme. Puisquun homme est libre, selon la conception courante, quand, choisis-sant entre plusieurs actions possibles, il naccomplit pas certai-nes actions quil aurait pu aussi bien accomplir, on simagine que la libert de Dieu consiste galement en ce quil ne cre pas tout ce quil aurait pu crer. On lui attribue donc, comme lhomme, un entendement capable de concevoir les actions pos-sibles, et une volont capable de dcider entre elles. Mais cette troite analogie se retourne alors en son contraire, car lenten-dement quon suppose Dieu, tant un entendement crateur, doit tre antrieur aux choses quil conoit, et non postrieur elles comme le ntre, si bien que la faon dont Dieu conoit les choses nous devient totalement incomprhensible.

    On se trompe sur la libert quand on loppose la ncessi-

    t, et quon simagine que ce qui est fait librement est ce qui au-rait pu ne pas tre fait. Le contraire de la libert, ce nest pas la ncessit, cest la contrainte, cest--dire le fait de ne pas suivre sa propre ncessit et de subir une ncessit trangre. Si Dieu est libre, pour Spinoza, ce nest pas parce quil cre selon un d-cret arbitraire, cest parce qutant la substance unique il nexiste et nagit que selon sa propre ncessit ; ce nest pas parce quil choisit entre plusieurs possibilits, cest au contraire

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  • parce quil les ralise toutes. Produisant une infinit de choses selon les lois spcifiques dune infinit dattributs, Dieu nest rien dautre que la ncessit de la nature tout entire, que rien dextrieur ne saurait contraindre (prop. 17, III, p. 40). Et si lhomme, qui subit naturellement la contrainte de nombreuses causes extrieures, peut malgr tout accder la vraie libert, cest seulement la condition de sidentifier, par la connais-sance adquate, la libre ncessit divine. Malheureusement, les hommes suivent gnralement le chemin inverse, et cher-chent plutt se rendre libres en sopposant lordre des cho-ses. Lorsquils se croient le plus libres, cest quils le sont le moins : quand, tiraills par des passions contraires, ils flottent au gr des vnements, incapables de matriser ce quils font.

    Lessence et lexistence des choses singulires

    Dieu, substance absolument infinie, existe par lui-mme. Il suffit de comprendre son essence pour savoir quil existe : Lexistence de Dieu et son essence sont une seule et mme chose. (prop. 20, III, p. 45) Une chose singulire quel-conque, par exemple un corps dune certaine structure, mode de lattribut tendue, a bien une essence : on peut dcrire et ana-lyser sa structure particulire, former son propos une ide vraie. Dun autre ct, ce corps a galement une existence : il se constitue un certain moment du temps, se maintient dans telles circonstances, confront tels obstacles, et se corrompt une date prcise. Il est clair que ce qui dtermine la dure dexistence du corps nest pas contenu dans lide vraie quon peut avoir de son essence propre. Cela vaut, affirme Spinoza, pour toutes les choses que Dieu produit en lui-mme, car elles ne sont pas des substances qui pourraient, une fois cres, sub-sister par elles-mmes hors de lui. La proposition 24 nonce ainsi : Lessence des choses produites par Dieu nenveloppe pas lexistence. (III, p. 48)

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  • Cest donc de Dieu que vient lapparition dune chose sin-gulire et le maintien de son existence. Lessence de cette chose, quant elle, doit venir galement de Dieu, car elle serait, sinon, une sorte de modle que Dieu devrait consulter pour produire la chose, et rien nest plus absurde que cette ide. Par consquent, Dieu nest pas seulement cause efficiente de lexistence, mais aussi de lessence des choses (prop. 25, III, p. 49). La struc-ture dun corps particulier est bien produite par Dieu, puis-quelle est, pour lternit, un des modes possibles de lattribut tendue, diffrent de tous les autres modes possibles : Dieu produit en lui tout ce qui est concevable. Lexistence du mme corps dans la dure est galement produite par Dieu, mais dune autre faon : indirectement, et conditionnellement. Dieu ne le fait exister, en effet, que par lintermdiaire dautres corps qui le dterminent, ces autres corps tant eux-mmes dtermins par dautres, et ainsi de suite linfini (prop. 28, III, p. 50).

    Puisquune chose singulire est produite de deux faons

    par Dieu, la fois dans son essence et dans son existence, on pourrait penser quelle est prive de consistance individuelle. En ralit, cest exactement le contraire que soutient Spinoza. Le redoublement de la causalit divine, en sparant lintriorit de lessence et lextriorit de lexistence, assure chaque chose produite une vritable individualit. Lessence dune chose ma-trielle, par exemple, vient directement de Dieu en tant que ltendue est un de ses attributs. Elle ne dpend en rien des au-tres essences matrielles (des autres possibilits inscrites dans les lois de ltendue), qui ne font que la dlimiter, mais sans pouvoir agir sur elle. Puisque cette essence est concevable, elle implique un certain nombre de proprits, ncessairement compatibles entre elles, mais incompatibles, des degrs divers, avec les proprits des autres essences. Enfin, puisquelle est lobjet dune ide vraie, elle est, comme toute vrit, immuable, indpendante du temps.

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  • Lorsque la chose en question existe, cest cette essence, d-pendant de Dieu mais indpendante des autres essences, qui se ralise dans le temps : lexistence dune chose, cest son exis-tence. Ce qui se dploie alors dans la dure, ce sont les propri-ts de la chose, et rien que ses proprits. Comme ces proprits sont toutes compatibles entre elles, aucune nimplique la des-truction de la chose : rien de ce qui existe ne tend par soi-mme disparatre. Dans toute chose singulire se manifeste ainsi, ltat fragmentaire, la puissance ternelle de la substance uni-que et sans contrainte, sous la forme dune pure affirmation de soi.

    Certes, il sagit dune chose finie, si bien que les alas de

    son existence, les limites de sa dure, ne dpendent pas delle-mme, mais de ses rapports avec les autres choses, qui offrent des conditions favorables ou dfavorables son dploiement. Cest ici quintervient la deuxime forme de dpendance de la chose, produite par Dieu selon lenchanement infini des causes et des effets dans lunivers. Les choses existantes, la diffrence des simples essences, sont dtermines agir les unes sur les autres. Mais ces actions rciproques nont de sens quentre des ralits concurrentes, dont chacune tend dvelopper ses pro-pres effets, et parce que ces effets, fonds sur des essences plus ou moins incompatibles entre elles, rendent les choses capables de saffecter les unes les autres. Ainsi, contrairement ce quon pourrait penser dabord, la philosophie de Spinoza, en faisant de Dieu la seule et unique cause de tout ce qui est concevable et de tout ce qui existe, ne transforme pas la varit des choses singulires qui nous entourent (ainsi que nous-mmes) en un thtre dombres quune connaissance lucide devrait dissiper. Dieu est la substance unique, et ce caractre unique se retrouve dans ses effets, qui sont dauthentiques individus.

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  • Le paralllisme entre les attributs de Dieu

    Alors que la premire partie de lthique traite de Dieu, substance constitue par une infinit dattributs, la deuxime est consacre la dduction de lme humaine, et sen tient pour lessentiel aux deux seuls attributs que lentendement humain peut concevoir : ltendue et la pense (thique, deuxime par-tie, propositions 1 et 2, III, pp. 71-72). Cest principalement le rapport de ces deux attributs qutablit la proposition 7 : Lor-dre et la connexion des ides sont les mmes que lordre et la connexion des choses. (III, p. 75)

    En un sens, cette proposition ne fait qutablir le principe

    de lunion des attributs en Dieu. Ce qui est le mme , entre lattribut pense et lattribut tendue (ou un autre attribut), ce nest pas le type de ralits que nous concevons selon lun ou selon lautre, car ces ralits sont htrognes. Ce nest pas non plus le type denchanement qui se ralise dans lun ou dans lautre, car ces enchanements sont incomparables. Cest la puissance unique de Dieu, dployant simultanment ses effets dans des formes incommensurables. Pour dsigner ce rapport particulier entre les attributs de Dieu, les commentateurs de Spinoza ont coutume dutiliser le mot paralllisme. Comme deux droites parallles, en effet, deux attributs quelconques ne se confondent et ne se ressemblent en aucun point, mais restent indissolublement lis lun lautre par lunique impulsion que leur donne la causalit divine.

    Lorsquun de ces deux attributs est la pense, le parall-

    lisme prend une importance particulire. La pense est le seul attribut dans lequel les ralits qui senchanent sont des ides. Or une ide est par nature ide de quelque chose, et gnra-lement ide dune chose, cest--dire dune ralit dont lessence relve dun autre attribut que la pense. En affirmant, conformment sa conception de Dieu, que lordre des ides est le mme que lordre des choses, Spinoza assure donc le fonde-

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  • ment de sa thorie de la connaissance. Le paralllisme garantit, en effet, la correspondance parfaite entre les ides, considres selon les lois spcifiques de leur connexion, et leurs objets.

    Si une ide est toujours ide de quelque chose, son objet

    nest pas toujours une chose relevant dun autre attribut. Lide dune chose quelconque est son tour lobjet dune ide, et ainsi de suite linfini. Lattribut pense prsente ainsi la par-ticularit de rflchir en lui-mme le paralllisme universel. En-tre une ide quelconque et lide de cette ide, il y a la mme identit quentre lide et la chose : identit dordre et de connexion de deux modes produits par une puissance unique, selon une causalit unique. Mais il ny a pas la mme distinc-tion, puisque lide et lide de lide (ainsi que la nomme Spinoza) sont dessence identique, relevant toutes deux du mme attribut. Lide de lide conoit lide, indpendamment de son rapport un objet, dans son essence propre, comme un mode de la pense. Elle nest rien dautre, crit Spinoza, que la forme de lide (scolie de la proposition 21, III, p. 99).

    On comprend alors pourquoi il nest pas ncessaire, afin de

    savoir si nos ides sont vraies, de chercher un critre extrieur. toute ide vraie doit correspondre une ide de cette ide, conscience indubitable de sa vrit. Dans le Trait de la r-forme de lentendement, Spinoza caractrise ainsi la seule vri-table mthode pour chercher la vrit, mthode que lthique met en uvre dans la dduction de Dieu, et qui se trouve donc justifie par sa propre application : La mthode nest pas autre chose que la connaissance rflexive ou lide de lide ; et, ny ayant pas dide dune ide, si lide nest donne dabord, il ny aura donc point de mthode si une ide nest donne dabord. La bonne mthode est donc celle qui montre comment lesprit doit tre dirig selon la norme de lide vraie donne. (I, p. 192)

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  • Les ides et les choses (matrielles, par exemple) sont des choses au sens large du terme, cest--dire des effets de la puissance infinie de Dieu. Tout ce que Dieu produit est conce-vable, possde une essence impliquant un certain nombre de proprits individuelles, et ralise ces proprits en existant. Toute chose au sens large est donc galement une cause produi-sant des effets particuliers. Cest un fragment de la causalit di-vine unique, par laquelle substance pensante et substance ten-due forment une seule et mme substance. Spinoza peut donc crire qu un mode de ltendue et lide de ce mode, cest une seule et mme chose, mais exprime en deux manires (scolie de la proposition 7, III, p. 76).

    Le corps humain et lme humaine

    Ltre humain nest pas une substance (thique, deuxime partie, proposition 10, III, p. 79). Le corps humain et lme hu-maine sont des modes de la substance unique, le premier rele-vant de lattribut tendue, la seconde de lattribut pense. Ce sont des effets de la puissance infinie de Dieu, unis entre eux parce que cette puissance est unique. Autrement dit, lme hu-maine est lide du corps humain, le corps humain est lobjet de lme humaine : Lobjet de lide constituant lme hu-maine est le corps, cest--dire un certain mode de ltendue existant en acte, et nest rien dautre. (prop. 13, III, p. 83) Ce quon appelle gnralement lunion de lme et du corps est pour Spinoza un cas particulier du paralllisme entre lordre et la connexion des choses et lordre et la connexion des ides.

    Cest une conception originale de lunion de lme et du

    corps, et surtout une solution lgante au paradoxe que susci-tent manifestement ces deux ralits, qui se prsentent la fois comme indissolublement unies et absolument distinctes. La voie suivie par Spinoza permet de dissiper le paradoxe sans faire la moindre concession, ni du ct de la distinction ni du ct de

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  • lunion. La distinction entre le corps et lme est absolue : ce sont deux ralits incommensurables et mme incommunica-bles, relevant de deux ordres autonomes ; jamais le corps ne peut agir sur lme, ni lme sur le corps ; jamais un fait psychi-que ne doit tre considr comme produit par un fait corporel, ni rciproquement. Mais cela nempche pas lunion dtre in-dissoluble. Ce qui se dploie selon les lois physiques dans le corps est le mme que ce qui se dploie selon des lois psy-chiques dans lme. Corps et me sont donc une seule et mme chose, mais exprime en deux manires , et cette chose unique est ltre humain lui-mme, dont lunit individuelle est ainsi garantie dune faon claire (sans recourir la notion obs-cure dune fusion, dun mlange de deux substances) et satisfai-sante (sans sen tenir la notion dun assemblage entre des par-ties qui resteraient extrieures).

    Lme humaine nest pas une substance dont la proprit

    serait d avoir des ides. Elle est elle-mme une ide, lide du corps. Puisque toute ide est une connaissance (ad-quate ou inadquate), lme humaine nest rien dautre que connaissance. La connaissance nest pas une de ses activits, ni mme son activit la plus noble ; elle constitue intgralement sa nature. Et puisque lme humaine est lhomme tout entier, ex-prim selon un certain attribut, et non une partie de lhomme, on peut en conclure que lhomme nest rien dautre que connais-sance, que son sort tient seulement ce quil connat, et la fa-on dont il le connat : bien ou mal, adquatement ou inadqua-tement.

    On pourrait objecter que lme humaine ne se rduit pas

    une ide, mais en forme un grand nombre, et quelle ne connat pas seulement le corps qui lui est li, mais bien dautres choses encore. cette objection, Spinoza rpond que le corps humain, comme nimporte quel mode de Dieu, tend dployer ses effets dans le temps, agit sur les choses environnantes, et subit les ef-fets favorables, dfavorables ou indiffrents de ces choses. Puis-

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  • que lme peroit tout ce qui arrive dans le corps qui est son ob-jet (prop. 12, III, p. 82), elle peroit tout ce qui affecte le corps dans les relations concurrentielles quil entretient perptuelle-ment avec son environnement (prop. 14, III, p. 91). De cette fa-on, sans cesser davoir pour seul objet le corps qui lui est uni, lme humaine peut avoir une multitude dides et tre ouverte lunivers tout entier.

    Mais les conditions de cette ouverture semblent rendre no-

    tre connaissance ncessairement inadquate. Puisque lme est voue ne percevoir les choses que par les affections du corps qui lui est uni, ses ides doivent impliquer la fois, de faon mlange, la nature de ce corps et celle des corps extrieurs (prop. 16, III, p. 92). La limite que lui impose son union un corps dtermin ne lui permet pas davoir des ides adquates des choses extrieures (prop. 25, p. 101), tandis quen retour le nombre trop limit des affections quil lui est donn de perce-voir lempche de connatre intgralement les possibilits du corps dont elle est lide, et la prive ainsi dune connaissance adquate du corps humain lui-mme (prop. 27, p. 103). Et comme elle nest rien dautre que connaissance du corps, le ca-ractre inadquat de cette connaissance signifie que lme hu-maine est inadquate sa propre nature : la conscience quelle prend de soi, cest--dire lide de lide, doit donc lui interdire galement de savoir ce quelle est rellement (prop. 29, p. 104).

    Comment comprendre alors la possibilit, pour lhomme,

    dune connaissance adquate ? Dieu tant lunique substance, les ides que nous attribuons communment un homme re-prsentent une partie des ides que Dieu possde, et qui corres-pondent strictement, dans son entendement infini, lordre universel des choses. Lorsque lide quun homme a dune chose implique la fois la nature de son corps et la nature de la chose, cette ide est inadquate, simple fragment de lide complte que Dieu seul possde, car il est infini et ne se limite donc pas constituer lme de cet homme. Pour quune ide humaine soit

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  • adquate, complte, il faut quelle soit quivalente ou identique lide que Dieu possde.

    La prsence, dans lme, dides qui ne sont que des frag-

    ments des ides formes dans lentendement infini de Dieu, ex-plique lexistence dune connaissance humaine du premier genre. On comprend que cette connaissance se constitue en sui-vant lordre des affections du corps (lexprience vague), et quelle soit foncirement incapable de se corriger elle-mme, car il faudrait pour cela supprimer la distance entre un entende-ment infini et une me borne la perception de ce qui touche un seul mode de ltendue. Il nest pas impossible, toutefois, daccder, partir des affections du corps et des ides confuses quelles suscitent, certaines proprits communes entre le corps humain et les corps extrieurs (prop. 39, III, pp. 111-112). Puisque ce qui est commun se trouve pareillement dans la par-tie et dans le tout, les notions communes ne sont pas concernes par la diffrence entre lentendement infini et lentendement fini. La connaissance humaine du deuxime genre est donc ad-quate, car elle est quivalente la connaissance divine : lorsquil connat par notions communes, lhomme ne connat pas comme Dieu connat, mais il connat aussi bien que Dieu.

    Il y a, en outre, une ide que Dieu a en tant seulement

    quil constitue la nature de lme humaine , et cest prcis-ment lide de lme elle-mme, savoir lessence de lme, comprise comme un mode de lattribut pense, produit par Dieu indpendamment de tout autre mode. En se connaissant elle-mme selon lordre gomtrique des deux premires parties de lthique, lme se connat comme Dieu la connat, et atteint ainsi le troisime genre de la connaissance humaine. La science intuitive justifie la dmarche suivie dans lthique, et cette d-marche justifie en retour la science intuitive.

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  • Adquate ou inadquate, la connaissance humaine, autre-ment dit lme humaine, na dautre objet que ce qui affecte le corps humain. Le prochain chapitre de cet ouvrage sera consa-cr aux ides inadquates que les hommes ont de ces affections, cest--dire leurs passions.

    En ce qui concerne la conception de Dieu comme subs-

    tance unique, traite au 1 de ce chapitre, il peut tre intres-sant de confronter la premire partie de lthique avec certains textes antrieurs, en particulier ce que Spinoza crit dans le Court trait sur Dieu, lhomme et la sant de son me. Dans la premire partie de cet ouvrage, Spinoza traite de lexistence de Dieu (chap. 1, I, pp. 44-48), de son essence (chap. 2, I, pp. 49-64), de sa causalit (chap. 3,1, pp. 65-66), et fait la distinction entre nature naturante et nature nature (chap. 8 et 9,1, pp. 80-82). Lappendice du Court trait prsente en outre une pre-mire tentative de dduction gomtrique de Dieu (I, pp. 159-162).

    Indications de lecture

    La rfutation des prjugs sur Dieu ( 2) peut tre clai-re par certains passages de la correspondance de Spinoza. Ain-si, la Lettre 12 Louis Meyer (davril 1663) approfondit les rai-sons pour lesquelles la matire nest pas indigne de Dieu, car elle est, en tant que substance, indivisible (IV, pp. 156-162). La Lettre 58 Schuller redresse lerreur commune sur la libert divine et la libert humaine (IV, pp. 303-306).

    Le paralllisme entre choses, ides et ides de ces ides (

    4) est expos par Spinoza ds le Trait de la rforme de lenten-dement (I, pp. 189-195).

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  • Chapitre 3 : La servitude passionnelle

    Ce chapitre commente la troisime partie de lthique ( 1 4), ainsi que la premire moiti de sa quatrime partie ( 5 et 6). Son objectif est, dabord, dexpliquer les passions ( 3 et 4), en les rapportant leur noyau, le dsir ( 2), forme humaine du principe universel de la persvrance ( 1), puis danalyser, rela-tivement la servitude humaine, lopposition entre le mora-lisme ( 5) et lthique proprement dite ( 6).

    Persvrer dans son tre

    La troisime partie de lthique a pour titre : De la nature et de lorigine des affections. Dans ce titre, le mot affection traduit le latin affectas, par lequel Spinoza dsigne, non pas tout ce qui affecte le corps humain (ce quil nomme en latin af-fectio), mais seulement ce qui, en laffectant, favorise ou dfavo-rise la puissance dagir de ce corps, laide ou lempche de rali-ser, dans lexistence, les proprits impliques par son essence (thique, troisime partie, dfinition 3, III, p. 135). Ainsi dfini, le mot affectus peut galement, en vertu du paralllisme, dsi-gner du ct de lme lide de cet accroissement ou de cette di-minution de la puissance dagir.

    Si une chose singulire peut ainsi tre affecte spciale-

    ment par ce qui contribue ou nuit son accomplissement, cest bien parce que cet accomplissement lintresse. La proposition 6 de la troisime partie tablit en effet que chaque chose, au-tant quil est en elle, sefforce de persvrer dans son tre (III, p. 142). Exister, pour une chose, cest raliser ses proprits, toutes ses proprits, et uniquement les siennes. Aucune des proprits dune chose ne peut tre contraire son existence,

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  • aucune ne peut impliquer sa destruction. Les mots par lesquels nous exprimons parfois une sorte de tendance interne la des-truction (par exemple fragilit , ou mortalit ) sont des mots sans rigueur. Il ny a de destruction que par une cause ex-trieure (prop. 4, III, p. 142) ; il ny a de faiblesse que relative-ment une force plus grande. Rien ne nat pour mourir, mais seulement pour vivre ; rien ne meurt quen tant vaincu par la force des autres choses. Non seulement il nest pas loisible une chose de refuser lexistence, mais il lui est mme impossible damoindrir, si peu que ce soit, sa puissance dtre, qui doit tou-jours se trouver son maximum, compte tenu de ce que permet la pression des autres choses. Car cette puissance nest quune partie de la puissance causale de Dieu ; or une chose qui est dtermine par Dieu produire quelque effet ne peut se rendre elle-mme indtermine (premire partie, proposition 27, III, p. 50).

    Par consquent, tout ce qui est persvre. Ce nest pas

    grce sa persvrance quune chose parvient tre, comme si la persvrance tait un simple moyen, diffrent de ltre dans lequel la chose persvre. Cest au contraire parce que la chose est ce quelle est, pleinement, sans lombre dune ngation, quelle persvre. Elle ne persvre pas seulement dans ltre , mais bien dans son tre, dans la plnitude de son individualit. On ne saurait identifier la persvrance dont parle Spinoza avec un instinct de conservation qui nen est que la forme la plus basse.

    Puisque cest dans son tre que toute chose tend per-

    svrer, aucune na devenir une autre. La persvrance, qui lempche dtre moins que ce quelle peut tre, lui interdit galement dtre davantage . Comme lcrit Spinoza dans la prface de la quatrime partie de lthique, un cheval, par exemple, est dtruit aussi bien sil se mue en homme que sil se mue en insecte (III, p. 219). Les normes, les modles imposs de lextrieur, sont aussi illgitimes pour juger les choses singu-

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  • lires quils le sont pour juger Dieu. Tout ce qui est, est divin, si bien que la seule perfection, pour un individu, est dtre soi-mme, rien de plus, rien de moins.

    Comme il y a dans le monde une multitude de choses, on

    ne doit pas dire seulement que chacune persvre dans son tre, mais quelle sefforce de persvrer dans son tre. Sa persv-rance, en effet, est affecte, et souvent contrarie, par la pers-vrance des autres choses. Prise dans la concurrence universelle des modes de Dieu, elle tend exister comme si elle tait seule, sans jamais y parvenir pleinement : cette perfection suprme est rserve Dieu, substance unique. Lorsque la puissance dagir dune chose singulire diminue, parce que dautres puissances la contrarient, cette chose nen persvre pas moins dans son tre, tant quelle nest pas dtruite. Mais sa persvrance dpend alors moins delle-mme, et davantage des autres choses. Si, au contraire, sa puissance augmente, cest que la chose en question se rapproche de cet tat de perfection interne o elle existerait et agirait par la seule ncessit de sa nature.

    Ainsi, alors que la philosophie de Spinoza rcuse toutes les

    valuations par lesquelles la ralit serait juge bonne ou mauvaise selon quelle se rapproche ou sloigne dun mo-dle extrieur, dun idal transcendant, elle autorise un autre type dvaluation, permettant de juger une chose par rapport elle-mme, relativement cette norme immanente que repr-sente, pour tout ce qui est, le fait de persvrer dans son tre. Grce cette notion de persvrance, la thorie de Dieu et de lhomme, expose dans les deux premires parties de lthique, peut fonder une thorie de la vie humaine heureuse et accom-plie, cest--dire prcisment une thique.

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  • Le dsir

    Comme toute chose singulire, lme humaine sefforce, paralllement au corps humain, de persvrer dans son tre. Cest ce que Spinoza nonce dans la proposition 9 de la troi-sime partie de lthique (III, p. 144). Puisque leffort par lequel une chose persvre dans son tre nest rien dautre que cette chose mme, affirmant son essence, le scolie de cette proposi-tion tablit lidentit entre des termes que les philosophes ont coutume de distinguer, parce quils les considrent tort comme des facults partielles et diffrentes de lhomme. Ainsi, le mot volont ne dsigne pas autre chose, selon Spinoza, que cet effort, rapport lme seule ; le mot apptit ex-prime galement cet effort, mais rapport la fois lme et au corps, si bien quon peut dire que lapptit est lessence mme de lhomme (p. 145) ; quant au mot dsir, il dnote le mme effort, mais en tant que lhomme en a conscience.

    Un homme qui dsire est donc un homme qui prend cons-

    cience de son affirmation de soi. Son dsir nest pas dabord un dsir d avoir , comme sil sexpliquait par un manque initial quil faudrait combler, mais bien un dsir d tre , issu au contraire dune plnitude initiale. Certes, cet homme est port par son dsir vers des objets dsirables, mais seulement parce que ces objets favorisent son effort pour persvrer dans son tre. On doit donc exprimer le dsir dun homme au singulier : chaque homme na jamais, en toutes circonstances, quun seul et unique dsir dtre soi, qui lui rend dsirables une multitude dobjets. Ce serait diffrent sil lui fallait, pour pouvoir dsirer, reconnatre dabord le caractre dsirable des objets : il y aurait alors en lui autant de dsirs diffrents quil y a dobjets de dsir diffrents. Mais alors on ne pourrait pas dire que cet homme sefforce de persvrer dans son tre : il faudrait dire au contraire quil sefforce de devenir autre que ce quil est, en se procurant les choses dsirables qui lui manquent dabord. On voit que les principes de Spinoza le conduisent exclure sans

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  • appel du dsir humain (ainsi que de la volont humaine, ou de lapptit humain) toute ide de finalit, de mouvement vers un bien extrieur et objectif.

    Le dsir humain est donc de lordre de la pulsion, et non de

    lattraction. Il ne sagit pas pour autant dune pulsion tn-breuse qui serait inaccessible par nature la rflexion ou la raison. Lme, ne loublions pas, nest rien dautre que connais-sance. Son effort consiste donc persvrer dans la connais-sance, et son dsir, en mme temps quil est dsir dtre, est d-sir de connatre. Or la connaissance humaine peut tre adquate ou inadquate. La plupart des hommes, ne percevant de leur dsir que la lumire quil projette sur les objets dsirables, ac-cordent spontanment une importance dmesure ces objets. Tout les incite croire que cest dans la valeur des choses dsi-res que se trouve lexplication des dsirs, et penser que le d-sir lui-mme correspond en eux un manque premier, une in-suffisance foncire, ce qui ne les dispose pas reconnatre en lui une parcelle de la perfection divine. La connaissance inadquate du dsir renverse ainsi compltement la vrit. Cest par elle que sintroduit dans la pense humaine cette ide de finalit que le dveloppement ultrieur des prjugs poussera jusqu lab-surde.

    Comme lme nest rien dautre que connaissance, elle per-

    svre dautant mieux dans son tre quelle connat mieux, cest--dire adquatement : car alors sa persvrance dpend surtout delle-mme, et moins des autres choses. En revanche, la connaissance inadquate reprsente pour lme une faon inf-rieure de persvrer dans son tre, puisque cette connaissance ne se constitue quau gr des objets rencontrs. Lorsquun homme mconnat la nature de son dsir, en le rapportant la valeur prtendue des objets dsirs, au lieu de le rapporter la puissance de Dieu en lui, leffort par lequel il persvre dans son tre prend donc cette forme passive, dpendante, qui le qualifie comme infrieur. Cela vaut galement pour le dsir lui-mme,

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  • puisquil nest finalement rien dautre que cet effort de persv-rance.

    Il doit alors en tre de mme pour les affections, qui se

    greffent toutes sur le dsir, puisquelles nous font prouver ce qui favorise ou contrarie notre effort. On doit retrouver en elles lopposition entre lactivit et la passivit, lie au caractre ad-quat ou inadquat de la connaissance que nous en prenons. Toutes nos affections doivent tre, ou bien des actions, ou bien des passions.

    Les passions

    Considrons, parmi les affections humaines, celles quon appelle communment des passions, par exemple lamour. Lamour, crit Spinoza, nest rien dautre quune joie quac-compagne lide dune cause extrieure, (scolie de la proposition 13, III, p. 148) Cette dfinition est remarquable : ngligeant la relation entre lamant et ltre aim, sur laquelle insistent au contraire les dfinitions courantes, elle situe la dimension es-sentielle de lamour dans la joie quprouve celui qui aime, nac-cordant la cause extrieure de cette joie ( savoir ltre aim) quune fonction daccompagnement. Or la joie elle-mme doit tre dfinie, selon Spinoza, comme le passage de lhomme dune moindre une plus grande perfection (III, p. 197) : cest laffection qui correspond, dans lme, laccroissement de la puissance dagir du corps. Ainsi, le dsir explique la joie, qui son tour explique lamour : sefforant de persvrer dans son tre, chacun se rjouit de voir cet effort favoris, et aime en consquence ce qui le favorise. Cet ordre de drivation est imp-ratif : quand un homme simagine, linverse, quil dsire parce quil aime et pour atteindre le contentement que lui promet la valeur de lobjet aim, cet homme succombe lillusion de la finalit et ignore leffort qui constitue son es-

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  • sence. Laffirmation de soi est le noyau dur de toutes les affec-tions.

    Sil en est ainsi, rien, dans les dfinitions proposes par

    Spinoza, nindique que la joie et lamour soient des passions au sens propre du terme (du latin pati, passum : ptir , supporter , souffrir ), cest--dire des formes de passivit, de dpendance. Rapportes la pure affirmation de soi, il sem-ble au contraire que ces affections soient plus proprement nom-mes des actions. Et de fait, lme humaine prouve, nous dit Spinoza, une joie active quand saccomplit son unique dsir, qui est de connatre. Comprenant par exemple quelle est un mode de lattribut pense, dont lessence est produite directement par Dieu, elle se connat comme Dieu la connat, cest--dire ad-quatement : alors, elle se conoit elle-mme et conoit sa puis-sance dagir, elle est joyeuse (dmonstration de la prop. 58, III, p. 194) car elle passe bien une perfection plus grande.

    Mais la connaissance humaine est gnralement inad-

    quate. Lhomme tant une partie de la nature, ce qui laffecte ne peut tre peru clairement que par une perception de toutes les autres parties, dans une connaissance complte que seul Dieu possde. Lorsque la puissance dagir de lhomme saccrot, ce progrs nest pas d, le plus souvent, lpanouissement interne de sa connaissance, mais un concours favorable de circonstan-ces extrieures qui lui chappent. Il se trouve qu certains mo-ments lordre des choses matrielles facilite la vie du corps. cette heureuse rencontre correspond, dans lme, le sentiment dun perfectionnement auquel elle ne contribue en rien. Alors apparat bien une joie passive, cest--dire une joie aline, tota-lement suspendue une faveur mystrieuse des choses, et inci-tant lhomme esprer le maintien de cette faveur.

    Cette alination de la joie, qui fait delle une passion

    proprement parler, se prolonge et se renforce en suivant la dri-vation ncessaire de la joie vers lamour. Puisque lamour est

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  • toujours essentiellement une joie quaccompagne lide dune cause extrieure, lintrt de lhomme qui aime passionnment doit se concentrer sur cette cause extrieure dont lui semble dpendre la joie purement passive quil prouve. Le tableau classique de lamour-passion, et de lextrme dpendance dans laquelle il nous plonge, trouve ici son explication, ainsi dail-leurs que le jugement souvent ngatif quon porte sur lirratio-nalit de lamour. Car il est videmment impossible dassigner une cause extrieure la joie prouve quand on cherche cette cause comme une qualit particulire de lobjet aim, alors que cet objet na dautre privilge que dtre llment le plus proche dun ordre universel, qui convient, sans quon sache pourquoi. Depuis quon crit sur lamour, on na jamais pu d-terminer pour quelle raison on aime : ce nest pas que la r-ponse soit difficile, cest que la question est mal pose.

    Les hommes naturellement ennemis les uns des autres

    Il convient de bien dterminer en quoi les actions et les passions sont identiques, et en quoi elles sont diffrentes. Elles sont identiques parce quelles sont, les unes comme les autres, des affections. Leur noyau dur est toujours laffirmation de soi, leffort pour persvrer dans son tre. Elles obissent indiff-remment aux mmes lois, en particulier la loi de drivation de la joie partir du dsir, et de lamour partir de la joie. Cette iden-tit est la clef de toute lthique de Spinoza. Si lhomme doit vaincre ses passions, ce nest certainement pas en sarrachant au dterminisme inflexible qui les rgit. Sil faut, par exemple, surmonter la passion amoureuse pour atteindre la sagesse, ce nest pas par un anantissement de lamour, mais par une conversion de sa forme passive, aline, en une forme active. Le sage, comme linsens, aime quand il doit aimer, mais il aime autrement ; il aime mieux.

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  • Actions et passions ne diffrent, selon Spinoza, que par les ides, adquates ou inadquates, quen prend lme. Cette diff-rence nest toutefois pas sans consquence sur le contenu affec-tif lui-mme. Lorsque lme est active, en effet, elle ne trouve rien en elle qui vienne contrarier sa puissance propre dagir, cest--dire de connatre : ce serait incompatible avec le principe de la persvrance. Elle ne peut alors que se rjouir, et aimer ce qui la rjouit (prop. 59, III, p. 194). Lorsquelle est passive, len-chanement de ses ides ne correspond pas lordre de la pro-duction divine, mais un aspect trs fragmentaire de cet ordre : la succession apparemment chaotique des vnements qui tou-chent de prs un corps particulier. Ces vnements pouvant tre favorables ou dfavorables sans quon comprenne pourquoi, lme se rjouit de voir le corps favoris, mais elle sattriste ga-lement de le sentir contrari (prop. 11 et scolie, III, pp. 145-147) ; elle aime ce qui convient au corps, mais elle prend gale-ment en haine ce qui lui nuit (prop. 13 et scolie, III, p. 148). Ainsi, lunivers des passions comporte une dualit du positif et du ngatif quon ne retrouve pas du ct des affections actives. Quand le dsir humain est alin, il nengendre pas seulement la joie et lamour, mais aussi la tristesse ( passage dune plus grande une moindre perfection ) et la haine ( tristesse quaccompagne lide dune cause extrieure ).

    Passions positives et passions ngatives se dveloppent

    dans lme humaine selon les mmes lois. Il nous est, par exem-ple, aussi ncessaire dtendre notre haine tout ce qui rappelle ce que nous dtestons, que de transfrer notre amour sur tout ce qui ressemble ltre aim. Dans ce mlange, les passions joyeuses sont contamines par les passions tristes, au point de perdre ce qui peut faire leur valeur, cest--dire leur parent avec les affections actives. Cest ce quillustre, vers la fin de la troisime partie de lthique, le scolie de la proposition 55 (III, pp. 188-189). Spinoza entreprend dy montrer que les hom-mes sont de nature enclins la haine et lenvie . Or il le mon-tre, curieusement, en partant dune passion apparemment tout

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  • fait positive, la joie qui nat en tout homme de la considration de soi-mme. Cette joie, nous le savons, peut tre active, quand elle vient de la conscience que prend lme de son pouvoir de connatre. Mais il sagit ici dune forme aline de la jouissance de soi, savoir lamour-propre, qui incite les hommes se r-jouir deux-mmes en se comparant autrui. Cette alination pervertit le motif mme de leur joie. Puisque leur connaissance deux-mmes est inadquate, ils conoivent ce qui est commun entre eux comme une sorte dide gnrale qui gomme les diff-rences individuelles ; ils ne savent pas que leur vritable com-munaut, la raison, est en mme temps ce qui permet chaque individu de saccomplir lui-mme. Chacun croit alors trouver ce qui lui est propre dans ce qui le diffrencie de faon visible de cette humanit gnrale et banale, et considre que ce qui admi-rable en lui est seulement ce quil peut nier chez les autres. Ne pouvant saffirmer eux-mmes sans tre reconnus suprieurs, les hommes sont saisis de tristesse chaque fois quautrui pr-sente une qualit quils nont pas, ce qui ne saurait manquer, puisque la comparaison se fait sur une multitude de proprits accidentelles, voire insignifiantes. La haine et lenvie envahis-sent alors lhumanit, dans une lutte perptuelle pour le pres-tige. Ce conflit gnralis est la situation naturelle des hommes, puisquil rsulte des lois des passions, qui sont des lois de la na-ture (nature), les lois mmes qui rgissent la production par Dieu dune infinit de modes concurrents.

    La critique du moralisme

    Bien que la troisime partie de lthique sin