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    The Project Gutenberg EBook of Locus Solus, by Raymond Roussel

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    Title: Locus Solus

    Author: Raymond Roussel

    Release Date: August 31, 2006 [EBook #19149]

    Language: French

    Character set encoding: ISO-8859-1

    *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOCUS SOLUS ***

    Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

    Raymond Roussel

    LOCUS SOLUS

    (1914)

    Table des matires

    Prface.

    Chapitre premier.

    Chapitre II.

    Chapitre III.

    Chapitre IV.

    Chapitre V.

    Chapitre VI.

    Chapitre VII.

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    Prface

    Une vie singulire...

    J'ai beaucoup voyag. Notamment en 1920-21, j'ai fait le tour du monde par les Indes, l'Australie, laNouvelle-Zlande, les archipels du Pacifique, la Chine, le Japon et l'Amrique (...) Je connaissais dj lesprincipaux pays de l'Europe, l'gypte, et tout le nord de l'Afrique, et plus tard je visitai Constantinople,

    l'Asie Mineure et la Perse. Or de tous ces voyages, je n'ai jamais rien tir pour mes livres. Il m'a paru quela chose mritait d'tre signale, tant elle prouve que chez moi, l'imagination est tout.[1]

    Raymond Roussel, personnage fantasque, dandy solitaire et hors normes a publi la totalit de son uvre compte d'auteur, grce l'immense fortune qui lui venait de ses parents. Adepte de voyages au longcours, il ne sort gure de sa cabine ou de son htel, se contentant de sentir le monde extrieur qui, danssa ralit, ne l'a jamais intress. C'est sans doute la raison pour laquelle son univers romanesque est le

    pur produit de son imagination et des procds littraires qu'il a invents. Son modle en littraturerestera toujours Jules Verne qui il vouait une admiration sans bornes.

    l'ge de dix-neuf ans, alors qu'il rdigeait la Doublure, roman en alexandrins qui est une sorte de

    description exhaustive du carnaval de Nice, il prouve une sensation de gloire universelle dont lerayonnement se propageait dans l'espace. Il a dcrit lui-mme, au Docteur Pierre Janet chez qui il a t entraitement pendant des annes, ce curieux phnomne:

    ...Ce que j'crivais tait entour de rayonnements, je fermais les rideaux, car j'avais peur de la moindrefissure qui et laiss passer les rayons lumineux qui sortaient de ma plume, je voulais retirer l'cran toutd'un coup, et illuminer le monde. (...) Mais j'avais beau prendre des prcautions, des rais de lumires'chappaient de moi et traversaient les murs, je portais le soleil en moi et je ne pouvais empcher cetteformidable fulguration de moi-mme.

    Mais l'insuccs deLa Doublure lui cause un choc terrible dont il mettra des annes se relever. Pourtant,ce soleil moral, le marquera jamais et il cherchera tout prix le retrouver par la suite, sr de songnie, attendant que la gloire nouveau le transporte. Hlas aucun de ses ouvrages ne connatra le succsescompt.

    Se consacrant au jeu d'checs ds 1929 o il sent que son gnie peut s'panouir, il se met et tte dersoudre le difficile mat du fou et du cavalier et y parvient. Mais la drogue allait bientt le rattraper

    jusqu' son suicide en 1933 Palerme, sans doute un dernier coup d'clat pour celui qui, voulant porterson gnie au firmament, n'a finalement rencontr qu'incomprhension et rejet. Pourtant, Roussel finira partre reconnu et ses livres sont aujourd'hui devenus des rfrences incontournables de la modernitlittraire du vingtime sicle.

    Une uvre complexe et originale

    Le monde invent de Roussel dans ses livres, par opposition au monde donn que nous ctoyonsquotidiennement et qui est celui de la ralit, fait appel une certaine conception de l'esthtique, quiveut qu'une uvre s'interdise des rfrences autre chose qu'elle-mme.

    Or il semble bien que de cette approche de l'art comme opposition catgorique la nature, Roussel n'enretienne que les artifices qui font que l'uvre dcolle de la ralit, faisant du beau en tant que tel unlment secondaire, ou alors esquissant une autre approche de celui-ci.

    Toutes les uvres de Roussel sont noyes ds le dpart dans des contraintes d'criture qui font que leurstructure mme est artificielle. Dans les romans en vers, au del de la contrainte que reprsentel'alexandrin, il met en scne des spectacles purs, o le regard glisse la surface des choses. Il s'agitcomme le prcise Foucault propos deLa doublure et deLa vue d'un thtre vid de tout ce qui le rend

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    comique ou tragique, et dversant son inutile dcor ple-mle, au hasard, devant un regard impitoyable,souverain et dsintress; un thtre qui aurait bascul tout entier dans l'inanit du spectacle, et n'aurait offrir que le contour de sa visibilit: le carnaval de tous ses dcors de carton, ses papiers coloris, la scneronde, drisoire et immobile d'une lentille-souvenir.[2]

    L'criture rousslienne carte soigneusement la rptition, construit la phrase avec une grande rigueur etutilise bon escient les temps des verbes, comme si le langage, aprs avoir ouvert des perspectivesinoues devait revenir une sage rserve, une soumission absolue aux rgles qu'il avait dpasses en son

    lan crateur. Ce n'est sans doute pas l le moindre des paradoxes d'un homme sans doute tenu par uneducation trs stricte, en rapport avec son milieu social, qui nous dcrit dans une belle langue classique,acadmique, presque lisse, ses inventions prodigieuses et baroques, ses machines dmentielles et ses

    personnages hors du commun. Mais c'est que, pour Roussel, l'criture est vraiment un art qui consistedans des inventions pures, l'crivain tant une sorte de dmiurge.

    Dans la Doublure, premier roman en vers de Roussel, l'origine de la sensation de gloire universelled'une intensit extraordinaire, il dcrit presque essentiellement les ttes de carton du carnaval de Nicedans ce qu'elles offrent d'immdiat au regard: papier peint, couleurs, reliefs.

    De mme dans la Vue, compos de trois pomes (la vue, le concert, la source), l'auteur nous livre,

    travers une description minutieuse, une photographie enchsse l'intrieur d'un porte-plume, unetiquette de bouteille d'eau minrale et une vignette de papier lettre en-tte.

    Enfin, dans la dernire uvre en vers de Roussel,Nouvelles Impressions d'Afrique , quatre attractionstouristiques de l'gypte moderne, sont prtexte une dislocation de la phrase par un procd de

    parenthses, presque indfiniment ouvertes dans d'autres parenthses, comme autant d'crans entrel'criture et la ralit.

    Une criture procds

    Les uvres en prose, ainsi que le thtre, sont crits selon un procd que l'auteur rvle lui-mme, dansle prambule de Comment j'ai crit certains de mes livres:

    1 Au dpart, deux phrases identiques un mot prs, avec jeu de double sens sur les autres motsconstituant les phrases. Il s'agissait ensuite pour Roussel d'crire un texte commenant par la premire etfinissant par la seconde.

    Exemple:

    A. Les lettres (signes typographiques) du blanc (cube de craie) sur les bandes (bordures) du vieux billard.

    B. Les lettres (missives) du blanc (homme blanc) sur les bandes (hordes guerrires) du vieux pillard.

    Ces deux phrases sont la base du conte intitulParmi les Noirs, lui mme embryon d'Impressionsd'Afrique, premier roman procd de Raymond Roussel.

    2 Deux mots htrognes double sens accoupls par la prposition .

    Exemple:

    Palmier (gteau, arbre) restauration (restaurant o l'on sert des gteaux, rtablissement d'une dynastie

    sur un trne). Couple de mots qui, dansImpressions d'Afrique a donn le palmier de la place des trophesconsacr la restauration de la dynastie des Talou.

    3 Procd volu: ...phrase quelconque, dont je tirais des images en la disloquant, un peu comme s'il sefut agit d'en extraire des dessins de rbus.

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    Exemple:

    Napolon premier empereur donne Nappe oll ombres miettes hampe air heure d'o le tableauliquide du sculpteur Fuxier dansImpressions d'Afrique qui reprsente des danseuses espagnoles montessur une table et l'ombre des miettes visibles sur la nappe.

    Puis l'horloge vent du pays de Cocagne: hampe (du drapeau), air (vent), d'un autre conte. On le voit, lelangage, chez Roussel, passe du statut d'outil celui d'agent crateur.

    Il est d'autre part remarquable de constater que si le point de dpart d'un texte est toujours du descombinaisons qui ne relvent que du hasard, la jonction des mots htrognes que le langage a suscit sefait constamment dans l'esprit d'une logique implacable, d'une criture positive, qui prend en charge etdistribue tous les lments du discours.

    L'espace de la mtamorphose

    Les rcits de Roussel, se dploient dans un univers transparent, recroquevill sur lui-mme o chaquechose reste la mme place indfiniment, ou revient toujours au point de dpart, l'instar des cadavres de

    Locus Solus qui, derrire une vitrine, rptent inlassablement la scne cruciale de leur existence abolie.

    L'aspect fantastique et magique du conte traditionnel duquel il s'est incontestablement inspir, estremplac par l'opinitret des faiseurs de contre-nature qui produisent du merveilleux force de travail etde patience. La fe de notre enfance, devient un homme de science gnial (Canterel dansLocus Solus) quia troqu la baguette magique contre un laboratoire perfectionn. Les merveilles se bousculent dans unespace qui semble ne pas rencontrer de limites. C'est l'espace de la mtamorphose. Ainsi on joint desordres de grandeur sans rapport (sculpture de tableaux l'intrieur de grains de raisin embryonnaires), des

    perspectives contradictoires, comme par exemple infirmit et virtuosit avec le Breton Lelgouach, dansImpressions d'Afrique qui s'est confectionn un instrument de musique avec son tibia amput et aveclequel il joue des mlodies d'une puret extrme, ou encore les cadavres de Canterel dansLocus Solus qui

    joignent la vie et la mort en retrouvant l'exact pass.

    Le secret de l'origine

    l'inverse, maintes histoires racontes qui gravitent autour des mtamorphoses, se prsentent avec lasimplicit des contes pour enfants: les personnages sont d'entre de jeu classs bons ou mchants, leur

    psychologie est volontairement limite et en gnral la fin de l'histoire voit triompher la juste cause.Mais le plus souvent, elles contiennent un secret en rapport avec l'origine, une naissance cache,illgitime, mais qui finira par retrouver sa vraie place. Ou encore des amours impossibles qui dbouchentsur un drame, et dont l'affreuse vrit finira toujours par apparatre.

    Une animalit transfigure

    Mais ce qui frappe le plus dans l'uvre de Roussel, c'est la prsence d'une animalit transfigure, qui seretrouve toujours au cur de performances invraisemblables, au point qu'elle en devient compltementirrelle.

    On peut citer, par exemple, les sept hippocampes deLocus Solus qui voluent dans une eaudiamantaire, l'aqua-micans, contenue dans un bocal gant:

    Les hippocampes dtenaient alors, forme par leur ptrissage continuel, une tincelante boule jaune dontle rayon mesurait peine trois centimtres. (...) L'abandonnant brusquement d'un commun accord, ils se

    placrent cote cote sur un seul rang, dans l'ordre que rclamaient leurs stons, pour constituer un arc-en-ciel exact. (...) L'attelage s'tant mis en marche, les traits se tendirent horizontalement, grce au poidsrsistant du globe magntique, entran dans le brusque lan gnral.

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    Un cri de surprise nous jaillit des lvres: l'ensemble voquait le char d'Apollon. Vu son ardenteparticipation l'clat de l'aqua-micans, la boule jaune et diaphane s'environnait en effet d'aveuglantrayons la transformant en astre du jour.

    Mais une des figures animales les plus extraordinaires de l'uvre de Roussel, est le chat sans pelage qui,dans le cristal de Canterel, nage autour d'un chef humain compos uniquement de matire crbrale, demuscles et de nerfs; dernier vestige de la tte de Danton. Il excite les nerfs pendants de ce dbrismorbide par l'intermdiaire d'un cornet lectrique qu'il porte comme un masque. Les muscles s'agitent,

    font tourner en tous sens ses yeux absents et ce qui reste de la bouche semble encore profrer des bribesde discours que Canterel traduit pour ses invits. Contrairement aux contes pour enfants et aux vieilleslgendes o les hommes font parler les animaux, il se trouve qu'ici, c'est un chat-poisson qui fait parler unmort ou plutt une tte, qui n'a conserv de sa pourriture que l'envers du masque (alors que ce sont lesmasques qui ternisent les morts), de ce langage rendu lui-mme sans sa voix et dissous aussitt dans lesilence de l'eau. Paradoxe de cette ranimation mcanique de la vie, alors que les vieilles mtamorphosesavaient pour fin essentielle de maintenir la vie en vie.[3]

    La mort, ultime limite

    Or il semble bien que ce soit la mort mme qui vienne se poser en limite absolue et de propos dlibraux merveilles sans bornes des inventions roussliennes.

    Il n'y a aucun inconvnient ce que les animaux franchissent les barrires de leur condition et deviennentintelligents, mais par contre, aucun moment la mort ne redevient la vie. La raison en est sans doute laconscience aigu qu'avait Roussel de sa propre finitude.

    panouissement posthume...

    Ainsi, l'uvre de Roussel s'articule autour des ples suivants: langage, clichs, production de mythes,

    concision et transparence de style.

    Esprons que cette dition puisse faire connatre un peu mieux cette uvre trange et fascinante, et queRaymond Roussel retrouve un peu de cette gloire posthume qu'il avait cherche en vain de son vivant, etappele de ses vux avant de mourir: Et je me rfugie faute de mieux dans l'espoir que j'aurai peut-treun peu d'panouissement posthume l'endroit de mes livres.[4]

    Pierre HIDALGO

    ma sur la duchesse d'ElchingenTrs tendrement,

    R. R.

    Chapitre premier

    Ce jeudi de commenant avril, mon savant ami le matre Martial Canterel m'avait convi, avec quelques

    autres de ses intimes, visiter l'immense parc environnant sa belle villa de Montmorency.

    Locus Solusla proprit se nomme ainsiest une calme retraite o Canterel aime poursuivre en toutetranquillit d'esprit ses multiples et fconds travaux. En ce lieu solitaire il est suffisamment l'abri desagitations de Pariset peut cependant gagner la capitale en un quart d'heure quand ses recherches

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    ncessitent quelque station dans telle bibliothque spciale ou quand arrive l'instant de faire au mondescientifique, dans une confrence prodigieusement courue, telle communication sensationnelle.

    C'est Locus Solus que Canterel passe presque toute l'anne, entour de disciples qui, pleins d'uneadmiration passionne pour ses continuelles dcouvertes, le secondent avec fanatisme dansl'accomplissement de son uvre. La villa contient plusieurs pices luxueusement amnages enlaboratoires modles qu'entretiennent de nombreux aides, et le matre consacre sa vie entire la science,aplanissant d'emble, avec sa grande fortune de clibataire exempt de charges, toutes difficults

    matrielles suscites au cours de son labeur acharn par les divers buts qu'il s'assigne.

    Trois heures venaient de sonner. Il faisait bon, et le soleil tincelait dans un ciel presque uniformmentpur. Canterel nous avait reus non loin de sa villa, en plein air, sous de vieux arbres dont l'ombrageenveloppait une confortable installation comprenant diffrents siges d'osier.

    Aprs l'arrive du dernier convoqu, le matre se mit en marche, guidant notre groupe, qui l'accompagnaitdocilement. Grand, brun, la physionomie ouverte, les traits rguliers, Canterel, avec sa fine moustache etses yeux vifs o brillait sa merveilleuse intelligence, accusait peine ses quarante-quatre ans. Sa voixchaude et persuasive donnait beaucoup d'attrait son locution prenante, dont la sduction et la clartfaisaient de lui un des champions de la parole.

    Nous cheminions depuis peu dans une alle en pente ascendante fort raide.

    mi-cte nous vmes au bord du chemin, debout dans une niche de pierre assez profonde, une statuetrangement vieille qui, paraissant forme de terre noirtre, sche et solidifie, reprsentait, non sanscharme, un souriant enfant nu. Les bras se tendaient en avant dans un geste d'offrandeles deux mainss'ouvrant vers le plafond de la niche. Une petite plante morte, d'une extrme vtust, s'levait au milieu dela dextre, o jadis elle avait pris racine.

    Canterel, qui poursuivait distraitement son chemin, dut rpondre nos questions unanimes.

    C'est le Fdral semen-contra vu au cur de Tombouctou par Ibn Batouta, dit-il en montrant la statuedont il nous dvoila ensuite l'origine.

    Le matre avait connu intimement le clbre voyageur Echenoz, qui lors d'une expdition africaineremontant sa prime jeunesse tait all jusqu' Tombouctou.

    S'tant pntr, avant le dpart, de la complte bibliographie des rgions qui l'attiraient, Echenoz avait luplusieurs fois certaine relation du thologien arabe Ibn Batouta, considr comme le plus grandexplorateur du XIVe sicle aprs Marco Polo.

    C'est la fin de sa vie, fconde en mmorables dcouvertes gographiques, alors qu'il et pu bon droitgoter dans le repos la plnitude de sa gloire, qu'Ibn Batouta avait tent une fois encore unereconnaissance lointaine et vu l'nigmatique Tombouctou.

    Durant sa lecture Echenoz avait remarqu entre tous l'pisode suivant.

    Quand Ibn Batouta entra seul Tombouctou, une silencieuse consternation pesait sur la ville.

    Le trne appartenait alors une femme, la reine Duhl-Sroul, qui, a peine ge de vingt ans, n'avait pas

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    encore choisi d'poux.

    Duhl-Sroul souffrait parfois de terribles crises d'amnorrhe, d'o rsultait une congestion qui, atteignantle cerveau, provoquait des accs de folie furieuse.

    Ces troubles causaient de graves prjudices aux naturels, vu le pouvoir absolu dont disposait la reine,prompte ds lors distribuer des ordres insenss, en multipliant sans motif les condamnations capitales.

    Une rvolution et pu clater. Mais hors ces moment d'aberration c'tait avec la plus sage bont que Duhl-Sroul gouvernait son peuple, qui rarement avait got rgne aussi fortun. Au lieu de se lancer dansl'inconnu en renversant la souveraine, on supportait patiemment les maux passagers compenss par delongues priodes florissantes. Parmi les mdecins de la reine aucun jusqu'alors n'avait pu enrayer le mal.

    Or l'arrive d'Ibn Batouta une crise plus forte que toutes les prcdentes minait Duhl-Sroul. Sans cesseil fallait, sur un mot d'elle, excuter de nombreux innocents et brler des rcoltes entires. Sous le coup dela terreur et de la famine les habitants attendaient de jour en jour la fin de l'accs, qui, se prolongeantcontre toute raison, rendait la situation intenable.

    Sur la place publique de Tombouctou se dressait une sorte de ftiche auquel la croyance populaire prtait

    une grande puissance.

    C'tait une statue d'enfant entirement compose de terre sombreet jadis fonde en de curieusescirconstances sous le roi Forukko, anctre de Duhl-Sroul.

    Possdant les qualits de sens et de douceur retrouves en temps normal chez la reine actuelle, Forukko,dictant des lois et payant de sa personne, avait port haut la prosprit de son pays. Agronome clair, ilsurveillait lui-mme les cultures, afin d'introduire maints fructueux perfectionnements dans les mthodescaduques touchant les semailles et la moisson.

    merveilles de cet tat de choses, les tribus limitrophes s'allirent Forukko pour profiter de ses dcretset avis, non sans garder chacune son autonomie avec le droit de reprendre son gr une indpendancecomplte. Il s'agissait l d'un pacte d'amiti et non de soumission, par lequel on s'engagea en outre secoaliser au besoin contre un ennemi commun.

    Au milieu d'un fol enthousiasme dchan par la dclaration solennelle de l'immense union accomplie, onrsolut de crer, en guise d'emblme commmoratif apte immortaliser l'clatant vnement, une statuefaite uniquement de terre prise au sol des diverses tribus conjointes.

    Chaque peuplade envoya son lot, en choisissant de la terre vgtale, symbole de l'abondance heureusequ'annonait la protection de Forukko.

    Avec tous les humus mlangs et ptris ensemble, un artiste en renom, ingnieux dans le choix du sujet,rigea un gracieux enfant souriant, qui, vritable rejeton commun des nombreuses tribus confondues enune seule famille, semblait consolider encore les liens tablis.

    L'uvre, installe sur la place publique de Tombouctou, reut, en raison de son origine, une dnominationqui traduite en langage moderne donnerait ces mots: le Fdral. Model avec un art charmant, l'enfant,nu, le dos de ses mains tourn plat vers le sol, avanait les bras comme pour faire une offrande invisible,voquant, au moyen de son geste emblmatique, le don de richesse et de flicite promis par l'ide qu'ilreprsentait. Bientt sche et durcie, la statue acquit une solidit persistante.

    Suivant l'esprance gnrale, un ge d'or commena pour les peuplades fusionnes, qui, attribuant leurchance au Fdral, vourent un culte passionn ce tout-puissant ftiche, prompt exaucerd'innombrables prires.

    Sous le rgne de Duhl-Sroul l'association des clans subsistait toujours et le Fdral inspirait le mme

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    fanatisme.

    La prsente folie de la souveraine empirant sans cesse, on rsolut d'aller en foule demander la statue deterre l'immdiate conjuration du flau.

    Vue et dcrite par Ibn Batouta, une grande procession, prtres et dignitaires en tte, se rendit auprs duFdral pour lui adresser longuement, selon certains rites, de ferventes oraisons.

    Le soir mme, un furieux ouragan passa sur la contre, sorte de tornade dvastatrice qui traversarapidement Tombouctou, sans endommager le Fdral, abrit par les constructions environnantes. Lesjours suivants, de frquentes averses rsultrent de la perturbation des lments.

    Cependant la vsanie aigu de la reine s'accentuait, occasionnant chaque heure de nouvelles calamits.

    Dj on dsesprait du Fdral, lorsqu'un matin le ftiche prsenta, enracine dans l'intrieur de sa maindroite, une petite plante presse d'clore.

    Sans hsiter, chacun vit l un remde miraculeusement offert par l'enfant vnr pour gurir l'affection deDuhl-Sroul.

    Promptement dvelopp par des alternatives de pluie et d'ardent soleil, le vgtal engendra de minusculesfleurs jaune ple, qui, recueillies avec soin, furent, sitt sches, administres la souveraine, alors au

    paroxysme de l'garement.

    Le phnomne retardataire se produisit incontinent, et Duhl-Sroul, enfin soulage, retrouva sa raison etson quitable bont.

    Ivre de joie, le peuple, par une imposante crmonie, rendit grce au Fdral et, soucieux d'enrayer lescrises prochaines, rsolut de cultiver l'aide d'un arrosage rgulier, en la laissant par superstitieux respectdans la main de la statue sans oser semer ses germes nulle part, la plante mystrieuse qui jusqu'alorsinconnue dans la contre n'autorisait qu'une seule hypothse: transporte dans les airs par l'ouragan depuisde lointaines rgions, une graine, atteignant en sa chute la dextre de l'idole, avait mri dans la terrevgtale rgnre par la pluie.

    Suivant la croyance unanime l'omnipotent Fdral avait lui mme dchan le cyclone, conduit lasemence jusqu' sa main et provoqu chaque onde germinatrice.

    Tel tait dans l'expos d'Ibn Batouta le passage favori de l'explorateur Echenoz, qui, une fois Tombouctou, s'enquit du Fdral.

    Une scission survenue entre les tribus solidaires l'ayant priv de toute signification, le ftiche, banni de laplace publique et relgu comme simple curiosit parmi les reliques d'un temple, avait depuis longtempssombr dans l'oubli.

    Echenoz voulut le voir. Dans la main de l'enfant, intact et souriant, se dressait encore la fameuse plante,qui, maintenant sche et rabougrie, avait jadisl'explorateur russit l'apprendreconjur pendant

    plusieurs annes, jusqu' produire une complte gurison, chaque nouvelle crise de Duhl-Sroul.Possdant sur la botanique les notions qu'exigeait sa profession, Echenoz reconnut en l'antique dbrishorticole un pied d'artemisia maritimaet se rappela qu'absorbes en quantit minime, sous la formed'un mdicament jauntre nommsemen-contra, les fleurs sches de cette radie constituent, en effet, untrs actif emmnagogue. Pris une source unique et pauvre, c'est juste ment faible dose que le remde

    avait toujours agi sur Duhl Sroul.

    Pensant que le Fdral, vu son prsent dlaissement, pouvait tre acquis, Echenoz offrit un large prixaussitt acceptpuis rapporta en Europe la singulire statue, dont l'historique veilla fort l'attention deCanterel.

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    Or Echenoz tait mort depuis peu, lguant le Fdral son ami, en souvenir de l'intrt port par celui-ci l'ancien ftiche africain.

    Nos regards, fixant le symbolique enfant, maintenant par pour nous, ainsi que la vieille plante, de la plusattrayante gloire, furent bientt sollicits par trois hauts reliefs rectangulaires, taills, mme la pierre,dans la portion infrieure du bloc lev o s'vidait la niche.

    Devant nous, entre le sol et le niveau de la plate-forme que foulait le Fdral, les trois uvres, finementcolories, s'allongeaient horizontalement l'une au-dessous de l'autre et, dj trs frustes par endroits,donnaient le sentiment, ainsi que le bloc pierreux entier, d'une fabuleuse antiquit.

    Le premier haut-relief reprsentait, debout sur une plaine gazonneuse, une jeune femme extasie, qui, les

    bras alourdis par une moisson de fleurs, contemplait l'horizon cette expression: D'ORES, esquisse dansle ciel par d'troits cirrus que le vent recourbait mollement. Les teintes, bien que passes, subsistaientpartout, dlicates et multiples, encore nettes sur les nuages, pleins de rouges reflets crpusculaires.

    Plus bas le second tableau sculptural montrait la mme inconnue, qui, assise dans une salle somptueuse,profitait d'une couture bante pour extraire d'un coussin bleu aux riches broderies certain fantochecostum de rose et priv d'un de ses yeux.

    Prs de terre le troisime morceau mettait en scne un borgne en vtements roses, qui, pendant vivant dufantoche, dsignait plusieurs curieux un bloc moyen de veineux marbre vert, dont la face suprieure, os'enchssait demi un lingot d'or, portait le mot Ego trs lgrement grav avec paraphe et date. Au

    second plan un court tunnel, muni intrieurement d'une grille ferme, semblait conduire quelqueimmense caverne, creuse dans les flancs d'une marmorenne montagne verte.

    Dans les deux derniers sujets, telles couleurs gardaient une certaine force, notamment le bleu, le rose, levert et l'or.

    Interrog, Canterel nous renseigna sur cette trilogie plastique.

    Sept ans environ avant l'heure actuelle, ayant appris qu'une socit se formait en vue de mettre au jour laville bretonne de Gloannic, dtruite et ensable au XVe sicle par un formidable cyclone, le matre, sans

    nul esprit de lucre, avait souscrit de nombreuses actions, dans le seul but d'encourager une grandioseentreprise, apte donner selon lui de passionnants rsultats.

    Par la voix de leurs reprsentants, les plus grands muses des deux mondes s'taient bientt disputmaintes choses prcieuses, qui, dues des fouilles habiles faites en bonne place, venaient sans retard subir Paris le feu des enchres publiques.

    Canterel, prsent chaque nouvel arrivage d'antiquits, s'tait soudain rappel un soir, la vue de troishauts-reliefs peints ornant de face la base d'une grande niche vide rcemment dterre, cette lgendearmoricaine contenue dans le Cycle d'Arthur.

    Au temps jadis, dans Gloannic, sa capitale, Kourmelen, roi de Kerlagouzocontre sauvage marquantl'extrme pointe occidentale de la Francesentit, jeune encore, dcliner rapidement sa sant dslongtemps prcaire.

    Kourmelen, depuis un lustre, tait veuf de la reine Plveneuc, morte en donnant le jour son premier

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    enfant, la petite princesse Hello.

    Ayant plusieurs frres envieux qui briguaient le trne, Kourmelen, tendre pre, songeait avec effroiqu'aprs son trpas, sans doute prochain, Hello, appele par la loi du pays lui succder sans partage,serait, vu son jeune ge, en butte maintes conspirations.

    Dpourvue de joyaux, mais rachetant son dfaut de luxe par une extrme anciennet, la lourde couronned'or de Kourmelen, ayant, sous le nom de la Massive, ceint de temps immmorial chaque front souverain

    de Kerlagouzo, tait devenue, la longue, l'essence mme de la royaut absolue, et priv d'elle nulprince n'et pu rgner un seul jour. Par suite d'un ardent ftichisme, apte prvaloir contre toutelgitimit, le peuple et reconnu pour matre tel prtendant assez adroit pour s'emparer de l'objet,

    prudemment enferm en un lieu sr muni de sentinelles.

    Un anctre de Kourmelen, Joul le Grand, avait, en des ges lointains, fond le royaume de Kerlagouzoainsi que sa capitale et port le premier la Massive, fabrique sur son ordre.

    Mort presque centenaire aprs un rgne glorieux, Joul, divinis par la lgende, s'tait chang en astre duciel et continuait veiller sur son peuple. Dans le pays, chacun savait le voir au milieu des constellations

    pour lui adresser vux et prires.

    Confiant en la surnaturelle puissance de son illustre aeul, Kourmelen, min par ses angoisses, l'adjura delui envoyer en songe quelque salutaire inspiration. Pour ter ses frres jus qu'au moindre espoir desuccs, il avait longuement song sceller hors de leurs atteintes, dans telle mystrieuse cachette, lacouronne rvre, indispensable toute intronisation. Mais il fallait qu'une fois en ge de dfier sesennemis Hello, pour se faire proclamer reine, pt retrouver l'antique cercle d'oret la prudence dfendaitde lui indiquer le repaire choisi, tant la force ou la ruse arrachent facilement un secret l'enfance. Obligde prendre un confident, le roi hsitait, mu par la gravit du cas.

    Joul entendit la prire de son descendant et le visita en rve pour lui dicter une sage conduite.

    Ds lors Kourmelen n'agit plus qu'en suivant les instructions reues.

    Faisant fondre sa couronne il obtint un lingot de banale forme oblongue et se rendit au Morne-Vert,montagne enchante qu'avait illustre autrefois un studieux voyage de Joul.

    Vers la fin de sa vie, parcourant son royaume avec sollicitude pour contrler le bien-tre populaire etl'honntet de ses gouverneurs, Joul avait camp un soir dans une rgion solitaire entirement nouvelle

    pour ses yeux.

    On avait dress la tente royale au pied du Morne-Vert, mont chaotique, surprenant par sa nuance glauque

    et ses reflets de marbre finement vein. Joul, intrigu, en tenta l'ascension pendant que le reposs'organisait, frappant sans cesse avec un pieu ferr, comme pour en reconnatre la nature, le sol partoutrsistant. Certain coup l'tonna en provoquant une vague rsonance souterraine. Arrt, il heurtafortement divers points de l'emplacement suspect et perut un cho sourd, qui, se propageant dans lesflancs de la montagne, dnotait la prsence d'une importante caverne.

    Sentant l un abri enviable pour la nuit, qui s'annonait froide, Joul, sans gravir davantage, fit chercherpar ses gens quelque faille donnant accs dans l'antre imprvu.

    Contrari par l'chec de toute investigation, le roi, songeant l'existence possible d'une ouvertureensable, ordonna de dblayer, au-dessous de l'endroit sonore, la montagne dont un fin gravier envahissait

    la base.

    Quelques travailleurs improviss, s'armant d'instruments de fortune, mirent nu, presque d'emble, lesommet d'une vote, qu'ils dgagrent pour le passage strict d'un homme.

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    Joul, pntrant torche en main dans l'troit couloir, eut vite connaissance d'une caverne splendide, touten marbre vert garni par un trange phnomne gologique d'normes ppites d'orreprsentant ellesseules une incalculable fortune, susceptible d'tre dcuple par celles que recelait coup sr l'paisseur dumassif.

    bloui, Joul voulut, en les rservant pour d'ventuelles poques de ruineux malheurs, garantir de toutecupidit ces richesses fabuleuses, prsentement inutiles un royaume heureux jouissant d'une calme

    prosprit due au gnie de son fondateur.

    Taisant ses penses, le roi se fit rejoindre par sa suite, et la nuit s'coula paisible dans l'hospitalirecaverne.

    Le lendemain, un va-et-vient s'tablit avec le plus prochain village, et des ouvriers se mirent l'uvresous la conduite de Joul. Libr par leurs soins de tout ensablement, l'troit passage primitif devint unspacieux tunnel, mi-chemin duquel, aprs vacuation de la grotte, on tablit une importante grille deux

    battants, dpourvue de serrure par ordre formel du roi.

    Alors, devant tous, Joul, qui pratiquait la magie, pronona deux solennelles incantations. Par la premire,il rendait jamais l'extrieur du mont invulnrable aux plus durs outils, et fermait imprieusement, par la

    seconde, l'paisse et haute grille, immunise en mme temps contre le bris et le descellement.

    Puis le monarque fit aux assistants de prcieuses rvlations. Actuellement ignore de lui-mme,impuissant reconqurir, quand il l'et voulu, les richesses interdites, certaine phrase magique, relatant un

    personnel vnement surhumain appel illustrer sa mort, serait mme d'ouvrir momentanment lagrille chaque impeccable nonc. Une seule fois au cours des sicles futurs, en cas de grands dsastres

    publics dont le dchanement ou l'expectative pourrait ncessiter l'appoint de ces trsors, Joul aurait lafacult de dvoiler l'un de ses successeurs, au moyen d'un songe, le propos cabalistique. Il livraitd'avance la substance dussame pour que maints tmraires, par leurs essais priodiques, sauvassentl'important gisement de l'oubli forc o l'et plong un emprisonnement absolu.

    Un mois plus tard, rentr Gloannic aprs l'achvement de sa tourne, Joul, par une nuit limpide,mourut charg d'ans et de gloireet soudain un astre neuf brilla au firmament.

    Prompt reconnatre l cet incident surnaturel rcemment prdit par Joul pour l'heure de son trpas, lepeuple, avec certitude, salua en l'toile imprvue l'me mme du dfunt, prte veiller ternellement surles destines du royaume.

    Sachant dsormais quel fait devait exprimer la formule propre livrer les immenses biens du Morne-Vert,le nouveau souverain, ambitieux fils de Joul, pronona devant la grille ensorcele force textes laconiquesrapportant de mille faons diverses la transformation du feu roi en astre des cieux. Mais il n'atteignit pas

    le dire juste, car les battants restrent clos. Et ce fut toujours en vain que, dans la suite, de semblablestentatives eurent lieu derechef.

    Or, cette proposition rebelle, Kourmelen, pendant son rve, l'avait reue des lvres de Joul, autoris enfaire l'aveu par le menaant orage politique suspendu sur le royaume.

    Au seuil du Morne-Vert, il l'mit en ces termes, dont les chercheurs, au cours des sicles, s'taientseulement approchs:

    Joul brle, astre aux cieux.

    La grille s'ouvrit largementpuis se referma, franchie par le visiteur, qui pntra dans la grotte verte.

    Par ordre de Joul, dont il comprenait le mobile, Kourmelen venait cacher l tout l'or de sa couronne. Otrouver une retraite plus sre que cet antre, depuis si longtemps inviol en dpit de mille efforts? Puis, au

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    cas mme o un intrigant et force d'essais dnich lessame exact, la prsence dans la caverned'innombrables ppites, dont la Massive transforme par sa fonte ne se distinguait en rien, constituait unegarantie contre l'usurpation redoute. Seul, en effet, vu le ftichisme populaire un front ceint de lacouronne ancestrale reconstitue sans nul conteste avec son or primitif pourrait devenir royal. Et quelmoyen aurait-on d'identifier le lingot vnrable parmi tant d'autres spcimens pareils lui?

    Extrayant sans trop de peine un long caillou moiti pris dans la surface d'un bloc isol de marbre vert,Kourmelen obtint une cavit parfaite o le prcieux objet lourd entra juste, offrant ds lors le mme

    aspect que les multiples chantillons d'or partout sertis dans l'ophite de la caverne.

    Mais un trop strict anonymat du lingot et enlev toute possibilit de rgne Hello mme, qui, un jour,avant de lui rendre pour son front la forme d'une couronne royale, serait force d'en prouver au peuple,grce une marque irrfutable, la provenance presque divine.

    Avec la pointe de son poignard, Kourmelen, toujours sur injonction de Joul, commena de signer sur laplate-forme du bloc vert en ne rayant que finement le marbre.

    Depuis l'origine, les rois de Kerlagouzo apposaient sur les actes importants, au lieu de leur nom, le motEgo, qui renforait leur prestige en faisant de chacun, pendant son rgne, le moi suprme, la fois source

    et aboutissement de tout. L'criture et la date rachetaient cette uniformit syllabique en dsignant doublement sur chaque pice le souverain en cause.

    N'hsitant pas, en pareille occurrence, choisir sa griffe prdominante, Kourmelen grava sonEgohabituelpuis data, non sans recouvrir aussitt l'inscription entire d'une mince couche de sable. Parcette dernire prcaution, le roi, qui en outre, son entre, avait pour agir gagn exprs la plus obscurergion de la grotte, rendait presque impossible, pour tout chercheur non averti ayant par chance inouerussi prononcer le vraissame, la dcouverte de l'indice inhrent l'pigraphe.

    Kourmelen, avec les cinq vocables puissants, rouvrit, pour sortir, la grille prompte se refermer derrirelui.

    Revenu de son expdition, il dclara publiquement, mais en taisant chaque dtail, que la Massive,maintenant fondue, reposait par ses soins dans le Morne-Vert, dont Joul, en songe, lui avait livr lemagique mot de passe. Il importait que le peuple, pour garder foi en l'avenir, st qu'enfoui en lieu sr l'orsacr, dont la perte suppose l'et rduit un dangereux dsespoir, tait prt donner encore sa sanction de futurs souverains.

    Sentant dj l'treinte de la mort, Kourmelen, htivement, acheva d'excuter les ordres de Joul, qui, avecmaintes recommandations annexes, lui avait enjoint de prendre sans crainte, pour remplir l'indispensableoffice de confident universel, un certain Le Quillec, bouffon de la cour.

    Borgne et hideux, Le Quillec, pour outrer le grotesque de sa personne, objet de la rise gnrale,s'habillait toujours en rose comme le plus coquet damoiseau et, plein d'esprit dans la riposte, cachait sousson enveloppe comique une me droite et bonne, sincrement dvoue au roi.

    D'abord tonn d'un tel choix, Kourmelen, la rflexion, admira la sagesse de Joul. Mandataire plus srque quiconque, Le Quillec, en tant qu'tre vil et bafou, indigne tous les yeux d'avoir pu tre lu commedpositaire d'un grand secret, serait en outre l'abri de toute insistance ou menace tendant le faire parler.

    Le roi, sans restrictions, rvla au bouffon la formule introductrice, la place du lingot fameux etl'existence de la signature probante. Quand arriverait le moment propice d'agir, Hello, avertie comme fille

    de race souveraine et divine par un de ces signes clestes refuss aux simples humains tels que LeQuillec, viendrait de son propre mouvement trouver le borgne pour lui rclamer ses secrets. Ce jour-lseulement, afin qu'une involontaire marque d'intrt ou de faveur ne put veiller prmaturment lessoupons de l'entourage, l'trange confident aurait t dsign l'orphelinepar un moyen que devaitignorer Le Quillec mme, actuellement voue une longue attente passive. Congdiant le bouffon,

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    Kourmelen prit dans une rserve de jouets destins sa fille un fantoche habill de rose dont il ta un il.La reine Plveneuc, pendant sa grossesse, avait brod sans nulle aide un luxueux coussin bleu, appeldans sa pense soutenir prs d'elle sur sa couche, jusqu'au jour des relevailles, l'enfant qu'elle attendait.Kourmelen s'tait toujours efforc d'inculquer Hello le respect de cette relique, dont la pauvre mre,surprise par la mort, n'avait pu faire usage. Ouvrant une portion de surjet, il glissa le fantoche au plus

    profond de la plume puis enjoignit une camrire de recoudre l'endroit bant, d selon son dire unaccident.

    Le roi apprit sans tmoins Hello, mise en demeure de garder le secret de l'entretien, qu'un prsentl'attendait enferm dans le coussin bleu, dont elle ne devait explorer les flancs que sur un ordre cleste.Jusqu' la fin Kourmelen n'avait fait que suivre en tout les prescriptions de Joul, dont il louait en lui-mme la prvoyante pntration. Destine en effet ne recevoir l'avertissement cleste qu'arme par l'gecontre ses antagonistes, Hello, en fouillant le coussin, qui vu sa provenance auguste ne risquait pas de se

    perdre, serait force de chercher quelque symbole dans l'insolite offrande faite une adulte d'un simplejouet naf. la longue, l'habit rose et l'il absent du fantoche voqueraient fatalement dans sa pense entravail le bouffon Le Quillec, qu'elle irait questionner. De plus, si, odieusement pressurants, les princescollatraux arrachaient Hello encore enfant et faible le secret du coussin bleusans raison d'insister, vul'intgralit apparente de l'aubaine, jusqu'au si essentiel aveu du signal cleste attendrel'mersion horsde l'pais duvet, dpourvu du pr cieux document espr, d'une bizarre poupe amusante si bien adapte

    l'ge de la destinataire, semblerait trahir uniquement le tendre caprice d'un pre soucieux de doublerl'attrait de son cadeau par l'imprvu d'une ingnieuse cachette. L'objet, sans consquence palpable, seraitvidemment remis Hello, qui, se bornant alors l'employer pour ses jeux, se dirait brusquement plustard, au jour de la manifestation cleste, que l'heure venait seulement de tinter o elle et du sonder lecoussin. Aussitt, voyant jurer la purilit du don avec l'panouissement de sa jeunesse, elle tomberaitdans de fcondes rflexions et, se rappelant les deux saillantes particularits du jouet, ferait lerapprochement voulu, prompt la conduire vers Le Quillec.

    Bientt Kourmelen mourut. Ses frres, profitant de la minorit d'Hello pour former des partis,dchanrent la guerre civile, chacun tchant de conqurir le pouvoir. Mais, faute de l'or sacr apte reconstituer la Massive, nul d'entre eux ne parvint se faire admettre pour roi.

    Vainement de nouvelles paroles furent essayes pour ouvrir l'inflexible grille du Morne-Vert, surtoutfascinant dsormais en tant qu'habitacle du lingot monarchique. Assaillie de questions par ses onclescomme dpositaire probable de quelque rvlation paternelle devant conduire au but, Hello sut garder sonsecret tout entier.

    L'anarchie, ds lors, mina le royaume, puisque Hello mme, avant de possder la Massive, ne pouvait trereine.

    Toujours affubl de rose, Le Quillec, nanti d'une pension via gre lgue par Kourmelen, faisait rire la

    promenade, en ripostant finement leurs quolibets, tels anciens habitus de la cour.Le temps passa, et Hello, dix-huit ans, se prit songer sans trve au symptme cleste prdit par son

    pre, dans l'espoir qu'un moyen lui serait alors offert de sauver le pays, dfinitive ment ruin par un lapsininterrompu de chaos et de luttes intestines.

    Un soir de juillet, comme la jeune princesse revenait seule, les bras chargs de fleurs, vers un chteauancestral o elle rsidait chaque t, maints somptueux reflets rouges, ns du soleil peine disparu,incendirent de longs nuages couchs l'horizon.

    S'arrtant pour admirer la ferie crpusculaire, Hello vit certains flocons troits se courber trangement

    sous l'action de la brise jusqu' former en lettres vagues cette locution:

    D'ORES.

    L'ensemble s'effiloqua bientt dans les airs. Mais Hello, le cur battant, avait reconnu, sa nature cleste,

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    le pravis annonc. Maintenantelle devait agir.

    Rentre au chteau, elle ouvrit le coussin bleu, envers qui ne s'tait dmentie jamais sa plus dvotieusesollicitude, trop justifie par le contact sanctificateur des mains maternelles pour avoir pu semblersuspecte. D'abord dsappointe en n'y trouvant que le fantoche, elle mdita longuement, incite auxrecherches pntrantes par la discordance tablie entre le jouet et son ge.

    Soudain, au ton de l'habit et la vacuit de l'orbite, la jeune fille devina, en l'nigmatique poupe, une

    vocation de Le Quillec.

    Elle manda le bouffon au chteau et l'instruisit de tout.

    son tour Le Quillec lui transmit les secrets confis son honneur, l'adjurant de gagner incontinent leMorne-Vert pour suivre avec un docile empressement l'ordre des nuagesordre imprieux envoy bonescient en un moment fort propice, o aucun des usurpateurs ventuels, qui tous venaient de s'affaiblirmutuellement par des luttes outrance, n'et pu entraver efficacement la marche de la reine lgitimequand, dtenant le lingot ftiche, elle soulverait sur ses pas l'enthousiasme universel.

    Installe dans une vaste litire, Hello partit sur-le-champ, escorte du bouffon, qui, exposant partout

    dessein le but rel du voyage, suscitait l'adjonction au cortge de maints fanatiques, impatients de voirl'vnement mmorable appel faire cesser l're d'anarchie et de ruine.

    La jeune princesse atteignit donc le Morne-Vert au sein d'une foule immense, qui rjouissait Le Quillec,avide de tmoins pour sa scne d'identification.

    Ouvrant la grille avec la phrase efficace prononce secrtement voix basse, le bouffon marcha dans lagrotte vers la place indique, pendant qu'une portion de la multitude le suivait sur sa demande pourconstater en ses moindres gestes une parfaite absence de complicit.

    Dsign par Le Quillec puis soulev bras nombreux, le bloc marmoren de Kourmelen fut transport au-dehors, et la grille, encore bante, ne se referma, vu l'extrme brivet de la visite, qu'aprs la sortie dudernier envahisseur.

    Le bouffon, tant la couche de sable dissimulatrice fit voir tous, dans la face haute du bloc, la signaturedu feu roi, proche le lingot dynastique, ainsi authentifi.

    Hello se dirigea vers Gloannic, emportant le bloc vert, mis intact auprs d'elle en un coin de sa litire. Aumilieu d'ovations fivreuses dchanes par le succs de l'expdition, son cortge populaire grossissait chaque tape. Vainement les prtendants, pour l'arrter en chemin, harangurent leurs soldats, qui, au sude l'insigne recouvrance, vinrent tous, fascins par la gloire magique du lingot, se ranger d'eux-mmes

    sous la bannire de l'heureuse princesse.

    Porte en triomphe jusqu' son palais, Hello, avec l'or reconquis, fit crer nouveau la Massive, qu'elleceignit un jour publiquement aux cris dlirants de Vive la reine! Le soir venu, on vit l'astre Joul briller

    plus encore que de coutume.

    La souveraine voulut ensuite relever le pays avec les millions de la caverne, dont l'exploitation s'organisapromptement. Divulgue, la formule de la grille favorisa l'entre ou la sortie d'ouvriers arms de pics, etbientt, grce l'or extrait en masse des profondeurs internes du marbre vert, le royaume prospra.

    Souriante enfin et chrie par son peuple, Hello combla Le Quillec de bienfaits.

    Dans un lan d'exaltation joyeuse, on fit excuter une statue qui, reprsentant la jeune reine couronne aufront, fut place comme celle d'une sainte au fond de certaine spacieuse niche, sous laquelle trois hauts-reliefs en couleurs commmoraient la sublime aventure.

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    Or, l'examen le prouvait, c'tait cette niche mme qu'avaient mise nu les plus rcentes fouilles

    accomplies par la socit dont Canterel tait actionnaire.Une facile enqute dmontra que la statue absente, brise en mille fragments, gisait, au moment de latrouvaille, sous l'obscur abri de la niche, jadis projete en avant par le lointain cataclysme enfouisseur.

    Le matre convoita cette pice vnrable, dont la seule existence dcernait la lgende une curieuse partde ralit. Enchrissant ferme, il en fut, la vente, l'heureux adjudicataire et, l'installant dans son parc,laissa vide pendant six ans la gurite de pierre, faute de trouver quelque statue digne par son ge et savaleur d'un aussi prcieux gtemrit dernirement par l'antique et glorieux Fdral, qui reut l un abricontre le vent et la pluie.

    Aprs un dernier regard jet sur la double curiosit, nous suivmes Canterel, dj prt nous distancerdans l'alle ascendante.

    Chapitre II

    mesure que nous montions, la vgtation devenait plus rare. Bientt le sol acheva de se dnuder detoutes parts, et, au terme du trajet, nous emes connaissance d'une grande esplanade trs unie etentirement dcouverte.

    Nous fmes quelques pas vers un point o se dressait une sorte d'instrument de pavage, rappelant par sastructure les demoisellesou hiesqu'on emploie au nivellement des chausses.

    Lgre d'apparence, bien qu'entirement mtallique, la demoiselle tait suspendue un petit arostat jauneclair, qui, par sa partie infrieure, vase circulairement, faisait songer la silhouette d'une montgolfire.

    En bas, le sol tait garni de la plus trange faon.

    Sur une tendue assez vaste, des dents humaines s'espaaient de tous cts, offrant une grande varit deformes et de couleurs. Certaines, d'une blancheur clatante, contrastaient avec des incisives de fumeurs

    fournissant la gamme intgrale des bruns et des marrons. Tous les jaunes figuraient dans le stock bizarre,depuis les plus vaporeux tons paille jusqu'aux pires nuances fauves. Des dents bleues, soit tendres, soitfonces, apportaient leur contingent dans cette riche polychromie, complte par une foule de dents noireset par les rouges ples ou criards de maintes racines sanguinolentes.

    Les contours et les proportions diffraient l'infinimolaires immenses et canines monstrueusesvoisinant avec des dents de lait presque imperceptibles. Nombre de reflets mtalliques s'panouissaient et l, provenant de plombages ou d'aurifications.

    la place occupe actuellement par la hie, les dents, troitement groupes, engendraient, par la seulealternance de leurs teintes, un vritable tableau encore inachev. L'ensemble voquait un retresommeillant dans une crypte sombre, vautr mollement au bord d'un tang souterrain. Une fume tnue,enfante par le cerveau du dormeur, montrait, en manire de rve, onze jeunes gens se courbant demisous l'empire d'une frayeur inspire par certaine boule arienne presque diaphane, qui, semblant servir de

    but l'essor dominateur d'une blanche colombe, marquait sur le sol une ombre lgre enveloppant unoiseau mort. Un vieux livre ferm gisait ct du retre, qu'illuminait faiblement une torche plante droite

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    dans le sol de la crypte.

    Le jaune et le brun rgnaient dans cette singulire mosaque dentaire. Les autres tons, plus rares, jetaientdes notes vives et attirantes. La colombe, faite de superbes dents blanches, avait une pose de rapide etgracieux lan; participant l'quipement du retre, des racines habilement agences composaient d'une

    part certaine plume rouge ornant un chapeau sombre affal prs du livre, de l'autre un grand manteaupourpre agraf par une boucle de cuivre due d'ingnieux attroupements d'aurifications; un complexeamalgame de dents bleues crait une culotte azure, qui s'enfonait dans de larges bottes en dents noires;

    les semelles, trs visibles, comprenaient un agrgat de dents noisette, parmi les quelles de nombreuxplombages figuraient des clous rgulirement espacs.

    C'tait sur la botte gauche que la demoiselle se trouvait prsentement arrte.

    En dehors du tableau, les dents gisaient de tous cts avec la plus complte incohrence, plus ou moinsclairsemes sans aucun rsultat pictural. Autour de la limite fictive marque la ronde par les dents les

    plus distantes de la rgion centrale, s'tendait une zone vide, borde elle-mme par une corde grle fixede loin en loin au sommet de minces piquets hauts de quelques centimtres. Nous tions tous rangsdevant cette barrire polygonale.

    Soudain la hie s'enleva d'elle-mme dans les airs et, pousse par un souffle modeste, se posa non loin denous, aprs une directe et lente excursion de quinze vingt pieds, sur une dent de fumeur brunie par letabac.

    Canterel, nous entranant d'un signe, enjamba la corde, franchit la limite dserte et s'approcha del'instrument arien. Nous le suivmes tous, trs attentifs ne pas dplacer les dents parses, dontl'apparent dsordre tait sans nul doute le rsultat laborieux d'tudes approfondies.

    De prs, l'oreille percevait plusieurs tic-tac, mis par la demoiselle, qui brillait au soleil.

    Sans nous marchander les plus sduisants commentaires, Canterel attira notre attention sur les diversorganes de l'appareil.

    Juste au sommet de l'arostat, laisse nu par le filet formant l une sorte de col sans relief, une soupapeautomatique d'aluminium comprenait une ouverture circulaire obturateur voisine d'un petit chronomtreau cadran visible.

    Sous le ballon, les cordages verticaux et tnus composant la partie infrieure du filet, entirement fait desoie rouge fine et lgre, agrippaient en guise de nacelle, par des trous fors dans son bord droit et trs

    bas, un plateau rond d'aluminium, qui, ressemblant un couvercle renvers, contenait une substance jauned'ocre tale en couche mince sur son fond horizontal.

    Le dessous du plateau tait centralement riv au sommet d'un troit poteau d'aluminium cylindrique etvertical constituant le corps mme de l'objet.

    Une longue tige, pareillement en aluminium, plante de ct dans la rgion suprieure du poteau, s'levaitobliquement vers le ciel, plus haut que le plateau circulaire, et finissait en se rami fiant triplement.Chacune de ses trois branches soutenait debout son extrmit un chronomtre assez grand, auquels'adossait un miroir rond de mme circonfrence; les trois cadrans, s'ignorant l'un l'autre, se trouvaientorients extrieurement dans trois sens divergents, alors que les trois disques de verre tam faisaient face un commun espace mdian et, respectivement, regardaient peu prs l'ouest, le sud et l'est.Actuellement le premier miroir recevait directement l'image du soleil et la dardait en plein sur le second,

    qui la renvoyait vers le plateau-nacelle, tandis que le troisime ne semblait jouer aucun rle. Chaquemiroir tenait son chronomtre par quatre tiges horizontales dlicatement dentes, fichesindividuellement en haut, en bas, droite et gauche dans le revers de son pourtour; ces tiges, dans lestrois cas, traversaient le chronomtre de part en part et pointaient de l'autre cot, en marge priphriquedu cadran, un peu infrieur comme diamtre l'ensemble du mouvement d'horlogerie.

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    Actionnes par d'invisibles roues dentes en rapport avec le mcanisme des chronomtres, les tiges, parune grande varit de progressions et de reculs, pouvaient donner aux miroirs toutes sortes d'inclinaisons;l'avant de chacune se composait d'une petite boule mtallique emprisonne aux deux tiers par une sphrecreuse incomplte adapte au dos du miroir en jeu; ce mode d'attache se prtait facilement auxdplacements du disque rflchissant dans les sens les plus divers.

    Chaque jour le triple systme suivait le soleil dans sa course, du lever au coucher. Pendant la matine lemiroir tourn l'est recueillait en premier l'ensemble des feux tincelants; aprs le passage de l'astre au

    mridien il devenait inactif et son vis--vis prenait son rle. Militant depuis l'aurore jusqu'au soir, lemiroir contemplant le sud refltait toujours en deuxime, pour les braquer dans une direction invariable,les effluves radieux que lui dcochaient sans interruptions l'un ou l'autre des brillants disques voisins.

    Sur le milieu de la tige oblique triplement ramifie sa fin s'levait un court support droit, presqueaussitt divis en deux branches courbes formant une moiti de circonfrence aux cornes pointes vers leznith. Ce demi-cercle, perpendiculaire l'idal plan vertical dans lequel se trouvait la tige oblique,

    pouvait servir de cadre partiel une puissante lentille ronde qui, assimilant son diamtre horizontal ausien, tait fixe intrieurement par deux pivots la portion culminante des branches courbes.

    Place avec prcision sur le chemin du faisceau lumineux rpercut en second par le plus lointain miroir,

    la lentille tait couche paralllement aux rayons qui l'inondaient.

    Un chronomtre de dimension minime, dont le cadran ornait extrieurement la partie haute d'une desbranches courbes, avait pour mission de faire virer la lentille tels moments strictement dtermins, grce une subtile accointance entre son mouvement et le pivot contigu.

    Assurant la stabilit de l'ensemble, une tige mtallique horizontale, termine comme un demi-haltre parun contrepoids en boule, tait visse dans le poteau d'aluminium du ct juste oppos la lentille et auxmiroirs.

    Une immense aiguille aimante, semblant provenir de quelque gante boussole, traversaitperpendiculairement le poteau mi-hauteur et, prsentant la mme longueur de part et d'autre, servait, parson magntisme, toujours maintenir, durant les vols, l'ustensile arien dans une orientation immuable.Sa pointe nord tait place droit au-dessous du miroir inspectant le sud, alors que son piquant mridionalconcidait de faon similaire, mais moindre distance, avec le contrepoids sphrique.

    Comme base, trois petites griffes d'aluminium, courbes et tout unies, rappelant en miniature les pieds d'unmeuble, supportaient le bord infrieur du poteau; chacune appuyait son extrmit sur le sol, en donnant la hie une assiette suffisante, et montrait extrieurement, tout au bas de sa courbe rgulire et sortante, lecadran d'un chronomtre exigu peine plus large qu'elle-mme.

    mi-hauteur des trois griffes taient respectivement ancrs, de faon interne et convergente, trois mincesclous horizontaux, dont la pointe s'enfonait trs lgrement dans le pourtour d'une minuscule rondelle enmtal bleu, ainsi campe isolment et plat dans l'espace, juste sous l'axe du poteau. Une deuximerondelle, de mme format, mais dont le mtal offrait une teinte gris clair, stationnait directement au-dessus de l'autre, un millimtre d'intervalle, et se trouvait suspendue une fine tige verticale, qui, tenant

    par un bout au centre de sa surface suprieure, disparaissait dans le poteau.

    Un peu plus haut que le niveau d'attache des griffes, l'extrme portion infrieure du poteau enchssait, enun point de sa priphrie, le cadran d'un dernier chronomtre.

    Nous ayant laiss le temps ncessaire un examen approfondi de la demoiselle, Canterel revint sur ses

    pas suivi de notre groupe, et quelques secondes plus tard nous tions tous posts comme prcdemmentau bord de la corde, que nous avions franchie de nouveau.

    Le bruit d'un faible choc attira bientt nos regards vers le bas de l'appareil; entre les trois griffes, larondelle grise, s'abaissant sous une pousse de sa tige, avait rapidement rejoint l'autre, et toutes deux

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    foule d'instruments prodigieusement sensibles et prcis lui faisait connatre dix jours l'avance, pour unendroit dtermin, la direction et la puissance de tout souffle d'air ainsi que la venue, les dimensions,l'opacit et le potentiel de condensation du moindre nuage.

    Pour mettre en saisissant relief l'extrme perfection de ses pronostics, Canterel imagina un appareilcapable de crer une uvre esthtique due aux seuls efforts combins du soleil et du vent.

    Il construisit la demoiselle que nous avions sous les yeux et la pourvut des cinq chronomtres suprieurs

    chargs d'en rgler toutes les volutionsle plus haut ouvrant ou refermant la soupape, tandis que lesautres, en actionnant les miroirs et la lentille, s'occupaient de gonfler avec les feux solaires l'enveloppe del'arostat, grce la substance jaune, qui, due une prparation spciale, exhalait sous tout ascendantcalorique une certaine quantit d'hydrogne. C'tait le matre lui-mme qui avait invent la compositionocreuse, dont les effluences allgeantes se produisaient seulement quand la lentille concentrait sur elle lesrayons de l'astre radieux.

    De cette manire, Canterel avait un instrument qui, sans aucune autre aide que celle du soleil plus oumoins dgag, pouvait, en profitant de tel courant atmosphrique prvu longtemps d'avance, accomplir untrajet prcis.

    Le matre chercha ds lors quelle matire employer pour l'enfantement de son uvre d'art. Seule une finemosaque lui semblait apte provoquer un difficultueux et frquent va-et-vient de l'appareil. Or il fallaitque les fragments multicolores, au moyen de quelque aimantation intermittente, puissent tre tour tourattirs puis laisss par la portion infrieure de la hie. Canterel, finalement, rsolut d'utiliser unedcouverte qui, faite par lui seul quelques annes auparavant, avait toujours donn dans la pratiqued'excellents rsultats.

    Il s'agissait d'un curieux systme permettant d'extraire les dents sans aucune souffrance, en vitantl'emploi dangereux et nocif de tout anesthsiant.

    la suite de longues recherches, Canterel avait obtenu deux mtaux fort complexes, qui rapprochs l'unde l'autre craient l'instant mme une aimantation irrsistible et spciale, dont le pouvoir s'exeraituniquement sur l'lment calcaire composant les dents humaines.

    L'un de ces mtaux tait gris, l'autre avait des reflets bleu d'acier. Taillant dans chacun d'eux une rondelled'un millimtre de rayon, il avait fix la grise un fin manche rigide un peu oblique a son planetenfonc dans le pourtour de la bleue, distances symtriquement gales, la pointe de trois courtes tigeshorizontales divergentes, tenant par leur autre extrmit la circonfrence suprieure d'un petit cylindre

    pourvu d'une mince poigne. Le moment venu, employant sparment ses deux mains, il introduisait lecylindre dans la bouche du patient, appuyait ses bords infrieurs, pais et non coupants, sur les deux dentsavoisinant de part et d'autre celle enleverpuis amenait la rondelle grise, qu'il collait exactement sur la

    bleue. L'aimantation se produisait aussitt, si brusque et si puissante que la dent malade, obissant l'appel, quittait son alvole sans donner l'intress le temps de percevoir la moindre secousse torturanteet se prcipitait vers la rondelle bleue en pntrant dans le cylindre, qui, entirement de platine ainsique les trois tiges, montrait une rsistance toute preuve. Lorsqu'il s'agissait du maxillaire infrieur, lecylindre se posait normalement, la rondelle bleue en haut; dans le cas, au contraire, o la mchoiredominatrice se trouvait en jeu, la manuvre, bien que pareille, exigeait le renversement complet ducylindre et de la rondelle grise. Pour les bouches dgarnies, si d'un ct le soutien faisait dfaut caused'une dent manquante, le matre, en vue d'un emploi fort simple, choisissait dans un lot vari de

    paralllpipdes droits en ivoire plein celui qui, par sa hauteur, pouvait fournir la meilleure supplance; lecylindre, s'installant d'une part sur une dent, de l'autre sur l'ivoire, offrait ainsi l'opposition voulue. Quandun vide complet environnait la dent morbide, doublement isole, deux paralllpipdes devenaient

    ncessaires. En prsence de deux dents-supports d'ingale grandeur, Canterel recourait un assortimentde petits carrs ivoirins d'paisseurs diverses, dont un seul, mis sur la plus basse, tablissait, pendantl'instant cri tique, une parfaite similitude de niveau.

    Par une consquence voulue de la combinaison atomique parti culire qui l'engendrait, l'aimantation

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    s'exerait seulement du ct intrieurement assombri au dbut par le cylindre, dans le champ strict d'unimpeccable tube imaginaire de longueur indfinie, dont l'axe et travers le centre des deux rondelles etdont le diamtre et gal le leur. La rondelle grise ne risquait donc pas d'attirer jusqu' elle une des dentsde la mchoire hors de cause, et la bleue ne projetait son action que sur une portion de la dent vise, sanstroubler aucunement les voisines; cette action circonscrite, vu son extraordinaire intensit, suffisait donner le rsultat cherch, compltement indolore par le fait de sa soudainet. La dent une fois extraite etadhrente la rondelle bleue, Canterel dcollait aussitt la grise, craignant que l'aimantation, quiexprimentalement il en avait acquis la certitudeet persist malgr l'obstacle, ne bouleverst par

    accident une partie saine de la denture la suite d'un faux mouvement de l'opr ou de lui-mme.

    Le procd, bientt connu, avait amen Locus Solus une foule de visiteurs fluxion, qui tous s'enretournaient ravis de la manire prompte et confortable dont on venait d'arracher la cause de leur mal sansqu'ils eussent ressenti le moindre -coup pnible.

    Ple-mle le matre entassait au rebut les dents descelles par son art, et l'occasion lui avait toujoursmanqu pour s'occuper de cette embarrassante rserve, dont la destruction s'tait trouve constammentajourne.

    Aprs l'closion de son nouveau projet il bnit ces retards successifs, qui mettaient sa porte un lment

    utilisable et pratique.

    Il prit le parti de consacrer son stock de dents l'excution de sa mosaque. Leurs nuances et leurscontours diffraient suffisamment pour se prter cette fantaisie, et un complexe enrichissement seraitfourni par l'ensanglantement plus ou moins vif des racines joint aux reflets brillants des aurifications etdes plombages.

    Le matre fixa dlicatement la partie infrieure de sa hie, entre trois griffes servant de supports, deuxnouvelles rondelles pareilles celles qu'il employait pour ses oprations dentaires. Mais cette fois il avaitrgl la composition des deux mtaux de manire fonder une aimantation beaucoup moins autoritaire; ilne s'agissait en effet que de cueillir des dents simple nient jonches terre, sans avoir les extirper deleurs alvoles; en vhiculant leur lger butin d'un point un autre, deux rondelles aussi fortes que les

    primitives auraient happ, pendant le trajet arien, toutes les dents du sol qu'et effleures leur champd'appel, chaque dernire venue sautant verticalement pour se coller sous la prcdente; cet inconvnientcapital n'tait pas craindre, les rondelles neuves, identiques aux premires comme taille et comme tonindividuel, n'ayant que juste le pouvoir ncessaire pour hler de trs prs une dent exempte de rsistance.Un chronomtre plac au bas du poteau d'aluminium devait, en actionnant certaine tige verticale,dterminer tour de rle, pour tels moments prcis, le rapprochement ou l'cartement des deux mtaux etrendre ainsi l'aimantation intermittente.

    Canterel aurait acquis des rsultats analogues en adoptant pour sa mosaque des morceaux de fer doux

    diversement colors, qu'un lectro-aimant et sans peine capts puis lchs par l'effet d'un courantdiscontinu.

    Mais ce procd ncessitait dans la hie volante l'installation difficultueuse d'un alourdissant systme depiles plein de graves inconvnients.

    Le matre prfra donc sa premire ide, qui, en exploitant de faon indite la trouvaille ancienne dont iltirait un juste orgueil, le sduisait en outre par l'imprvu que donnerait au curieux tableau projet l'emploide fragments dcoups et teints par le hasard seul l'exclusion de toute volont artistique et

    prmditante.

    Aprs avoir complt la demoiselle par l'adjonction de la gante aiguille de boussole, Canterel se vitencore en prsence d'une condition indispensable remplir. Il fallait que l'appareil nomade pt conserverune verticalit parfaite durant ses villgiatures sur les divers districts de l'uvre future. Or, plus lamosaque avancerait, plus les trois griffes soutiens risqueraient de dtruire l'quilibre gnral enrencontrant des dents comme points d'appui; la hie, en se penchant, compromettrait grivement

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    l'orientation si prcise des miroirs volution rgulire, et une nouvelle ascension deviendrait impossible.

    Pour trancher cette question d'importance vitale, Canterel vida la portion basse des trois griffes et mit chacune d'elles un chronomtre de petit module, dont les rouages, au moment voulu, mobiliseraientcertaine aiguille interne pointe arrondie en mesure de s'abaisser temporairement.

    Quand une griffe porterait sur une dent faisant dj partie intgrante de la mosaque, les deux autresseraient d'avance rallonges par leur aiguille respective dont le bout atteindrait le sol; parfois deux griffes

    se poseraient sur des dents, l'autre se servant seule de son aiguille.

    Les fines tiges annexes sortiraient plus ou moins suivant le niveau des dents, trs variables d'paisseur.En effet, molaires et palettes, dents d'adultes et dents de lait donneraient, une fois couches, un nombreimmense de hauteurs diffrentes, nombre accru par l'individualit de chaque mchoire. Ce fait ne nuirait

    pas au rsultat final, la vigueur picturale de la mosaque n'ayant pas souffrir d'une simple ingalit desurface; mais Canterel se verrait forc d'en tenir un grand compte supplmentaire pour le rglagechronomtrique des trois aiguilles; entre une mchelire d'homme et une incisive d'enfant, pour prendreles deux extrmes, le dnivellement serait relativement considrable, et, selon qu'une des griffes choisiraitl'une ou l'autre, les deux restantes feraient accomplir leur appendice intrieur un trajet long ou court

    pour gagner le sol; en outre, chaque fois que deux griffes viseraient simultanment deux dents de grosseur

    dissemblable, l'une d'elles aurait recours son aiguille; pendant les derniers jours, quand les trois griffesensemble, au moment de combler quelque lacune isole, s'abattraient sur trois dents, on remarqueraitsouvent l'immixtion d'un ou deux des appendices mobiles malgr l'absence complte de tout contact avecla terre.

    tant donn ces diverses particularits, la mise au point des trois plus bas chronomtres ne manquerait pasd'exiger un travail exceptionnellement ardu. Par bonheur, le matre, sous le rapport des aiguilles-rallongesn'aurait s'inquiter que de l'emplacement mme de la future mosaque et non des entours, o, l'espace nelui tant pas mnag, il smerait les dents de telle sorte que la demoiselle, pour ravir chacune, ptappliquer naturellement ses trois griffes sur le sol. Esclave de l'orientation des courants atmosphriquessusceptibles d'tre utiliss, Canterel, du moins, lirait sa guise, sur une ligne droite indfinie, le pointd'arrive de chaque migration arienne tendant vers l'extrieur du tableau dentaire; il n'aurait pour celaqu' faire agir plus ou moins tt le chronomtre de la soupape. Cette latitude lui permettrait d'viter,mme pour le dbut de l'exprience, toute espce de tassements sur le vaste champ appel se dgarnir

    peu peu, et dans la partie prhensive de sa tche la hie n'emploierait jamais les aiguilles de ses griffes.

    Pour l'uvre d'art excuter, Canterel voulut choisir un sujet tant soit peu fuligineux, cause des tonsbruns et jauntres qui domineraient forcment dans les matriaux de la mosaque; une scne pittoresqueau sein de quelque profonde crypte faiblement claire devait son ide fournir l'lment le plus propice,et il se rappela certain conte scandinave qu'Ezaas Tegner intitule den Rytterdans saFrithiofs Saga, conte

    populaire et moral qui, rpondant parfaitement ses vues par son principal pisode, a inspire la traduction

    suivante au folkloriste franais Fayot-Roquensie.Vers 1650, un riche seigneur norvgien, le duc Gjrtz, s'tait follement pris de la belle Christel, poused'un de ses vassaux, le baron Skjelderup.

    Gjrtz manda auprs de lui le retre Aag, forban sans scrupules, qui, pourvu qu'on le payt bien, nereculait devant aucune besogne.

    En termes ardents, le suzerain exposa l'irrsistible amour qui lui treignait le curet promit une fortuneau retre pour le jour bni o, grce un discret enlvement, il lui amnerait seule et sans dfense celledont l'image le hantait jusque dans ses rves. Afin d'viter toute compromission, Gjrtz se masquerait

    avec un loup pour assouvir son dsir. Sachant qu'une plainte adresse au roi l'exposerait aux plus terriblesreprsailles, il voulait priver Christel de preuves et mme de soupons.

    Aag se mit en campagne et alla se loger proche la rsidence du baron pour guetter l'occasion favorable.Un soir, embusqu dans le parc du chteau qu'il piait sans cesse, le retre vit Christel, que les hasards

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    d'une promenade soli taire conduisaient de son ct. Au moment opportun, il s'lana d'un bond surl'infortune jeune femme, dont ses mains ne purent arrter le premier cri. Skjelderup entendit cetteexclamation de dtresse et, appelant plusieurs serviteurs son aide, arriva en temps voulu pour dlivrer saconjointe et s'emparer de l'agresseur.

    Par ordre du chtelain, ivre de fureur, Aag fut l'instant mme entran au fond d'une crypte norme qui,s'tendant sous le parc, avait prcisment son entre secrte au milieu d'un massif avoisinant le lieu del'attentat.

    Cette retraite, depuis longtemps inutilise, communiquait jadis avec les souterrains du chteau pourpouvoir, en cas d'attaque victorieuse, servir de refuge ignor un personnel nombreux, en laissanttoujours l'espoir de quelque fuite nocturne par l'issue du massif.

    Parvenu au centre de la caverne avec ses gens et leur prison nier, Skjelderup fit planter debout dans le sol,compos d'une terre glaise facilement pntrable, certaine branche rsineuse cueillie puis allume aumoment de la descente.

    Un tang croupissait dans la grotte, sature de gaz malsains et d'humidit.

    Abandonnant le retre dans le repaire silencieux destin lui servir de tombe, le baron remonta par lemme chemin, suivi de ses serviteurs qui, devant lui, scellrent l'entre de la crypte l'aide d'immenses

    pierres rouges, trop lourdes pour les bras d'un homme seul; ces matriaux provenaient de rocailles d'artpresque en ruine qui bordaient non loin de l une des alles du parc. Depuis plus d'un demi-sicle lacommunication souterraine avec le chteau tait comble par des boulis, et rien ne pouvait sous traire lecondamn la mort lente et cruelle qui l'attendait loin de tout secours humain.

    Aprs avoir essay vainement de remuer les pierres rouges entasses sur l'ouverture qui lui avait livrpassage, le retre fit le tour de sa vaste prison, dont l'examen minutieux lui enleva d'emble tout espoird'vasion.

    Au cours de son exploration il avait ramass dans un coin obscur certain vieux livre pourri en maintendroit, seul vestige peu prs complet d'un stock de volumes lamentables jets l au rebut et presqueanantis par la moisissure ou par les rats.

    Revenu prs de la torche, il examina l'ouvrage et vit l'en tte suivant:Recueil des Kaempe Viser, publipour la reine Sophie par Sorenzon Wedel1591.

    Dans l'espoir de chasser un instant par la lecture les penses lugubres qui l'assaillaient, Aag, s'tendant surle sol, ouvrit le livre au hasard et tomba sur cette lgende nave, intitule Conte de la Boule d'Eau.

    Autrefois vivait prs d'Eidsvold le prince Rolfsen, connu pour sa grandeur d'me et sa loyaut.

    Matre d'immenses richesses, Rolfsen chrissait sa fille Ulfra, pure adolescente aux vertus proverbiales;par contre il s'tait vu forc de rpudier ses onze fils, jeunes gens perfides, remplis d'instincts vils etcruels.

    la mort de Rolfsen, la sage Ulfra, bien qu'elle ft la plus jeune, entra en possession de tous les biens deson pre, qui l'avait nomme son hritire unique.

    Les onze frres, fous de rage, allrent trouver la fe malfaisante Gunvre et la prirent de faire prir Ulfraau moyen de quelque sortilge.

    Gagne incontinent la mauvaise cause des solliciteurs, la fe, avec regret, dclara sa puissance troplimite pour provoquer directement le trpas de la jeune fille. Elle pouvait seulement la mtamorphoseren colombe pendant l'espace d'une anne, au cours de laquelle les onze frres lui donneraient facilementla mort s'ils russissaient la dcouvrir dans leFuglekongerigeouRoyaume des Oiseauxlieu de

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    retraite au sein duquel se passerait tout son temps d'exil.

    Les jeunes gens acceptrent l'offre de Gunvre qui, aprs avoir nasill une formule magique, leur annonaqu'Ulfra, soudainement change en colombe, venait de prendre son vol en leur laissant le champ libre

    pour l'accaparement de ses trsors.

    Avec mille recommandations, la fe leur remit une cage contenant un linot qui, une fois lch, devait lesconduire, en vole tant, jusqu'au royaume des oiseauxpuis leur apprit un mot cabalistique propre les

    prserver d'un pril mortel au moment de toucher au but.

    En effet, le Fuglekongerige tait gard par un gnie terrible qui, sous la forme d'une sphre d'eauarienne, de moyenne grosseur, en interdisait l'accs aux chasseurs aventureux.

    Tout tre vivant effleur par l'ombre de l'trange boule mourait l'instant. Le danger persistait durant lanuit o, dans le ciel toujours pur d'un climat privilgi, la lune ou les toiles produisaient une clartsuffisamment brillante pour tre occulte de faon apprciable.

    Articul voix haute, le vocable magique livr par Gunvre forcerait le globe liquide fuir au loin.

    Les onze frres quittrent la fe, qui leur recommanda de faire diligence, car, s'ils ne lui taient l'arche,Ulfra, au bout d'une anne, dsertant le Fuglekongerige tire-d'aile, retrouverait sa forme premire pouroccuper de nouveau son rang et jouir de sa fortune au dtriment des spoliateurs.

    Avant tout, les jeunes gens allrent prendre possession des richesses paternelles, que la disparition de leursur venait de laisser vacantes.

    Oubliant que Gunvre leur avait enjoint de se hter, ils menrent pendant prs d'un an accompli une viede folle bombance, jetant l'or pleines mains et profitant du prsent joyeux sans souci de l'avenir.

    Quelques jours seulement avant la date fatale, se souvenant brusquement du danger qui les menaait, ilsse mirent en route en lchant le linot, dont la cage, depuis la premire heure, avait toujours t muniergulirement de grains nourrissants et varis.

    la suite de l'oiseau qui, sr de son chemin, voletait dans une direction fixe, ils fournirent plusieurslongues tapes et eurent enfin connaissance d'un bois immense plein de bruissements de plumes et de

    ppiements. Le linot s'arrta, leur indiquant ainsi qu'ils venaient d'atteindre le Fuglekongerige.

    Il faisait grand jour et le soleil tincelait dans un ciel radieux.

    Tout coup les onze frres, terrifis, virent apparatre la sphre d'eau annonce par la fe; ils cherchrent

    vainement le mot prservateur, depuis longtemps oubli au milieu d'innombrables orgies.

    La boule approchait, dessinant sur le sol une ombre pale qui d'abord clipsa le linot, rduit par la fatigue sautiller pnible ment sans faire usage de ses ailes. L'oiseau, comme foudroy, tomba mort avant d'avoir

    pu exhaler une plainte.

    Ds lors une chasse effroyable commena. Les jeunes gens, ploys par l'pouvante, cherchaient fuir leflau arien qui les poursuivait avec acharnement. La lutte ne pouvait durer, tant le globe fluide mettaitd'agilit djouer les feintes brusques tentes par les condamns pour se soustraire l'ombre mortelle.

    Mais, depuis quelques instants, une colombe, s'levant hors du Fuglekongerige, avait pris sa course

    plein vol vers le lieu dcouvert o se jouait la scne angoissante.

    Planant au-dessus de la sphre pour viter l'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue, en baissant lebec, but avidement jusqu' la dernire goutte l'eau vagabonde et terrible.

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    Les onze frres, comprenant qu'ils ce trouvaient en prsence d'Ulfra, mirent un genou en terre, mus etrepentants.

    La colombe, se faisant guide la place du linot, les entrana sur la route du retour, o ils la suivirentdocilement.

    Le domaine familial une fois en vue, les temps malfiques tant rvolus, la douce Ulfra reprit sa formefminineet pronona quelques paroles de touchante conciliation, en tendant les bras ses frres, dont

    elle avait su pntrer les tnbreux agissements.

    Les jeunes gens, amends, vcurent dsormais auprs de leur sur qui, rentre en possession de sonimmense avoir, les combla de tendresse et de libralits.

    Au fond de la grotte o le baron Skjelderup venait de l'enterrer vivant, Aag avait conquis un peu d'oublidans sa lecture.

    Se voyant gagn par le sommeil, il posa le volume auprs de lui et, le corps l'abandon, ne tarda pas s'endormir.

    Un rve, inspir par le texte rcemment assimil lui montra bientt les onze frres de la lgende flchis deterreur par la sphre d'eau, dont l'ombre estompait mortellement le linot conducteurtandis qu'au loinune neigeuse colombe s'lanait pour porter secours ses perscuteurs.

    Peu peu la colombe s'accentua davantage, et le retre se sentit frl par elle. Ouvrant les yeux, il vit sescts Christel, qui lui pressait la main pour l'veiller.

    En quelques mots, la jeune femme lui conta les vnements qui avaient suivi l'apposition des pierresrouges sur l'orifice de la crypte.

    Obsde par la pense de la mort affreuse rserve son agresseur, Christel avait pris dans labibliothque du chteau puis transfr jusqu' sa chambre une runion de vieux manuscrits maills deplans et d'indications concernant la construction fort ancienne du domaine des Skjelderup.

    Elle esprait trouver dans ces documents le signalement rvlateur de quelque passage clandestin,suffisamment praticable pour lui permettre d'arriver seule jusqu'au retre, en vitant les risquesd'indiscrtion que lui et fait courir toute aide trangre.

    De minutieuses recherches lui apportrent la ralisation de ses dsirs.

    Aprs avoir grav dans sa mmoire chaque terme d'un long paragraphe complexe et prcis, elle se rendit

    au milieu de la nuit dans les caves du chteau et, levant beaucoup la main, pressa un ressort invisiblemasqu par une des nombreuses asprits de certain mur sombre et rugueux.

    Bientt une dalle du sol, sans pencher d'aucune manire, monta d'elle-mme assez haut puis s'arrta,soutenue au-dessus de son alvole par quatre paisses tiges verticales; l'ouverture mise nu tait comble

    par une nappe d'eau.

    Christel poussa un nouveau ressort, plus droite, dans la mme rgion du mur, et, ds lors, l'eau, enbaissant, dcouvrit quelques marches aboutissant un couloir souterrain. La jeune femme descendit ets'engagea dans le tunnel obscur, parmi les suintements de l'onde glace qui, l'instant d'avant, en garnissaittoute la longueur.

    Elle dboucha ainsi dans la crypte du retre, juste sous l'affleurement habituel de l'tang, dont undcroissement initial, d au second ressort manuvr, avait amen le vidage du tunnel. En marchant avec

    prcaution sur une saillie interne en pente douce elle atteignit le sol mme de l'antreet put s'approcherdu prisonnier pour le tirer de son lourd sommeil.

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    Boulevers par ce rcit, Aag fut frapp, malgr lui, du rapport tabli la dernire seconde par son rveentre Christel et cette blanche colombe dont il s'tait cru effleur en percevant l'attouchement librateurqui l'avait veill. Dans les deux cas l'innocence lchement perscute venait victorieusement secourirl'instrument mme de ses maux ou de ses prils.

    Pendant qu'il se livrait ces rflexions, Christel, non sans lui faire signe de la suivre, avait regagn, par lamme saillie dclive, le passage souterrain ouvert dans la paroi humide de l'tang.

    Aprs un trajet silencieux, tous deux sortirent par l'issue mystrieuse dissimule dans les caves duchteau.

    En faisant jouer successivement tout au bas du mur, droite puis gauche, deux ressorts encoreinemploys concidant verticalement avec les deux premiers, Christel provoqua d'abord le retour des eauxqui, atteignant leur ancien arasement, prouvrent que l'tang de la grotte s'tait de nouveau empli jusqu'au

    bordensuite la descente de la dalle, dont la masse rgulire combla hermtiquement l'troite perceocculte. La jeune femme admirait la prvoyance avec laquelle l'architecte avait jadis mnag ce passagesecret, utile quelque fuite dsespre mme au temps o une simple porteexempte d'boulis maissusceptible tre facilement condamne par un envahisseur perspicacesparait seule la crypte duchteau. En pense elle voyait le mcanisme cach, dont les documents de la bibliothque feuillets

    quelques heures auparavant lui avaient montr le fonctionnement grce diverses coupes de sous-solcommentes par un texte prcis: un boyau souterrain reliait l'tang de la caverne au lac Mjsen, quis'tendait juste au mme niveau trois kilomtres l'est; le second ressort, pendant tout le temps o onappuyait sur lui, lchait le jet d'une conduite hydraulique dans l'intrieur d'un rcipient qui, une foisalourdi, descendait en formant contre poids; actionn par ce fait, un dlicat systme de bielles et de viersobstruait le boyau, ouvrant en mme temps un dversoir for deux mtres de profondeur dans une des

    parois de l'tang qui aussitt se vidait partiellement dans un puits naturel; c'est alors que lacommunication devenait praticable entre la crypte et le chteau, par suite de l'abaissement des eaux. Letroisime ressort, press avec vigueur, enfonait de force et temporairement le rsistant obturateur refoulement automatique de certain orifice mnag dans le bas du rcipient, qui, promptement dlest detout son liquide, remontait jusqu' sa place primitivependant que bielles et leviers, dtruisant leur

    premier travail, bouchaient le dversoir du puits et libraient le boyau, par lequel le lac Mjsen emplissaitde nouveau l'tang. C'tait d'ailleurs par un principe analogue de contrepoids eau tour tour gorg puistari que le premier et le quatrime ressort remuaient la dalle.

    Entranant le retre par d'obscurs escaliers, Christel, avec deux cls dont elle s'tait munie d'avance, ouvritla porte du perron puis celle du parc et accorda en mme temps son agresseur la libert complte et le

    pardon.

    Au lieu de saisir une occasion si tentante de perptrer l'enlvement qui devait lui rapporter une fortune,Aag, influenc par l'amendement des onze frres dpeints dans les Kaempe Viser, se jeta aux genoux de

    Christel pour lui exprimer son repentir et sa reconnaissance.Puis il se sauva dans la nuit, pendant que la jeune femme rintgrait silencieusement ses appartements.

    Adoptant ce sujet, qui lui fournissait la fuligineuse crypte souhaite, Canterel choisit dans son parc uneplace trs dcouverte, remarquable par l'instabilit de direction observe dans les souffles la parcourant.Ces changements continuels ne pouvaient que favoriser les nombreux va-et-vient que la demoiselle aurait effectuer pour l'excution du tableau. Il fit aplanir avec une rigoureuse perfection toute la rgion qu'il se

    promettait d'utiliserpuis attendit patiemment l'apparition dans ses pronostics d'une future priode dedeux cent quarante heures qui, partant de la fin d'un coucher de soleil, ne comportt ni pluie ni temptes.L'exprience ne pouvait en effet se concevoir par un vent excessif, et une averse plus ou moins fouettante

    et drang maintes combinaisons en alourdissant l'enveloppe de l'arostat et en ternissant miroirs etlentille.

    Le moment venu, il amena sur la place ventile la hie arienne ainsi qu'une caisse volumineuse contenantles dents extraites par lui depuis la dcouverte de ses deux mtaux attractifs.

  • 8/9/2019 Roussel Locus Solus

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    L, ses prvisions mtorologiques sous les yeux, il se livra pendant une nuit complte un terriblelabeur, distinguant sans erreurs les multiples coloris subtils de ses matriaux dentaires grce l'trange et

    prodigieuse lumire d'un phare spcial, qui, invent par lui depuis peu, avait rvolutionn le monde desateliers et acadmies en permettant n'importe quel peintre de travailler aprs l'apparition des toiles avecla mme sret qu'en plein jour. Exprs il s'tait assign le soir comme point de dpart des vingt tours decadran prophtiques, afin de mnager ses complexes prparatifs de longues heures noires forcmentnulles pour la demoiselle, qui, en commenant sa tche ds l'aube subsquente pour la terminer au sereindu dixime jour, emploierait sans en rien perdre toute la partie diurne et utilisable du laps de prdictions.

    Attentif ne pas gaspiller un instant, il s'appliquait combiner l'closion de son uvre d'art, les regardsfixs de temps autre sur un modle excut l'huile, d'aprs ses indications, par un portraitiste avis, quiavait distribu chaque teinte en quantit plus ou moins grande suivant le nombre de dents ou de racines lareprsentant. Laissant libre l'emplacement de la future mosaque, il semait sciemment aux alentours leslments dentaires de toutes nuances, pour les rendre prts tre happs aux diffrents plerinages de lahie.

    D'avance, les dents taient judicieusement orientes selon le sens exact que leur assignaient dans letableau leurs di