que veut dire le harcèlement moralmastor.cl/blog/wp-content/uploads/2014/06/le-goff... ·...

22
QUE VEUT DIRE LE HARCÈLEMENT MORAL ? I. Genèse d'un syndrome Jean-Pierre Le Goff Gallimard | Le Débat 2003/1 - n°123 pages 141 à 161 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2003-1-page-141.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Goff Jean-Pierre Le , « Que veut dire le harcèlement moral ? » I. Genèse d'un syndrome, Le Débat, 2003/1 n°123, p. 141-161. DOI : 10.3917/deba.123.0141 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. © Gallimard

Upload: others

Post on 08-Apr-2020

7 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • QUE VEUT DIRE LE HARCÈLEMENT MORAL ?I. Genèse d'un syndromeJean-Pierre Le Goff Gallimard | Le Débat 2003/1 - n°123pages 141 à 161

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne à l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2003-1-page-141.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Goff Jean-Pierre Le , « Que veut dire le harcèlement moral ? » I. Genèse d'un syndrome,

    Le Débat, 2003/1 n°123, p. 141-161. DOI : 10.3917/deba.123.0141

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

    © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

    La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • Jean-Pierre Le Goff

    Que veut dire le harcèlement moral ?I

    Genèse dun syndrome

    Tout commence par le succès inattendu dunlivre publié en 1998, Le Harcèlement moral 1de Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psycha-nalyste et psychothérapeute familiale. Alors que léditeur comptait sur une vente qui ne dépasse-rait pas les 10 000 exemplaires, il devient vite unbest-seller : près de 500 000 exemplaires ont étévendus à ce jour et il a fait lobjet de vingt-sixdemandes de traduction dans le monde entier. Àce niveau de diffusion, ce livre échappe au cadrehabituel de lédition en sciences humaines et peu douvrages peuvent lui être comparés, saufpeut-être Libres enfants de Summerhill 2 dAlexan-der S. Neil, diffusé à plus de 400 000 exem-plaires dans les années 1970, livre qui a marquétoute une génération à propos de léducation desenfants. Il est possible que Le Harcèlement moraljoue un rôle semblable dans labord des pro-blèmes du travail et des rapports sociaux. On nepeut manquer, en tout cas, dêtre frappé par lafacilité avec laquelle cette notion sest propagéedans la société. Il ny a pas si longtemps encore,

    on parlait couramment daliénation et dexploi-tation dans le travail. On invoque désormais plus volontiers la « souffrance au travail » et le « harcèlement moral ». Ce glissement du vocabu-laire est représentatif dun changement de para-digme quil faut essayer de cerner si lon veutcomprendre ce qui se trouve en jeu dans le suc-cès de cette notion.

    À la lecture du livre de Marie-France Hiri-goyen, force est de reconnaître que la notion de« harcèlement moral » nest guère facile à saisir.Les précisions qui vont être apportées par lasuite néclaircissent pas vraiment le propos, maisdémontrent plutôt la grande élasticité de cettenotion. Quand on lit les nombreux comptes ren-dus de Harcèlement moral parus dans la presse etles allusions qui y sont faites, on peut se deman-der si ce livre a été lu de près. En fait, ce sont

    Jean-Pierre Le Goff est notamment lauteur de Mai 68.Lhéritage impossible, et de La Barbarie douce (Paris, La Découverte, 1998 et 1999). Il a récemment publié La Démo-cratie post-totalitaire (Paris, La Découverte, 2002).

    1. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. Laviolence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998.

    2. Alexander S. Neil, Libres enfants de Summerhill, Paris,Maspero, 1970.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

    numilog

  • 142

    surtout les exemples et les cas cliniques relatésqui ont retenu lattention, ce qui a entraîné unevague de témoignages publics de victimes deharcèlement dont les médias se sont faits large-ment lécho. Le « harcèlement moral » a investi ledébat public pendant deux ans, donnant lieu à de multiples écrits, émissions, réunions et débats,et a fini par être inscrit dans un texte de loi. Il aobtenu droit de cité au terme dune campagnemenée par des associations relayées par lesmédias qui ont fait pression sur le gouvernementde gauche pour quil légifère. Cette notion intro-duit des schémas de pensée qui rompent avec lesinterprétations traditionnelles dune gauche malen point. Dans le vide politique existant, la mobi-lisation qui sest opérée autour du thème duharcèlement fait apparaître linfluence dune « gauche moralisatrice » et sa capacité à brouillerle débat. Les restes des idées dexploitation et delutte des classes sallient curieusement à une pro-blématique thérapeutique dun nouveau genre.La défense des victimes du harcèlement prend lerelais des luttes de la classe ouvrière dans uneoptique qui allie la psychologie, la morale et laloi. Pour beaucoup, cette défense rejoint le com-bat contre le capitalisme qui cherche à trouver un second souffle.

    Après quelques hésitations et tractations ausein de la « gauche plurielle », le gouvernement ainséré la notion de harcèlement moral dans sontexte de loi sur la modernisation sociale votée enjanvier 2002, prétendant ainsi répondre à une « demande sociale » qui apparaît, en fait, parti-culièrement opaque. En fin de compte, lÉtat areporté sur la justice le soin de démêler le vrai dufaux en matière de harcèlement, et lon com-mence à mesurer les effets délétères dune telleloi à travers les plaintes et les premiers procèspour harcèlement. La question mérite dêtreposée crûment : comment une notion aussi

    confuse a-t-elle pu faire lobjet dun texte de loi ?Les hommes politiques qui lont reprise à leurcompte et lont linscrite dans la législationsavaient-ils ce quils faisaient ou agissaient-ilspar démagogie et opportunisme ?

    Le livre a joué le rôle de miroir grossissantdun mal-être social, sans quon prête grandeattention à la problématique quil met en avant età ses effets possibles dans les rapports sociaux.Telle est peut-être lexplication de son succès :dans les faits quil relate comme dans linterpré-tation quil en donne, ce livre reflète à sa manièreun nouvel « air du temps » marqué par la psycho-logisation et la victimisation. Pour paraphraserlune des principales associations de lutte contrela souffrance au travail, le « harcèlement moral »met des mots sur des maux, mais ces mots nesont pas forcément les plus appropriés pourprendre du recul et comprendre ce dont il estfondamentalement question.

    Par-delà le grand déballage auquel il a donnélieu, le « harcèlement moral » nen est pas moinssymptomatique dune dégradation des rapportsde travail, en même temps quil nous dit quelquechose sur la façon dont les individus envisagentleurs rapports avec les autres, les pouvoirs et lesinstitutions à léchelle de la société. Cette ques-tion mérite dêtre sortie du carcan psychologiqueet juridique dans lequel on la enfermée, pourêtre traitée au regard des nouvelles contraintes etde la nouvelle situation symbolique dans laquellese trouvent placés les individus dans les sociétésdémocratiques au stade actuel de leur développe-ment. À sa façon, le « harcèlement moral » portetémoignage dun mal-être dans les rapportssociaux, en même temps quil y participe et lerenforce. Telle est, en fin de compte, lambiguïtéfondamentale de cette notion que ce texte tentede mettre au jour en analysant ses différentesfacettes.

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 143

    Un livre symptôme

    Le livre de Marie-France Hirigoyen ne res-semble guère aux livres de psychologie théoriqueou clinique avec leur côté savant et méticuleuxqui rebute souvent le profane. Écrit dans un style clair et nourri de nombreux exemples, ilsadresse à un large public. Il juxtapose des cascliniques, une analyse psychologique de la rela-tion perverse et un guide pratique pour les vic-times et les professionnels de santé. La lisibilitéde louvrage, son aspect réaliste et pragmatiqueont fait passer au second plan les présupposésthéoriques, le changement introduit dans laborddes phénomènes de perversion et le type de thé-rapie quil induit.

    La perversion envahit le quotidien

    La quatrième de couverture le dit sansambages : « Il est possible de détruire quelquunjuste avec des mots, des regards, des sous-enten-dus : cela se nomme violence perverse ou harcè-lement moral. » Il sagit, écrit lauteur, d« unprocessus inconscient de destruction psycholo-gique, constitué dagissements hostiles évidentsou cachés, dun ou de plusieurs individus, sur unindividu désigné, souffre-douleur au sens propredu terme 3 », « processus réel de destructionmorale, qui peut conduire à la maladie mentaleou au suicide » (p. 12). La violence en questionest faite de marques constantes dhostilité qui ont lieu tous les jours par petites touches. Cesagressions apparemment anodines peuvent durerdes mois, voire des années, leur répétition pro-duisant leur effet destructeur. « En surface, nousdit lauteur, on ne voit rien ou presque rien. Cest un cataclysme qui vient faire imploser

    les familles, les institutions ou les individus »(p. 120).

    Le lecteur se trouve rapidement plongé dansune vingtaine de « cas cliniques » commentés parlauteur qui illustrent la « violence perverse auquotidien » dans le couple, la famille et lentre-prise. Leur succession forme une galerie de por-traits dindividus qui sentre-déchirent, untableau trivial de la dégradation des rapportshumains. Il y a « Benjamin et Annie » qui se sontrencontrés il y a deux ans alors quAnnie étaitengagée dans une relation frustrante avec unhomme marié, « Monique et Lucien » mariésdepuis trente ans et qui se séparent après queLucien a annoncé à Monique quil avait une liai-son depuis six mois, « Anna et Paul » qui viventensemble mais Paul garde une distance affectiveet refuse de sengager vraiment, « Éliane et Pierre »qui se séparent après dix ans de vie commune ettrois enfants, et Pierre qui déclare navoir désor-mais quun seul but : harceler Éliane On auraitpu croire naïvement à des histoires damour quifinissent mal, mais on se trouve confronté à desmécanismes psychologiques quon ne soupçon-nait pas.

    Les rapports parents-enfants dans les famillesne sont guère plus reluisants. Il y a les parents de« Nadia » qui ont pris lhabitude de dresser leursenfants les uns contre les autres, « Stéphane »devenu lotage dun divorce, « Daniel » dontla mère nest pas heureuse dans son couple etqui ne supporte pas que ses enfants paraissentjoyeux, « Céline » qui annonce à son père quellea été violée et quelle a porté plainte, « Agathe »dont la mère a pris lhabitude de rendre sesenfants responsables de tous ses malheurs, « Arthur », enfant désiré par sa mère mais pas

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    3. M.-F. Hirigoyen, Le Harcèlement moral, op. cit., p. 7(la mention des pages citées sera désormais indiquée entreparenthèses dans le texte).

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 144

    vraiment par son père, et cette fille de douze ansà qui sa mère raconte les défaillances sexuellesde son mari et qui compare ses attributs à ceuxde son amant

    Au regard de ces couples et de ces famillesqui nen finissent pas de se déchirer, les neuf casdécrits de harcèlement dans lentreprise sem-blent ressortir à un autre registre. Mais là aussi,il ne faut pas se fier trop vite aux apparences : « Même si le contexte est différent, il sagit néan-moins dun fonctionnement semblable. On peutdonc saider du modèle qui est manifeste dans lecouple pour comprendre certains comporte-ments qui se font jour dans lentreprise » (p. 53).Les situations peuvent sembler moins drama-tiques quoique tout aussi sordides. Il y a « Cathy »,qui devient inspecteur de police, se fait traiter de« trou sur pattes » par un collègue et se retrouveisolée, « Cécile », une « grande et belle femme dequarante-cinq ans mariée à un architecte et mèrede trois enfants » qui trouve un emploi et qui estmise à lécart par ses collègues, « Denise », qui a demauvaises relations avec une collègue de travailautrefois maîtresse de son ex-mari, « Muriel », quia obtenu un poste de responsabilité et qui esten butte à lhostilité des secrétaires « Ève », « Myriam », « Lucie », « Olivier », « Clémence »subissent, quant à eux, des abus de pouvoir dunehiérarchie particulièrement tyrannique.

    Quel sens ces cas cliniques peuvent-ilsprendre pour un lecteur qui nest pas forcémentthérapeute ? Laccumulation de ces situationsoù transparaissent la souffrance et le malheurmodernes suscite un sentiment de malaise et uneinterrogation inquiète : pourquoi et commentpeut-on en arriver là ? Mais le livre noffre guèrede place à une telle question. Les cas sont pré-sentés et commentés comme des exemples typesde la violence perverse au quotidien et de sesmécanismes. Les situations peuvent sembler

    variées, mais le scénario reste le même : « séduc-tion perverse » mettant la victime sous lempirede son agresseur, généralement suivie de vio-lences manifestes, « communication perverse »consistant en non-dits, mensonges, sarcasmes,dérisions, mépris et usage du paradoxe Lescas exposés paraissent extrêmes, mais leur égre-nage et les nombreux exemples tirés de la viequotidienne donnent limpression que lon aaffaire à un phénomène de masse.

    La dénomination de « pervers » est non seule-ment déconnectée de la sexualité, mais elle prendun sens pour le moins élastique quand lauteurécrit : « Je garderai également la dénomination depervers, parce quelle renvoie clairement à lanotion dabus, comme cest le cas avec tous lespervers. Cela débute par un abus de pouvoir, sepoursuit par un abus narcissique au sens oùlautre perd toute estime de soi, et peut aboutirparfois à un abus sexuel » (p. 12). En écrivant ceslignes, Marie-France Hirigoyen a sans doute entête des cas concrets quelle a été amenée à trai-ter, mais la notion d« abus » ouvre un vaste champdapplication à la perversion. Les dernières pagesdu livre élargissent encore un peu plus le propos.Ce phénomène se retrouve, lit-on, dans « tous lesgroupes où des individus peuvent entrer en riva-lité, en particulier dans les écoles et les universi-tés » (p. 207), mais aussi au sein du monde politique et des États : « Il suffit dun ou plusieursindividus pervers dans un groupe, dans une entreprise ou dans un gouvernement pour que lesystème tout entier devienne pervers » (p. 208).En fin de compte, cest la société tout entière quiparaît atteinte par cette perversion qui, si ellenest pas dénoncée, « se répand de façon souter-raine par lintimidation, la peur, la manipula-tion » (ibid.). À la lecture de ce livre, chacun nedoit-il pas se reconnaître plus ou moins com-plice par son silence ou son indifférence ?

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 145

    Les nouveaux monstreset leurs frêles victimes

    Le livre fournit en une vingtaine de pages unportrait fort détaillé des protagonistes du harcè-lement moral. Il en ressort une sorte de figuretype de lagresseur qui, sous les apparences lesplus anodines, a tous les traits dun nouveaumonstre. Le harceleur est un individu narcissiqueet séducteur, le plus souvent masculin, avidede pouvoir et dadmiration, qui reproduit uncomportement destructeur dans tous les aspectsde sa vie : dans son couple, avec ses enfantscomme sur son lieu de travail. Il ne se remetjamais en question, na ni compassion ni respectpour les autres. Il dénie constamment la réalité et se considère toujours comme irresponsable,rejetant les fautes sur les autres. Un tel individune peut en fait exister quen cassant et en rabais-sant autrui parce que ce comportement lui estnécessaire pour acquérir une bonne estime delui-même. Faisant preuve de « malignité des-tructrice », il prend plaisir à asservir lautre, àlacculer à la faute, à lhumilier. Il a besoin de « se nourrir de la substance de lautre », de léner-gie de ceux qui subissent son charme, en mêmetemps qu« il cherche à injecter en lautre ce quiest mauvais en lui », entraînant sa cible à devenirdestructrice à son tour Il ignore les sentimentsde tristesse et de deuil, manifeste une rancuneinflexible. Insensible et sans affect, il ne souffrepas. Il est en fait structuré au plus profond par un vide intérieur, une insensibilité structurelle et une absence totale de scrupule. Le harceleurmoral, pervers narcissique agissant au quotidien,a tous les traits de la figure du « Malin ».

    À linverse, la victime a les traits de linno-cence, de la fragilité et de la souffrance. Pourle pervers, la victime idéale est une personneconsciencieuse, pleine de vie, qui donne sans

    compter, se mettant facilement au service desautres. Crédule et naïve, elle ne peut imaginerque lautre soit véritablement destructeur ; vul-nérable aux jugements des autres, elle a tendanceà se dévaloriser et à se culpabiliser. Lagresseurpervers sait jouer des faiblesses internes de savictime qui se retrouve « engluée » dans une rela-tion destructrice sans avoir les moyens dyéchapper. Dominée par lagresseur et sous sonemprise, « ligotée psychologiquement », elle estincapable de réagir et a perdu tout pouvoir dedire non. Cette vulnérabilité à l« emprise » estsymptomatique de traumatismes infantiles favo-risés par un type d« éducation répressive, desti-née à mater son enfant pour son bien », éducation qui « brise sa volonté et lamène àréprimer ses sentiments véritables, sa créativité,sa sensibilité, sa révolte » (p. 149).

    Ces descriptions du pervers et de sa victimecorrespondent à des cas cliniques réels et lonpeut comprendre le souci de lauteur de remettreen question largument trop facile dun « maso-chisme » qui serait inhérent à toute victime duneagression. Mais à lire de telles descriptions, ilnest pas difficile de deviner où lidentificationet le rejet du lecteur vont spontanément se porter.La cible est, si lon peut dire, désignée et laissele champ libre à de multiples interprétations ten-dancieuses quand lauteur décrit par le menu lescaractéristiques du pervers.

    Une thérapie compassionnelle,morale et militante

    Les conseils fournis par le livre paraissentrelever du bon sens en même temps quils suggè-rent toute une stratégie de contre-harcèlement.Lattitude individuelle à adopter consiste à « gar-der son sang-froid » ce qui nest guère aiséquand on est victime dune agression perverse

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 146

    et à « accumuler les preuves ». Pour résister psy-chologiquement à un harcèlement dans uncouple, il est également conseillé dêtre soutenupar des amis fiables. Alors que les femmes bat-tues portent les marques des coups, il nen vapas de même pour une femme humiliée et inju-riée : si la femme victime est décidée à se sépa-rer de son « conjoint agresseur », il faut alors « trouver un moyen pour que les agressions seproduisent en présence de tiers qui pourronttémoigner » et « garder toutes les traces écritesqui peuvent aller dans ce sens ». Dans les entre-prises, il sagit d« accumuler les traces, lesindices, noter les injures, faire des photocopiesde tout ce qui pourrait, à un moment ou un autre, constituer sa défense », sattacher lesconcours de témoins, se plaindre au D.R.H., aller voir le médecin du travail Pour contrer la« communication perverse », lauteur nhésite pasà écrire : « Il vaut mieux passer pour anormale-ment méfiant, quitte à être qualifié de para-noïaque, que de se laisser mettre en faute. Il nest pas mauvais que, par un renversement,la victime inquiète son agresseur en lui faisantsavoir que, désormais, elle ne se laissera plusfaire » (p. 184). On peut là aussi comprendre unetelle attitude face à des cas extrêmes, mais onmesure les effets dévastateurs possibles de cespropos dans les entreprises où les conflits inter-individuels qui ne relèvent pas forcément dune« violence perverse » sont nombreux.

    Une telle optique allie dans un curieuxmélange la dimension thérapeutique et militante.Le patient doit être reconnu comme une victimeet sa souffrance devient le point focal de la théra-pie. Selon la formulation ad hoc, la victime doitdabord « sortir de la culpabilité » pour « se réap-proprier sa souffrance » (p. 195). Marie-FranceHirigoyen appelle ainsi les thérapeutes à inven-ter une nouvelle façon de travailler plus souple,

    plus « active », « bienveillante » et « stimulante »(p. 193). Il sagit, au moins dans un premiertemps, de réconforter le patient et de lui fournirloccasion dexprimer sa colère et ses émotionsjusqualors censurées en laidant si nécessaire àles verbaliser. Mais le rôle du thérapeute va plusloin. Dans une démarche dite « interactive », ilpeut lui donner les moyens de repérer les straté-gies perverses quelle a subies. Il sagit de « nom-mer la manipulation perverse », afin de permettreà la victime de sortir du déni et de la culpabilité.Le psychothérapeute ne doit pas craindre de laconseiller et de laider à se défendre. Ne pas lefaire reviendrait à laisser la victime démunie et àse faire complice de lagresseur. Le psychothé-rapeute se fait ainsi tout à la fois léveilleur, leconseiller et le défenseur des victimes.

    De la psychanalyseà la victimologie

    Cette référence emblématique à la victime,en se situant demblée de son côté, constitueun point de démarcation décisif avec la psycha-nalyse. La mise en perspective de cette dernièreavec linterprétation du « harcèlement moral »de Marie-France Hirigoyen permet de mieux saisir le changement opéré dans lanalyse de laperversion.

    À sa façon, la psychanalyse souligne que lesrapports humains ne sont pas réductibles à lasituation objective dans laquelle ils sexercent etquils ne peuvent être pensés sur le modèle dunesimple domination et dune interaction entredes éléments hétérogènes. Ils ne sont donc pasimmédiatement lisibles à partir de leur échangemanifeste : ils impliquent lintériorisation de larelation intersubjective et mettent en jeu desmécanismes inconscients dans lesquels les sujetsse trouvent directement impliqués. Mais linter-

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 147

    prétation psychanalytique ne sarrête pas là. Ellemet en lumière, à travers, notamment, la notionde « masochisme moral », la façon dont lindividupeut rechercher et se complaire dans une posi-tion de victime en fonction dun sentiment deculpabilité inconscient. Elle montre ainsi que leshommes peuvent être les artisans de leur propremalheur et trouver paradoxalement de la satis-faction dans leur souffrance, la force qui lespousse à agir ainsi ayant partie liée avec la pul-sion de mort.

    Marie-France Hirigoyen opère un glissementpar rapport à cette interprétation qui aboutit àune autre grille de lecture. Son argumentaire seveut pragmatique les cas quelle a été amenéeà traiter et quelle relate dans son livre, indique-t-elle, ne rentrent pas dans le cadre du « maso-chisme moral » , en même temps quil engageune autre interprétation de la perversion. La relation perverse est en effet analysée avant toutsur le mode dune agression effectuée par unindividu stratège et manipulateur nayant commeseul but que de sattaquer à lidentité de lautreet à lui retirer toute individualité. Le lien qui unit lagresseur à lagressé est ramené à un lienpremier de domination masquée mais néanmoinsviolente, lagresseur paralysant et « ligotant psy-chologiquement » sa victime en sachant jouerdes faiblesses internes de cette dernière. Unetelle interprétation peut faire écho à lobserva-tion empirique que chacun peut être amené àfaire et rejoint le sens commun. Mais elle oublieou, plus précisément, rend secondaire le faitquil faut être deux pour que la relation perversefonctionne, « ce qui ne veut pas dire que les deuxconsentent, mais que les deux y sont pris et quele montage [pervers] les dépasse 4 ».

    Le schéma développé par Marie-France Hirigoyen est au contraire fondé sur une distinc-tion première entre agresseur et agressé qui tend

    à réduire les mécanismes inconscients de per-version à des comportements de domination etde manipulation. La notion de « harcèlement »implique lidée dactes imputables à un individuresponsable et clairement identifiable, le harce-leur. Le qualificatif « moral », quant à lui, désigneun phénomène dordre psychique en mêmetemps quil induit lidée dune atteinte à ladignité de la personne. Il sagit de distinguerclairement lagresseur de lagressé, de déculpa-biliser la victime et dimputer la responsabilitédes actes à un individu précis en ne craignant pas de faire appel à la justice. La notion mêmede « masochisme moral » de la victime, avec cequelle suppose de complaisance, de complicitéet de sentiment inconscient de culpabilité, setrouve de fait disqualifiée sous le prétexte quelletend à mettre sur le même plan lagresseur etlagressé et quelle culpabilise la victime. Marie-France Hirigoyen na de cesse, au contraire, desouligner au long des pages la nécessité de « déculpabiliser » la victime, condition indispen-sable à son rétablissement.

    La démarche thérapeutique prônée rompt,elle aussi, avec celle de lanalyse. Dans la pers-pective analytique, les symptômes et la paroledu patient doivent faire lobjet dune attention etdune interprétation qui relèvent plus dune her-méneutique que dun repérage et dun schémadinterprétation des signes extérieurs du compor-tement. En ce sens, le visible se double dun invi-sible qui ne sera jamais totalement transparent,et le discours du patient se doit dêtre écoutéavec une attention qui sefforce de ne privilégiera priori aucun élément particulier. Tel est, dumoins, lidéal visé qui ne paraît pas simple àmettre en pratique et se trouve contredit par la

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    4. Daniel Sibony, « Le choc entre deux symptômes »,Cultures en mouvement, n° 48, juin 2002.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 148

    dogmatique et la vulgate psychanalytique. Maisil nen appelle pas moins à une grande précau-tion et une extrême prudence vis-à-vis de toutdiscours purement victimaire.

    Il nen va plus tout à fait de même dansla démarche de Marie-France Hirigoyen. Lafameuse neutralité de lanalyste nest plus demise, elle peut au contraire être vécue par la vic-time comme une agression supplémentaire.Même si le discours de la victime est embrouilléet la relation à lagresseur ambivalente, le théra-peute ne peut oublier la « situation de violenceobjective » quelle a subie. Lauteur critique lafaçon dont des psychanalystes vont uniquementet mécaniquement chercher dans le passé de lavictime les causes de sa souffrance. Sous le cou-vert de leur savoir théorique, ils peuvent lhumi-lier, mettre en doute son innocence et la rendreresponsable de sa position. Même si certainspoints de lapproche psychanalytique lui parais-sent recevables, pour Marie-France Hirigoyen « le raisonnement est malsain, comme lest unraisonnement pervers, car à aucun moment il nerespecte la victime » (p. 196).

    De la violence physiqueà l« agression psychique »

    Marie-France Hirigoyen a suivi une pre-mière formation en victimologie à lAmericanUniversity de Washington lorsquelle était étu-diante, puis à lInstitut médico-légal (Paris-V).La victimologie, indique-t-elle dans son livre, estune discipline récente, née aux États-Unis et qui« consiste en lanalyse des raisons qui amènentun individu à devenir victime, des processus devictimisation, des conséquences que cela induitpour lui et des droits auxquels il peut prétendre »(p. 11).

    Lhistoire et les objectifs de cette discipline,

    laquelle apparaît après la Seconde Guerre mon-diale, sont en fait soumis à débats et contro-verses. Elle a dabord été considérée comme uncomplément de la criminologie, en montrant quele rapport entre le criminel et sa victime ne relèvepas dun dualisme simple mais que de multiplesfacteurs (personnalité, situation sociale, relationavec lagresseur) peuvent prédisposer certainespersonnes à devenir des victimes. Une telleapproche a suscité de violentes critiques quilui reprochaient dincriminer la victime. Souslinfluence du mouvement féministe dénonçantles violences faites aux femmes, la victimologieva sorienter vers le soutien, laide et la défensedes victimes en termes de droits. Depuis lesannées 1980 sest développée une conceptionmilitante et « humanitaire » de la victimologie quimet laccent sur la restauration de la dignité despersonnes en se référant aux « droits de lhomme ».Elle mène la lutte pour ladoption de politiquesinstitutionnelles et de législations défendant ledroit des victimes.

    Cest dans cette perspective que sinscrit lelivre de Marie-France Hirigoyen qui se place « délibérément, en tant que victimologue, du côtéde la personne agressée ». En sattaquant à cequelle appelle la « violence perverse au quoti-dien », elle fait entrer dans le champ de la victi-mologie des phénomènes qui jusqualors ne relevaient pas clairement dune agression carac-térisée. La notion de victime renvoyait avant toutà des agressions physiques : conflits armés, actesde torture, de terrorisme, ou encore catastrophesciviles ou naturelles, jusquaux violences sexuelleset aux violences urbaines. Marie-France Hiri-goyen y ajoute le « harcèlement moral » dans lecouple, les familles, lentreprise et, plus large-ment, dans la vie politique et sociale.

    Peut-on rapprocher de tels phénomènes sansverser dans le mélange des genres ? Quil sagisse

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 149

    dactes dune grande cruauté, comme les méfaitsde tueurs en série, ou de ceux cités dans sonlivre, il en va dans les deux cas, affirme-t-elle, de« prédation », cest-à-dire d« un acte qui consisteà sapproprier la vie » (p. 9). Dans cette optique,lauteur parle d« empiétement sur le territoirepsychique dautrui », de « torture morale »,dacharnement pouvant se terminer par un « meurtre psychique ». Il est vrai que, selon elle,le « harcèlement moral » peut conduire au suicide,mais il est surtout fait dune violence bien sin-gulière, « violence subtile » faite de chantage, demenaces, dintimidations qui sont toujours indi-rectes et voilées et ne débouchent pas nécessai-rement sur des violences physiques. Ce qui rendson repérage dautant plus délicat : « Lorsquily a violence physique, des éléments extérieurssont là pour témoigner : constats médicaux,témoins oculaires, constatations de la police.Dans une agression perverse, il ny a aucunepreuve. Cest une violence propre. On ne voitrien » (p. 122).

    Comment caractériser alors précisément une« agression psychique » ? « On peut dire, écrit-elleun moment, quil y a agression psychique lors-quun individu est atteint dans sa dignité par lecomportement dun autre » (p. 191). Une telleformulation laisse le champ libre à des interpré-tations des plus variées quant à lagression psy-chique en question. Si lon y ajoute le fait que « nétant jamais contents, les pervers narcis-siques sont toujours en position de victime, et lamère (ou bien lobjet sur lequel ils ont projetéleur mère) est toujours tenue pour responsable »(p. 135), on mesure toute la difficulté pour dési-gner lagresseur et lagressé. Tout le mondenayant pas de formation thérapeutique et ayantfacilement tendance actuellement à se pensercomme victime, cest peu dire que la promotiondu « harcèlement moral » dans lespace public

    laisse toute la place à la confusion et aux abus.En fait, elle les favorise au nom dun combatcontre la perversion aux connotations morales etmilitantes.

    Harcèlement moral, mobbinget souffrance au travail

    La publication de Harcèlement moral inter-vient sur un terrain déjà balisé par la psychologieet par la morale, en même temps quil y apportesa touche particulière. Au moment où le livreparaît, deux ouvrages font déjà autorité sur lesphénomènes de persécution et de souffranceau travail : Mobbing. La persécution au travail deHeinz Leymann, psychologue du travail, profes-seur à luniversité de Stockholm, publié enFrance en 1996 5, et Souffrance en France. Labanalisation de linjustice sociale 6 de ChristopheDejours, psychiatre, psychanalyste, professeurau Conservatoire national des arts et métiers 7,publié en 1998, quelques mois avant Le Harcè-lement moral. Mobbing est devenu un best-selleren Allemagne et dans les pays nordiques et Souf-france en France connaît un succès non négli-geable, constituant désormais une référence dans le milieu des psychologues et des médecinsdu travail.

    Ces auteurs sintéressent avant tout auxdimensions relationnelles dans le travail enaccordant une place centrale à la subjectivitésouffrante et en faisant intervenir explicitement

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    5. Heinz Leymann, Mobbing. La persécution au travail,Paris, Éd. du Seuil, 1996 (la mention des pages citées seradésormais donnée entre parenthèses dans le texte).

    6. Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Éd.du Seuil, 1998.

    7. Il est également directeur du laboratoire de psycholo-gie du travail du C.N.A.M.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 150

    la morale dans leur analyse ou leurs recomman-dations. Leurs livres sont représentatifs, chacunà leur manière, dune nouvelle alliance entrepsychologie et morale qui constitue un tournantdans labord du travail et des rapports sociaux.

    « Psychoterreur » et management

    En matière de critique du harcèlement au travail, le livre de Heinz Leymann fait figure depionnier et Marie-France Hirigoyen y fait allu-sion dans son propre ouvrage. Il est vrai que lemobbing ou « psychoterreur » sur le lieu de travailressemble fort au harcèlement moral : « Un indi-vidu, écrit Heinz Leymann, est sélectionné entretous, pris pour cible, marqué au fer rouge delexclusion. Il sera sans cesse agressé, persécuté,aussi longtemps quil le faudra. Par ses collèguesde travail, par un supérieur hiérarchique, oupar un groupe de subordonnés. Sans que per-sonne, absolument personne nintervienne pourremettre de lordre dans les esprits. Un proces-sus est déclenché, qui ne cessera de se renforcer,de se perpétuer et qui conduira la victime à laperte de son emploi, à la maladie, à linvalidité.Si ce nest au suicide » (pp. 7-8). La présentationde cas nest pas non plus sans rappeler celle deHarcèlement moral : « Gertrude, ou du malheurdêtre trop belle », « Maurice, ou les dangers duprosélytisme », « Marthe, profession : serveuse »,« Frédéric, ou les risques de lomniscience », « Syl-vie, le prix du courage » Heinz Leymann passeégalement en revue la tactique de lagresseur etde lentourage, en montrant comment la victimese trouve prise dans un processus destructeur.

    Mais si ce livre semble bien avoir ainsiinfluencé lauteur de Harcèlement moral, ses réfé-rences et sa problématique nen sont pas moinsdifférentes. Mobbing naborde que des situationsde travail et nopère pas de rapprochements entre

    les couples, les familles et les entreprises. Lau-teur sappuie en fait sur lobservation et lana-lyse de centaines de cas quil a traités personnel-lement dans le cadre dune activité de conseildentreprise et de médiateur. Sy ajoutent uneenquête effectuée en Suède, ainsi que desrecherches menées par son équipe et des corres-pondants dans les pays germanophones. Ladémarche est psychosociologique et prochedu management. Le mobbing nest pas envisagécomme une relation duelle entre un individu pervers et sa victime, mais renvoie à une « situa-tion psychosociologique » qui résulte des condi-tions dorganisation du travail. Le contraste aveclapproche de Harcèlement moral est manifeste.« Le mobbing est beaucoup plus un phénomènerésultant des conditions de travail quun champde règlement des conflits personnels » (p. 46).Les sources du mobbing, écrit-il encore, sont àrechercher dans les « structures sociales » et, plusprécisément, dans lorganisation, la conceptionet la direction du travail. La défaillance dans cesdomaines entraîne frustration et stress, compro-met la cohésion du groupe de travail, et cestdans cette situation que le processus de mobbingse met en place.

    Heinz Leymann insiste particulièrement surles procédures de médiation et de réhabilitationde la victime dans une optique « psychosociolo-gique » et managériale qui déconcerte un lecteurpeu habitué à cette façon de penser. Lauteurdresse un tableau des quarante-cinq agissementsconstitutifs du mobbing sous la forme dune listeditems, relève cinq situations typiques du mob-bing, quatre phases de la psychoterreur, huit fac-teurs de résistance au mobbing Le lecteur setrouve confronté à une somme de recommanda-tions psychologiques, juridiques, sociales et pro-fessionnelles. Le vocabulaire psychosociologique,les typologies et les classements côtoient une

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 151

    morale de la bonne intention souvent déconcer-tante dans sa généralité et la gentillesse de sesrecommandations. Celle-ci en appelle à des « relations plus humaines », une « collaborationfacilitée » et une « meilleure qualité de vie au tra-vail » (p. 223). Le livre se termine par une réfé-rence très managériale à léthique et à la morale :les « normes » et les « codes éthiques », avec leurlongue liste de valeurs et de commandements,sont supposés pouvoir orienter dans le bon sensle comportement et les relations de tous les col-laborateurs et faciliter la réalisation des objectifséconomiques de lentreprise. Il est permis dendouter. Mais ce livre nen sort pas moins ducadre psychologique étroit de Harcèlement moralet oriente la réflexion et laction vers les pro-blèmes dorganisation et de management. La res-ponsabilité des directions et de lencadrementest directement mise en question. Les solutionsne sont pas avant tout dordre thérapeutique,mais elles proposent des changements concretsdans le management et lorganisation du travail.Et si lauteur pense quune législation contre lemobbing est souhaitable, laccent est mis sur laprévention. Le ton volontaire et tranché diffèrede celui de Harcèlement moral : « Il est toujourspossible déviter un mobbing, ou de le désamor-cer. [] Le processus de marquage et de des-truction systématique de la victime est, en réalité, un problème de management » (pp. 8 et161). Le discours sadresse prioritairement auxacteurs de lentreprise, aux partenaires sociauxet, plus particulièrement, aux directions en vuede les convaincre quun bon environnementsocial et psychique est une condition de laperformance.

    La souffrance, le malet la collaboration

    Lanalyse psychologique et morale dévelop-pée par Christophe Dejours est bien différente.Elle est centrée sur la « souffrance au travail » etsaffirme dans le cadre de la psychodynamiquedu travail. Apparue en France dans les annéescinquante sous la dénomination de psychopa-thologie du travail, cette discipline a été forte-ment marquée, depuis une vingtaine dannées,par les travaux de Christophe Dejours portant sur lidentité et la souffrance au travail. Lareconnaissance entre pairs du travail bien fait est soulignée comme étant constitutive de lidentitéau travail. Cette reconnaissance implique descritères de « bien-faire » issus de lexpérience etdébattus par les travailleurs en dehors de la seuleprescription des tâches. La souffrance au travailtrouve sa source dans la remise en question decette dynamique de reconnaissance par les nou-velles formes dorganisation du travail, de ges-tion et de management. La psychodynamique dutravail de Christophe Dejours va alors sattacherà analyser les stratégies défensives individuelleset collectives pour « tenir » dans une telle situa-tion : déni des risques encourus, repli sur le cha-cun pour soi, mise en avant de la virilité pourjuguler la peur

    Dans son dernier livre, Souffrance en France,Christophe Dejours franchit un pas de plus enarticulant ces analyses à une réflexion sur la « banalisation du mal ». Ce livre place au centrele « vécu subjectif » et la « souffrance psycholo-gique » au travail pour rendre compte de ce quiest présenté comme un vaste système dinjusticeavec lequel, peu ou prou, chacun est amené à collaborer au sein des entreprises et de la société.Le dispositif densemble de ce système décrit parlauteur comporte trois « étages » : les « leaders de

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 152

    la doctrine néo-libérale » (dont le profil psycho-logique est de type pervers ou paranoïaque), les« collaborateurs directs » aux structures mentalestrès diverses et qui adoptent des stratégies et desidéologies de défense et, enfin, la « masse deceux qui recourent à des stratégies de défenseindividuelles contre la peur »8. Dans les straté-gies de défense, la virilité occupe une place déci-sive amenant parfois lauteur à sinterrogerdune façon qui laisse pantois : « Le travail dumal serait-il aussi le travail du mâle ? Serait-ce lavirilité dans le travail qui serait le verrou du tra-vail du mal ? » (p. 123). La société paraît ainsipeuplée de « braves gens, dotés pourtant dunsens moral », mais qui, néanmoins, « se fontenrôler au service de linjustice et du mal contreautrui » (p. 179). Et le tout fonctionne de façonunifiée par des « contenus stéréotypés de ratio-nalisation qui sont mis à leur disposition par lastratégie de distorsion communicationnelle »(p. 158).

    En fait, lensemble du dispositif dencadre-ment est régi de part en part par la recherchedune participation au « mal » qui devient désor-mais le thème clé de linterprétation. Lauteurreprend la notion de « banalité du mal », mise enavant par Hannah Arendt 9, en lui faisant subir,comme il le dit lui-même, un « glissement séman-tique » (p. 137). La « banalisation du mal », pro-cessus considéré comme un phénomène en soi,disjoint des finalités spécifiques des activités,permet de mettre en parallèle le « managementpar la menace » et les camps de concentration(p. 68), en considérant les massacres nazis et laparticipation aux licenciements comme relevantdun même mécanisme. Christophe Dejours enarrive ainsi à considérer tout bonnement que lasociété dans laquelle nous vivons requiert desmécanismes dadhésion, de collaboration et deconsentement à linjustice semblables à ceux du

    nazisme. Entreprises et société forment un sys-tème qui fonctionne en mettant en uvre desmécanismes de participation à un « mal » auquelil semble difficile déchapper.

    Les nouvelles orientations de travail tracées àla psychodynamique du travail mélangent ainsila psychodynamique et la morale dune curieusefaçon : « procéder systématiquement et rigou-reusement à la déconstruction de la distorsioncommunicationnelle dans les entreprises et lesorganisations », « travailler directement sur ladéconstruction scientifique de la virilité commemensonge », « saventurer dans ce quil faudrabien appeler léloge de la peur, ou, au moins,dans la réhabilitation de la réflexion sur la peuret sur la souffrance dans le travail », « reprendrela question éthique et philosophique de ce queserait le courage débarrassé de la virilité, en par-tant de lanalyse du courage féminin, et de lana-lyse des formes spécifiques de construction ducourage chez les femmes » (pp. 168-169). Lapsychodynamique du travail version ChristopheDejours comporte, en fait, une ambition théo-rique qui nest pas mince : elle est la science quise propose de mettre au jour la banalisation dumal et cette recherche est considérée comme lacondition de la remobilisation sociale. Estimantque les syndicats et les partis de gauche nontpas saisi le « défi politique de fond » lié auxthèmes de la subjectivité dans le travail, laissantainsi le champ libre au patronat, il considère que« la priorité devrait être accordée à lanalyse desressorts psychologiques du consentement à subirlinjustice ou à la faire subir, afin que les travail-leurs puissent se reconnaître dans ce qui fait la

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    8. C. Dejours, Souffrance en France, op. cit., pp. 157-158 (désormais cité en donnant la mention des pages dans letexte).

    9. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport surla banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 et 1991.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 153

    souffrance de lautre, condition nécessaire à toutemobilisation collective dans laction 10 ».

    Pour les partisans de Christophe Dejours, detelles analyses et orientations constituent commeun nouveau corps de doctrine aux dimensionstout à la fois scientifiques, morales, sociales etpolitiques. De quoi remplacer les grandes idéo-logies défuntes pour ceux qui nen ont jamaisfait leur deuil. La psychodynamique du travailchez Dejours érige un peu plus la psychologie enthéorie davant-garde éclairant non seulement les victimes, mais une gauche mal en point. La « souffrance au travail » devient pour beaucoupun mot symbole, comme une nouvelle référenceidentitaire qui renvoie tout à la fois à la psycho-dynamique du travail, à la réflexion morale et àla lutte contre lexploitation. Sachant que cesidées de Christophe Dejours sont courammentdéveloppées dans des formations de médecins etde psychologues du travail, on est en droit desinterroger sur leurs effets dans labord des pro-blèmes en entreprise.

    Déballage et confusion

    Après la parution de Harcèlement moral,Marie-France Hirigoyen reçoit des centaines delettres de lecteurs qui la remercient et témoi-gnent à leur tour du harcèlement quils subissentdans leur vie de famille ou professionnelle. Uneassociation contre le harcèlement moral dans lecouple se crée pour apporter soutien et conseilspar téléphone aux harcelés, mettre en place des « groupes de paroles et de soutien » afin de « dédramatiser la situation et aider à identifier lesharceleurs ou harceleuses »11. En juin 1999, larevue Psychologies consacre un dossier à la « vio-lence morale » qui accorde une place importante

    au harcèlement dans la sphère privée. Mais cestprincipalement le harcèlement au travail quiretient lattention. Le phénomène est dautantplus paradoxal que la partie sur le harcèlementen entreprise dans le livre de Marie-France Hiri-goyen a été surtout voulue par la maison dédi-tion et noccupe quun cinquième du livre. Lesneufs cas relatés concernent le secteur adminis-tratif, le commerce, la publicité et le conseil.Mais ce sont ces cas concrets qui vont fonction-ner comme un miroir. « À sa sortie, raconte uneavocate, des clients me téléphonaient et medisaient : Ce livre, cest moi 12. » Les courrierset les appels auprès des inspecteurs du travailvont rapidement faire allusion au « harcèlementmoral ». Des patients viennent voir des médecinsdu travail avec le livre sous le bras en disant : « Docteur, pas besoin de vous expliquer moncas. Lisez les passages que jai surlignés, cestmon histoire 13 ! »

    Les associations, le Netet les médias

    Le livre va tout dabord se faire connaître parle bouche-à-oreille et se diffuser dans les milieuxdes psychologues, des médecins du travail, desjuristes et chez les syndicalistes. Une pétitioncontre le harcèlement moral est lancée sur Inter-net, des associations de défense des victimesdéjà existantes ou centrées sur la souffrance au

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    10. Christophe Dejours, « Mai 68, travail et subjecti-vité : rendez-vous manqué ou détour nécessaire ? », Travailler.Revue de psychopathologie du travail et de psychodynamiquedu travail, n° 1, novembre 1998.

    11. Yvonne Poncet-Bonissol, « Parler pour identifier lesharceleurs », Psychologies, juin 1999.

    12. Rachel Saada, avocate, citée dans larticle de Cathe-rine Golliau, « La revanche des harcelés », Le Point, 22 mars2001.

    13. Philippe Davezies, cité par Vincent Olivier et AnneVidal, « Les nouveaux risques du travail », LExpress, 15 mars2001.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 154

    travail reprennent à leur compte la notion deharcèlement moral, dautres se créent spécifi-quement autour de ce thème dans différentesvilles. Sinspirant directement du livre de Marie-France Hirigoyen, elles veulent accueillir, écou-ter, conseiller et informer les personnes en difficulté. Elles mettent en place des perma-nences daccueil et se mobilisent pour obtenirla reconnaissance du harcèlement moral commedélit. Certaines agissent surtout dans le domainedu conseil, de la prévention, de la formation,dautres se présentent comme des associationsde « victimes pour les victimes » et affichentles témoignages sur leur site Internet. Cestdabord au sein de ces milieux et par ces réseauxque le livre se diffuse avant dêtre repris par lesmédias.

    En janvier 1999, Le Nouvel Observateurpublie un premier dossier : « Ces collègues etpatrons qui vous rendent fous. » En février 2000,il récidive plus explicitement avec un gros titreen couverture : « Harcèlement moral : commentdire non ». Lhebdomadaire annonce en mêmetemps une enquête dans les entreprises avec lémission « Envoyé spécial » de France 2 qui luiconsacre un reportage : « Les salariés de la peur ». Le harcèlement moral, peut-on lire dansLe Nouvel Observateur, est devenu le « mot éten-dard de la souffrance psychologique au travail :la devise de la riposte ». Le ton du dossier estvolontiers justicier : « Pour que les centaines demilliers de victimes de la psychoterreur nese claquemurent plus. Pour quelles contre-attaquent. Quelles demandent des comptes auxsocial killers » Le dossier passe en revue lestechniques et les procédures du harcèlementmoral « pour que ceux qui trinquent encore nesubissent plus. Pour quils sortent de lépreuve la tête haute. Réhabilités ». En juin 2000, le men-suel Rebondir 14 lance à son tour sa campagne :

    « Harcèlement moral, ripostez ! » en invitant à « harceler les harceleurs ». De multiples conseilssont fournis sur les attitudes à adopter : « Nagis-sez pas de manière impulsive et prenez le tempsde réfléchir à ce qui vous arrive », « ne vous lan-cez pas dans la bagarre seul, vous êtes pratique-ment sûr déchouer », « accumulez les preuves ettémoignages », « relevez toutes les erreurs, man-quements au Code du travail et autres écarts devotre harceleur, bref adoptez la tactique duchercheur de poux »15 Juristes et avocatssont mis à contribution. On indique les procé-dures juridiques à entamer, les modèles de lettres recommandées à adresser à la direction, àlinspection du travail, mais aussi en vue dunerequête au tribunal administratif, dune plainteauprès du procureur de la République. Le jour-nal lance en même temps une campagne designatures pour que « lAssemblée nationale légi-fère et quune loi définissant et sanctionnant leharcèlement moral soit rapidement votée, dans le prolongement naturel de celle concernant leharcèlement sexuel 16 ». Six députés (trois dedroite et trois de gauche) ont signé lappel et leslecteurs sont invités à faire comme eux. Lédito-rial du magazine est net et sans appel : « Quandune méthode est immorale, elle mérite de deve-nir illégale 17. »

    Par un effet boule de neige, lensemble dela presse se penche sur le harcèlement moral etlui consacre de nombreux articles. La plupart des journaux développent le même schéma :

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    14. Fondé en janvier 1993, Rebondir se veut le « véritablepartenaire de lévolution professionnelle des salariés » enfournissant dans ses numéros de multiples conseils et offresdemploi. Son tirage se situe autour de 100 000 exemplaires.

    15. « Les attitudes à adopter, les erreurs à éviter », Rebon-dir, n° 85, juin 2000.

    16. « Appel pour une loi contre le harcèlement moral »,Rebondir, n° 85, juin 2000.

    17. Éric Le Braz, « Cest pas de la parano ! », Rebondir,n° 85, juin 2000.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 155

    référence au livre de Marie-France Hirigoyen,témoignages de victimes et conseils divers avecadresses dassociations. Les cas relatés dans lesjournaux sont souvent poignants et rejoignentceux du livre de Marie-France Hirigoyen. Lasituation vécue est décrite comme un « enfer »,un « calvaire », un « long supplice » et les effetssemblables : nausée avant daller au travail,angoisse, « peur au ventre », insomnies, troublesdigestifs, dépression, voire tentatives de suicideLes mots employés sont les mêmes : « pression »,« mépris », « humiliation », « brimades », proposagressifs et injurieux, allusions ordurières à la vieprivée, « mise à lécart », « mise au placard », « bouc émissaire » Comment mettre en doutela parole des victimes et rester insensible à leurdouleur ? Le lecteur na dautre choix que celuide compatir en silence. Les situations et lestémoignages sont publiés tels quels, sans lombredun recul réflexif ou de la prise en considérationdun autre point de vue que celui de la victime.Lidentification émotionnelle du lecteur peutjouer à plein.

    L« écoute de la souffrance » devient unmaître mot. La litanie des victimes appelées parleur prénom sétale dans les journaux qui se lan-cent dans une sorte de concurrence pour publierles situations et les témoignages des « harcelés »qui font sensation. Les cas sont divers, mais lacatégorie de harcèlement moral fédère le tout. « Les victimes parlent », « un voile est enfin levé »,cest la « fin dun nouveau tabou », ces formulesreviennent dans les différents médias qui sem-blent faire uvre de libération. La lutte contre le« harcèlement moral » rejoint celle contre le har-cèlement sexuel, les viols, la pédophilie dansla volonté de transparence et de justice. La for-mule « harcèlement moral » libère : « Elle autorisemaintenant une foule dhommes et de femmesamochés par la psychoterreur, parfois réduits

    à létat de zombies, confie un médecin du tra-vail, à relever un peu la tête. À faire face. Àdemander des comptes 18. » Et les victimes peu-vent dautant plus se déculpabiliser que le phé-nomène est devenu médiatique.

    Les témoignages publiés dans les journauxrejoignent lexpression débridée de la subjecti-vité qui sétale dans nombre démissions de radioet de télévision. Les témoignages se font écholes uns aux autres formant comme une longueplainte qui semble émaner dune société toutentière souffrante et victime. Les victimes separlent et parlent aux autres dans un jeu demiroirs mortifère qui paraît sans fin. Elles expo-sent publiquement leur souffrance en voulantêtre écoutées et reconnues, en même tempsquelles dénoncent et exigent réparation. Lex-pression de la souffrance rencontre la compas-sion associative et médiatique, et, par une sortedimitation contaminante, nombreux sont ceuxqui peuvent se sentir aussi des victimes, sachantdésormais que lexpression de leur souffrance estvalorisée socialement. Les associations, Internetet les médias jouent le rôle damplificateur et derelance en sadressant à lÉtat pour quil légifèreau plus vite.

    En un an, le « harcèlement moral » est devenulemblème dun mal-être qui paraît concernerlensemble de la société. Lannée 2000 marqueun point culminant. Le parti communiste pré-pare un projet de loi sur le harcèlement, les réunions et colloques se multiplient, des avocatsdu travail et des psychologues se spécialisentdans ce domaine, de nouveaux livres parais-sent Le harcèlement moral est devenu un cré-neau porteur pour de nombreux thérapeutes etjuristes qui peuvent se faire un nom et quelque

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    18. Guillaume Malaurie, « Harcèlement moral au travail :la riposte », Le Nouvel Observateur, 24 février 2000.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 156

    argent. Les associations de victimes elles-mêmesse disputent le monopole et le label du harcèle-ment, faisant tout pour être reconnues commedes partenaires privilégiés des pouvoirs publicset obtenir des subventions. Pour les promoteursdu « harcèlement moral », ce succès inattendu estvenu confirmer lampleur du phénomène. Maisde quoi, au juste, parle-t-on ?

    Une notion fourre-tout

    Le « harcèlement moral » est vite devenu uneexpression fourre-tout. Les médias sappuientsur la « parole de la victime » comme garantedes faits relatés et ne fournissent guère de définitionprécise du harcèlement. Dans ce vaste pano-rama médiatique, des comportements ignoblescôtoient des attitudes qui pourraient releverdune surcharge de travail ou de maladresses dumanagement, ou encore de directives liées aufonctionnement, somme toute banal, de lentre-prise. Le harcèlement est devenu le symptômedun malaise multiforme au sein des entrepriseset des services publics dont il est difficile de dis-tinguer les différents éléments. Des méthodes demanagement peu reluisantes sont vite qualifiéesde harcèlement : discriminations à lembauche,surveillance des salariés et des représentantssyndicaux, pressions pour acculer les salariés àla faute professionnelle et leur faire sentir quilssont devenus indésirables, notamment lors desfusions et restructurations Mais ces méthodes,pour condamnables quelles soient, ne sont pasramenables à la relation dun agresseur perverset de sa victime. Loin de se complaire dans unerelation destructrice, elles cherchent au contraireà se débarrasser des salariés au plus vite.

    Le harcèlement moral est également devenusynonyme de pression, dintensification du tra-vail, de dégradation des conditions de travail

    et le stress considéré comme une de ses preuvesmanifestes. Dans ces conditions, comment faireclairement la différence entre lagresseur etlagressé ? Quand lentreprise est en mauvaiseposture ou doit fermer, le harceleur désigné nemanquera pas de faire valoir quil subit lui-même une pression « harcelante » de sa direction.Il peut être aussi plus simplement un mauvaisgestionnaire ou un relais servile de sa propre hié-rarchie, elle-même sous pression. Le problèmese complique encore du fait quune bonne partiedes cas dits de harcèlement némanent pas desdirections et des hiérarchies, mais de collègueset de clients Qui est le bourreau et qui est lavictime dans cette dénonciation sans fin ? Fina-lement, chacun nest-il pas amené, à un momentou à un autre, à harceler son voisin ?

    La dénonciation peut vite se retourner contreles dénonciateurs. Et les dirigeants, agresseursréels ou supposés, peuvent se penser à leur tourcomme harcelés par des salariés tire-au-flanc.Des patrons nont pas manqué, du reste, de lefaire savoir en retournant la question : « Qui har-cèle qui ? » : « Quand on demande trois fois parjour à un collaborateur de faire quelque chosequil na pas fait, on le harcèle 19. » Et de seposer à leur tour en victimes du harcèlementdes grèves, des salariés vindicatifs et des syndi-cats : « On ne compte plus les chefs dentrepriseatteints de dépression nerveuse, malades destress, isolés et impuissants face à une meuterevendicatrice. [] Qui dira lépuisement psy-chologique du patron victime de tracts syndi-caux, nommément désigné, parfois diffamé,accusé de toute la misère de lentreprise ? » Danscette même logique patronale, on nhésitera pasà parler de « harcèlement » de ladministration,

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    19. Sophie de Menthon, « Qui harcèle qui ? », Les Échos,20 novembre 2000.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 157

    des contrôles Ursaff et fiscaux, et de toute formedintervention étatique

    Parmi les syndicalistes, les termes « harcèle-ment moral » suscitent encore la méfiance et lonen fait usage avec précaution. La notion, déclareun responsable de la C.F.D.T., est devenue un « mot-valise » qui amalgame toutes sortes de situa-tions 20. Mais dans le même temps, au terme de sapropre enquête, la C.F.D.T. nen dégage pasmoins « trois types de situations relevant duharcèlement moral » : le management par lestress érigé en politique dentreprise, la déficiencede management, et le « harcèlement horizontal »entre personnes de même niveau hiérarchique ouau sein dune équipe. Dans Le Guide délu dentreprise, « Contre le harcèlement moral au tra-vail »21, la C.F.D.T. établit une typologie dessituations de harcèlement moral au travail etdresse une liste détaillée de ses agissementsconstitutifs. Le harcèlement moral nest pas seu-lement un mot-valise, cest aussi un mot collantdont on ne se débarrasse pas si facilement.Comme le bout du sparadrap du capitaine Had-dock dans un livre dHergé, il colle toujours aubout des doigts ou alors on le repasse à son voi-sin avant quil ne vous revienne.

    À dire vrai, les syndicats sentent bien quilsont affaire à un phénomène quils ne parvien-nent pas à intégrer dans leurs schèmes de penséeet daction. Ils nont pas été les initiateurs dela critique et la mobilisation autour de ce thèmeleur a échappé largement. Leur embarras estmanifeste. Peu habitués à recevoir et à traiter des cas dits de harcèlement, les syndicalistes sesont trouvés bousculés, ne sachant trop quoifaire. Le syndicaliste ne se doit-il pas, lui aussi,d« accueillir et écouter la souffrance » ? Et sil nepeut se substituer au thérapeute, ne doit-il pasdésormais apprendre à travailler avec lui ? Lesquestions posées par lU.G.I.C.T.-C.G.T. mar-

    quent bien cette difficulté : « Comment accueillirles victimes qui ont un fort besoin découte ? Etcomment procéder pour que cet accueil et cetteécoute débouchent sur laction syndicale ? » Lesréponses à ces questions sont loin dêtre évi-dentes. Laccueil des victimes suppose un doigtéet une compétence que na pas nécessairement le militant. La C.G.T. affirme la nécessité de « reconstruire du collectif à partir dun tempsdaction qui est un temps de déculpabilisationpar la socialisation de la parole22 ». Mais le « har-cèlement moral » ne sy prête pas forcément. Lesréunions collectives organisées autour du harcè-lement donnent souvent lieu à une prise deparole des victimes difficilement maîtrisables etrécusables. Lexpression débridée de la souf-france a tendance à se clore sur elle-même etrend difficile tout discours sur les causes « objec-tives » et la nécessité dune riposte collective.Comment éviter une « victimisation » qui, loin dedéboucher sur laction syndicale, développe unclimat délétère ?

    La notion de harcèlement moral se prêtedautant mieux à de multiples usages quelle estfloue et globalisante. Elle peut servir dargumentdautorité dans les débats en se situant toujoursdu bon côté (celui de la victime) et en culpabi-lisant tout contradicteur. Elle fournit à boncompte une explication simple à de multiplesconflits et présente lavantage de renvoyer toutecontradiction à une dimension psychologiquecachée dont seuls les spécialistes ou les initiésont connaissance. Bien plus, cette notion centrée

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    20. Jean-Paul Peulet, secrétaire confédéral C.F.D.T.,dans « Harcèlement au travail et citoyenneté au travail », col-loque de novembre 2000, compte rendu établi par Annie-Charlotte Giust et Claudine Supiot, Développements, n° 26,avril 2001.

    21. Paris, Publications Célidé, 2001.22. Serge Dufour, dans « Harcèlement au travail et

    citoyenneté au travail » (colloque de novembre 2000), op. cit.

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 158

    sur la relation duelle peut constituer un nouvelespace pour la perversion au nom même de lalutte contre le harcèlement. Il nest pas besoindêtre grand psychologue pour penser quil estde la nature de la perversion de savancer mas-quée et quun mode de raisonnement para-noïaque trouve là un terrain de délectation. Dans cette logique, le « harcèlement moral » peutparaître sans fin en étant alimenté par la problé-matique même de sa critique qui tend à résumerla question à une relation de face-à-face et placele problème sur un plan moral et victimaire. Lacréatrice de cette notion sen est du reste rapi-dement rendu compte quand elle a vu affluerdans son cabinet des individus dont les ressortspsychologiques cadraient mal avec celui de lin-nocente victime dont il fallait écouter la souf-france et faire prévaloir les droits. Une fois lancéedans lespace public, la notion de harcèlementmoral est vite devenue immaîtrisable, au granddam de Marie-France Hirigoyen, qui multiplieles interviews et les interventions pour tenter declarifier les choses. Mais au-delà du brouillagemédiatique, nest-ce pas la notion même qui esten question ?

    Comment « démêler le vrai du faux » ?

    Deux ans après Le Harcèlement moral, devenuun best-seller, Marie-France Hirigoyen publie unsecond livre centré cette fois sur le travail :Malaise dans le travail, au sous-titre explicite :Harcèlement moral : démêler le vrai du faux 23. Cesecond livre ne connaîtra pas le succès du pre-mier, tout en parvenant à une diffusion qui sortde lordinaire (31 000 exemplaires vendus en2002 et des traductions en cours). Face à laconfusion, Marie-France Hirigoyen veut « restertrès rigoureuse sur le terme harcèlement moralpour éviter les amalgames », « distinguer ce qui

    est du harcèlement moral de ce qui nen est pas »,« repérer les plaintes abusives »24. Pour cela, ellesappuie sur de nouveaux cas cliniques et surles 193 réponses exploitables au questionnairequelle a envoyé à 350 lecteurs qui lui avaientadressé leurs témoignages. Lauteur rappelle unedonnée de base essentielle quelque peu passéesous silence dans la dénonciation du harcèle-ment : lexistence de contraintes professionnelleset de pressions légitimes de lencadrement. Elleprend également soin de distinguer le harcèle-ment moral du stress, de la pression au travail, de la maltraitance managériale, du conflit ouvertou de la simple mésentente. Et de rappeler defaçon systématique les traits principaux qui,selon elle, spécifient le phénomène : répétition etdurée de lagression, caractère occulte du pro-cessus, volonté de nuire et atteinte à la dignité dela personne. La prise de position morale est réaffirmée sans ambiguïté : « Il sagit effective-ment de bien et de mal, de ce qui se fait et de cequi ne se fait pas, de ce quon estime acceptabledans notre société et de ce quon refuse » (p. 11).Enfin, si une loi contre le harcèlement lui paraîtnécessaire, Marie-France Hirigoyen met en gardecontre les déviations possibles : un pervers peuttoujours accuser celui quil veut disqualifier et ilimporte de respecter la présomption dinno-cence. Laccent est avant tout porté sur la pré-vention collective et la médiation au sein desentreprises et des administrations : formation delencadrement et de spécialistes, conférenceset réunions dinformation et de sensibilisation,rédaction dune charte sociale regroupant lesdispositions concernant le harcèlement moral, leharcèlement sexuel et les discriminations

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    23. Marie-France Hirigoyen, Malaise dans le travail.Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, Paris, Syros, 2001.

    24. Ibid., p. 6 (désormais la mention des pages citées estdonnée entre parenthèses dans le texte).

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 159

    Dans la prise en compte des situations de travail et dans les solutions préconisées, ce livrese rapproche du Mobbing de Heinz Leymann. Ilmarque une nouvelle étape dans linterprétation,mais la cohérence avec ce qui a été écrit dans lepremier ouvrage ne va pas de soi. Après avoirdressé un tableau fort détaillé de lagresseur etde lagressé dans Le Harcèlement moral, Marie-France Hirigoyen insiste plus particulièrementcette fois sur les erreurs à éviter : « Il ne faudraitpas séparer le monde en deux avec dun côté lesméchants pervers et de lautre les victimes inno-centes. Même sans malveillance, nous pouvonstous, dans certains contextes, face à certainespersonnes avoir des attitudes perverses. Ce quipose problème, ce nest pas lindividu lui-même,mais un certain type de comportements quil faut dénoncer » (p. 203). En fait, nous dit-elle, ilexiste de fausses victimes qui sont elles-mêmesperverses, la différence entre la vraie et la faussepouvant se reconnaître à la « tonalité générale dela plainte » : alors que les vraies victimes sinter-rogent, doutent, cherchent à sortir de leur mal-heur, les fausses victimes perverses nont nulquestionnement sur elles-mêmes et se complai-sent dans une position victimaire. Il ne faut doncpas se fier trop vite aux apparences. Ce qui exté-rieurement peut ressembler à du harcèlementmoral nen est pas forcément. Ainsi les petitschefs stressés, les névrosés anxieux, les « diri-geants caractériels », les « personnalités obsession-nelles » sont destructeurs sans avoir forcémentla volonté de nuire. Quant aux « individus nar-cissiques », ils nont pas de façon répétée descomportements pervers, mais ils peuvent néan-moins déraper si le contexte sy prête. Au boutdu compte, le harcèlement moral est spécifique-ment le fait d« agresseurs malveillants ». À lalecture de ce second livre, ces derniers semblentplus difficiles à repérer et finalement moins

    nombreux que le premier la laissé supposer. Lesdescriptions faites sont si méticuleuses quon sedit quil faut vraiment être un spécialiste pourpouvoir identifier clairement le phénomène, etles précisions multiples qui sajoutent tout aulong des pages naident pas vraiment le lecteur àsy retrouver. Les caractéristiques du harcèle-ment moral, souligne-t-elle, ont trait au refus dela différence, à la peur, à lisolement, à la pertede sens Lauteur distingue également le harcè-lement « vertical descendant » (venant de la hié-rarchie), horizontal (venant des collègues), mixte(hiérarchie et collègues), ascendant (venant dunou de plusieurs subordonnés). Elle dresse uneliste de quarante-cinq agissements hostiles sousforme ditems qui vont des « atteintes aux condi-tions de travail » (17 agissements recensés) à la« violence verbale, physique ou sexuelle » (8), enpassant par l« isolement et le refus de la commu-nication » (9) et l« atteinte à la dignité » (11)(pp. 88-89). De quoi fournir aux victimes desrepères pour sy retrouver ? À force de vouloirse démarquer des dérives et dintroduire de mul-tiples précisions, Malaise dans le travail donnelimpression dune sorte de louvoiement, commesi lauteur voulait signifier quon la mal comprise,tout en ne reconnaissant pas clairement que sonpremier livre prête à malentendus.

    Loin de dissiper léquivoque, ce second livretouffu a plutôt tendance à la renforcer en ren-dant la notion de harcèlement moral encore unpeu plus élastique et englobante. Après avoircentré la question du harcèlement moral surune relation perverse, Marie-France Hirigoyenexplore désormais les « franges » du harcèlementmoral qui, indique-t-elle, doivent permettre dedépasser la « dialectique trop réductrice du bour-reau et de la victime, en tenant compte ducontexte » (p. 6). La définition donnée est désor-mais centrée sur le travail : « Le harcèlement

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 160

    moral au travail se définit comme toute conduiteabusive (geste, parole, comportement, atti-tude) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa systématisation, à la dignité ou à lintégritépsychique ou physique dune personne, mettanten péril lemploi de celle-ci ou dégradant le cli-mat de travail » (p. 13). Le « harcèlement moral »apparaît décidément comme une notion diffici-lement saisissable, oscillant sans cesse entre desmenus détails et des formulations très généralesqui ouvrent un large champ dapplication.

    Une nouvelle approchedu travail en entreprise

    Le thème du harcèlement moral opère en faitun changement dans labord des problèmes enentreprise plus important quil ny paraît. Lessituations de travail en entreprise sont habituelle-ment analysées en termes de facteurs « objectifs »et de processus (technologiques, économiques,sociaux) dont on sefforce danalyser la logiqueet les effets (bénéfiques ou non) pour ceux quitravaillent. Dans la problématique du harcèle-ment, la conduite individuelle est désormais pre-mière. Elle est analysée psychologiquement etjugée moralement bonne ou perverse, les fac-teurs objectifs ayant désormais le statut de « contexte » ou d« instruments » au service duneintentionnalité. Envisagées comme résultantdune intention malveillante, rangées dans lacatégorie des « agissements hostiles », la dégra-dation des conditions et des rapports de travail,la charge et lintensification du travail peuventalors être mises sur le même plan que la « vio-lence physique ou sexuelle » ou l« atteinte à ladignité ».

    En termes de références, la souffrance indi-viduelle relaie lexploitation et laliénation destravailleurs, la psychologie et la morale prédo-

    minent sur lanalyse économique et sociale, et lechangement des mentalités se substitue au chan-gement de société. Les anciens schémas dap-partenance et daction collective sont éludés. Làoù primait lappartenance en termes de classe,de profession ou de collectif de travail, lindi-vidu est une référence première et sa souffrancesubjective devient le levier dune action morale.Le conflit change pareillement de statut. Il nemet plus aux prises des catégories profession-nelles et sociales particulières aux intérêts diffé-rents ou contradictoires, mais des individus auxbonnes ou aux mauvaises intentions et conduites.Dans la problématique du harcèlement, le conflita, si lon peut dire, une fonction de prévention etdes vertus thérapeutiques pour la santé men-tale : il permet dévacuer le stress et les frustra-tions, de mettre en commun ses difficultés etden parler, rétablissant léquilibre au sein ducollectif et évitant lapparition des phénomènesde harcèlement. Le conflit joue ainsi le rôle pré-ventif permettant de faire apparaître le non-dit et de réguler le collectif. Et pour quil en soitainsi, lintervention dune nouvelle catégorie demédiateurs-thérapeutes dans les entreprises estindispensable. Thérapie, management et forma-tion se rejoignent dans la lutte contre le harcèle-ment. Il est du reste frappant de constater danstoute une littérature du conseil en entreprise lemélange de plus en plus fréquent dun vocabu-laire clinique, dun jargon issu du milieu des for-mateurs, avec un langage managérial et un styletrès militant.

    Ce qui se trouve en jeu, cest la place quoc-cupent ces spécialistes et ces associations qui sedisputent le créneau de la « souffrance au tra-vail » dans lentreprise : ils tendent, de fait, àjouer un rôle de médiation que des syndicatsaffaiblis et absorbés dans des logiques institu-tionnelles assurent tant bien que mal. Certains

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard

  • 161

    militants de ces associations ne sont dailleurspas loin de penser que les syndicats ont fait leurtemps ou quils sont si mal en point quilsdevraient tout bonnement changer leur menta-lité, se centrer sur la « souffrance au travail » etformer leurs militants en conséquence. La notionde harcèlement moral est ainsi à la fois le symp-tôme et le vecteur de la pénétration de nouveauxmodes de pensée et daction dans les milieuxprofessionnels et plus largement. La subjectivitésouffrante, qui antérieurement demeurait dans

    lespace privé ou feutré des cabinets de théra-peutes, devient linstrument public dun militan-tisme thérapeutique et médiatique qui sommelÉtat dagir au plus vite par la loi.

    Jean-Pierre Le Goff.

    La seconde partie de cet article « Vers un nouvelimaginaire des rapports sociaux » paraîtra dansnotre prochain numéro.

    Jean-Pierre Le GoffQue veut dire

    le harcèlement moral ?

    Doc

    umen

    t tél

    écha

    rgé

    depu

    is w

    ww

    .cai

    rn.in

    fo -

    ucl

    -

    - 13

    0.10

    4.11

    9.66

    - 2

    7/06

    /201

    1 12

    h19.

    © G

    allim

    ard

    Docum

    ent téléchargé depuis ww

    w.cairn.info - ucl - - 130.104.119.66 - 27/06/2011 12h19. ©

    Gallim

    ard