pouchkine - eugene oneguine

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Alexandre Pouchkine (Пушкин Александр Сергеевич) 1799 — 1837 EUGÈNE ONÉGUINE (Евгений Онегин) 1825-1832 Traduction d’Ivan Tourgueniev et Louis Viardot parue dans la Revue nationale et étrangère, t. 12 & 13, 1863. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Onguine

Alexandre Pouchkine

( )

1799 1837EUGNE ONGUINE

( )

1825-1832

Traduction dIvan Tourgueniev et Louis Viardot parue dans la Revue nationale et trangre, t. 12 & 13, 1863.TABLE

5CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.29CHAPITRE III.47CHAPITRE IV.67CHAPITRE V.86CHAPITRE VI.104CHAPITRE VII.123CHAPITRE VIII.146

Ce nest pas nous quil appartient de dcider si Pouchkine imitant Byron est suprieur Pouchkine imitant Shakspeare. Mais nous pouvons constater quen Russie le roman-pome appel Ievguni (Eugne) Onguine passe gnralement pour le chef-duvre de son auteur.

Ce roman-pome fut compos diffrentes poques et publi en divers fragments. Ainsi le premier chapitre parut en 1823 et le dernier en 1831. N au mois de mai 1799, Alexandre Pouchkine avait crit, en 1820, une Ode la Libert. Lempereur Alexandre Ier vit un crime dtat dans cette posie de collge. Il en condamna le jeune auteur tre enferm le reste de sa vie, comme un moine prvaricateur, dans le couvent disciplinaire de Solovetsk, situ sur un lot de la mer Blanche, au del dArchangel. Lhistorien Karamsine, qui Pouchkine ddia plus tard son drame de Boris Godounoff, prit piti du jeune pote et le sauva: il obtint que sa rclusion perptuelle ft commue en exil. Pouchkine fut dabord envoy Kichenef, en Bessarabie, puis Odessa, puis son village de Mikhalovsko, dans le gouvernement de Pskof, o il resta jusqu lamnistie accorde par lempereur Nicolas, en 1826, propos de son couronnement.

Le pome dOnguine se ressent de la diversit des lieux, des poques et des situations o furent composes les diffrentes parties de luvre. Lorsque Pouchkine en crit le premier chapitre, presque au sortir des bancs de lcole, il est encore imbu des posies lgres franaises du dix-huitime sicle, trs la mode en Russie depuis la grande Catherine et les petits soupers de lErmitage; mais lorsque, plus tard et confin dans son village, il tudie avec passion les Allemands et les Anglais, Goethe, Schiller, Shakspeare, Walter Scott et Byron, son pome prend un nouveau caractre, acquiert un nouveau souffle, en mme temps que Pouchkine, prenant lui-mme de la maturit, acquiert de la force et du got. (Note des traducteurs.)Ptri de vanit, il avait encore plus de cette espce dorgueil qui fait avouer avec la mme indiffrence les bonnes comme les mauvaises actions, suite dun sentiment de supriorit peut-tre imaginaire.

(Tir dune lettre particulire .)CHAPITRE PREMIER.

I

Ds quil tombe srieusement malade, mon oncle professe les principes les plus moraux. Il a pu se faire estimer, sans pouvoir inventer rien de mieux. Son exemple est une leon. Mais, grand Dieu! quel ennui de rester nuit et jour auprs dun malade sans le quitter dun seul pas! Quelle basse perfidie que damuser un moribond! darranger ses coussins, de lui prsenter avec recueillement ses remdes, de pousser de gros soupirs, en mme temps que lon pense part soi: Quand donc le diable temportera-t-il?

II

Ainsi se disait, entran par des chevaux de poste, dans des flots de poussire, un jeune tourdi que les arrts de Jupiter destinaient devenir lhritier de tous ses parents. Amis de Rouslan et Ludmila, permettez que, sans plus de prambule, je vous fasse faire la connaissance du hros de mon roman. Onguine, mon camarade, est n sur les bords de la Nva, o peut-tre aussi vous tes n, ou bien o vous avez brill, lecteur. Moi aussi je my suis promen, mais le climat du Nord me semble nuisible.

III

Ayant servi dune faon exemplaire, le pre dOnguine ne vivait que de dettes. Il donnait trois grands bals chaque hiver, et il finit par se ruiner. Mais le destin veillait sur son fils Eugne. Dans son enfance, une madame prit soin de lui; puis un monsieur la remplaa. Ce monsieur, pauvre abb franais, pour ne point tourmenter lenfant, lui apprit tout en plaisanterie; il ne lennuyait point dune morale trop svre, le grondait doucement de ses fredaines, et le menait promener au Jardin dt.

IV

Quand vint pour Onguine lpoque des orages de la jeunesse, des esprances immodres et des tendres rveries, M. labb fut congdi! Voil mon Onguine libre comme lair. Les cheveux coups la dernire mode, habill comme un dandy de Londres, il fit dans le monde son entre. Il parlait et crivait fort bien le franais, dansait correctement la mazourka, et saluait avec grce. Que faut-il de plus? Le monde dcida quil tait charmant et plein desprit.

V

Nous avons tous, par petites bribes, appris fort peu de choses et fort mal, de sorte quil nest pas difficile, grce Dieu, de briller chez nous par lducation. Onguine tait, de par la dcision dune foule de juges comptents et svres, un garon plein de science, mais pdant. Il avait lheureux talent de tout effleurer dans une conversation; de garder le silence, avec lair profond dun connaisseur, dans une discussion srieuse, et dexciter le sourire des dames par un feu roulant dpigrammes inattendues.

VI

Le latin est pass de mode aujourdhui. Aussi, vrai dire, savait-il juste assez de latin pour dchiffrer une pigraphe, pour donner son opinion sur Juvnal, pour mettre Vale la fin dune lettre, et, dans les grandes occasions, pour citer, non sans fautes, deux vers de lnide. Il navait aucun got pour fouiller la poussire chronologique des lgendes humaines; mais toutes les anecdotes des temps passs, depuis Romulus jusqu nos jours, taient graves dans sa mmoire.

VII

Nayant jamais eu la passion trange duser sa vie la recherche de vains sons, il ne put jamais, malgr tous nos efforts, distinguer un dactyle dun sponde. Il se moquait dHomre, de Thocrite; mais, en revanche, il prisait fort Adam Smith. Il tait un profond conomiste, cest--dire quil savait raisonner sur les causes de la richesse dun tat, et dire comment cet tat subsiste, et pourquoi il na nul besoin dor quand il a des produits naturels. Son pre ne put jamais le comprendre, et continua engager ses biens.

VIII

Inutile dajouter tout ce que savait encore Onguine. Mais en quoi il avait un vrai gnie, ce quil savait mieux que toute autre science, ce qui avait t pour lui, ds sa jeunesse, un travail, un tourment, une jouissance, ce qui occupait du matin au soir sa paresse inquite, ctait la science de la tendre passion qua chante Ovide, et pour laquelle il dut finir dans les souffrances sa vie brillante et orageuse, exil en Thrace, au fond des steppes dsertes, loin de sa chre Italie.

IX

..................

X

Oh! comme il savait feindre, cacher son esprance, montrer de la jalousie, faire croire et faire cesser de croire, prendre lair sombre et dsespr, paratre tantt fier et tantt docile, plein dattention ou plein dindiffrence! comme il savait garder un silence langoureux ou dvelopper une loquence enflamme! comme il savait donner une heureuse ngligence aux effusions de cur de ses lettres! comme il savait navoir quune pense, quun but, soublier lui-mme! comme son regard, rapide ou tendre, timide ou hardi, savait loccasion se voiler dune larme obissante!

XI

Ah! oui, il savait paratre toujours nouveau, tonner linnocence par une lointaine allusion, leffrayer par un dsespoir de commande, lamuser par une aimable flatterie; il savait saisir linstant de lmotion, vaincre par le raisonnement ou la passion les prjugs de ladolescence, attendre la premire faveur involontaire, supplier, puis arracher laveu, appeler et faire rpondre le premier accent du cur, sobstiner dans sa poursuite, obtenir enfin une entrevue secrte, et triompher par la solitude et le mystre.

XII

Il avait su de bonne heure mouvoir mme le cur des coquettes de profession. La mdisance la plus acre tait ses ordres quand il fallait annuler des rivaux et les faire tomber dans ses filets; mais vous, heureux maris, vous restiez toujours ses amis. Tous le caressaient: et le rus disciple de Faublas, et le vieillard souponneux, et le majestueux tromp, toujours content de lui-mme, de son dner et de sa femme.

XIII. XIV

..................

XV

Il est encore au lit, que dj on lui apporte des billets. Quest-ce? des invitations, prcisment. Dans trois maisons il est pri pour la soire. L, un bal; ici, une fte denfants. O ira-t-il? par o commencera-t-il? Eh bien, il ira partout. Cela dcid, en toilette du matin, un large bolivar sur la tte, Onguine part pour le boulevard de lAmiraut, et sy promne nonchalamment jusqu ce que sa vigilante montre de Brguet ait marqu lheure du dner.

XVI

Dj la nuit vient; il se jette dans un traneau, et le cri de gare! gare! retentit. Son collet de poil de castor sargente dune fine poussire glace. Il arrive chez Talon, sr que Kavrine ly attend. Il entre, et le bouchon saute au plafond; le vin de la comte jaillit. Il entre, et voici dj devant lui le roastbeaf saignant, et les truffes chres au jeune ge, et toute la fleur de la cuisine franaise, et linaltrable pt de Strasbourg, entre le succulent fromage de Limbourg et lananas aux flancs dors.

XVII

La soif demande encore des verres pour arroser la graisse brlante des ctelettes; mais le son de la pendule annonce quun nouveau ballet vient de commencer. Lgislateur exigeant de la scne, adorateur inconstant des sduisantes actrices, citoyen mrite des coulisses, Onguine slance vers le thtre, o chacun, srigeant en critique, tantt applaudit un entrechat, tantt siffle Phdre ou Cloptre, et toujours pour se faire remarquer.

XVIII

Sjour enchanteur! L, nagure, brillait le hardi matre de la satire, lami de la libert, von Wiesin, et le facile imitateur Kniajinine; l, Ozrof partageait avec la jeune Smnof le tribut des larmes et dapplaudissements arrach tout le public; l, notre Katnine a ressuscit le mle gnie de Corneille; l, le piquant Chakovsko a lch le bruyant essaim de ses comdies; l, Didelot sest couronn de gloire; l, l, lombre des coulisses, mes jeunes annes se sont envoles rapidement.

XIX

mes desses! o tes-vous? qutes-vous devenues? coutez ma voix plaintive. tes-vous encore l, ou dautres beauts vous ont-elles succd sans vous remplacer? Entendrai-je encore vos chants? verrai-je encore le vol lger de la Terpsichore russe? Ou bien mon triste regard ne doit-il plus revoir les visages connus sur la scne plore par votre absence? Et, spectateur indiffrent du plaisir dautrui, sous mon lorgnon dsenchant, vais-je biller silencieusement en me rappelant mon pass?

XX

Le thtre est plein. Les loges rayonnent. Le parterre bouillonne et les stalles sagitent. Le paradis impatient bat des mains. La toile senvole. Alors, tincelante, arienne, obissant larchet magique, et entoure dun cortge de nymphes, parat Estomina. Rasant peine le sol dun pied agile, elle tourne lentement sur elle-mme, puis elle bondit, slance, slance comme un duvet quemporte le souffle dole, ploie et dploie sa taille, et frappe son pied de son pied rapide.

XXI

Tous applaudissent. Entre Onguine; il marche sur les pieds travers les fauteuils; il dirige, en faisant la moue, son double lorgnon sur les loges occupes par des dames inconnues; puis, aprs avoir parcouru tous les rangs de spectateurs, il se dclare fort mcontent de tout, des figures, des toilettes; il change des saluts avec les gentilshommes, jette un regard distrait sur la scne, se dtourne, et dit au milieu dun billement: Il est temps de les chasser tous; jai longtemps souffert les ballets, mais Didelot lui-mme me devient insupportable.

XXII

Les Amours, les Diables, les Dragons sautent et tournent encore sur la scne; les laquais fatigus dorment encore dans le vestibule sur les pelisses de leurs matres; on na pas encore cess de frapper des pieds, de tousser, de se moucher, dapplaudir; les quinquets brillent encore au dedans et au dehors du thtre; les chevaux, couverts de givre, continuent pitiner sur place, tandis que les cochers, autour des grands feux, maudissent les plaisirs de leurs seigneurs et se rchauffent les mains en se frappant les uns les autres; et dj Onguine a quitt le thtre. Il rentre la maison pour faire sa toilette.

XXIII

Peindrai-je, dans un tableau fidle, le cabinet solitaire o lexemplaire nourrisson de la mode shabille, se dshabille et se rhabille? Tout ce que lesprit mercantile de Londres nous apporte sur les flots de la Baltique en change de nos bois et de nos suifs; tout ce que le got insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos fantaisies, nos plaisirs; tout cela dcorait le cabinet dun philosophe de vingt ans:

XXIV

Ambre sur les grandes pipes de Constantinople; porcelaines et bronzes sur les meubles; cristaux facettes remplis dessences; peignes, limes en acier, ciseaux droits, ciseaux tordus, brosses de trente espces pour les ongles et pour les dents. Cela me fait penser que Rousseau na jamais pu comprendre comment laustre Grimm se permettait de se nettoyer les ongles en sa prsence. Le dfenseur de la libert et des droits, en cette circonstance, navait pas le sens commun.

XXV

On peut tre un homme raisonnable et avoir la manie de soigner ses mains. Ne disputons jamais contre lopinion du monde; la coutume est le seul despote sur la terre. Craignant par-dessus tout le blme qui sattache aux misres, Onguine tait trs-recherch dans sa toilette. Il tait capable de passer trois heures entre des miroirs, et il sortait de son boudoir semblable la pimpante Vnus, si, vtue dun habit dhomme, elle se rendait au bal masqu.

XXVI

Je pourrais, cette heure, occuper le monde savant par une description minutieuse dune toilette la dernire mode; mais, pantalons, fracs, gilets, ce sont des mots quon ne trouve pas dans la langue russe, et je vois dj, je lavoue ma honte, que mon pauvre style aurait pu se moins bigarrer de mots trangers. Mais il y a trop longtemps que je mai pu mettre le nez dans notre grand dictionnaire de lAcadmie.

XXVII

Nous avons autre chose faire. Partons plutt pour le bal, lecteur, o dj Onguine a galop dans une voiture de louage. Le long de la rue endormie, devant les maisons sombres, les doubles lanternes des voitures ranges la file laissent tomber sur la neige de petits arcs-en-ciel lumineux. Un splendide palais se dresse, tout illumin dun cercle de lampions. Des ombres passent sur les glaces sans tain des fentres. Ce sont des profils, tantt de femmes charmantes, tantt doriginaux la mode.

XXVIII

Notre hros est dpos sur le perron. Il passe rapidement devant le suisse, slance sur les degrs de marbre, et, bouriffant ses cheveux dun coup de main, il fait son entre. Le salon est plein de monde. La musique semble fatigue du tapage quelle a dj fait. Cest la mazourka qui retentit. Il y a foule et bruit partout. Les perons des officiers rsonnent; les petits pieds des dames volent sur le parquet, et des regards enflamms volent aussi sur leurs traces, tandis que le grincement des violons touffe mille sortes de murmures jaloux et caressants.

XXIX

Au temps des plaisirs et des dsirs irrsistibles, jtais fou des bals. Il ny a pas dendroit plus sr pour risquer une dclaration ou glisser un billet. vous, maris que je respecte prsent, faites attention mes paroles, car je dsire vous tre utile. Et vous aussi, mamans, prenez bien garde ce que font vos filles. Tenez vos deux yeux bien ouverts; sans cela, que Dieu vous garde! Je parle ainsi maintenant, parce quil y a longtemps que je ne pche plus.

XXX

Hlas! jai sacrifi une bonne part de ma vie de vains amusements. Mais si les murs nen souffraient pas trop, jaimerais les bals mme prsent. Je me plais la franche folie de la jeunesse, lclat, la joie, la foule presse, aux toilettes savantes des dames. Jadore leurs petits pieds; mais, par malheur, cest peine si vous trouveriez dans toute la Russie trois paires de jolis pieds de femme. Une surtout longtemps je nai pu loublier; triste et renfrogn que je suis, elle revient encore mon souvenir, et, jusque dans mon sommeil, jen entends le doux frlement.

XXXI

Insens! o, quand, dans quel dsert, pourras-tu donc oublier le pass? Et vous, pieds charmants, o tes-vous cette heure? o foulez-vous les fleurs du printemps? Choys dans la paresse orientale, vous navez pas laiss de traces sur la neige de nos tristes climats. Vous naimiez que le doux attouchement des moelleux tapis. Combien de temps y a-t-il que joubliai pour vous et la soif de la gloire dont je suis dvor, et la contre de mes pres, et lexil o je languis? Tout ce grand bonheur de mes jeunes annes a disparu comme la trace lgre laisse sur les champs queffleuraient vos pas.

XXXII

Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, je lavoue; mais le pied de Terpsichore est plus attrayant pour moi. Je laime, Elvina, sous les longues nappes des tables de banquet, au printemps sur lherbe des prairies, en hiver sur le fer des chemines, sur le parquet miroitant des salons, sur le granit des rochers qui bordent la mer.

XXXIII

Je me souviens dune mer souleve par louragan. Comme je portais envie aux flots qui accouraient se pressant lun lautre pour se coucher amoureusement ses pieds! Comme jaurais voulu venir avec les flots toucher de mes lvres ces pieds charmants! Non, jamais, au milieu des lans de ma jeunesse emporte, je nai souhait avec tant dardeur les lvres des jeunes Armides, ou les roses de leur visage! Non, jamais la passion navait si fortement branl mon me!

XXXIV

Je me souviens dun autre temps encore. Dans mes penses, je me vois tenant un heureux trier, et je sens le doux poids dun pied dans ma main. Mon imagination senflamme ce souvenir, et mon cur se met battre comme alors. Mais cest assez clbrer des coquettes sur ma lyre bavarde; elles ne valent ni les passions ni les chants quelles inspirent. Les paroles et les regards de ces enchanteresses sont trompeurs lgal de ces pieds que jai trop chants.

XXXV

Et mon Onguine! demi sommeillant, il retourne du bal dans son lit, tandis que tout Ptersbourg est dj rveill par le bruit de linfatigable tambour. Les marchands se lvent; un vendeur des rues a dj cri; lisvochtchik se dirige lentement vers la station de son attelage; la laitire, ses pots en quilibre sur lpaule, marche allgrement en faisant crier sous ses pas la neige compacte; les bruits agrables du matin sveillent; les volets souvrent; la fume des poles monte en spirale bleutre, et le boulanger, allemand ponctuel, coiff dun bonnet de coton, a plus dune fois ouvert son vasistas.

XXXVI

Cependant, fatigu des travaux du bal et changeant le jour en nuit, dort tranquillement dans une ombre heureuse lenfant gt du luxe et des plaisirs. Il se rveille aprs midi, shabille, et voil de nouveau prpare jusquau lendemain sa vie monotone et bigarre. Et demain sera ce qutait hier. Mais tait-il vraiment heureux, mon Onguine, libre, la fleur des plus belles annes, rassasi de conqutes brillantes et de plaisirs renouvels chaque jour? Lui servait-il quelque chose dtre toujours imprudent et toujours bien portant au milieu des festins?

XXXVII

Non. La sensibilit smoussa bientt en lui. Le bruit du monde le fatigua; les beauts ne furent plus lobjet constant de ses penses. Les trahisons mme finirent par le trouver indiffrent. Lamiti lennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas toujours arroser dune bouteille de Champagne des beafsteacks et des pts de foie gras, et semer des mots piquants lorsquil avait mal la tte. Et bien quil et le sang vif, il cessa de trouver du charme la perspective dune pointe de sabre ou dune balle de pistolet.

XXXVIII

Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khndra, sempara de lui peu peu. Il nessaya point de se brler la cervelle, mais il se refroidit compltement dans son amour de la vie. Un nouveau Childe-Harold, moiti farouche, moiti languissant, apparaissait dans les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait plus rien.

XXXIX XL XLI

..................

XLII

vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste. On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton nest pas mal ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en gnral leur conversation se compose de balivernes insupportables, quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si majestueuses, si pleines de science, si riches de pit, si mticuleuses et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre lennui.

XLIII

Et vous, faciles beauts que de rapides droschkis entranent, la nuit tombante, sur le mchant pav de Ptersbourg, vous aussi, Onguine vous abandonna. Rengat des jouissances bruyantes, il senferma dans sa maison. Il prit une plume, en billant, et voulut crire; mais tout travail suivi lui tait insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il ne put devenir membre de cette confrrie querelleuse que je ne juge point puisque jen fais partie moi-mme.

XLIV

Et de nouveau, ressaisi par le far niente, il se rassit devant sa table dans le louable projet de sapproprier lesprit dautrui. Il chargea les rayons de sa bibliothque dun bataillon de livres. Il lut, il lut, il lut et sans aucun profit. L lennui, ici la tromperie ou les rveries vaines; celui-ci na point de conscience, celui-l pas le sens commun. Et tous portent des chanes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le neuf ne fait que se traner dans les pas du vieux. Onguine abandonna les livres comme il avait abandonn les femmes. Et il recouvrit dun rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothque.

XLV

Ayant aussi rejet le joug des lois du monde; tant comme lui revenu de toute vanit, je fis cette poque la connaissance dOnguine. Sa physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstin aux rveries de limagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif et refroidi. Jtais aigri; il tait triste. Tous deux nous avions connu lorage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous deux nous tions rservs prouver la malignit de la fortune et des hommes, au matin mme de notre vie.

XLVI

Celui qui a vcu et qui a rflchi ne peut point, quoi quil fasse, ne pas mpriser les hommes dans son me. Celui qui a senti vivement est condamn tre hant par le spectre des jours qui ne peuvent revenir. Celui-l na plus denchantement; le serpent du souvenir le mord plus cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand charme la conversation. Au dbut, la langue dOnguine me troublait; mais bientt je mhabituai sa discussion envenime, sa plaisanterie assaisonne de fiel, la cruaut de ses sombres pigrammes.

XLVII

Combien de fois, au cur de lt, lorsque le ciel nocturne se dresse transparent et clair au-dessus de la Neva, et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidit, ne reflte pourtant pas le disque de Diane; combien de fois, rappelant les romans de la jeunesse et lamour envol, redevenus sensibles et insouciants, nous avons bu longs traits et en silence le souffle de la nuit bienfaisante! Ainsi quun forat transport pendant son sommeil dun sombre bagne dans un bois verdoyant, nous tions ramens par la mmoire vers les jeunes panouissements de la vie.

XLVIII

Lme pleine de je ne sais quels regrets, et appuy sur le granit des quais, Onguine se tenait rveur, ainsi que le pote sest peint lui-mme. Tout dormait tranquille. On nentendait que les cris que se renvoyaient les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain dun droschki traversant la Milionaa, tandis quun bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous charmait par un chant hardi qui sen levait avec le son du cor. Ctait doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse!

XLIX

flots de lAdriatique, rives de la Brenta, vous verrai-je avant de mourir? Et plein dun enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les chants magiques que vous entendez? Ils sont sacrs pour les fils dApollon. La lyre orgueilleuse dAlbion me les a fait connatre, et je sens quil y a entre eux et moi parent. Oui, je jouirai librement des nuits dores de lItalie, lorsque, glissant dans une gondole mystrieuse, aux cts dune jeune Vnitienne, tantt causeuse, tantt muette, mes lvres sauront trouver la langue de Ptrarque et de lamour.

L

Sonnera-t-elle lheure de ma dlivrance? Je lappelle, je lappelle. Jerre sur le rivage, jattends un vent favorable, je hle les vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres chemins de la mer, nayant plus lutter quavec les flots et les temptes? Il est temps que jabandonne ce monotone lment qui mest hostile, et que, berc sur les vagues brles du soleil, sous le ciel de mon Afrique je soupire au souvenir de ma sombre Russie, o jai souffert, o jai enterr mon cur, mais o jai aim.

LI

Onguine tait prt visiter avec moi des contres trangres; mais alors le destin nous spara pour longtemps. Ce fut cette poque que mourut son pre. Une troupe affame de cranciers vint fondre sur Onguine, qui, indiffrent son sort, hassant les procs et sachant bien quil ny perdrait pas grandchose, leur abandonna tout son hritage. Peut-tre prvoyait-il dj la mort de son oncle.

LII

En effet, il reut bientt une missive de lintendant lui annonant que son oncle tait alit, mourant, et quil dsirait lui faire ses derniers adieux. Ayant lu la triste ptre, Onguine partit en hte, et, tout en billant, il se prparait dj, comme nous lavons vu au dbut de ce roman, lennui et aux tromperies, lorsque, arriv au village de son oncle, il trouva le vieillard tendu sur la table funbre, offrande prpare la terre.

LIII

La maison tait pleine de monde. De tous cts taient venus amis et ennemis, tous galement amateurs des repas denterrements. On mit le dfunt en terre; les popes et les visiteurs mangrent et burent tout leur sol, puis se sparrent gravement comme sils avaient accompli une importante fonction. Voil notre Onguine devenu campagnard, matre absolu de fabriques, de bois, deaux, de terres. Lui, jusque-l lennemi de tout ordre, jusque-l dissipateur, il fut enchant de changer sa prcdente carrire contre quoi que ce ft.

LIV

Pendant deux jours, il trouva nouveaux les prs solitaires, la fracheur des bois ombreux, le murmure dun timide ruisseau. Le troisime jour, ces bois et ces prs ne loccupaient plus; puis ils lui furent indiffrents; puis il saperut bientt que lennui est le mme la campagne, bien quil ny ait ni rues, ni palais, ni bals, ni cartes, ni potes. La khndra lattendait lafft et se mit le suivre partout comme son ombre ou comme une femme trop fidle.

LV

Jtais n, moi, pour la vie tranquille, pour le calme du village. Dans la solitude retentit mieux la voix de la lyre, et les rves crateurs ont plus de fcondit. Vou des loisirs innocents, jaime errer sur les bords dun lac dsert, et je ne prends de loi que de ma paresse. Chaque matin je me rveille pour la voluptueuse jouissance de la libert. Je lis peu, je dors beaucoup. Je nessaye point darrter au passage la gloire qui passe en volant. Nest-ce pas ainsi, dans cette inactivit paisible, quont coul mes plus heureux jours?

LVI

fleurs, prairies, chaumires, paresse, je vous suis vou de toute mon me! Et je mempresse de faire remarquer la diffrence qui me spare dOnguine pour quun lecteur ironique, ou quelque diteur de calomnies ingnieuses, ne savise pas de prtendre, sans crainte de Dieu, que jai ici barbouill mon portrait, linstar de Byron, ce pote de lorgueil, comme sil tait impossible dcrire des pomes autrement que sur soi.

LVII

On me reproche aussi de chanter lamour. Mais les potes aiment lamour rveur et mystrieux. Des tres charmants soffraient moi comme en songe, mon me gardait en son secret leur image, et la muse venait les animer de son souffle. Cest ainsi que, libre de chanes, je chantais mon idal, la fille des montagnes, et les captives des rives du Salghir. Maintenant, vous madressez souvent cette question, mes amis: Pour qui soupire ta lyre? qui, dans la foule des jeunes filles, jalouses de la prfrence, en as-tu consacr les chants?

LVIII

De qui le regard, veillant chez toi linspiration, a-t-il rcompens ton chant mlodieux? Qui fut lidole de ta posie? Eh! mes amis, personne, je vous le jure. Jai ressenti, sans rcompense, les folles agitations de lamour. Heureux celui qui a pu greffer sur elles la fivre des rimes! Par l, marchant sur les traces de Ptrarque, il a doubl livresse sacre de la posie; il a du mme coup calm les tourments de son cur, et de plus il a saisi la gloire. Mais, pendant que je sentais lamour, jtais sot et muet.

LIX

Lamour a pass, la muse est venue; et mon esprit trouble, obscur, sest clairci soudain. Devenu libre, je cherche dans le calme lalliance sacre des paroles sonores, des sentiments et des penses. Jcris, et mon cur a cess de gmir. Jcris, et ma plume distraite ne dessine plus, au bout de vers inachevs, des ttes ou des pieds de femmes. La cendre teinte ne se rallume plus. Je suis triste encore par moments; mais je nai plus de vaines larmes, et je sens que bientt aura disparu de mon me la dernire trace des temptes passes. Alors je me mettrai crire un pome en vingt-cinq chants.

LX

Jai pens dj au plan de ce pome et au nom dont jhabillerai le hros. Mais, en attendant, je vais achever le premier chapitre de ce roman-ci. Jai parcouru ce qui en est fait dun il critique; jy ai trouv bien des contradictions et bien des fautes de got. Mais je nai pas le temps de les corriger. Je vais payer ma dette la censure, et je livrerai le fruit de mes veilles en pture aux journalistes. Va donc aux bords de la Nva, pome nouveau-n, et mrite-moi les dons de la gloire: des jugements faux, un bruit inutile et des insultes.

CHAPITRE II.

I

Le village o sennuyait Onguine tait un charmant petit coin de terre. Un ami des jouissances paisibles aurait pu y bnir le ciel. Une maison de seigneur, isole, protge des vents par une colline, slevait sur le bord dune petite rivire. Devant elle, stendaient et fleurissaient au loin des prairies diapres et des champs de bl dors. Des villages sapercevaient lhorizon; des troupeaux erraient dans la campagne, et un vaste jardin abandonn, refuge des mlancoliques dryades, talait autour de la maison ses larges ombres.

II

Cette respectable habitation tait construite comme elles devraient ltre toutes: trs-solide et trs-commode pour une vie tranquille, dans le got de nos sages grands-pres. Partout des appartements levs, dans le salon des tapisseries de haute lice, sur les murailles des portraits danctres, et des chemines en carreaux de faence. Tout cela a pass de mode, et cest mon grand regret. Du reste, il est juste de dire quOnguine y tait fort indiffrent; il billait aussi bien dans les salons du vieux temps que dans les salons de llgance moderne.

III

Il stablit dans la chambre o son oncle, campagnard enracin, avait pass quarante ans se quereller avec sa mnagre, regarder par la fentre et tuer des mouches. Tout y tait fort simple: un parquet en bois de chne, de lourdes armoires, une table, un sopha couvert dun dredon; nulle part la plus petite tache dencre. Onguine ouvrit les armoires; il trouva dans lune un cahier de dpenses, dans lautre toute une range de bouteilles deau-de-vie de fruits, des cruches pleines deau de pommes, et un calendrier de 1808. Le vieillard, ayant eu tant de choses faire, navait jamais regard dans un autre livre.

IV

Seul au milieu de ses domaines, et ne sachant comment tuer le temps, Onguine commena par avoir lintention dy tablir un nouvel ordre de choses. Il remplaa par une lgre redevance le lourd fardeau de lantique corve, et le paysan bnit son nouveau destin. Par contre, un propritaire de ses voisins, homme pratique, se fcha tout rouge dans son coin, trouvant une telle innovation un immense dommage. Un autre se borna sourire perfidement, et tous dclarrent dune commune voix que le nouveau venu tait un original des plus dangereux.

V

Tous pourtant vinrent lui rendre visite, et plus dune fois; mais comme on lui amenait son talon du Caucase au perron de la porte drobe ds quon entendait sur la grande route le bruit de leurs lourds carrosses construits la maison, offenss dune pareille faon dagir, tous cessrent toute relation avec lui. Notre voisin, disaient-ils, est un mal appris, un maniaque; cest un franc-maon. Il boit du vin rouge dans un grand verre; il ne baise pas la main des dames; il dit toujours oui ou non, jamais: Oui, monsieur; non, monsieur. Telle tait la voix gnrale sur son compte.

VI

cette poque, un autre nouveau propritaire tait venu habiter le pays et se trouvait soumis une critique non moins svre. Il se nommait Vladimir Lenski. Avec une me venue en droite ligne de luniversit de Gttingue, ctait un beau jeune homme, la fleur de lge, disciple fervent de Kant, et pote. De la Germanie nbuleuse il avait rapport ces fruits de la science: des rveries amoureuses de la libert, un esprit inflammable et bizarre, une conversation toujours enthousiaste, et de longs cheveux noirs tombant sur ses paules.

VII

Nayant pas eu le temps de se corrompre au contact de la froide dpravation, son me schauffait aisment laccueil dun ami, aux avances dune jeune fille. Par le cur, ctait un aimable ignorant. Lesprance le berait encore; tout nouvel clat, toute nouvelle gloire sduisait encore sa jeune imagination. Les doutes qui pouvaient slever dans son cur seffaaient la lueur dune rverie brillante. Le but de la vie lui paraissait une sduisante nigme; il y appesantissait sa rflexion et souponnait l-dessous des merveilles.

VIII

Il croyait quune me parente tait prdestine sunir avec la sienne; que dans les angoisses de lattente, elle lappelait nuit et jour. Il croyait que ses amis taient prts se charger de chanes pour soutenir son honneur, que leurs mains ne trembleraient pas sil fallait briser la coupe empoisonne du calomniateur. Il croyait quil y a des tres lus, des amis sacrs de lhumanit, et que le groupe de ces hommes, libres de toute passion, est appel nous clairer des rayons irrsistibles dune nouvelle doctrine, inonder le monde de flicits.

IX

Lindignation, la piti, le pur amour du bien et le doux tourment du dsir de la gloire, avaient de bonne heure agit son sang. La lyre la main, il errait dans le monde en fixant les yeux sur le ciel de Schiller et de Gthe. Son me stait enflamme leur feu potique, et, heureux adepte, il navait pas fait honte aux leons des nobles muses; il avait su firement conserver dans ses chants des sentiments toujours levs, les purs lans dune imagination virginale, et le charme dune grave simplicit.

X

Il chantait aussi lamour; mais son chant tait serein, limpide, comme les penses dune jeune fille nave, comme le sommeil dun enfant, comme la chaste lune quand elle traverse en silence le calme dsert des cieux. Il chantait aussi labsence et la tristesse, et le vague inconnu, et le lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contres o longtemps, sur le sein de la placidit, staient panches ses larmes vivantes. Il chantait la fleur fane de sa vie, nayant pas encore vingt ans.

XI

Dans cette solitude, o le seul Onguine pouvait lapprcier, il fuyait les festins des gentilshommes du voisinage. Il fuyait surtout leur conversation aussi lourde que sense sur la rcolte des foins, la fabrication de leau-de-vie, les chiens de chasse et les parents. Certes, elle ne brillait ni par le sentiment, ni par linspiration, ni par le piquant de lesprit, ni par la science du savoir-vivre: mais la conversation de leurs aimables moitis tait encore bien moins attrayante.

XII

Riche et bien fait de sa personne, Lenski tait reu partout comme un fianc. Cest la coutume la campagne. Toutes les mamans destinaient leurs filles ce voisin demi-russe. Entre-t-il quelque part, on se met aussitt faire allusion aux ennuis de la vie de clibataire. Puis on invite le voisin sapprocher du somovar, et cest Dounia qui verse le th. On lui murmure loreille: Dounia, fais bien attention. Puis on apporte la guitare, et voil Dounia qui se met piailler (justes dieux!) la romance: Viens moi dans mon palais dor.

XIII

Mais, nayant aucun dsir dentrer sous le joug du mariage, Lenski prfra se rapprocher dOnguine. Ils se rapprochrent en effet. Leau et le rocher, les vers et la prose, la glace et le feu sont moins diffrents. Au commencement, ils se fatigurent lun lautre par leur diversit. Puis, ils se plurent par cela mme quils diffraient. Puis ils se virent tous les jours, et devinrent bientt insparables. Hlas! jen fais laveu tout le premier, cest par oisivet que les hommes deviennent amis.

XIV

Mais non, cette amiti mme nexiste plus parmi les hommes. Ayant secou cette dernire superstition, nous nous considrons seuls comme des units, et tenons le reste du monde pour des zros. Tous nous nous haussons la hauteur dun Napolon. Quon nous donne le pouvoir absolu, et pour nous aussi des millions danimaux bipdes seront de la chair canon. Soyons francs: la sensibilit ne nous est pas moins singulire que ridicule. Onguine tait rest plus supportable que beaucoup dautres; car, bien quil connt les hommes et les mprist en masse, il savait faire des exceptions et respectait la sensibilit dans autrui.

XV

Il coutait Lenski en souriant. Lardente conversation du pote, son esprit encore incertain dans ses jugements, ce qui nempchait point son il dtinceler, tout lui tait nouveau. Il tchait de retenir sur ses lvres le mot sceptique qui refroidit. Il se disait: Ce serait une cruaut de ma part de troubler son bonheur phmre. Son temps viendra bien sans moi. Laissons-le vivre en attendant; laissons-lui croire la perfection de ce monde; pardonnons la fivre des jeunes annes cette jeune flamme et ce jeune dlire.

XVI

Tout sujet faisait natre entre eux la discussion et les amenait rflchir; les traces des gnrations passes, les fruits de la science, le bien et le mal, les prjugs sculaires, limpntrable mystre du tombeau, le destin et la vie, tout passait tour tour devant leur tribunal. Cependant le pote, soubliant dans lardeur de ses propres arrts, dclamait des fragments de pomes clos sous le septentrion, et le bienveillant Onguine, quoiquil les comprit fort peu, coutait le jeune inspir avec une gravit attentive.

XVII

Mais ctait surtout lanalyse des passions qui occupait les loisirs de nos deux solitaires. Dlivr de leur puissance capricieuse, Onguine en parlait toutefois avec un soupir dinvolontaire compassion. Heureux celui qui, ayant connu leurs agitations, a su enfin sy soustraire! Mais plus heureux encore celui qui ne les a nullement connues, et qui a su temprer lamour par la sparation, la haine par la mdisance, qui, chappant aux tourments de la jalousie, a su nonchalamment biller avec ses amis et sa femme, et na jamais confi le capital assur, lgu par ses anctres, la perfidie dun as de carreau!

XVIII

Lorsque, vaincus enfin, nous nous rallions sous la bannire de la sagesse; lorsque le feu des passions sest teint, et que nous commenons trouver risibles leur empire, leurs lans et mme leurs chos attards; humbles, non sans effort, nous aimons entendre parfois la langue fougueuse des passions dautrui, qui nous remue trangement le cur. Ainsi un vieil invalide, oubli dans sa chaumire, prte volontiers son oreille et son intrt aux rcits des jeunes bravaches.

XIX

Dailleurs la jeunesse ardente ne sait rien cacher. Elle est prte souvrir galement sur sa haine et sur son amour, sur sa tristesse et sur ses joies. Enrl parmi les invalides, Onguine coutait dun air srieux comment, pris de la confession de son propre cur, le pote spanchait devant lui, comment il mettait navement nu sa conscience confiante. Onguine apprit de la sorte toute lhistoire de son jeune amour. Ctait un rcit qui ntait riche quen sentiment, et plus touchant que neuf.

XX

Ah! il aimait comme on naime plus de notre temps, comme lme insense dun pote est seule destine aimer: toujours, partout la mme image, les mmes dsirs et la mme tristesse. Ni lloignement qui refroidit, ni les longues annes dabsence, ni les heures donnes aux Muses, ni les beauts trangres, ni les divertissements, ni les sciences, rien navait chang son me, que, de bonne heure, une chaste flamme avait consume.

XXI

peine adolescent, le cur encore endormi, il avait t le tmoin attendri des jeux enfantins dOlga. Il avait partag ses bats sous lombre protectrice des bois, et les pres des deux enfants, amis et voisins, les avaient destins lun lautre. Sous lhumble toit dune demeure solitaire, elle avait grandi, pleine dun charme innocent, comme un muguet cach dans lherbe paisse, quignorent les abeilles et les papillons.

XXII

Cest elle qui fit don au pote des premiers rves de la naissante inspiration; ce fut son image qui lui inspira le premier gmissement de sa lyre. Disant un adieu soudain aux jeux de lenfance, il stait mis aimer les bois pais, et la solitude, et le silence, et la nuit, et les larmes, et les toiles, et la lune, la lune, cette lampe cleste qui nous avons consacr tant de promenades nocturnes, et dans laquelle nous ne voyons plus aujourdhui quun obscur remplaant de nos fumeux rverbres.

XXIII

Toujours modeste, toujours obissante, toujours gaie comme le matin, des yeux bleus comme le ciel, un sourire naf, des tresses de lin, une fine taille, une voix argentine, tout dans Olga. Mais prenez le premier roman venu, et vous y trouverez son portrait; il est charmant; autrefois je lai beaucoup aim, et maintenant il mennuie mourir, et permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sur ane.

XXIV

Son nom tait Tatiana. Cest pour la premire fois que notre caprice savise dintroduire ce nom dans les pages timores dun roman. Et pourquoi pas? il est agrable, sonore; mais javoue quil rveille ncessairement des souvenirs dantichambre. Hlas! nous autres Russes, nous avons aussi peu de got dans les noms propres quen toute autre chose. La civilisation ne nous sied pas, et tout ce que nous avons su en prendre, cest laffectation.

XXV

Ainsi donc elle sappelait Tatiana. Ni par les traits mignons, ni par la fracheur rose de sa sur, elle ne pouvait attirer les regards. Triste, solitaire, sauvage, timide comme une biche des bois, elle semblait, dans sa propre famille, une jeune fille trangre. Jamais elle ne sut faire avec ses parents un change de caresses. Quoique enfant, elle ne voulut jamais jouer et foltrer dans la foule des autres enfants; et souvent elle passait des journes entires gravement assise la fentre.

XXVI

Ctait la mlancolie, sa compagne assidue depuis les jours du berceau, qui embellissait pour elle, par ses rveries, les longues heures des loisirs de la campagne. Ses doigts dlicats ne connaissaient point laiguille; jamais, penche sur un mtier, elle navait anim la toile de gracieux dessins. Elle naimait point le jeu de la poupe, ce jeu indice certain du penchant commander. Cest avec sa poupe obissante que lenfant se prpare en riant aux lois et aux convenances du monde, en lui rptant avec gravit les leons reues de sa maman.

XXVII

Jamais Tatiana ne prit dans ses bras une poupe; jamais elle ne lentretint des bruits de la ville et des inventions de la mode. Les espigleries enfantines lui taient inconnues. Des rcits terribles dans lobscurit des nuits dhiver charmaient bien plus son cur. Quand la nourrice rassemblait pour Olga toutes ses petites compagnes sur une vaste prairie, Tatiana ne jouait point au gorelki. Le rire vapor des plaisirs bruyants ne lui causait que de lennui.

XXVIII

Elle aimait devancer sur son balcon la venue de laurore, lorsque le chur silencieux des toiles sefface sur lhorizon pli, que lextrme lointain sclaire faiblement, que le vent, messager du matin, commence souffler, et que le jour montre peu peu son visage. En hiver, quand les ombres de la nuit possdent plus longtemps la moiti de la terre, et que laurore paresseuse dort plus longtemps, laissant rgner au ciel la lune brumeuse, Tatiana se levait aux lumires son heure accoutume.

XXIX

Les romans lui avaient plu de bonne heure. Elle stait prise des fictions de Richardson et de Rousseau. Son pre, bon diable du sicle pass, attard dans le ntre, ne voyait aucun pril dans les livres; ne lisant jamais lui-mme, il les tenait pour de vains jouets, et ne sinquitait nullement de savoir quel volume secret sommeillait jusqu laube sous loreiller de sa fille. Quant sa femme, elle tait elle-mme folle de Richardson.

XXX

Elle aimait cet auteur, non parce quelle lavait lu, non parce quelle prfrait Grandisson Lovelace; mais autrefois sa cousine, la princesse Aline, de Moscou, lui en avait souvent fait lloge. En ce temps-l, son mari tait dj son fianc; mais elle soupirait en secret pour un autre, qui lui plaisait davantage par son esprit et son loquence. Ce Grandisson tait un petit-matre clbre, beau joueur et sergent aux gardes.

XXXI

Elle sefforait de limiter, en shabillant la dernire mode; mais un beau jour, sans lui demander son avis, on la conduisit lautel. Pour la distraire de sa tristesse, son mari bien avis lemmena la campagne, o, dans les premiers temps, entoure Dieu sait de qui, elle se dbattit, pleura, et fut la veille de demander le divorce. Puis elle finit par soccuper du mnage, shabitua peu peu son sort, et devint parfaitement heureuse. Lhabitude est un don que nous accorde le ciel pour remplacer le bonheur quil ne peut nous donner.

XXXII

Lhabitude adoucit sa tristesse; mais une autre grande dcouverte quelle fit acheva de la consoler. Entre ses affaires et ses loisirs, elle trouva tout coup le secret de commander despotiquement son mari; et ds lors tout prit une marche rgulire. Elle allait en voiture surveiller les travaux des champs, salait des champignons pour lhiver, ordonnait la dpense, rasait des fronts, allait au bain chaque samedi, et quand elle entrait en colre, battait ses servantes, tout cela sans en demander licence son mari.

XXXIII

Jadis elle avait crit avec son sang dans les albums des jeunes filles sensibles; elle nommait Prascovia Pauline; elle parlait en tranant les mots; elle portait un corset trs-troit, et prononait ln russe en nasillant comme un n franais. Bientt tout cessa. Elle jeta l son corset, ses cahiers pleins de vers langoureux, se mit nommer Akoulka la ci-devant Clina, et inaugura enfin la robe ouate avec le bonnet de matrone.

XXXIV

Mais son mari laimait de tout son cur; il ne gnait en rien ses fantaisies, croyait en elle aveuglment, et mangeait et buvait lui-mme en robe de chambre. Leur vie se droulait paisiblement. Le soir, souvent, se rassemblait chez eux la bonne famille des voisins, amis sans crmonie, pour geindre un peu, pour mdire un peu et pour rire un peu. Cependant le temps passe; on dit Olga de verser le th; puis le souper vient, puis lheure de dormir, et les visiteurs quittent la maison.

XXXV

Dans leur vie tranquille, ils conservaient les habitudes du bon vieux temps; ils mangeaient des blini lpoque du gras carme; deux fois par an ils se confessaient; ils aimaient lescarpolette, les danses en rond des paysans et les chants des jeunes servantes autour du plat dtain. Au jour de la Trinit, quand le peuple en billant coutait la messe, ils laissaient tomber avec componction deux ou trois larmes sur les fleurs quils tenaient la main. Le kvass leur tait aussi indispensable que lair, et, leur table, on prsentait les plats suivant le rang des convives.

XXXVI

Ils vieillirent tous deux ainsi. Puis souvrirent enfin devant lpoux les portes du tombeau, et il se couronna dune nouvelle couronne. Il mourut une heure avant le dner, pleur par ses voisins, ses enfants et sa fidle compagne, et pleur plus sincrement que maint autre dfunt. Il avait t un bon et simple barine, et l o repose sa cendre, un monument funraire annonce que lhumble pcheur Dmitri Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, gote un ternel repos sous cette pierre.

XXXVII

Rendu ses pnates, Vladimir Lenski alla visiter la modeste spulture de son voisin, et consacra un soupir sa mmoire. Poor Yorick! dit-il dun cur profondment attrist; combien de fois ma-t-il tenu dans ses bras! Combien de fois, dans mon enfance, ai-je jou avec sa mdaille dOczakof! Il me destinait Olga; il disait souvent: Vivrai-je jusqu ce jour? Et, plein dune tristesse sincre, Vladimir lui improvisa un madrigal funbre.

XXXVIII

Par la mme occasion, il composa, en pleurant, de nouvelles pitaphes pour les tombeaux de son pre et de sa mre qui se trouvaient au mme endroit Hlas! en moissons phmres, les gnrations, que suscite la volont secrte de la Providence closent, mrissent et tombent. Dautres surgissent aussitt pour les remplacer. Ainsi notre tourdie gnration d prsent grandit, se presse, sagite et pousse peu peu ses pres vers le tombeau. Mais notre temps viendra son tour, et nos fils, lheure venue, nous conduiront hors du monde.

XXXIX

En attendant, mes amis! enivrez-vous de cette lgre liqueur de la vie! Je comprends sa mince valeur, et jy suis fort peu attach; jai ferm les paupires devant le spectre des illusions. Et pourtant, de lointaines esprances viennent quelquefois me faire battre le cur. Jentrevois quil me serait triste de quitter cette terre sans y laisser une trace qui ne ft pas imperceptible. Je ncris pas pour les louanges; mais il me semble avoir le dsir quun son, ne ft-ce quun son, rappelt mon souvenir comme un ami fidle.

XL

Peut-tre saura-t-il toucher le cur de quelquun; peut-tre une de mes strophes, sauve par le sort, surnagera-t-elle sur le Lth? Peut-tre, espoir flatteur, quelque ignorant des ges futurs montrera-t-il du doigt mon portrait en disant: Celui-l tait un pote. Quoi quil advienne, reois ds cette heure mes remercments, toi, amant des Muses paisibles, dont la mmoire conservera mes uvres fugitives, et dont la main bienveillante donnera une amicale caresse au laurier du vieillard!

CHAPITRE III.

I

O vas-tu? Oh,! les potes! Adieu, Onguine, il est temps. Je ne te retiens pas. Mais o passes-tu toutes tes soires? Chez les Larine. Voil qui est trange! Eh quoi! tu nas pas conscience de tuer ainsi ton temps? Pas le moins du monde. Cest incomprhensible! Je vois dici ce que cest. coute, et tu me diras si je nai pas touch juste: une simple famille russe; un empressement obsquieux pour les visiteurs; des confitures; lternel sujet de conversation: la pluie, le chanvre, le btail.

II

Je ne vois pas grand mal cela. Mais lennui, voil le grand mal. Je dteste votre monde lgant, et je prfre un cercle intime o je puis Une autre glogue! Finis donc. Mais puisque tu es dcid partir, ne pourrais-je pas aussi voir cette Philis, objet de tes penses, de tes larmes, de tes rimes, etc. Prsente-moi. Tu te moques? Nullement. Dis-moi quand il faut nous mettre en route. Tout de suite; ils nous recevront avec plaisir.

III

Les amis partent; ils arrivent, ils se prsentent. On tale devant eux le lourd attirail de la vieille hospitalit. Les crmonies de ces rceptions sont connues. On apporte des confitures sur de petites assiettes; on pose une large carafe deau de cassis sur une table recouverte de toile cire

IV

Pendant quils reviennent au galop de leur attelage, coutons la causerie des deux amis. Eh bien, Onguine, tu billes? Cest une habitude, Lenski. Tu parais plus ennuy quauparavant? Non, ni plus ni moins; mais il fait dj sombre. Allons, fouette tes chevaux, Androuchka. Quel stupide pays nous traversons! propos, la vieille Larine est bien simple; mais cest une gentille petite vieille. Jai peur que son eau de cassis mait fait mal.

V

Laquelle des deux est Tatiana? Celle qui, mlancolique et silencieuse comme Swetlana, est assise prs de la fentre en entrant. Est-il possible que tu sois amoureux de lautre? Pourquoi non? Jaurais choisi la Tatiana, si jtais comme toi un pote. Il ny a pas de vie dans les traits dOlga, pas plus que dans ceux de la madone de Van-Dyck. Elle est ronde et rouge de visage comme cette sotte lune sur ce sot horizon. Vladimir rpondit schement et nouvrit plus la bouche jusquau logis.

VI

Cependant lapparition dOnguine chez les Larine produisit la ronde une grande impression, et mit le trouble chez tous les voisins. Les conjectures se suivirent la file; tous sempressrent de juger le fait avec force chuchotements et plaisanteries. Tatiana avait trouv son fianc. Il y en avait qui allaient jusqu affirmer que le mariage tait compltement arrang, et que, sil ne stait pas fait encore, cest parce quon navait pas pu se procurer des anneaux assez lgants. Quant au mariage de Lenski, ctait pour eux, et ds longtemps, chose convenue.

VII

Tatiana coutait ces caquets avec dpit. Mais la pense quils veillaient en elle et qui revenait involontairement lui causait une pouvante mle de charme. Son temps tait venu, et lamour tait n. Cest ainsi que les feux du printemps font soudainement germer une graine qui sommeillait inerte. Ds longtemps son imagination se consumait dans lapproche de cette crise fatale; ds longtemps son jeune cur, sans attendre personne, attendait quelquun.

VIII

Lattente saccomplit. Ses yeux souvrirent; elle se dit: cest lui! Hlas! maintenant, les jours, les nuits, les veilles, le sommeil solitaire, tout est plein de lui. Tout ce quelle aperoit semble lui rpter constamment et avec mystre le nom aim. Le son des paroles caressantes de ses parents et le regard attentif des serviteurs lui sont galement importuns. Elle ncoute point les visiteurs; elle se borne maudire leurs loisirs ternels, leur prsence contrariante et leur sjour sans fin.

IX

Quelle attention elle met maintenant dans la lecture des romans qui labreuvent de leurs sduisantes fictions! Tous ces fils de limagination, lamant de Julie, et Malek-Adel, et De Lynar, et Werther, ce martyr de lui-mme, et lincomparable Grandisson, qui nous fait aujourdhui si bien dormir, tous se fondirent en une seule image aux yeux de la jeune rveuse, celle dOnguine.

X

Simaginant tre lhrone de ses histoires favorites, Clarisse, Julie ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux la main, dans le silence des forts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la consume et ses propres rveries; sappropriant les transports et les infortunes dautrui, elle murmure, parmi ses soupirs, une lettre destine son hros chri Mais le ntre ntait certainement pas un Grandisson.

XI

Il fut un temps, jadis, o les potes, montant leur lyre au plus haut diapason, nous montraient dans leur hros le modle de toutes les perfections humaines. cet objet aimable, toujours injustement perscut, ils prtaient une me sensible, un esprit brillant, une figure anglique. Nourrissant le feu de la passion la plus chaste, toujours en proie lextase, ce hros tait perptuellement prt au sacrifice de lui-mme, et la fin de la dernire partie le crime tait toujours puni, tandis quune couronne digne delle venait toujours ceindre le front de la vertu.

XII

Maintenant, au contraire, un brouillard stend sur tous les esprits. La morale nous endort, et le pch, partout aimable, triomphe jusque dans le roman. Les fantmes de la muse britannique troublent le sommeil de la jeune vierge; son idole est le Vampire mlancolique, ou Melmoth, ce sinistre vagabond, ou le Juif-Errant, ou le Corsaire, ou le mystrieux Sbogar. Byron, par un caprice qui a fait fortune, a vtu lgosme effrn des atours dun langoureux romantisme.

XIII

Mais moi, mes amis, je ne parle pas de la sorte. Si jamais, par la volont des cieux, je cesse dtre pote; si un nouveau dmon sempare de moi, et si, bravant les menaces dApollon, je mabaisse jusqu lhumble prose, alors un roman la vieille mode occupera mon paisible couchant. Je ny reprsenterai pas sous des formes effrayantes les secrets tourments du crime; mais je vous raconterai simplement les anciennes traditions des familles du pays, les tranquilles agitations dun amour lgitime et les murs de nos anctres.

XIV

Je rpterai les simples discours dun pre ou dun oncle; je dirai les rencontres arranges davance des enfants prs dun ruisseau ou sous de vieux tilleuls; je dirai les tourments imaginaires dune jalousie sans objet, la sparation, labsence, les larmes de la rconciliation; je les ferai se quereller encore une fois, et enfin je les conduirai lglise. Alors je me rappellerai les paroles de lamour anxieux qui, aux jours envols, me venaient sur les lvres aux pieds dune charmante matresse, ces paroles dont je suis depuis longtemps dshabitu.

XV

Tatiana, ma chre Tatiana, je pleure maintenant avec toi et sur toi, car je vois que tu as remis ton cur aux mains dun conqurant la mode. Tu priras, pauvre enfant; mais auparavant, blouie par un mirage desprance, tu te consumeras appeler un bonheur ignor. Tu timagineras jouir de la vie en buvant longs traits un breuvage empoisonn qui ne saurait seulement tancher ta soif. Et cependant tu vois chaque pas lendroit dune heureuse rencontre; partout, devant toi, apparat limage de ton vainqueur.

XVI

Langoisse de lamour poursuit Tatiana. Elle la chasse au jardin; et tout coup, fixant ses yeux immobiles, Tatiana se sent hors dtat de faire un pas de plus. Son sein slve, ses joues se couvrent dun incarnat subit, la respiration sarrte sur ses lvres; elle prouve des tintements dans les oreilles, elle voit des lueurs devant ses yeux La nuit vient; la lune fait la ronde au plus haut des cieux et le rossignol prlude sous lombre des arbres. Tatiana ne dort point et cause voix basse avec sa nourrice.

XVII

Je ne puis dormir, nourrice. On touffe ici. Ouvre la fentre et assieds-toi prs de moi. Quas-tu, Tania? Je mennuie. Conte-moi quelque chose. Que puis-je te conter, Tania? Il fut un temps o je gardais dans ma mmoire toutes sortes de vieilles histoires, de contes sur les mchants esprits ou sur les jeunes filles. Mais maintenant en moi tout est devenu sombre, Tania; jai oubli ce que jai su. Ah! oui; le mauvais temps est venu. Vois-tu, quand on devient vieux Parle-moi, nourrice, de tes jeunes annes. As-tu t amoureuse?

XVIII

Y penses-tu, Tania? Dans ce temps-l, nous navions jamais ou parler de lamour. Sinon, feu ma belle-mre maurait envoye dans lautre monde. Alors, comment tes-tu marie, nourrice? Sans doute que Dieu la voulu ainsi. Mon Vania tait plus jeune que moi, mon cur; et pourtant je navais que treize ans. La svakh vint chez sous deux semaines durant, et enfin mon pre me donna sa bndiction. Je pleurais amrement de frayeur. On me dfit ma tresse pendant que je pleurais et lon me conduisit lglise en chantant.

XIX

Et puis je fus introduite dans une famille trangre Mais tu ne mcoutes point. Ah! nourrice, nourrice, je me sens mal, je souffre, je suis prte pleurer, sangloter. Tu es malade, mon enfant? Que Dieu te prenne en piti! Demande ce que tu veux. Laisse-moi tasperger deau bnite. Tu es toute brlante. Non, je ne suis pas malade. Sais-tu, nourrice? je suis amoureuse. Oh! mon enfant, que Dieu soit avec toi! Et de sa vieille main, la nourrice se mit faire des signes de croix sur la jeune fille en marmottant des prires.

XX

Je suis amoureuse, rptait Tatiana voix basse, avec dsolation. Mon cher cur, tu es malade. Laisse-moi, je suis amoureuse. Et cependant la lune brillait; elle clairait de sa faible lueur la ple beaut de Tatiana, et ses cheveux pars, et les gouttes de ses larmes, et sur un petit banc, aux pieds de notre hrone, la vieille enveloppe dune longue casaque, un mouchoir roul sur sa tte grise; tandis quautour delles tout sommeillait dans le calme sous les rayons de lastre de paix.

XXI

Tatiana y fixait ses regards, et son cur slanait dans lespace lorsquune ide subite vint frapper son esprit. Va, nourrice, laisse-moi seule. Donne-moi une plume, de lencre; approche-moi la table. Je me coucherai bientt. Adieu. Et la voil seule. Le silence lentoure. Le coude appuy sur la table, elle crit. Onguine ne quitte point ses penses, et lamour de la jeune innocente respire chaque ligne de cette lettre irrflchie. Elle est crite, plie. Tatiana que viens-tu de faire?

XXII

Jai connu des beauts inabordables, froides et pures comme la neige de lhiver, impossibles toucher, sduire, incomprhensibles mme lesprit. Jadmirais leur morgue de grand ton, leur vertu de naissance. Mais javoue que je fuyais leur approche, car je croyais lire avec terreur, au-dessus de leurs sourcils, linscription de la porte de lEnfer: Laissez toute esprance. Inspirer de lamour, cest un malheur pour elles; effrayer les hommes, cest leur unique jouissance. Vous avez pu, cher lecteur, en rencontrer de semblables sur les bords de la Nva.

XXIII

Entoures dadorateurs obissants, jai vu dautres capricieuses, vaniteusement indiffrentes aux soupirs et aux louanges de la passion. Que dcouvrais-je avec tonnement? effrayant lamour timide par une conduite farouche, elles semblaient pourtant lattirer par une feinte piti. Tout au moins le son de leur voix paraissait plus tendre, et, dans son aveuglement crdule, le novice soupirant courait de nouveau aprs ce sduisant mensonge.

XXIV

En quoi donc Tatiana serait-elle plus coupable que celles-l? Est-ce parce que, dans sa simplicit nave, elle ne connat point la ruse, et se fie ses impressions? Est-ce parce quelle aime sans artifice, quelle est confiante, que le Ciel lui a donn une imagination ardente, une volont rapide, et un caractre opinitre avec un cur tendre, facile enflammer? Ne sauriez-vous lui pardonner ltourderie de la passion?

XXV

Une coquette agit de sang-froid; mais ce nest pas en plaisantant quaime Tatiana; elle sabandonne sans conditions son sentiment. Elle ne se dit pas: Ajournons; nous doublerons ainsi le prix de nos faveurs; nous attirerons plus srement dans nos filets. Aiguillonnons la vanit par lesprance, tourmentons le cur par lincertitude, puis rchauffons-le aux feux de la jalousie. Sinon, ennuy de sa facile victoire, lesclave rus est toujours prt briser sa chane.

XXVI

Je prvois une autre difficult. Pour lhonneur de notre idiome national, je me vois oblig sans nul doute traduire la lettre de Tatiana. Elle savait assez mal le russe, ne lisait point nos gazettes, et avait de la peine sexprimer par crit dans sa langue maternelle. De sorte quelle crivit sa lettre en franais. Quy faire? je le rpte, jusqu prsent lamour de nos dames na pu sexprimer en russe; jusqu prsent notre fire langue na pu se plier la petite prose des petits billets doux.

XXVII

Je sais quon veut maintenant forcer nos dames lire le russe; jen frmis, sur ma parole. Puis-je me les reprsenter le Bien intentionn la main? Jen appelle vous, potes mes collgues: nest-il pas vrai que tous ces charmants objets auxquels vous avez consacr vos rimes discrtes, nest-il pas vrai que tous, sans exception, possdant imparfaitement la langue russe, la dfiguraient avec gentillesse, et que, dans leur bouche, une langue trangre tait devenue leur langue maternelle?

XXVIII

Pour moi, je prie Dieu de me faire la grce de ne jamais rencontrer au bal, ou sur le perron o se font les adieux, un sminariste en chle jaune ou un acadmicien en bonnet de dentelle. Pas plus quune bouche rose sans sourire, je naime une phrase russe sans faute de grammaire. Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle gnration des jeunes beauts, cdant aux supplications gmissantes de nos gazettes, shabituent respecter la grammaire. Mais moi.. que mimporte? je resterai fidle au vieil ordre de choses.

XXIX

Le murmure incorrect dune jolie voix, une prononciation fautive, exciteront comme autrefois un frmissement de cur dans ma poitrine. Jamais je ne men repentirai, et les gallicismes auront toujours pour moi la douceur des pchs de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch. Mais cest assez; il est temps que je revienne la lettre de Tatiana. Jai donn ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prt y manquer. Il faudrait la plume de Parny; mais elle nest plus la mode.

XXX

Ah! si tu tais encore avec moi, chantre des Festins et de la Mlancolie, je taurais fatigu de ma demande indiscrte jusqu ce que tu eusses consenti prter tes rimes enchanteresses aux paroles trangres de la jeune amoureuse. O es-tu? viens; je tabandonne tous mes droits avec un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le cur dshabitu de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux de la Finlande, et ton me nentend point ma requte.

XXXI

Jai l, devant mes yeux, la lettre de Tatiana; je la conserve avec un saint respect; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la lire assez. Qui lui a donn cette tendresse et cette charmante ngligence des mots? Qui lui a inspir ces folies touchantes, cette conversation du cur avec lui-mme, entranante et prilleuse? je nen sais rien. Mais voici une traduction incomplte et faible, comme une ple copie dun tableau plein dclat, ou bien comme louverture du Freyschutz sous les doigts timides dune pensionnaire.

Lettre de Tatiana.

Je vous cris. Que puis-je ajouter cela? Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir de me punir par votre mpris; mais si vous conservez une goutte de piti pour mon triste sort, vous ne me repousserez point. Javais commenc par vouloir me taire. Croyez-moi, vous nauriez jamais connu la honte de mon aveu, si javais eu lesprance de vous voir dans notre maison de village, ne ft-ce que rarement, ne ft-ce quune fois par semaine, seulement pour vous entendre parler, vous dire un seul mot, et puis penser, toujours penser la mme pense, nuit et jour, jusqu une nouvelle rencontre; mais on dit que vous vivez retir. Dans cet obscur village rien ne peut vous plaire, et nous, nous ne brillons par rien, bien que nous soyons navement heureux de vous voir. Pourquoi tes-vous venu? Au fond de ma retraite ignore, je ne vous aurais jamais connu; je naurais jamais connu ces amers tourments. Ayant calm avec le temps (en suis-je bien sre?) les agitations dune me inexprimente, jaurais pu trouver un ami selon mon cur, et je serais devenue une pouse fidle, une mre vertueuse.

Un autre! non, nul autre au monde je naurais donn mon cur. Cest dcid dans les conseils den haut; cest la volont du ciel: je suis toi. Toute ma vie est une preuve certaine que je devais te rencontrer. Je le sais, cest Dieu qui ta envoy moi; cest toi qui seras mon gardien jusquau tombeau; cest toi qui mapparaissais dans mes rves; inconnu, tu mtais dj cher; ton regard me suivait; ta voix rsonnait ds longtemps dans mon me. Non, ce ntait pas un rve. peine entr, je tai reconnu. Je me sentis frmir, je me sentis consumer. Nest-ce pas, je tavais dj entendu? Cest toi qui me parlais dans le silence quand jallais secourir des pauvres, ou calmer par la prire les angoisses dune me agite. Et, dans cet instant mme, nest-ce pas toi, chre vision, qui as pass dans lobscurit transparente, et qui est penche lentement sur mon chevet? Nest-ce pas toi qui me murmures dune voix caressante des paroles despoir? Qui es-tu? Mon ange gardien ou un perfide tentateur? Rsous mes doutes. Peut-tre que tout ceci nest quune vaine illusion, lerreur dune me qui ne se connat plus. Peut-tre quune tout autre destine mattend; mais cen est fait. Ds prsent je te remets ma vie; je verse mes larmes devant toi; jimplore ton secours.. Imagine-toi: je suis seule, personne ne me comprend; ma raison succombe dans la lutte, et je suis condamne prir en silence. Je tattends. Par un seul regard ranime les esprances de mon cur, ou bien interromps ce rve dun lourd sommeil par un reproche, hlas! trop mrit.

Jai fini.. Je nose relire. Je me meurs de honte et deffroi; mais votre honneur est ma garantie. Je my confie hardiment.

XXXII

Tatiana laisse chapper tantt un soupir, tantt un faible gmissement. La lettre tremble dans sa main: un pain cacheter se dessche sur ses lvres brlantes; sa tte se penche languissamment sur son paule, do est descendue sa lgre chemise. Mais voil que le scintillement des rayons de la lune steint dj; la valle apparat travers le brouillard; le ruisseau laisse voir ses reflets dargent; la cornemuse du vacher rveille le village; cest le matin. On se lve; Tatiana ne remarque rien.

XXXIII

Elle ne voit pas laurore qui vient lclairer. Elle se tient la tte basse, et nappuie pas sur la lettre son cachet cisel. Cependant, ouvrant doucement la porte, voil que la vieille Filipivna lui apporte une tasse de th sur un plateau. Il est temps, mon enfant, lve-toi Mais tu es dj toute prte, ma belle. mon petit oiseau matinal, hier jeus bien peur pour toi; mais grce Dieu, tu te portes bien aujourdhui. Il ne reste plus trace de langoisse de la nuit; ta figure est comme une fleur de pavot.

XXXIV

Ah! nourrice, fais-moi la grce Daigne seulement ordonner, ma petite mre. Ne timagine point, je ten prie un soupon mais tu vois bien Ah! ne me refuse pas. Ma petite, Dieu mest tmoin Envoie seulement en secret ton petit-fils avec ce billet chez On chez lui, chez ce voisin, et surtout quil ne dise pas un seul mot, quil ne me nomme pas. Mais chez qui envoyer, ma petite? je suis devenue bien bte. Il y a tant de voisins dans les environs. Je ne saurais pas seulement les compter.

XXXV

Que tu es lente deviner, nourrice! Ah! mon cher cur, je suis vieille. Je suis vieille, Tania; mon esprit sengourdit. Il fut un temps o jtais une fine mouche. Un seul signe de la volont des matres Ah! nourrice, nourrice, que dis-tu l? quai-je faire de ton esprit? tu vois bien quil sagit dune lettre pour Onguine. Ah! jentends, jentends. Ne te fche pas, mon me. Tu sais bien que jai lentendement dur. Mais pourquoi as-tu pli de nouveau? Ce nest rien, nourrice. Seulement noublie pas denvoyer ton petit-fils.

XXXVI

Le jour se passe, point de rponse. Un autre jour commence; rien encore. Ple comme une ombre, habille ds le matin, Tatiana attend, attend toujours. Arrive ladorateur dOlga: Dites-donc, o est votre ami? lui demande la matresse de la maison; il nous a tout fait oublis. Tatiana rougit soudain. Il avait promis de venir aujourdhui, rpond Lenski la bonne dame. La poste laura sans doute retenu. Tatiana baissa les yeux comme une cruelle moquerie.

XXXVII

Il se faisait tard. Sur la table sifflait le brillant samovar du soir, chauffant une thire de la Chine. Une lgre vapeur se droulait au-dessus. Dj vers par la main dOlga, le th parfum coulait en jets sombres dans les tasses; un petit domestique prsentait la crme. Tatiana se tenait devant la fentre. Elle avait souffl sur les vitres froides, et, rveuse, elle avait trac du bout dun doigt, sur la glace ternie, les deux lettres chres, E, O.

XXXVIII

Mais son me tait pleine dangoisses, et des larmes voilaient son regard teint. Tout coup, des pas de chevaux son sang se fige. Plus prs un galop et, dans la cour, Onguine. Ah! et plus lgre quune biche, Tatiana slance dans la premire antichambre, puis du perron dans le jardin. Elle court, elle vole, elle nose pas regarder en arrire. Elle traverse en un clin dil le parterre, le petit pont, la prairie, lalle qui mne au lac, le bois de bouleaux, brise un buisson de seringat, franchit les plates-bandes, et, haletante, sur un escabeau,

XXXIX

Tombe

Il est ici Onguine est ici Oh! grand Dieu, qua-t-il pens? Son cur, plein dangoisses, conserve pourtant je ne sais quelle vague esprance. Elle frmit, elle coute: Nest-ce pas lui qui vient? Personne. En ce moment, dans le potager, les servantes cueillaient des framboises sur les tiges, et, suivant lordre, chantaient en chur. Cet ordre tait donn pour que, occupes de leur chant, ces bouches roses ne pussent manger les fruits du Seigneur: notable invention de la finesse villageoise!

Chanson des servantes.

Belles jeunes filles, compagnes bien-aimes, jouez cur joie, divertissez-vous, petites mes. Entonnez une chanson, votre meilleure chanson, attirez un beau garon vers notre ronde! Quand nous aurons attir le beau garon, ds que nous le verrons de loin, parpillons-nous de tous cts, et lapidons-le avec des cerises, des framboises et des groseilles rouges: Ne viens pas couter nos jolies chansonnettes; ne viens pas pier nos jeux de jeunes filles.

XL

Elles chantent, et, prtant une oreille distraite leurs voix sonores, Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cur se calme; que la rougeur de sa joue sefface. Mais son cur palpite toujours, et sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par un tourdi de collge, agite en vain son aile diapre. Ainsi, dans le jeune bl quil broutait, un pauvre livre frmit la vue dun chasseur qui le met en joue derrire un buisson.

XLI

Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en marche. Mais, peine a-t-elle tourn lalle, que, droit devant elle, le regard tincelant, et pareil une apparition menaante, se dresse Onguine. Elle sarrte comme frappe de la foudre Mais, amis, je ne me sens pas dhumeur vous raconter aujourdhui les rsultats de cette rencontre inattendue. Il faut que je me repose aprs le long discours que jai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.

CHAPITRE IV.

..................

VII

Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire; et plus srement nous la faisons tomber dans nos filets. Ainsi parlait jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant davoir rduit lamour en science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir tre heureux sans aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes imitateurs de ce bon vieux temps trop vant. La gloire des Lovelaces est tombe en dcrpitude, avec celle des talons rouges et des solennelles perruques.

VIII

Qui ne sennuierait de feindre toujours? de rpter diffremment la mme chose? de prouver gravement ce que tout le monde sait? dentendre les mmes rpliques? de dtruire des scrupules qui nexistent plus, et quil faut faire natre dans une me de quinze ans? qui ne se fatiguerait des menaces, supplications, feintes terreurs; des petits billets de six pages, des ruses, des caquets, des bagues, des larmes; de la surveillance des tantes et des mres, et de la pressante amiti des maris?

IX

Ainsi pensait Onguine. Dans la premire jeunesse, il avait t victime de passions effrnes et derreurs irrsistibles. Gt par les facilits de sa vie, enchant sans raison, dsenchant sans motif, tourment petit feu par le dsir, tourment bien plus cruellement par le succs phmre, poursuivi, dans le monde et dans la solitude, par lternel murmure des reproches de son me, sefforant dtouffer le billement par un rire, voil comment il avait tu huit annes, voil comment il avait fltri la fleur de sa vie.

X

Il ne sprenait plus des beauts du monde; il courtisait ce qui lui tombait sous la main. On lui refusait; il sen consolait sur-le-champ; on le trahissait, il tait enchant de reprendre haleine. Il recherchait la socit des femmes, sans entranement, et les quittait sans regret, se souvenant peine de leur tendresse ou de leur cruaut. Cest ainsi quun visiteur indiffrent vient faire sa partie de whist. Il se met la table; le jeu fini, il quitte la maison, sendort tranquillement dans son lit, et, le lendemain matin, ne sait pas lui-mme qui fera sa partie le soir.

XI

Mais, la rception de lptre de Tania, Onguine fut vivement touch. Le langage de ces jeunes rveries remua toutes ses fibres comme on remue un essaim dabeilles. Il se souvint de la pleur et de lexpression triste de la jeune fille; son me se plongea un instant dans un songe doux et sans souillure. Son ancienne fougue se rveilla aussi; mais il ne voulut pas tromper la confiance de ce cur innocent. Et maintenant suivons-le au jardin o Tatiana vient de le rencontrer.

XII

Ils restrent silencieux pendant quelques minutes. Puis Onguine sapprocha delle, et dit: Cest vous qui mavez crit, ne le niez pas. Jai lu ces aveux charmants, ces panchements candides. Votre franchise me touche. Elle a fait parler dans mon me une voix qui sy taisait depuis longtemps. Mais je ne veux pas faire votre loge; je veux payer votre sincrit dun aveu non moins sincre. Recevez ma confession; je me soumets votre sentence.

XIII

Si javais voulu borner ma vie au cercle de la famille; si un destin bienveillant mavait ordonn dtre mari et pre; si, ne ft-ce que pour un instant, javais pu tre charm par le tableau du bonheur domestique, croyez-moi, je naurais pas cherch dautre compagne que vous. Je vous dirais, sans fadeur sentimentale, quayant trouv en vous lidal de mes premires annes, je vous aurais certainement offert de vous associer mes tristes jours. Je vous aurais accepte comme un garant de tout ce qui est beau, et jaurais t heureux comme jaurais pu.

XIV

Mais, je ne suis pas cr pour le bonheur. Mon me et lui sont trangers lun lautre. Toutes vos perfections sont vaines; jen suis indigne. Croyez-moi, cest la voix de ma conscience qui parle en ce moment: un mariage entre nous net t quun supplice. Jaurais eu beau vous aimer; en mhabituant vous, jaurais cess de vous aimer. Vous pleureriez; vos larmes ne toucheraient pas mon cur; elles ne feraient que laigrir. Jugez vous-mme quelles roses vous aurait prpares lhymen, et pour bien des jours, peut-tre!

XV

Que peut-il y avoir de plus triste au monde quun mnage o la pauvre femme se dsespre de lindignit de son mari, passant seule tous ses jours et toutes ses soires? O le mari ennuy, tout en reconnaissant le mrite de sa femme, et maudissant pourtant le sort, est toujours maussade, silencieux, colre et froidement jaloux? Tel je suis. Est-ce l lhomme que cherchait votre me aussi pure quardente, lorsque vous mcriviez avec tant de navet et de grce? Je ne veux pas croire quun pareil sort vous soit rserv par la svre destine.

XVI

Il ny a pas plus de retour aux illusions quaux annes. Je ne rajeunirai plus mon me. Je vous aime dune affection de frre, et peut-tre plus tendrement encore. coutez-moi donc sans colre: Une jeune fille remplace plus dune fois ses rveries par dautres rveries. Ainsi un jeune arbre change ses feuilles chaque printemps. Le Ciel la voulu, et vous aimerez de nouveau. Mais apprenez vous dominer. Ce nest pas chacun qui vous comprendra comme moi. Une irrflexion conduit aux catastrophes.

XVII

Ainsi prchait Onguine. Napercevant rien travers ses larmes, respirant peine, ne rpondant rien, Tatiana lcoutait. Il lui offrit son bras. Elle sy appuya avec une rsignation triste, et, comme on dit, machinalement. Elle baissa la tte, et ils retournrent la maison sans mot dire, en faisant un dtour par le potager. Ils revinrent ensemble au salon, et personne ne sembla prendre garde leur absence. La libert du village a ses heureux droits tout aussi bien que la pdantesque pruderie de Moscou.

XVIII

Vous avouerez, mon lecteur, que notre ami stait conduit dune faon fort chevaleresque avec la pauvre Tania. Et ce ntait pas pour la premire fois quil montrait une vritable noblesse dme, quoique la malveillance humaine ne let gure pargn. Ses ennemis, ses amis (cest peut-tre la mme chose), lavaient accommod de toutes les faons. Chacun a ses ennemis dans ce monde; mais Dieu nous garde de nos amis! Oh! les amis, les amis! ce nest pas sans raison que je me souviens deux!

XIX

Alors, pourquoi? Oh! rien, rien. Je tche de laisser dormir en moi des penses sombres et malsaines. Je me borne remarquer, entre parenthses, quil ny a point de calomnie mprisable, mise au monde par un coquin dans son grenier, et choye par la canaille du grand monde; quil ny a point de sotte ineptie, point dpigramme de carrefour, que votre ami, le sourire sur les lvres, dans un cercle de gens bien levs, sans le moindre sentiment de malignit, ne rpte cent fois par hasard. Du reste, il se fait votre champion. Il vous aime tant! comme sil tait de votre famille.

XX

Hum, hum! respectable lecteur, toute votre famille se porte-t-elle bien? Permettez: vous dsirez peut-tre savoir de moi quelle espce de gens sont les parents? Ce sont des gens que nous sommes contraints de caresser, daimer, destimer de toute notre me; qui, daprs la coutume populaire, nous devons rendre visite le jour de Nol, ou bien crire par la poste des lettres de flicitation, pour que, tout le reste de lanne, ils ne songent point nous. Que Dieu leur donne donc de longs jours!

XXI

Vous me direz que laffection des femmes est plus sre que lamiti et que la parent; et que vous conservez certains droits sur cette affection, mme aprs que les dsastres vous ont frapp. Cest possible. Mais le tourbillon de la mode, le caprice inhrent leur nature, le torrent de lopinion du monde Comment leur rsister quand on est lger comme une plume? En outre, lopinion dun poux doit tre toujours respectable aux yeux dune femme vertueuse. De sorte que votre fidle amie peut tre dtourne de vous en un clin dil. Quant lamour proprement dit cest la plaisanterie du diable.

XXII

Qui donc faut-il aimer? qui croire? De qui nattendre aucune trahison? Qui mesure obsquieusement toutes les choses et toutes les paroles de ce monde sur notre mtre? Qui ne rpand point de calomnies contre nous? Qui se proccupe constamment de nos intrts? Pour qui nos dfauts ne sont-ils pas dsagrables? Qui ne nous ennuie jamais? Sans chercher un vain idal, sans perdre votre peine cette recherche, aimez-vous vous-mme, cher lecteur.

XXIII

Quel fut le rsultat de lentrevue? Hlas! il nest pas difficile de le deviner. Les souffrances insenses de lamour ne cessrent point de dchirer cette jeune me avide daffliction. La pauvre Tatiana ne brle que plus fort dune passion sans espoir. Le sommeil fuit sa couche; sant, fleur et douceur de la vie, sourire, calme virginal, tout a disparu comme un vain songe. Cest ainsi que les tnbres dun orage obscurcissent quelquefois le jour qui vient peine de natre.

XXIV

Hlas! Tatiana se fltrit, plit, steint, et doit se taire. Rien ne loccupe, rien ne la touche. En hochant gravement la tte, tous les voisins chuchotent entre eux: Il est temps, il est bien temps que cette fille se marie. Mais cest assez, je veux sans dlai me rjouir limagination par le tableau dun amour heureux. Et vous, amis, si je me suis trop laiss aller la compassion que minspire ma pauvre enfant, excusez-moi, je laime tant!

XXV

Dheure en heure captiv davantage par les charmes de la jeune Olga, Vladimir sabandonnait pleinement son doux servage. Il est perptuellement avec elle. Quand vient le crpuscule, ils sont assis dans sa chambrette; aux premires lueurs matinales, ils se promnent au jardin, la main dans la main. Et pourtant, ivre damour, cest peine si, dans le trouble dune tendre pudeur, Vladimir ose parfois, encourag par le sourire dOlga, jouer avec une boucle de cheveux droule, ou dposer un baiser sur le pan de sa robe.

XXVI

Quelquefois il lit Olga un roman moral, o lauteur se pique de dpeindre la nature mieux que Chateaubriand, et cependant il saute en rougissant deux ou trois pages de vaines divagations dangereuses pour le cur des jeunes filles. Dautres fois, dans quelque recoin bien loign, ils se tiennent, les coudes appuys sur la table, devant un jeu dchecs, et Lenski, plong dans ses rveries, prend sa tour avec un de ses pions.

XXVII

Il rentre la maison, et l aussi son Olga loccupe; pour elle il orne assidment les pages volantes dun album. En traits la plume, lgrement coloris, il y dessine tantt des vues champtres, tantt une pierre spulcrale, le temple de Cypris, une tourterelle perche sur une lyre. Ou bien encore, au-dessous des autres inscriptions, il dpose un tendre vers, monument silencieux dune rverie soudaine, trace rapide dune pense fugitive quon retrouve ensuite, aprs de longues annes, immobile et fige.

XXVIII

Sans doute vous avez vu plus dune fois lalbum dune demoiselle de province, que ses compagnes ont barbouill sur toutes les pages, du commencement la fin. Cest l que, sans respect de lorthographe, des vers sans mesure, raccourcis, rallongs, venus par tradition, sont inscrits en tmoignage dinaltrable amiti. Sur la premire page, on lit ces mots: Qucrirez-vous sur ces tablettes? Puis linscription: Tout vous: ANNETTE. Et au bas de la dernire page: Qui plus que moi aime toi, quil crive plus loin que moi.

XXIX

Sur ces pages vous tes sr de trouver deux curs, une torche et des guirlandes; vous tes sr de lire des serments damour jusquau del des portes du tombeau. Quelque enfant de Mars, pote dans un rgiment de ligne, y a paraph un petit vers sclrat. Eh bien, amis, jaurais t fort aise dcrire, moi, dans cet album, persuad que chacun de mes enfantillages, offerts de bon cur, aurait mrit un regard indulgent, et quon ne saviserait pas ensuite, avec un visage grave et un sourire narquois, dexaminer si jai su mettre ou non de lesprit dans mes btises.

XXX

Mais vous, tomes dpareills de la bibliothque de Satan; vous, magnifiques albums, tourments des versificateurs en renom; vous, rapidement embellis par le pinceau magique de Tolsto ou par la plume de Baratinski, que la foudre de Dieu vous crase! Quand une belle dame me prsente son in-4, un tremblement de colre me saisit, et je sens une pigramme sourdre au fond de mon me. Eh bien non, misrable; tu vas lui crire un madrigal!

XXXI

Ce ne sont pas des madrigaux que trace Lenski dans lalbum de la jeune Olga. Sa plume est guide par lamour, et ne sait pas briller par de froids jeux desprit. Dans la simplicit de son cur, il va jusqu rpter ce quil entend dire ou ce quil remarque dOlga; quant ses lgies, elles coulent flots. Cest ainsi que toi, Lzikof linspir, dans les lans de ton cur, tu chantes Dieu sait qui, tellement quun jour le recueil prcieux de tes lgies te dvoilera ta propre histoire.

XXXII

Mais silence! quentendons-nous? Un svre critique nous ordonne de fouler aux pieds la maigre couronne de llgie. nous autres faiseurs de vers, il crie comme un gnral la parade: Assez pleur, assez gmi sur lirrparable pass! basta! chantez autre chose. Tu as raison, ami; et sans doute tu vas nous montrer du doigt le masque et le poignard tragiques, en nous ordonnant dy renouveler le capital puis de nos penses. Nest-ce pas? Point du tout! point du tout! crivez des odes, messieurs.

XXXIII

crivez comme au temps de notre grande poque, comme le prescrivent les anciennes rgles. Quoi! rien que des odes pour les occasions solennelles! Rappelle-toi, critique, ce qua dit ce propos lingnieux auteur des Commrages; et, avoue-le, ce mme auteur test-il plus supportable que ces rimeurs mlancoliques par toi si dcris? Jen conviens; mais votre romantisme est vide, vain, pitoyable; tandis que le but de la posie doit tre noble et lev. Je pourrais rfuter cet argument; mais je me tais. Ne brouillons pas deux sicles.

XXXIV

pris de la libert autant que de la gloire, agit dinspirations incessantes, Vladimir aurait fort bien pu crire des odes. Mais Olga ne les aurait pas lues. Il tenait encore plus lui lire ses uvres qu les faire, car on dit quil nest pas dans le monde de jouissance plus grande que celle dun auteur modeste et amoureux qui peut lire les produits de ses rveries celle qui en est lobjet, une beaut que ses chants jettent dans une agrable mlancolie. Il est heureux, le pote mais peut-tre pense-t-elle autre chose.

XXXV

Pour moi, je ne lis les productions de ma lyre harmonieuse qu ma vieille nourrice, la fidle compagne de ma jeunesse. Ou bien, aprs un maussade dner, si jattrape par le pan de lhabit quelque voisin que ma livr son sort malencontreux, je lemprisonne dans un coin, et je ly touffe de ma tragdie. Ou bien encore et croyez que je ne plaisante pas, tout gonfl de rimes, errant le long de mon tang, jeffraye des clats de ma voix une bande de canards sauvages. peine ont-ils entendu le doux son de mes strophes, quils sempressent de quitter ces rivages.

XXXVI

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XXXVII

Et Onguine! ce propos, frres, je vous demande un peu de patience, et je vais dcrire en dtail ses occupations de chaque jour: Vous savez quil vit en anachorte; en t, il se lve six heures du matin, et sen va, en toilette lgre, la rivire qui coule au bas du tertre de sa maison. Il traverse la nage cet Hellespont, ni plus ni moins que le chantre de Gulnare. Puis il boit son caf, en parcourant avec ngligence un journal aussi mal inform quattard dans sa publication

XXXVIII

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XXXIX

La promenade, la lecture, un sommeil profond et salutaire, lombre des bois, le babil des eaux, quelquefois le jeune et frais baiser dune blanche fille aux yeux noirs, le galop dun cheval fougueux et docile au frein, un dner assez dlicat, une bouteille de vin limpide, et surtout la solitude, le silence: Voil la vie dOnguine. Et petit petit, il y prit got, laissant, dans son bien-tre insouciant, couler les belles journes de soleil, oubliant et la ville, et les amis quil y avait laisss, et lennui de ses ftes.

XL

Mais notre t septentrional, cette caricature de lhiver du Midi, passe en un moment. Chez nous personne nen doute, et personne ne lavoue. Dj le ciel annonait lautomne. Le soleil brillait moins frquemment; le jour saccourcissait; la mystrieuse toiture des bois se dpouillait avec un bruit lugubre; des brouillards se roulaient sur les champs; les caravanes doies criardes se d