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Alexandre Pouchkine (Пушкин Александр Сергеевич) 1799 — 1837 BORIS GODOUNOFF (Борис Годунов) 1831 Traduction d’Ivan Tourgueniev et Louis Viardot, Poëmes dramati- ques d’Alexandre Pouchkine, Paris, Hachette, 1862. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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  • Alexandre Pouchkine

    ( )1799 1837

    BORIS GODOUNOFF( )

    1831

    Traduction dIvan Tourgueniev et Louis Viardot, Pomes dramati-ques dAlexandre Pouchkine, Paris, Hachette, 1862.

    LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE LITTRATURE RUSSE

  • 2

    NOTE HISTORIQUE SUR BORIS GODOUNOFF.

    Ivan IV, surnomm le Terrible, mort en 1584, laissa deux fils,Fodor et Dmitri. Celui-ci tait fils de sa sixime femme, Marie Nago,car, malgr les prescriptions de lglise grecque qui ne permet que troismariages successifs, Ivan le Terrible eut autant de femmes quHenriVIII dAngleterre.

    Presque en naissant, Dmitri fut relgu avec sa mre Ouglitch,ville du gouvernement dIroslav.

    Sous le nom de Fodor, prince dvot, asctique, dont la vie se pas-sait au pied des autels, rgna son beau-frre Boris Godounoff, qui dj,sous Ivan le Terrible, tait parvenu la plus grande faveur. Il avait faitpartie de la Douma, ou conseil priv, avec quelques boyards du plushaut rang, bien quil ft dassez basse extraction et dorigine tatare.Mais, disent les chroniqueurs de cette poque, il tait trs-grand detaille, trs-beau de figure, majestueux et loquent.

    Vers la fin du rgne de Fodor, Dmitri fut trouv, un matin, percdun coup de couteau la gorge, dans la cour de sa maison dOuglitch.Les habitants de cette ville, excits par les frres de la tzarine Marie, ac-cusrent de ce meurtre le fils de la nourrice du jeune tzarvitch, et celuiqui tait charg de surveiller la famille Nago, un certain Bitiagofski.Une meute clata, o prirent treize personnes.

    Le tzar Fodor chargea Boris Godounoff de faire une enqute surla mort de son jeune frre ; celui-ci en remit le soin au prince BasileChouski, le mme qui plus tard renversa le premier faux Dmtrius(Dmitri), devint tzar, et, aprs un rgne malheureux de quelques an-nes, fut livr par les Moscovites rvolts aux Polonais, qui le tinrent enprison jusqu sa mort.

    La voix du peuple accusait Boris Godounoff de ce crime auquel ilavait intrt, car Fodor tait sans enfants, et, comme alli la familledes tzars, comme exerant tout pouvoir sous le nom officieux de rgent,Boris devait prtendre lui succder.

    Lenqute faite par Chouski constata que le tzarvitch Dmitri,sujet des accs dpilepsie, stait en tombant perc la gorge dun cou-teau quil tenait la main. Elle eut pour rsultat de faire dclarer

  • 3

    linnocence de ceux qui avaient pri dans lmeute, puis de fairecondamner lexil en Sibrie une quantit dhabitants dOuglitch, etjusqu la cloche qui avait sonn le tocsin, cloche qui ne fut restitue cette ville que sous le rgne de lempereur Nicolas. Cependant le clbrehistorien Karamsine adopta lopinion populaire, et accusa formellementBoris du meurtre de Dmitri. Cest sur cette donne que Pouchkine atabli son drame historique, ddi la mmoire de Karamsine.

  • 4

    BORIS GODOUNOFF.

    (En vers.)Lancien palais du Kremlin Moscou.Lancien palais du Kremlin Moscou.Lancien palais du Kremlin Moscou.Lancien palais du Kremlin Moscou.

    1598, 20 fvrier.

    LES PRINCES CHOUSKI ET VOROTINSKI.

    VOROTINSKI.Nous sommes chargs, toi et moi, de veiller la garde

    de la ville. Mais il me semble que bientt nous nauronsplus personne surveiller. Moscou est vide. Tout le peu-ple est all au monastre la suite du patriarche. Quenpenses-tu ? Comment finira tout ce tumulte ?

    CHOUSKI.Comment cela finira ? Il nest pas difficile de le pr-

    voir. Le peuple hurlera et pleurera encore un peu ; et Bo-ris fera encore un peu de faons, comme un ivrogne de-vant un verre de vin ; puis il nous fera la haute faveur deconsentir humblement prendre la couronne ; puis ilnous gouvernera comme il la fait jusqu prsent.

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    VOROTINSKI.Mais un mois sest pass depuis quenferm avec sa

    sur dans le monastre, il semble avoir renonc toutechose terrestre. Ni le patriarche, ni les boyards de laDouma1111, nont pu jusqu prsent le flchir. Il nentendni les supplications et les larmes de toute cette ville deMoscou, ni mme la voix du Grand Concile2222. Cest envain quon a suppli sa sur de lui donner la bndictiondu rgne ; la triste tzarine, devenue nonne, est inflexiblecomme lui-mme. Il semble que Boris lui a souffl sonesprit. Que dirais-tu si, en effet, le rgent avait assez dessoucis de la royaut, et ne voulait plus dun trne affai-bli ?

    CHOUSKI.Je dirais alors que ce serait bien en vain quaurait

    coul le sang du jeune tzarvitch ; je dirais quen ce casDmitri pouvait vivre.

    VOROTINSKI.Crime affreux ! Serait-ce Boris vraiment qui aurait mis

    mort le tzarvitch ?

    CHOUSKI.Eh, qui donc ? Qui a suborn Tcheptsougoff ? Qui a

    envoy, avec Katchaloff, les deux Bitiagofski ? Cest moiqui fus charg de faire lenqute Ouglitch, sur les lieuxmmes ; jai trouv toutes fraches les traces du crime.

    1 Espce de conseil dtat, ou plutt de conseil priv.2 Runion de reprsentants de toutes les classes de la nation. Le Grand

    Concile ntait pas assembl plus frquemment et plus rgulirement que nosanciens tats gnraux.

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    Toute la ville en avait t tmoin. Les dispositions deshabitants furent unanimes : et, mon retour, jaurais pu,par une seule parole, confondre le sclrat qui cachait samain.

    VOROTINSKI.Pourquoi ne las-tu pas cras ?

    CHOUSKI.Javoue quil ma troubl alors par son calme, par son

    assurance effronte laquelle je ne mattendais pas. Il meregardait droit aux yeux, comme un homme innocent ; ilminterrogeait, il entrait dans des dtails, et je rptaisdevant lui la fable quil mavait souffle lui-mme.

    VOROTINSKI.Cest mal toi, prince.

    CHOUSKI.Que devais-je faire ? Dclarer la vrit au tzar Fo-

    dor ? Mais il voyait tout par les yeux de Godounoff, en-tendait tout par les oreilles de Godounoff. Je laurais per-suad, que Boris let dissuad sur-le-champ. Et puis,lon maurait envoy en exil ; et, lheure favorable, onmaurait trangl sans bruit dans un muet cachot, commeon a fait mon oncle. Sans me vanter, aucun supplice nesaurait me faire peur. Je ne suis pas lche ; mais je ne suispas bte non plus, et nai pas envie de fourrer ma ttedans le lacet pour rien de rien.

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    VOROTINSKI.Ce crime est affreux. coute : cest assurment le re-

    mords qui le trouble ; il nose franchir le sang de lenfantinnocent pour poser le pied sur le trne.

    CHOUSKI.Il le franchira. Boris nest pas si timide. Alors quel

    honneur pour nous, pour toute la Russie ! Un esclavedhier, un Tatar, le gendre de Maluta3333, le gendre dunbourreau, et lui-mme bourreau dans lme, semparerade la couronne et du collier de Monomaque4444.

    VOROTINSKI.Cest vrai ; il nest pas de grande famille. Nous som-

    mes de plus haute ligne que lui.

    CHOUSKI.Je le crois bien.

    VOROTINSKI.Chouski, Vorotinski, voil de vrais princes de nais-

    sance.

    3 Maluta Skouratoff, le plus froce et le plus dvou des sicaires dIvan le

    Terrible.4 Surnom de Wladimir II, lun des fondateurs de la puissance russe au

    douzime sicle. Il tait arrire petit-fils de saint Wladimir, qui, un sicle etdemi avant, introduisit le christianisme en Russie. Cette couronne et ce collier,auxquels on laissa le nom de Monomaque, lui avaient t envoys, comme pr-sents dinvestiture, par lempereur grec Alexis Comnne.

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    CHOUSKI.Oui, et du sang de Rurik5555.

    VOROTINSKI.coute, prince : bien considrer les choses, nous

    avons le droit de succder Fodor.

    CHOUSKI.Plus que Godounoff.

    VOROTINSKI.Tu en conviens ?

    CHOUSKI.Eh bien, si Boris continue faire le difficile, essayons

    dagir sur le peuple. Il a bien assez de vrais princes, de sesprinces lui. Que parmi eux il choisisse un tzar.

    VOROTINSKI.Nous sommes nombreux, nous, les descendants des

    Vargues ; mais il nous est difficile de lutter contre Go-dounoff. Le peuple na plus lhabitude de voir en nous lesdescendants de ses anciens matres. Il y a longtemps quenous sommes entrs dans la domesticit des tzars. Et lui,il a su se soumettre le peuple par la crainte, par lamour,par la gloire.

    5 Chef de Vargues, pirates des bords de la Baltique, lu grand prince de

    Moscovie. Il est le premier fondateur de la monarchie russe, et tous les anciensprinces, ou kniaz, taient de sa famille.

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    CHOUSKI.Il est hardi, tandis que nous.... cest assez. (Regardant

    par la fentre.) Mais le peuple revient en foule et en d-sordre. Allons voir ce qui est dcid. (Ils sortent.)

  • 10

    (En vers.)La place Rouge, devant le palais.La place Rouge, devant le palais.La place Rouge, devant le palais.La place Rouge, devant le palais.

    FOULE DE PEUPLE.

    UN HOMME.Il est inflexible. Il a chass de sa prsence les boyards,

    les vques, le patriarche ; cest en vain quils ont tousfrapp la terre du front devant ses genoux. Le trne luifait peur.

    UN AUTRE HOMME. grand Dieu, qui nous gouvernera ? Malheur

    nous ! Nous ne serons plus gouverns.

    UN AUTRE.Tiens ! voici que le Dik en chef6666 sort pour nous an-

    noncer la dcision de la Douma.

    VOIX DANS LE PEUPLE.Silence ! silence ! Le dik de la Douma va parler. Si-

    lence, coutez !(Le dik parat sur le perron rouge. )

    6 Le plus haut magistrat, le grand juge.

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    LE DIK.Peuple ! le conseil a dcid dessayer pour la dernire

    fois la force des supplications sur lme afflige du rgent.Ds demain, le trs-saint patriarche, aprs avoir solen-nellement clbr la messe au Kremlin, prcd des sain-tes bannires, des images de la Vierge de Wladimir et dela Vierge du Don, se lvera ; et avec lui se lveront tousles boyards, le corps des nobles et les lus du peuple delorthodoxe Moscou. Ils iront supplier de nouveau la tza-rine pour quelle prenne en piti la patrie orpheline, etquelle donne son frre Boris la bndiction du rgne.Sparez-vous, allez avec Dieu chacun dans son logis, etpriez pour que les ferventes supplications des orthodoxesmontent jusquau ciel.

    (La foule se disperse en faisant des signes de croix.)

  • 12

    (En vers.)Le Le Le Le Champ-aux-Vierges devant le monastre des VieChamp-aux-Vierges devant le monastre des VieChamp-aux-Vierges devant le monastre des VieChamp-aux-Vierges devant le monastre des Vierrrrges.ges.ges.ges.

    FOULE DE PEUPLE.

    UN HOMME.Ils sont entrs maintenant dans la cellule de la tzarine.

    Boris et le patriarche y sont entrs aussi avec une cohuede boyards.

    UN AUTRE.Que dit-on ?

    UN AUTRE.Il sobstine toujours. Pourtant il y a de lespoir.

    UNE FEMME AVEC UN ENFANT.L, l, ne pleure point ; le Bouka7777 te viendra prendre.

    UN HOMME.Ne pourrait-on pas se glisser par lenceinte du monas-

    tre ?

    7 Personnage imaginaire dont on fait peur aux enfants, Croquemitaine.

  • 13

    UN AUTRE.Impossible. On est ltroit mme ici, dans le champ.

    Pense donc, tout Moscou sest entass ici. Regarde :lenceinte, les toits, tous les tages du clocher, les dmesde lglise et jusquaux croix sont couverts de monde.

    LE PREMIER.Oh ! que cest amusant !

    LAUTRE.Quel est ce bruit ?

    LE PREMIER.coute, coute ; le peuple sest mis hurler. L-bas,

    ils tombent rang par rang, comme des vagues. Encore,encore ; a vient jusqu nous. Vite, genoux, frres.(Tout le peuple est genoux. Gmissements et larmes.)

    LE PEUPLE.Ah ! prends piti de nous, notre pre. Rgne sur nous.

    Sois notre pre, notre tzar.

    UN HOMME, voix basse.Pourquoi pleure-t-on ?

    UN AUTRE.Comment veux-tu le savoir ? Les boyards le savent,

    eux. Cest bien autre chose que nous.

  • 14

    LA FEMME, son enfant.Eh bien, quand il faut pleurer, tu te tais maintenant.

    Attends un peu, le Bouka va venir. Pleure donc.(Lenfant sanglote.) la bonne heure !

    UN HOMME.Ils pleurent tous. Mettons-nous aussi pleurer, frres.

    LAUTRE.Je nai pas de larmes. Mais quest-ce quon crie en-

    core ?

    LE PREMIER.Comment le deviner ?

    TOUT LE PEUPLE.La couronne est lui. Il consent. Boris est notre tzar.

    Vive Boris !

  • 15

    (En vers.)Le palais du Kremlin.Le palais du Kremlin.Le palais du Kremlin.Le palais du Kremlin.

    BORIS, LE PATRIARCHE, LES BOYARDS.

    BORIS.Toi, saint pre patriarche, vous tous, boyards, mon

    me est nu devant vous.... Vous avez vu que jacceptece grand pouvoir avec crainte et humilit. Combien matche est difficile ! Je succde aux deux puissants Ivan ; jesuccde lAnge-tzar8888. juste, mon royal pre, daignejeter du ciel un regard sur les larmes de tes fidles servi-teurs, et envoie celui que tu as tant aim, que tu as le-v une si tonnante hauteur, ta sainte bndiction, pourquil gouverne son peuple en gloire, pour quil soit justeet misricordieux comme toi. Jattends votre aide, boyards. Servez-moi comme vous lavez servi, dans letemps o, non encore choisi par la volont du peuple, jepartageais vos travaux.

    LES BOYARDS.Nous ne trahirons pas notre serment.

    8 Surnom donn au pieux tzar Fodor.

  • 16

    BORIS.Allons maintenant nous prosterner devant les tom-

    beaux des matres dfunts de la Russie ; ensuite que lonconvie tout notre peuple un festin, depuis les seigneursjusquau dernier mendiant aveugle. tous, libre entre ;tous, convives bienvenus.

    (Il sort, les boyards le suivent.)

    VOROTINSKI, arrtant Chouski.Tu as devin.

    CHOUSKI.Quoi ?

    VOROTINSKI.Ici, tantt, te le rappelles-tu ?

    CHOUSKI.Je ne me rappelle rien.

    VOROTINSKI.Lorsque le peuple sen allait au Champ-aux-Vierges,

    tu disais....

    CHOUSKI.Ce nest plus le temps de se souvenir. Je te conseille

    de savoir oublier propos. Au reste, je voulais alorstprouver par une feinte calomnie, et mieux connatre tafaon de penser. Mais voici que le peuple salue son tzar.On peut remarquer mon absence. Adieu. (Il sort.)

  • 17

    VOROTINSKI.Rus courtisan !

  • 18

    La nuit. Une cellule dans le monastre de La nuit. Une cellule dans le monastre de La nuit. Une cellule dans le monastre de La nuit. Une cellule dans le monastre de Tchoudovo.Tchoudovo.Tchoudovo.Tchoudovo.1603.

    LE PRE PIMNE, GRGOIRE, FRRE LAI, en-dormi.

    PIMNE crit, assis devant la lampe des saintes images.Encore un, encore un dernier rcit, et ma chronique

    est termine. La tche est faite, la tche qu moi, p-cheur, avait impose le Tout-Puissant. Ce nest pas envain que le Seigneur ma plac pour tmoin de tantdannes, et ma donn lintelligence de lart dcrire.Quelque jour, un moine laborieux trouvera mon uvreloyale, mais sans nom. Comme moi il allumera sa lampe,et, secouant du parchemin la poussire du temps, il co-piera ces rcits vridiques, afin que les neveux des ortho-doxes apprennent les destines de leur terre maternelle ;afin quils mentionnent avec respect leurs grands tzarspour leurs travaux, leur gloire, leurs bienfaits, et, pourleurs fautes, pour leurs sombres actions, quils interc-dent humblement auprs du Sauveur. Je revis dans mavieillesse ; le pass repasse devant moi. Il y a longtempsque, tout plein dvnements divers, ce pass fluait,sagitant comme les flots de lOcan. Maintenant le voilsilencieux et tranquille. Ma mmoire ne ma conservque peu de visages ; peu de paroles rsonnent encore jus-

  • 19

    qu moi ; et tout le reste a disparu. Mais le jour est pro-che, ma lampe va steindre. Encore un, encore un der-nier rcit. (Il se remet crire.)

    GRGOIRE, se rveillant.Toujours le mme rve ! Est-ce possible ? Pour la troi-

    sime fois ! Maudit rve ! Et toujours, devant la lampe, levieillard est assis, crivant ; et sans doute, pendant toutela nuit, le sommeil na pas ferm sa paupire. Combienjaime son aspect tranquille, quand, lme plonge dansle pass, il reprend et mne sa chronique ! Souvent jaidsir deviner ce que sa plume racontait. tait-ce la som-bre domination des Tatars ? les cruels supplices ordonnspar Ivan le Terrible ? lorageux vetch9999 de la rpubliquede Novgorod ? les gloires de la patrie ? Vainement. Ni surson front lev, ni dans ses regards, on ne peut lire sespenses secrtes. Toujours le mme aspect, humble etgrand. Cest ainsi quun dik, vieilli dans les tribunaux,regarde avec le mme calme les innocents et les coupa-bles, et coute avec indiffrence le bien et le mal, sansconnatre la colre ou la piti.

    PIMNE.Tu tes rveill, frre ?

    GRGOIRE.Bnis-moi, rvrend pre.

    9 La place publique, le forum, et en mme temps lassemble populaire

    qui sy tenait.

  • 20

    PIMNE.Que Dieu te bnisse, maintenant, toujours et dans

    lternit.

    GRGOIRE.Tu as crit pendant la nuit entire, sans te livrer au

    sommeil, tandis quune imagination diabolique a troublmon repos, et lennemi des hommes na cess de metourmenter. Il ma sembl en songe que jtais mont parun escalier rapide au sommet dune tour. De cette hau-teur, Moscou me paraissait comme une fourmilire. Enbas, sur la place, bouillonnait le peuple, et tous, en riant,me montraient au doigt. Javais honte, javais peur, et,tombant en bas la tte la premire, je me rveillais en sur-saut. Et trois fois le mme songe mest venu. Nest-ce pastrange ?

    PIMNE.Cest le jeune sang qui tagite. Humilie-toi par le jene

    et la prire, et tes rves se rempliront dimages sereines.Maintenant encore, si, quand mon front sappesantitmalgr moi, je ne prononce pas une longue prire avantla nuit, mon vieux sommeil nest ni sans trouble, ni sanspch. Je vois tantt des festins bruyants, tantt descamps et des luttes guerrires, enfin les folles distractionsde mes jeunes annes.

    GRGOIRE.Que tu as gaiement pass ta jeunesse ! Tu as combattu

    sous les tours de Kasan ; tu as repouss les armes li-thuaniennes avec le brave Chouski ; tu as vu la cour et lefaste dIvan. Heureux ! Et moi, ds mon adolescence,

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    jerre, pauvre moine, dans de tristes cellules. Pourquoi,moi aussi, ne pourrais-je mabandonner lenivrementdes batailles, masseoir la table des tzars ? Jaurais eu letemps, comme toi, dans ma vieillesse, de quitter lemonde et ses vanits, de prononcer des vux et demenfermer dans une tranquille retraite.

    PIMNE.Naie point de regrets, frre, davoir quitt de bonne

    heure le monde pcheur, et de ce que le Trs-Haut netait point envoy beaucoup de tentations. Crois-moi,cest de loin seulement que peuvent nous sduire lagloire, le luxe et les ruses de lamour fminin. Jai vculongtemps, et jai pratiqu la vie ; mais je nai connu lebonheur que depuis que le Seigneur a daign mamenerdans ce couvent. Pense, mon fils, nos grands tzars. Quiest au-dessus deux ? Dieu seul. Qui prvaut contre eux ?Personne. Et pourtant leur couronne dor leur devenaitsouvent lourde, et ils lchangeaient contre un capuchonde moine. Le terrible tzar lui-mme cherchait souvent lerepos dans un semblant dexercices pieux et daustritclotre. Son palais, rempli dorgueilleux favoris, prenaitsoudain lapparence dun monastre. Les sanglants mi-nistres de ses volonts10101010, se couvrant de haires et de cili-ces, apparaissaient comme de dociles cnobites, et le ter-rible tzar comme leur pieux suprieur. Jai vcu ici, danscette mme cellule (elle tait alors habite par Cyrille,lhomme juste aux longues souffrances11111111), et ds lors

    10 On les nommait opritckniks, mot mot gens du service particulier. Les

    plus grands princes tenaient honneur de servir parmi les opritchniks.11 Cyrille, une des lumires de lglise russe, fut mis mort par Ivan le

    Terrible.

  • 22

    Dieu mavait fait la grce de mclairer sur le nant desvanits mondaines. Jai vu ici le tzar, fatigu de ses pen-ses de colre et de supplices. Tranquille, rveur, tait as-sis au milieu de nous le Terrible. Nous nous tenions im-mobiles devant lui, et il causait paisiblement avec nous. Ildisait notre suprieur et toute la communaut : Mespres, le jour dsir viendra ; japparatrai ici affam desalut. Toi, Nicodme, toi, Serge, toi, Cyrille, recevez tousle vu de mon me. Je viendrai vous, moi rprouvcharg de crimes, et je prendrai la robe vnrable entombant vos pieds, mes saints pres. Ainsi parlait lepuissant monarque, et sa parole coulait comme du miel,et il pleurait. Et nous pleurions aussi, en suppliant le Sei-gneur denvoyer la paix et lamour son me orageuse.Et son fils Fodor, sur le trne, ne soupirait-il pas aprs lavie paisible dun cnobite ? Il fit de son palais une cellulede prire. L les pesants soucis du pouvoir ne troublaientpas son me sainte. Dieu agra lhumilit du tzar : souslui, la Russie gota un bonheur sans nuage, et, lheurede sa fin, un miracle inou saccomplit : devant sa cou-che, et visible au tzar seul, apparut un homme toutrayonnant de lumire ; et Fodor se mit converser aveclui, lappelant le grand patriarche. Et tous alentour furentsaisis de terreur. Ils comprirent quil se faisait une appari-tion cleste, car en ce moment le saint vladika ne setrouvait pas dans la chambre du tzar. Et quand enfin iltrpassa, tout le palais se remplit dun saint parfum, et levisage du mort resplendit comme un soleil. Nous ne ver-rons plus jamais un pareil tzar. terrible infortune ! malheur inou ! Nous avons pch, nous avons allum lacolre du Seigneur en nommant pour matre un rgicide.

  • 23

    GRGOIRE.Il y a longtemps, rvrend pre, que je veux te ques-

    tionner sur la mort du tzarvitch Dmitri. En ce temps-l,dit-on, tu tais Ouglitch.

    PIMNE.Hlas ! il ne men souvient que trop. Dieu a voulu me

    faire voir cette action mchante, ce pch sanglant. Onmavait envoy jusqu Ouglitch pour y remplir une fonc-tion monastique. Jy arrivai la nuit. De grand matin, lheure de la messe, jentends tout coup des cloches.Ctait le tocsin quon sonnait. Un bruit slve, des cris.On court la maison de la tzarine. Jy cours aussi, et jytrouve tous les habitants de la ville, je regarde. Le tzar-vitch gorg est tendu par terre. Sa mre vanouie prsde lui. Sa nourrice sanglote avec dsespoir, tandis que lepeuple furieux trane limpie tratresse, sa gouvernante.Tout coup, dans la foule froce et ple de fureur, appa-rat le Judas Bitiagofski. Voici, voici le sclrat ! fut lecri gnral. Et, en un instant, il ntait plus. Alors le peu-ple se mit poursuivre les trois assassins, qui staient en-fuis et cachs. On les saisit, et on les amena devant le ca-davre encore chaud du royal enfant. Et, miracle ! le corpsse mit frmir. Avouez ! hurla le peuple ; et, pleins deterreur, sous la hache, les sclrats avourent, et nomm-rent Boris.

    GRGOIRE.Quel ge avait le tzarvitch assassin ?

  • 24

    PIMNE.Prs de sept ans. Il aurait aujourdhui.... Dix ans se

    sont passs depuis lvnement ; non, douze...... il auraitton ge. Il rgnerait. Mais Dieu en a dispos autrement.

    Cest par ce rcit plein de larmes que je terminerai machronique. Depuis cette poque, jai peu cherch connatre les choses du monde. Frre Grgoire, tu asclair ta raison par la science ; cest toi que je trans-mets mon travail. Aux heures libres dexercices spirituels,dcris sans vain orgueil de sage, dcris tout ce dont tu se-ras tmoin dans ta vie, la guerre et la paix, le gouverne-ment des tzars, les saints miracles des hommes qui ontplu Dieu, les prophties et les signes clestes. Pour moi,il est temps de me reposer et dteindre ma lampe. Maisvoici quon sonne la messe du matin. Seigneur, bnissezvos serviteurs. Donne-moi mon bton, Grgoire. (Ilsort.)

    GRGOIRE seul.Boris, Boris, tout tremble devant toi. Personne nose

    seulement te rappeler le sort du malheureux enfant que tuas frapp. Et cependant, un reclus, dans une sombre cel-lule, crit contre toi une dnonciation foudroyante, et tunchapperas point au jugement des hommes, pas plusque tu nchapperas au jugement de Dieu.

  • 25

    (En prose.)Le palais du patriarche.Le palais du patriarche.Le palais du patriarche.Le palais du patriarche.

    LE PATRIARCHE, LE SUPRIEUR DU COUVENTDE TCHOUDOVO.

    LE PATRIARCHE.Il sest enfui, pre abb ?

    LE SUPRIEUR.Il sest enfui, saint vladika ; voici dj le troisime

    jour.

    LE PATRIARCHE.Voyez-vous ce vaurien, ce rprouv ! De quelle fa-

    mille est-il ?

    LE SUPRIEUR.De la famille des Otrpieff, gentilshommes de Galitz.

    Ds sa premire jeunesse, il sest fait tonsurer on ne saito ; il a vcu Souzdl, dans le couvent de Saint-phime ; puis il sest enfui de l, il a vagabond de clotreen clotre, puis enfin il est venu dans ma communaut deTchoudovo. Et moi, voyant quil tait encore jeune et defaible entendement, je lai confi la direction du P. Pi-mne, vieillard dbonnaire et docile. Il savait bien

  • 26

    lcriture, lisait dans nos chroniques et composait descantiques pour les saints. Mais il parat que la science nelui est pas venue du Seigneur.

    LE PATRIARCHE.Ne me parlez pas de ces savants. Voyez un peu ce

    quil a invent : Je serai tzar Moscou ! Ah ! vaseempli par le diable ! Il ne vaut pas la peine quon fasse delui un rapport au tzar ; pourquoi donner de linquitude notre gracieux pre ? Il suffira de faire part de sa fuite audiacre Smirnoff. Quelle hrsie : Je serai tzar Mos-cou ! Quon attrape cet affid de Satan, et quonlexpdie Solofski12121212, dans un exil ternel. Nest-ce pasque cest une hrsie, pre abb ?

    LE SUPRIEUR.Une hrsie, saint vladika, une hrsie.

    12 Monastre dans une le de la mer Blanche, lieu de pnitence pour le

    clerg russe.

  • 27

    (En vers.)Le palais des tzars.Le palais des tzars.Le palais des tzars.Le palais des tzars.

    DEUX BOYARDS DE RANG INFRIEUR.

    LE PREMIER BOYARD.O est le tzar ?

    LE SECOND.Dans son appartement. Il sy est renferm avec je ne

    sais quel sorcier.

    LE PREMIER.Cest sa socit favorite ; des sorciers, des devins, des

    diseuses de bonne aventure. Il est toujours interrogerlavenir, comme une jeune fiance. Je voudrais bien sa-voir sur quoi roulent ces conjurations.

    LE SECOND.Il vient. Veux-tu le lui demander ?

    LE PREMIER.Quil est sombre ! (Ils sortent tous deux.)

    BORIS seul.Jai conquis le pouvoir suprme, et depuis six annes

    je rgne tranquillement. Mais il ny a pas de bonheur

  • 28

    pour mon me. Nest-ce pas ainsi qupris dans notrejeunesse, nous souhaitons ardemment les joies delamour ; mais peine avons-nous rassasi la faim de no-tre cur par une possession dun moment, que nous re-tombons, refroidis, dans notre ennui et notre langueur.Cest vainement que les devins me promettent de longsjours, des jours dun pouvoir paisible. Ni le pouvoir ni lavie mme ne me rjouissent plus. Je pressens des mal-heurs ; je vois venir le coup de tonnerre. Mon heureusechance a tourn. Javais voulu tranquilliser mon peupledans labondance et dans la gloire, mattirer son amourpar des largesses. Mais jai chass ce vain souci. Le pou-voir vivant est insupportable au peuple ; il ne sait aimerque les morts. Nous sommes des fous si ses applaudisse-ments ou ses hurlements de colre peuvent mouvoir no-tre cur. Dieu envoya la famine sur notre terre russe ; lepeuple se lamentait, mourant dans les tourments de lafaim. Jouvris mes greniers, je prodiguai lor, je leur don-nai du travail. Eh bien, cest moi que les insenss mau-dissaient. Des incendies dvorrent leurs maisons ; je lesfis reconstruire, et cest encore moi quils accusaient deleur ruine. Voil ce quon nomme le jugement du peu-ple ! Qui donc voudrait rechercher son amour ? Je vou-lais trouver du moins le bonheur dans ma famille, et ren-dre ma fille heureuse par un mariage de son choix ; lamort, comme une tempte, emporte le fianc, et l en-core la renomme accuse perfidement du veuvage de mafille moi, moi, malheureux pre. Quiconque meurt, cestmoi qui suis son assassin secret. Cest moi qui ai ht lafin de Fodor ; moi qui ai empoisonn ma sur la tza-rine, devenue lhumble religieuse ; moi, toujours moi.

  • 29

    Ah ! je le sens, rien ne peut nous consoler au milieu desmaux de ce monde, rien, rien.... Je me trompe, la cons-cience peut le faire. Saine et pure, elle triomphera detout, de lenvieuse mchancet, de la sombre calomnie.Mais si une tache sy met, une seule, mme par hasard,alors malheur ! Comme frappe de peste, lme est livre la gangrne ; le cur se gonfle de venin ; le reprochesonne loreille comme un marteau ; lon a mal au cur,la tte tourne, et de petits garons sanglants vous dansentdevant les yeux13131313. Lon serait heureux de schapper.Mais comment ? o aller ? o fuir ! Oh ! triste est celuiqui porte cette tache !...

    13 Image prise dun dicton populaire : Livrogne voit danser des petits

    garons.

  • 30

    (En prose.)Une auberge sur la frontire de la Lithuanie.Une auberge sur la frontire de la Lithuanie.Une auberge sur la frontire de la Lithuanie.Une auberge sur la frontire de la Lithuanie.

    MISSAL ET VARLAAM, MOINES VAGABONDS ;GRGOIRE OTRPIEFF, en habit laque ;

    LHTESSE.

    LHTESSE.Que pourrais-je vous offrir, vieillards rvrends ?

    VARLAAM.Ce que Dieu enverra, bonne htesse. As-tu de leau-

    de-vie ?

    LHTESSE.Comment ne pas en avoir, mes pres ? Je vous en ap-

    porte linstant. (Elle sort.)

    MISSAL Grgoire.Pourquoi pends-tu le nez, camarade ? Nous voici la

    frontire de la Lithuanie, o tu dsirais tant darriver.

    GRGOIRE.Je ne serai tranquille quen Lithuanie.

  • 31

    VARLAAM.Qua cette Lithuanie de si charmant pour, toi ? Le P.

    Missal et moi, pcheur, depuis que nous avons sauvnos bedaines du couvent, nous ne pensons plus rien. Li-thuanie ou Russie, flte ou violon, pourvu quil y ait deleau-de-vie et la voil servie.

    MISSAL.Bien rim, pre Varlaam.

    LHTESSE.Voici, mes pres ; buvez votre sant.

    MISSAL.Merci, petite mre ; que Dieu te bnisse. (Ils boivent.

    Varlaam se met chanter la vieille chanson : Dans lagrande ville de Kasan, etc.)

    MISSAL Grgoire.Eh bien, rien ne passe par ton gosier, ni pour entrer ni

    pour sortir ?

    GRGOIRE.Je ne veux pas.

    MISSAL.Aux libres la libert....

  • 32

    VARLAAM linterrompant.Et aux ivrognes le paradis, pre Missal14141414. Buvons

    pour lhtelire une coupe entire. (Il chante. Gr-goire.) Pourtant, il faut te dire que, quand je bois, jenaime pas les sobres. Il y a la bombance, il y a la temp-rance. Si tu veux vivre comme nous, sois le bienvenu ;sinon, va-ten au diable. Prtre et baladin ne chantent pasmme latin.

    GRGOIRE.Bois daplomb, mais garde ta raison, pre Varlaam.

    Tu vois qu loccasion je sais rimer aussi.

    VARLAAM.Comment ! que je garde ma raison !

    MISSAL.Laisse-le, pre Varlaam.

    VARLAAM.Mais quest-ce que cest que ce jeneur ? a sest fau-

    fil dans notre socit ; Dieu sait do a sort, Dieu saitce que cest ; et maintenant, a fait le fier. (Il boit etchante.)

    GRGOIRE lhtesse.O conduit ce chemin ?

    14 Plaisanterie sur le proverbe souvent employ : Aux libres la libert et

    aux croyants le paradis.

  • 33

    LHTESSE.En Lithuanie, mon pre nourricier, aux montagnes de

    Loueff.

    GRGOIRE.Sont-elles loin, ces montagnes ?

    LHTESSE.Non, pas loin. On pourrait y arriver dici ce soir, sil

    ny avait passer les barrires du tzar et la visite des nou-veaux gardiens.

    GRGOIRE.Comment, des barrires ? quest-ce que cela veut

    dire ?

    LHTESSE.Quelquun sest enfui de Moscou, et lordre est venu

    darrter et de visiter tout le monde.

    GRGOIRE voix basse.Me voici dans la nasse. (Haut.) Mais qui cherchent

    ils ? qui sest enfui de Moscou ?

    LHTESSE.Dieu seul le sait. Est-ce un voleur ? est-ce un brigand ?

    Le fait est quaujourdhui les honntes gens eux-mmesne peuvent plus passer. Mais que gagneront-ils cela ?Rien du tout, pas seulement un diable chauve. Commesil ny avait, pour aller en Lithuanie, dautre chemin quela grande route ? Dici, par exemple, tu nas qu prendre gauche, et suivre le sentier de la fort jusqu la cha-

  • 34

    pelle qui est sur le ruisseau ; puis, traverse le marais toutdroit jusqu Klopino, et l, le premier garon venu temnera aux montagnes de Loueff. Ces gardiens ne se-ront bons qu faire des niches tous les passants et nous piller, nous autres pauvres gens du pays. Quest-ce ?(On entend du bruit.) Ah ! ce sont eux, les maudits ; ilsviennent faire leur ronde.

    GRGOIRE.Htesse, nas-tu pas un autre coin dans ton auberge ?

    LHTESSE.Hlas ! non, mon pre. Je ne manquerais pas de my

    cacher moi-mme. Ce nest que pour le semblant quilsfont cette ronde ; mais il faut leur donner de leau-de-vie,et du pain, et je ne sais quoi. Puissent-ils crever commedes chiens, les rprouvs ! Puissent-ils.... (Entrent deuxgardiens.) Soyez les bienvenus, trs-chers visiteurs. Fai-tes-nous la grce dentrer.

    UN GARDIEN bas lautre.On fait la noce ici ; il y aura de quoi se chauffer les

    pattes. (Aux moines.) Quels gens tes-vous ?

    VARLAAM.Nous sommes des vieillards de Dieu, dhumbles c-

    nobites. Nous allons de village en village, et nous ramas-sons des aumnes chrtiennes pour le monastre.

    LE PREMIER GARDIEN Grgoire.Et toi ?

  • 35

    MISSAL.Notre camarade.

    GRGOIRE.Un laque de la ville voisine. Jai reconduit ces vieil-

    lards jusqu la frontire, et je retourne chez moi.

    MISSAL Grgoire.Tu as donc chang dide ?

    GRGOIRE voix basse.Tais-toi.

    LE PREMIER GARDIEN.Htesse, apporte encore de leau-de-vie. Nous allons

    boire et causer un peu avec ces bons vieillards.

    LE SECOND GARDIEN.Le compagnon parat nu ; il ny a rien lui prendre.

    Mais les autres....

    LE PREMIER GARDIEN.Silence ! nous allons les entreprendre sur-le-champ.

    (Haut.) Eh bien, mes pres, comment vont vos petites af-faires ?

    VARLAAM.Mal, fils, mal. Les chrtiens sont devenus bien avares.

    Ils aiment largent, ils cachent largent ; ils ne donnentgure Dieu. Un grand pch est venu sur les races de laterre15151515. Tous les hommes se sont jets dans le ngoce,

    15 Cette phrase est prise du vieux slavon, la langue religieuse.

  • 36

    dans la spculation. Ils ne pensent quaux richesses de laterre, et non au salut de lme. On va, on va ; on prie, onprie, et souvent, en trois jours, on narrache pas trois ko-peks. Quel pch ! Une semaine passe, une autre ; on re-garde dans sa bourse ; il sy trouve si peu, si peu, quon ahonte de se montrer au couvent avec cette misre. Quefaire alors ? De chagrin on boit le fond du sac. Un vraimalheur enfin. Oh ! a va mal ; sans doute les dernierstemps sont venus.

    LHTESSE pleurant.Que Dieu nous garde et nous assiste ! (Pendant toute

    la tirade de Varlaam, le premier gardien na cess de re-garder fixement Missal.)

    LE PREMIER GARDIEN lautre.Alokha16161616, as-tu loukase du tzar ?

    LE SECOND GARDIEN.Je lai.

    LE PREMIER GARDIEN.Donne un peu.

    MISSAL.Quas-tu donc me regarder ainsi ?

    LE PREMIER GARDIEN.Voici pourquoi. Un certain chtif hrtique, Grgoire

    Otrpieff, sest enfui de Moscou. En as-tu entendu par-ler ?

    16 Diminutif dAlexis.

  • 37

    MISSAL.Non.

    LE PREMIER GARDIEN.Tu nas pas entendu ? Cest bien. Et le tzar a ordonn

    de prendre ce fugitif et de le pendre. Sais-tu cela ?

    MISSAL.Je ne sais rien.

    LE PREMIER GARDIEN Varlaam.Sais-tu lire ?

    VARLAAM.Je lai su dans ma jeunesse, mais je lai oubli.

    LE PREMIER GARDIEN Missal.Et toi ?

    MISSAL.Dieu ne ma pas donn cette sagesse.

    LE PREMIER GARDIEN.Alors, prends loukase du tzar.

    MISSAL. quoi bon ?

    LE PREMIER GARDIEN.Parce quil me revient que cet hrtique fugitif, ce co-

    quin, ce voleur, cest toi.

  • 38

    MISSAL.Comment, moi ! Que dis-tu ?

    LE PREMIER GARDIEN.Arrtez ! quon ferme les portes. Nous allons tout tirer

    au clair.

    LHTESSE.Ah ! les damns tourmenteurs, sans piti, sans en-

    trailles ! Ils ne laissent pas mme en repos un pauvrehomme de Dieu.

    LE PREMIER GARDIEN.Qui sait lire ici ?

    GRGOIRE savanant.Je sais lire.

    LE PREMIER GARDIEN.Tiens ! qui a pu tapprendre....

    GRGOIRE.Notre sonneur de cloches.

    LE PREMIER GARDIEN lui tendant loukase.Lis haute voix.

    GRGOIRE lisant. Lindigne moine du monastre de Tchoudovo, Gr-

    goire, de la famille dOtrpieff, tant tomb en hrsie, aos, pouss par le diable, troubler la sainte communautpar toutes sortes dnormits et de scandales. Et, daprs

  • 39

    lenqute, il appert que ce rprouv Grichka17171717 sest enfuivers la frontire lithuanienne....

    LE PREMIER GARDIEN MISSAL.Et tu dis que ce nest pas toi ?

    GRGOIRE continuant. Et le tzar a ordonn de le prendre....

    LE PREMIER GARDIEN.Et de le pendre.

    GRGOIRE.Il nest pas dit de le pendre.

    LE PREMIER GARDIEN.Tu radotes. On ne met pas chaque mot dans la ligne.

    Lis prendre et pendre.

    GRGOIRE. Et pendre. Ce voleur Grichka est g (il regarde

    Varlaam) de plus de cinquante ans. Il est de taillemoyenne ; il a le front chauve, la barbe grise, le ventregros. (Tous regardent Varlaam.)

    LE PREMIER GARDIEN.Enfants, voil Grichka. Prenez-le, liez-le. Quelle ren-

    contre inattendue !

    17 Diminutif de Grgoire.

  • 40

    VARLAAM arrachant le papier des mains de Grgoire.Laissez-moi tranquille, vauriens. Quel Grichka suis-

    je ? Comment ! cinquante ans, barbe grise, ventre gros !Non, frre, tu es encore trop jeune pour te moquer ainside moi. Il y a longtemps que je nai lu, et je dchiffremal ; mais je dchiffrerai bien, maintenant quil sagit dela corde. (Il lit en pelant.) Et il est g de vingt ans.... O y a-t-il ici cinquante ? Tu vois bien, vingt.

    LE SECOND GARDIEN.Oui, je men souviens aussi ; cest vingt, cest vingt

    quon nous a dit.

    LE PREMIER GARDIEN Grgoire.Tu es un plaisant ce quil parat ?

    VARLAAM continuant. Pendant la lecture, Grgoire setient la tte baisse et la main dans sa poitrine.

    Et de taille il est petit, a la poitrine large, un brasplus court que lautre, les yeux bleus, les cheveux roux,une verrue sur la joue, une autre sur le front.... ( Gr-goire.) Mais ne serait-ce pas toi-mme, par hasard, monpetit ami ? (Grgoire tire un poignard de son sein, souvrepassage et saute par la fentre.)

    LES DEUX GARDIENS.Arrte, arrte ! (Tous courent en dsordre.)

  • 41

    (En vers.)Moscou. La maison du prince Chouski. Un soMoscou. La maison du prince Chouski. Un soMoscou. La maison du prince Chouski. Un soMoscou. La maison du prince Chouski. Un souuuuper.per.per.per.

    CHOUSKI ET PLUSIEURS CONVIVES.

    CHOUSKI.Du vin encore ! (Il se lve ; tous limitent.) Allons,

    chers convives, la dernire coupe. Lis la prire, gar-on.

    UN JEUNE GARON. Roi des cieux, partout prsent, coute la supplica-

    tion de tes esclaves. Nous prions pour notre pieux tzar, lematre absolu de tous les chrtiens. Garde-le dans sonpalais, dans les batailles, dans les voyages et sur son lit derepos ; envoie-lui la victoire sur lennemi, et quil soitglorifi de la mer la mer ; que sa famille fleurisse desant et que ses branches prcieuses couvrent toute laterre habite, et quil soit, comme par le pass, plein delonganimit et de grces pour nous, ses serviteurs. En le-vant vers toi la coupe du tzar, nous ten supplions, tzardu ciel.

    CHOUSKI buvant.Vive notre grand tzar ! Maintenant, adieu, chers

    convives ; je vous remercie de navoir pas mpris mon

  • 42

    pain et mon sel. Adieu, bonne nuit. (Il reconduit sesconvives jusqu la porte. Un seul dentre eux reste,Pouchkine18181818.)

    POUCHKINE.Enfin les voil partis. Jai craint, prince Vasili Iva-

    nitch, que nous neussions pas le temps de causer ensem-ble.

    CHOUSKI ses domestiques.Quavez-vous rester bouche ouverte ? Vous navez

    dautre souci que despionner vos matres. Levez lanappe et partez. Quy a-t-il, Athanase Michalitch ?

    POUCHKINE.De vrais miracles. Mon neveu, Gabriel Pouchkine,

    vient de menvoyer un message de Cracovie.

    CHOUSKI.Eh bien ?

    POUCHKINE.Il me mande une trange nouvelle. Le fils du Terri-

    ble.... mais attends. (Il va la porte, regarde de tous ctset la ferme.) Le royal enfant tu par ordre de Boris

    CHOUSKI.Cela nest pas nouveau.

    18 Personnage imaginaire, dans lequel Pouchkine a fait le portrait de ses

    anctres qui furent effectivement des opposants de Boris Godounov. (NoteBRS)

  • 43

    POUCHKINE.Attends donc.... Dmitri est vivant.

    CHOUSKI.En vrit ! quelle nouvelle ! Le tzarvitch vivant ! rien

    que cela ? Cest vraiment merveilleux.

    POUCHKINE.coute jusquau bout. Quel quil soit, le tzarvitch

    sauv, ou je ne sais quel esprit portant son image, ou bienun hardi coquin, un imposteur, se donnant sa mission dfaut de Dieu19191919.... Le fait est quun Dmitri a paru dansces contres.

    CHOUSKI.Cest impossible.

    POUCHKINE.Mon neveu lui-mme la vu lorsquil sest prsent au

    palais, et quil a travers les rangs des seigneurs polonaispour se rendre une audience secrte du roi.

    CHOUSKI.Qui est-il, do vient-il ?

    POUCHKINE.On lignore. Tout ce qui se sait de lui, cest quil a t

    domestique chez Vichnvetski ; qutant malade, il sestrvl son confesseur, et que lorgueilleux seigneur

    19 Samozvanetz, sappelant lui-mme, titre donn au premier faux

    Dmtrius.

  • 44

    ayant appris ce secret, la soign, la guri, et la conduitauprs de Sigismond.

    CHOUSKI.Mais que dit-on de cet audacieux ?

    POUCHKINE.Quil est spirituel, adroit, aimable, quil plat tout le

    monde. Il a sduit nos exils ; les prtres latins sont deconnivence avec lui ; le roi le caresse, et lui a promis, dit-on, des secours.

    CHOUSKI.Tout ceci, frre, forme une telle confusion, que la tte

    en tourne. Il nest pas douter que ce ne soit un impos-teur ; mais le danger est grand. Cest une nouvelle grave,et si elle parvient jusquau peuple, elle soulvera une ter-rible tempte.

    POUCHKINE.Une telle tempte, que le tzar Boris aura grandpeine

    retenir sa couronne sur sa tte intelligente ; et ce serabien fait. Il nous gouverne comme le tzar Ivan le.... Cenest pas un nom prononcer la nuit. Quel avantage y a-t-il ce que les supplices restent secrets, ce que nous nechantions pas devant tout le peuple, sur la terre arrosede notre sang, des cantiques Jsus, ce quon ne nousbrle pas en place publique, tandis que le tzar, du bout deson bton, pousserait les charbons sous nos corps ? Ensommes-nous plus assurs de notre pauvre existence ?Chaque jour la disgrce nous attend, le cachot, la Sibrie,le capuchon de moine.... Et puis l, dans le sourd exil, la

  • 45

    mort par la faim ou par le lacet. Que sont devenues nosplus nobles familles ? O sont les Sitski, les Chestounoff,les Romanoff, lespoir de la patrie ? Tous emprisonns outourments jusqu la mort dans lexil. Attends un peu ;le mme sort va te frapper. Est-il tolrable que noussoyons, dans nos propres demeures, assigs par nos in-fidles esclaves comme par les Polonais ? Tous des es-pions prts nous vendre, achets par le pouvoir. Nousdpendons tous du premier serf que nous osons punir. Ilvient dimaginer labolition du jour de la Saint-Georges20202020 ; nous ne sommes plus les matres dans nospropres biens ; nous ne pouvons plus chasser un fainant,il faut le nourrir. On nose plus attirer soi un bon ou-vrier, ou bien, marchez au tribunal des serfs. A-t-on ja-mais vu pareille calamit, mme sous le Terrible ? Etcrois-tu que le sort du peuple en soit allg ? Demande,questionne. Si le Samozvanetz savise de promettre aupeuple quil lui rendra le jour de la Saint-Georges, tu ver-ras comme tout va se mettre en branle.

    CHOUSKI.Cest vrai, Pouchkine ; mais, sais-tu, il vaut mieux se

    taire sur tout cela jusquau moment favorable.

    20 ce jour de la Saint-Georges (18 septembre), qui sappelait Yourieff-

    Dien, tous les paysans avaient droit de changer de pays et de matres. Ctaitun puissant correctif la servitude : il obligeait les seigneurs bien traiterleurs serfs sous peine de les perdre; il rendait les injustices et les violences, si-non impossibles, au moins peu durables; il laissait une sorte de libre arbitredans lesclavage, et les seigneurs devaient, par intrt et calcul, offrir leurspaysans protection, scurit et bien tre. En abolissant le privilge de Yourieff-Dien, par un oukase du 21 novembre 1601, Boris Godounoff attacha dfiniti-vement les serfs la plbe, eux et leur postrit.

  • 46

    POUCHKINE.Cela sentend.... Tu es un homme desprit, jaime

    causer avec toi, et si quelque chose minquite, je ne puisme dfendre de ten parler. Dailleurs, ce soir, ta bire develours et ton hydromel mont dli la langue. Adieu,prince.

    CHOUSKI.Adieu, frre, au revoir. (Il le reconduit.)

  • 47

    (En vers.)Salle dans le palais du tzar.Salle dans le palais du tzar.Salle dans le palais du tzar.Salle dans le palais du tzar.

    LE TZARVITCH FODOR dessinant une carte degographie, LA TZAREVNA XNIA et SA

    NOURRICE.

    XNIA baisant un portrait.Mon doux fianc, mon beau fils de roi, ce nest pas

    moi que tu as t donn, moi ta fiance, mais au som-bre tombeau dans une terre trangre. Je ne me console-rai jamais, je pleurerai toujours.

    LA NOURRICE.Eh, tzarevna, les pleurs de la jeune fille sont comme la

    rose qui tombe : le soleil se lve et sche la rose. Tu au-ras un autre fianc, non moins beau, non moins avenant ;tu laimeras, mon enfant bien-aime ; tu oublieras Ivan,le fils de roi.

    XNIA.Non, nourrice, je serai fidle au mort.

    BORIS entrant.Eh bien, Xnia, ma chre enfant, dj fiance et veuve

    la fois, tu pleures encore ton fianc dfunt. Je nai pas

  • 48

    pu te faire heureuse ; cest moi peut-tre qui ai irrit leCiel. Pourquoi souffres-tu, innocente ? Et toi, monfils, que fais-tu l ?

    FODOR.Cest le trac de la Moscovie ; cest notre empire dun

    bout lautre. Regarde : voil Moscou, ici Novgorod, lAstrakan ; voici la mer, voici les sombres forts de Perm,et l, cest la Sibrie.

    BORIS.Quest-ce que cela, qui serpente comme un dessin

    dtoffe ?

    FODOR.Cest le Volga.

    BORIS.Que cest beau !... Voil le doux fruit de la science. Tu

    peux, comme du haut des nuages, embrasser dun regardtout notre empire, les frontires, les villes et les fleuves.tudie, mon fils, la science nous abrge les preuves de lavie fugitive. Un jour, bientt peut-tre, toutes ces provin-ces que tu viens de retracer artistement sur ce papier, tules auras sous ta main. tudie, mon fils, tu comprendrasplus clairement la tche de rgner. (Entre Simon Go-dounoff.) Voici Godounoff qui mapporte son rapport.( Xnia.) Ma chre me, rentre dans ta chambre, queDieu te console ! (Xnia sort avec la nourrice.) Que mediras-tu, Simon Nikititch ?

  • 49

    SIMON GODOUNOFF.Aujourdhui, au point du jour, le matre dhtel du

    prince Chouski et un valet de Pouchkine sont venus avecune dlation.

    BORIS.Sur quoi ?

    SIMON GODOUNOFF.Le valet de Pouchkine a dclar le premier que, la

    veille au matin, il tait arriv son matre un courrier deCracovie, et quon lavait renvoy une heure aprs sanslettres.

    BORIS.Quon arrte le courrier.

    SIMON GODOUNOFF.Jai dj envoy sa poursuite.

    BORIS.Et de Chouski, quoi ?

    SIMON GODOUNOFF.Hier soir, il a donn un souper ses amis, aux deux

    Miloslaski, aux Boutourline, Pouchkine ; ils se sont s-pars tard. Pouchkine est rest seul avec le matre de lamaison, ils ont longtemps caus en tte--tte.

    BORIS.Quon fasse venir Chouski sur-le-champ.

  • 50

    SIMON GODOUNOFF.Tzar, il est ici dj.

    BORIS.Quil entre. (Simon Godounoff sort.) Des rapports

    avec la Pologne ! quest-ce que cela signifie ? Je dteste larace turbulente des Pouchkine, et il ne faut pas se fier Chouski. Il est souple, mais hardi et perfide. (EntreChouski.) Je dsirais te parler, prince ; mais il parat quetu es venu de toi-mme pour une affaire, et je veuxdabord tentendre.

    CHOUSKI.Tzar, mon devoir est de tannoncer une nouvelle im-

    portante.

    BORIS.Jcoute.

    CHOUSKI, voix basse, dsignant Fodor.Mais, Tzar....

    BORIS.Le tzarvitch peut savoir tout ce que fait Chouski.

    CHOUSKI.Tzar, il nous est venu une nouvelle de la Pologne.

    BORIS.Nest-ce pas celle quun courrier a, hier, apporte

    Pouchkine ?

  • 51

    CHOUSKI part.Il sait tout. (Haut.) Je croyais que tu ignorais encore

    ce secret.

    BORIS.Que cela ne tembarrasse point, prince. Je veux com-

    parer les rcits ; autrement, nous ne saurons pas la vrit.

    CHOUSKI.Tout ce que je sais, cest quun imposteur a paru

    Cracovie ; que le roi et les seigneurs se sont dclars pourlui.

    BORIS.Et qui est cet imposteur ?

    CHOUSKI.Je lignore.

    BORIS.Mais en quoi est-il dangereux ?

    CHOUSKI.Certainement, tzar, ton pouvoir est fort. Par tes fa-

    veurs, ta gnrosit, tes labeurs royaux, tu as fait descurs de tes esclaves des curs de fils. Mais, tu le saistoi-mme, la foule insense est changeante, turbulente,superstitieuse ; elle sabandonne facilement aux vains es-poirs, elle nobit quaux inspirations du moment, elle estsourde et indiffrente la vrit, et ne se repat que de fa-bles. Laudace insolente a le don de lui plaire, tellementque si ce vagabond inconnu traverse la frontire de la

  • 52

    Pologne, une foule dinsenss seront attirs prs de luipar le nom ressuscit de Dmitri.

    BORIS.Dmitri ! Comment.... de cet enfant ?... Dmitri !

    Tzarvitch, loigne-toi.

    CHOUSKI part.Il a rougi, voici la tempte !

    FODOR.Tzar, me permettras-tu ?...

    BORIS.Impossible, mon fils, sors. (Fodor sloigne.)

    Dmitri !

    CHOUSKI voix basse.Il ne savait rien.

    BORIS.coute, prince : quon prenne sur-le-champ les mesu-

    res les plus svres ! que la frontire se couvre de barri-res entre la Lithuanie et la Russie ! qume qui vive netraverse cette ligne ! quun livre mme ne puisse venir dePologne ! quun corbeau ne puisse arriver de Cracovie !va.... (Chouski veut sortir.) Attends. Nest-ce pas quecette fable est bien ingnieuse ? As-tu jamais ou dire quedes morts sortent de leurs tombeaux, pour demandercompte des tzars lgitimes, dsigns, choisis par le peu-ple, couronns par le trs-saint patriarche ? Cest risible,nest-ce pas ? Tu ne ris point ?

  • 53

    CHOUSKI.Moi, tzar ?

    BORIS.coute, prince..... Quand jai appris que sur cet en-

    fant.... que cet enfant avait, je ne sais comment, perdu lavie, je tai, tu le sais bien, envoy faire lenqute. Mainte-nant, je tadjure par la sainte croix de Dieu, dclare-moien conscience la vrit : As-tu reconnu lenfant.... tu ?Ny a-t-il pas eu substitution de personnes ? Rponds.

    CHOUSKI.Je te jure....

    BORIS.Non, Chouski, ne jurons point ; mais rponds-moi :

    tait-ce le tzarvitch ?

    CHOUSKI.Ctait lui.

    BORIS.Penses-y, prince.... Je te gracie davance. Je ne frappe-

    rai pas dune disgrce tardive un mensonge fait dans lepass ; mais si tu tavises de ruser aujourdhui avec moi,je te le jure par la tte de mon fils, un supplice terrible tefrappera, un tel supplice que le tzar Ivan lui-mme enfrmira dhorreur dans son tombeau.

  • 54

    CHOUSKI.Je ne crains pas le supplice, je crains ta disgrce. Ose-

    rais-je ruser avec toi ? Aurais-je pu me tromper assezgrossirement pour ne pas reconnatre Dmitri ? Pendanttrois jours, accompagn de tous les habitants dOuglitch,jai visit son corps expos lglise. Treize cadavrestaient couchs autour du sien, de gens que le peupleavait dchirs, et la dcomposition sy voyait clairement,tandis que le visage enfantin du tzarvitch restait serein,calme et frais, comme sil et dormi. La profonde bles-sure ne noircissait pas, et les traits de son visage, je le r-pte, ntaient pas du tout altrs. Non, tzar, il ny a nuldoute possible : Dmitri dort dans son tombeau.

    BORIS.Cest assez ; loigne-toi. (Chouski sort.) Oh ! que

    ctait lourd !... Attendons, que je reprenne haleine. Jaisenti tout mon sang se jeter au visage et redescendre len-tement. Voil donc pourquoi, depuis treize ans, je vois ensonge un enfant assassin ! Oui, oui, cest cela, je com-prends maintenant. Qui donc est-il, ce terrible ennemi ?Qui vient mattaquer, un vain nom, une ombre ? Uneombre viendra-t-elle arracher de mes paules le manteaude la royaut ? Un nom privera-t-il mes enfants de leurhritage ? Je suis un fou. De quoi ai-je peur ? Je nauraiqu souffler sur ce spectre, il disparatra. Oui, cest dci-d, je ne mourrai pas de crainte. Mais il ne faut rien n-gliger.... Oh ! que tu es lourd porter, bonnet de Mono-maque !

  • 55

    (En vers.)Cracovie. Maison de Vichnvetski.Cracovie. Maison de Vichnvetski.Cracovie. Maison de Vichnvetski.Cracovie. Maison de Vichnvetski.

    GRGOIRE OTRPIEFF, devenu DMITRI, et UNPRE JSUITE.

    DMITRI.Non, mon pre, il ny aura pas de difficult srieuse.

    Je connais lesprit de mon peuple ; sa pit nest pas fana-tique, et lexemple de son tzar lui est sacr. Dailleurs, latolrance est toujours indiffrente. Je puis me porter ga-rant quavant deux annes tout mon peuple et toutelglise orientale reconnatront lautorit du successeurde Pierre.

    LE JSUITE.Que saint Ignace vous protge, alors que viendront

    ces temps fortuns ! Mais jusque-l, cachez, tzarvitch,dans votre me, les semences de la grce divine. Un de-voir plus lev que le devoir terrestre nous ordonne quel-quefois de feindre devant le monde impur. Les hommesjugent vos actions et vos paroles ; mais Dieu seul connatet voit vos intentions.

  • 56

    DMITRI.Amen ! Hol !... (Entre un valet.) Annonce que

    nous recevons. (Les portes souvrent ; entrent une foulede Russes et de Polonais.) Compagnons, nous quittonsdemain Cracovie. Mnichek, je marrterai trois jourschez toi, Sambor ; je sais que ton chteau hospitaliertale un noble faste, et quil est clbre par sa jeune ch-telaine ; jespre y voir Marina. Et vous, mes amis, Polo-nais et Russes, vous qui avez lev vos tendards frater-nels contre lennemi commun, contre mon tratre pers-cuteur, fils des Slaves, je mnerai bientt vos terriblesbataillons aux combats dsirs ; mais, parmi vous,japerois de nouveaux visages.

    GABRIEL POUCHKINE.Ces nouveaux venus demandent ta grce une pe

    et du service.

    DMITRI.Je suis heureux de vous voir, enfants. Venez moi,

    amis. Mais dis-moi, Pouchkine, qui est ce beau jeunehomme ?

    GABRIEL POUCHKINE.Le prince Kourbski21212121.

    DMITRI.Cest un nom retentissant. Es-tu de la famille du hros

    de Kazan ?

    21 Fils de lun des principaux personnages du rgne dIvan le Terrible.

    Aprs avoir pris Kazan, il fut disgraci et mourut en exil.

  • 57

    KOURBSKI.Je suis son fils.

    DMITRI.Est-il encore vivant ?

    KOURBSKI.Non, il est mort.

    DMITRI.Ctait un grand esprit, un homme pour la bataille et

    le conseil. Mais depuis le temps o, vengeur implacablede ses offenses, il a paru, avec les Lithuaniens, sous lesmurs de lantique ville dOlga22222222, la renomme sest tuesur son nom.

    KOURBSKI.Mon pre a pass le reste de ses jours en Volhynie,

    dans les biens qutienne Batliori lui avait donns. Reti-r, solitaire, cest dans les sciences quil cherchait sesconsolations, mais en vain ; il se rappelait toujours la pa-trie de sa jeunesse, et il la regrette jusqu la mort.

    DMITRI.Chef malheureux, quel clair a jet le lever de sa vie

    orageuse et bruyante ! Je suis ravi, noble chevalier, queson sang se rconcilie avec la patrie. Ne nous rappelons

    22 Pskoff, ville fonde par Olga, grandmre de saint Wladimir, et quon

    peut nommer la Clotilde des Russes.

  • 58

    pas les fautes des pres ; que la paix soit sur leurs tom-beaux. Approche, Kourbski : ta main. Nest-ce pastrange ? Le fils de Kourbski mne au trne.... qui ? Oui,le fils dIvan. Tout est pour moi, les hommes et le destin.( un autre.) Toi, qui es-tu ?

    UN POLONAIS.Sobanski, gentilhomme libre.

    DMITRI.Louange et honneur toi, fils de la libert. Quon lui

    avance sur-le-champ le tiers de sa solde. Qui sontceux-l ? Je reconnais sur eux le costume de la terre na-tale ; ce sont des ntres ?

    LE RUSSE KROUSTCHOFF. Il frappe la terre du front.Oui, tzar, noble pre, nous sommes tes fidles escla-

    ves perscuts. Disgracis par Boris, nous avons fui Mos-cou pour venir toi, notre tzar, et nous sommes prts perdre nos ttes, pourvu que nos cadavres deviennent lesmarches de ton trne imprial,

    DMITRI.Ayez courage, innocents qui souffrez. Laissez seule-

    ment que jarrive Moscou, et Boris payera pour tous.( un autre.) Qui es-tu, toi ?

    KARLA.Un Cosaque.... Je te suis envoy du Don, de la part de

    nos libres armes, de nos braves Atamans, enfin des Co-

  • 59

    saques du haut et du bas23232323, pour voir tes clairs yeux detzar et pour te faire le salut de toutes leurs ttes.

    DMITRI.Je connais les Cosaques du Don ; jamais je nai dout

    que je verrais leurs drapeaux dans mes rangs. Nous re-mercions notre arme du Don. Il nous est connu quemaintenant les Cosaques sont injustement perscuts ;mais si Dieu nous aide monter sur le trne de nos p-res, notre protection rendra ses anciens droits notreDon fidle et libre.

    UN POTE. Il sapproche, salue trs-bas, et touche le pan dumanteau de Dmitri.

    grand prince ! illustrissime fils de roi !

    DMITRI.Que dsires-tu ?

    LE POTE lui prsentant un rouleau de papier.Accepte gracieusement ce pauvre fruit du travail dun

    cur dvou.

    DMITRI.Quoi ! des vers latins ! Cent fois sacre est lalliance

    de lpe et de la lyre ; le mme laurier les enveloppeamicalement. Je suis n sous le ciel de minuit24242424 ; mais lavoix de la muse latine ne mest pas inconnue, et jaimeles fleurs du Parnasse. (Il se met lire.)

    23 Du fleuve.24 Le nord, loppos du midi.

  • 60

    KROUSTCHOFF bas Pouchkine.Qui est celui-l ?

    GABRIEL POUCHKINE.Un pote.

    KROUSTCHOFF.Quel est cet emploi ?

    GABRIEL POUCHKINE.Comment te le dire en russe ? Un arrangeur de mots,

    un baladin.

    DMITRI.Trs-beaux vers ! Je crois aux prophties des potes.

    Non, ce nest pas en vain que lenthousiasme bouillonnedans leur poitrine. Bnie est lentreprise quils ont cl-bre davance. Approche, ami. En souvenir de moi, ac-cepte ce don. (Il lui donne une bague.) Quand lordre dudestin saccomplira, quand je ceindrai la couronne demes anctres, jespre entendre de nouveau tes hymnesinspirs :

    Musa gloriam coronat, gloriaque musam.Donc, amis, au revoir.

    TOUS. la guerre ! la guerre !... Vive Dmitri ! Vive le

    grand-duc de Moscovie !

  • 61

    (En petits vers rims.)Le chteau du vovode Mnichek Le chteau du vovode Mnichek Le chteau du vovode Mnichek Le chteau du vovode Mnichek Sambor. Le boudoirSambor. Le boudoirSambor. Le boudoirSambor. Le boudoir

    de Mde Mde Mde Maaaarina.rina.rina.rina.

    MARINA, ROUSIA, SA CAMRISTE, et DESSERVANTES.

    MARINA, devant un miroir, Rousia.Est-ce fini ? Ne pourrais-tu te hter ?

    ROUSIA.Permettez ; il faut dabord faire un choix. Que met-

    trez-vous, la torsade de perles ou le croissantdmeraudes ?

    MARINA.Ma couronne de diamants.

    ROUSIA.Parfait. Vous rappelez-vous lavoir mise quand vous

    avez paru au palais du roi ? Vous brilltes au bal commeun soleil. Les hommes sexclamaient, les femmes chu-chotaient. Cest alors que vous vit pour la premire fois lejeune Khotkvitch, qui, plus tard, sest tu par amour. Ilne faut que vous voir pour tre pris.

  • 62

    MARINA.Voyons, un peu plus vite.

    ROUSIA. linstant. Aujourdhui votre pre compte sur vous.

    Le tzarvitch vous a vue, et na pu cacher ses transports.Il est dj bless ; achevez-le dun coup dcisif. Ah ! oui,il est amoureux, car depuis un mois quil a quitt Craco-vie, oubliant la guerre et le trne de Moscovie, il passeson temps ici, dans des ftes, au dsespoir des Polonais etdes Russes. Ah ! Dieu ! quand verrai-je ce beau jour !Lorsque Dmitri emmnera sa tzarine dans sa capitale,vous ne moublierez pas ?

    MARINA.Tu crois donc que je serai tzarine ?

    ROUSIA.Qui donc, si ce nest vous ? Qui ose ici lutter de beau-

    t avec ma matresse ? La race des Mnichek ne le cde nulle autre, et votre esprit est au-dessus des louanges.Heureux celui que daigne distinguer votre regard, qui saitmriter votre tendresse ! Heureux, quel quil soit, ft-cenotre roi, ft-ce le fils du roi de France, et non pas seu-lement ce mendiant de tzarvitch, venu Dieu sait do, etqui est Dieu sait quoi.

    MARINA.Cest un vrai fils de tzar, reconnu du monde entier.

  • 63

    ROUSIA.Pourtant, lhiver pass, il servait chez Vichnvetski.

    MARINA.Il se cachait.

    ROUSIA.Je ne dis pas non, moi. Mais savez-vous ce quon dit

    de lui dans le peuple ? Que cest un simple sous-diacre,chapp de Moscou.

    MARINA.Quelle folie !

    ROUSIA.Oh ! je nen crois pas un mot. Je dis seulement quil

    doit bnir son sort, puisque votre cur la prfr.

    UNE SERVANTE qui entre en courant.Tous les convives sont runis.

    MARINA.Vois-tu, tu ne penses qu babiller, et je ne suis pas

    encore habille.

    ROUSIA. linstant, cest fini. (Les femmes sempressent au-

    tour de Marina.)

  • 64

    MARINA part.Il faut que je sache quoi men tenir.

  • 65

    (En vers.)Une suite dappartements clairs. De la musique.Une suite dappartements clairs. De la musique.Une suite dappartements clairs. De la musique.Une suite dappartements clairs. De la musique.

    VICHNVETSKI, MNICHEK et CONVIVES.

    MNICHEK VICHNVETSKI.Il ne parle qu Marina, il nest occup que de Mari-

    na. Eh, eh ! laffaire tourne diablement la noce. Aurais-tu jamais pens, Vichnvetski, que ma fille deviendraitune tzarine ?

    VICHNVETSKI.Oui, cest miraculeux. Mais aurais-tu pens, Mnichek,

    que mon valet de chambre irait sasseoir sur le trne deMoscovie ?

    MNICHEK.Que penses-tu de ma Marina ?... Il ma suffi de lui

    dire : Tiens toi bien, ne laisse pas chapper Dmitri ; etle voil dans ses filets. (La musique joue une polonaise. Dmitri passe avec Marina, formant le premier coupledes danseurs.)

  • 66

    MARINA voix basse.Oui, demain soir, onze heures, je serai prs du jet

    deau, dans lalle des tilleuls. (Ils passent. Entre unautre couple.)

    LE DANSEUR.Quest-ce donc qui le sduit en elle ?

    LA DAME.Comment ! cest une beaut.

    LE DANSEUR.Oui, une nymphe de marbre : la bouche sans sourire

    et les yeux sans vie. (Ils passent. Un autre couple.)

    LA DAME.Il nest pas beau, mais son aspect est agrable. On re-

    connat sur-le-champ le sang royal. (Ils passent. Unautre couple.)

    LA DAME.Quand vous mettez-vous en campagne ?

  • 67

    LE DANSEUR.Ds que le tzarvitch lordonnera ; nous sommes

    prts ; mais la Panna Mnichek nous retient ici prisonniersavec Dmitri.

    LA DAME.Agrable prison..

    LE DANSEUR.Sans doute, si vous daigniez.... (Ils passent. Les

    appartements deviennent vides.)

    MNICHEK.Nous autres vieillards, nous ne dansons plus au-

    jourdhui ; le tonnerre de la musique ne nous rveilleplus. Nous ne serrons plus, nous ne baisons plus de bellesmains. Ah ! je nai pas oubli les anciennes folies ; maisce nest plus comme autrefois : ni la jeunesse nest si har-die, ni la beaut si accorte. Avoue-le, ami, tout sest at-trist, je ne sais comment. Laissons-les. Nous, camarade,faisons dterrer une bouteille sculaire et couverte demousse de bon vin de Hongrie, et, assis dans un coin,tte tte, dgustons son flot parfum et pais commelhuile. En mme temps, nous deviserons de choses etdautres. Allons, frre.

    VICHNVETSKI.Tu as raison, mon ami ; allons. (Ils sortent.)

  • 68

    (En vers.)La nuit. La nuit. La nuit. La nuit. Un jet deau dans un jardin. Un jet deau dans un jardin. Un jet deau dans un jardin. Un jet deau dans un jardin.

    DMITRI seul.Voici la place, cest ici quelle viendra. Je ne suis

    pas n timide ; jai vu la mort de prs, et mon me napoint flchi devant la mort, Une ternelle rclusion mamenac ; on ma serr de prs ; mais mon esprit ne sestpoint troubl, et jai chapp force de hardiesse. Quest-ce qui oppresse prsent ma respiration ? Que signifie cefrmissement que je ne puis rprimer ? Serait-il la fivredes dsirs excits ? Non, cest la peur. Tout le jour je mesuis prpar cette secrte entrevue ; jai roul dans matte tout ce que je dirais Marina, comment je pourraissduire son cur orgueilleux en la saluant tzarine deMoscou. Mais lheure est arrive, et je ne me rappellerien. Je ne retrouve plus les phrases tudies. Serait-cevraiment lamour qui troublerait ainsi ma raison ?Mais.... quelque chose vient de paratre.... Un bruit....non, cest la lumire trompeuse de la lune ; cest le ventqui sest jou !...

    MARINA entrant soudain.Tzarvitch !

    DMITRI.Cest elle. Tout mon sang sest arrt.

  • 69

    MARINA.Dmitri, est-ce vous ?

    DMITRI. voix douce et magique ! (Il savance vers elle.) Est-

    ce toi enfin ? Toi que je vois seule avec moi, sous lombrede la nuit tranquille ? Que le jour ennuyeux a pass len-tement ! Quil sest lentement teint ! Que jai attendulongtemps dans les tnbres !

    MARINA.Lheure fuit, le temps mest prcieux. Si je vous ai ac-

    cord une entrevue ici, ce nest pas pour couter les ten-dres discours dun amant. Les paroles sont inutiles ; jecrois que vous maimez. Mais coutez-moi. Depuis queje me suis rsolue unir ma destine votre destine in-certaine et orageuse, jai le droit, Dmitri, dexiger quevous me rvliez toutes les esprances secrtes de votreme, vos projets et jusqu vos craintes, afin que je puisseentrer hardiment dans la vie, la main dans votre main,non pas avec laveugle docilit dun enfant, non pascomme une esclave des dsirs changeants dun mari,comme une concubine silencieuse, mais en pouse dignede vous, en associe du tzar de Moscovie.

    DMITRI.Oh ! permets, ne ft-ce que pour une heure, que

    joublie les soucis et les dangers de ma destine. Oublietoi-mme que tu es devant un tzarvitch. Marina, vois en

  • 70

    moi lamant que tu as choisi, qui est heureux dun seul detes regards. Oh ! coute les supplications de lamour ;laisse-moi te dire ce qui remplit mon cur.

    MARINA.Ce nest pas le temps, prince. Vous hsitez, et cepen-

    dant le zle de vos partisans se refroidit. Dheure enheure les dangers deviennent plus dangereux et les diffi-cults plus difficiles. Dj circulent des bruits vagues ;une autre nouveaut pourrait remplacer celle-ci, et Go-dounoff prend ses mesures.

    DMITRI.Que me fait Godounoff ? Ton amour, mon seul bien,

    est-il au pouvoir de Godounoff ? Non, non. Maintenantje regarde avec indiffrence et son trne et la puissancedes tzars. Ton amour.... quoi bon la vie sans lui, etlclat de la gloire, et tout lempire russe ? Dans unesteppe dserte, dans une misrable hutte, tu me rempla-ceras la couronne. Ton amour....

    MARINA.Rougis de ces paroles. Tu oublies ta haute, ta sainte

    vocation. Ton rang te doit tre plus cher que toutes lesjoies, que toutes les sductions de la vie. Tu ne dois lemettre en balance avec rien au monde. Sache que ce nestpas un jeune homme ardent et follement pris de mabeaut, cest lhritier du trne de Moscovie quejaccorde ma main, au tzarvitch quun miracle a sauv.

  • 71

    DMITRI.Ne me donne pas ce tourment, charmante Marina ; ne

    me dis pas que ce nest pas moi, mais mon rang que tu aschoisi. Marina ! ah ! tu ne sais pas combien tu me dchi-res ainsi le cur. Comment ! Si..., doute affreux ! Dis-moi : si laveugle destin ne mavait pas donn du sang detzar, si je ntais pas le fils dIvan, si je ntais pas cetadolescent ds longtemps oubli du monde.... tu nemaurais donc pas aim ?

    MARINA.Dmitri, vous ne pouvez pas tre un autre que vous-

    mme. Je ne puis pas aimer un autre que vous.

    DMITRI.Eh bien, non, cest assez. Je ne veux point partager

    avec un mort lamante qui lui appartient. Assez feindreainsi. Je te dirai toute la vrit. coute : Ton Dmitri estmort depuis longtemps, mort, enterr, et il ne ressusciterapoint. Et veux-tu savoir qui je suis ? Eh bien, je te le di-rai : je suis un pauvre frre lai. Las de la rclusion claus-trale, je mditai mon hardi projet sous le capuchon ; jeprparai une merveille au monde. Je menfuis enUkraine, dans les turbulentes tribus des Cosaques ;jappris manier le cheval et le sabre ; je vins en ce pays,je me nommai Dmitri, et je trompai les Polonais sanscervelle. Que diras-tu maintenant, orgueilleuse Marina ?Es-tu satisfaite de mon aveu ?... Tu te tais.

  • 72

    MARINA. honte ! malheur !(Long silence.)

    DMITRI bas.O ma entran un lan de dpit involontaire ? Jai

    peut-tre ruin jamais un avenir qui mavait cot tantde peines difier. Insens, quai-je fait ? (Haut.) Je levois bien, tu rougis dun amour qui nest pas de roi. Pro-nonce donc le mot fatal. Mon sort est dans tes mains.Dcides-en. Jattends. (Il se jette genoux.)

    MARINA.Lve-toi, pauvre imposteur. Imagines-tu me toucher

    par cette gnuflexion, comme si javais le cur dunecrdule et faible jeune fille ? Tu tes tromp, ami. Jai vu mes pieds des chevaliers et des princes, et si jai froide-ment repouss leurs vux, ce nest pas pour quun moinefugitif....

    DMITRI se levant.Ne mprise pas cet imposteur. En lui peut-tre se ca-

    chent des vertus qui sont dignes du trne de Moscovie,dignes de ta main....

    MARINA.Dignes de la corde, insolent.

  • 73

    DMITRI.Oui, je suis coupable. Jai tromp Dieu et le tzar, jai

    menti au monde. Mais ce nest pas toi, Marina, de mepunir. Je ne suis pas coupable devant toi, puisque je naipu me rsoudre te tromper. Tu tais le seul sanctuairedevant lequel je nosais feindre. Lamour aveugle, le seulamour ma forc de tout tavouer.

    MARINA.De quoi te vantes-tu, insens ? Qui te demandait cet

    aveu ? Si tu as pu, obscur vagabond, aveugler merveilleu-sement deux peuples, tu aurais d te montrer digne de larussite, et consolider ton hardi mensonge par un secretobstin, profond, ternel. Puis-je, dis-le-moi toi-mme,me livrer toi ? Puis-je, oubliant ma race et la pudeur,unir ma destine la tienne, quand toi-mme tu dvoilesta honte avec tant de navet et dtourderie ?... Cest paramour quil a dli sa langue avec moi !... Mais jemtonne que tu ne te sois pas rvl devant mon prepar amiti, ou devant le roi par excs de joie, on devantle seigneur Vichnvetski par loyaut de fidle serviteur.

    DMITRI.Je te jure que toi seule as pu forcer cet aveu jaillir de

    mon cur. Je te jure que jamais, nulle part, ni aux fes-tins, tenant en main la folle coupe, ni dans les intimespanchements de lamiti, ni sous le couteau, ni dans lestourments du supplice, ma langue ne laissera plus chap-per ce formidable secret.

  • 74

    MARINA.Il jure !... donc je dois croire.... Oh ! oui, je te crois.

    Mais, permets-moi de te le demander, par quoi jures-tu ?Est-ce par le saint nom de Dieu, comme le dvot discipledes jsuites ? Ou bien par ton honneur, comme un noblechevalier ? Ou bien peut-tre encore par ta seule parolede tzar, comme un fils de tzar ? Rponds.

    DMITRI firement.Lombre du Terrible ma adopt. Cest elle qui, de son

    tombeau, ma nomm Dmitri ; qui a remu les peuplesautour de moi, qui ma livr Boris pour victime. Je suistzarvitch, cen est assez. Jai honte de mabaisser pluslongtemps devant une orgueilleuse Polonaise. Adieupour jamais. Les jeux sanglants de la guerre, les labeursde ma grande destine feront taire, jen ai lespoir, les an-goisses de lamour.... Oh ! combien je te harai quandlardeur de cette lche passion sera teinte. Maintenant jepars. La mort ou la couronne attendent ma tte en Rus-sie. Mais, que je trouve la mort comme un gnreuxguerrier dans une loyale bataille, ou comme un sclratsur un chafaud public ; ou bien que je mlve aussihaut quhomme peut monter, tu ne seras pas ma compa-gne, tu ne partageras pas mon destin. Et peut-tre tu re-gretteras trop tard le sort que tu viens de repousser.

    MARINA.Mais si je dvoile ds prsent devant tout le monde

    ton insolente supercherie ?...

  • 75

    DMITRI.Crois-tu donc que je te craigne ? Crois-tu que lon pr-

    tera plus de croyance une fille polonaise quau tzar-vitch de Russie ? Mais sache que ni le roi, ni le pape, nitous ces grands seigneurs ne sinquitent nullement de lavrit de mes paroles. Que je sois Dmitri ou non, queleur importe ? Je leur suis un prtexte de trouble et deguerre ; cest tout ce quils demandent. Et crois-moi : onsaura te faire taire, rebelle. Adieu. (Il veut sloigner.)

    MARINA.Arrtez, tzarvitch. Jentends enfin la parole, non

    dun adolescent, mais dun homme. Elle me rconcilieavec vous, prince. Joublie votre transport insens ; je nevois plus que Dmitri devant moi. Mais coutez : il esttemps ; rveillez-vous ; nhsitez plus ; htez-vous demener votre arme contre Moscou. Entrez au Kremlin,asseyez-vous sur le trne. Alors vous menverrez cher-cher par un ambassadeur de noce. Mais, Dieu mentend,aussi longtemps que votre pied ne se sera pas pos sur lesmarches du trne, aussi longtemps que Godounoff ne se-ra pas renvers par vous, je ncouterai plus un seul motdamour. (Elle sort.)

    DMITRI.Non, il est plus facile de combattre Godounoff, ou de

    lutter de ruse avec un jsuite courtisan, que de venir bout dune femme. Que le diable soit avec elles ! Ellesvous entortillent, elles rampent, glissent des mains, sif-flent, mordent..., un serpent, un serpent ! Ce nest pas en

  • 76

    vain que je tremblais ; elle a failli me perdre. Cest dci-d ; demain je fais marcher larme25252525.

    25 Peu de temps aprs quil fut proclam tzar, Dmitri envoya chercher

    Marina par des ambassadeurs, lpousa en grande pompe, la couronna de samain, ce qui causa un grand scandale, et prit onze jours aprs ses noces.Reste veuve, Marina se dcida plus tard reconnatre le second faux Dm-trius pour son premier mari. Elle en eut un fils quelle mit au monde quelquesjours aprs la mort de ce second mari, tu Kalouga. Elle essaya ensuite desoutenir ses droits au trne laide dun hetman de cosaques nomm Zarouts-ki, dont elle fut la matresse. lavnement du jeune Michel Romanoff (1613),ce Zaroutski fut pris avec elle et son fils sur la mer Caspienne, lorsquilsfuyaient en Perse. Zaroutski fut empal, lenfant pendu, et Marina condamne mourir de faim en prison.

  • 77

    (En vers.)Frontire de la Lithuanie et de la Russie.Frontire de la Lithuanie et de la Russie.Frontire de la Lithuanie et de la Russie.Frontire de la Lithuanie et de la Russie.

    1604, 16 octobre.

    DMITRI, LE PRINCE KOURBSKI, tous deux cheval. Larme sapproche.

    KOURBSKI arrivant au galop.La voil, la voil, la frontire de la Russie. Sainte

    Russie, je suis toi ! Je secoue avec mpris de mes vte-ments la poussire de la terre trangre. Je bois avide-ment cet air nouveau ; il mest parent. Maintenant, mon pre, ton me a d se consoler, et tes os exils ontd frmir dallgresse dans ta tombe. Elle a brill dere-chef notre pe hrditaire, cette glorieuse pe, terreurde la sombre Kasan ; cette bonne pe, servante des tzarsde Moscou. Elle se mettra de la partie, elle aussi, dans lefestin que va donner notre bien-aim tzar.

    DMITRI arrivant au pas, la tte baisse.Quil est heureux ! comme son me pure senivre de

    gloire et denthousiasme ! mon chevalier, je te porteenvie. Fils de Kourbski, lev dans lexil, en oubliant lesinjures de ton pre, tu rachtes sa faute, prt verser tonsang pour le fils dIvan, pour rendre la patrie son tzar

  • 78

    lgitime. Tu as raison ; ton me doit rayonnerdallgresse.

    KOURBSKI.Et toi, ne te rjouis-tu point ?... Voil notre Russie ;

    elle est toi, tzarvitch. L tattendent les curs de tessujets, ta Moscou, ton Kremlin, ton empire.

    DMITRI.Le sang russe coulera, Kourbski. Tous avez tir vos

    pes pour le tzar, vous tes purs. Tandis que moi je vousconduis contre vos frres. Jai appel la Pologne pourconqurir la Russie ; je montre lennemi le chemin de labelle Moscou. Que mon pch ne tombe pas sur moi,mais sur toi, Boris, le rgicide ! En avant !

    KOURBSKI.En avant ! Et malheur Godounoff ! (Ils partent au

    galop, et les rgiments traversent la frontire.)

  • 79

    (En vers.)La Douma du tzar Moscou.La Douma du tzar Moscou.La Douma du tzar Moscou.La Douma du tzar Moscou.

    LE TZAR, LE PATRIARCHE et LES BOYARDS.

    BORIS.Le croirez-vous ? Un moine dfroqu, fugitif, amne

    contre moi des hordes sclrates, et mose crire des me-naces ! Cest assez ; il est temps dexterminer linsens.Partez, toi Troubetsko, toi Basmanoff ; un secours estncessaire nos fidles vayvodes. Le rebelle a mis lesige devant Tchernigor. Dlivrez la ville et ses habitants.

    BASMANOFF.Tzar, avant trois mois dici, la renomme elle-mme

    ne parlera plus de limposteur. Nous lamnerons Mos-cou dans une cage de fer, comme un animal doutre-mer.Je te le jure par le nom de Dieu. (Il sort avec Troubets-ko.)

    BORIS.Le roi de Sude ma propos son alliance par des am-

    bassadeurs. Mais nous navons pas besoin dun secourstranger ; nous avons assez de nos soldats pour repousserles tratres et les Polonais. Jai refus. Tchelkaloff,quon envoie des oukases aux vovodes dans toutes les

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    contres de la Russie, pour quils montent cheval, etquils appellent les hommes au service, daprs les an-ciennes coutumes. Quon prenne aussi les serfs des mo-nastres. Autrefois, quand un malheur menaait la patrie,les cnobites eux-mmes allaient au combat. Mais nousne voulons pas les inquiter maintenant ; quils secontentent de prier pour nous. Ceci est loukase du tzaravec lassentiment des boyards26262626. prsent, une gravequestion reste dcider. Vous savez que cet insolent im-posteur a rpandu partout des bruits perfides. Les lettresquil a envoyes partout ont sem le doute etlinquitude. Un murmure sditieux erre dans les placespubliques. Les esprits sont chauffs ; il faut les refroidir.Jaurais voulu viter les supplices. Mais comment faire ?Comment les prvenir ? Voil ce quil sagit de dcider.Toi, saint pre, donne le premier ton opinion.

    LE PATRIARCHE.Bni soit le Trs-Haut qui inspire lesprit de mansu-

    tude et de patience ton me, grand tzar. Tu ne veux pasla mort du pcheur ; tu attends avec calme que lerreurpasse. Elle passera comme un nuage, et le soleil de la v-rit ternelle luira de nouveau sur nous. Ton fidle inter-cesseur auprs de Dieu, juge peu clair des choses de cemonde, ose pourtant lever la voix. Le fils du dmon, cedfroqu rprouv, a su se faire passer dans le peuplepour Dmitri. Il sest insolemment couvert du nom de tza-rvitch comme dune chasuble vole. Il ny a qu la d-chirer, et sa nudit le couvrira de honte.

    26 Ancienne formule.

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    Dieu lui-mme nous en offre le moyen. Sache, tzar,quil y a six ans, dans lanne mme o Dieu ta remis lepouvoir souverain, il vint moi, certain soir, un simpleberger, homme de grand ge, qui me confia un secretmerveilleux. Dans mes jeunes annes, me dit-il, je de-vins aveugle, et, jusqu ma vieillesse, je nai pu distin-guer le jour de la nuit. En vain jeus recours des simpleset aux formules magiques. En vain jallai prier dans leurssanctuaires les grands faiseurs de miracles. En vainjarrosai mes yeux teints deau salutaire puise aux sain-tes fontaines. Le Seigneur ne menvoya point la gurison.Je perdis enfin tout espoir et mhabituai mes tnbres.Mes rves mmes ne moffraient plus des choses vues ; jene rvais plus que des sons. Un jour, jtais endormi dunprofond sommeil. Jentends une voix denfant ; elle medit : Lve-toi, grand-pre, va dans la ville dOuglitch, lglise de la Transfiguration. L, fais une prire sur montombeau. Dieu est clment, et je te pardonnerai. Quies-tu ? demandai-je. Je suis le tzarvitch Dmitri. Le roides cieux ma admis dans lessaim de ses anges, et marendu un grand faiseur de miracles. Va, vieillard. Je merveillai et je pensai. En effet, il est possible que Dieuveuille me faire la faveur dune tardive gurison. Jirai. Et je partis pour ce voyage lointain. Voil que jarrive Ouglitch ; jentre dans la sainte glise ; jentends lamesse ; mon me sembrase dune sainte ardeur. Je memets pleurer, et ces larmes taient douces comme si laccit met coul des yeux avec elles. Quand le peuplesortit, je dis mon petit-fils : Ivan, conduis-moi autombeau du tzarvitch Dmitri. Et peine eus-je rcitune secrte prire, que mes yeux se mirent voir.

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    Japerus et la sainte lumire de Dieu, et mon petit-fils, etle cher tombeau. Voil, tzar, ce que ce vieillard ma r-vl. (motion gnrale des assistants. Pendant ce r-cit, Boris sest plusieurs fois essuy le visage.) Alors jaienvoy exprs Ouglitch, et jai appris que beaucoupdautres malades avaient galement trouv leur gurisondevant le tombeau du tzarvitch. Voici donc monconseil : faire transporter au Kremlin ces saintes reliques,et les dposer dans la cathdrale des Saints-Archanges.Le peuple alors verra clairement le mensonge du sclratimpie, et la puissance des dmons sera disperse commela poussire. (Un profond silence.)

    CHOUSKI.Saint pre, qui peut connatre les voies du Trs-Haut ?

    Ce nest pas moi de les juger. Il peut sans doute donner des restes denfant le don de se conserver intacts et celuide faire des miracles. Mais il faut faire un examen minu-tieux et impartial de cette nouvelle croyance populaire.Et pouvons-nous penser dignement une si grande af-faire dans des temps aussi agits que les ntres ? Ne dira-t-on pas que dune chose sacre nous nous faisons auda-cieusement des armes pour un objet mondain ? Dj lepeuple sagite assez : dj courent assez de bruits tran-ges. Ce nest pas le moment de troubler encore lespritdes hommes par une nouveaut si grave et si inattendue.Je le vois bien moi-mme : il est indispensable de dtruirele bruit rpandu par le dfroqu. Mais il est pour celadautres moyens plus simples. Ainsi, tzar, si tu daignes lepermettre, je me prsenterai moi-mme sur la place pu-

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    blique ; je parlerai ces insenss ; je dvoilerai devanteux le noir mensonge de ce vagabond.

    BORIS.Quil en soit ainsi. (Au patriarche.) Saint vladica, je te

    prie de me suivre ; ton entretien mest ncessaire au-jourdhui. (Il se lve et sort ; tous le suivent.)

    UN BOYARD, bas un autre.As-tu remarqu comme le tzar a pli, et quelles gros-

    ses gouttes de sueur lui tombaient du visage.

    LAUTRE BOYARD.Je tavoue que je nai pas mme os lever les yeux, ni

    pousser un soupir.

    LE PREMIER.Le prince Chouski a tout sauv. Quelle tte !

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    (En prose.)Une plaine prs de Une plaine prs de Une plaine prs de Une plaine prs de Novgorod-Sverski.Novgorod-Sverski.Novgorod-Sverski.Novgorod-Sverski.

    1604, 21 dcembre.

    UNE BATAILLE.

    DES SOLDATS RUSSES courent en dsordre.Ils crient :

    Malheur ! malheur ! Voici le tzarvitch, les Polonais !Les voici, les voici ! (Entrent les capitaines Margeret,Franais, et Waller Rosen, Allemand, au service de Bo-ris27272727. )

    MARGERET.O allez-vous ? O courez-vous ? Allons ! va en ar-

    rire.

    LUN DES FUYARDS.Vas-y toi-mme, si a tamuse, maudit paen.

    MARGERET.Quoi ? quoi ?

    27 Ce capitaine Margeret passa du service de Boris celui de Dmitri, quil

    servit jusqu la mort de ce dernier. De retour en France, il publia une curieuserelation de son sjour en Moscovie, quil ddia Henri IV. Les mots soulignssont en franais dans loriginal. W. Rosen parle en allemand.

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    LE FUYARD.Ko ? ko ?... Tu ne demandes pas mieux, grenouille

    doutre-mer, que de coasser contre le tzarvitch russe.Nous, nous sommes des pravoslavni28282828.

    MARGERET.Quest-ce dire, pravoslavni ? Sacrs gueux, maudite

    canaille ! Mordieu, mein herr, jenrage. On dirait que ana point de bras pour frapper, que a na que des jambespour fuir.

    W. ROSEN.Cest une honte.

    MARGERET.Ventre-saint-gris ! je ne bouge plus dun pas. Puisque

    le vin est tir, il faut le boire. Quen dites-vous, meinherr ?

    W. ROSEN.Vous avez raison.

    MARGERET.Diable ! il y fait chaud. Ce diable de Samozvanetz,

    comme il sappelle, est un brave trois poils.

    W. ROSEN.Oui.

    28 Orthodoxes.

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    MARGERET.Eh ! voyez donc, laction sengage sur les derrires de

    lennemi. Ce doit tre le brave Basmanoff qui aura faitune sortie.

    W. ROSEN.Je le crois. (Entre une troupe allemande.)

    MARGERET.Ah ! ah ! voici nos Allemands. Messieurs.... Mein

    herr, dites-leur donc de se rallier, et, sacrebleu, char-geons.

    W. ROSEN.Fort bien. Halte ! (Les Allemands reforment leurs

    rangs.) Marche ! (Ils se mettent en marche en disant :Que Dieu nous assiste !)

    (Bataille. Les troupes de Boris fuient de nouveau.)

    DES POLONAIS.Victoire ! victoire ! Gloire au tzar Dmitri !

    DMITRI cheval.Quon sonne la retraite ! Nous avons vaincu, cest as-

    sez. pargnez le sang russe. La retraite ! (Les tamboursbattent.)

  • 87

    (En prose.)La place devant les cathdrales, dans le Kremlin, La place devant les cathdrales, dans le Kremlin, La place devant les cathdrales, dans le Kremlin, La place devant les cathdrales, dans le Kremlin,

    Moscou.Moscou.Moscou.Moscou.

    FOULE DE PEUPLE.

    UN HOMME.Le tzar sortira-t-il bientt de lglise ?

    UN AUTRE.La messe est finie ; on chante les cantiques.

    LE PREMIER.A-t-on dj maudit lautre ?

    LE SECOND.Jtais sur le perron, et jai entendu le diacre hurler :

    Grgoire Otrpieff, anathme !

    LE PREMIER.Quils maudissent celui-l tant quils veulent. Le tza-

    rvitch na rien voir avec Otrpieff.

    LE SECOND.Et on proclame maintenant : Mmoire ternelle au

    tzarvitch Dmitri !

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    LE PREMIER.Mmoire ternelle un vivant ! les impies auront

    rpondre de ce blasphme.

    UN TROISIME.Du bruit ! Nest-ce pas le tzar ?

    UN QUATRIME.Non, cest un santon. (Entre un santon, avec un bon-

    net en fer et tout charg de chanes. Il est entour de pe-tits garons.)

    LES GARONS.Bonnet de fer, Bonnet de fer, tr, tr !

    UNE VIEILLE FEMME.Laissez-le tranquille, petits diables. Prie pour moi, p-

    cheresse, saint homme.

    LE SANTON.Donne, donne, donne, donne un petit kopek.

    LA VIEILLE.Tiens, voil un kopek. Ne moublie pas dans tes pri-

    res.

    LE SANTON sassied par terre et chante. La lune va en carrosse ; le petit chat pleure. Lve-

    toi, innocent, et prie Dieu. (Les garons lentourent denouveau.)

  • 89

    LUN DEUX.Bonjour, santon. Que ntes-tu aussi ton bonnet ? (Il

    le frappe sur la tte.) Tiens, comme a sonne.

    LE SANTON.Eh, moi, jai un petit kopek.

    LE GARON.Ce nest pas vrai. Voyons, montre-le. (Il lui arrache le

    kopek et senfuit.)

    LE SANTON pleurant.On a pris mon petit kopek ; on tourmente linnocent.

    LE PEUPLE.Le tzar ! le tzar ! (Le tzar sort de la cathdrale, prc-

    d dun boyard qui distribue des aumnes. Dautresboyards le suivent.)

    LE SANTON.Boris, Boris, les petits garons tourmentent linnocent.

    BORIS.Quon lui fasse une aumne. Pourquoi pleure-t-il ?

    LE SANTON.Les petits garons me tourmentent. Fais-leur couper le

    cou, comme tu as fait couper le cou au petit tzarvitch.

    TOUS LES BOYARDS.Va-ten, fou ! Saisissez le fou !

  • 90

    BORIS.Laissez-le. Prie pour moi, innocent. (Il sloigne.)

    LE SANTON lui parlant.Non, non ; lon ne peut pas prier pour un tzar Hrode.

    La sainte Vierge le dfend.

  • 91

    (En vers.)Sevsk, ville du gouvernement dSevsk, ville du gouvernement dSevsk, ville du gouvernement dSevsk, ville du gouvernement dOrel.Orel.Orel.Orel.

    DMITRI entour des siens.O est le prisonnier ?

    UN POLONAIS.Ici.

    DMITRI.Quon me lamne. (Entre un prisonnier russe.) Ton

    nom ?

    LE PRISONNIER.Rojnoff, gentilhomme de Moscou.

    DMITRI.Y a-t-il longtemps que tu es au service ?

    LE PRISONNIER.Bientt un mois.

    DMITRI.Nas-tu pas conscience, Rojnoff, de tirer lpe contre

    moi ?

  • 92

    LE PRISONNIER.Que faire ? Ce nest pas notre volont que nous sui-

    vons.

    DMITRI.As-tu combattu sous les murs de Sverski ?

    LE PRISONNIER.Je suis arriv de Moscou quinze jours aprs la bataille.

    DMITRI.Que fait Godounoff ?

    LE PRISONNIER.Il a t trs-troubl par la perte de la bataille et par la

    blessure de Mestislavski. Il a envoy Chouski pourcommander larme.

    DMITRI.Pourquoi a-t-il rappel Basmanoff Moscou ?

    LE PRISONNIER.Le tzar a rcompens ses prouesses par des honneurs

    et de lor. Basmanoff est maintenant membre de la Dou-ma.

    DMITRI.Il tait plus ncessaire larme. Que fait-on Mos-

    cou ?

  • 93

    LE PRISONNIER.Tout est tranquille, grce Dieu.

    DMITRI.My attend-on ?

    LE PRISONNI