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DE LA « NOUVELLE HISTOIRE » AU POST-SIONISME Par Sébastien Boussois « La guerre de 1948 n’a jamais été un sujet de controverses […] Mais la boite de Pandore s’est ouverte, et les historiens israéliens, les journalistes, et les analyses politiques ont alors commencé à examiner ce qui était jusque là l’évidence. » Simha Flapan, The Birth of Israel. Myths and Realities. « Le post-sionisme vit sa vie ici, en Israël. Il publie ses propres collections d’ouvrages, organise ses colloques. Il ressemble beaucoup à une secte, vous savez. Et pourtant, à la lecture du quotidien Haaretz, vous pourriez croire que la moitié du pays est post-sioniste 1 C’est ainsi qu’Anita Shapira, professeure d’histoire à l’Université de Tel-Aviv et grande pourfendeuse des « nouveaux historiens » – avec Tuvia Friling, Elhanan Yakira et Shabtaï Teveth, entre autres –, résume ce qu’elle combat vigoureusement : l’influence qu’ont acquise, depuis près de vingt ans, les thèses post-modernistes et critiques du sionisme dans bien des sphères de la société israélienne. La pasionaria va jusqu’à affirmer : « Je ne peux comparer Haaretz qu’aux journaux… communistes qui soutenaient sans relâche l’Union soviétique » (sic). Comparaison n’est pas raison. Mais ce qui est vrai, c’est que le grand quotidien libéral – au sens anglo-saxon du terme – fut l’un des premiers à ouvrir la porte aux « nouveaux historiens », les aidant à vulgariser leurs travaux et leur vision critique de la politique menée par les dirigeants sionistes à la fin des années 1940, en premier lieu concernant les conditions de la naissance d’Israël et du problème des réfugiés palestiniens. À quiconque douterait de la place, minoritaire certes mais irréversible, prise par le post-sionisme dans le débat d’idées, la virulence même d’Anita Shapira et de plusieurs de ses collègues mobilisés contre la nouvelle école offrirait une première réponse convaincante… « Cette hargne s’explique, selon Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’Université de 1 1

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DE LA « NOUVELLE HISTOIRE » AU POST-SIONISME

Par Sébastien Boussois

« La guerre de 1948 n’a jamais été un sujet de controverses […] Mais

la boite de Pandore s’est ouverte, et les historiens israéliens, les journalistes,

et les analyses politiques ont alors commencé à examiner ce qui était jusque

là l’évidence. »

Simha Flapan, The Birth of Israel. Myths and Realities.

« Le post-sionisme vit sa vie ici, en Israël. Il publie ses propres collections d’ouvrages, organise ses

colloques. Il ressemble beaucoup à une secte, vous savez. Et pourtant, à la lecture du quotidien Haaretz, vous

pourriez croire que la moitié du pays est post-sioniste1. » C’est ainsi qu’Anita Shapira, professeure d’histoire à

l’Université de Tel-Aviv et grande pourfendeuse des « nouveaux historiens » – avec Tuvia Friling, Elhanan

Yakira et Shabtaï Teveth, entre autres –, résume ce qu’elle combat vigoureusement : l’influence qu’ont acquise,

depuis près de vingt ans, les thèses post-modernistes et critiques du sionisme dans bien des sphères de la société

israélienne. La pasionaria va jusqu’à affirmer : « Je ne peux comparer Haaretz qu’aux journaux… communistes

qui soutenaient sans relâche l’Union soviétique  » (sic).

Comparaison n’est pas raison. Mais ce qui est vrai, c’est que le grand quotidien libéral – au sens anglo-

saxon du terme – fut l’un des premiers à ouvrir la porte aux « nouveaux historiens », les aidant à vulgariser leurs

travaux et leur vision critique de la politique menée par les dirigeants sionistes à la fin des années 1940, en

premier lieu concernant les conditions de la naissance d’Israël et du problème des réfugiés palestiniens. À

quiconque douterait de la place, minoritaire certes mais irréversible, prise par le post-sionisme dans le débat

d’idées, la virulence même d’Anita Shapira et de plusieurs de ses collègues mobilisés contre la nouvelle école

offrirait une première réponse convaincante… « Cette hargne s’explique, selon Shlomo Sand, professeur

d’histoire à l’Université de Tel-Aviv, parce que les nouveaux historiens ouvrent une brèche majeure. Ils ne

considèrent pas comme “antisionistes” car, de nos jours, cela signifierait s’opposer à l’existence même de l’État

d’Israël. Mais la plupart d’entre eux ne se considèrent pas non plus comme sionistes, dans la mesure où l’État, à

leurs yeux, ne pourra demeurer durablement un État juif : il faudra qu’il devienne un État de tous ses citoyens,

juifs comme arabes, juifs comme musulmans et chrétiens. Voilà, très exactement, ce que signifie “post-

sioniste” : normalisations extérieure et intérieure vont de pair. »

Palestine, le retour

Décembre 1987 : un accident de la circulation entre un véhicule israélien et un taxi collectif palestinien,

dont deux occupants meurent, sert d’étincelle à l’explosion de la première Intifada. L’état de siège décrété par les

autorités israéliennes n’empêche pas l’insurrection de s’étendre à l’ensemble de la bande de Gaza et de la

Cisjordanie. Et, malgré l’appel du ministre de la Défense Itzhak Rabin à « briser les os » des Palestiniens, appel

entendu par nombre de soldats, la révolte se transformera en soulèvement généralisé et durable – seule la

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première guerre d’Irak, en 1991, l’interrompra. Avec des conséquences géopolitiques majeures : non seulement

le statu quo de l’occupation, vingt ans après la guerre des Six Jours, est ébranlé, mais le roi Hussein de Jordanie

renonce aux prétentions historiques de son pays sur la Palestine, tandis que l’attention de l’opinion mondiale se

focalise à nouveau sur ce conflit. Or l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a l’intelligence d’offrir un

débouché au mouvement, le 15 novembre 1988, à l’occasion de la réunion du Conseil national palestinien (CNP)

à Alger : elle proclame formellement l’indépendance de la Palestine, reconnaît l’État d’Israël et renonce au

terrorisme. Un mois plus tard, après la visite à Genève de Yasser Arafat, venu proclamer ces engagements

devant l’Assemblée générale des Nations unies, l’administration Reagan accepte, fait sans précédent, d’ouvrir un

« dialogue substantiel » avec l’OLP. Pour la première fois depuis 1948, une lueur d’espoir éclaire l’avenir des

Palestiniens…

Sans rien retirer au mérite des intellectuels qui, à contre-courant, ont travaillé à la réécriture de l’histoire

même de l’établissement de l’État juif, comment ne pas souligner que ce contexte historique explique, au moins

autant que leurs travaux proprement dits, l’écho qu’ils ont rapidement rencontré parmi leurs concitoyens, à

commencer par l’intelligentsia ? Car c’est au moment même où la question palestinienne, avec l’Intifada et ses

conséquences, revient au premier plan qu’ils en révèlent les véritables origines. Bien malin qui pourra déterminer

lequel, du mouvement pacifiste et de la nouvelle histoire, a dynamisé l’autre – comme dans la parabole, chère au

philosophe-résistant Georges Politzer, de la poule et de l’œuf. D’un côté, la découverte des véritables causes du

problème palestinien (l’expulsion de 1948) contribue à la prise de conscience, quarante ans après, de la nécessité

de sa solution sous la forme de la naissance d’un État palestinien (suite logique des événements de 1988). Mais,

en retour, la question de l’État palestinien, en s’imposant au débat public israélien, crée un terrain propice à la

percée des recherches des « nouveaux historiens ». Difficile d’imaginer une coïncidence : le livre-fondateur de la

« nouvelle histoire » – The Birth of the Palestinian Refugee Problem 1947-19492, de Benny Morris – paraît (en

anglais) en 1988, en pleine première Intifada. D’ailleurs, la notion de « péché originel », invoquée par Shabtaï

Teveth pour dénoncer Morris comme destructeur virtuel de l’État d’Israël, n’a de sens que si l’on mesure

combien l’intelligence du passé influe sur le présent – et réciproquement bien sûr…

« Nouveaux historiens » : l’expression induit en erreur. Ces chercheurs, qui n’ont évidemment pas attendu

l’Intifada pour mener leurs travaux et en diffuser les résultats, « sont en fait les premiers historiens », corrige

Zeev Sternhell, professeur d’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem, lequel se reconnaît en eux.

Paradoxalement, David Tal, ancien professeur d’histoire à l’Université de Tel-Aviv3, qui compte plutôt, lui,

parmi leurs opposants, va dans le même sens : « Dans la plupart des pays, les historiens traditionalistes

précèdent les historiens révisionnistes. Ce n’est pas le cas ici. Sur 1948, il n’y avait rien : les “nouveaux

historiens” ont constitué une histoire et… essuyé les plâtres. » Mais, pour jeter les bases d’une histoire d’Israël,

ils ont toutefois dû se confronter à sa version officielle qui, hagiographique, relevait plus de la propagande que

du travail scientifique. Dans ce face à face, ils bénéficiaient toutefois dans leur jeu d’un atout majeur  : les

documents découverts dans les archives rendaient cette construction purement idéologique complètement

obsolète. Les faits ainsi mis en lumière « explosaient » littéralement les tabous soigneusement préservés depuis

quatre décennies. Bref, il faut approuver Avi Shlaïm lorsqu’il prétend que la « nouvelle histoire » n’aurait pas pu

voir le jour « tant que les documents gouvernementaux officiels n’avaient pas été déclassifiés. Israël a suivi la

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règle des trente ans adoptée par la Grande-Bretagne en ce qui concerne les archives de politique étrangère,

même s’il ne l’applique pas de manière aussi systématique ».

À vrai dire, les premiers historiens d’Israël furent… palestiniens. The Birth ne fait pas irruption dans le

paysage intellectuel israélien comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. « Pendant plus de vingt ans,

rappelle Gadi Algazi, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Tel-Aviv, des historiens palestiniens ont

défendu, comme on prêche dans le désert, une vision proche de celle que Morris développera, mais plus

radicale. Dès 1961, par exemple, Walid Khalidi –qui enseignera successivement à l’Université américaine de

Beyrouth, à Harvard et à Oxford – analysait lucidement la politique d’expulsion des forces israéliennes, dans

son étude “Plan Dalet : the Zionist Masterplan for the Conquest of Palestine” ». Du côté israélien aussi, la

« nouvelle histoire » eut ses précurseurs, et plus que tout autre Simha Flapan, un dirigeant de la gauche sioniste  :

son livre posthume, The Birth of Israel. Myths and Realities4 paraît un an avant celui de Benny Morris. Et, déjà,

il y dénonce la non application du plan de partage des Nations unies, rejeté par les Arabes, mais aussi saboté par

les dirigeants juifs : le journaliste accuse Israël d’avoir fixé unilatéralement ses frontières, expulsé du territoire

occupé par ses forces armées plusieurs centaines de milliers de Palestiniens et empêché, lors de la conférence de

Lausanne, la conclusion d’une paix juste. Dans un ouvrage remarqué : Les Mots et la terre. Les intellectuels en

Israël5, Shlomo Sand considère qu’il faut absolument évoquer aussi Boaz Evron : celui-ci « n’était pas

marxisant, mais bel et bien antisioniste. Ce qui ne sera pas le cas de la majorité des “nouveaux historiens”, tous

sionistes à l’exception de Pappé ». Et d’observer : « Avec l’analyse de 1948, la critique du sionisme, domaine

jusque-là réservé à l’extrême gauche, a commencé à se diffuser hors de l’université. »

Sur cette lancée, Benny Morris publie son ouvrage pionnier, qui pose la pierre fondatrice du courant

qu’on appellera bientôt les « nouveaux historiens ». Le tournant qu’il prend avec The Birth ne réside pas dans

l’analyse critique de la politique sioniste en 1948, qui, on vient de le voir, préexistait : il est méthodologique. Ce

livre se fonde – pour la première fois s’agissant de la fin des années 1940 – sur l’exploitation des archives. Il

« prouve » ainsi le déroulement réel des faits, grâce à un accès direct aux « traces » laissées par les acteurs de ce

drame  dans les dossiers du gouvernement, de l’armée et autres institutions du Yichouv comme de l’État d’Israël.

Mais aussi dans les documents personnels de leurs dirigeants : « Morris est par exemple le premier à se

concentrer sur le journal de David Ben Gourion », note Sand. « J’ai fait la connaissance de Benny Morris au

service des archives d’État, lorsqu’il préparait son premier livre, et moi le mien, en 1982 », nous confiera Avi

Shlaïm, l’autre « grand » nouvel historien.

Désormais professeur à Oxford, ce dernier travaillait surtout à l’époque – en pleine invasion israélienne

du Liban – sur l’accord secret passé par Golda Meir avec le roi Abdallah de Jordanie afin à la fois d’empêcher

toute participation de la Légion arabe aux hostilités prévisibles contre Israël et toute création d’un État

palestinien. En clair, si Amman s’engageait sur le premier point, Tel-Aviv lui offrait le reste de l’État arabe de

1 . Toutes les citations non sourcées sont tirées d’entretiens réalisés en juin 2007 en Israël et en Grande-Bretagne.2 . La Naissance du problème des réfugiés palestiniens 1947-1949. Il est paru en anglais chez Cambridge University Press, à Cambridge, en 1988.3 . David Tal a écrit Israel’s Conception of Current Security- Origins and Development, 1949-1956, Beer Sheva University Press, Beer Sheva,1998.4 . Croom Helm, Londres et Sydney, 1987.5 . Fayard, Paris, 2006.

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Palestine pour s’assurer du second. Tel fut l’aboutissement de la rencontre du 17 novembre 1947, douze jours

avant le plan de partage onusien, entre la responsable de l’Agence juive et le souverain hachémite. Le premier

livre de Shlaïm, Collusion Across the Jordan6, provoquera, lui aussi, des remous, lesquels contribueront à

inscrire les travaux des « nouveaux historiens » à l’ordre du jour des débats académiques et publics. « Je

reconnais l’honnêteté d’Avi Shlaïm, admet Anita Shapira, mais je doute qu’un tel accord ait existé. Le terme de

collusion me paraît inapproprié. Golda Meir avait effectivement prévu de rencontrer le roi de Transjordanie,

mais après le conflit. Les documents que j’ai étudiés indiquaient surtout un accord entre la Transjordanie et les

Britanniques. Je pense que c’était un jeu de cache-cache entre tous les acteurs. Mais, s’il n’y a pas eu d’État

palestinien, c’est que ce peuple n’était pas prêt. C’est tout. »

Voilà un bon exemple de la manière dont les « anciens historiens » contestent les « nouveaux » : de la

discussion scientifique factuelle, on glisse très vite vers l’affrontement idéologique, en l’occurrence autour du

dogme sioniste, que les premiers défendent bec et ongles alors que les seconds les remettent en cause. Aux yeux

des « orthodoxes », quelles que soient les indications des archives, les Palestiniens seraient nécessairement

responsables de leur sort. Vive mais respectueuse envers Morris, la critique se mue en agression pure et simple

lorsqu’elle vise Ilan Pappé. « C’est dans les années 1990 que le débat sur le post-sionisme est apparu », se

souvient Anita Shapira, qui enchaîne : « Je ne mets pas tous les “nouveaux historiens”sur le même plan : si je

crois en Morris, car il fait de son mieux pour présenter une histoire honnête, il n’en va pas de même pour

Pappé. Fonctionnant à rebours, cherchant les documents qui serviront à justifier du présent, l’historien de

l’Université de Haïfa a un agenda politique. »

Là encore, Anita Shapira expose, de manière polémique, une différence indiscutable entre deux « pôles »

de la nouvelle histoire. Pappé, c’est vrai, n’hésite pas à utiliser ses recherches historiques à des fins politiques  ;

Morris, au contraire, affirme refuser d’instrumentaliser l’histoire. « Et moi je me situe au milieu, commente,

amusé, Avi Shlaïm, professeur au Saint Antony’s College à Oxford : entre un Pappé pour qui la fonction

principale de l’histoire consiste à évaluer et non à chroniquer, et un Morris pour qui l’essentiel est de rapporter

simplement les faits. » Citons en contrepoint cette appréciation critique de l’intellectuel américain Edward Saïd,

dans Israël-Palestine : l’égalité ou rien7 : « Ce qui est intéressant, c’est la contradiction – frisant la

schizophrénie par moments – dans le discours des nouveaux historiens : ils recherchent tous la vérité, mais

celle-ci se heurte aux querelles d’historiens et aux divergences d’interprétations. En cela, la nouvelle histoire a

cet avantage de ne pas paraître comme un front uni à l’attaque d’un vieux courant de pensée, mais bien un

courant de réflexion qui s’alimente et s’enrichit de confrontations et de débats d’idées. »

Divergences politiques, divergences méthodologiques, divergences dans les choix scientifiques. Pour

Anita Shapira, « on fait dire ce que l’on veut aux documents ». Elle confesse « choisir ceux qui [lui] parlent. Je

laisse, poursuit-elle, mon inconscient me guider, ou non, dans l’histoire qu’ils racontent. » C’est pourquoi elle

défend encore cette histoire passionnée, sentimentale, porteuse des idéaux sionistes, sans cacher la dimension

arbitraire de cette démarche, dont la science peut être victime : « Nous n’avons pas le choix. Tout le monde fait

comme cela. Voilà pourquoi je peux ne pas être d’accord avec Avi Shlaïm : il a choisi des documents, et moi j’en

6 . Collusion Across the Jordan. King Abdullah, the Zionist Movement, and the Partition of Palestine , Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 198.7 . La Fabrique, Paris, 1999.

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aurais choisi d’autres. » Même un professeur « sioniste orthodoxe », comme Tuvia Friling, de l’Université de

Beersheba où il côtoie Benny Morris, admet, malgré tout, que « l’ouverture des archives historiques et la

découverte de nombreux documents sur la guerre d’indépendance ont contribué à impulser un véritable débat

sur l’histoire ». Lequel lui procure plus de satisfaction que de crainte, même s’il sait pouvoir tomber sur de

« mauvaises surprises. Car la preuve est désormais faite que la société israélienne ne doit pas avoir honte de sa

guerre d’indépendance, même pas des épisodes où les Arabes ont pu être expulsés. À la lecture des documents,

on comprend qu’il y a finalement peu de cadavres cachés dans l’armoire. » D’où cette appréciation : « Si l’on

compare Israël à d’autres nations qui ont dû se construire assez récemment, le prix payé pour conquérir son

indépendance a été bien moins élevé que celui acquitté, par exemple, par les États-Unis. »

Lorsqu’il nous recevra, Akiva Eldar, un des éditorialistes les plus appréciés d’Haaretz, résumera d’une

phrase la place de la « nouvelle histoire » dans la société israélienne : « La reconnaissance de ce qui s’est passé

en 1948, comme l’ont montré les “nouveaux historiens”, constitue un préalable à la paix et aux négociations. »

Mais qui sont ces intellectuels qui vont réécrire, archives en mains, le surgissement de leur pays et profiter – de

l’Intifada aux accords d’Oslo – du vent favorable de la paix tout en l’amplifiant ? Et que pensent-ils les uns des

autres ?

• Simha Flapan est de loin l’aîné. Né en Pologne en 1911, il émigre en Palestine en 1930. Il deviendra

secrétaire national du parti sioniste de gauche Mapam et directeur de son Département des Affaires arabes.

Homme pluriel, auteur, éditeur, fondateur de la revue New Outlook spécialisée dans les problèmes du Proche-

Orient, il a aussi crée l’Institut pour la recherche sur la paix. Il sera, on l’a vu, le premier des « nouveaux

historiens ». « Le post-sionisme commence avec Flapan, affirme avec force Shlomo Sand. Si l’on a plutôt retenu

Benny Morris, c’est que Flapan était un militant et non un historien, sa démarche politique et non universitaire.

Mais La Naissance d’Israël, publié en 1987, année de sa mort, annonce tout ce que Morris prouvera. »

• Benny Morris est né en 1948 au kibboutz Ein Horesh, au sud de Haïfa, où ses parents s’étaient installés

à leur arrivée en Palestine. Après des études d’histoire à Jérusalem, puis à Cambridge, il devient journaliste au

quotidien en anglais The Jerusalem Post tout en se plongeant dans les archives israéliennes. De cette exploration,

il rend compte dans une série d’articles de revues, puis, en 1988, dans The Birth. Ce livre le fait connaître, mais

aussi… licencier de son journal, repris en main par un magnat canadien proche du Likoud. C’est aussi l’époque

où il refuse de servir dans les Territoires occupés et fait trois semaines de prison. Il lui faudra près de dix ans –

éditorialement très productifs8 – pour décrocher un poste de professeur : à l’Université David Ben Gourion de

Beersheba.. Les héritiers de ce dernier l’y poursuivront de leur vindicte, exigeant, soit qu’il soit remercié, soit

que l’université change de nom ! Dix ans plus tard, ils doivent regretter ce harcèlement : Benny Morris est rentré

dans le rang, avec notamment sa fameuse interview dans Haaretz le 8 janvier 2004 (voir chapitre IX). « Je ne

retire rien de ce que j’ai répondu alors aux questions d’Arié Shavit , nous déclarera-t-il en juin 2007. Je suis très

pessimiste à l’égard des Palestiniens. Certes, Israël a des défauts, mais les Palestiniens sont responsables de la

situation : parce qu’ils s’empêtrent dans l’islam, qui plus est radicalisé. » Commentaire d’Avi Shlaïm : « Je le

8 . Il publie notamment 1948 and After : Israel and the Palestinians (Oxford University Press, Oxford, 1991), Israel's Border Wars, 1949-1956: Arab Infiltration, Israeli Retaliation, and the Countdown to the Suez War (Oxford University Press, 1993) et Righteous Victims : A History of the Zionist-Arab Conflict, 1881-1999 (Alfred A. Knopf, New York, 1999).

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connais depuis vingt ans, et je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse être raciste. Nous ne nous sommes pas revus

les yeux dans les yeux, mais, quand je lui en parle, il dit n’avoir jamais changé d’opinion sur les Arabes. Bref, il

y a d’un côté son travail d’historien, et de l’autre ce qu’il pense en tant qu’homme. Cela fait… deux personnes. »

Lorsque nous lui demanderons s’il a des amis arabes, Morris répondra, avec ce genre de rire qu’on appelle

sarcastique : « Mais pourquoi un Juif devrait-il avoir des amis arabes ? Je suis un Juif sioniste, je ne suis pas

des leurs. ». Des propos qui n’étonnent pas Avi Shlaïm, qui évoque un souvenir : « Lors du colloque des

historiens israéliens et palestiniens organisé par Le Monde diplomatique à Paris en 1998, Edward Saïd m’avait

dit avoir tenté, à plusieurs reprises d’approcher Benny Morris pour sympathiser avec lui. En vain : il avait senti

chez lui une profonde antipathie à son égard »...

• Ilan Pappé, résume David Tal, qui n’est pas du tout sur la même ligne, « se revendique ouvertement du

Parti communiste et s’est toujours dit antisioniste » – en réalité, sur ce dernier point, l’autodéfinition de

l’intéressé a varié sur la durée. Né en 1954, il a fait ses études à l’Université hébraïque de Jérusalem, puis a

décroché son doctorat à Oxford. Il est ainsi devenu senior lecturer à l’Université de Haïfa, dont il a failli être

exclu sous prétexte de l’« affaire Katz » (voir chapitre X). Il a aussi dirigé l’Institut de recherches pour la paix de

Givat Haviva et préside encore l’Institut d’études palestiniennes Emil Touma. Parallèlement, Pappé a

effectivement toujours milité à l’extrême gauche – il a même été candidat aux élections législatives de 1996 sur

la liste du Hadash, le Front démocratique pour la paix et l’égalité animé par le Parti communiste Rakah. Non

content d’appuyer depuis longtemps les positions palestiniennes, il se prononce contre toute solution bi-étatique

du conflit : il se bat pour un État binational où Juifs et Arabes vivraient ensemble – y compris les réfugiés

palestiniens, dont le droit au retour doit, selon lui, être réalisé dans l’actuel État d’Israël. Avec son sens des

nuances, Morris tranche : « Pappé est devenu arabe. » Ce n’est évidemment pas l’avis de Michel Warschawski,

fondateur du Centre d’information alternative (AIC), qui se définit comme « militant anticolonialiste » : « Pappé

a vraiment été persécuté pour son travail et pour ses idées, et cela l’a marqué. Trop sans doute. C’est sans doute

pourquoi il a décidé de miser sur sa popularité à l’étranger plutôt que sur une inscription dans les combats que

nous menons ici, parmi les Juifs et avec les Palestiniens, Je ne crois pas que la posture du bouc-émissaire mène

très loin. » Au-delà des polémiques, reste l’œuvre : l’historien, qui s’est exilé en Grande-Bretagne, a largement

contribué à faire éclater la vérité sur l’expulsion de 1948 une série d’essais9, couronnée par un chef d’œuvre, The

Ethnic Cleansing of Palestine (Oneworld, Oxford, 2006).

• Avi Shlaïm se distingue d’abord par ses origines – il est né à Bagdad en 1945 – et par sa double

citoyenneté : israélienne, mais aussi britannique. Après avoir grandi en Israël, où il y a fait son service militaire,

Shlaïm a étudié l’histoire à l’Université de Cambridge. Il a enseigné les relations internationales à l’Université de

Reading, puis a rejoint, il y a vingt ans, le fameux Saint-Anthony’s College d’Oxford. Ayant mis en lumière, on

l’a vu, la « collusion » entre dirigeants sionistes et transjordaniens, puis examiné la politique occidentale au

Proche-Orient10, il a consacré un livre majeur au Mur d’acier11, ce concept jabotinskyste qui symbolise, pour lui,

la politique sioniste vis-à-vis des Palestiniens et du monde arabe. Son point de vue d’exilé, qu’il expose

9 . Entre autres, Britain and the Arab-Israeli Conflict 1947-1951 (MacMillan, New York, 1988), The Making of the Arab-Israeli Conflict

1947-1951 (I.B. Tauris, Londres, 1992) et A History of Modern Palestine: One Land, Two People (Cambridge University Press, Cambridge, 2003.10 . War and Peace in the Middle East: A Concise History, Penguin Books, Londres, 1996.11 . The Iron Wall: Israel and the Arab World, Norton & Company, New York, 2000.

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régulièrement dans le quotidien The Guardian, exprime le désenchantement qui a gagné nombre de sionistes

« libéraux », bien au-delà des rangs de l’intelligentsia radicale. Mais Shlaïm est souvent « décalé » par rapport

aux débats israéliens. Ce qui ne signifie pas qu’il les fuie : il demande souvent l’hospitalité de Haaretz pour y

prendre parti sur des questions historiques comme politiques.

• Tom Segev, comme Benny Morris, pratique à la fois le journalisme et l’histoire. Fils de Juifs allemands,

né en 1945, ce pilier du quotidien Haaretz a écrit de nombreux livres, mais aucun sur la guerre de 1948 en tant

que telle. Il a comme « encadré » cette période : son premier ouvrage, 1949. The First Israelis12, portait sur les

débuts de l’État juif ; puis il a remonté le temps pour éclairer l’attitude d’Israël à l’égard du génocide, avec The

Seventh Million13 ; il s’intéressera ensuite au mandat britannique14 avant de publier, cette année, son œuvre

maîtresse : 1967 : Six jours qui jours qui ont changé le monde15. Par-delà la diversité des époques qu’il aborde,

Segev, avec le courage dont il fait preuve pour bousculer les tabous, s’apparente aux « nouveaux historiens ».

• Boaz Evron, spécialiste du génocide, publie Jewish State or Israeli Nation ? en 1995. Pour, Shlomo

Sand, « la lecture de ce livre a été un choc ». Préconisant la suppression de tout signe extérieur de judaïsme dans

l’État d’Israël, ce journaliste incarne bien le courant post-sioniste d’une partie de l’intelligentsia israélienne. Et

Sand de poursuivre : « Pour moi, c’est le plus important, et lui non plus ne vient pas de l’Université. »

• Baruch Kimmerling appartient au groupe des « nouveaux sociologues » plus que des « nouveaux

historiens ». Né en 1939 en Roumanie, il a émigré en 1952 en Israël, où il vient de mourir en juin 2007. Docteur

en sociologie depuis 1975, il a enseigné depuis à l’Université hébraïque de Jérusalem, mais aussi aux États-Unis

(à Cambridge et Seattle). Il est l’auteur de nombreux livres, dont certains ont profondément marqué le débat

intellectuel israélien16. Hélas, seul le dernier, Politicide : Sharon’s War Against the Palestinians (Verso,

Londres, 2003) – a bénéficié d’une traduction française17. Dans tous ces ouvrages, on voit à l’œuvre le « modèle

colonial », à travers lequel Kimmerling – héritier du maître de la sociologie israélienne, Shmuel Eisenstadt, et de

ses disciples Moshe Lissak et Dan Horowitz – analyse le conflit israélo-palestinien et, dans ce cadre, la

formation de l’État d’Israël, de sa société et de son identité. Gershon Shafir prolongera ces travaux, qui offrent

une grille de lecture originale et incontournable : ils renversent en effet l’approche traditionnelle pour considérer

la colonisation de la Palestine comme le facteur structurant, sur la très longue durée, de la réalité d’Israël…

Histoire et politique, liaisons dangereuses

« Le post-sionisme, selon Shlomo Sand, s’est naturellement penché sur le problème des territoires

occupés depuis quarante ans par Israël, car là était l’urgence. » C’était vrai avant Oslo, avec la première

Intifada, et cela n’a guère changé après l’échec de Camp David, avec la seconde. Tant que la paix n’aura pas

12 . Free Press, Londres, 1986, traduit en français par Le Seuil13 . Publié en français, sous le titre Le Septième million chez Liana Levi, Paris, 1992.14 . Publié en français sous le titre C’était en Palestine au temps des coquelicots chez Liana Levi, Paris, 2000. 15 . Denoël, Paris, 2007.16 . The Interrupted System   : Israeli Civilians in War and Routine Times , Transaction Books, New

Brunswick et Londres, 1985 ; (avec Joel S. Migdal) Palestinians   : The Making of a People , Free Press, New York, 1993 ; The Invention and Decline of Israeliness: State, Culture and Military in Israel, University of California Press, Los Angeles et Berkeley, 2001.17 . Politicide. Les Guerres d'Ariel Sharon contre les Palestiniens, Agnès Vienot, Paris, 2003.

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apaisé cette région blessée, il y aura des gens pour exploiter, voire manipuler l’histoire, à des fins parfois peu

louables. Et les historiens eux-mêmes seront conditionnés par leur vision du conflit israélo-palestinien et des

solutions à lui apporter. D’où, pour certains historiens, un rapport particulier à la politique et à l’engagement  :

s’engager dans l’écriture d’une histoire véridique, c’est déjà s’engager pour la paix ; briser les tabous, casser les

mythes et démanteler les préjugés historiques, c’est contribuer au dialogue entre deux sociétés qui s’ignorent ou,

pour le moins, refusent de se parler – murs et check points n’y sont pas pour rien. D’autres, en revanche, refusent

cette dialectique entre histoire et politique. Cette diversité, Anita Shapira la formule d’une boutade : « J’ai

enseigné à Berkeley, où j’ai conseillé à mes élèves la lecture de livres de Benny Morris, Avi Shlaïm, Yoav Gelber

et David Tal. À la fin, ils ne savaient plus quoi penser, mais j’étais sûre qu’ils avaient au moins pris

connaissance de tous les points de vues. »

Benny Morris – on l’a vu au chapitre IX – paraît désormais littéralement schizophrène. Interrogé sur cet

étrange dédoublement, il s’en tient à sa réponse désormais traditionnelle : « Je sépare toujours mon travail de

mes positions. Je me suis radicalisé politiquement depuis 2000, mais cela ne m’empêche pas de continuer à faire

un honnête travail d’historien. D’ailleurs mes livres sont devenus des classiques. » Avi Shlaïm en donne

volontiers acte à son confrère : son évolution concerne l’homme plus que l’historien. Mais il ne l’estime pas

moins dommageable : « Dans l’interview donnée à Arié Shavit, Morris justifie l’épuration ethnique de la

Palestine. Il explique que, sans elle, il n’y aurait pas eu d’État juif. Et, s’il reconnaît les massacres commis en

1948, il les attribue à la guerre. Du coup, il éprouve à peine le besoin de les justifier : on ne justifie pas un crime

de guerre, on le constate. » En revanche, Morris, lui, « justifie » ses nouvelles positions politiques par le

tournant de l’été et de l’automne 2000 : « Jusque-là, j’avais cru à la paix avec les Palestiniens. Vint l’échec du

sommet de Camp David, au cours duquel Ehoud Barak fit une offre plus généreuse qu’aucun dirigeant israélien

n’en a jamais proposée et n’en proposera jamais. Si les Palestiniens y ont dit non, c’est qu’ils diront toujours

non. Parce qu’ils souhaitent la disparition de l’État d’Israël, qu’en tant que sioniste je ne puis accepter. Voilà

comment je m’exprime – en tant qu’être humain, pas en tant qu’historien bien sûr. » Sans entrer ici dans la

discussion sur la nature des propositions israéliennes à Camp David18, notons que même David Tal, pourtant peu

suspect de penchant pro-palestinien, ne suit pas Morris dans sa « barakolâtrie » : « Lui-même est victime du tout

blanc-tout noir, nous glisse-t-il. L’offre de Barak en 2000 et les responsabilités des uns et des autres dans

l’échec du processus de paix sont plus complexes qu’il ne le dit. Il révèle surtout là son obsession anti-arabe et

ne laisse aucune chance aux Palestiniens pour l’avenir. »

Après avoir édifié un mur – décidément ! – entre histoire et politique, Morris le franchit d’ailleurs

allègrement pour, instrumentalisant ses recherches, tenter de donner un semblant de cohérence à sa pensée

personnelle : « Lorsque j’ai travaillé sur La Naissance du problème des réfugiés palestiniens, reprend-il, je me

suis plus intéressé aux expulsions qu’aux phénomènes politiques et diplomatiques. J’ai découvert seulement par

la suite que les Palestiniens avaient toujours été inflexibles dans les discussions et peu enclins aux compromis. »

Cette radicalisation politique n’influence-t-elle vraiment pas ses travaux scientifiques ? « Pas du tout,

interrompt-il. Je ne fais pas de politique, je n’en ferai pas. Mais j’ai mon mot à dire sur le danger que

représentent les Palestiniens, les Arabes et l’islam. Si nous laissons faire, nous aurons à nos portes un État

dirigé par la charia. L’élection du Hamas en 2006 était prévisible, ajoute-t-il. L’argument selon lequel ce

18 . Voir Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Hachette Pluriel, Paris, 2006, p. 134.

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mouvement politique devrait sa force au rôle social qu’il joue sur le terrain revient à considérer les Palestiniens

comme des enfants de chœur qui ne savent pas ce qu’ils font. » Et si cette obsession antimusulmane s’apparentait

à une forme de racisme ? « Mais ce sont eux les racistes. Un musulman peut visiter librement le Vatican. Mais

aucun non musulman n’a le droit de se rendre à La Mecque. En Occident, on accepte les autres, alors qu’en

pays d’islam, nous avons toujours tort. C’est, je le répète, parce que le respect n’est pas une valeur

musulmane. » Et d’oublier soudain sa « méthode » pour conclure : « Il revient aussi aux historiens d’étudier ce

rejet récurrent de l’Autre chez les Arabes. »

C’est un peu la paille et la poutre : Benny Morris, qui a allègrement dérapé dans l’idéologie, fait à son

tour grief de ce travers à Ilan Pappé : « Depuis l’Intifada, il s’est radicalisé et joue avec le feu sur le terrain

politique. Bien sûr, nous avons tous été ébranlés, mais on ne peut pas cracher impunément sur l’Université qui

nous nourrit, appeler au boycott de notre pays et prôner le droit au retour des Palestiniens, c’est-à-dire la

disparition d’Israël. D’ailleurs, plus personne ne lui parle. » Sur ce point, David Tal rejoint Morris : « Ilan

Pappé a fait une grave erreur, il ne faut pas confondre les genres, l’histoire et la politique. Il ne revient pas aux

chercheurs de définir la conduite de l’État. N’est pas Malraux qui veut. Mieux vaut rester sur sa réserve pour

mettre la recherche scientifique à l’abri des conflits d’intérêts.» Poussant plus loin la critique, Tal reproche à

l’historien une conception biaisée de l’histoire, qui transforme les résultats de ses travaux en arguments d’une

propagande pro-palestinienne : « Pappé effectue un travail à rebours, inadmissible pour un historien. Ainsi, il se

sert du présent pour justifier le passé, et parvenir à ses fins politiques : montrer qu’Israël est né dans le sang et

le péché et souhaiter sa disparition. ». Dans ses travaux, toujours selon Tal, « il met tout en œuvre pour que l’on

aboutisse à la reconnaissance politique de l’expulsion des Palestiniens en 1948 et donc à l’instauration d’un

État binational. »

Haro sur Pappé ? Avi Shlaïm, lui, défend son dernier livre, The Ethnic Cleansing of Palestine, avec

visiblement plus d’enthousiasme que les précédents : « C’est un très bon livre, au titre fort, que les Israéliens

n’aiment pas, bien sûr. Pourtant même Avraham Sela, professeur de relations internationales à l’Université de

Jérusalem qui ne se considère pas comme un “nouvel historien”, m’a dit que le titre ne lui posait aucun

problème. Pourquoi ? Parce que c’est exactement ce qui s’est passé en 1948. » Shlaïm voit dans cette analyse

l’essentiel de ce qui sépare Morris de Pappé : « Pour le premier, l’expulsion des Palestiniens représente un

dommage collatéral de la guerre. Pour le second, il s’agit d’une épuration volontaire inhérente à l’idéologie

sioniste. Ici, c’est vrai, l’engagement politique de Pappé rejoint – ou précède – ses recherches historiques. Mais

on ne peut plus, c’est vrai, présenter comme un “accident” l’éviction de 700 000 Palestiniens chassés de leurs

foyers et de leur terres. »

L’engagement de l’historien de Haïfa fera à nouveau scandale lors de l’affaire Katz. En défendant le

kibboutznik-étudiant qui a reconstitué, témoignages à l’appui, le massacre de Tantoura (voir chapitre X), Ilan

Pappé ne passe-t-il pas insensiblement d’un crime commis par la brigade Alexandroni dans un lointain passé au

souvenir très présent de cette unité prestigieuse des Forces de défense d’Israël (FDI) ? La confirmation par cette

tragédie du caractère systématique, planifié et sanglant de l’expulsion d’il y a quarante ans ne sert-elle pas à

établir la légitimité du futur État palestinien ? « Ce n’est pas à lui de tirer de telles conclusions, sauf à vouloir

manipuler l’histoire », assure David Tal. Mais, dans un pays revendiquant plus de trois mille ans d’histoire,

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comment pourrait-on séparer celle-ci de la politique ? « Il n’est pas inenvisageable de mêler les deux, mais avec

habileté, répond le sociologue Shlomo Swirsky. Regardez Gadi Algazi ou Ilan Pappé. » Qu’en dit ce dernier ?

« Pour parvenir à la paix, nous répond-il, il faut - entre autres - tirer les conclusions morales des travaux des

“nouveaux historiens”. Avec The Ethnic Cleansing of Palestine, je veux y contribuer. Démontrer qu’Israël a

commis, en 1948, un crime contre les Palestiniens doit permettre de dépasser ce passé. La révélation des crimes

de l’apartheid, en Afrique du Sud, n’a-t-elle pas débouché sur la Commission vérité et réconciliation, dont on

sait l’apport à la démocratisation de cette société ? À quoi la “nouvelle histoire”servirait-elle si elle ne frayait

pas la voie de la paix ? »

Avi Shlaïm occupe une position à part dans ce débat. Vivant au Royaume-Uni, il se déplace

régulièrement en Israël pour participer à des colloques : il a donc suffisamment de distance pour ne plus

s’« emballer ». Son objectif en tant qu’historien ? « Écrire, encore écrire, mais surtout transmettre à mes

étudiants. » Pour lui, l’évolution professionnelle d’un professeur d’université se mesure à la fois à ses

publications et aux relations qu’il entretient avec ses collègues comme avec ses étudiants, premier public de ses

recherches. On est loin de cette confidence de Benny Morris sur une des conséquences de sa fameuse interview à

Haaretz : « Peu importe, crâne-t-il, que les étudiants arabes aient déserté mes cours et que certains aient même

appelé à m’écarter de l’université. J’ai continué à enseigner, qu’ils soient là ou pas. Et ils ont fini par revenir.

L’incident était clos. » David Tal aussi revendique une conception particulière de la fonction de l’historien. Si,

de l’apport des « nouveaux historiens », on ne devait retenir qu’une chose, ce serait, suggère-t-il, « leur rôle de

relais – scientifique et non politique - dans la connaissance des Palestiniens, au même titre d’ailleurs que des

journalistes comme Amira Hass ou Gideon Levy ».

Shlaïm ne se considère pas non plus comme «  un historien politique. Je n’y ai même jamais pensé. Mon

rôle est ce pour quoi je suis payé : académique. Mon ambition se limite à écrire une bonne histoire, une histoire

véridique que les gens vont lire. » Le chercheur israélo-britannique met en garde contre toute confusion des

genres : « À la différence de Morris et de Pappé, je suis un intellectuel engagé, mais sans agenda politique. » Et

d’invoquer Julien Benda, la vision de l’intellectuel qu’il développe dans La Trahison des clercs : attaché à des

principes, mais pas à un courant politique. L’historien américano-palestinien Edward Saïd en offrait, complète-t-

il, « la meilleure illustration ». Dans cet esprit, Shlaïm espère « évidemment » qu’en écrivant « l’histoire la plus

proche possible de la vérité », il fera « mûrir et donc changer les mentalités ». Du coup, il n’hésite pas à

participer à des initiatives contestées, comme, récemment, ce colloque sur le thème « Le sionisme est-il le

véritable ennemi d’Israël ? », où il a débattu avec Amira Hass et Jacqueline Rose, une disciple d’Edward Saïd.

« Voilà un engagement “politique” à ma façon », conclut-il en souriant.

Pacifisme et post-sionisme

« Les mouvements pacifistes ne sont rien en Israël. De toute façon, je ne les respecte pas, car ils ne

connaissent rien à la réalité politique. Il n’y a pas plus de pacifistes ici qu’il n’y en avait au Royaume-Uni

pendant la Seconde Guerre mondiale – ceux-là mêmes qui appelaient à arrêter de se battre. En face, on avait

quand même Hitler ! Pourquoi cesser le combat ? Je ne compare pas les Arabes à Hitler, mais une même

volonté destructrice les anime. » Benny Morris a le sens de la provocation comme d’autres celui de l’humour. La

Paix maintenant (Shalom Arshav) a quand même contribué à la marche vers les accords d’Oslo ? Réponse : « Ce

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n’était pas un mouvement pacifiste. Il a été créé par d’anciens soldats. Et, de toute façon, désormais, il est

comme mort. » Plus nuancé, David Tal admet que les pacifistes ont pu peser à certains moments, mais il « ne

pense pas que leur action influe sur la classe politique ». Elle est « illusoire, non du fait de sa propre faiblesse,

mais en raison de l’inertie des politiciens ». Paradoxalement, Michel Warschawski, figure majeure de l’extrême

gauche israélienne, doute lui aussi que « les mouvements pacifistes traditionnels aient encore une influence dans

la société civile ». Longtemps, explique-t-il, la « petite roue » des organisations radicales entraînait la « grande

roue » des organisations modérées. « Désormais, cette grande roue n’existe plus, si bien qu’une partie du “camp

de la paix” animé autrefois par La Paix maintenant se rallie aux initiatives des radicaux : un succès pour ces

derniers, mais un échec pour la gauche sioniste. » Au-delà, note-t-il, « ce sont les vieux qui désertent, mais les

jeunes prennent le relais. Pour le quarantième anniversaire de l’occupation de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie

et de la bande de Gaza, le 6 juin 2007, nous avons rassemblé des milliers de manifestants à Tel-Aviv.

L’association Shalom Arshav a si bien senti le vent que, pour la première fois, elle a demandé à se joindre à

nous. » Un sourire, et « Mikado » – son surnom du temps où il dirigeait le groupe trotskiste Matzpen – poursuit :

« C’est un peu comme une femme que l’on a aimé toute sa vie, et qui, une fois vieille, sourde, et boiteuse, revient

vous voir pour vous dire que, maintenant, elle est prête à se marier »…

Si la femme en question accuse le poids des ans, elle n’en fut pas moins, autrefois, jeune et belle. Née

dans les années 1970 pour exiger la paix avec l’Égypte, relancée par la guerre du Liban et organisatrice de

l’historique « manifestation des 400 000 » (l’équivalent de quatre millions de manifestants à Paris !) après les

massacres de Sabra et de Chatila, Shalom Arshav a vraiment compté dans les années 1980. Or, à la même

période, les nouveaux historiens ont essaimé. Hasard ? « Je ne pense pas qu’il y’ait un lien direct entre les

“nouveaux historiens” et les mouvements pacifistes. Si je prends le cas des refuzniks, ces soldats (et officiers)

qui refusent de servir dans les Territoires occupés, je n’ai jamais entendu personne dire qu’ils auraient choisir

l’objection de conscience après avoir lu un livre de Benny Morris, d’Ilan Pappé ou de moi », lance Avi Shlaïm.

Ajoutons que les accords d’Oslo ont littéralement endormi les pacifistes – et, plus largement, les intellectuels de

gauche : l’accord de paix signé les a démobilisés, alors qu’il aurait justement fallu se mobiliser contre son

sabotage systématique. De ce long et lourd sommeil, ils n’ont été réveillés que par l’échec de Camp David et

l’éclatement de la seconde Intifada, qui ont fait basculer la plupart d’entre eux dans le camp d’Ehoud Barak,

voire d’Ariel Sharon : plus de partenaire, plus de négociations, plus de perspectives de paix. À sa manière,

caricaturale, Benny Morris incarne bien ce retournement.

Assommé par l’escalade ininterrompue, ou presque, depuis l’an 2000, le « camp de la paix » a changé de

visage. Oubliés, les dizaines et les dizaines de milliers de manifestants rassemblés, de loin en loin, sur la place

des rois, devenue place Rabin, sous la houlette de La Paix maintenant. « L’heure est aux petites actions

multiformes, organisées par une vingtaine d’associations de natures différentes, analyse Michel Warschawski.

S’y retrouvent plus de jeunes, plus d’étudiants, plus d’Arabes aussi. » Et des « nouveaux historiens » ? « Non,

répond Mikado, j’ai aperçu une seule fois Ilan Pappé, alors en campagne électorale, mais jamais les autres. À

chacun son métier. Eux baignent dans l’Université, nous croyons plutôt à l’action. » Avec quelle influence

réelle ? « Difficile de la mesurer. Les mouvements pacifistes n’ont pas d’adhérents formels. Seules les

manifestations nous permettent de nous compter. Quand 10 000 personnes défilent, c’est bon signe. » La Gay

Pride regroupe 100 000 personnes à Tel-Aviv, et les haredim (religieux ultra-orthodoxes) en mobilisent 5 000

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autres à Jérusalem… contre la fête homosexuelle… « C’est vrai que nous avons du mal à élargir notre audience.

Les intellectuels, en particulier, rechignent à marcher avec nous. Nous arrivons à en “accrocher” certains, mais

sur tel ou tel objectif particulier. La plupart d’entre eux ne veulent plus s’associer à des mouvements radicaux.

Or il n’existe plus de mouvement modéré actif. Du coup, ils ne font plus grand-chose », constate Warschawski.

Pour qui ce désengagement s’inscrit dans une évolution générale de la société israélienne : plus

individuelle, plus libérale, plus atlantiste, conformément au portrait qu’en tire Tom Segev dans son livre au titre

symbolique, Elvis in Jérusalem19. C’est aussi pourquoi, estime le fondateur de l’AIC, « il n’y a plus d’unité, mais

des initiatives disparates. Si bien que l’on ne peut fonctionner qu’en coalition. Si Gush Shalom (le Bloc de la

paix) seul lance un appel, il réunit trois cents personnes ». Et pourtant, les connaisseurs du Proche-Orient le

savent, il s’agit d’un mouvement connu en Israël… et en Europe. « Gush Shalom, poursuit Warschawski, c’est

un leader historique, Uri Avnery, et sa femme, plus son fidèle, Adam Keller, et sa femme. À eux quatre, ils

dirigent un mouvement qui fut sans doute le plus important. » À la signature des accords d’Oslo, en effet, Gush

Shalom a poursuivi le combat, quand Shalom Arshav baissait les bras après ce qu’il croyait être « sa » victoire.

« Si les pacifistes les plus conscients sont restés vigilants, c’est qu’ils savaient la classe politique prête à renier

les engagements pris le 13 septembre 1993 à Washington. » De fait, la colonisation s’est poursuivie, entraînant

le processus de paix dans l’impasse, tandis que l’armée israélienne continuait à boucler les rares zones dont elle

s’était retirée. Itzhak Rabin assassiné, les Premiers ministres israéliens successifs allaient geler Oslo, avant de

l’enterrer. « Gush Shalom, fondé la même année, a mis en garde, lucidement, la société israélienne. Shalom

Arshav, en revanche, ne s’en est jamais remis », conclut Warschawski.

Aussi violent qu’il ait été, le retour du balancier ne saurait faire oublier… l’aller. Israël a connu - du

retrait du gros du Liban en 1985 jusqu’à l’échec du sommet de Camp David en 2000 - une longue période de

normalisation simultanée de sa société et de ses rapports avec ses voisins. Ces « quinze Glorieuses » ont fourni

un terreau fertile aux « nouveaux historiens » comme aux mouvements pacifistes. Après l’ouverture des

archives, ce contexte a favorisé la rupture du consensus autour du « sionisme des origines », jusque-là résistant à

toute épreuve. Warschawski le mesure bien : « La normalisation interne et externe de l’État d’Israël ont

provoqué un bouleversement socio-politique sans lequel les “nouveaux historiens”, seuls, n’auraient rien pu

faire. Ni d’ailleurs les mouvements pacifistes confrontés à l’invasion du Liban de 1982, suivie d’une guerre

longue et coûteuse. Alors, et alors seulement le fléchissement de la “pensée unique“s’avère possible. » Quand la

peur de la disparition d’Israël commence à s’effacer, la critique devient plus audible – et inversement d’ailleurs

après 2000. « La première vague des “nouveaux historiens” doit beaucoup au travail du camp de la paix dans

les années 1980 ajoute l’historien de Haïfa. C’était comme une sonnette d’alarme attirant l’attention sur

l’injustice commise à l’égard des Palestiniens depuis l’occupation. Au-delà, ce signal nous a poussés à remonter

aux origines du problème et donc à 1948. » Pour une fois, Tuvia Friling partage l’opinion d’Ilan Pappé, mais

attribue ce « climat » nouveau à la « mode pacifiste importée d’Amérique et d’Europe, de France

principalement ». Selon l’historien « orthodoxe », si ces mouvances se sont affirmées dans les années 1980, elles

existaient en Israël « dès après la guerre de 1967, en réaction à l’occupation des territoires palestiniens et à

l’euphorie quasi générale qui s’ensuivit ». Friling remonte même plus loin : « Ils eurent des précurseurs avant

19 . Metropolitan Books, New York, 2001.

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même la fondation de l’État. Je pense à Brit Shalom20, qui n’avait cependant pas l’influence des mouvements des

années 1980. »

Avec le début des années 1990, le rythme de publication des ouvrages de critique historique s’accélère  :

« Les réactions, parmi les militants pacifistes, ont été contrastées, raconte Michel Warschawski. Les uns

applaudissaient, heureux de trouver dans ces recherches scientifiques un aliment pour leur combat ; les autres,

les plus sectaires, trouvaient que les “nouveaux historiens” n’allaient pas assez loin. Personnellement, c’est

Tom Segev, avec ses Premiers Israéliens, qui m’a le plus interpellé – autrement dit un journaliste plus que les

universitaires ». Ce dont « Mikado » se souvient bien, c’est d’avoir « découvert ce nouveau courant grâce aux

médias, et notamment à Haaretz. Les militants lisent les journaux plus que les livres. Une interview de Morris ou

de Pappé compte, pour eux, autant qu’un bouquin. Plus généralement, la politisation des jeunes activistes dans

les années 1980 est passée par les médias plutôt que par les travaux des professeurs d’université  », conclut

Warschawski. Ram Rahat, du mouvement Yech Gvul (Il y a une limite), valorise aussi le rôle des médias  :

« Certains ont été influencés par des courants académiques du type des “nouveaux historiens”, mais je

soupçonne des écrivains comme David Grossmann et des journalistes comme Amira Hass et Gidéon Levy

d’avoir contribué de manière plus décisive à la connaissance et au soutien de la cause palestinienne. »

Hors les murs des universités

Au-delà des médias, la toile de fond de la découverte de l’Autre, c’est la « banalisation » d’Israël et de la

conscience qu’en ont ses habitants. Progressivement, tous les secteurs de la société, ou presque, seront touchés.

Les « nouveaux historiens » s’inscrivent dans un courant beaucoup plus vaste, auquel contribuent cinéma,

théâtre, littérature, etc.. Avant Oslo, c’est l’Intifada qui pousse de nombreux Israéliens à regarder en face la

réalité nationale palestinienne ; après Oslo, ils s’interrogent sur cette autre société avec laquelle ils viennent de

signer un accord historique. Résumé d’Avi Shlaïm : « 1988 et la suite ont marqué le début de percée de la

“nouvelle histoire” parmi les Israéliens. Nous avons d’abord subi une critique instinctive de la part de

l’establishment, mais la décennie qui a suivi nous a vus toucher de plus en plus de monde dans le domaine

intellectuel. » Et l’historien israélo-britannique enchaîne : « Surtout à partir du moment où Benny Morris a

révélé l’expulsion des Palestiniens. Certains en avaient déjà parlé, mais personne ne l’avait prouvé. Au

contraire : la grande majorité des hommes politiques, des journalistes, des professeurs répétaient la version

selon laquelle les Palestiniens auraient fui volontairement à l’appel des dirigeants arabes. Avec The Birth, tout

bascula. Et c’est alors que les articles se multiplièrent dans la presse comme les essais dans les revues, bientôt

relayés par des films et des émissions de télévision critiques. Nous avons même commencé à réécrire –

partiellement – les manuels israéliens, qui s’ouvrirent un peu aux deux narratifs. Bref, petit à petit, nous avons

pu jouer un certain rôle. »

Le changement est lent, mais indéniable. Profitant de l’intérêt pour la question palestinienne relancé par la

première Intifada, Benny Morris avait publié, dans les années 1980, des articles dans des revues à vrai dire plutôt

confidentielles. Désormais, malgré le contrecoup de la seconde Intifada et notamment des attentats-kamikazes,

Morris (qui a, il est vrai, changé de cap), mais aussi Shlaïm, Pappé et autres Segev bénéficient d’un accès assez

20 . Fondée en 1926, l’association politique Brit Shalom prônait le rapprochement judéo-arabe, en vue d’une vie en commun sur la terre de Palestine.

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libre aux médias, nationaux – en premier lieu Haaretz – comme internationaux – notamment The Guardian.

Visiblement irritée, Anita Shapira estime que « l’influence des “nouveaux historiens” dans la presse s’exerce à

deux niveaux. D’abord, avec leurs propres chroniques dans les journaux. Ensuite à travers un certain nombre de

de journalistes qui deviennent de véritables spécialistes de la société palestinienne et des rapports qu’Israéliens

et Palestiniens entretiennent sur le terrain ». Ainsi Gideon Lévy, Akiva Eldar, Aviv Lavie, Danny Rabinovitch,

mais surtout Amira Hass. Seule correspondant(e) permanent(e) israélienen(e) dans les Territoires occupés, elle a

vécu dans la bande de Gaza de 1993 à 1997, puis à partir de 1997 en Cisjordanie où elle réside toujours. « On dit

de moi, explique-t-elle dans Boire la mer à Gaza21, que je suis correspondante pour les affaires palestiniennes

[…], mais il serait plus juste de dire que je suis une spécialiste de l’occupation. »

Un phénomène mémorable se produisit en 1998, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’État

d’Israël : la télévision elle-même sembla touchée – ou plutôt effleurée – par la vague. Une longue série, Tekuma

(Renaissance), raconta l’histoire du pays. Et les épisodes consacrés à la première guerre israélo-arabe firent

allusion aux thèses de Benny Morris, illustrées par des images qui, miraculeusement réapparues, montraient

quelques scènes d’expulsion. Ces quelques minutes de vérité ne passèrent pas inaperçues. Pour les « nouveaux

historiens », ce fut comme une première apothéose.

La seconde aura lieu dans l’enseignement. Longtemps garant du récit méta-sioniste, le ministère de

l’Éducation freinera des quatre fers l’introduction des thèses critiques. Une première brèche s’ouvre lorsqu’un

leader du Mapam, Yossi Sarid, obtient ce portefeuille au sein du gouvernement d’Ehoud Barak. Professeur à

l’Université de Jérusalem, Michel Abitbol assure alors la direction des programmes d’histoire. Il témoigne : « On

ne pouvait plus écrire sans parler de Morris. La révolution intellectuelle qui s’ensuivit, grâce à la loi sur les

archives, eut un impact immédiat sur les programmes. Le chapitre palestinien fut entièrement revu.  » De fait, le

manuel d’Eyal Naveh, qu’Abitbol considère comme le meilleur, « reconnaît que les Palestiniens ont été

expulsés, et souligne expressément le refus du Yichouv de leur permettre un quelconque retour  ». Sans doute

Michel Abitbol idéalise-t-il un peu les modifications introduites, car l’auteur lui-même en relativise la portée  :

« En fait, la nouvelle approche a consisté pour moi à introduire quelques opinions différentes, y compris celle

des nouveaux historiens. Mais mon livre reste quand même dans la tradition », souligne Naveh. Un autre manuel

n’a guère dérogé à cette tradition : celui d’Elie Barnavi, qui, contrairement au précédent, reste en circulation

dans les lycées israéliens. Car la première décision du gouvernement d’Ariel Sharon, en 2001, fut de retirer

purement et simplement le manuel d’Eyal Naveh. « Dans un État normal, une chose pareille ne se serait jamais

produite », commenta Limor Livnat, la nouvelle ministre de l’Information – elle parlait de l’introduction de ce

livre scolaire légèrement pluraliste, pas de sa censure… Résultat, commenté par Gadi Algazi : « Je suis effaré

par la manière dont mon fils Metar apprend l’histoire de son pays, et particulièrement par le contenu de son

manuel rédigé par Barnavi. Rien n’a changé, c’est la langue de bois sioniste. »

Contrepoids symbolique à cet enseignement aussi dogmatique que mensonger, digne de l’Union

soviétique de la pire école, voici la belle initiative de l’association Prime22 : elle a organisé la rédaction par des

professeurs israéliens et palestiniens d’un manuel à deux voix, intitulé Histoire de l’Autre23. Utilisé par une

21 . Boire la mer à Gaza, Chronique 1993-1996, La Fabrique, Paris, 2001. Puis Correspondante à Ramallah, La Fabrique, Paris, 2004.

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dizaine de collèges et près d’un millier d’élèves, ce livre prend en compte certains des éléments novateurs

apportés par les « nouveaux historiens », et notamment plus de nuances sur la question des réfugiés, la force

réelle d’Israël lors de la guerre d’indépendance, les raisons de l’échec des efforts de paix en 1949, les relations

entre l’État juif et ses voisins, la place des Orientaux si souvent négligée dans les autres ouvrages scolaires…

Cette expérience rappelle le propos d’Edward Saïd, relevé par Avi Shlaïm lors de notre rencontre, qui soulignait

l’influence irréversible de la « nouvelle histoire » sur le plan pédagogique, pour les élèves comme le grand

public : « Ce qui a changé, selon le penseur américano-palestinien, c’est la manière dont les Israéliens voient

désormais les Palestiniens. Avant, ils pouvaient faire croire qu’ils ne savaient pas. Maintenant, les historiens

palestiniens s’y mettent aussi, avec davantage de légitimité qu’auparavant. »

On l’oublie toujours, mais ce sont sans doute les arts qui ont le plus concouru à informer l’opinion sur la

Nakba, cette « catastrophe » que représenta 1948 pour les Palestiniens. Et d’abord la littérature, comme y insiste

Shlomo Sand, évoquant à la fois le renouveau de l’écriture après la création d’Israël et sa contribution à la

rupture du consensus : « De nouveaux écrivains apparurent […] qui n’avaient pas vécu l’expérience du miracle

de la renaissance du “Royaume d’Israël”24. » Pour eux, l’existence de l’État était chose acquise. Des poètes et

des romanciers comme Nathan Zach, Amos Oz, David Grossman ou A. B. Yehoshua se lancèrent dans

l’exploration de domaines littéraires où l’individu n’était plus sacrifié sur l’autel du social, ni le social sur celui

de l’État. Le désenchantement des années 1980, ils s’en emparèrent pour mettre en cause, chacun à sa manière,

le refus israélien de l’égalité, parmi ses propres citoyens comme entre eux et les habitants arabes des Territoires

occupés. Certains de ces auteurs se rétracteront toutefois après l’échec des accords de Camp David, convaincus

qu’Israël n’avait « plus de partenaire pour la paix » (Barak), voire qu’Arafat était « le Ben Laden d’Israël »

(Sharon).

« Je n’ai rien en commun avec Amos Oz, nous confiera Avi Shlaïm. Il représente finalement

l’establishment travailliste. Son obsession, c’est la sécurité, seul prisme à travers lequel il appréhende le conflit.

Yehoshua et Grossman sont différents, mais eux aussi appartiennent au consensus sioniste. Aucun d’entre eux ne

se réclame du post-sionisme. » Politiquement, en effet, tout oppose l’historien israélo-britannique et l’écrivain

emblématique de Shalom Arshav. « Oz, c’est vrai, a toujours prôné la création d’un État palestinien, enchaîne

Shlaïm, mais il l’a fait parce que les Arabes ne l’intéressent pas, et que, selon lui, les Israéliens n’ont rien à

faire avec eux. C’est comme un mariage brinquebalant : on reste ensemble, mais on procède à la séparation des

biens dès que ça se gâte. Alors chacun vit de son côté… du mur, qu’Oz et ses amis ont bien sûr soutenu.  » Le

diagnostic de Tuvia Friling ne diffère guère : « Bien sûr que le post-sionisme a influencé les arts, puisque ceux-ci

constituent un domaine réservé pour la gauche. Je ne parlerai donc pas de tremblement de terre. D’ailleurs, les

grands écrivains et poètes, tout comme les dramaturges, même lorsqu’ils se montrent très critiques, restent

fidèles au sionisme. Malgré toutes les révélations des “nouveaux historiens”, ils restent convaincus que la

révolution sioniste était au bout du compte, en dépit des difficultés et des sacrifices, une belle révolution. »

22 . Peace Research Institute on the Middle-East.23 . Ce livre a été publié en français par Liana Levi, Paris, 2005.24 Les Mots et la terre, op. cit.

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Autre vecteur majeur de la « nouvelle histoire », le cinéma militant a – entre autres – donné sa place au

narratif palestinien. « À la fin des années 1970, analyse Janine Halbreich-Euvrard dans une riche enquête25, le

cinéma d’auteur prend une tournure politique très manifeste : il abandonne l’univers existentiel pour aborder

des questions d’ordre politique en réalisant des films dont les sujets tournent autour de la guerre du Liban, à

partir de 1982 [puis d’autres qui] aborderont ensuite d’une manière directe les problèmes du conflit israélo-

palestinien et les questions concernant l’Intifada. » Renvoyons le lecteur à ce livre pour l’analyse des œuvres, et

contentons-nous ici de citer quelques uns de ces réalisateurs : Assi Dayan, Yithzak Yeshurum, Ram Loevy, Jude

Ne’eman, sans oublier Eyal Sivan, etc. Autant de talents qu’éclipse, hélas, en Occident la notoriété d’Amos

Gitaï, un grand cinéaste critique, qui n’est pas, loin de là, le plus engagé de sa génération. Il n’empêche : La

Maison (et ses trois versions), Yom Yom, Kadosh, Kippour, Kedma ou Free Zone illustrent avec force

l’importance, pour l’Israélien contemporain, de l’enracinement dans l’histoire. Dans son magistral XXe siècle à

l’écran26, Shlomo Sand démontre combien le cinéma, de toutes les formes artistiques, est la mieux à même de

transmettre le passé. Le septième art fournit, écrit-il, « un témoignage inestimable sur les actions politiques

d’une période donnée, ainsi qu’un outil de recherche sur le passé au cœur du présent  ». Et, contrairement à

l’idée reçue de bien de cinéphiles, cette caractéristique vaut pour tous les films : « Qu’ils comptent parmi les

chefs d’œuvre ou les navets, les reconstitutions historiques ou les films militants, les œuvres de fiction ou les

documentaires, qu’ils fassent ou non appel à l’imaginaire : tous constituent pourtant un matériau, un corpus de

connaissances, une indication sur la représentation des grands évènements du monde », estime Sand.

Avi Shlaïm privilégie, lui, les films directement politiques : « Tout comme la littérature s’est inspirée des

“nouveaux historiens”, le cinéma s’est imprégné de leurs travaux. » Et de citer « le cas d’Asher Tlalim. Metteur

en scène anglais, il vit à Londres et a réalisé Don’t touch my Shoah. La pièce montrait la différence de

perception et de traitement de l’holocauste chez les Ashkénazes et chez les Séfarades. Mais il faudrait aussi

évoquer Eyal Sivan et Michel Kleifi, dont le film Route 181 inaugure un cinéma nouveau, expression d’une

perception historique originale. » Les années 1980 ont vu se multiplier les films engagés, observe également

Ilan Pappé, qui décèle « une forte influence de la “nouvelle histoire” sur les réalisateurs, plus que sur les

universitaires ». Mais cela concerne, précise-t-il, « les documentaires, pas les films de fiction et a fortiori le

théâtre ». Gadi Algazi évoque, lui, sur un documentaire qui l’a « marqué: The Inner Tour, que Raanan

Alexandrowicz a réalisé en 2001, deux ans avant Le Voyage de James à Jérusalem. Ce voyage d’un groupe de

Palestiniens faisant, à bord d’un bus, le tour d’Israël sur les traces de leur village, accompagné d’un guide

israélien, était d’un genre tout à fait nouveau. Je pense qu’ainsi l’image peut être souvent plus forte qu’un

simple récit.». Le réalisateur appartient désormais au mouvement pacifiste Taayush, qui rassemble Juifs et

Arabes pour des actions de solidarité sur le terrain, en Israël et dans les Territoires occupés…

« Le seul problème de l’art israélien est le problème palestinien » : cette déclaration de l’artiste-peintre et

enseignant Moshé Gershuni, en 1977, peut sembler excessive. On aurait pourtant tort de sous-estimer la part

prise par des artistes, sculpteurs, plasticiens, peintres en tous genres à la déconstruction des mythes fondateurs du

sionisme. À preuve les œuvres d’Arnon Ben David, Tsibi Geva, Pinchas Cohen-Gan, Gideon Efrat ou Mickaël

Kratzman, dont nous ne pouvons, dans les limites de cette postface, décrire en détail le travail 27. « Rares sont les

25 . Israéliens, Palestiniens, que peut le cinéma ? Carnets de route, Éditions Michalon, Paris, 2005.26 . Seuil, Paris, 2004.

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pays où l’impact de l’histoire est à tel point inséparable de l’évolution artistique », confirme en tout cas Itzhak

Goldberg, critique d’art et professeur à l’Université Paris X-Nanterre. Cette situation est inscrite dans le rêve du

retour à Sion. » C’est dire les enjeux particuliers de la création en Israël, porteurs d’espoir, mais aussi de

déception, voire de désespoir : « La position critique, parfois militante, de l‘art israélien dépasse le simple

dialogue avec la réalité, et plus profondément s’interroge sur les composants constitutifs de la nation, sur

l’imbrication de la question palestinienne et de la question juive28. »

Arrêtons-là cette exploration, nécessairement schématique, faute de place, des différents secteurs de la

société israélienne dans lesquels on peut, sinon mesurer, en tout cas percevoir l’influence de la « nouvelle

histoire ». Ce qui frappe, à ce stade, c’est le lent cheminement des idées à travers les canaux les plus divers, mais

aussi et surtout l’impact décisif des crises politiques successives : celles-ci ont servi tour à tour de catalyseur et

d’accélérateur, au temps où la paix semblait à portée de main, puis poussé à la démobilisation lorsque le rêve se

brisa. Après 1988 et tout au long de la première Intifada, le contexte a favorisé la diffusion du « post-sionisme ».

Après 2000 et avec la seconde, il a incité à son rejet, incitant au le reniement nombre de ses partisans d’hier. Les

années écoulées l’indiquent néanmoins clairement : le reflux n’a pas effacé les traces de « nouvelle histoire »,

dont la marque reste profondément imprimée dans les consciences, et d’abord au sein de l’intelligentsia.

Michel Warschawski aime à le rappeler : Israël est « un petit pays, où tous les intellectuels se

connaissent ». Dans les colloques, « ce sont d’ailleurs toujours les mêmes qu’on invite ». Cette « promiscuité »

représente un facteur non négligeable, favorable à la « contagion du post-sionisme dans tout l’espace public ».

Mais il y a plus : « La génération de 1948 passe petit à petit la main, non seulement au sein des mouvements

pacifistes, mais dans toutes les sphères de la société. Et, insiste « Mikado », la nouvelle génération éprouve

moins que la précédente le besoin de se figer dans le déni de la réalité, passée comme présente. » À l’aube de la

« nouvelle histoire », Simha Flapan l’avait déjà senti : mon livre, écrivait-il dans son introduction, a l’avantage

de « déconstrui(re) les structures de la propagande qui ont si longtemps obstrué la progression des forces de

paix dans mon pays »…

D’une Intifada à l’autre

Les années 1980 ont vu éclore ce que l’on appelle aujourd’hui le « post-sionisme ». Si la première

Intifada a débouché sur l’ouverture d’un processus de paix, mettant fin – provisoirement – à un cycle de violence

entre Palestiniens et Israéliens, la seconde a au contraire enterré le camp de la paix de part et d’autre. Du coup,

les thèses des nouveaux historiens butent sur un argument de taille : « Il n’y a plus de partenaire pour la paix »,

répètent les dirigeants israéliens, de gauche comme de droite, et, avec eux, un grand nombre d’intellectuels

jusque-là plutôt pacifistes. Ce retournement renforce de surcroît l’ancien narratif sioniste, qui niait l’existence

même des Palestiniens au profit d’une continuité de l’histoire juive – de la Bible à nos jours. Cette construction

passe par le matraquage lexical, dans l’espace public, des termes nationalistes – comme l’expression « guerre

d’indépendance » pour qualifier le premier conflit israélo-arabe – ou religieux – comme les termes « Judée-

Samarie » pour désigner la Cisjordanie, sans oublier la présentation des Arabes israéliens par Benny Morris

comme une « cinquième colonne » qu’il aurait préféré voir expulsée complètement en 1948...

27 . Cf. Sébastien Boussois, Israël confronté à son passé. Essai sur l’influence de la « nouvelle histoire », L’Harmattan, 2007.28 . « La vision corrosive des artistes israéliens », Le Monde diplomatique, novembre 2004.

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La première Intifada, en 1988, casse le consensus autour de l’idée selon laquelle « Les Palestiniens, ça

n’existe pas » (Golda Meïr) : le soulèvement palestinien prouve l’inverse aux Israéliens. Dès lors, l’intérêt pour

ce peuple, fréquent dans une partie des milieux universitaires, se répand à travers différents secteurs de la société

civile. Dans ce terreau s’enracineront – pour un temps – les accord d’Oslo (1993), dont le principal acquis reste

la reconnaissance mutuelle des deux peuples. Israël voit sa légitimité renforcée par la reconnaissance formelle

que lui accorde son principal adversaire : Yasser Arafat. Lequel obtient d’Itzhak Rabin la reconnaissance, non du

droit des Palestiniens à un État, mais de l’OLP comme leur représentant légitime. Les Palestiniens peuvent

désormais mieux se réapproprier un passé qui leur a été dérobé et avancer vers un présent qui « leur était

interdit », pour reprendre les termes de l’historien palestinien Elias Sanbar29. Comme en écho, l’écrivain israélien

David Grossman, dans sa Chronique d’une paix différée30, affirme : « Pendant de longues années, les

Palestiniens vivaient en dehors de l’histoire, plongés dans des souvenirs mythiques du passé, ou dans

l’aspiration à un avenir héroïque. Comme un enfant qui échafaude des visions de consolation et de vengeance

du fond de son humiliation, ils voulaient échapper au passé déprimant et humiliant.  ». La reconnaissance de la

Nakba les aide à surmonter le traumatisme pour croire à nouveau en l’avenir. D’où le rôle des «  nouveaux

historiens » comme de tous les acteurs artistiques, littéraires et cinématographiques, évoqués plus haut.

D’ailleurs, ce rattrapage fait partie d’un tout : « L’histoire revisitée s’est beaucoup développée en dehors de

l’université, puis y a pénétré », reconnaît David Tal.

Si ce contournement a été nécessaire, c’est qu’en Israël, comme dans nombre de pays, un verrouillage de

l’institution y empêche toute ouverture. Shlomo Sand parle de « maccarthysme », terme qu’Anita Shapira

réfute : « Des professeurs comme Sand, il y en a partout à l’Université. Mais ils ne nous parlent pas. »

Lorsqu’on demande à Benny Morris, si les « nouveaux historiens » sont de purs produits de l’université, il

répond de manière détournée : « Il est sûr que les “nouveaux historiens” ont tous, ou presque, fait leur thèse à

l’étranger, comme moi à Cambridge, mais cela ne dit rien de notre système universitaire : on peut tout critiquer

en Israël, car nous sommes une démocratie. » Même si l’on désire s’atteler à un travail très critique à l’égard du

sionisme lui-même ? « Il est impossible de diriger une thèse lorsque l’on est post-sioniste, rétorque Shlomo

Sand. D’ailleurs, jusqu’ici, aucune thèse d’histoire post-sioniste n’a pu être soutenue en Israël. Quelque chose

ne va pas dans notre système universitaire. » Contrairement à d’autres départements, l’histoire est sous haute

surveillance. Et l’on distingue toujours l’histoire juive de l’histoire mondiale, et ce depuis près de soixante ans.

« Le post-sionisme a avancé plus facilement en sociologie ; Baruch Kimmerling a été pionnier, avec sa critique

de Shmuel Eisenstadt. »

Un autre grand sociologue n’a pas réussi la même carrière que Kimmerling : Shlomo Swirsky. « J’ai été

chassé de l’Université, nous raconte-t-il, en 1978 par la bande d’Eisenstadt qui trouvait mon travail trop

contestataire. » Exclu du circuit, notre interlocuteur s’est tourné pendant une quinzaine d’années vers l’activisme

pacifiste, avant de fonder le centre Adva, référence reconnue pour ses travaux sociologiques, notamment en

matière de discriminations : « Certains disent que notre influence est plus forte que celle des travaux

académiques. Peut-être parce que nos travaux, régulièrement réactualisés, sont fréquemment repris par les

médias. » Certains des adversaires du post-sionisme dénoncent chez Swirsky un goût de la flagellation, voire une

29 . Figures du Palestinien, Gallimard, Paris, 2004.30 . Chroniques d’une paix différée, Seuil, Paris, 2003.

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tendance – air connu en France aussi – à la « haine de soi ». Pour Elhanan Yakira, « le post-sionisme a facilité la

montée des positions antisionistes. Je suis étonné de la traduction systématique des écrits de ce genre. Alors que,

personnellement, j’ai du faire cinq éditeurs avant que Am Oved – l’un des plus grands en Israël, le même qui

publie d’ailleurs Shlomo Sand – accepte de publier mon livre, dans lequel je montre l’aspect pervers d’un

certain nombre de penseurs comme Adi Ophir, Idith Zertal, Azmi Bishara, ou encore Tom Segev ».

Sans doute l’Université était-elle impénétrable : on a en tout cas assisté, parallèlement, au développement

d’un grand nombre de centres de recherches privés. Anita Shapira dénonce certains d’entre eux, comme par

exemple l’Institut Van Leer31 de Jérusalem, qu’elle considère comme « un nid de post-sionistes ». Shlomo Sand

lui rend la monnaie de sa pièce, en s’en prenant à des universitaires comme Yoav Gelber, professeur à Haïfa et

directeur des Archives d’État, qui agit, lance-t-il, comme « un cadenas contre les post-sionistes ». Autre témoin

à charge contre l’Université : Meir Margalit, le coordinateur du Comité israélien contre les démolitions de

maisons (Icahd). Voici quelques années, il préparait sa thèse sur « La politique d’émigration juive sous du

mandat britannique » à l’Université de Jérusalem. Prévenu qu’il serait difficile pour lui d’aller au bout de ce

travail, il part pour Haïfa soutenir son doctorat… sous la direction d’Ilan Pappé. « Je savais, affirme-t-il, que je

ne pourrais pas achever ma thèse dans une université comme celle de Jérusalem, encore très conservatrice.On y

jugeait ma thématique dangereuse. Mais je n’ignore pas qu’avec un directeur de thèse comme Pappé, je ne

pourrai enseigner nulle part, si du moins je souhaitais le faire. »

Ces blocages universitaires pèsent évidemment moins que la haine attisée par l’échec du sommet de

Camp David (25 juillet 2000), l’éclatement de l’Intifada (29 septembre) et sa répression. Dans ces conditions, la

belle utopie consistant à tenter d’« enseigner une histoire commune est pour le moment tout simplement

impossible, estime Akiva Eldar, qui estime néanmoins : « Il faudra bien un jour écrire un récit à deux voix ».

Comment en est-on arrivé là ? Radicalisation des deux sociétés lorsque l’espoir de paix se dissipa, spirale sans

fin entre répression israélienne, attentats palestiniens et à nouveau représailles israéliennes, blessure de la

colonisation, du mur et des centaines de check points, etc., bien sûr. Mais une responsabilité importante revient à

tous ces intellectuels qui ont perdu la tête pendant au bas mot deux ans. De 2000 à 2003 – jusqu’à l’initiative de

Genève32 – tant de piliers du « camp de la paix » ont viré de bord, à la façon de Benny Morris. Anita Shapira :

« J’ai écrit un article, que j’ai mis du temps à pouvoir relire. C’était un texte très favorable aux Palestiniens, où

j’expliquais comment finalement la nature de l’expulsion révélée par Morris n’avait pas pénétré la mémoire

collective israélienne ». Mais elle ajoute : « Comme tous mes collègues, j’ai été déçue par les Palestiniens. Je

n’arrive toujours pas à comprendre comment on en est arrivé là. Mais je sais une seule chose : ils nous ont

lâchés. » Émanant d’une intellectuelle hostile aux post-sionistes, ce propos ne surprend pas. Hélas, bon nombre

d’intellectuels censés plus à gauche se sont alignés sur cette position. « Nous avons tous perdu patience »,

conclut Anita Shapira, qui vibre encore au souvenir de cette exaspération.

Des écrivains comme Amos Oz, A. B. Yehoshua et David Grossman sont allés jusqu’à justifier le mur

qui, en quelques mois, s’est érigé en Cisjordanie. Leurs arguments différaient peu de ceux d’intellectuels de

31 . L’Institut s’intéresse aux grandes questions de philosophie, de société, de culture et d’éducation attenant à la démocratie israélienne. 32 . L’initiative de Genève, lancée le 1er décembre 2003, a été conclue par les anciens négociateurs du sommet de Taba en janvier 2001, notamment Yossi Beilin et Yasser Abbed Rabbo. Ils en ont repris les principaux acquis, notamment le retrait d’Israël de 96  % de la Cisjordanie, le partage de la souveraineté sur Jérusalem, l’évacuation des colonies sur 98% de la Cisjordanie, et le droit au retour des réfugiés dans l’État palestinien.

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droite. Même si Benny Morris tient à préciser que, pour lui, « la page de l’ouverture ouverte dans les années

1980 n’est pas refermée. Je continue à travailler, écrire comme avant. Pour moi, rien n’a changé depuis 2000 ».

Il n’en va pas de même pour Ilan Pappé, qui, selon Sand, serait « victime d’un maccarthysme ». L’historien de

Haïfa analyse ainsi la folie qui s’est emparée du pays depuis la seconde Intifada : « Ceux qui critiquaient

fortement le sionisme depuis près de vingt ans n’ont pas su rompre vraiment avec lui. C’est pourquoi ils ont

perdu tout poids et même toute confiance en eux. » Pappé vise à la fois les « nouveaux historiens » et les

pacifistes : « Ni les uns ni les autres ne désiraient rendre public leur divorce d’avec le sionisme. Ils se sont

présentés comme post-sionistes, autrement dit des sionistes un peu plus “light”, et cette ambiguïté a tenu tant

que le processus de paix tenait lui aussi. » Michel Warschawski explique aussi la position des universitaires par

les nécessités de leur carrière académique : « Je sens chez eux, depuis 2000, un besoin profond de retour au

consensus. C’est plus un phénomène de société qu’un mécanisme intellectuel. À un moment donné, on a qu’une

envie : rentrer dans le rang. » Et de conclure amèrement : « La dissidence intellectuelle est très dure à vivre en

période d’union sacrée. » Le fait est qu’en septembre 2007, Ilan Pappé – « une star à l’étranger » selon Yakira –

a quitté Israël pour aller enseigner au Royaume-Uni et y fonder un centre de recherche pour la paix. Il nous

confiait, en juin, être « très déçu. De toute façon, il est impossible, dans notre Université, de critiquer l’État

d’Israël et le sionisme. J’espère, en m’exilant, pouvoir poursuivre plus sereinement ma carrière ».

Les travaux des « nouveaux historiens » ont-ils été, a posteriori, assimilés à une justification du droit au

retour des réfugiés de 1948 en Israël. Or, confrontés à la seconde Intifada, la plupart des intellectuels post-

sionistes se sont solidarisés avec le rejet de ce droit par les dirigeants israéliens et par l’immense majorité de

leurs concitoyens. Comme eux, ils ont accusé Arafat d’avoir sacrifié la paix sur l’autel du retour. Là se trouve

sans doute la clé du débat qui agite encore sionistes et post-sionistes : « Politiquement proches de leur classe

politique, les intellectuels israéliens n’osent plus s’aventurer sur le terrain idéologique ou moral. » Le pire, pour

un journaliste comme Akiva Eldar, c’est de voir des gens de droite, eux-mêmes sionistes pur sucre, « doubler »

les gens de gauche et mener campagne pour la reprise du dialogue avec les Palestiniens : « Si on m’avait dit, il y

a dix ans, que Tsipi Livni, dont le père était militant du groupe Stern, écrirait une tribune pour appeler Israël et

les pays arabes à faire front commun contre les islamistes et que d’autres membres du Likoud feraient un pas en

ce sens, face au naufrage de la gauche intellectuelle, je ne l’aurais jamais cru »…

Sionisme et post-sionisme, ou l’impossible équation

« Si l’on croit qu’il faut “rendre” à un peuple une terre parce qu’il assure l’avoir détenue il y a 3 000

ans, le monde va devenir un asile de fous […] Eretz Israël est né dans le Talmud. Le sionisme en a eu besoin

comme d’un élément justificateur » (Shlomo Sand). « Jamais personne n’avait osé dire ce qu’a dit Benny

Morris » (Avi Shlaïm). « Je pense que les nouveaux historiens ont eu une influence limitée » (Ilan Pappé). « Je

regarde souvent ma classe avec une grande tristesse : bien que d’allures physiques très différentes, ils se croient

tous descendants d’Abraham. À Tel-Aviv il y a même des chercheurs qui cherchent l’ADN juif  » (Shlomo Sand).

« Beaucoup d’historiens ont, les uns opté pour la “nouvelle histoire”, les autres choisi l’extrême droite alors

qu’ils se côtoyaient dans les mêmes bataillons, les mêmes guerres » (Michel Warschawski). « Être sioniste, cela

doit signifier deux choses : le soutien à la création de l’État d’Israël et la mise en œuvre de tous les moyens

nécessaire pour le préserver » (Benny Morris). « Le débat entre des sionistes brandissant le mot “Shoah” et des

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Page 21: POSTFACE - WordPress.com… · Web view» Durant les bombardements de l’été 2006, lors de la guerre du Liban, l’État, accuse « Mikado », s’est avéré incapable de protéger,

post-sionistes scandant “Expulsion” est sans fin » (David Tal)… Ces quelques citations et les interrogations

qu’elles soulèvent reflètent surtout la complexité d’une situation délicate à gérer pour un État qui fêtera ses

soixante ans l’an prochain, et se veut toujours « juif et démocratique ». Les plus convaincus défendent avec

intransigeance leur définition du sionisme, comme Elhanan Yakira martelant : « Le sionisme, c’est la seule

réponse possible à la question de l’autodétermination des Juifs. Oui ou non, les Juifs ont-ils droit à un État ? »

David Tal va dans le même sens : « C’est effectivement la seule définition qui tienne, mais il est vrai que ce

concept est manipulable à souhait. Si vous êtes contre l’idée d’un État pour les Juifs, vous êtes antisioniste.

C’est pourquoi, actuellement comme en 1948, le sionisme est plus que jamais d’actualité. » Aux antipodes de

ces tautologies, voici Shomo Swirsky : « Le sionisme a pris fin le 15 mai 1948, dès l’instant où un État

ethniquement juif a vu le jour. Il n’a plus aucune légitimité, ni politique, ni sociologique, ni culturelle. Nous nous

trouvons désormais dans une ère de post-sionisme. »

Mais comment définir ce dernier ? Dans l’ouvrage collectif qu’il a édité, Critique du post-sionisme33,

Tuvia Friling explique : « Depuis quelques années s’est développée, dans l’intelligentsia israélienne, une

critique radicale du sionisme. Le sionisme aurait fait son temps, estiment les “nouveaux historiens”, remettant

ainsi en question l’essence même de l’existence de l’État d’Israël comme l’idée nationale qui le sous-tend. » Y a-

t-il plus grand danger pour Israël que de voir sa légitimité remise en question ? « Reconnaître qu’Israël est né

dans le péché, comme le sous-tendent les “nouveaux historiens”, c’est revendiquer sa disparition, surenchérit

David Tal. Il ne peut y avoir de demi-mesure. L’État juif existe, depuis soixante ans. La seule vraie question qui

vaille, c’est : doit-il continuer à se définir comme juif ou devenir l’État de tous ses citoyens ? » De tels

arguments scandalisent Shlomo Sand, qui y discerne une sorte de terrorisme intellectuel contre quiconque ose

encore s’attaquer au sionisme des origines : « Le schéma est simple. Israël est né dans le pêché, vu ce qu’il a fait

aux Palestiniens. Mais il ne peut pas être né dans le péché, donc il n’a rien fait (ou presque) aux Palestiniens.  »

Elhanan Yakira le dit presque mot pour mot : « Reconnaître la Nakba, ce serait reconnaître la nature criminelle

de la création d’Israël. C’est impossible. Mon ami Benny Morris dirait que ce qui s’est passé faisait partie des

risques du conflit. Il s’agissait en quelque sorte de “dommages collatéraux”. » Et d’ajouter, comme à regret :

« Depuis l’Europe, vous avez une perception asymétrique du phénomène. Vous voyez la tragédie des

Palestiniens, vous défendez leurs droits, mais vous oubliez que les Juifs aussi ont des droits. Vous n’avez que le

post-sionisme à la bouche, alors qu’il s’agit d’un conflit de droits. » Et Anita Shapira d’asséner son argument

fétiche : « Depuis l’étranger, on peut avoir l’impression que la moitié du pays est post-sioniste. Mais c’est

faux. »

Benny Morris lui-même nous avoue ne pas comprendre ce qu’est le post-sionisme : « Je ne m’y reconnais

pas. Où iraient les Juifs si on écoutait ces gens ? Ils n’auraient plus d’État ? » David Tal ne saisit pas non plus

« le concept de post-sionisme, qui relève d’une bataille de mots. Je ne sais plus qui est sioniste ni qui est post-

sioniste ». Ce désarroi cohabite, chez d’autres, avec des mises en cause beaucoup plus violentes – qui, répétons-

le, en disent long, a contrario, sur les points marqués, durablement, par les «  nouveaux historiens ». « La

dernière attaque en règle contre nous, s’insurge Shlomo Sand, a été la publication d’un livre d’Elhanan

Yakira34, dans lequel il évoque les effets “pervers” du post-sionisme. Un colloque universitaire consacré à Alain

Finkielkraut, d’ailleurs soutenu par l’ambassade de France35, a été l’occasion de franchir un cap en assimilant

33 . Critique du post-sionisme, In press, Paris, 2004.

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le post-sionisme à du négationnisme. Désormais, l’entreprise post-sioniste peut-être considérée comme un

“projet génocidaire” sans que cela ne gêne personne. » Et Sand de conclure : « Si ce genre d’amalgame

s’impose à l’Université, ce sera peut-être la fin de notre action et de notre réflexion. » Yakira, lui, se frotte les

mains. : « Mon livre et les réactions qu’il a suscitées vont contraindre les post-sionistes à se positionner. Chacun

devra répondre à la vraie question : les Juifs ont-ils le droit de vivre dans leur État ? »

Au-delà de ces polémiques, Michel Warschawski préfère inscrire le post-sionisme dans l’évolution de la

société depuis une vingtaine d’années : « Israël vit objectivement dans une ère postérieure au sionisme. L’intérêt

individuel y prime et remplace l’intérêt collectif. La transition est post-sioniste dans la mesure où nous avons

perdu tous les idéaux qui étaient les nôtres lors de la création de l’État. Notre société est devenue la caricature

du modèle société néo-libéral, où une petite couche de riches s’enrichissent et où de larges secteurs de pauvres

s’appauvrissent, l’État – ou le peu qu’il en reste – ne faisant rien contre cette évolution.  » Durant les

bombardements de l’été 2006, lors de la guerre du Liban, l’État, accuse « Mikado », s’est avéré incapable de

protéger, de secourir et d’aider les victimes des roquettes du Hezbollah à Haïfa et dans tout le nord du pays. Les

gens les plus aisés ont gagné Tel-Aviv, Jérusalem ou… Eilat. Mais les autres, à commencer les Arabes, ont dû

prendre leur mal en patience. Et la même impuissance s’est manifestée, depuis, à Sderot. Pour le fondateur de

l’AIC, « le véritable post-sionisme est là. La Bourse ne s’est jamais portée aussi bien que depuis l’annonce du

désastreux rapport Winograd sur la guerre de l’année dernière. Et Israël, malgré la crise, connaît une

croissance moyenne de 5 % à 6% par an. » Le post-sionisme, c’est peut-être aussi le constat amer de tout ce que

les pères fondateurs ont raté : « Je ne connais plus qu’un ou deux kibboutz qui aient gardé cet idéal d’égalité et

de justice. Tous les autres ont été privatisés et vivent pour le seul profit ». Le pacifiste conclut en ces termes :

« Israël subit durement ce que j’appelle la décomposition du “nous”. On a eu une génération d’ouverture, avec

notamment les “nouveaux historiens”. L’arrivée des Russes et le renforcement des clivages intra-sociaux, ont

mis un terme à cette ère : moins de “nous”, et plus de “je”, cela fait aussi partie de la normalisation de notre

État comme de tant de pays. »

Entre anticyclone et dépression

Quels résultats concrets auront, à l’avenir, le post-sionisme et les « nouveaux historiens » qui en ont frayé

la voie ? La réponse est désormais – hélas – entre les mains de la classe politique. Car, en dernière analyse, les

universitaires n’ont pas les moyens de changer les choses, et ils en sont bien conscients : « Je sais, en écrivant

mon dernier livre, que la classe politique agit dans sa majorité en dehors de tout avis, pression ou position du

peuple, reconnaît David Tal. Les mouvements pacifistes n’ont guère d’impact. Et les historiens, par-delà leur

rôle académique, devraient influencer l’opinion, laquelle ferait pression sur le pouvoir ? Je n’y crois pas. »

Mais alors comment expliquer tant de critiques, et aussi vives, contre eux ? N’est-ce pas justement parce que le

post-sionisme a pris une vraie place dans tous ces débats ? Elhanan Yakira joue les modestes : « Avec la sortie de

mon livre et les attaques qu’il a subies, nous assistons à l’émergence d’une critique du post-sionisme. Mais nous

ne sommes pas nombreux. Qui, à part Gelber, Shapira et Friling ? C’est encore trop peu. » Du coup, un Benny

34 Post-Zionism, Post-Holocaust : Three Essays on Denial, Repression and Delegitimation of Israel, Am Oved et Université de Tel-Aviv, 2007.35 . « Judaïsme et Francophonie », colloque du 20 et 21 mars 2007, soutenu par la Fondation France-Israël et l’ambassade de France en Israël. Il regroupait des personnalités aussi diverses que Michel Abitbol, Ilan Greisalmmer, Simha Epstein, Robert Wistrich, Denis Charbit, Elhanan Yakira (qui intervenait sur L’avenir d’une négation : en Israël également ?) et…Alain Finkielkraut.

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Morris radicalisé se voit moins isolé : « Je me sens renforcé dans mes positions plus récentes, car je suis ici chez

moi, avec beaucoup de gens qui pensent comme moi. »

« Dangereux », voire « pervers », le post-sionisme l’est pour certains parce qu’il justifierait

historiquement un processus de paix, menant à la création de l’État palestinien avec le droit, pour les réfugiés d’y

revenir. Mais la classe politique a enterré Oslo et érigé le mur qui rend physiquement impossible le «  vivre

ensemble ». Dans ces conditions, quelle marge de manœuvre reste-t-il aux post-sionistes ? Il leur faut semer pour

l’avenir, répond Warschawski. De l’actuelle classe politique, ils n’ont rien à attendre : « Caricature d’elle-même,

elle a perdu toute crédibilité. Regardez un Olmert s’accrochant à son poste de Premier ministre, alors que sa

cote de popularité est proche de zéro. Un Pérès, l’homme de toutes les trahisons, accéder à la présidence de

l’État, lui qui n’a jamais été élu. Un Barak, non content d’avoir sabordé le processus de paix, reprendre – en

fraudant – la direction du Parti travailliste et, du coup, le ministère de la Défense. Ce qui intéresse les gens, ce

n’est pas l’homme politique qui va aller vers les Palestiniens, mais les hommes d’affaires russes d’extrême

droite comme Avigdor Lieberman ou mafieux comme Arcadi Gaydamak36. » Le post-sionisme, s’il veut avancer

dans les années à venir, doit miser sur la société civile, qui s’efforcera à nouveau, un jour, de pousser ses

dirigeants vers plus de compromis avec les Palestiniens et le monde arabe. « La volonté de négocier est très

fortement ancrée chez nous, tous les sondages le confirment depuis des années », note Warschawski. « Les

“nouveaux historiens” ont mis à l’ordre du jour une série de questions qui méritaient d’être soulevées et

débattues. Ils ont en quelque sorte examiné la société israélienne dans un miroir, mais son image était, à maints

égards, déformée, disproportionnée et trompeuse », affirme Tuvia Friling, obligé néanmoins de prendre la

mesure de l’éveil des consciences.

Quid, dans ces conditions, de la reconnaissance de l’expulsion ? Pour Friling, « les “nouveaux historiens”

n’ont pas obtenu le résultat que certains d’entre eux escomptaient : une repentance publique à de l’injustice

commise à l’égard des Palestiniens. Mais le débat qu’ils ont provoqué a indiscutablement éclairé les choses.  »

Jusqu’à quel point ? « Une révolution de cette ampleur ne s’opère pas sans qu’il faille en payer le prix fort. Mais

le travail des “nouveaux historiens” n’a pas conduit à l’éclatement de la société israélienne, comme certains

d’entre eux le souhaitaient. Il l’a poussée au contraire à un questionnement sur elle-même, qui l’a renforcée

plutôt que de l’affaiblir. »

À voir… Surtout lorsqu’un « prince d’Israël » – c’est ainsi qu’on nomme les rejetons des grandes familles

fondatrices de l’État – publie un livre aussi subversif que Vaincre Hitler. Fils de Yossef Burg, le quasi

inamovible ministre religieux de l’Intérieur (des années 1950 aux années 1980), lui-même observant et porteur

de kippa, l’ex-président de la Knesset Avraham Burg s’explique, dans une interview intitulée « Quitter le ghetto

sioniste », sur son dernier pamphlet37 : « Définir l’État d’Israël comme un État juif est la clé de sa fin. Un État

juif est explosif. C’est de la dynamite. » Et un « État juif-démocratique » ? « Les gens trouvent ça très

confortable. C’est ravissant. C’est mièvre. C’est nostalgique. C’est rétro. Ça donne un sens de plénitude. Mais

“juif-démocratique”, c’est de la nitroglycérine. » Faut-il « abandonner la Loi du retour » ? « Nous devons ouvrir

36 . Sous le coup d’un mandant d’arrêt international pour son implication dans l’affaire des ventes d’armes à l’Angola, M. Gaydamak a pourtant toutes les chances d’être le futur maire de Jérusalem. Pour recueillir les voix des ultra-orthodoxes, il a acheté une chaîne de supermarchés qui, jusque-là, vendait de la viande non casher.37 Interview à Haaretz, 9 juin 2007.

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la discussion. La Loi du retour est une loi apologétique. C’est l’image en miroir de Hitler. Je ne veux pas que

Hitler définisse mon identité. » Quid du sionisme, alors ? « Ahad Ha’am a reproché à Herzl que son sionisme

tout entier puisait sa source dans l’antisémitisme. Il pensait à autre chose, à Israël comme centre spirituel – la

ligne d’Ahad Ha’am n’est pas morte et maintenant son heure est venue. Notre sionisme de confrontation avec le

monde est un désastre. » Et d’ajouter : « Quand j’étais un enfant, j’étais un juif. Dans le langage qui prévaut ici,

un enfant juif. J’allais dans un heder [école religieuse]. D’anciens étudiants de la yeshiva m’y enseignaient. À

partir de là, pour l’essentiel de ma vie, je devins un Israélien. La langue, les signes, les odeurs, les goûts, les

places. Tout. Aujourd’hui, ce n’est pas assez pour moi. […] Je suis au-delà de l’israélité. Des trois identités qui

me constituent – humaine, juive, israélienne –, je sens que l’élément israélien me prive des deux autres. »

Israël serait-il, pour Avraham Burg, un « ghetto impérialiste » ? « Regardez la guerre du Liban. Les gens

sont revenus du champ de bataille. Il y eut certains résultats, il y eut certains échecs, qui nous ont révélé des

choses. Vous pourriez penser que les gens du centre [mainstream] et même de la droite comprendraient que,

lorsque l’armée est autorisée à gagner, elle ne gagne pas. Que la force n’est pas la solution. Et puis on a Gaza,

et quel est le discours sur Gaza ? Nous allons les écraser, nous allons les éradiquer. Rien n’y a fait. Rien. Et ce

n’est pas seulement nation contre nation. Regardez les relations entre les gens. Ecoutez les conversations

personnelles. Le niveau de violence sur les routes, les déclarations des femmes battues. Regardez l’image

d’Israël que renvoie le miroir. » C’est l’occupation qui est en cause ? « L’occupation n’est qu’une petite partie

du problème. Israël est une société effrayante. Pour regarder la source de cette obsession de la force et pour

l’éradiquer, vous devez affronter les peurs. Et la méta-peur, la peur primaire, ce sont les six millions de Juifs qui

sont morts avec l’holocauste. » De là à écrire qu’Israël en est « au stade de l’Allemagne pré-nazie »… « Oui.

J’ai commencé mon livre par l’endroit le plus triste. Comme un deuil, mais celui d’Israël. Alors que j’écrivais, je

pensais à un titre : “Hitler a gagné”. Je pensais que tout était perdu. Mais, petit à petit, j’ai découvert que tout

n’était pas perdu. Et j’ai découvert mon père comme représentant des Juifs allemands, qui était en avance sur

son temps. Ces deux thèmes nourrissent mon livre du début à la fin. À la fin, je deviens optimiste. »

Optimisme ou pessimisme ? Autrement dit, comment établir, à ce stade, le bilan du post-sionisme ? Il est

trop tôt pour le dire, estime Ilan Pappé : « Nous ne saurons que plus tard quel rôle ont joué les “nouveaux

historiens” – bien plus tard, après la fin de l’occupation de la Palestine et de la ségrégation au sein de l’État

d’Israël lui-même. » À sa manière, il trahit néanmoins son pessimisme en choisissant, on l’a vu, d’aller

poursuivre son combat à l’étranger. D’autres, en revanche, s’accrochent, et continuent la lutte à l’intérieur. C’est

le cas de Gadi Algazi, qui, en guise de conclusion, insiste sur les enjeux, pour Israël, de la reconnaissance du

passé : pour permettre enfin la paix. « On peut établir un parallèle entre ce qui pourrait se passer en Israël-

Palestine et ce qui est arrivé en Europe de l’Est dans les années 1990, estime le professeur d’histoire et dirigeant

de l’association pacifiste Taayush. C’est la première fois dans l’histoire que s’est produit un processus de retour

d’une telle ampleur. Je pense à tous ces Juifs de Pologne qui, après la chute du mur de Berlin, sont retournés

dans leur ville d’origine pour dire : “Cette maison, cette terre, ce magasin m’appartenaient”. Pourquoi la même

chose serait-elle impossible chez nous ? Que les Palestiniens reviennent dans ce qui est devenu Israël et disent :

“C’était à nous.” Bien sûr, on ne peut pas changer ce qui a été, soixante ans après, ni revenir en arrière. Mais

pourquoi ne pas favoriser un processus civilisé de reconnaissance et de compensation, légal et économique ? Je

pense que cette idée de reconnaissance constituerait un changement fondamental dans notre perception du

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conflit. » Et Algazi en titre une leçon, à la fois politique et pratique : « On ne devrait plus pouvoir dire que le

désir du simple réfugié de voir les restes de sa maison, dans un processus humain de deuil, représente un péril

pour Israël. Qu’il soit juif ou arabe, c’est si important, pour l’homme, de pouvoir simplement dire  : “J’ai

vu”… »

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