paris et l’art japonais depuis la guerre: réflexions autour des tendances des années 1950, 2007
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Paris et l’art japonais depuis la guerre :Réflexions autour des tendances desannées 1950
Shoichi Hirai
Conservateur au National Art Center, Tokyo
1. Paris, la ville qui fait rêver...
Le 15 août 1945, le Japon capitule sans conditions devant
les Alliés, marquant ainsi la fin de la Deuxième Guerre Mondiale.
Le pays ne retrouvera sa souveraineté qu’en avril 1952, à l’issue
du traité de paix signé à San Francisco : pendant 6 ans et 9 mois,
l’archipel est régi par les Alliés. Alliés sur le papier, car dans la
réalité, contrairement à l’Allemagne, l’Etat japonais est
entièrement sous l’autorité des Etats-Unis. Et c’est pendant cette
occupation américaine que sont lancées diverses réformes visant
à démocratiser l’économie et la politique japonaises, à assurer la
liberté de pensée et d’expression... L’aisance et le mode de vie
des Américains, véhiculés par les GI stationnés au Japon et par
les médias, notamment le cinéma, deviennent dès lors pour les
Japonais démunis et meurtris par la défaite, un idéal et un objectif
à atteindre. Délaissant le modèle des puissances européennes
d’avant-guerre qui avait été le sien depuis l’ouverture de Meiji,
l’Etat japonais se tourne désormais vers les Etats-Unis.
Pourtant dans le domaine de l’art, le regard des Japonais
n’est pas en direction des rives outre-Pacifique, mais reste fixé
vers le continent eurasien qui continue de les faire rêver. Et tout
comme avant la guerre, Paris apparaît toujours comme le
sanctuaire de l’art, le lieu de référence par excellence. Comme
un vent nouveau qui s’engouffre dans une pièce quand on ouvre
la fenêtre, les Japonais, subitement libérés de l’oppression et du
repli sur eux imposés par les années de guerre, sont, au
lendemain de la guerre, avides de découvrir l’art européen, et
notamment les dernières tendances qui dominent la scène
parisienne. Cependant, sous l’occupation américaine, les
échanges culturels et économiques avec l’étranger ne peuvent se
développer librement. Dans l’immédiat après-guerre, il fallut se
contenter, pour étancher cette soif, de quelques expositions
montées avec les rares moyens disponibles, comme l’exposition
des “Chefs-d’Œuvre d’Occident” (1947) qui présenta des œuvres
que des collectionneurs japonais s’étaient procurées avant laguerre, et l’exposition de “Reproductions de Peintures Françaises”
(1949). Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que l’on faisait payer
des gens pour venir voir de simples reproductions imprimées sur
papier. Pourtant l’exposition de “Reproductions de Peintures
Françaises”, présentée dans plusieurs villes de l’archipel, attira
tant de monde qu’un critique rapporte, à propos de son passage
à Kyoto, qu’une “file d’attente se formait avant l’ouverture des
portes, tandis que les jeunes artistes accouraient en grand nombre
à la fermeture au public, un casse-croûte à la main, et passaient la
nuit à reproduire les chefs-d’œuvre” 1. Cette description prouve
combien la soif de connaissances spirituelles était profonde —
autant d’ailleurs que la faim qui creusait encore les ventres...
2. Le vent de Paris
Ce n’est qu’en août 1950, soit 5 ans après la défaite, que
l’art contemporain français tant attendu fut présenté au Japon,
brisant ainsi enfin son “isolement culturel”. Le groupe de presse
Yomiuri organise alors une “Exposition Internationale d’Art
Contemporain” dans la galerie du grand magasin Takashimaya de
Nihombashi à Tokyo. Comprenant une centaine d’œuvres
contemporaines occidentales, tant européennes qu’américaines,
cette manifestation n’était pas uniquement dédiée à l’art français,
mais elle accordait une place privilégiée aux artistes issus du
Salon de Mai, comme Edouard Pignon, André Marchand ou
Gustave Singier. Fondé à Paris en 1943 sous l’occupation
allemande, le Salon de Mai est conçu comme un acte de
résistance au nazisme des artistes défendant la liberté de la
création. Le Salon de Mai est le dernier-né des institutions
organisatrices d’expositions, se donnant comme mission de
reconstruire l’art contemporain français et de soutenir son
développement. Le premier salon eu lieu à Paris en mai 1945, au
lendemain de la fin des hostilités.
En février 1951, le groupe de presse Asahi organise à son
tour une exposition à la galerie de Takashimaya de Nihombashi,
qui met cette fois-ci l’accent uniquement sur le Salon de Mai,
intitulée Exposition d’Art Français Contemporain, avec pour sous-
titre “Le Salon de Mai au Japon”. Comme son nom l’indique,
cette exposition présentait les œuvres exposées au Salon de Mai
de Paris l’année précédente : ce sont en tout 58 œuvres tant
abstraites que réalistes, bien que pour la plupart non figuratives,
d’artistes cherchant leur voie entre fauvisme et cubisme,
représentatifs de ce qu’on devrait appeler le nouvel
expressionnisme. Cette création parisienne récente, présentée
pour la première fois au Japon, eut l’effet d’un véritable
électrochoc pour les artistes japonais. En effet, ils découvraient
que nombre des peintres qui avaient été nourris avant-guerre au
fauvisme et au cubisme s’orientaient désormais vers un art non
figuratif, ou vers une expression éclectique à mi-chemin entre art
abstrait et art réaliste. Par ailleurs, les créations d’un Hans
Hartung ou un Pierre Soulages, qui, depuis longtemps, avaient
résolument rejeté l’abstraction géométrique, attiraient désormais
l’attention par leur expressionnisme. Dès lors, les jeunes artistes
japonais commencèrent à s’enthousiasmer pour l’abstraction et les
différentes expressions que cette nouvelle forme d’art permettait.
1951 : Une année-charnière pour le Japon, qui, après la
tenue de l’“Exposition d’Art Français Contemporain”, fut
également celle de la signature en septembre du traité de paix de
San Francisco. Toutes les conditions étaient réunies pour que
soient ouvertes en grand les vannes de l’art français moderne et
contemporain au Japon. Déjà, de mars à juin, le Musée Nationalde Tokyo (TNM), en coopération avec le Yomiuri, avait organisé
en précurseur une exposition “Henri Matisse”. D’août à octobre,
c’est au tour de la galerie Takashimaya de Nihombashi de monter
une exposition “Picasso”, toujours avec le parrainage du groupe
de presse Yomiuri. Les deux manifestations enregistrèrent une
affluence record. Par ailleurs, le 3ème Salon japonais des
Indépendants (qui devint en 1956 le “Salon Yomiuri des
Indépendants” pour le distinguer du “Salon des Indépendants”
organisé par la Société des Beaux-Arts du Japon), ouvrant ses
portes le 27 février au Musée départemental des Beaux-Arts de
Tokyo (TMAM), quelques jours après l’inauguration de
l’Exposition d’Art Français Contemporain), réserva une salle
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présentant, à titre exceptionnel, la peinture contemporaine
française. Il convient d’ajouter cependant qu’une salle fut
également réservée à l’art contemporain américain. Pourtant, le
milieu artistique japonais n’y prêta qu’une attention très limitée
par rapport à l’engouement remarqué pour l’art français, alors
qu’étaient exposées en parallèle des œuvres américaines qui
aujourd’hui sont considérées comme bien plus avant-gardistes
que les françaises, à commencer par Jackson Pollock, Mark
Rothko, ou Clyfford Still pour ne citer qu’eux. On comprendra
que, pour le monde japonais de l’art de l’époque, en dehors de
l’art français, il n’y avait point de salut! 2
Mais l’“Exposition d’Art Français Contemporain” ne s’arrêta
pas à l’exposition au Japon d’œuvres du Salon de Mai, car elle
s’inscrivait dans le cadre d’un programme d’échanges artistiques
franco-japonais. Ainsi l’année suivante, en 1952, 19 artistes
japonais représentatifs de la peinture japonaise de style occidental
( yoga) étaient à leur tour sélectionnées pour figurer au Salon de
Mai de Paris. Pour la première fois depuis la guerre, des artistes
contemporains japonais entraient dans la même arène que leurs
homologues occidentaux. Contrairement à aujourd’hui où les
informations circulent instantanément dans le monde entier, les
réactions parisiennes avaient du mal à atteindre l’archipel, mais
Atsuo Imaizumi, critique d’art japonais qui s’était déplacé pour
voir le Salon de Mai cette année-là, écrivit un article dans la revue
Bijutsu Hihyo, qui déclencha une vive polémique. Selon lui, les
œuvres des Japonais exposées au Salon de Mai de Paris
“paraissaient, pratiquement sans exception, des plus ternes et
sans éclat dans leurs couleurs (...), manquant clairement de cette
puissance et de ce dynamisme qui est le propre d’une peinture
moderne”, avec un traitement du sujet, “de l’inspiration initiale à
l’expression finale”, qu’il qualifie de “flou et lancinant”. Il conclut
en assénant qu’il “est urgent que la peinture japonaise moderne
s’assume véritablement et cesse de suivre servilement les
tendances du monde de l’art français” 3. Sans contact avec le
monde extérieur depuis de nombreuses années, les artistesjaponais se rendirent compte, à l’occasion de leur présence au
Salon de Mai, du retard accumulé, notamment sur le plan
technique, vis-à-vis des artistes parisiens, et en même temps, se
trouvèrent confrontés à la problématique d’une peinture
japonaise à la fois originale et qui soutienne la comparaison
internationale. Parmi les créateurs d’avant-garde, certains
s’attachèrent au “trait”, spécificité de la peinture abstraite
“expressionniste” exposée au Salon de Mai, et tentèrent
d’apporter une réponse en se rapprochant d’un mouvement en
plein épanouissement à l’époque, la calligraphie d’avant-garde 4.
Quant aux critiques d’art, ils reprirent à leur compte cette
nouvelle prise de conscience dans des essais qui traitaient
régulièrement des relations entre l’ancrage culturel national etl’ancrage international dans l’art, forgeant un néologisme, le mot
“climat”, transcription phonétique du terme français dans son
acceptation polysémique d’environnement géographique,
météorologique et socioculturel 5 .
Mais le Salon de Mai n’était pas tout l’art à Paris, et certains
n’y trouvaient pas nécessairement leur bonheur. Le lyrisme
modéré et la fusion éclectique entre abstraction et réalisme,
points communs aux œuvres exposées au Salon de Mai, n’étaient
pas des bases suffisamment solides pour faire naître une
expression vraiment novatrice, ni pour représenter le sentiment
de crise spirituelle de la société au sortir de la Seconde Guerre
Mondiale, qui découvrait avec horreur les massacres sans
précédent dans l’histoire de l’humanité commis au nom de la
raison. Les interrogations sur la primauté de la raison et le sens
de l’existence de l’homme nécessitaient un traitement nouveau.
Or, la première moitié des années 50, qui avait accueilli au Japon
les œuvres du Salon de Mai, est une période de transition, avec
son lot d’ambiguïtés pour le Japon. D’un côté, le pays retrouve
sa souveraineté et sa place dans le concert des nations. Il réussit
à mettre un pied dans l’étrier de la reconstruction nationale et du
développement économique, son industrie bénéficiant des
commandes spéciales de l’armée américaine liées à la guerre de
Corée. D’un autre côté, lié par le traité de sécurité nippo-
américain, le pays s’engage dans la remilitarisation, tandis que la
société réagit vigoureusement avec manifestations et émeutes,
parfois violentes, menées par les mouvements syndicaux et
pacifistes. Dans un tel contexte, certains artistes partent en quête
d’une nouvelle voie pour leur création d’après-guerre, cherchant
à exprimer un nouveau réalisme qui se distingue clairement
autant des procédés d’avant-garde de l’abstraction et du
surréalisme que du réalisme socialiste et de ses sujets politiques.
Pour eux, les œuvres du Salon de Mai apparaissent comme des
chimères vides de sens, trop éloignées de la réalité. Désireux de
mettre leur art au service d’une mission politique, certains
inventent la “peinture-reportage”, témoignages de scènes vues ou
vécues sur les champs de bataille à travers le monde. D’autre
comme Taro Okamoto n’hésitent pas à critiquer ouvertement le
Salon de Mai : “cette école trop modérée qui se ramollit ne peut
être appelée véritablement d’avant-garde. Elle ne répond plus à
mes attentes en la matière!” 6 Rappelons qu’Okamoto peignait à
Paris avant la guerre aux côtés du groupe Abstraction-Création, et
qu’il devint, après la guerre, une des figures centrales de l’art
avant-gardiste au Japon, avec sa conceptualisation du “polarisme”
(principe selon lequel la création se nourrit de l’énergie dégagée
par les forces d’attraction et de répulsion qui naissent entre ces
deux pôles antinomiques, pôles que l’artiste cherchera à faire
coexister en un même esprit).C’est ainsi qu’une deuxième vague artistique vient
s’installer, toujours inspirée de Paris, mais rejetant le Salon de
Mai. Ce nouveau courant ne s’intéresse plus simplement à
l’œuvre, il va au-delà, en découvrant une nouvelle Trinitié : la
théorie, l’œuvre, et l’artiste.
3. Fusion avec Paris
Cette deuxième école s’affirme avec l’organisation de
l’Exposition Internationale de l’Art Actuel, organisé par le journal
Asahi en novembre 1956 à la galerie Takashimaya de
Nihombashi. A l’origine, ce projet prévoyait d’envoyer TaroOkamoto à Paris pour réunir des œuvres représentatives du
surréalisme, de l’abstraction géométrique du Salon des Réalités
Nouvelles et celles non figuratives du Salon de Mai, qu’il
demanderait à ses anciens amis Jean-Michel Atlan, Kurt Seligmann
et Patrick Waldberg de sélectionner. Mais comme Okamoto avait
également proposé que ces œuvres soient présentées la même
année au Salon de l’Association Nika, il dut accepter un
compromis face aux réactions de certains membres de
l’Association qui regrettaient que toute une série d’œuvres ait été
exclues de la manifestation. On rajouta donc 17 peintures que
Toshimitsu Imaï, jeune artiste installé à Paris, fut chargé de
sélectionner. Okamoto lui laissa le libre arbitre d’envoyer des
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œuvres qu’il considérait comme représentatives des toutes
dernières tendances parisiennes. Ainsi, le projet se transforma en
une exposition plus générale d’art contemporain comprenant 76
œuvres de 47 artistes étrangers, et 60 œuvres de 60 artistes
japonais. Les 17 tableaux ajoutés par Imai provenaient tous de la
collection particulière de Michel Tapié, critique d’art français,
théoricien de l’esthétique dite “informelle”. Or, même si ces toiles
“informelles” — terme difficile à traduire en japonais : doit-on dire
“sans forme fixe” ou “aux formes non fixées”? — ne représentaient
qu’à peine plus de 10% de l’ensemble des œuvres exposées, elles
eurent un impact fort sur le monde de l’art japonais.
Qu’est-ce donc que l’art informel? A la fin des années 1940,
Tapié cherchant à comprendre de manière globale les différentes
formes d’abstraction qui surgirent de manière spontanée en
Europe et aux États-Unis au sortir de la guerre, imagine la
nécessité d’une esthétique radicalement nouvelle qu’il théorise en
faisant un parallèle avec la topologie, concept mathématique très
en vogue à l’époque qui se démarquait clairement de la
géométrie euclidienne. Il désigne par le terme “informel” un état
chaotique, indifférencié, porteur en soi de toutes les idées et de
toutes les formes possibles. C’est l’informel qui fait naître la
forme, c’est l’informel qui donne le sens : ce qu’il appelle les
“signifiants de l’informel”. L’œuvre, qui se départit complètement
du classicisme et de ses règles de composition, n’en dévoile pas
moins un certain ordre : Tapié parle d’une “esthétique autre”. En
1951, pour illustrer cette théorie, il organise une Exposition
intitulée justement “Signifiants de l’Informel” au studio Facchetti à
Paris, où il réunit toute une série d’œuvres d’artistes européens et
américains qu’il sélectionne lui-même. L’année suivante, il publie
Un Art Autre , véritable manifeste de sa pensée. Quand, en 1955,
est inaugurée, rive gauche, la galerie Stadler, Tapié en devient le
conseiller artistique, et en fait le centre de son activité
d’organisateur d’expositions et de théoricien de l’art. Or, la
réflexion menée par Tapié est présentée au Japon, de façon
certes fragmentaire, à partir de 1953 par l’entremise de diversartistes japonais. On pense notamment à l’essai de Hisao
Domoto, qui séjournant à Paris du printemps à l’automne 1956 —
soit juste avant que soit montée l’“exposition Internationale de
l’Art Actuel” à Tokyo — est invité par Tapié à participer aux
activités du mouvement informel. Il y a aussi les articles de
Toshimitsu Imaï, qui devint membre du courant informel avant
même Domoto, ou encore ceux du critique d’art Soichi Tominaga,
qui, membre du jury de la Biennale de Venise, passe par Paris sur
le chemin du retour et y découvre les tendances de l’art
informel 7.
C’est donc préparés par ces articles que les Japonais
découvrent pour la première fois en direct une série d’œuvres
informelles, à l’occasion de l’“Exposition Internationale de l’Art Actuel”, et s’enthousiasment pour cette nouvelle tendance. On
pouvait admirer dans cette exposition, Karel Appel, Giuseppe
Capogrossi, Jean Dubuffet, Sam Francis, Lucio Fontana, Willem de
Kooning, Georges Mathieu, et, bien sûr, Toshimitsu Imaï et Hisao
Domoto... Ce qui frappa les amateurs d’art dans ces œuvres fut
leur expression qui donnait vie aux pigments et à la matière,
imprimant directement sur la toile l’action intense et virulente de
l’artiste. Le résultat était une peinture sans composition centrale,
dégageant pourtant une forme unique et organique de façon
homogène sur toute la surface de la toile. Par rapport à
l’abstraction géométrique, décrite plus tard comme une forme
froide et intellectuelle, l’art informel incarnait une abstraction
lyrique, “chaude”. Cette caractéristique va attirer non seulement
les peintres cherchant à exprimer une réalité ancrée dans
l’actualité et à libérer l’énergie refoulée du réel, (que l’harmonie
conciliante, éclectique du Salon de Mai laissait sur leur faim),
mais également nombre de peintres en quête d’une expression
picturale novatrice propre à l’après-guerre, désireux de couper les
ponts avec l’abstraction de l’avant-guerre. On pourra en voir les
fruits dès février de l’année suivante, dans quelques-unes des
œuvres exposées au Salon Yomiuri des Indépendants ou dans les
quelques expositions publiques organisées à la même période.
Si l’on en était resté là, l’effet de cette nouvelle peinture
n’aurait pas été tellement différent de celui qu’avait produit le
Salon de Mai : découverte d’un nouveau style parisien qu’on
adopte. Mais ce qui se passa avec l’art informel fut d’une nature
toute autre. Tandis que l’art informel bénéficiait d’une attention
grandissante avec la tenue de l’“Exposition Internationale de l’Art
Actuel” à Tokyo, plusieurs artistes du mouvement informel, à
commencer par Tapié, son instigateur, arrivent au Japon les uns
après les autres entre août et septembre 1957, et y réalisent
démonstrations et performances. Ce sera surtout pour eux
l’occasion de créer une dynamique fertile d’échanges avec les
artistes japonais de Tokyo et du Kansai, qui ne sera pas sans
retombées sur le mouvement informel à Paris.
Reprenons la chronologie. Le 5 août, Toshimitsu Imaï est le
premier à rentrer au Japon, en éclaireur. Le 29 août, Georges
Mathieu arrive au Japon. Le 3 septembre, il se donne en
spectacle dans les vitrines du grand magasin Shirokiya de
Nihombashi dans une scène publique de création : on le voit,
habillé d’un kimono d’été de coton, les manches tenues relevées
par des cordons tasuki , en train de sauter et de voler —
performance dont la presse japonaise ne manquera pas de se
faire l’écho. Le 5 septembre, c’est au tour de Tapié de débarquer
au Japon. Il rencontre à Tokyo notamment Sofu Teshigawara,
maître avant-gardiste de l’arrangement floral (ikébana), ainsi que
les membres du groupe interdisciplinaire d’avant-garde JikkenKobo (Atelier Expérimental). Ayant parcouru à Paris les revues
publiées par la Société d’Art Concret (ou Gutaï), par
l’intermédiaire de Domoto, il se rend avec Mathieu et Imai à
Osaka, où ils vont admirer de visu des œuvres des membres du
mouvement chez son fondateur Jiro Yoshihara. Tapié en fera un
éloge retentissant dans une revue japonaise : “J’ai été
véritablement stupéfait par le niveau de qualité de l’ensemble” ;
“Parmi la quinzaine d’artistes dont j’ai pu admirer quelques
œuvres, au moins un bon tiers, d’après moi, sont
incontestablement extraordinaires” ; “C’est quelque chose que je
n’aurais pu imaginer a priori , c’est une expérience sans
précédent, qu’on ne retrouve chez aucun autre groupe artistique
connu” 8 ... Le 9 septembre, arrive au Japon Sam Francis, commepour remplacer Mathieu qui était reparti la veille. Jusqu’à son
départ le 9 décembre, Francis remplit son séjour de créations et
de démonstrations, comme Mathieu l’avait fait avant lui, et
participe à Tokyo et à Osaka à une exposition conjointe avec
Imaï.
Mais le temps fort de la venue au Japon de Tapié et de ses
amis fut l’exposition “L’Art Contemporain dans le Monde”,
montée par Tapié pour présenter de façon approfondie et
complète l’art informel. Coorganisée par le groupe de presse
Yomiuri et le Musée Bridgestone, elle s’est tenue du 10 octobre
au 10 novembre à Tokyo. La grande majorité des œuvres avait
été sélectionnée par Tapié, et toutes les démarches pour l’envoi
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des toiles avaient été réglées avant sa venue au Japon. A la
dernière minute, Tapié décide d’y rajouter ses dernières
découvertes, fruit de ses pérégrinations nipponnes : on y trouvait
des œuvres de Jiro Yoshihara, de Kazuo Shiraga et de Tetsumi
Kudo du mouvement Gutaï, des bouquets d’ikébana de Sofu
Teshigawara, ou encore des toiles de Hideko Fukushima de
l’Atelier Expérimental. Depuis que les Japonais s’étaient mis à
apprendre l’art occidental en France à la fin du XIX ème siècle, ils
n’avaient cessé, quelle que soit l’époque, de suivre les tendances
parisiennes, les digérant pour créer leur propre histoire de l’art.
“L’Art Contemporain dans le Monde” mettait un terme à cette
relation à sens unique entre Paris et le Japon. Grâce au regard
esthétique original d’un homme, Michel Tapié, grâce à son
infatigable curiosité et à son dynamisme, le Japon trouvait pour la
première fois sa place dans un mouvement artistique
international, celui de l’avant-garde. Paris n’était plus seulement
un lieu que l’on vénère, mais un des éléments d’un mouvement
dans lequel le Japon avait fusionné.
4. Paris s’ éloigne
La venue de Tapié au Japon et l’Exposition “L’Art
Contemporain dans le Monde”, brillant exercice de sensibilisation
à l’art informel, permit de développer un nouveau regard sur l’art.
L’expression d’abstraction “chaude” se répandit à toutes les
formes d’art. Au-delà de la peinture de style occidental, on
l’appliqua aussi à la peinture de style japonais, à la poterie, à
l’arrangement floral, etc. On surnomma cet engouement
passionné “le cyclone informel” ou “le choc informel”. Tapié
revint souvent au Japon. Avec le groupe Gutaï, il organisa en
1958 une grande exposition itinérante au Japon, intitulée “The
International Art of the New Era (Informel and Gutaï)”, et en avril
1960, “The International Sky Festival” sur les toits du grand
magasin Takashimaya de Namba à Osaka. A l’inverse, à traversses écrits et les expositions qu’il monte à la Galerie Stadler à Paris
ou dans d’autres galeries d’Europe et des Etats-Unis, il fait
connaître les œuvres des membres de Gutaï et leurs activités,
donnant une dimension internationale au mouvement Gutaï.
Cependant, les activités de Tapié et la conception
informelle ne faisaient pas l’unanimité au Japon. Diverses raisons
expliquent les attaques acerbes dont ils furent l’objet. Les œuvres
informelles avaient déjà été présentées au Japon avant que les
textes théoriques de Tapié qui en expliquaient la démarche aient
été publiés en japonais. Et quand, à l’occasion de sa venue au
Japon, ces textes furent enfin disponibles, la théorie de l’Informel
qui y était décrite, s’appuyant sur un vocabulaire complexe
emprunté à la philosophie et à la géométrie très complexe, futsouvent mal comprise ou mal interprétée par les critiques d’art.
Le mouvement fit également les frais d’un rejet de la notion de
suprématie de l’art sur tout le reste, c’est-à-dire de la pensée selon
laquelle l’art doit être évalué en tant que tel, indépendamment du
contexte socioculturel dans lequel l’œuvre est née, avec les
mêmes critères qu’il s’agisse d’une œuvre japonaise ou d’une
œuvre occidentale. S’ajouta également un sentiment de méfiance
à l’égard de Tapié, souvent excessif dans ses actes et ses propos,
notamment pour encenser ou pour répudier un artiste, sachant
qu’il exerçait aussi le métier de marchand de tableaux... La
collusion des genres paraissait suspecte. Enfin, l’intérêt pour la
matière ou l’action, telles que définies par le mouvement
informel, évolua vers une expression qui se rapprochait de l’anti-
art, quelque peu anarchiste, intégrant des matériaux mis au rebut
ou des objets courants. La conséquence fut que le cyclone
informel qui s’était abattu sur l’archipel telle une passion
enflammée perdit soudainement de sa vigueur à partir de 1958.
La fin de l’aventure informelle signifiait également la fin de
la lune de miel entre Paris et le Japon. Avec les années 1960, les
artistes japonais délaissent la France pour tourner leur regard vers
New York, gagnée par le Néo-Dada ou le Pop Art. Autrefois, ils
n’avaient pas eu besoin de raisons pour expliquer pourquoi Paris
devait être leur référence, mais à partir des années 1960, ils se
sentent désormais obligés de justifier une telle allégeance. Le cas
de Tetsumi Kudo est à ce titre emblématique : s’il se rend à Paris
en 1962, c’est parce que ce voyage est le grand prix de la 2ème
“Exposition Internationale des Jeunes Artistes”, qu’il s’était vu
décerner. Mais en fait, il s’installera définitivement à Paris,
coupant pratiquement tous les ponts avec le monde japonais de
l’art. Il n’en critiquera pas moins les fondements de la culture
européenne et son humanisme, prônant une vision du monde de
la coexistence ou de la symbiose avec son environnement, au-
delà d’une simple confrontation dualiste entre l’esprit et la
matière, entre l’homme et la nature. Kudo ne fut pas le seul.
Pour beaucoup d’artistes japonais, Paris, avec son atmosphère
propice à la philosophie — on ne peut y vivre sans se poser la
question de savoir ce qu’est l’homme — et son brassage culturel
multiethnique, est resté le lieu de la redécouverte de soi, un
moyen de reconstruire ses relations avec le monde. Certes
depuis la fin de l ’aventure informelle, Paris est redevenu pour les
Japonais un rivage lointain, mais cet éloignement apporte une
valeur nouvelle à la capitale française, bien différente de celle
qu’on lui donnait autrefois...
(traduit du japonais par Camille Ogawa)
1 Kizo Hashimoto, Kyoto to Kindai Bijutsu [Kyoto et l’art moderne] , Kyoto Shoinéd., 1982
2 Jiro Yoshihara, futur fondateur du mouvement artistique d’avant-garde japonaisGutaï dont nous reparlerons plus loin, est le premier au Japon à s’intéresser àl’art contemporain américain. Les œuvres françaises et américaines, exposéesen marge du 3ème Salon des Indépendants, sont réunies pour être exposéesensuite dans une “Exposition d’art contemporain français et américain” auMusée Municipal des Beaux-Arts d’Osaka (OMMA). Répondant à un critiqued’art de Tokyo qui déplorait l’absence de perception spatiale dans la peintureaméricaine, Yoshihara qui découvre la manifestation d’Osaka, se dit “stupéfaitpar un tel commentaire en soi, plus encore que par le manque de pertinencedu propos”. Il poursuit en décrivant la peinture américaine comme “uneexpression directe et sous une forme claire, qui, sans faire appel à unesimplification visuelle réductrice, dévoile une esthétique mystérieuse etimpénétrable, si attrayante qu’elle ne peut qu’envoûter tout le monde.” (cf.
Jiro Yoshihara & Shin Nakamura (entretiens), “Amerika no Kindai Kaiga [LaPeinture Moderne Américaine]” in Kansai Bijutsu [Art du Kansai] , Vol. 13, mai1951, p. 12
3 Atsuo Imaizumi, “Kindaiga no Hihyo [Regard sur l’Art Moderne]” in Bijutsu
Hihyo [Critiques sur l’Art], No.8, août 1952, pp. 5 —9
4 Dans la première moitié des années 50, ont lieu dans le Kansai notamment,des rencontres animées entre les calligraphes du groupe d’avant-gardeBokujinkai [Les Hommes de l’Encre] d’une part, et les peintres d’avant-garded’autre part, où était débattue la question de la plasticité d’une calligraphie oud’une peinture. Pour en savoir plus sur ce sujet, se référer à : Shin’ichiroOzaki, “Shiryu Morita to Bokubi — Sho to Chusho Kaiga wo Megutte [ShiryuMorita et la revue Bokubi (Esthétique de l’encre) — Réflexions sur les rapportsentre calligraphie et peinture abstraite]” in cat. expo. “Shiryu Morita et la revueBokubi”, Musée départemental d’art moderne de Hyogo, 1992 ; Ichiro Hariu,“Sengo no Nihon no Zen’eisho — Kaiga to Mitsugetsu Jidai [La calligraphiejaponaise d’avant-garde de l’après-guerre : Lune de miel avec la peinture]” etKazuo Amano, “Sho to Kaiga tono Atsuki Jidai Ten Josetsu [Préface à
8/20/2019 Paris et l’art Japonais depuis la guerre: Réflexions autour des tendances des années 1950, 2007
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l’Exposition : ‘A l’Epoque de la Passion entre Calligraphes et Peintres’]” in cat.expo “A l’Epoque de la Passion entre Calligraphes et Peintres : 1945 — 1969”,Musée O de la Fondation Culturelle de Shinagawa, 1992.
5 Ci-après quelques exemples. Takachiyo Uemura, “Zen’ei Kaiga no Kokusaiseito Climat no Mondai : Nihon Yoga no Ketsuraku [L’internationalité de lapeinture d’avant-garde et la problématique du climat : Les Lacunes de lapeinture japonaise de style occidental]” in Atelier , No. 307, juin 1952 ; AtsuoImaizumi, “Sekai Gadan no Genjo to Nihon Gadan no Ichi (Zadankai)[Entretiens sur la place de l’art japonais dans le monde de l’art internationalaujourd’hui]”, in Mizue , No. 565, sep. 1952 ; Teijiro Kubo, “Nihon Gadan no
Kokusaisei [L’internationalisme de l’art japonais]”, in Bijutsu Hihyo, No. 10, oct.1952 ; Takachiyo Uemura, “Kindaisei to Climat [Modernité et Climat], in Mizue ,No. 572, avril 1953 ; Soichi Tominaga, “Tokushu Nihonteki Hyogen no Kanosei[Numéro spécial sur les possibilités d’une expression japonaise]” in Atelier , No.315, mai 1953 ; Ryo Yanagi, “Nihonteki Climat no Tenkizu [Cartemétéorologique du climat japonais]” in Mizue , No. 580, déc. 1953.
6 Taro Okamoto, “Gendai France Bijutsuten wo Mite [Réflexions sur lesExpositions d’art contemporain français que j’ai vues]” in Geijutsu Shincho
[Nouvelles Tendances Artistiques] Vol. 2, No. 3, mars 1951, p. 74.
7 Hisao Domoto, “Tenko Nihon Gakka no Ben [Discours d’un peintre japonaisreconverti]” in Geijutsu Shincho [Nouvelles Tendances Artistiques] , No. 7 —8,août 1956, pp. 88 —90 ; Hideo Kaido, “Atarashii Sekai no Sakka Toshimitsu Imai Wakaki Geijutsuka no Kano [Toshimitsu Imai, l’auteur d’un monde nouveau — Les possibles d’un jeune artiste]” in Bijutsu Hyoron, No. 58, oct. 1985, pp. 66 —
76 ; Soichi Tominaga, “Paris Gadan no Danso (ge) Hitotsu no KomyakuInformel [Rupture dans le monde de l’art parisien (vol. 2) Un filon, l’Informel]in Yomiuri Shimbun, journal du soir du 9 oct. 1956, p. 3.
8 Tapié Michel, “Daiikkai Nihon Ryoko no Seishinteki Kessaisho [Evaluationspirituelle de mon premier voyage au Japon]” in Bijutsu Techo, No. 134, déc.1952, p. 102. Publié en japonais dans une traduction signée Toru Haga. Letexte français ici est une traduction du texte japonais publié, l’original étantinconnu (NdT).
Bibliographie
L’auteur s’est inspiré des ouvrages suivants pour la rédaction du présent essai.
Shin’ichi Segi, Gendai Bijutsu no Sanjunen — Kokusaika Jidai no Shogen [30 Ans d’Art Contemporain : Témoignage d’une époque s’internationalisant], BijutsuKoronsha, 1978. Chapitres intitulés “Les débuts après la guerre : du Salon de Maià l’art informel”, “Scandales autour de l’art informel”, “Le concept tenace del’Informel”, “Problématique de l’après-Informel”.
Ichiro Hariu, Sengo Bijutsu Seisuishi [Prospèrité et décadence de l’art après-guerre],Tosho Sensho, 1979. “Chapitre V : Décalage entre le Japon et le reste du monde”,“Chapitre VII : La Déferlante Informelle”.
Shigeo Chiba, Gendai Bijutsu Itsudatsushi [Histoire Déviante de l’Art Contemporain], Shobunsha, 1986. “Chapitre I : Gutaï, Informel et Anti-art”.
Shin’ichi Segi, Sengo Kuhakuki no Bijutsu [L’Art pendant le vide de l’après-guerre] ,Shichosha, 1996. “Chapitre III : L’Exposition des chefs-d’œuvre d’Occident”,“Chapitre VI : Le Salon de Mai”, “Chapitre XVII : Les Deux Salons Indépendants de1961”.
Kazuo Amano, “Informel toha nan datta noka [Qu’a été le mouvement informel?]”in POSI , No. 6, 1996, pp. 21 —31.
Noi Sawaragi, Nihon Gendai Bijutsu [Japon — Contemporain — Art] , Shinchosha,1997. “Chapitre XI : Avant l’Art Informel”.
Ashiya City Museum of Art & History (Mizuho Kato et Atsuo Yamamoto) et Chiba
City Museum of Art (Hideya Warashina) éd., Sogetsu to Sono Jidai 1945 —1970 [Le style Sogetsu et son époque 1945 —1970] , cat. expo., Comité d’organisation deladite Exposition, 1998. Articles de Toru Haga, “Sofu Teshigawara, l’Informel (etmoi)”, Mizuho Kato, “L’art informel tel que le Japon le reçoit”, planches illustréesdes œuvres, textes d’introduction des rubriques (L’Exposition Internationale del’Art Actuel, Venue au Japon des acteurs de l’art informel, Exposition L’ArtContemporain dans le Monde, Un Nouveau Monde pictural : art informel et Gutaï,The International Sky Festival), reprise de textes publiés, bibliographie,chronologie 1945 —1970.