narratologie-21-11-

Upload: andaelenam

Post on 09-Apr-2018

214 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    1/13

    Cahiers de NarratologieNumro 11 (2004)Figures de la lecture et du lecteur

    ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

    Alain Rabatel

    Quand voir cest (faire) penser.Motivation des chanes anaphoriqueset point de vue

    ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

    Avertissement

    Le contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

    Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales dvelopp par le Clo, Centre pour l'ditionlectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

    ...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

    Rfrence lectroniqueAlain Rabatel, Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue , Cahiers deNarratologie [En ligne], 11 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2004. URL : http://narratologie.revues.org/21DOI : en cours d'attribution

    diteur : REVELhttp://narratologie.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur :http://narratologie.revues.org/21Document gnr automatiquement le 10 fvrier 2011. Tous droits rservs

    http://narratologie.revues.org/21http://www.revues.org/http://narratologie.revues.org/http://narratologie.revues.org/21http://www.revues.org/http://narratologie.revues.org/
  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    2/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 2

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    Alain Rabatel

    Quand voir cest (faire) penser. Motivationdes chanes anaphoriques et point de vue

    1 Le point de vue narratif1 (PDV) ne saurait se comprendre partir de la pure et simple

    transposition des rgles de perspective des smiotiques de limage fixe ou mobile : en effet, ilserait naf de croire analyser le PDV en ne recherchant dans les textes quun point de lespace(analogue celui occup par le photographe, le peintre, le chef oprateur) partir duquel lesobjets seraient perus et structurs, en laissant croire que ce point (Genette parle de foyer )

    puisse tre nettement isolable de lobjet peru et indpendant de lui2.2 En effet, lorsquon dtermine les traces nonciatives du sujet percevant des textes de fiction

    partir de la rfrenciation de ce qui est peru et quon sintresse larticulation de ladimensionphnomnologique des perceptions avec son expression linguistique, on constateque percevoir , nest pas une source de savoir isolable des autres sources videntielles(emprunt autrui, infrences partir dune perception confronte un savoir prexistant) : laperception nest jamais un donn qui simpose de lui-mme lobservateur, cest toujours-dj

    une construction intellectualise, mdiatise par le langage (Vogeleer 1994). Cette donne estconfirme par dautres approches qui, partir de cadres thoriques diffrents, aboutissent des conclusions identiques :

    La rfrence ne se dfinit [] plus en fonction des entits du monde naturel (individus, objets,arguments) mais de lexprience (notique) quun sujet fait dun certain donn phnomnal(nomatique). Ds lors, la valeur spatio-temporelle de ce dernier, qui dtermine l imagementale associe la reprsentation smantique de lnonc, grce laquelle fonctionne cequon appelle l impression rfrentielle (Rastier 1991), se trouve troitement lie aux valeursmodales, aspectuelles et autres de lacte perceptivo-cognitif lui-mme, soit au point de vue que lnonciateur-observateur a sur le contenu vnementiel de ses noncs. [] On nonce saperception des vnements constitutifs de la rfrence propre ses noncs, jamais les seuls objetsperus (Ouellet et alii, 1994 : 137).

    3 Ainsi, linstar de lindissociabilit du recto et du verso de la feuille de papier, la constructionlinguistique des objets perus et la construction linguistique du sujet percevant sontindissociables, voire interdpendantes, la rfrenciation des objets tant une des conditions(et un des garants) de la rfrenciation du sujet (et rciproquement). Nous vrifieronscette interdpendance, autrement dit cette double mimsis du sujet et de lobjet (Rabatel2000a : 57), travers lintrication linguistique des perceptions et des penses qui aboutitau cumul des valeurs descriptives et interprtatives (I). Ensuite nous mettrons en relief lesvaleurs pistmiques (ou cognitives), axiologiques, thymiques du PDV propos des stratgiesprsidant la constitution des chanes anaphoriques dans la rfrenciation des rfrentsvolutifs (II).

    1 Valeurs descriptive et interprtative des perceptionsreprsentes4 A la diffrence de Genette, nous avons contraint la notion de PDV en nous intressant

    lexpression linguistique des perceptions, ce qui nous a amen dfinir le PDV commelexpression linguistique de perceptions reprsentes, le terme faisant systme avec celui depense/parole reprsente, pour le DIL (Bally 1912a, b et 1914). Il est certain que le PDV ne se

    limite pas aux comptes-rendus de perception3, a fortiori aux seules perceptions reprsentes.Mais il est stratgiquement intressant de partir des perceptions, et plus particulirementdes perceptions en contexte narratif htrodigtique : dabord parce que la limitation duphnomne en favorise la saisie ; ensuite parce que les caractristiques de la reprsentation des

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    3/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 3

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    perceptions remettent en question les oppositions (certes invitables, mais ne pas prendre aupied de la lettre) entre subjectivit et objectivit, ou, dans le domaine narratif, entre interne et externe ; enfin parce que leur nature dialogique merge aussi, sur un mode mineur, dansles contextes narratifs la troisime personne, ce qui permet de mettre en valeur la spcificitde ces PDV perceptuels, comme formes pr-rflexives de la subjectivit (Banfield 1995 :293-313, Rabatel 2001a : 89-93), permettant ainsi de proposer un continuum, des formes pr-rflexives aux formes rflexives caractristiques des discours rapports.

    5 Pour faciliter la comprhension de la nature polyphonique du PDV, il nous faut brivementprsenter le cadre thorique ducrotien partir duquel nous apprhendons le PDV :conformment Ducrot 1984, nous distinguons entre locuteur4 et nonciateur. Le locuteur(L) est linstance qui profre un nonc (dans ses dimensions phontiques et phatiques ouscripturales, selon un reprage dictique ou selon un reprage indpendant dego, hic et nunc.Lnonciateur (E) est lorigine dun pdv. Proche du sujet modal de Bally, cest linstance desactualisations modales ; cest elle qui assume lnonc, en un sens nettement moins abstraitque la prise en charge dcoulant de lancrage dictique. Si, dans un nonc monologique,le locuteur est aussi nonciateur, en revanche, dans un nonc dialogique, il peut y avoircoexistence de plusieurs nonciateurs dans le discours dun seul locuteur : ainsi, dans unnonc ironique du type On promenait dans les fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes

    heureux dclars conqurants au cabaret , Chateaubriand, en tant que locuteur, met en scneun nonciateur second e25 qui admire les sans-culottes, et en tant qunonciateur premier(E1), il se distancie de toute source nonciative qui viendrait partager cette admiration.Ainsi, cet nonc comporte-t-il le jugement dprciatif de L1/E1 envers un nonciateur seconddont le jugement est rapport, reprsent, sans quil sagisse dun discours direct : e2 nestpas locuteur (second), il est la source nonciative dun point de vue dans une phrase sansparole (Banfield 1995). Autrement dit, si tout locuteur est toujours nonciateur, la rciproquenest pas vraie.

    6 En contexte narratif htrodigtique, ds que la perception a comme sujet6 un personnage,

    cest ce dernier qui est la source du PDV, et non le narrateur7. Sur le plan nonciatif, lesperceptions reprsentes corfrent une origine nonciative distincte du locuteur-narrateur

    (L1/E1) : ce dcrochage nonciatif est construit par lopposition fonctionnelle des plans,comme on lobserve en (1) et en (2), et notamment par limparfait, dont la valeur d altritnonciative suppose une dissociation de la source nonciative, mettant entre parenthses lehic et nunc de lnonciateur primaire au profit dun ancrage sur le repre secondaire (Mellet2003 : 90) :

    (1) Znon administra un rconfortant et examina la jambe ; les os en deux endroits sortaient dela jambe qui elle-mme pendait en lambeaux. Rien dans cet accident ne ressemblait leffet deruades ; les marques de sabots ntaient nulle part visibles (Yourcenar, Luvre au NoirFolio :257).

    2) La meute contourna silencieusement un massif rocheux couvert de ronces et se dirigea vers unchne lnorme tronc noueux. Orientant sans cesse ses oreilles, diffrenciant les bruits, situantleur origine et leur loignement, Bien-Noir entendit presque simultanment un campagnol senfuir toutes pattes sur le sol feuillu, les griffes dun cureuil remontant prcipitamment en haut deson arbre, le chuintement dune limace rampant non loin sur un champignon, les grattements dunblaireau en train dagrandir son terrier trente pas dici, le minuscule crissement des dents dunloir adulte entamant la base du champignon sur lequel voluait la limace (Folco, Un loup est unloup Points Seuil 327s).

    7 Certes, laltrit nonciative peut dissocier le locuteur/nonciateur hic et nunc et le locuteur/nonciateur en une poque X du pass, mais la dissociation peut renvoyer deux sourcesontologiquement diffrentes, comme cest le cas en (1) et (2), le procs perceptuel limparfaitrenvoyant au sujet de lnonc en position saillante, et non au locuteur sujet de lnonciation.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    4/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 4

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    8 Sur le plan textuel, en (1) et en (2), le procs de perception prdiqu dans les premirespropositions de premier plan, se dveloppe dans les propositions suivantes, qui construisentle second plan : la progression thmatique montre que la perception est associe des procsmentaux successifs qui sont comme la concrtisation de lexamen dtaill auquel Znon(ou le loup) se livre(nt), ces mouvements perceptifs-interprtatifs corfrant la vision delnonciateur-focalisateur, et non au rcit du narrateur anonyme.

    9 Sur le plan smantique, les perceptions reprsentes dans les deuximes plans entretiennent

    avec la perception prdique dans le premier plan une relation anaphorique mronomique(de type partie-tout) : la perception prdique est linguistiquement prsente comme un

    tout, et se dveloppe ensuite par laspectualisation8 des parties de ce tout. Celles-ci sontsous la dpendance smantique du tout, y compris en labsence de marque de subordinationsyntaxique, comme on le voit en (1), tant dans la premire phrase que dans la suivante.

    10 Sur le plan syntaxique, le procs prdiqu dans les premiers plans, le plus souvent auPS, correspond une vise globale (et une apprhension intellectuelle de lvnement,selon les analyses de Damourette et Pichon), cependant que laspectualisation des parties/moments de cette perception, dans les seconds plans, le plus souvent lIMP (mais on peuttrouver dautres formes, tels les participes prsents de (2)), correspond une vise scante,propre lexpression du dcrochage nonciatif : cest ce niveau quintervient la notion

    de reprsentation, signifiant que le dploiement des perceptions est inextricablement associ des mouvements de penses. Ainsi, en (1), les perceptions successives sont interprtercomme autant dobservations cliniques successives et de dductions qui, de proche en proche,contredisent les raisons allgues par ceux qui ont demand Znon de soccuper du bless :cest ce quindiquent les connecteurs ajouts en (1b), qui ne font quexpliciter les mouvementsdductifs motivant lenchanement des perceptions et des penses (Rabatel 2001b) :

    (1b) Znon administra un rconfortant et examina la jambe ; les os en deux endroits sortaientde la jambe qui elle-mme pendait en lambeaux. [Mais/or/cependant] Rien dans cet accidentne ressemblait leffet de ruades ; [en effet/car/de fait] les marques de sabots ntaient nullepart visibles.

    (1b) permet de dire que les perceptions reprsentes cumulent valeur descriptive (dun tat defait) et valeur interprtative (ltat de fait tant apprhend par le sujet dans son rapport au sujet),ce qui explique que les descriptions soient aussi des arguments co- ou anti-orients (Rabatel 1999et 2001b).

    11 Certes, cette interprtation est directement tributaire du smantisme du verbe, et, en amont,de la situation, qui implique une perception intentionnelle dun agent humain ou, plusgnralement, anim, comme cest le cas avec lauscultation dun malade ou la traque dugibier. Certes encore, lintentionnalit varie selon le smantisme des verbes de perception etelle est plus importante avec les verbes de perception infrentielle ou reprsentationnelle (cf.Benzakour 1990). Mais mme les verbes exprienciels dnotant une perception sensorielledirecte qui, selon Benzakour, sont les verbes les moins chargs dintentionnalit, nexcluentpas cette dimension interprtative. Cest ce que montre (2) : entendre des bruits, les nommeren les rfrant leur source (un campagnol, un cureuil, une limace ou un blaireau), cest

    toujours-dj interprter. Cette ralit existe au niveau du lexique et elle est amplifie par lasyntaxe (Franckel et Lebaud 1990) : cest ainsi que voir X est moins intentionnel que voir si X , voir que X , voir comment X , ou voir X qui (les perceptions de (2)relevant de cette dernire tournure syntaxique). En ralit, lintrication des valeurs descriptiveet interprtative dpend certes du smantisme intrinsque du verbe de perception, mais dcoulesurtout de lopposition fonctionnelle des plans et du dbrayage nonciatif :

    (3) P1 Mais il y eut encore une vole de cloche, P2 et cette fois ctait bien le dpart. P3 On avaitdeux minutes (Zola,Lourdes Franois Bernouard, Paris 1929 : 63).

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    5/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 5

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    12 Cest ce qui se passe en (3) : malgr lexistence dun procs de perception et dun verbe bienpeu intentionnels, P2 et P3 correspondent aux penses du prtre, qui interprte sa perceptioncomme un signal de dpart imminent. Le fait que ces perceptions soient imbriques desfragments de DIL, ou, comme on la vu dans Rabatel 2001c, soient associes, dans le co-texte amont ou aval immdiat des fragments de DD est un indice de plus en faveur delinterprtation de ces noncs descriptifs comme des PDV (et aussi de leur dialogismepr-rflexif), mais cest l un argument supplmentaire, et facultatif, pour ainsi dire, car

    linterprtation serait la mme si ces fragments taient absents. Fondamentalement, en effet,ce qui justifie linterprtation en terme de PDV, cest le dcrochage nonciatif, ainsi que lemcanisme infrentiel organisant smantiquement cette suite dnoncs comme des phrasessans parole .

    13 La perception reprsente est donc toujours (plus ou moins) associe des procs mentauxqui la prcdent, laccompagnent, la suivent, en cho ou en contrepoint, et ce y compris dansles cas o le mouvement perceptif semble premire vue dnu denjeux interprtatifs :

    (4) Le pre abb resta un moment silencieux, regardant droit devant lui dun air songeur, commesil hsitait non sur le contenu mme de la rponse, mais sur lopportunit de la donner. Le cheminde lEtang sincurvait au sud et, descendant en pente douce vers la pice deau situe en contrebasdu monastre, longeait prsent la bordure orientale des vergers dont on apercevait les limitesdans toutes les directions (Rio,Le perchoir du perroquet, Points Seuil 43).

    14 En (4), le sujet percevant, explicitement mentionn par son nom propre, est lorigine dunprocs de perception prdique dans la premire phrase, et dveloppe dans la seconde phrase,qui forme un second plan relativement la premire. Lusage de lIMP, dans la deuximephrase, donne cette perception une coloration subjective : certes, le chemin longe ltang depuis longtemps, mais cette information vient au lecteur par le filtre perceptif du pre

    abb, comme le signifie le marqueur temporel prsent 9 : le lieu est situ en rfrenceaux linaments de la pense du religieux. La deuxime phrase nest donc pas une notationdescriptive objective manant du narrateur, elle correspond la perception motive du preabb, et elle est sature dune intentionnalit sous-jacente : comme si le regard que le preabb portait sur les vergers tait un prtexte pour retarder sa rponse (et pour faire accepter

    ce suspens son compagnon de promenade, Frre Joachim). Dans ce contexte, lindfini on signale que cette perception est non seulement celle de labb, mais encore celle de

    son compagnon de promenade, Frre Joachim10 : aussi longtemps que Joachim partage cetteperception, il fait comprendre au pre abb que sa mditation est comprise, respecte.

    15 En sorte quun nonc en apparence aussi platement descriptif que la deuxime phrase de (4)ne se limite pas la simple perception, et est surcharg de mouvements mentaux divers. Alautre bout, (5) illustre une perception intentionnelle exprimant un haut degr lintricationdun procs perceptif et de procs mentaux :

    (5) Angelo retrouva la chambre du pavillon avec une agitation extrme. On avait remplac lepetit secrtaire et les bibliothques par une grande table Henri II et des fauteuils trs confortables.Angelo se promena de long en large avant de retrouver le calme. Il ny avait plus de trace deparfum (Giono,Angelo Folio 217).

    16 Ainsi lexpression linguistique de la perception mle procs perceptifs et procs mentaux.Cette formule signifie que les perceptions sont souvent motives par des penses, ouprolonges par elles (ou rciproquement) : la grande majorit des prdications de perception,

    et toute aspectualisation des perceptions surimposent perception et penses11. Ces mcanismesconstitutifs des mondes de la fiction et, plus gnralement, des univers rfrentiels, reposentsur lindissolubilit du lien entre processus nonciatif et exprience perceptive, comme leconfirme lanalyse de la rfrenciation des rfrents volutifs.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    6/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 6

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    2 Les interactions percevoir/concevoir/juger dans laconstitution des chanes anaphoriques des rfrentsvolutifs

    17 La notion de rfrent volutif concerne une entit subissant des transformations, susceptiblesdaffecter (ou non) lentit dans sa permanence ontologique : ainsi de la descriptiondes transformations dune larve ( lembryon devient un ttard mangeur de trs petites

    proies ). On peut aller jusqu inclure dans cette problmatique la rfrenciation variabledun mme rfrent lorsque cette variabilit ne tient pas aux mtamorphoses internes durfrent (comme lorsque lembryon se change en ttard avant de devenir une grenouille), maisest tributaire des modes varis dapprhension du rfrent dabord inconnu ou mconnu, avant

    dtre reconnu12.18 Le mode de donation des rfrents volutifs exprime tantt le point de vue du locuteur/

    nonciateur premier, tantt celui dun nonciateur second distinct de L1/E1. Dans leschanes anaphoriques, les lieux privilgis o se marque ce PDV portent dune part surles anaphores grammaticales, dautre part sur les anaphores lexicales. Ces deux grandescatgories danaphores entrent en jeu pour prsenter les tats de choses et pour prciserdemble, indissociablement, dans quel tat desprit le locuteur ou lnonciateur envisagent

    ces tats de choses. Cest pourquoi il serait erron dinterprter le couple percevoir/concevoircomme des contraires et comme lhomologue du couple objectivit/subjectivit, ou du couple interne / externe (Rabatel 1997) car lobjectivit nest pas du ct du percevoir( externe ), pas plus que la subjectivit du ct du concevoir ( interne ).

    19 Commenons par quelques exemples danaphores grammaticales exprimant le PDV. Ainsi,un SN indfini peut indiquer le PDV en signalant une premire saisie dun rfrent, ou encore,dans le cas de rfrents volutifs, un savoir limit si la source nonciative manifeste quellenaccde qu une partie des transformations (cf. les travaux de M. Charolles et C. Schnedeckersur les rfrents volutifs, qui nous empruntons les deux exemples suivants, ou encore ceuxdAchard-Bayle 2001) :

    (6) Elle [ = la Belle ] se retourna vers sa chre Bte, dont le danger la faisait frmir. Quelle fut sa

    surprise ! La Bte avait disparu, et elle ne vit plus ses pieds quunprince plus beau que lamour.Il la remerciait davoir fini son enchantement (Mme Leprince de Beaumont,La Belle et la Bte).

    20 Le rfrent est prsent sous la forme dune entit indite, la Belle tant re-catgorise parune nouvelle dnomination et prcde par un dterminant indfini, qui bloque toute rfrence ltat antrieur, et traduit la nature borne du PDV. La variation des anaphores permet parconsquent de signaler au lecteur si le focalisateur tablit les connexions reliant les tats entreeux. Cest ce que vrifient (7) et (8) :

    (7) On ma assur encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez le pouvoir deprendre la forme des plus petits Animaux, par exemple de vous changer en un Rat, en une Souris ;

    je vous avoue que je tiens cela tout fait impossible.

    - Impossible ? reprit lOgre, vous allez voir , et, en mme temps il se changea en une Souris,

    qui se mit courir sur le plancher. Le Chat ne let pas plus tt aperue quil se jeta dessus et lamangea (Perrault,Le Chat Bott, in Charolles 1993 b : 211).

    (7b) On ma assur encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez le pouvoir deprendre la forme des plus petits Animaux, par exemple de vous changer en un Rat, en une Souris ;

    je vous avoue que je tiens cela tout fait impossible.

    - Impossible ? reprit lOgre, vous allez voir , et, en mme temps il se changea en une Souris, quise mit courir sur le plancher. Le Chat ne let pas plus tt aperu quil se jeta dessus et le mangea.

    (7c) On ma assur encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez le pouvoir deprendre la forme des plus petits Animaux, par exemple de vous changer en un Rat, en une Souris ;

    je vous avoue que je tiens cela tout fait impossible.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    7/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 7

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    - Impossible ? reprit lOgre, vous allez voir , et, en mme temps il se changea en une Souris,qui se mit courir sur le plancher. Un Chat entra alors dans la pice. Il net pas plus tt aperulOgre mtamorphos quil se jeta dessus et le mangea.

    (7d) On ma assur encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez le pouvoir deprendre la forme des plus petits Animaux, par exemple de vous changer en un Rat, en une Souris ;

    je vous avoue que je tiens cela tout fait impossible.

    - Impossible ? reprit lOgre, vous allez voir , et, en mme temps il se changea en une Souris, qui

    se mit courir sur le plancher. Un Chat entra alors dans la pice. Il ne let pas plus tt aperuequil se jeta dessus et la mangea.

    21 Les diverses anaphores grammaticales (ou lexicales), en caractres gras, montrent que lesnoncs renvoient un sujet percevant dot de plus ou moins de savoir. (7) adopte le PDVdu Chat, ce dont rend compte le fait que lOgre est prsent sous les traits de la souris : leChat, qui a assist la mtamorphose de lOgre, rfre ce dernier par lvocation du derniertat du processus transformateur dont il a t tmoin. Cest galement le cas en (7b) : onpeut mme affirmer que le texte tmoigne dans ce dernier cas dun PDV du Chat plus tenduquen (7), puisque la rfrence ltat antrieur de lOgre, avant sa transformation en souris,indique que le Chat a bien conscience que la Souris quil a sous les yeux correspond bien une mtamorphose de lOgre. En (7c), nous sommes face deux chats, celui qui entre dans la

    pice ( un Chat ) tant diffrent de celui qui a pos la question lOgre : du fait que le textementionne lOgre mtamorphos , nous voyons que ce dernier adopte le point de vue dunnarrateur qui a un savoir moins born que celui du chat de (7d).

    22 La rfrenciation ambigu des objets par le choix danaphores fidles ou infidles confirmeque le PDV ne se limite pas la perception, et intgre toujours-dj, en quelque manire, lesavoir et les jugements que le locuteur ou lnonciateur porte sur le rfrent :

    (8) Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. DArtagnan slana avec tant de force danslantichambre quil faillit le culbuter en entrant.

    Malgr le mutisme habituel du pauvre garon, cette fois, la parole lui revint.

    -Hla, l ! scria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-vous, drlesse ?

    DArtagnan releva ses coiffes et dgagea ses mains de dessous son mantelet ; la vue de sesmoustaches et de son pe nue, le pauvre diable saperut quil avait affaire un homme (A.Dumas,Les trois mousquetaires).

    23 Les changements intervenus dans la chane de rfrence ( drlesse un homme )tmoignent que Grimaud enregistre les modifications survenues : mais si Grimaud comprendprogressivement que cette drlesse nest pas une femme, il ne comprend pas que lhommeest son matre. Aussi la dernire phrase de Dumas mle-t-elle des logiques empathiquesdistinctes : dune part, la dnomination de DArtagnan est assume par le narrateur, et luiseul ; les anaphores possessives ( ses coiffes , ses mains , ses moustaches et sonpe ) sont interprtables en relation une logique empathique qui pouse la perspective dunarrateur. Mais les mmes possessifs peuvent tre interprts daprs la perspective limite deGrimaud, et acquirent de ce fait une valeur cataphorique relativement un homme . Bien

    videmment, les deux lectures sont complmentaires, et cest leur confrontation qui est une dessources du plaisir de la lecture de ces rcits o le lecteur, par le biais des simulacres de la fictionsecondaire (Vuillaume 1990), est la fois dans le vif de laction et dans la fabrique du rcit.Ainsi la phrase est-elle organise autour de deux perspectives, partir dun point dancrageinitial ( DArtagnan , pour la lecture anaphorique-savante) et final ( un homme , pour lalecture cataphorique-borne). Au demeurant, le rcit tablit de lui-mme une hirarchie entreces deux lectures, comme lindique la position domine de ce pauvre garon , de ce pauvrediable , la dsignation de Grimaud par la ritration des descriptions dfinies rappelant la

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    8/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 8

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    supriorit cognitive du lecteur, du fait quil suit la perspective du narrateur depuis le dbutde lextrait.

    24 La rfrenciation ambigu des rfrents, selon que les rfrents se mtamorphosent ou selonque le regard du locuteur volue, offre, sur le plan linguistique, des arguments supplmentairesen faveur de lintrication linguistique du percevoir et du concevoir. Le PDV narratif estdonc un pluri-systme smio-linguistique combinant des systmes smiotiques qui jouissentdune autonomie relative lgard de la langue, fonctionnant comme une sorte de pr-

    construit. Ces systmes smiotiques sont en nombre infini ; relativement notre propos,les plus frquemment convoqus concernent les domaines qui organisent la vie sexuelle,sentimentale et affective, les relations culturelles, religieuses, idologiques, sociologiques,politiques, conomiques, etc. Toutes les donnes qui les composent relvent des connaissancesdu monde, lesquelles ne sont pas que la somme de donnes factuelles, mais consistent aussien cadres, grilles ou scnarios organisant la (pr-)comprhension du monde. Ces scnariossont donc importants au titre de la dimension cognitive/pistmique du PDV. Sur le plantextuel, le dploiement de cette dimension pistmique nest jamais aussi patent que lorsquele PDV prend la forme dun compte-rendu progressif, linstar de ce qui se passe dansles plans de texte structurant la description comme parcours, ou programme : organiseselon une temporalit propre, la description focalise par un sujet percevant mne de

    pair transformation smiotique et construction de savoir en tant sans cesse soumise desrajustements oprs par lnonciateur, comme le montre (8), sous une forme amuse13.

    25 En tant que pluri-systme smio-linguistique, le PDV ne se limite pas lanalyse du dit,(contenu propositionnel concernant lobjet peru) ; il comprend aussi les donnes relatives au

    dire et renvoie ainsi lethos14 du sujet percevant : la rfrenciation de lobjet peru fournitdes indications prcieuses sur le PDV du locuteur ou dun nonciateur distinct de lui, cest--dire sur les cadres de penses, systmes, reprsentations, passions, motions qui structurentsa perception (et qui sont fortifis ou transforms par elle).

    26 Ainsi, le PDV ajoute aux valeurs pistmiques prcdentes des valeurs axiologiques,idologiques, thymiques, qui sont bien videmment trs importantes pour linterprtation,et notamment pour linterprtation de valeurs qui, du fait quelles napparaissent pas

    dans des jugements ou des commentaires explicites, semblent premire (et courte) vue objectives . Or rien de plus dangereux que dtre la dupe de ces illusions naves ; partirde tout autres proccupations, lhistorien M. Bloch ne disait pas autre chose : Un tmoin abesoin dun tat civil. Avant mme de faire le point sur ce que jai pu voir, il convient de direavec quels yeux je lai vu (M. BlochLtrange dfaite Folio : 30).

    27 Trois derniers exemples mettront en lumire cette dimension bidimensionnelle des

    perceptions, renseignant autant (sinon plus) sur lobjet peru que sur le sujet percevant15. (9)illustre cette thse partir de lanalyse des anaphores lexicales :

    (9) Le prince Chigi aurait pu parler certes longtemps, Sarrasine ne lcoutait pas. Une affreusevrit avait pntr dans son me. Il tait frapp comme d'un coup de foudre. Il resta immobile,les yeux attachs sur le prtendu chanteur (Balzac, Sarrazine).

    28 Barthes, commentant cet extrait dans S/Z, stonnait de cette formulation, le prtenduchanteur car Sarrazine sait que Zambinella est effectivement un chanteur... mais ignore quecest un castrat :

    29 La formulation est nigmatique : on attendrait plutt la prtendue chanteuse , car dansla Zambinella, ce nest pas le chant qui est une imposture, cest le sexe, et ce sexe tant icimasculin (seul genre dont la langue dispose pour nommer le castrat), il ne peut tre prtendu mais peut-tre est-ce toute la personne de Zambinella qui est frappe de prtention, de fausset,dimposture, quelle que soit son apparence (Barthes, S/Z, fragment 473 : 190).

    30 Cette interprtation rvle que Barthes ragit ici en lecteur abstrait et ne cherche pas se mettre la place du personnage : car, prendre au srieux la dsignation de Zambinella, on constate

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    9/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 9

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    que Sarrasine naccepte pas que Zambinella soit autre chose quune femme. Voil commentune anaphore en ditplus long quun long discours sur les motivations secrtes de Sarrasine

    31 De mme, (10) exprime on ne peut plus nettement chez Znon lethos du savant, par le biais desanaphores lexicales ou grammaticales, ainsi que par les degrs de modalisation qui entourentcertains procs de perception :

    (10) Vers le midi, il sendormit couch plat ventre dans un creux du sable, la tte contre le bras,sa loupe tombe de sa main reposant sous lui sur une touffe sche. Au rveil, il crut apercevoir

    contre son visage une bte extraordinairement mobile, insecte ou mollusquequi bougeait danslombre. Sa forme tait sphrique ; sa partie centrale, dun noir brillant et humide, sentourait

    dune zone dun blanc rostre ou terne ; des poils frangs croissaient sur la priphrie, issus

    dune sorte de molle carapace brune strie de crevasses et bossue de boursouflures. Une vie

    presque effrayante habitaitcette chose fragile. En moins dun instant, avant mme que sa visionpt se formuler en pense, il reconnut que ce quil voyait ntait autre que son il reflt etgrossi par la loupe, derrire laquelle lherbe et le sable formaient un tain comme celui dunmiroir. Il se redressa tout songeur. Il stait vu voyant ; chappant aux routines des perspectiveshabituelles, il avait regard de tout prs lorgane petit et norme, proche et pourtant tranger, vifmais vulnrable, dou dimparfaite et pourtant prodigieuse puissance, dont il dpendait pour voirlunivers (Yourcenar,Luvre au NoirFolio : 242).

    32 -(10) met en scne deux visions successives, la premire sacrifiant au jeu des apparencestrompeuses, sans y cder tout fait, comme lindique la modalisation du procs de perception,la seconde tant la fois une perception adquate lobjet et une mise en relation de lobjetperu avec des reprsentations. La rfrenciation est, en elle-mme, hautement significative :

    le premier procs de perception saccompagne d assimilations 16, et laisse libre cours une mtaphore file (en italiques), support dune observation complaisamment dlirante(cette vie presque effrayante est perue avec une distance qui court depuis la modalisationinitiale sur apercevoir ). En revanche, la deuxime perception est annonce par uneanaphore conceptuelle ( ce quil voyait ), la source dune dmarche plus analytique pourlapprhension de lobjet. Bref, les procs perceptifs sont ici mis en scne, dune part endonnant voir un mode dapprhension distanci et intellectualis, dautre part en donnant voir une apprhension immdiate, image, rapidement questionne, en sorte que Znon sedonne voir voyant/cdant aux illusions des sens , ou voyant/avec les yeux de lme

    33 Enfin, les variations des anaphores grammaticales lintrieur du PDV dAli, en (11),tmoignent non dun changement de source du point de vue mais dun changement dattitude lgard des objets, en fonction des diffrents univers mentaux lintrieur desquels ces objetssont considrs :

    (11) Tout lui rentre la fois dans les yeux : les teintes sombres dun tapis, l on dirait une fortmais faite darbres inconnus dAli, et l une gazelle peut-tre, il na pas le temps den dciderla frange des nappes, le brun des bottes qui luit dessous, les tables si hautes que chaque Blanca besoin dune sorte de trne pour tre leur niveau, et les mains si ples contre largent descouverts A quoi peuvent bien servir ces fourches minuscules et ces poignards si courts ? Aquoi, sinon gorger Ali ? Et la range des barbes du blond au noir, de temps en temps uncoup nu, une femme Des femmes ! A table avec des hommes ! (Salvaing,Pays conquis Laffont1977 : 33)

    34 En (11), les composants de la rfrenciation mlent dabord des anaphores lexicales valeurmtaphorique : fourches et poignards anaphorisent couverts . De plus, lanaphoredmonstrative indique une interprtation particulire de ces deux objets-l, relativementaux autres objets du discours ; or lide dune valeur dictique intratextuelle (dune sortedhypotypose) rsiste mal lanalyse, dans la mesure o tous les autres objets du discourspourraient saccommoder de ces mmes anaphores, ce qui nest pas le cas. En sorte quil

    faut allguer ici une explication en terme dunivers de discours17 : en (11), la saisie parle dmonstratif indique que le texte passe dune apprhension descriptive factuelle, odominait ltonnement, un mouvement interprtatif , servant lexpression dune pense

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    10/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 10

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    reprsente o domine la crainte. Autrement dit, la scne passe des perceptions tonneset scandalises dAli (anaphores dfinies ou indfinies), lvocation inquite des couvertsinconnus, qui est loccasion dune interrogation (ritre) sur le danger potentiel de ces objetsinconnus pour la communaut dAli. Bref, les deux anaphores dmonstratives signalent cechangement dapprhension intellectuelle des objets, mais aussi la profondeur de la crise deconfiance qui affecte les communauts.

    Conclusion35 Ainsi lexpression linguistique des perceptions, ds lors que celles-ci sont reprsentes, dnote

    que celles-ci sont troitement imbriques des penses. Cest pourquoi les perceptionsreprsentes renseignent autant sur lobjet peru que sur le savoir, laxiologie, lidologie,voire les passions ou les motions du sujet percevant, telles quelles structurent ses perceptionsen amont mme de celles-ci, en tant que cadre de pense, ou telles quelles la structurent on line , au cours mme du processus scriptural, travers par les ractions du sujet face lobjet (de discours) reprsent. En ce sens, la construction de lobjet et celle du sujet sontinterdpendantes, et se conditionnent rciproquement.

    36 ce titre, il est lgitime de parler deffet-PDVcar lexpression du PDV, construite par lesreprsentations et croyances de lnonciateur, dirige les perceptions et reprsentations du

    lecteur. Le paradoxe est que cet effet est masqu : en effet, en contexte htrodigtique,le PDV, en tant que compte-rendu de perception, exprime des jugements, une axiologie, despassions sans passer par un discours explicite. Cest ce qui concourt lefficacit si singulirede ces PDV qui se donnent lapparence de lobjectivit alors quils ont une origine nonciativespcifique et que la subjectivit y est (plus ou moins, mais nanmoins toujours) marque parles traces du sujet modal, indpendamment du ego, hic et nunc.

    37 Ce dialogisme discret plaide bien videmment en faveur dune articulation entre PDV encontexte narratif et en contexte argumentatif (Rabatel 2004), surtout si lon prend en compte lefait que les nonciateurs sujets percevants sont des crations du locuteur/nonciateur premier,qui est responsable de part en part de la scnographie nonciative

    Bibliographie

    ACHARD-BAYLE G. 2001 Grammaire des mtamorphoses. Rfrence, identit, changement, fiction.Duculot, Bruxelles.

    AMOSSY R. 1999 La notion dethos de la rhtorique lanalyse du discours , Images de soidans le discours, Amossy, R. (ed), 9-30. Delachaux et Niestl, Lausanne, Paris.

    APOTHELOZ, Denis 1998 Elments pour une logique de la description et du raisonnement spatial La description Reuter, Y. (ed), 15-31. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-dAscq.

    BALLY C. 1912 a Le style indirect libre en franais moderne, I , Germanische RomanischeMonatschrift, fas. 4, 549-556.

    BALLY C. 1912 b Le style indirect libre en franais moderne, II , Germanische Romanische

    Monatschrift, fas. 4, 597-608.BALLY C. 1914 Figures de pense et formes linguistiques , Germanische Romanische Monatschrift,fas. 6, 405-422 et 456-470.

    BANFIELD A. 1995 Phrases sans parole. Thorie du rcit et style indirect libre. Le Seuil, Paris.

    BENZAKOUR F. 1990 Les complments de comptes-rendus de perception: quelques cas en franais.Thse de doctorat, Strasbourg II.

    CHAROLES M. et SCHNEDECKER C. 1993a : Corfrence et identit. Le problme des rfrentsvolutifs , Langages 112, 106-126, Larousse, Paris.

    CHAROLES M. et SCHNEDECKER C. 1993b : Les rfrents volutifs : points de vue ontologiqueet phnomnologique , Cahiers de linguistique franaise 14, 197-227. Universit de Genve.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    11/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 11

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    COHN, D. 1990 La transparence intrieure. Le Seuil, Paris.

    De MULDER W. 1998 Du sens des dmonstratifs la construction dunivers , Langue Franaise120, 21-32. Larousse, Paris.

    De MULDER W. et TASMOVSKY-De RICK L. 1997 : Rfrents volutifs, syntagmes nominaux etpronoms , Verbum Tome XIX, 1-2, 121-136.

    DUCROT O. 1984 Le Dire et le Dit. Minuit, Paris.

    DUCROT O. 1989 Logique, structure, nonciation. Minuit, Paris.

    GENETTE G. 1972 Figures III. Le Seuil, Paris.

    GENETTE G. 1983 Nouveau discours sur le rcit. Le Seuil, Paris.

    FRANCKEL J.J. et LEBAUD D. 1990 : Les figures du sujet. A propos des verbes de perception,sentiment, connaissance. Ophrys, Gap, Paris.

    HAMON P.1981 Introduction l'analyse du descriptif. Hachette, Paris.

    KLEIBER G. et alii 1997 La continuit rfrentielle. Recherches linguistiques 20, Klincksieck/Universit de Metz.

    MELLET, S. 2003 Imparfaits en contexte : les conditions de la causalit infre , Langue franaise138, 86-96.

    NONNON E. 1998 Lactivit descriptive comme dmarche dinvestigation dans le cadre dune

    construction de connaissances , in La description, Reuter (ed), 85-104. Presses universitaires duSeptentrion, Villeneuve-dAscq.

    OUELLET P. EL ZAIM A. BOUCHARD H : 1994 La reprsentation des actes de perception : le casde paratre , Les Cahiers de praxmatique 22 135-156, Universit de Montpellier 3.

    RABATEL A. 1997 Une histoire du point de vue. Klincksieck, Paris/Centre dEtudes Linguistiques desTextes et des Discours. Universit de Metz.

    RABATEL A. 1998 La construction textuelle du point de vue. Delachaux et Niestl, Lausanne, Paris.

    RABATEL A. 1999 Mais dans les noncs narratifs : un embrayeur du point de vue et un organisateurtextuel , Le Franais moderne, vol. LXV, 1, 49-60.

    RABATEL, A. 2000a Valeurs reprsentative et nonciative du prsentatif cest et marquage du pointde vue , Langue franaise, 128, 52-73.

    RABATEL A. 2000b Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vuenarratifs et discursifs , La lecture littraire 4, 195-254. Klincksieck, Paris.

    RABATEL, A. 2001a Les reprsentations de la parole intrieure : monologue intrieur, discours directet indirect libres, point de vue , Langue franaise 132, 72-93.

    RABATEL A. 2001b La valeur dlibrative des connecteurs et marqueurs temporels mais, cependant,alors, maintenant, et dans lembrayage du point de vue. Propositions en faveur dun continuumargumentativo-temporel , Romanische Forschungen 113-2, 153-170.

    RABATEL A. 2001c Le point de vue et lorganisation du texte in Quelles grammaires enseigner lcole et au collge. Discours, genres, texte, phrase, Garcia-Debanc et alii (eds), 227-240. Delagrave/CRDP Midi-Pyrnes.

    RABATEL A. 2001d La valeur de on pronom indfini/pronom personnel dans les perceptions

    reprsentes , Linformation grammaticale 88, 28-32.RABATEL, A. 2002 Le point de vue, entre grammaire et interprtation. Le cas de on , in Lire, crirele point de vue, Rabatel, A. (ed), 71-101. Lyon, CRDP de Lyon.

    RABATEL, A. 2003 Les verbes de perception en contexte deffacement nonciatif : du point de vuereprsent aux discours reprsents , Travaux de linguistique 46-1, 49-88.

    RABATEL, A. 2004 Argumenter (autrement) en racontant. Duculot, Bruxelles ( paratre).

    RASTIER F. 1991 Smantique et recherches cognitives. Presses Universitaires de France, Paris.

    VOGELEER S. 1994 Laccs perceptuel linformation : propos des expressions un homme arrive/on voit arriver un homme , Langue franaise 102, 69-83.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    12/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 12

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    VUILLAUME M. 1990 Grammaire temporelle des rcits. Minuit, Paris.

    Notes

    1 Le PDV est un synonyme de la notion de focalisation (narrative) analyse en France parGenette 1972 et 1983. Le changement de dnomination, qui vise notamment viter lesconfusions avec le concept de focalisation discursive, entend signaler une rupture avec le

    paradigme genettien, tant sur le plan de la dfinition de la notion que sur celui de son dcoupage(notamment propos de la focalisation zro et de la focalisation externe) : sur ces questions,cf. Rabatel 1997, chapitres 3, 12 et 13 et Rabatel 1998, chapitres 1 et 3.2 Cette ide peut tre illustre par les dfinitions ontologisantes du volume de savoiraffect par nature au narrateur (omniscience), au personnage (savoir limit, notamment parlimpossibilit daccder aux penses des autres personnages), et lhypothtique foyer dela focalisation externe (savoir minimal rduit lenregistrement des actions, parmi lesquellesles paroles) : or le volume du savoir ne peut pas tre prdtermin a priori, il varie selon lesgenres, les uvres, les moments et dpend de lexpression linguistique du savoir : cf. infra,lanalyse de (8).3 Cf. Rabatel 1997 et 1998. Depuis ces travaux, nous nous sommes intresss (Rabatel 2000b) dautres formes dexpression du PDV notamment dans le premier plan, avec des passs

    simples, sans que ces perceptions ne soient longuement dtailles. Ce type de PDV nommPDV embryonnaire (ou racont) sapparente au discours narrativis de Genette. Cela montreque les formes du PDV, en tant que compte-rendu de perception, ne se limitent pas au PDVreprsent et que leur dialogisme ne doit pas les assimiler seulement au seul DIL : sur ce point,cf. Rabatel 2003. Cela tant, dans le cadre de cet article, on nabordera que le PDV reprsent.4 Sans compter le sujet parlant, dont la dfinition ne fait pas dbat, par rapport au locuteuret lnonciateur.5 La minuscule et le chiffre indiquent le caractre second et subordonn de cet nonciateur. Ilen va de mme pour les locuteurs seconds (l2), enchsss dans le discours de L1/E1.6 Un verbe de perception se rapporte le plus souvent au sujet percevant : ainsi examina en(1) et entendit en (2). Lorsque le procs perceptuel est sous-entendu, lattribution du PDVrepose sur un mcanisme infrentiel, comme en (3).

    7 Cette distinction croise la distinction genettienne entre mode et voix : cest le narrateurqui raconte, mais cest le personnage qui voit (cf. Ducrot 1989 : 181). Il est certain que ladistinction nonciative npuise pas le dbat de la nature des liens smantiques entre le locuteurpremier et les nonciateurs seconds. Les relations entre L1/E1 et l2/e2 relvent tantt de laresponsabilitou de la non responsabilit, lorsque les relations sont explicites, tantt de laconsonance ou de la dissonance (Cohn 1990), lorsque ces liens sont implicites. Dans les deuxcas, ces liens sont graduels. Dans lexemple de Chateaubriand, les italiques signalent que L1/E1 nest pas responsable du jugement ; dans lexemple (1), en labsence de marques explicites,et en vertu du pacte de croyance raliste, le lecteur considre par dfaut que L1/E1 entrinecomme vraie la perception de e2 : il y a donc consonance. Il est vident quen labsence de sujetpercevant distinct de L1/E1, la perception reprsente est prise en charge par le narrateur.8 Au sens que les spcialistes de la description donnent ce terme : laspectualisation

    correspond ici au droulement des aspects (ou parties) dun objet du discours dabord voqucomme un tout dans le thme-titre de la description.9 Il en va de mme pour le marqueur spatial ici dans lexemple de M. Folco : ce marqueur valeur gnralement dictique, comme prsent , en (4), signale que lnonc auquel ilappartient est considrer comme renvoyant une je-origine fictive, celle de lnonciateur,et non comme relevant du narrateur anonyme. Il vise donner aux noncs de troisimepersonne, dans le cadre de lnonciation historique, une dimension personnelle : cest ce queBanfield 1995 appelle le paradoxe de la subjectivit, un il et un temps du pass pouvantquivaloir un je et un temps du prsent.10 Bref on est en ralit pronom personnel. Cf. Rabatel 2001d et 2002.

  • 8/7/2019 narratologie-21-11-

    13/13

    Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point de vue 13

    Cahiers de Narratologie, 11 | 2004

    11 Cf. Ouellet et alii, 1994 : 142-7, propos des figures schmatisant les catgories de ladescription conceptuelle et linguistique.12 Cette dfinition tendue des rfrents volutifs peut tre critique, mais il ny a pas demcanismes linguistiques diffrents dans les deux cas, cf. De Mulder et Tasmovsky-De Rycck1997.13 Cf. Hamon 1981 : 109 ; Apothloz 1998 ; Nonnon 1998 : 97ss notamment.14 Cf. Amossy 1999.15 Ouellet parle de double vision nonante et nonce (art. cit, 138) ;16 Dans les textes descriptifs, il sagit du processus, complmentaire de laspectualisation(mtonymique), qui repose sur des relations de type mtaphorique que telle partie du toutentretient avec des rfrents extrieurs lobjet (du discours) dcrit.17 Cf. De Mulder 1998, inLangue franaise120 : 31.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectroniqueAlain Rabatel, Quand voir cest (faire) penser. Motivation des chanes anaphoriques et point devue , Cahiers de Narratologie [En ligne], 11 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2004. URL : http://narratologie.revues.org/21

    propos de l'auteur

    Alain Rabatel

    IUFM de Lyon, ICAR, UMR 5191, Universit Lyon 2, CNRS, ENS-LSH. Alain Rabatel estProfesseur de Sciences du Langage lIUFM de Lyon, et mne ses recherches dans le cadredu Laboratoire ICAR, UMR CNRS 5191, Universit Lumire-Lyon 2. Dernier ouvrage paru :Argumenter en racontant(DeBoeck, novembre 2004), consacr aux formes dargumentation liesau point de vue en contexte narratif et aux interactions lecture/criture dans le cadre de lcrituredimitation/dinvention.

    Droits d'auteur

    Tous droits rservs