mémoire #ep2014
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#EP2014 : UNE CAMPAGNE SOCIALISTE NUMÉRIQUE
ÉTUDE D’UNE COMMUNICATION DIGITALE DANS UN CONTEXTE POLITIQUE
PERTURBÉ
Meuret Timothée Sous la direction de Patrick Eveno Master 1 CTM, promotion 2013/2014
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REMERCIEMENTS Ce mémoire a été réalisé grâce au concours de plusieurs personnes. Je veux tout d’abord remercier Laurence Rossignol, pour m’avoir aidé à décrocher ce stage au Parti socialiste, en me mettant en contact avec Florence Bonetti, que je remercie également pour le temps qu’elle m’a accordé durant la rédaction de ce mémoire, et pour les ressources qu’elle a acceptées de mettre à ma disposition. Je souhaite également adresser un remerciement cordial à Gérard Obadia et Thierry Daguzan, de l’agence Opérationnelle, pour leur aide. L’interview qu’ils m’ont accordée m’a mis sur la bonne voie dans mon approche de la plateforme numérique socialiste « Choisir Notre Europe ». Je suis également reconnaissant à mes colocataires, Stéphane Faure et Romain Fort, dont la passion pour l’Europe m’a permis de réaliser ce mémoire. Entouré d’une ambiance productive dans ma propre maison, j’ai pu me plonger dans le sujet et lui accorder l’attention qu’il méritait. Le temps et le travail que m’ont demandé la réalisation de ce mémoire m’ont empêché de participer activement à la vie de la maison pendant plusieurs semaines, je les remercie donc pour leur patience et leur aide. Enfin, j’adresse un remerciement chaleureux à Romain Segond, ancien camarade à l’université Paris 1, qui m’a transmis sa fascination pour le monde numérique. J’appelle de mes vœux dans ce mémoire une plus grande participation citoyenne au débat public et je regrette le manque de plateforme de débat numérique. Son œuvre avec le site internet Leadop.com, dont le lancement est prévu en juillet 2014, est tout à fait le type d’espace digital nécessaire au développement du débat public sur la toile.
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SIGLES ET ABREVIATIONS Partis européens ALDE : Alliance des Libéraux et Démocrates Européens (centre, libéraux) GUE : Gauche Unie Européenne PPE : Parti Populaire Européen (centre-‐droit) PSE : Parti Socialiste Européen (centre-‐gauche) Partis Nationaux PS : Parti Socialiste UMP : Union pour un Mouvement Populaire FN : Front National UPR : Union Populaire Républicaine UKIP : United Kingdom Independance Party
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RESUME DU MEMOIRE
Ce mémoire tente d’explorer l’utilisation du numérique dans la campagne des élections européennes de mai 2014. Après avoir étudié le paysage numérique européen, j’approfondis l’exemple de la campagne du Parti socialiste qui a déployé un effort considérable sur le terrain numérique. Pour répondre à un contexte difficile d’euroscepticisme grandissant, le PS s’est employé à développer un débat européen en France, à travers une activité permanente sur les réseaux sociaux et par l’établissement d’une plateforme numérique d’interpellation des citoyens : Choisirnotreeurope.fr. A la lumière des résultats de l’élection, j’entreprends de critiquer l’utilisation du Web en politique, son efficacité et ses méthodes d’action, à travers l’échec de la campagne socialiste. Outil de mobilisation redoutable, le Web peine en revanche à s’imposer comme outil de communication politique. Néanmoins, il m’apparaît évident que l’utilisation accrue du Web au niveau européen a permis l’émergence d’un espace public européen durant la campagne, à travers les évènements politiques de la campagne et leur diffusion grâce au réseau. Le Web apparaît alors comme une plateforme d’avenir pour l’Europe, dont le potentiel politique n’est pas encore exploité à fond par ses utilisateurs. Mots clés : Europe Politique Internet Parti Socialiste Communication
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SOMMAIRE Remerciements 2 Sigles et abréviations 3 Résumé et mots clés 4 Sommaire 5 Introduction 7 1. La campagne socialiste au sein de la campagne numérique européenne 9 1.1. L’ampleur de la campagne numérique européenne
1.1.1. Quelques chiffres 1.1.2. Les stratégies 1.1.3. Les plateformes d’action
1.2. Les acteurs de la campagne 1.2.1. Les acteurs institutionnels 1.2.2. Les acteurs politiques 1.2.3. Les mouvements et acteurs de la société civile
1.3. La couverture des évènements 1.3.1. Une organisation qui inclut numérique 1.3.2. Une présence constante essentielle 1.3.3. La stratégie socialiste
2. Les spécificités de la campagne socialiste 25 2.1. Recentrer la campagne sur les enjeux européens
2.1.1. Le danger des enjeux nationaux 2.1.2. La promotion de Martin Schulz sur internet 2.1.3. Les contenus produits par le parti
2.2. « Choisir Notre Europe » 2.2.1. Une plateforme interactive 2.2.2. Rapprocher le citoyen de l’Europe 2.2.3. Etablir le lien entre le citoyen et ses représentants
2.3. Une campagne sur trois niveaux 2.3.1. La déclinaison au niveau local 2.3.2. La coordination numérique au niveau national 2.3.3. L’action numérique du PSE en France et en Europe
3. Les insuffisances de la campagne numérique 38
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3.1. Internet, une source d’information dont on se méfie encore et qui ne suffit pas
3.1.1. La méfiance vis à vis d’internet 3.1.2. Des moyens traditionnels de campagne encore essentiels 3.1.3. Des moyens numériques qui ont fait leurs preuves mais inutilisables
3.2. Mauvais lien entre la campagne numérique et les médias traditionnels
3.2.1. Un mauvais relai de contenus mal adaptés 3.2.2. Le public reste restreint 3.2.3. Le e-‐militantisme
3.3. Une mauvaise couverture médiatique de la campagne 3.3.1. La télévision, média encore et toujours dominant 3.3.2. Le refus de diffusion des débats européens 3.3.3. L’agenda médiatique
Conclusion 50 Glossaire 52 Bibliographie 53 Liste des annexes 56 Table des matières 64
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#EP2014 : UNE CAMPAGNE SOCIALISTE NUMERIQUE Etude d’une communication digitale dans un contexte
politique perturbé INTRODUCTION
« Nous n’avons pas eu de nouvelles de notre ambassadeur en Espagne depuis deux ans. Si nous n’en avons pas cette année, envoyons lui une lettre ». Cette phrase attribuée à Thomas Jefferson par le diplomate israélien Abba Eban montre l’inquiétude relative du président américain face au silence prolongé de son représentant.
Aujourd’hui, mises à part les innombrables communications diplomatiques journalières des services américains, l’on pourrait s’inquiéter si James Costos, l’actuel ambassadeur américain en Espagne, ne twittait pas pendant un jour. L’instantanéité de l’information a non seulement changé notre quotidien, mais également nos attentes vis à vis de nos représentants, vis à vis des institutions gouvernementales et politiques. Leur présence quotidienne est essentielle sur les réseaux sociaux, et notamment Twitter, qui représente aujourd’hui la quintessence de l’instantanéité de l’information. Avec ses messages limités à 140 caractères, le réseau social lancé en 2006 apparaît comme le média direct par excellence, présentant l’information brute. Avec la possibilité de poster des photos, de partager des liens URL, et maintenant de petites vidéos Vine (courtes séquences de 9 secondes), Twitter se retrouve comme le point central de l’internet politique. Facebook apparaît également comme crucial, mais moins immédiat. Il permet de développer la couverture d’un événement « à froid ». Twitter permet de suivre en direct, Facebook fait revivre le moment à travers une mise en abyme. Si la pratique des réseaux sociaux est désormais essentielle pour les représentants officiels, il en va de même pour les hommes et femmes politiques qui cherchent à convaincre, à rassembler, mais surtout à intéresser l’électorat. Car c’est bien l’intérêt qui était en jeu dans les élections européennes de 2014. Ces élections, qui depuis des années jouent le rôle de défouloir de l’électorat, ne passionnent pas les Français. Tous les moyens étaient donc bons, au Parti socialiste, pour atteindre les électeurs, pour piquer leur curiosité, pour attirer leur attention.
Dans un contexte plus difficile que jamais, le PS a dû parler d’Europe à ses électeurs, pour éviter à tout prix le vote sanction contre le Gouvernement socialiste, que l’UMP et le FN appelaient de leurs vœux. Dès le début de la campagne, il a été décidé de s’appuyer sur le numérique, avec le lancement d’une véritable campagne digitale, entièrement tournée vers le Web. Sans oublier les moyens traditionnels (porte à porte, tractages et affichages), le PS a mis en ligne tout un panel d’outils pour les militants, mais a également déployé une batterie de sites internet pour développer ses idées, et recentrer l’élection autour de l’enjeu européen. Ces élections étaient particulières pour le Parti socialiste, mais pour l’Europe en général. Le traité de Lisbonne en 2009 avait institué que le Conseil européen devait « prendre en compte le résultat des élections » dans leur choix pour la nomination du président de la Commission européenne, et que le Parlement serait consulté pour approbation du choix du Conseil. Ce traité, dont la formulation restait floue, aurait pu n’avoir aucune incidence
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sur la nomination du nouveau Président de la Commission. Mais chaque parti européen a décidé de nominer un candidat unique qui le représenterait dans la course à la Commission. Martin Schulz, président du Parlement européen à l’origine de cette initiative, avait été désigné dès le 1er Mars 2014 par le Parti socialiste européen. En politisant l’attribution de ce poste, il était souhaité que la nomination du président de la Commission ne fasse pas débat au lendemain des élections. Les autre candidats étaient Jean-‐Claude Juncker pour le Parti populaire européen (PPE, auquel est affilié l’UMP) ; Guy Verhofstadt pour l’Alliance des libéraux et démocrates européens (ALDE), dont le MoDem et l’UDI sont maintenant membres ; et Alexis Tsipras pour la Gauche unie européenne (GUE). Les Verts avaient nominés deux candidats : le français José Bové et l’Allemande Ska Keller. Cette dernière a rapidement été mise en avant après ses excellentes performances lors des débats européens. Cet aspect de la campagne, nous le verrons, était essentiel pour le Parti socialiste, qui souhaitait faire campagne sur l’Europe, vanter les progrès de la démocratie européenne et faire du projet européen le centre de son programme.
Pour faire connaître Martin Schulz et diffuser ses propositions, le PS a misé sur le numérique. Selon Fabienne Greffet, « depuis 2009, le développement des Réseaux sociaux en ligne et des applications de ce qu’il est convenu d’appeler le web 2.0 semble ouvrir une nouvelle phase des net-‐campagnes. »1 Il est certain que le développement exponentiel des réseaux sociaux depuis la création de Facebook (2004) et Twitter (2006) leur a permis de devenir un outil « impératif » explique Florence Bonetti, directrice de la communication au Parti socialiste : « c’est interactif, ça permet de toucher des gens différents. » Démultiplier les publics, voilà la clé de la communication digitale. Avec plus de 500 millions d’habitants et environ 400 millions de votants, l’Union européenne représente le second corps électoral le plus large du monde, après l’Inde. On comprend donc aisément la nécessité de méthodes de communications à même d’atteindre le plus d’électeurs possible. Les élections européennes de 2014 ont montré une explosion de l’utilisation du Web dans la campagne. A la lumière des résultats, on s’interroge sur l’efficacité des campagnes numériques mises en place par les partis « républicains », et notamment le Parti socialiste. Comment le Web peut-‐il être utilisé en politique ? Son impact fut-‐il aussi important que l’ont espéré les dirigeants du PS ? Quel a été son incidence dans le débat européen ?
Le PS a mis en place une stratégie de campagne essentiellement basée sur le numérique. En association avec l’agence de communication Opérationnelle, une plateforme numérique interactive a été développée : Choisir Notre Europe ; des comptes Twitter et Facebook ont été créés ; et le parti s’est efforcé de maintenir une présence constante sur le Web. Inséré dans un paysage numérique européen en expansion (I), le Parti socialiste a mis au point une campagne spécifiquement tournée vers le numérique (II). Au regard des résultats en France et en Europe, l’étude de cette stratégie implique nécessairement une analyse critique (III) : Internet est-‐il vraiment nécessaire dans la construction d’une campagne politique ? Quelle est la portée de la stratégie numérique par rapport à celle des médias traditionnels ? Voilà les questions auxquelles il nous faudra répondre pour compléter cette analyse de la campagne socialiste numérique.
1 F. Greffet, Continuerlalutte.com, Les partis politiques sur le Web, Les Presses de Science Po, Paris, 2011, p.41
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1. LA CAMPAGNE SOCIALISTE AU SEIN DE LA CAMPAGNE NUMERIQUE EUROPEENNE
1.1. L’ampleur de la campagne numérique européenne 1.1.1. #EP2014 : quelques chiffres
Dans son article “La Communication politique“, Jacques Gerstlé envisage
« l’émergence d’une production immatérielle en voie de supplanter la production matérielle. »2 Il est difficile de dire que la production immatérielle a « supplanté » la production matérielle, car cette dernière fut abondante durant la campagne européenne de 2014. Toutefois, il est presque impossible d’obtenir une mesure matérielle de la production numérique qu’a engendrée cette campagne. Il me semblait nécessaire de donner un aperçu de l’ampleur du phénomène numérique que la campagne a provoqué. Sur Twitter, la campagne a reçu un hashtag spécial : #EP2014 (pour European Parliament 2014). Le hashtag est sans doute l’élément le plus important d’un tweet. Il détermine le sujet, permet d’apparaître dans les recherches sur ce sujet. Il peut également permettre d’afficher son soutien à un candidat, comme nous le verrons avec les hashtag #NowSchulz ou #WithJuncker. Le hashtag #EP2014 était le signe sur Twitter d’un avis sur l’élection, de la publication d’un article sur l’élection, d’une déclaration en rapport avec l’élection. Pour donner une idée de l’ampleur de la production immatérielle rien que sur le réseau social Twitter, j’ai établi quelques graphiques pour montrer l’évolution du hashtag #EP2014. 954 724, ce graphique établi au matin du 26 mai nous dit qu’entre le 26 avril et le 26 mai, pas moins de 954 724 tweets avec la mention #EP2014 ont été envoyés. Près d’un million de messages ont été publiés sur le réseau social Twitter en un moins au sujet des élections européennes.
2 Jacques Gerstlé, « La Communication politique », Encyclopaedia Universalis, 2006, p.1
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Comme on le voit, le 25 mai 2014, jour d’élection, fut le plus prolifique. Il est intéressant de noter que, sur cette courbe, toute la période qui semble afficher une activité extrêmement faible est à relativiser. Les légères augmentations que l’on constate du 15 et au 22 mai sont en réalité des pics extrêmement forts, correspondant tout d’abord à la tenue du débat européen entre les candidats à la Commission, qui a généré près de 100 000 tweets, puis au début du vote européen, au Royaume Uni. Néanmoins, rien que le 25 mai, 412 339 tweets ont été postés contenant la mention #EP2014. Soit une moyenne de près de 5 tweets par seconde si on suppose qu’ils ont été produits en 24h. C’est pourquoi la courbe apparaît si basse au début.
Beaucoup d’autres hashtags ont été utilisés pendant la campagne. Certains étaient mis en place par les organisateurs d’un événement médiatique, pour que tous les twittos qui désiraient en parler puissent se retrouver : #TellEurope (Débat européen, 15 mai), #DPDA (Des Paroles et Des Actes, 22 mai) ; d’autres ont été lancés par des partis pour indiquer un soutien : #Guy4Europe, #NowSchulz, #WithJuncker ; et d’autres ont été créés par des organisations pour indiquer un soutien à une cause : #HumanFirst par exemple était présent dans de nombreux tweets demandant aux candidats de signer une charte pour une politique plus humaine. Les hashtags de soutien était un excellent moyen de mesurer la popularité des candidats sur Twitter. Sur le graphique suivant, on observe un pic de participation le 15 mai, lors du grand débat européen. On constate aussi que Jean-‐Claude Juncker, candidat du Parti populaire européen, a reçu beaucoup plus de soutien le 25 mai que ses opposants.
La campagne a également montré un excellent exemple de Bad Buzz, un emballement négatif, autour d’un hashtag : #WhyImVotingUkip. Ce hashtag a été lancé par le UK Independance Party (UKIP), parti nationaliste eurosceptique britannique, deux jours avant le début du vote en Angleterre. Il a rapidement été détourné avec humour par les twittos britanniques. Il est même devenu viral et a atteint plus de 180 000 occurrences en deux jours.
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Selon une étude réalisée à l’automne 2013 par le Centre de Recherche du Parlement Européen3, 56% des européens déclarent utiliser internet tous les jours, et 70% déclarent l’utiliser au moins une fois par semaine. Comme on peut s’y attendre, les jeunes sont le public le plus présent sur internet, puisque 87% de jeunes européens (15-‐24 ans) déclarent utiliser internet tous les jours ou presque. Il était donc nécessaire pour les candidats européens d’apparaître présents sur le Web, notamment pour toucher les jeunes, population massivement abstentionniste.
1.1.2. Les candidats européens sur le Web
L’une des difficultés de l’élection européenne a toujours été l’incarnation de l’élection. Dans chaque élection présidentielle, législative ou municipale, on vote pour un candidat. Viviane Serfaty nous explique que « la représentation du corps du candidat est le point de repère de l’ensemble du dispositif »4 électoral. Le corps du candidat acquiert une signification politique, qui culmine au moment de la Présidentielle. C’est par lui que transitent un ensemble de symboles politiques. Pierre Bourdieu, en 1980, mettait en avant « la vertu de l’incorporation, qui exploite la capacité du corps à prendre au sérieux la magie performative du social. »5 Cette notion d’incarnation du pouvoir remonte même à 1956, avec l’essai d’Ernst Kantorowicz sur les deux corps du roi, dont nous voyons apparaitre ici une version laïcisée. Les élections européennes n’ont jamais vraiment été incarnées. Bien sûr, chaque région affiche des têtes de listes, mais les campagnes sont plus souvent menées nationalement. On demande aux électeurs de voter pour un projet, ou une idée européenne ou nationale, comme ce fut le cas durant cette élection. Avec l’apport du Traité de Lisbonne, les partis européens avaient une chance de nommer un candidat pour incarner le projet. C’est ce qui a été fait avec les candidats à la présidence de la Commission européenne. Chacun a du se faire connaître au niveau européen. Le numérique a été particulièrement utile pour cela puisqu’il permet de lever « les contraintes physiques de temps et d’espace »6, et nous rapproche inexorablement du « village global » que Marshall McLuhan prédisait en 19647. Sur Internet, et principalement sur les réseaux sociaux, les
3 Media Use in the EU, report for the European Commission, Autumn 2013 4 Viviane Serfaty, « Présidentielles aux Etats-‐Unis : la communication politique au prisme de l’internet (1996-‐2008) », Questions de communication, 2009, 15, pp.367-‐382, p.10 5 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Documents », 1980, p.117 6 Jacques Gerstlé, ibid., p.1 7 Marshall McLuhan, Understanding Media, McGraw-‐Hill, New York, 1964
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candidats se sont affichés, ont commenté l’actualité, ont partagé leurs articles, leurs discours, leurs activités. Martin Schulz a unanimement été salué pour son utilisation des réseaux sociaux, qui faisaient partie à part entière de la stratégie socialiste. Il a d’ailleurs été le candidat le plus mentionné sur Twitter tout au long de la campagne.
Les socialistes européens ont mobilisés des milliers de e-‐militants, pour répandre le message de Martin Schulz sur le Web. En France, le Parti socialiste a aussi augmenté sa présence sur les réseaux sociaux, à travers le compte officiel du parti, mais également à travers le compte « Choisir Notre Europe » (@PS_EP2014), qui représentait la campagne socialiste sur le réseau Twitter. Gérard Obadia, directeur associé de l’agence Opérationnelle, interrogé sur la stratégie socialiste, confirme la nécessité d’une présence constante : « Il n’y a pas eu une seule manifestation médiatique en France qui n’ait pas été twittée. » La présence des candidats européens sur le web était essentielle. Les montrer, les faire connaître, expliquer leur rôle dans l’élection, tout cela était l’objectif des partis européens. Il était nécessaire d’expliciter ce rôle et l’enjeu de la nomination du président de la Commission européenne. Le bras de fer attendu entre le Conseil européen, qui refusait le contrôle du Parlement sur cette nomination, et les partis européens, qui désiraient avoir un rôle crucial à jouer dans cette nomination, rendait impératif une bonne explication de cette nouveauté durant la campagne. Une hausse de la participation aurait renforcé le Parlement dans son rôle de représentant de la démocratie européenne. La faible participation a finalement permis au Conseil européen d’échapper à l’imposition d’un candidat par une majorité parlementaire.
Le Parlement a d’ailleurs conduit des recherches sur les effets des réseaux sociaux sur l’électorat. Ron Davies, dans un rapport intitulé Social media in election campaigning paru le 21 mars 2014 explique que « les médias sociaux peuvent être utilisés par les gouvernements pour impliquer les citoyens dans les processus de décision, et par la société civil pour interpeler les gens sur des enjeux spécifiques. » Il
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ajoute que ces médias peuvent également servir à « élargir la participation politique »8 en créant un lien entre le peuple et ses représentants. Dans cette campagne, le numérique était l’outil privilégié de la démocratie européenne. Cette idée d’un peuple souverain européen, qui a tant de mal à s’imposer, était visible sur le Web aux moments cruciaux de la campagne. Lorsqu’un grand nombre de Twittos réagissaient au même moment sur un événement ou un enjeu européen, émergeait le sens d’une communauté européenne. Ce n’est pas la campagne officielle, ni celle présente dans les médias traditionnels qui aurait pu faire progresser l’idée d’Europe. Centrée sur les enjeux nationaux, en France mais également dans d’autres pays, cette campagne ne fut européenne que grâce au Web. Les candidats à la tête de la Commission européenne ont donc investi le Web et les réseaux sociaux. Jean-‐Claude Juncker et Martin Schulz ont utilisé des tweets sponsorisés, les Verts ont mis en place de nouveaux sites internet, des pages Facebook, des blogs et des plateformes numériques. Tous les espaces d’expression sur la toile ont été explorés.
1.1.3. Les plateformes d’action Non seulement les candidats ont investi le Web, mais ils ont accompagné son évolution. Le design très épuré de la plupart des sites de campagne a laissé apparaître une volonté de coller aux codes en vigueur sur le Web actuellement. Les Verts européens, avec leur site de campagne9, se sont montrés à la pointe de la dernière mode en web design. L’utilisation du défilement parallaxe, très utilisé dans les jeux vidéos, mais encore peu répandu sur le Web leur a donné l’opportunité de construire un site extrêmement bien pensé, dont le message évolue au fur et à mesure que l’on fait défiler la page. Modernité et écologie, montrer que leurs idées étaient celles de l’avenir, tel était le message du site des Verts européens. Le site en soi envoyait un message politique, auquel s’ajoutait le contenu. Le Parti socialiste européen a également lancé plusieurs sites internet. Le principal était destiné à faire connaître Martin Schulz10. Doté d’un design beaucoup plus classique que celui des Verts, cette plateforme avait pour but de mettre en avant le candidat socialiste, de montrer son parcours atypique, d’expliquer son projet, son idée du rôle de la Commission européenne.
Mais les réseaux sociaux étaient les outils les plus utilisés. Comme nous l’avons vu, le Parlement européen, à travers un rapport de recherche, encourage les candidats à utiliser les réseaux sociaux. Ils permettent de « court-‐circuiter les filtres médiatiques »
8 R. Davies, Social media in election campaigning, European Parliament Research service, 2014 9 http://www.greens2014.eu/ 10 http://www.martin-‐schulz.eu
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et peuvent « augmenter l’attrait personnel d’un candidat »11 Ces réseaux sont donc largement utilisés comme médias, pour faire passer des messages, ou pour partager les nouvelles plateformes mises en place par les partis. Mais les partis ne sont évidemment pas les seuls à utiliser ces réseaux, qui sont devenu l’outil essentiel du cyber-‐militant.
Les eurosceptiques ont investi le Web de manière impressionnante. Les partis extrêmes ont toujours été très forts sur le Web. Comme le rappelle Fabienne Greffet, en France, le Front National fut le premier parti à disposer d’un site internet, justifié par la nécessité de pouvoir diffuser leurs idées sans dépendre des médias traditionnels. Dans cette campagne européenne de 2014, le FN a tenté le lancement d’un réseau social : lespatriotes.net.
Ce réseau social lancé discrètement par le FN le 13 mai 2014 était destiné à accueillir les militants frontistes et leurs actions. Le réseau était basé sur un système de point. On pouvait gagner des points en apportant la preuve d’une action militante hors ligne, mais également en postant des photos, des vidéos, et en invitant des amis à rejoindre le réseau. En mettant en compétition ses militants, le FN offrait la possibilité d’être reconnu par les institutions du parti comme un activiste de valeur. Le concept était très bien trouvé et pouvait leur laisser espérer une recrudescence des activités militantes pour le Front. Mais la discrétion du lancement n’a pas suffit, deux jours après le lancement, le site avait déjà été mis à bas par des trolls, des hackers, qui ont pollué la page et forcé les administrateurs du site à fermer la plateforme. Le site fut relancé le 21 mai, mais la campagne touchait à sa fin.
11 Ron Davies, ibid.
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Internet offrait bien d’autres moyens de faire campagne. Les partis ont effectivement lancé leurs plateformes, mais ont également utilisé celles qui étaient déjà présentes : les pure players, comme le Huffington Post ou Slate. Ces sites offrent des espaces de publication à des personnes privées ou publiques. Pervenche Bérès et Alain Lamassoure, respectivement têtes de listes PS et UMP en Ile de France, par exemple, ont chacun publié une tribune dans le Huffington Post à l’occasion de la journée de l’Europe, le 9 mai, célébrant l’anniversaire de la déclaration de Robert Schuman, en 1950, qui fonda la CECA (Communauté Economique du Charbon et de l’Acier). Les plateformes vidéos, comme Youtube ou Dailymotion, ont également été utilisées. Le PS est très actif sur le second, qui héberge toutes les vidéos mises en ligne par le parti, et notamment celles présentes sur le site du parti. La grande tentation de ces espaces d’expression est de faire le buzz, de voir un message provoquer un emballement et se transformer en message viral, qui se propage sur la toile à très grande vitesse. Dailymotion a été l’espace utilisé par le Front de Gauche pour leur campagne contre le traité transatlantique (TAFTA). Avec des vidéos décalées de poulets géants pour dénoncer l’arrivée de poulets traités au chlore après la signature du traité, le parti de Jean-‐Luc Mélenchon n’a pas réussi à faire le buzz espéré. Avec seulement 15 245 vues en un mois, les vidéos n’ont pas été partagées autant qu’ils l’espéraient.
Blogs personnels, Tumblr, Instagram, tous les outils de partage de contenu, de texte, de vidéos, de photos, tout est bon pour être visible sur le Web. De nombreux acteurs étaient présents dans cette campagne numérique, et ils étaient prêts à utiliser tous les outils à leur disposition pour faire passer leur message.
1.2. Les acteurs de la campagne 1.2.1. Les acteurs institutionnels
Le démarrage de la campagne officielle en France était extrêmement tardif. Elle se déroulait du 12 au 23 mai 2014 : onze jours de campagne. C’est pourquoi les campagnes d’appels au vote ont été très faibles en France. Mises à part quelques affiches que l’on a vu fleurir dans le métro parisien à quelques jours du scrutin, les acteurs institutionnels français n’ont pas joué leur rôle d’information, d’encouragement à la participation, que ce soit sur les terrains traditionnels, ou sur le Net. Le Parlement européen, pour sa part, a été très actif. De nombreuses campagnes ont été lancées, leur site internet, très complet, regorgeait d’interviews, de reportages, d’infographies sur les institutions européennes, le vote de 2014, et les enjeux de l’élection.
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Comment voter ?, Où voter ?, Pourquoi voter ?, chaque question avait une réponse sur le site du Parlement européen, qui a investi énormément de temps et d’argent dans la campagne de 2014. Le slogan “Act, React, Impact“ était présent sur toutes les pages, et chacune de ses pages regorgeait d’informations. Dans chaque catégories, on trouvait au moins dix vidéos, des appels au vote de personnalités ou simplement de citoyens européens. Le site La machine à remonter le temps12 permettait d’apercevoir certaines évolutions de la société entre 1979 et 2014, et le rôle de l’Europe dans ces évolutions. Cette application mise en ligne le 6 mai 2014 n’était qu’un des nombreux outils développés sur le Web par le Parlement, elle était disponible en 24 langues. Les institutions européennes ont également élaboré un kit militant, permettant d’afficher son soutien aux élections de 2014 sur les réseaux sociaux. Pour cela, le Parlement a utilisé l’outil Thunderclap : une plateforme qui permet de créer un paquet de messages à poster sur les réseaux sociaux. L’application peut poster des tweets ou des messages Facebook via les comptes de ceux qui se sont inscrits. Ceux qui s’inscrivaient sur celui du Parlement devenaient « ambassadeurs de l’élection ». Le Tunderclap donnait accès à de nombreux outils, infographies, articles, ou vidéos mises en ligne par le Parlement pour les poster sur les réseaux. Près de 60 000 personnes se sont inscrites. Le PPE a également utilisé cet outil pour encourager ses militants. Mais le Parlement n’est pas la seule institution efficace sur le Web. Plusieurs pays ont lancé des campagnes d’appel au vote sur le net qui ont eu de l’impact. Nous mentionnons précédemment l’éventualité d’un buzz, c’est ce qui s’est passé avec la vidéo produite par les institutions danoises. La vidéo Voteman a été vue presque 135 000 fois (uniquement sur Youtube). Son caractère choquant fut la clé de son succès : du sexe, de la violence, et un super héro décalé, tout ce dont le Web raffole. La vidéo a été retirée de la campagne officielle le jour même de sa sortie, après une levée de bouclier de nombreuses associations, mais le net s’en était déjà emparée. Quand on analyse ce buzz, on voit donc ce que le Web aime, comment il réagit, ce qui intéresse les internautes, ce qui les attire. Cela peut amener une critique de l’utilisation du Web en politique. Mis en opposition avec tous les outils du Parlement européen, on en vient à douter de l’utilité politique de l’outil numérique. Le Web est une plateforme efficace, certes, mais ce qui plait au Web ce n’est pas la politique, c’est l’humour, le choquant, le décalé. Jacques Gerstlé explique que la tentative par l’information d’inclusion croissante dans la citoyenneté appelle « l’égale participation de tous les citoyens au raisonnement public pour résoudre les problèmes relevant du choix collectif. »13 Cette conception basée sur l’idéal kantien d’exercice de la raison semble
12 http://www.europarl.europa.eu/ep_products/infographics/timemachine/index_fr.html 13 J. Gesrtlé, Ibid., p.2
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bien optimiste sur le Web. On suppose que les citoyens connectés sont suffisamment intéressés par la chose publique pour prendre le temps de participer, donc de s’informer au maximum. Le buzz est la représentation idéale de ce qui fonctionne sur le Web, et ce ne sont pas les infographies du Parlement européen.
Les longs argumentaires, les chiffres compliqués, et les raisonnements nuancés ne sont pas le matériel idéal pour le Web. C’est l’une des raisons qui expliquent que, parmi les acteurs politiques présents sur le Web durant cette campagne, les extrêmes soient omniprésents. (Annexe 1)
1.2.2. Les acteurs politiques
Rien qu’en Ile de France, on dénombrait 31 listes présentant des candidats aux élections européennes. Le scrutin européen, vote délaissé par l’électorat, est l’occasion pour chacun de faire entendre sa voix. Certains partis ont critiqué les médias traditionnels pour n’avoir laissé que très peu de place aux petits partis, aux formations marginales. Pour ces formations, le Web est le meilleur outil de communication qui soit. C’est également un très bon support pour les extrêmes, qui se disent aussi délaissés par les médias, ou qui dénonce l’acharnement contre leurs idées. Ce fut le cas de l’UPR (Union populaire républicaine), petit parti fondé en 2007 par François Asselineau. Dans ce parti, la figure du chef semble dominer tout le reste. Le fondateur, diplômé d’HEC et de l’ENA, fait figure de caution intellectuelle. Son programme pour les élections européennes de 2014 : sortir de l’Union européenne. Absent des médias, la campagne sur internet a été menée sans relâche par l’UPR. Leur site, plateforme centrale de la campagne, est la principale source de revenu, puisque des fenêtres pop-‐up (qui s’ouvrent automatiquement) reviennent régulièrement pour proposer de faire un don à la campagne. Le 20 avril, le parti avait récolté 158 000 euros. Leur présence sur Twitter était également impressionnante. Souvent, le même tweet était renvoyé vingt fois dans une journée par vingt personnes différentes. Des liens vers des vidéos de François Asselineau dénonçant les mensonges médiatiques sur l’Europe, des articles de François Asselineau sur la fondation douteuse de l’Union européenne, tout était présent sur Twitter. Et leur assiduité sur le Web est remarquable, on les trouve sur les forums, dans les commentaires d’articles des médias généralistes et spécialisés, sur les sites de droite comme de gauche, on peut trouver un commentaire donnant un lien vers le site de l’UPR. Les partis dits “républicains“ ont également été présents, comme nous l’avons vu, sur les différents espaces numériques. La liste UDI/MoDem a choisi comme nom « Les Européens » durant la campagne, et a lancé plusieurs initiatives timides sur les réseaux sociaux. Mais leur effort fut de toute façon plus prononcé que celui de l’UMP dont la campagne européenne fut très réduite. Le compte “UMP Europe 2014“ sur Twitter, inscrit en 2012, n’a publié que 726 tweets, et reçu 760 abonnés. En comparaison, le compte “Choisir Notre Europe“ (@PS_EP2014) avait près de 2 200 abonnés, et celui des “Européens“ (@Les_Européens) en comptait 3 500. La campagne numérique de l’UMP s’est limitée à la communication des personnalités politiques. Alain Lamassoure, tête de liste en Ile de France, a fait beaucoup d’efforts pour diffuser son message sur le Net. Le principal problème fut qu’il différait du message de
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nombre de ses collègues. Nadine Morano fut aussi très présente, en tant que tête de liste dans l’Est. Les têtes de liste socialistes, en plus de la communication du Parti, ont été très actives, notamment Pervenche Bérès, tête de liste Ile de France, qui compte 3 329 abonnés. Virginie Rozière, tête de liste dans le Sud-‐Ouest, et seule représentante du PRG (Parti radical de Gauche) comme tête de liste affiliée PS a aussi beaucoup communiqué sur son message, et les quelques différences qu’il présentait avec celui des socialistes. Mais en France, hormis l’UPR, dont le volume de tweets par rapport au nombre d’électeurs qu’il représente est hors norme, c’est le Front National qui est le plus présent sur les réseaux sociaux. Dès les années 1990, le FN a compris l’intérêt de l’outil numérique et s’en est servi. Les militants du Front sont virulents sur la toile. Il est devenu possible de s’apercevoir de leur nombre d’un coup d’œil lorsque le FN a demandé à tous ses twittos de mettre en photo de profil le sigle du FN pour les élections européennes. L’effet a été immédiat, le fil Twitter était envahi de flammes aux couleurs bleu, blanc, rouge. En terme de visibilité, au sens premier du terme, l’idée était excellente. Jacques Gerstlé considère que, jusqu’aux années 1950, se tenait la période « pré-‐moderne » de la communication politique. Il cite alors Michel Offerlé qui en 1993 affirmait que durant ce temps, l’essentiel était de « tenir les murs »14 puisque la communication politique était principalement limitée aux affiches, aux placards. « Aujourd’hui, et dans le futur, il s’agira de tenir la toile. Lorsqu’on interroge cet enjeu, c’est l’extrême droite qui “tient“ l’espace numérique. »15 Cette affirmation est encore vraie aujourd’hui, et s’explique assez facilement lorsqu’on considère que « le web constitue pour le FN non pas un outil supplémentaire de diffusion, mais un instrument qui occupe une place centrale dans son dispositif de communication. »16
Dans le reste de l’Europe, le UKIP a fait preuve d’une remarquable constance sur les réseaux sociaux. Le 22 mai, jour de vote au Royaume Uni, le compte @UKIP a été mentionné près de 11 000 fois, tandis qu’environ 6 000 tweets contenaient une mention du compte @Nigel_Farage, le leader du parti. Farage a également utilisé le Web pour répondre aux nombreuses polémiques et accusations de racisme qui ont touché son parti durant ce mois de campagne européenne. Après des propos plus que tendancieux à l’encontre de Roumains qui viendraient s’installer à côté de chez lui, Nigel Farage a dû réagir par une lettre ouverte au peuple britannique, massivement diffusée sur les réseaux sociaux. De nombreuses critiques ont également émergé sur le Web après une campagne d’affichage UKIP. Avec ces critiques, on observe un des effets les plus marquant du Web sur la campagne que je qualifierais de “caisse de résonnance“. Le Web crée peu de produit de campagne en soi, mais est très présent lorsqu’il
14 M. Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, 1993 15 J. Gerstlé, La communication politique, Paris, Armand Colin, 2013 (ed. orig. 2004), p.116 16 F. Greffet, Ibid., p.151
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s’agit de commenter, de diffuser des actes de campagne hors ligne (débats, affichages, discours…). C’est sur cet effet « caisse de résonnance » que comptent les partis politiques qui tweetent un événement en direct. Mais c’est également de cet effet là que les autres acteurs de la campagne souhaitent profiter : organisations, mouvements civiques ou même citoyens isolés.
1.2.3. Les mouvements et acteurs de la société civile
Marc Abélès affirme que « le sentiment qu’il est possible de se faire entendre d’un grand nombre lorsqu’on délivre son message sur le réseau crée une véritable ivresse. »17 C’est cette ivresse qui anime la plupart des individus isolés sur Twitter. En effet, lorsqu’on partage un lien, lorsqu’on commente un débat ou un fait d’actualité, ou même lorsqu’on insulte une personnalité sur le réseau, on a l’impression que cette participation peut être vue et reprise. Un retweet offre une sensation de satisfaction, vingt retweets amènent un sentiment de fierté, dix nouveaux abonnés font sauter au plafond. Chacun veut partager son point de vue, avoir l’impression que quelques personnes sont intéressées par ce qu’il ou elle a à dire. Se sentir écouté, être reconnu, et peut être même admiré, voilà l’objectif principal de l’affichage de ses opinions sur les réseaux sociaux. C’est le même mécanisme qui fait poster de belles photos de soi sur Facebook ou sur Instagram. Au-‐delà de cet objectif de satisfaction, il y a aussi l’intérêt pour la campagne, pour un parti, un engagement militant. Ceux-‐là apparaissent comme commentateurs de la vie politique régulière et des évènements exceptionnels. On croise aussi des indifférents, dont certains qui envoient un tweet, le jour du vote, pour dire qu’ils ne savent pas quoi voter, ou marquer l’occasion de leur premier vote.
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Il y a aussi les mouvements civils, les défendeurs d’une cause qui souhaiteraient voir leur sujet prendre une place de premier plan dans la campagne. Ces organisations envoient des tweets aux personnalités politiques pour les faire réagir sur certains sujets. J’ai remarqué certains qui revenaient particulièrement souvent. De grandes campagnes de tweet spamming ont été lancées par des associations de Droits de l’Enfant, demandant aux candidats de signer une charte, avec le hashtag #ChildRightsFirst. Mais ce ne sont pas les seuls à avoir épuisé ce sujet, puisque le mouvement “Manif pour Tous“ a aussi lancé une charte qu’elle a demandé aux candidats de signer. Christine Boutin et ses colistiers de ‘Force Vie“ ont tous signé, mais la charte n’a eu qu’un effet limité, seuls 23
17 F. Greffet, Ibid., p.67
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élus ont signé le texte “Europe For Family“, parmi eux, on trouve principalement des élus FN, et quelques personnalités de l’UMP. La société civile voit aussi l’implication de blogueurs, d’intervenants, parfois des intellectuels, qui donnent leur avis. Parmi les plus fréquents, on rencontre le britannique Jon Worth, ou encore le propriétaire du blog Marco Recorder. Ces deux spécialistes des médias sociaux se sont beaucoup impliqués dans la campagne. Jon Worth est sans doute le plus actif, et le plus influent. Son compte Twitter en est une bonne indication, inscrit depuis 2008, il a envoyé plus de 51 000 tweets et totalise 11 300 abonnés. C’est bien plus que de nombreux députés européens. Défenseur acharné de l’Union européenne, il fut l’une des voix les plus influentes de la lutte pro-‐Europe de cette campagne de 2014.
Tous ces acteurs étaient souvent dispersés, chacun parlant de ses intérêts, de ce qui le touchait. Mais certains instants de la campagne ont réuni la toile européenne. Les évènements organisés à l’échelle européenne durant la campagne ont mis à profit le numérique pour élargir le débat et montrer la possibilité de la construction d’un espace publique européen.
1.3. La couverture des évènements 1.3.1. Une organisation qui inclut numérique
Sept débats européens ont été organisés entre les différents candidats à la
présidence de la Commission. A chaque débat, les organisateurs avaient pris soin d’établir un hashtag pour commenter ce débat, afin de pouvoir mesurer l’audience du débat, les réactions, l’opinion des twittos, et désigner un vainqueur. Le débat le plus important, celui du 15 mai 2014, était organisé dans l’enceinte du Parlement européen, par la chaine européenne Eurovision, et retransmis en direct à la télévision dans de nombreux pays, donc traduit dans les 24 langues officielles de l’UE, il était établi sous le nom : #TellEurope.
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Cette organisation fut un succès. Durant le débat, les twittos pouvaient envoyer des questions en utilisant la mention #TellEurope, et certaines étaient posées en direct aux candidats. Toutes les trente minutes, les présentateurs se tournaient vers l’expert Twitter du plateau pour se renseigner sur l’évolution du hashtag, sur les questions posées et sur les réactions de la toile au débat. Les candidats avaient bien entendu mobilisé leurs troupes sur Twitter. Et le débat a finalement généré près de 100 000 tweets contenant le hashtag #TellEurope, avec Martin Schulz mentionné plus de 16 000 fois, tandis que Guy Verhofstadt et Jean-‐Claude Juncker furent mentionnés environ 13 600 fois chacun. Plus de 60 000 tweets furent envoyés durant le débat lui-‐même, provenant de 15 000 personnes différentes. (Annexe 2)
Cette implication du numérique a permis de réunir les deux conditions établies par Toni Ramoneda dans son mémoire sur “L’Europe médiatique“ : l’existence d’un espace publique « implique que 1) nous comprenons cet espace comme le lieu d’émergence des conflits 2) les conflits ne peuvent pas émerger sans l’existence d’une communication politique, car, pour que les rapports de forces soient rendus visibles, ils doivent d’abord exister. »18 Le débat européen s’est créé, autour d’un événement européen, durant cette campagne, ce qui montre bien, grâce au numérique, la création d’un espace public européen. La création d’un espace public dans un espace géographique aussi large que le continent européen n’était possible que grâce au développement du réseau internet mondial. Le Web, en ce qu’il permet la visualisation en direct d’un événement par des milliers ou des millions de personnes, et les réseaux sociaux, en tant qu’ils permettent à ces spectateurs d’en débattre en oubliant toute notion de distance, rend plus réel que jamais le « village global » dont parlait Marshall McLuhan en 1964. Marc Abélès analyse le phénomène de la façon suivante : « La possibilité de réagir en temps réel et de dialoguer avec d’autres à propos de l’actualité brulante est vécue comme une affirmation de liberté. »19 Il affirme qu’internet bouleverse la donne politique puisqu’il donne au citoyen la possibilité de réagir sur les propositions faites par ses représentants : « On peut énoncer ses doléances, dire leur fait aux politiques, avancer des propositions concrètes. »
18 T. Ramoneda, « L’Europe médiatique : une analyse de l’espace public européen », Université Lumière Lyon 2, DEA, Sciences de l’Information et de la Communication Option Médias et identité, Mémoire de DEA, sous la direction d’Isabelle Garcin-‐Marrou, 2005, p.50 19 F. Greffet, Ibid., p.67
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La création de cet espace public européen s’est faite grâce à des moments concrets, des rassemblements européens tout au long de cette campagne. C’est ce que Robert Schuman appelait de ses vœux lorsqu’il affirmait en 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » Pour participer à cet espace public européen, qui pour l’instant n’existe que sur la Toile, les partis et les acteurs doivent désormais maintenir une présence constante sur les Réseaux sociaux.
1.3.2. Une présence constante essentielle
Malgré la nouveauté présente dans ces élections, l’Europe n’a intéressé qu’une faible partie de la population française, et de ceux qu’elle a intéressé, un quart a clairement exprimé son mécontentement, son agacement vis à vis de cette Europe. Une chose est certaine, l’Europe ne fait plus rêver. Par conséquence directe, l’Europe fait peu d’audience à la télévision, peu de ventes pour les journaux. Partant, les députés européens n’ont que peu de choix pour se faire connaître. Une étude présentée sur le site Digital Maniak a recensé l’activité des députés européens français sur Twitter en mai 2014. 86% d’entre eux ont un compte Twitter. A titre de comparaison, seuls 60% des députés français à l’Assemblée nationale en possèdent un. Les députés européens ont en moyenne 17 445 abonnés, et les deux grands groupes (PPE et S&D) sont majoritaires en audience. Le rapport conclut : « Sans réelle visibilité médiatique au niveau national, les eurodéputés ont donc largement investi et exploité le potentiel d’audience de Twitter. »20
L’Europe est donc un sujet qui se traite sur Internet. Les partis européens et français ont dû assurer une présence constante sur les réseaux sociaux, et une actualisation permanente des sites internet, à la fois les sites de campagne et les sites officiels des partis. Thierry Vedel explique : « ouvrir un site ne suffit pas et pour acquérir une réelle visibilité, des efforts – d’animation, d’actualisation, de promotion – bien plus importants doivent être engagés. »21 En effet, si Internet est défini comme l’outil instantané par excellence, un retard sur une actualité, une page non mise à jour, une information obsolète peut décrédibiliser un Parti.
Ron Davies note que « plus de la moitié des internautes européens pensent que les réseaux sociaux sont un bon moyen de se tenir au courant, ou de participer, aux affaires politiques. »22 Il apparaît donc comme évident que la présence sur les réseaux sociaux est désormais indispensable pour un parti politique. Comme nous l’avons vu, chaque réseau social doit être utilisé de façon différente. Facebook est utilisé pour faire revivre les évènements, on poste des photos de meetings, des vidéos des discours, des interviews. Twitter est un relai, pour tenir ses abonnés informés sur l’évolution de la campagne, des déclarations à chaud, des nouveautés sur le site internet, ou des articles parus dans la presse. On retrouve le rôle d’internet, et
20 “La présence des eurodéputés français sur Twitter“, Digital Maniak, Mai 2014 21 F. Greffet, Ibid., p.287 22 Ron Davies, Ibid., p.3
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surtout de Twitter, comme caisse de résonnance de la vie politique de terrain et de la campagne dans les médias.
Cette caisse de résonnance doit être utilisée, même si nous verrons que l’effet de résonnance est parfois limité. Dans une campagne électorale, rien n’est négligeable, et surtout pas le Web. Une bonne image sur le Web peut apporter beaucoup de chose, mais une mauvaise e-‐reputation aurait des effets bien plus dommageables. Une image de parti en retard est inenvisageable, et principalement pour un parti comme le PS, dont l’image se veut progressiste et moderne. Pour Florence Bonneti, les réseaux sociaux, et le web en général sont devenus « vitaux » pour la communication politique, bien au-‐delà des campagnes électorales.
1.3.3. La présence socialiste Le Parti socialiste a investi le Web de façon considérable durant la campagne des élections européennes de 2014. La stratégie de communication web utilisée s’est vouée à jouer de la complémentarité entre le site de campagne “choisirnotreeurope.fr“ et le site du Parti. Le site “choisirnotreeurope.fr“ s’est concentré sur la campagne à proprement parler. Véritable réceptacle de toutes les actualités, il a permis de détailler les propositions socialistes, de poser des questions aux candidats, et de fournir des outils aux militants socialistes. Cette plateforme représentait une nouveauté digitale en termes d’interactivité. Le site du parti a joué le rôle de campagne institutionnelle. Il proposait des contenus d’actualité, mais aussi des textes froids et d’argumentaires. Les messages vidéos des responsables politiques étaient centralisés sur ce support, puis diffusés grâce aux réseaux sociaux. Le site hébergeait aussi le streaming en direct des évènements, des reportages, des albums photos. Néanmoins, l’une des décisions les plus importantes fut l’organisation de soirées militantes Web durant lesquelles se rencontraient les deux mondes : l’action physique militante et le soutien numérique. Une rencontre avait été organisée, le 2 avril avec Jean-‐Christophe Cambadélis, encore responsable de la campagne à ce moment, et Henri Weber, responsable de la cellule Europe du Parti socialiste. Massivement tweetée, cette rencontre avait aidé à faire sortir le message socialiste sur les réseaux sociaux. La communication de Solferino organisait également des “support parties“ durant les débats. Des militants étaient encouragés à venir au siège du parti pour visionner le débat. Parmi eux, la plupart étaient des e-‐militants, qui twittaient les propositions de Martin Schulz, ou des messages de soutien. Emma Antropoli, directrice du service Web à la communication de Solferino explique : « Ces soirées sont fondamentales pour rencontrer les personnes qui sont notre voix sur le web, les écouter et permettre de coordonner leurs actions. »
L’autre versant de l’utilisation du Web par les socialistes est bien sûr les possibilités de communication de masse qu’il offre grâce aux services de mailing et de Newsletter. La mobilisation des militants passe par là. Il faut les interpeler, les
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encourager, les motiver pour faire campagne. C’est sans doute sur ce point que la campagne a été la plus compliquée pour le Parti socialiste.
Dans cette campagne, le Parti socialiste a dû faire face à un contexte national extrêmement difficile. Après la gifle reçue aux élections municipales un mois plus tôt, la base militante de terrain était largement démotivée. Pour limiter la déroute envisagée aux élections européennes, le PS a donc utilisé à fond l’outil numérique, à la fois de façon traditionnelle et innovante.
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2. LES SPECIFICITES DE LA CAMPAGNE SOCIALISTE POUR REPONDRE A UN CONTEXTE DIFFICILE
2.1. Recentrer la campagne sur les enjeux européens 2.1.1. Le danger des enjeux nationaux face à Marine Le Pen
La sanction était sévère aux élections municipales. La Gauche perdait dix villes de
plus de 100 000 habitants, dont Limoges, ville ancrée à gauche depuis près de cent ans, Toulouse, Saint-‐Etienne, Tours ou encore Angers. Le vote sanction du gouvernement de François Hollande, tombé aujourd’hui à un niveau historiquement bas d’opinion favorable, a bien eu lieu. La stratégie socialiste, qui avait consisté à éloigner les électeurs de l’enjeu national pour se concentrer sur l’élection locale, a échoué. Les élections européennes ont été approchées avec la même idée. Le contexte était le même que pour les Municipales et l’enjeu identique : détourner l’électorat du vote sanction. Parler d’Europe, faire enfin de cette élection, un scrutin réellement européen, tel était l’objectif du PS.
Mais les enjeux nationaux étaient portés avec véhémence par la présidente du Front National. Le parti d’extrême droite, dont la stratégie de dédiabolisation a porté ses fruits depuis l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête, a finalement réussi à se hisser en tête du scrutin, en recueillant 25% des suffrages. Sa communication était simple : la France, la France, la France. Omniprésente dans les médias, elle est parvenue à centrer l’élection sur le rejet de l’Union européenne, grâce à une rhétorique populiste visant à convaincre les gens que l’UE était la source des malheurs de la France. En faisant de cette élection un simple choix de rejet ou d’approbation de l’UE, elle s’est positionnée comme la porte-‐parole de toutes les critiques de l’Union. Jacques Gerstlé, dans son article “La communication politique“ cite Jay Blumler, spécialiste de la théorie de la communication et des médias : pour lui, la communication politique correspond à « une compétition pour influencer et contrôler, grâce aux principaux médias, les perceptions publiques des évènements politiques majeurs et des enjeux. »23 Durant cette campagne, Marine Le Pen a fait sienne cette définition de la communication politique. Tout l’agenda médiatique a tourné autour de la relation entre la France et l’Europe. Gerstlé explique également que « la campagne électorale s’interprète […] en termes de communication comme l’interaction d’interprétations stratégiquement orientées de la situation politique. »24 Dans la situation politique actuelle, l’UE est l’objet de toutes les critiques en temps normal. Les contraintes imposées par Bruxelles nous contraignent à l’austérité, dit la classe politique. En temps de campagne européenne, les partis « républicains » changent de discours, pour enfin affirmer leur désir de construction européenne. Mais parler d’Europe deux mois tous les cinq ans est largement insuffisant. Marine Le Pen a utilisé la critique récurrente de l’Europe et l’a fait sienne. Son analyse « stratégiquement orientée » de la perte de souveraineté de la France a incorporé l’intégralité de son discours, qu’il soit économique, social, ou politique. 23 J. Gerstlé, Ibid. 24 J. Gerstlé, Ibid., p.121
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Le Parti socialiste, appuyé sur le traité de Lisbonne, a tenté de parler d’enjeux européens, d’orientation de l’Union, de renouvellement politique des institutions européennes, mais ce message n’est pas passé. Outre sa forte présence sur le Web, le Front National a également battu la campagne en quête d’électeurs. Marine Le Pen effectuait un « Tour de France des oubliés » depuis un an, allant à la rencontre de ceux que la politique avait soit disant délaissé, pour leur montrer qu’elle seule pouvait les aider. Cette campagne de terrain n’a pas été faite au Parti socialiste.
Le PS, pris de court par l’arrivée de l’élection européenne, a préféré miser sur le numérique pour promouvoir le centre de son projet : la nomination de Martin Schulz à la tête de la Commission européenne.
2.1.2. La promotion de Martin Schulz sur Internet
Faire connaître Martin Schulz était l’objectif de la campagne. Personnage atypique, autodidacte, il a gravi les échelons politiques jusqu’à arriver à la tête du Parlement européen en 2012. Néanmoins, si son rôle est d’une importance capitale en Europe, le public français ne le connaissait pas. Expliquer clairement l’enjeu de la nomination du président de la Commission était essentiel. Gérard Obadia explique que l’appel d’offre du PS pour la campagne contenait seulement deux éléments : le projet socialiste pour l’Europe, et une note expliquant l’enjeu spécifique de cette élection, la nomination de Martin Schulz : « Le but principal [de la campagne] était la promotion de Martin Schulz. La mise en scène de Schulz faisait partie dès le départ du projet du PS. » La campagne de communication a donc été déployée autour de Schulz. Sur Twitter, de nombreux hashtags ont été lancés pour soutenir le candidat : #NowSchulz, #TousSchulz, #Schulzie. Ce dernier était particulier puisqu’il entremêlait la campagne numérique et la campagne de terrain. Les militants du MJS (Mouvement des jeunes socialistes) ont imprimé des portraits de Martin Schulz en carton pour le présenter aux gens dans la rue, et faisait des selfies avec ces portraits pour les poster sur Twitter. La rencontre des deux types de militantismes montre l’implication utile des MJS, à la fois connectés et en contact avec le monde réel. Présenter Martin Schulz signifiait aussi expliquer son parcours, mettre en évidence son expérience et parler de son projet pour l’Europe. Les plateformes numériques ont été largement utilisées dans ce but. Des interviews ont été publiées, conduites par le Parti socialiste européen, ou par des journalistes, toutes les images montrant Martin Schulz parlant d’Europe pouvait être utiles. Lui même fut très actif sur les réseaux sociaux, il est d’ailleurs le candidat le plus mentionné durant la dernière semaine de campagne. De vives critiques à son encontre sont apparues en début de campagne. Son compte Twitter personnel, alors suivi par près de 100 000 personnes, a
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été dissocié du compte du président du Parlement européen. Les followers du Martin Schulz, président du Parlement, ont donc été compté à partir de cet instant comme followers de Martin Schulz, candidat socialiste à la Commission. Une manœuvre efficace, mais qui n’est pas passée inaperçue sur les réseaux sociaux. Toutefois, le compte n’a perdu que peu d’abonnés, et les messages de Martin Schulz ont été largement diffusés à ses 113 000 followers.
Adam Conner, qui a travaillé sur la campagne digitale de Barack Obama explique que « la Maison Blanche avait clairement compris que les médias sociaux sont un espace qui laisse place au personnel. »25 Et c’est le cas, la stratégie du PSE sur le Net pour la présentation de Schulz était orientée vers une proximité entre lui et les électeurs. Chaque interview était tournée dans un cadre simple, souvent décontracté. Martin Schulz se présentait et parlait directement à chaque électeur. L’image adoucie du candidat proche du public était essentielle pour un homme politique qui cherche à réconcilier l’Europe et les européens. D’une voix lente et grave, Martin Schulz parlait aux électeurs, et à tous ceux qui désiraient discuter d’Europe avec lui. Voilà l’image que le PSE voulait donner du candidat. Avec la nomination de Martin Schulz, la démocratie européenne reprenait le pouvoir face aux institutions non-‐démocratiques du Conseil européen. Très critique de la vision attentiste du rôle de la Commission sous José Manuel Barroso, Schulz expliquait vouloir rendre son rôle d’initiative législative à la Commission. Voter Martin Schulz, c’était voter pour plus de démocratie européenne, une représentativité accrue, un Parlement élu qui verrait son pouvoir affirmé. Martin Schulz incarnait ce projet, le corps physique est plus important sur le Net qu’ailleurs. Les militants qui peuplent les réseaux sociaux sont difficiles à canaliser. Un candidat commun leur donnait un objectif plus précis que celui d’obtenir une majorité de siège. Avec la course à la Commission, l’élection prenait un sens plus clair. Une figure tutélaire derrière laquelle rassembler les internautes socialistes permettait une campagne plus soudée au niveau européen. Le compte Twitter de Martin Schulz centralisait les soutiens numériques, en partageant des photos des actions militantes, en permettant de suivre la campagne européenne du candidat, qui a parcouru l’Europe durant trois mois. Mais la figure de Martin Schulz n’était pas, à elle seule, suffisante, il fallait un projet. Il fallait expliquer aux militants qu’elle était la vision socialiste de l’Europe. 25 How is Social media changing politics ?, Debating Europe, Friends of Europe, 2013
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2.1.3. Les contenus produits par le parti
Adopté au congrès du PSE, le 1er Mars, à Rome, le Manifesto détaillait le projet socialiste pour l’Europe : « Pour une nouvelle Europe ». Ce document de cinq pages milite pour « une Union qui avance, … une Union qui protège, … une Union qui agit ». Grande synthèse des programmes des membres du PSE, ce programme a été élaboré après d’intenses négociations et traduit dans les 24 langues officielles de l’Union. Tous les documents produits par le PS étaient partagés sur le Net, évidemment sur Twitter, mais aussi sur le site du PS. A Solférino, était mise en place le G.A.R.E. (Groupe Argumentaires et Ripostes, Européennes). Dirigé par Henri Weber, député européen sortant, ce groupe a produit plusieurs documents de contenus pour répondre aux critiques assénées à l’Europe. Donner aux militants les moyens de répondre du « Tac au Tac » aux raisonnements fallacieux de Marine Le Pen était le but d’un document, sorti au début du mois de Mai. Les candidats sont aussi mis à l’honneur. Des vidéos et des biographies de chaque candidat sont produites, diffusées sur le Net, sur le site Internet du parti et sur la plateforme « Choisir Notre Europe ».
Le PS utilise Pearltrees pour organiser tout ces contenus26. Cette application permet d’organiser, d’explorer et de partager des pages Web, des textes, des photos ou des vidéos. La redondance saute aux yeux lorsqu’on établit une liste des actions numériques du PS. Néanmoins, cette redondance est essentielle dans une campagne numérique. La croissance du World Wide Web est exponentielle. Pour atteindre un nombre optimal de votants, toutes ses capacités doivent être exploitées. La production d’informations, nous l’avons vu, doit être incessante, et chaque contenu produit doit être partagé de façon exponentielle. Chaque internaute, ou groupe d’internautes a ses codes, ses sites favoris, ses plateformes habituelles, et pour atteindre tous les groupes, toutes les nationalités, chaque contenu doit être présent sur tous les espaces numériques possibles. Pour lutter contre la nationalisation de l’élection, il était donc nécessaire d’élargir le public potentiel du message socialiste. J’ai déjà souligné que l’objectif principal du Web est de démultiplier les publics. Comme l’explique Florence Bonetti : « c’est le seul moyen de toucher un maximum de personnes en très peu de temps. Et la campagne était vraiment très courte. » En multipliant les sphères de communication digitale, on multiplie l’audience atteinte par le propos. Mais l’intérêt du Web réside aussi dans les réactions que l’on peut récolter, voir l’attitude de l’électorat. Henri Weber, alors proche de Laurent Fabius, écrivait dans Le Monde en aout 2006 : le Parti Socialiste « ne doit pas abandonner la sélection de ses candidats aux instituts de sondage ; l’élaboration de son programme aux experts des thinks tanks ou aux forums internet. » Celui qui est, depuis lors, devenu député européen, a manifestement changé d’avis sur la question numérique. Très tôt dans la campagne, il a plaidé pour une campagne sur le web accrue. Et c’est lui qui a été chargé d’élaborer des réponses aux messages, aux questions posées sur « Choisir Notre Europe ».
26 http://www.pearltrees.com/partisocialiste/elections-‐europeennes/id11316394
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Les questions posées par les internautes sur la plateforme « Choisir Notre Europe » ont été traitées, analysées, et travaillées. Après avoir déterminé les questions les plus récurrentes et les plus importantes, le groupe G.A.R.E. a établi un document de plus de 170 pages, répondant à « 74 questions pour réorienter l’Europe ». Ce document massif fut transmis à la presse, qui n’en fit rien. Il fut évidemment publié sur le site internet du Parti et largement diffusé sur les réseaux sociaux. Si le document n’a eu qu’une portée limitée, il démontre une utilisation du lien avec les citoyens via le Web et la plateforme numérique « Choisir Notre Europe ».
C’était tout l’intérêt de cette plateforme, qui met en évidence une capacité du Net de plus en plus utilisée en politique : l’interactivité, le dialogue avec les électeurs.
2.2. « Choisir Notre Europe » 2.2.1. Une plateforme interactive
En 2007, la campagne de Nicolas Sarkozy s’était largement appuyée sur le Web,
mais toujours de façon descendante, de l’état major de la campagne en direction du public. Par contraste, la campagne de Ségolène Royal était « participative » et cherchait à établir plus de contact entre les internautes et la candidate, mais aussi à favoriser les échanges entre les internautes eux-‐mêmes. Le site mis en place dès 2006, desirsdavenir.org, était une plateforme d’échange, un espace interactif qui devait apporter à la candidate un programme de l’ordre du cahier de doléances numérique. Elle pouvait ainsi s’appuyer sur un contenu fourni par les Français. La plateforme « Choisir Notre Europe » reprenait cette idée de participation citoyenne, mais n’entendait pas élaborer le programme en collaboration. L’un des objectifs de la plateforme était de recueillir les messages des électeurs, pour permettre aux candidats d’y répondre. Très élaborée, elle offrait également aux visiteurs la possibilité de consulter les propositions socialistes et de soutenir les propositions. « Quand on soutenait une proposition, on entrait son code postal. Alors, s’affichaient les têtes de listes pour la région. … Certaines régions avaient également demandé des propositions spécifiques » décrit Thierry Daguzan, directeur associé d’Opérationnelle. Ainsi, suivant le profil de l’internaute, le site prenait un aspect différent. Marc Abélès affirme que « désormais les électeurs ne sont plus simplement un public pris à témoin par les candidats, qu’ils essaient de convaincre et de séduire. »27 Pour lui, l’irruption du numérique dans la vie politique crée un espace de discussion entre les élites et le peuple. Un candidat qui négligerait cet espace de discussion pourrait subir des accusations d’élitisme. Inclure les citoyens dans l’élaboration des programmes, des orientations de la vie publique n’est pas une tâche aisée, mais elle reste inévitable. Même si peu de citoyens s’impliqueront, le simple fait de mettre en place une plateforme interactive est, en soi, un message d’ouverture.
27 F. Greffet (dir.), Ibid., p.67
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C’était l’objectif de la plateforme. « Notre approche devait partir des préoccupations quotidiennes des Français, souligne Gérard Obadia, cette plateforme était construite pour détailler les propositions socialistes, et pour permettre aux citoyens de soutenir les propositions et d’interpeler les candidats ou de leur donner des messages. » Il a été enfin constaté que la partie interactive était très appréciée. Construite en deux temps, la plateforme a changé de page d’accueil après les élections municipales. Avec le lancement de la campagne socialiste pour les élections européennes, l’internaute était automatiquement amené sur la page “Campagne“, où il retrouvait l’actualité des candidats, les réunions à venir, les informations pratiques. « Nous avons constaté une augmentation incroyable du taux de rebond [pourcentage d’internautes qui quittent le site après avoir vu une seule page]. Arriver sur un contenu froid, non interactif ne plaisait pas aux gens. Nous sommes revenus à la page d’accueil “Propositions“, » indique Gérard Obadia. La construction du site est caractéristique de son objectif. Les éléments mis en valeur sont avant tout les propositions socialistes. Le site avait pour intention de détailler la vision socialiste de l’Europe. Une bannière défile en évidence sur la page d’accueil, montrant les propositions les plus consultées, les plus soutenues, et durant la campagne, un compteur défilait, montrant l’activité sur le site. Martin Schulz était évidemment présent, interpelé sur son programme pour l’Europe. Le site suggère implicitement que toutes les propositions détaillées dans la suite de la page sont le programme que Martin Schulz portera à la Commission. La bannière “Google doit payer“ fait référence à un élément récurrent du discours de campagne de Martin Schulz : « Le pays du profit sera le pays de la taxe ».
La site internet « Choisir Notre Europe », véritable tour de contrôle de la campagne socialiste permettait de mesurer l’impact de la campagne numérique grâce au compteur, et les thèmes qui soulevaient l’intérêt des visiteurs de la plateforme. Mais cet espace
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numérique était un programme politique à lui tout seul, en incluant les citoyens dans le processus de campagne, dans l’orientation à prendre, le PS essaye de créer un lien entre l’électeur et ces propositions, ce projet d’Europe.
2.2.2. Rapprocher le citoyen de l’Europe
Le premier positionnement choisi par l’agence Opérationnelle était : “L’Europe est à nous“. Ce slogan adressait directement la critique principale faite à l’Europe : l’éloignement. La décision du slogan « Choisir Notre Europe » s’insérait dans cette logique, mais l’insertion du concept de Choix apparaissait fondamental aux dirigeants socialistes. La plateforme était en effet construite dans le but de montrer aux citoyens la possibilité de “choisir“ l'Europe qu’il désirait. Face aux eurosceptiques dont le discours alarmiste dénonçait une Europe qu’on ne peut plus changer, qui est déjà allée trop loin dans l’erreur, le PS voulait apparaître optimiste dans sa vision de l’Europe. La belle idée de Robert Schuman ne devait pas être abandonnée. « Choisir Notre Europe » signifiait choisir de sortir d’une Europe de Droite, qui était au pouvoir dans les deux institutions clés de l’Union : la Commission (José Manuel Barroso) et le Conseil européen (Herman Van Rompuy). Il critiquait également les politiques menées par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy durant son mandat. Réorienter l’Europe, voilà le projet que les socialistes désiraient mettre en avant.
« L’explosion de l’information appelle la question du partage du savoir et donc du pouvoir. » affirme Jacques Gerstlé28. Un accès plus étendu à l’information serait la solution pour réduire la fracture entre élites et masses. La croissance des réseaux sociaux et l’augmentation des espaces d’expression, politiques ou autres, sollicitent une réflexion sur les mécanismes de décision politique. Un appel pour plus de démocratie européenne passe par une meilleure information des masses, et une mobilisation importante vis à vis de ce défaut de représentativité.
C’est sur ce constat que se basent les tentatives d’interactivité dans la politique :
informer les citoyens pour les inclure dans le processus de décision. On retrouve l’idéal kantien d’exercice de la raison, sur lequel il faut compter pour baser une décision précise sur une consultation populaire. Pour Jürgen Habermas, une décision n’est finalement légitime que si la discussion qui l’y amène l’est également. Le débat public qui constitue la démocratie délibérative est donc un principe de légitimité relayé par l’espace public. L’information donne à l’espace public un véritable pouvoir critique. Une plateforme numérique dont le but est d’informer les citoyens et de les impliquer dans la constitution du programme politique correspond à l’idéal d’espace public exprimé par le philosophe allemand. Cette démocratie délibérative s’oppose au modèle décisionniste, avancé notamment par Jean-‐Jacques Rousseau, qui postule que la source de la décision suffit à en garantir la légitimité. L’Europe actuelle est largement construite sur un modèle rousseauiste. Modèle vertical de décision politique, où la consultation des citoyens reste très limitée. Les critiques de l’Europe élitiste qui opère sans contrôle ne sont pas sans fondement. C’est pour changer cela que le PS a tenté d’établir un dialogue entre les citoyens et leurs représentants
28 J. Gerstlé, Ibid.
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européens. La plateforme disait en clair : « Dites nous l’Europe que vous voulez. » Le Parlement européen, nous l’avons vu, fut très actif dans cette campagne. Ils ont notamment produit une publicité dont le message était : « Ceci est une publicité… une publicité vous suggère ce que vous devez faire. Mais cette publicité vous demande ce que nous devons faire. Exercez votre pouvoir. » Cette appel au vote est tout à fait conforme à la définition du processus délibératif que Jürgen Habermas défend.
Mais améliorer le processus délibératif n’est qu’une première étape. L’objectif final serait l’établissement d’une démocratie dans les faits, donner un réel krátos au dêmos, établir un lien réciproque entre les citoyens et leurs représentants.
2.2.3. Etablir le lien entre le citoyen et ses représentants
« Alors que la communication politique d’après guerre était dominée par les partis politiques diffusant des messages politiquement denses […] vers des électorats quasi captifs dans leur alignement, celle d’aujourd’hui s’est considérablement allégée : dorénavant, les organisations politiques ne monopolisent plus cette communication et les citoyens […] semblent manifester des allégeances politiques beaucoup plus friables »29 Cette analyse de Gerstlé est semblable à celle qui était à la base de la réflexion des équipes d’Opérationnelle. Toutefois, leur analyse était centrée sur les élections européennes : l’électorat est “friable“ à l’occasion de ces élections. Il fallait donc écouter les citoyens, et leur apporter une réponse à la question : « Quelle est l’Europe que les socialistes veulent construire ? ». Le lien entre les citoyens et ses représentants est à la base de toute expérience de politique participative sur le Net. En 2004, Dominique Strauss-‐Kahn, alors futur candidat à la primaire PS pour l’élection présidentielle de 2007, lançait un blog : « Je répondrai régulièrement à vos questions, et j’espère recevoir de nombreuses réactions à mes articles ou aux textes que vous voudrez bien m’envoyer … J’attends toutes vos suggestions. »30 Avec cet outil, Strauss-‐Kahn pouvait s’appuyer sur une participation de citoyens intéressés et actifs pour établir son programme. Un an après l’ouverture de ce blog, il affirme dans une interview : « Il m’arrive de tester des idées sur mon blog, afin de les affiner et d’en faire des propositions politiques. Les lecteurs réguliers de mon blog ont ainsi pu voir ma position évoluer. »31 Cette envie de rapprocher l’élu et l’électeur est essentielle dans ces temps de montée de la défiance vis à vis du politique et des politiques. Le discours « Tous pourris » prend de l’ampleur, et les élus ont de plus en plus de mal à lutter contre sa propagation. Il faut ajouter que les affaires révélées en 2014 à l’UMP ne favorisent pas l’émergence d’un sentiment de confiance entre le peuple et ses élus. Comment restaurer cette confiance ? En incluant les citoyens dans le processus de délibération, ou plus simplement, en les tenant informés de l’évolution des délibération, des décisions politiques.
29 J. Gerstlé, Ibid. 30 Post de blog, Dominique Strauss-‐Kahn, 20/02/2004 31 Interview à Netpolitique.net, 09/12/2004
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Pour Marc Abélès, l’évolution des technologies de l’information et l’accès instantané à l’information s’accompagne de deux phénomènes : l’exacerbation de la personnalisation et “l’ego-‐isation“ de la sphère publique. « Désormais, le citoyen-‐électeur se caractérise moins par la nature de ses convictions qu’il ne se définit comme sujet souverain, libre arbitre agissant. »32 Il faut, en un sens, flatter l’égo du citoyen en lui montrant qu’il se rapproche de ses représentants. Cette approche semble cynique, mais nous parlons de communication politique, il faut donc envisager les desseins les plus pragmatiques. Pour appliquer ce raisonnement à la campagne européenne de 2014, l’efficacité de la plateforme « Choisir Notre Europe » réside dans l’idée que le citoyen doit “choisir“ de voter pour Martin Schulz, c’est parce qu’il l’a décidé, après avoir utilisé sa raison, après avoir vu les arguments de chacun et fait son choix. Le site essaye donc d’établir un lien direct entre l’électeur et le candidat, pour que le candidat puisse faire son choix sans influence extérieure. La communication directe entre les candidats et les citoyens est une forme de contact qui ne se trouve que sur le Web. Ségolène Royal, en février 2006, avait lancé le site désirsdavenir.org, dont la formule avait connu un réel succès. Dès les premières semaines, le nombre de visites avait augmenté continuellement, avec la popularité de son initiatrice. Un intérêt crucial du Web en politique est donc cette communication directe. Se débarrasser du média, de l’intermédiaire, assure que l’électeur reçoit un message inaltéré. Le rapport du Parlement européen sur les réseaux sociaux précise que « les réseaux sociaux permettent aux candidats de communiquer directement avec les citoyens, garder contrôle du contenu, de la distribution et du timing de leurs messages. Cela réduit aussi leur dépendance vis à vis des intermédiaires traditionnels comme les journalistes. »33 Cette campagne numérique a donc eu pour objectif de tisser un lien entre les militants, mais plus généralement les citoyens, et leurs élus, à la fois locaux et européens. En effet, la particularité d’une élection européenne est qu’elle se tient à trois échelles : le niveau local des régions, le niveau national, et le niveau européen.
2.3. Une campagne sur trois niveaux 2.3.1. La déclinaison au niveau local
Thierry Barboni, Djamel Mermat et Eric Treille, dans le chapitre “ « Made in
Internet », les nouveaux adhérents du PS“, dans l’ouvrage de Fabienne Greffet, expliquent que la refonte du site internet du Parti socialiste sous l’autorité de Jack Lang en 2006 avait été un moyen de court-‐circuiter les fédérations locales, d’accueillir de nouveaux militants par le biais d’internet, qui n’auraient pas été influencés par les discours dans leurs fédérations. Cela aurait permis de construire une vraie primaire ouverte pour l’élection présidentielle de 2007.
Aujourd’hui, si le site du Parti offre toujours le moyen d’adhérer directement au
PS, sans passer par une fédération locale, ces dernières ont été entièrement incorporées dans la stratégie numérique du PS. Chacune a son site, et on trouve de nombreux liens vers les fédérations locales sur le site national. De plus, pour la campagne « Choisir
32 F. Greffet, Ibid., p.59 33 Ron Davies, Ibid., p.3
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Notre Europe », l’agence Opérationnelle a fait un travail d’intégration des campagnes locales dans la campagne nationale. L’ambiance en 2006, à la suite du congrès de Reims, était celle d’une lutte interne et chacun tentait de prendre pied pour sa campagne présidentielle. Pour ces élections européennes, le PS est apparu plus soudé, malgré le contexte difficile. Les fédérations ont été impliquées dans chaque étape du processus et leur campagne numérique s’est déroulée en coopération avec la plateforme nationale. « La plateforme contenait à la fois des éléments généraux et particularisés. Internet permet cela, » explique Gérard Obadia. Les responsables des campagnes régionales étaient encouragés à effectuer des veilles sur les propositions clés qui concernaient leur département. Mais la stratégie pour les réseaux sociaux était plus régionale. Une page Facebook Choisir Notre Europe a été ouverte, puis déclinée par région. Chaque région avait sa page. Une fois ces huit comptes mis en place, la gestion de la page a été confiée aux équipes de campagne régionales. Elles pouvaient les animer comme elles le souhaitaient. Mais la page nationale agissait comme centre de production de contenu. Les responsables Web des équipes régionales pouvaient venir piocher des visuels, des textes, ou des vidéos, et les partager.
La stratégie Facebook était basée sur la coopération entre toutes ces pages, et entre les différentes pages militantes socialistes. Cette stratégie a été plutôt bien suivie par les sections régionales, qui se sont bien impliquées dans la campagne numérique.
Toutes ces pages étaient coordonnées à l’échelle nationale.
2.3.2. La coordination numérique au niveau national
De nombreuses réunions furent organisées rue de Solférino pour coordonner l’action numérique nationale. Tous les mercredi après-‐midi, les directeurs de campagne, ou les responsables Web se réunissaient pour faire le point. De réunions de calage sur la
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façon d’utiliser les réseaux sociaux, ces réunions ont évolué en comptes-‐rendus efficaces de l’action numérique de chaque circonscription. Le message était simple : tout ce que l’on fait doit être vu et entendu. Les réseaux sociaux permettent cette viralité. Le partage rapide laisse espérer une diffusion massive des évènements. Quatre mots d’ordre formaient la base de la stratégie socialiste numérique sur les réseaux sociaux : interaction, incarnation, implication et interception. Par l’interaction, il faut donner du contenu aux électeurs, répondre à leurs questions, réagir à leurs avis, leurs commentaires. L’incarnation signifie donner un profil aux candidats. De nombreux candidats aux élections européennes étaient des inconnus, il était nécessaire de leur donner de la visibilité. Par l’implication, on entendait donner des outils aux militants, leur permettre de diffuser des tracts, des vidéos, des argumentaires. Enfin, l’interception était caractérisée par une réactivité immédiate vis à vis des déclarations de nos adversaires. Chaque compte Facebook était accompagné d’un groupe secret, sur lequel les personnels de campagne pouvaient partager leurs contenus entre eux. Le mieux était encore que les élus partagent sur leur site de député des contenus de la plateforme « Choisir Notre Europe », ce qui augmente le page rank des deux pages, et donc la visibilité via Google. Mathias Ulmann, responsable numérique de la campagne, expliquait : « il faut optimiser l’articulation entre les différents points de contact numériques de la campagne. » Par cela, il entendait démultiplier les contacts entre les pages et ainsi, augmenter la visibilité, le facteur clé d’une campagne numérique. Le Web était enfin nécessaire pour coordonner les actions, mais pas seulement numériques. Avec la mise en place d’un Google Drive, espace de stockage en ligne, partagé entre les responsables de campagne, chaque outil utilisé pouvait être partagé et ré-‐utilisé. Les éléments visuels (logos, bannières, drapeaux…) étaient également stockés sur ce Drive, pour permettre aux campagnes régionales d’imprimer eux-‐mêmes leurs tracts et affiches. La coordination permettait l’unité d’une campagne à la fois nationale et régionale, notamment sur le plan visuel.
La campagne au niveau national était menée sur Twitter. Un seul compte Twitter « Choisir Notre Europe » était ouvert, pour éviter d’éclater l’audience. Néanmoins, les candidats étaient encouragés à utiliser massivement leurs comptes personnels. A partir du 30 avril, un système de mailing est mis en place. Tous les soirs, les gérants des campagnes reçoivent des indications sur l’actualité Twitter du moment, avec des exemples de tweets à retweeter ou des débats à suivre. Mais le compte Twitter national restait l’outil essentiel. Avec près de 5 000 tweets en moins de 3 mois, le compte a été extrêmement actif. Son utilisation était dévouée au relai des évènements de campagne, à la promotion de la plateforme « Choisir Notre Europe » et à la diffusion du message de Martin Schulz.
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Cette stratégie nationale était bien sûr intégrée dans une communication européenne. Mais si la campagne nationale avait plusieurs candidats à promouvoir, la communication européenne du PSE n’en avait qu’un : Martin Schulz.
2.3.3. L’action numérique du PSE en France et en Europe
Le PSE a organisé de nombreux évènements pour suivre la campagne de Martin Schulz. Suivi pas à pas par un compte Twitter et une page Facebook qui relayait tous ces actes de campagne, le candidat socialiste a parcouru l’Europe de Prague à Lisbonne, de Londres à Budapest entre le 1er mars et le 23 mai. Il a rencontré des militants socialistes à Vienne et a parlé à des meetings en Espagne, en France, en Bulgarie… Conscient du faible relai dans les médias traditionnels des évènements purement européens, pour que ses actions dans chaque pays aient un écho continental, le PSE a tiré profit des possibilités du Web. Comme le dit Jacques Gerstlé, les médias électroniques autorisent la « transnationalisation du politique. »34 Et la couverture numérique des évènements nationaux rendait possible l’ouverture de ces évènements à un public européen. Certains évènements ont d’ailleurs été organisés uniquement pour le Web. La rencontre Twitter Townhall fut de ceux là. A Munich, Martin Schulz avait organisé une interview faite par les twittos. Avec une communication de plusieurs jours, il avait prévenu que les utilisateurs de Twitter pourraient lui poser des questions en utilisant le hashtag #askmartin. Les questions furent soigneusement sélectionnées puisque plus de
3 000 tweets furent postés en quelques jours. L’interview ne fut diffusée que sur Internet. Ce genre d’évènements montre la possibilité d’émergence de cet espace public européen évoqué plus haut. Sans aller jusqu’à affirmer que ces élections ont vu naitre une “opinion publique“ européenne, on peut sans aucun doute y voir l’apparition de l’espace nécessaire à la naissance de cette opinion publique. John Dewey, dans Democracy and education affirme : « Il y a plus qu’un lien verbal entre les mots “commun“, “communauté“ et “communication“. Les hommes vivent en communauté en vertu des choses qu’ils ont en commun ; et la communication est la façon par laquelle
34 J. Gerstlé, Ibid.
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ils en viennent à posséder des choses en commun. »35 A la lumière de cette analyse brillante, on peut essayer d’expliquer les tentatives du PS et du PSE d’établir une communication numérique européenne. Encore une fois, la raison est à chercher dans le discours fondateur de Robert Schuman en 1950. L’établissement d’une “communication“ européenne permettrait la création d’une “communauté“, basée sur des expériences en “commun“ : « des réalisations concrètes qui créeront une solidarité de fait. »
La communication numérique du Parti socialiste, insérée dans une campagne européenne, était faite sur des principes tout à fait défendables. L’étroite relation entre les citoyens et les élus, la création d’une communauté européenne, l’envie de redonner foi en l’Europe sont des idées qui peuvent devenir réalité sur le Web. Néanmoins, à la lumière des résultats des élections, avec la montée des partis eurosceptiques dans de nombreux pays, et principalement la France et le Royaume Uni, il devient nécessaire d’analyser les défaillances de la campagne. La question étant : où était la défaillance ? Etait-‐elle dans la campagne socialiste ou dans l’impuissance du numérique en politique ?
35 cité dans Y. Winkin, “Communication“, Encyclopaedia Universalis, 2006, p.1
38
3. LES INSUFFISANCES DE LA CAMPAGNE NUMERIQUE
3.1. Internet, une source d’information ambivalente et qui ne suffit pas
3.1.1. La méfiance vis à vis d’internet
Internet est une source d’information particulière. L’attrait du Web est également ce qui fait sa difficulté : n’importe qui peut y poster du contenu. L’éducation à internet signifie donc aussi apprendre à se méfier des contenus postés en ligne. C’est d’ailleurs ce qu’on apprend à l’école. Sur internet, il ne faut pas faire confiance automatiquement. Il faut vérifier ses sources. Fabienne Greffet, dans l’introduction de son ouvrage Continuerlalutte.com, explique que, sur le principe et à ses débuts, internet n’était pas une plateforme idéal pour les partis politiques. C’était un espace d’expression individuel ou l’Etat et les organisations étatiques n’étaient pas les bienvenues. Néanmoins, « alors que la toile pouvait sembler, par son origine et son histoire, peu susceptible d’accueillir des organisations structurées et hiérarchisées, elle est désormais largement investie »36 Un sondage réalisé à l’automne 2013 pour la Commission européenne analyse l’utilisation des différents médias dans l’Union européenne37. Les résultats de ce sondage concernant internet sont intéressants (voir Annexe 3). En France, l’utilisation d’internet est en constante augmentation. 66% des gens affirment utiliser internet tous les jours. Cette statistique est bien sûr un argument de poids en faveur d’une utilisation accrue du Web en politique. Néanmoins, 53% déclarent qu’ils ont tendance à ne pas faire confiance à ce qu’ils trouvent sur internet, contre 30% qui affirment l’inverse. Le reste de l’Europe est légèrement plus nuancé, 46% (moyenne européenne) expriment une méfiance vis à vis de la toile. Il faut néanmoins relativiser ces chiffres, puisque les Français ont également tendance, à 60%, à ne pas faire confiance à la télévision. Mais ce sondage nous apprend également que les Français s’estiment très mal informés sur l’UE. Seuls 18% s’estiment bien informés. Et l’étude amène enfin un paradoxe : 58% des Français affirment que leurs informations sur l’Union européenne viennent de la télévision. Internet est second avec seulement 13%, contre 10% pour la presse et 6% pour la radio. Les Français s’estiment donc mal informés, mais persistent dans leur utilisation d’un média auquel ils ne font pas confiance. On pourrait en tirer la conclusion suivante : les Français auront tendance à ne pas faire confiance aux informations qu’ils reçoivent sur l’Union européenne. Encourager un débat public serein et réfléchi sur l’Union européenne devient donc difficile
36 F. Greffet, Ibid., p.16 37 Media Use in the EU, Report for the European Commission, Autumn 2013
39
De plus, seuls 38% des Européens affirment faire plus confiance au site internet d’une institution étatique qu’à un autre site internet. Cela montre bien la défiance massive vis à vis du Web. Face à cette défiance, l’outil numérique ne peut être utilisé en politique que dans une certaine mesure. Un parti politique devrait-‐il s’efforcer de produire du contenu numérique en masse pour finalement n’atteindre que 30% de la population ? La réponse est sans doute « oui », car 30% de l’électorat peut largement influencer les résultats d’une élection. Néanmoins, cela montre que les moyens traditionnels de campagne ne peuvent être remplacés par l’outil numérique.
3.1.2. Des moyens traditionnels de campagne encore essentiels
Yves Winkin avance que « la fascination contemporaine pour les “nouveaux médias“ amène à négliger les plus vieux médias du monde : le corps, le geste, la parole. »38 Cette analyse n’est pas exclusive à la politique. Il critique d’ailleurs ici les usages sociaux plus que politiques. Il dénonce une perte de contact entre les individus au profit d’une communication distante, à travers ces “nouveaux médias“. Néanmoins, la politique est soumise au même problème.
La stratégie numérique a été adoptée par le PS principalement pour des raisons de calendrier. « Le Web a été choisi parce que nous sortions de la campagne des élections municipales, et que la campagne des européennes était très courte, explique Florence Bonetti. Le seul moyen de démarrer la campagne avant les quinze jours de campagne militante, c’était le Web. » Pourtant, consciente que le Web n’est qu’un outil parmi d’autres, elle tente d’expliquer la défaite : « Les militants ont très peu milités. D’abord parce qu’ils étaient fatigués … et démotivés. En plus, même nos militants ont eu du mal à comprendre le sujet européen. » La campagne de terrain reste donc un élément élémentaire d’une campagne électorale. La conviction de l’électorat se fait en large part en face à face. Il est presque impossible de convaincre quelqu’un sur internet. Le contact physique, la poignée de main, l’effort fait par un candidat d’aller sur les marchés pour rencontrer les électeurs est plus apprécié que beaucoup de campagnes numériques. Gérard Obadia vante les qualités de 38 Y. Winkin, Ibid., p.1
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la campagne numérique, mais nuance la puissance de persuasion du Web : « une campagne politique doit se mener sur plusieurs fronts, et il faut avoir les outils militants. » L’autre outil essentiel reste le meeting de campagne. Ce moyen n’a pas été négligé par le PS, qui a organisé sept meetings importants. Onéreux et compliqués à organiser, ils permettent néanmoins de motiver les militants. La foule sortait galvanisée par le discours de Martin Schulz, qui a participé à trois des meetings, à Paris, à Limoges et à Lyon. Ces rassemblements étaient essentiels dans chaque région pour relancer l’action militante qui avait été sérieusement atteinte par le choc des élections municipales. « Il faut redonner le pouvoir aux militants » a annoncé Jean-‐Christophe Cambadélis au personnel de Solférino lors de son arrivée à la tête du parti. Son argument principal était que les militants étaient le cœur de parti, ce qui le faisait vivre et remporter des victoires. L’analyse des résultats de l’élection européenne lui donne raison. La campagne militante limitée était insuffisante pour convaincre les Français de voter socialiste. Marine Le Pen, nous l’avons vu, avait commencé sa campagne de terrain bien avant le début de la campagne officielle. En préparation des Municipales, elle avait entamé ce « tour de France des oubliés » et s’était présentée dans toutes les communes habituellement ignorées par les campagnes politiques. Cette campagne de terrain, longue et méticuleuse, lui a permis d’ancrer dans les esprits la possibilité de voter Front National. Après un bon score aux élections municipales, elle a poursuivi son effort de terrain et prolongé son discours populiste pour la campagne européenne. Son score de 25% est le résultat de ce travail. Le Web est un outil utile, c’est indéniable. Mais il est loin d’être suffisant. Pourtant, on parle beaucoup de la campagne de Barack Obama, qui aurait été gagnée « grâce au Web ». Cela est vrai, mais il faut ajouter que son utilisation du Web était principalement dévouée à optimiser la campagne de terrain.
3.1.3. Des moyens numériques qui ont fait leurs preuves mais inutilisables
En conclusion de l’ouvrage de Fabienne Greffet, Thierry Vedel explique qu’en
France, « la loi informatique et libertés limite l’utilisation des données personnelles relatives aux opinions politiques : les stratégies de mail ciblés, pratiquées aux Etats-‐Unis ou en Grande Bretagne, sont donc beaucoup plus difficile dans notre pays. »39 C’est la différence majeure qui implique une utilisation plus restreinte du Web dans les campagnes électorales françaises. Barack Obama avait construit une vaste opération digitale qui combinait une base de données sur des millions d’Américains et le pouvoir de Facebook de cibler les individus. Cela n’avait jamais été fait. Le site internet Obama for America invitait les supporters à s’inscrire via leur compte Facebook. L’équipe de campagne récupérait ainsi toutes les données personnelles des inscrits et collectait ces données.
39 F. Greffet, Ibid., p.292
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Avec ces données, l’équipe Obama 2012 pouvait organiser des campagnes de mailing très efficaces. Grâce aux informations obtenues sur les supporters d’Obama, ils étaient en mesure de savoir qui avait de l’influence, qui était susceptible de faire un don, de participer à un meeting, de convaincre ses amis d’aller voter ou encore d’aller faire du militantisme de porte à porte. Ainsi, les militants recevaient des mails qui correspondaient à leur potentiel de mobilisation. En février 2012, la campagne avait stocké les informations et adresses mails de 23 millions de personnes, ajoutant à cela les 25 millions de fans Facebook du président américain. La décision d’utiliser Facebook comme outil de campagne apparaissait comme évidente vu l’ampleur qu’avait atteint le réseau. De 2008 à 2012, le site était passé de 40 à 160 millions d’utilisateurs américains, soit la quasi-‐totalité du corps électoral (l’élection de 2012 a vu 130 millions d’américain se rendre aux urnes).
Nicolas Vanbremeersch soutient que « la foule en réseau » peut désormais disposer « d’un pouvoir de décision et de mobilisation »40. C’est indéniable lorsqu’on constate l’efficacité de la campagne de Barack Obama. Gérard Obadia affirme que « pour faire campagne, il faut des bases de données complètes qu’on peut solliciter et jeter dans la bataille. » C’est sans doute ce qui a manqué au Parti socialiste, dont les bases de données sont incomplètes et mal utilisées, ajoute-‐t-‐il. La constitution bases de données grâce aux informations contenues sur Facebook aurait été une solution pour le PS, mais cette technique n’est pas possible en France, nous l’avons dit, car interdite par la loi « Informatique et Libertés » de 1978. L’attitude du public vis à vis de l’utilisation des données personnelles s’est par ailleurs durcie depuis les révélations d’Edward Snowden sur les agissements de la NSA et l’espionnage américain qui en découle. Utilisant cette méthode pour sa réélection, Obama s’est depuis attiré de nombreuses critiques. Jeff Chester, du Center for Digital Democracy dénonce ce procédé : « Ceci dépasse le rêve de [John Edgar] Hoover41. Dans sa précipitation d’exploiter le pouvoir des données digitales pour être réélu, la campagne Obama semble avoir ignoré les implications morales et éthiques. »42 Il apparaît donc évident que le Web a un pouvoir de mobilisation très fort, et peut être très utile durant une campagne électorale. Il faut néanmoins mettre de côté les considérations légales et morales de cette utilisation de l’outil numérique. L’utilisation du pouvoir de mobilisation du Web a été insuffisant durant la campagne socialiste. Le parti a préféré se focaliser sur l’utilisation du numérique pour produire du contenu, le diffuser et faire passer son message. Manifestement, ce message n’a pas atteint autant d’électeurs que prévu.
40 N. Vanbremeersch, De la démocratie numérique, Paris, Seuil/Presse de Science Po, 2009, p.80 41 John Edgar Hoover fut le premier directeur du FBI. Il restera à la tête de l’organisation pendant 48 ans. Il fut accusé à de nombreuses reprises de porter atteinte à la vie privée d’autrui n mettant sur écoute un grand nombre de personnalités, et en établissant des dossiers détaillés sur nombre de ses collaborateurs. 42 cité dans PILKINGTON Ed & MICHEL Amanda, « Obama, Facebook, and the power of Friendship : the 2012 data election », The Guardian, 17/02/2012
42
3.2. Internet, une portée politique finalement limitée 3.2.1. Le public reste restreint
Internet est un outil massivement répandu. Mais son utilisation politique reste
limitée. Pour entrevoir à quel point la politique est minoritaire sur un réseau social comme Twitter, il suffit de comparer l’activité des débats européens avec d’autres évènements européens. En établissant un graphique comparant le débat du 15 mai à la finale de l’Eurovision, le 10 mai 2014, on s’aperçoit de la faiblesse de l’activité politique.
Sur ce graphique, la courbe bleue représente le hashtag #TellEurope. Les 100 000 tweets apparaissent désormais bien timides face aux 2,4 millions de réactions au concours de l’Eurovision. Ils apparaissent encore plus faibles en comparaison du hashtag #WorldCup, puisque la Coupe du Monde a généré plus de 7,6 millions de tweets à travers le monde. Au travers de ses chiffres, on comprend que la portée des évènements politiques est très modérée par rapport aux évènements sportifs ou culturels. Mais un autre phénomène diminue encore l’efficacité de la diffusion du message politique sur les réseaux sociaux et internet en général. Les twittos qui participent à la discussion #EP2014 sont généralement déjà convaincus. Ils militent sur le réseau, donnent leur avis, mais les débats qui s’y déroulent n’ont aucune audience. J’ai moi même participé à des débats sur Twitter. On y réalise bien vite que l’affrontement est stérile : impossible de convaincre l’interlocuteur, impossible d’être convaincu. On vient sur Twitter pour défendre sa cause, pas pour chercher de l’information. Patrice Flichy, dans un article publié dans la revue Réseaux en 2008, expliquait : « Si personne ne conteste le fait que grâce à internet le citoyen a potentiellement accès à une information plus riche qu’auparavant et qu’il peut participer à de nombreux débats, la controverse porte plutôt sur la question de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou des forums proches de ses opinions ou si au contraire internet lui offre des occasions de rencontrer des positions différentes. »43 La controverse est toujours d’actualité. Les sites internet permettent probablement de toucher des électeurs qui n’auraient pas été touchés par les moyens traditionnels de campagne, mais il est difficile de savoir s’ils parviennent réellement à convaincre.
43 P. Flichy, « Internet et le débat démocratique », Réseaux 4/ 2008 (n° 150), p. 159-‐185
43
Plusieurs auteurs notent la difficulté à mobiliser les internautes au-‐delà de ceux
qui sont déjà politisés, « c’est notamment le cas parmi les jeunes, certes utilisateurs intensifs d’internet, mais aussi traditionnellement moins intéressés par la politique. »44 L’internaute moyen n’est pas là pour être convaincu, il est là pour se détendre. Finalement, on observe une difficulté de communication entre l’internet politique et le reste de l’environnement numérique. La mobilisation sur la toile reste marginale. La force d’une campagne comme celle de Barack Obama en 2012 était d’utiliser les capacités de mobilisation du Web et de transformer l’outil numérique en militantisme de terrain. Rester sur le terrain numérique apporte peu à la campagne de conviction des masses. Sur internet, la communication politique tourne en rond. Les cercles de militants se croisent, les contenus ne sont souvent partagés qu’avec des convaincus. Avec Twitter, beaucoup de gens seront atteints par les contenus, mais il est improbable que des citoyens en quête d’information sur l’élection parcourent ce réseau à la recherche d’arguments pour les convaincre.
Les contenus produits pour internet ne peuvent avoir d’effet marquant s’ils restent sur internet. Pour augmenter leur portée, il faut un relai médiatique. Ce relai n’a pas eu lieu.
3.2.2. Un mauvais relai de contenus mal adaptés
Nous l’avons vu, le PS a produit énormément de contenu numérique. Le foisonnement de cette production avait pour objectif d’atteindre le public le plus largement possible. Mais les contenus internet sont faits pour être lus directement par les citoyens, c’est d’ailleurs leur intérêt principal. La difficulté réside dans la faible diffusion de ces contenus dans les autres médias.
Jacques Gerstlé explique que dans la couverture médiatique d’une campagne
politique, « la délocution l’emporte aujourd’hui sur la perlocution, autrement dit, ce que disent les médias pèse davantage que le discours de l’acteur. »45 C’est pour échanger directement avec le citoyen que les partis investissent le Web. Mais les médias restent un intermédiaire essentiel, qui apporte l’information aux citoyens qui ne vont pas la chercher. L’échec socialiste réside dans la production de contenu non-‐adaptés aux médias traditionnels ou non-‐adaptés aux électeurs. L’exemple des « 74 questions pour réorienter l’Europe » est frappant. Il est indéniable que l’exercice fût intéressant. Produire un document basé sur les questions posées par les internautes était un bel exemple de lien renforcé entre le peuple et ses représentants. Pourtant, le document était impossible à utiliser. Long de 170 pages, Henri Weber a refusé de voir ce document raccourci, ou même résumé. La conférence de presse qui a suivi la production du document, le 24 avril, n’a
44 F. Greffet, Ibid., p.288 45 J. Gerstlé, Ibid.
44
intéressé que très peu de journalistes. Les quelques journalistes présents ont à peine diffusé la nouvelle. Ce document est l’exemple typique d’une mauvaise utilisation du Web. Quel internaute pourrait lire 170 pages sur son écran ? Même le plus zélé des militants n’y parviendrait pas. Long et compliqué, voilà exactement ce que le Web abhorre. Un contenu Web doit être épuré, rapide, accrocheur. Impossible pour un argumentaire de cette taille d’être partagé à grande échelle.
La solution est donc le média. Pour développer de longs arguments, nuancés, réfléchis, il faut passer par un intermédiaire qui sera capable de résumer, d’apporter un commentaire, d’expliquer au public le but du document. Les participants de l’internet politique sont en fin de compte assez peu reliés au reste de l’espace numérique. « Dans l’ensemble, le web politique demeure une sorte d’îlot, riche de grandes possibilités, mais qui ne parvient pas à se relier pleinement au reste d’internet ou à l’espace politique. »46 Ce lien doit être fait par les acteurs du web politique, les e-‐militants.
3.2.3. Le e-‐militantisme Le concept d’e-‐militant socialiste a été créé après le congrès du Mans, en 2005, avec le lancement de la campagne d’adhésion au parti à 20e par internet. Le PSE comptait également sur une action forte des e-‐militants. Mais le chemin est long de l’e-‐activisme à la conviction de plusieurs personnes. Le partage de contenus politiques ou militants sur les réseaux sociaux est une bonne chose, mais la transformation en vote est rare. Tout comme la publicité sur internet, qui est rarement couronnée de succès. Partager un contenu permettra que les gens le voient, mais il y a peu de chances pour qu’ils cliquent dessus. Le réseau Facebook du plus militant des adhérents PS est forcément composé de gens moins engagés que lui, qui verront le lien, mais sont peu susceptibles de le suivre. François Vergniolle de Chantal explique : « l’efficacité d’internet ne réside pas dans sa capacité à atteindre les “électeurs médians“, non politisés […]. Si on observe cette perspective, alors internet n’est qu’un outil mineur, un complément par rapport aux outils traditionnels de campagne. »47 L’étude du Parlement européen sur les réseaux sociaux arrive à la même conclusion, et confirme que l’efficacité des réseaux reste floue. Il est en définitive difficile d’affirmer que ces espaces de communication ont un réel effet de conviction sur des citoyens désengagés politiquement. Si on centre la critique sur le réseau Twitter, les raisons peuvent être multiples. Mais la principale reste la difficulté de débat sur cette plateforme. Avec un format très court (140 caractères), le réseau social ne laisse pas de place à l’argumentation. Un débat sur Twitter oblige les
46 F. Greffet, Ibid., p.289 47 F. Greffet, Ibid., p.135
45
participants à se limiter à de courtes phrases, sans développer d’idées. Cela explique sans doute pourquoi les slogans chocs ou les critiques sommaires sont monnaie courante sur le réseau. Le concept qui fait le succès de ce réseau est la concision des messages. Il garantit l’instantanéité, et force l’émetteur du message à trouver l’information essentielle à donner au récepteur. Un tweet est un exercice d’écriture particulier. Mais ce concept est aussi ce qui limite l’intérêt du réseau pour une campagne de fond, d’idées et d’arguments.
Il n’est malgré tout pas niable que la plateforme numérique « Choisir Notre Europe » a eu un effet. Lorsqu’on se penche sur les statistiques du site, on s’aperçoit que le pic d’affluence se situe le jour de l’élection, le 25 mai. Cela offre un regard intéressant sur l’attitude de l’électorat vis à vis de ces élections européennes. De nombreux citoyens ont décidé finalement le jour du vote qu’il serait temps de s’intéresser au sujet, puisqu’ils s’apprêtaient à mettre un bulletin dans l’urne. Le fait qu’ils se soient tournés vers internet montre un déficit de la couverture médiatique. Les électeurs n’avaient que peu d’informations sur la campagne et les programmes sans s’y intéresser eux-‐mêmes.
3.3. Une mauvaise couverture médiatique de la campagne 3.3.1. La télévision : média encore et toujours dominant
Jean-‐Baptiste De Montvalon, dans Le Monde, maintient que la télévision reste un
média majeur, et que la “Messe“ du Journal Télévisé de 20h existe encore bel et bien : « Après soixante-‐quatre années de bons et loyaux services, le journal télévisé a encore de l’énergie à revendre. Ses audiences se sont sérieusement érodées, mais restent à des niveaux qui feraient pâlir d’envie n’importe quel producteur. »48 Le journal télévisé, dont Denis Muzet prédisait la fin en 2008, après l’éviction de Patrick Poivre D’Arvor du 20h de TF1, est toujours là, et rassemble près de 10 millions de Français chaque soir, en ajoutant les audiences de TF1 et France 2. Il satisfait le besoin des Français d’une communication solennelle, un cadre donné à l’information. Selon Pascal Josèphe, PDG de l’agence de conseil audiovisuel IMCA, ce « besoin de se retrouver au même moment devant le même programme » est ancré « au plus profond de notre cerveau reptilien ». Le JT reste un rituel structurant de la journée des Français. C’est bien là la faiblesse d’internet : l’incapacité à fixer des rendez-‐vous avec une majorité de la population. Internet est trop éparpillé, trop large, trop individualisé. Il atteint ainsi la limite de sa capacité en communication politique : il est difficile de toucher un large public à un moment donné. Pour élargir son audience, il faut faire plusieurs plans de communication, être présent sur plusieurs plateformes, sur plusieurs réseaux. Anja Janoschka, de l’université d’Amsterdam, observe les capacités de diffusion d’information sur internet, elle vante la nature même du Web qui fait que « les utilisateurs peuvent retrouver n’importe quelle information qui les intéresse personnellement. »49 Le mot clé est “personnellement“. Ce mot représente la faiblesse actuelle du Web dans un cadre de campagne électorale. L’internaute doit être intéressé,
48 J.-‐B. De Montvalon, « L’éternelle “grand-‐messe“ », Le Monde, 09/08/2013 49 A. Janoschka, Web Advertising, New forms of communication on the Internet, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins Publishing Company, 2004
46
il doit aller chercher l’information, accomplir l’acte de recherche. La télé ne nécessite pas cet acte. La force du JT, de la communication solennelle, est qu’il présente au téléspectateur l’Information. De par son allure formelle, le JT apparaît comme incontestable. Malgré le fait que 60% des Français affirment avoir tendance à ne pas faire confiance à la télévision, le JT reste indubitablement la source d’information la plus répandue. Le public est donc l’autre force du JT. Preuve de son efficacité, 20h reste l’heure à laquelle le Président de la république s’adressera au Français pour un message officiel, et il est entendu que les JT le diffuseront. Les JT sont également la première source de communication directe entre les hauts responsables politiques et le peuple. Manuel Valls l’a bien compris, il est apparu plusieurs fois face aux Français à travers ce média depuis sa nomination au poste de Premier ministre, le 31 mars 2014. Le pouvoir de la télévision sur ces élections européennes est également visible dans les audiences de l’émission Des Paroles et Des Actes, le débat politique de France 2. La confrontation des représentants de chaque grand parti, le 22 mai, réunit 2 226 000 spectateurs. Une telle foule est impossible à réunir sur le Web. Nonobstant, ce large public représente à peine plus de 10% de l’audience totale de la soirée. C’est TF1 qui remportait la part la plus importante ce soir là, avec la série policière Falco et 24,7% d’audience, soit 5 735 000 spectateurs. Ces chiffres frappant montre, au delà de la capacité de mobilisation de la télévision, l’intérêt faible du public de la télévision française pour l’élection européenne. L’émission Des paroles et Des Actes a été au cœur de plusieurs débats durant cette élection. France télévision, service public, s’est également attirée de nombreuses critiques dans la classe politique pro-‐européenne pour ses décisions de programmation.
3.3.2. Le refus de diffusion des débats européens
Après avoir établi la prédominance de la télévision dans le service d’information du public, il devient intéressant de s’interroger sur le rôle qu’elle a joué durant la campagne électorale. Mais ce rôle a été bien pauvre. France télévision notamment n’a pas joué le rôle dévolu au service public d’information et d’encouragement du débat démocratique. Le grand débat européen du 15 mai, réunissant les candidats européens à la présidence de la Commission, était organisé par le service télévisuel européen Euronews auquel France télévision appartient. Or, le groupe a refusé de diffuser le débat sur une chaine nationale, préférant le diffuser uniquement sur son site internet. De nombreuses voix se sont élevées contre ce choix, des pétitions ont été signées, des appels ont été lancés, mais rien n’a fait changer d’avis Rémy Pflimlin, directeur du groupe France télévision. La toile a largement commenté cette affaire. France télévision était la cible de toutes les critiques. Lorsqu’I-‐télé annonce qu’elle diffusera le débat en direct, Rémy Pflimlin devient la risée du Web.
47
De nombreux acteurs du débat public se sont mobilisés pour critiquer cette décision du groupe France télévision. Une tribune est publiée sur le site internet Slate, signée notamment par Yves Bertoncini, directeur de l’institut Jacques Delors, Thierry Pech, directeur du think tank Terra Nova, ou encore Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.50 Ils accusent le service public de ne pas respecter les missions imposées par son cahier des charges. « France télévision malgré son engagement pour l’information sur l’Europe va à contre-‐sens de l’Histoire de notre continent, » écrivent-‐ils. De nombreux candidats à l’élection ont également signé un appel, hébergé par un autre pure player, le Huffington Post : « Il est inadmissible que le Service public audiovisuel refuse par principe de diffuser un débat si important, de plus fourni gratuitement, alors que l’information sur l’Europe et la promotion du débat démocratique font partie du cœur de ses missions. »51 Ces tribunes faisaient suite à l’action d’Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, qui saisit le CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) le 30 avril pour forcer France télévision à diffuser ce débat. Cette saisie a donné lieu à l’interpellation du groupe par Olivier Schrameck, président du CSA. Cette interpellation restera sans réponse.
Pour Jacques Gerstlé, la « communication politique s’est vidée de son sens civique au profit d’un spectacle qui encourage la passivité et le désengagement envers la chose publique, autrement dit qui favorise l’aliénation politique. »52 Cette affirmation est à nuancer, mais apparaît justifiée lorsqu’on assiste au spectacle politique, au balai des représentants publics qui défilent l’un après l’autre dans les matinales des radios, des télévisions, pour demander au peuple de leur faire confiance. Néanmoins, « l’aliénation politique » est aussi due à la mauvaise information du peuple. L’idéal kantien dont nous parlions, et l’espoir de Jürgen Habermas de voir une véritable démocratie délibérative émerger d’un débat constructif entre citoyens informés, étaient bien loin durant ce débat européen. Les partis politiques ne sont pas innocents dans cet état de fait, mais les médias ont également leur part de responsabilité.
3.3.3. L’agenda médiatique
50 http://blog.slate.fr/europe-‐27etc/15259/oui-‐au-‐debat-‐presidentiel-‐europeen-‐sur-‐france-‐2-‐le-‐15-‐mai/ 51 http://www.huffingtonpost.fr/marielle-‐de-‐sarnez/france-‐televisions-‐ne-‐doit-‐pas-‐censurer-‐le-‐debat-‐europeen_b_5226255.html?utm_hp_ref=france 52 J. Gerstlé, Ibid.
48
En 1972, Max McCombs et Donald Shaw publient la théorie de l’agenda, dans un article fondateur : « The agenda-‐setting function of mass media »53. Leur analyse est basée sur deux constatations contradictoires :
Ø Il est faux de dire que les médias influencent directement le public ; Ø Il est faux de dire qu’ils ne l’influencent pas.
Ils aboutissent à la théorie qui fera date dans l’étude des médias durant les campagnes électorale : les médias exercent un effet considérable sur la formation de l’opinion publique, en attirant l’attention de l’audience sur certains évènements et en négligeant d’autres. Les médias ne vont pas influencer le public directement. Il n’y a pas de relation automatique entre ce que disent les médias sur un sujet, et ce que pense le public qui reçoit l’information. Néanmoins, en adoptant un agenda précis, en choisissant les sujets primordiaux, ceux dont il faut parler, les médias fixent les thèmes prédominants de la campagne. Les médias établissent le calendrier et hiérarchisent les sujets, ce qui entraine immanquablement que les auditeurs et les téléspectateurs adoptent la même hiérarchie. L’hypothèse de conclusion de McCombs et Shaw, déjà en 1972, est la suivante : il existe une relation entre l’ordre hiérarchique évènements présentés par les médias et la hiérarchie de signification attachée à ces mêmes problèmes de la part du public et, par conséquent, des politiciens. Cette analyse est criante de vérité pour le cas spécifique de ces élections européennes. Les enjeux nationaux étaient un piège redoutable pour le Parti socialiste. Mais les enjeux européens furent à peine mentionnés dans les médias généralistes. La bataille pour la présidence de la Commission européenne était presque inexistante dans les JT. Les thèmes abordés étaient : la France et l’abstention. La couverture des évènements européens fut déplorable. Dans le 20 minutes du 16 mai, on ne trouvait pas la moindre ligne sur le débat de la veille, qui pourtant représentait un premier pas historique dans la construction de la démocratie européenne. Lorsque les JT mentionnaient des meetings, pas un mot sur les candidats communs des partis européens.
Dans la même logique d’agenda, on en vient à se demander pourquoi Des Paroles et Des Actes a décommandé Martin Schulz qui devait débattre avec Marine Le Pen le jeudi 10 avril. Dans une logique purement commerciale, ce fut sans doute très réussi : 2,8 millions de téléspectateur, pour une émission consacrée à la présidente du Front
53 MCCOMBS, M. E., SHAW, D. L., « The agenda-‐setting function of mass media », Public Opinion Quarterly, 1972, vol. 36, p. 176-‐187.
49
National. Une rapide étude de l’émission nous apprend que Marine Le Pen fut l’invitée la plus souvent présente dans l’émission, avec sept participations. Le débat du 22 mai fut également sujet à polémique. Alors que Jean-‐Christophe Cambadélis souhaitait que le Parti socialiste soit représenté par Martin Schulz et que François Bayrou désirait faire venir Guy Verhofstadt, la rédaction de Des Paroles et Des Actes refusa la présence des candidats européens.
On constate que la campagne faite sur Internet par le Parti Socialiste était sans doute bien menée, mais n’avait que peu de chance d’aboutir. L’utilisation politique d’internet n’est pas assez répandue pour qu’une campagne électorale numérique puisse réellement avoir un impact. Le Web est en revanche très utile comme outil de mobilisation, mais il ne semble pas avoir été utilisé de cette façon là par la campagne socialiste. Les raisons en sont à la fois techniques et, si l’on compare avec la campagne américaine de 2012, morale et légale. Mais l’échec de la campagne socialiste n’est pas seulement dû ces carences numériques. Le relai média de la campagne européenne fut beaucoup trop faible pour permettre aux socialistes de faire entendre leurs enjeux et leurs propositions.
50
CONCLUSION Cette campagne fut un échec en France. Le niveau du débat public ne s’est jamais
élevé. Il était néanmoins difficile d’espérer plus, alors que la campagne officielle ne durait que onze jours. Ce calendrier serré, et l’enchainement avec les élections municipales, ont obligé le Parti socialiste à investir massivement le Web.
La campagne socialiste fut intéressante. Innovante et réfléchie, elle a tenté de faire émerger un débat européen au niveau national. Le concept d’interpellation des citoyens à travers la plateforme « Choisir Notre Europe » présentait de nombreux mérites. Il était notamment essentiel d’envoyer un message de renforcement du lien entre élus et électeurs à l’occasion d’élections pour le Parlement européen. Face aux critiques d’une Europe distante, incompréhensible, bureaucratique, le contact accru entre le peuple et ses représentants est sans doute l’attitude à adopter pour un parti pro-‐européen. Néanmoins, il est nécessaire de critiquer l’utilisation de l’outil numérique comme instrument de persuasion des masses. Peu politisé, l’internet social 2.0 ne laisse qu’une place limitée au débat citoyen. L’utilisation du Web comme outil de mobilisation des militants a été prouvé par la campagne américaine de 2012, mais cet aspect de la communication numérique a fait largement défaut au Parti socialiste. La faiblesse des bases de données du Parti est une des raisons expliquant cette défaillance. Mais il faut rappeler que l’utilisation à grande échelle des bases de données personnelles est une forme d’exploitation du numérique difficilement défendable. Pour autant, au niveau européen, le Web fut essentielle durant cette campagne de 2014. L’organisation d’évènements à l’échelle continentale et la communication qui les a accompagnés ont permis aux européens désireux de communiquer entre eux de se retrouver pour débattre d’Europe ou en tout cas en parler ensemble. L’apparition durant cette campagne d’un espace public européen est la grande nouveauté de cette campagne. Cette nouveauté n’aurait jamais vu le jour sans l’utilisation massive du Web par les instances européennes et les Partis européens. En France, la campagne numérique a largement montré ses limites : elle est finalement peu efficace sans un relai systématique, ou au moins partiel. La couverture médiatique limitée de la campagne de 2014 a empêché l’émergence d’un réel débat démocratique éclairé sur le sujet européen. Dès le début de la campagne, les principales rédactions semblaient avoir déjà préparé leurs sujets sur l’abstention pour le 26 mai. Avec seulement 43% de participation, le score du Front National de 25% est à relativiser, puisque Marine Le Pen a finalement réuni moins d’électeurs que durant la présidentielle. Toutefois, le score de 13,98% réalisé par le Parti socialiste montre que l’utilisation du numérique n’a pas permis d’éloigner le contexte difficile que devait affronter la formation de centre-‐gauche. Dans un monde 2.0 en permanente expansion, il ne fait aucun doute que l’utilisation du numérique en politique a de l’avenir. Le Web 2.0, l’internet participatif, appelle une participation pus importante des citoyens au débat public. Encore faut-‐il que le Web accueille des plateformes de débat plus évoluées que Twitter, dont ce n’est pas la
51
principale fonction. Les réseaux sociaux auront forcément un rôle à jouer dans les prochaines campagnes, mais la toile manque encore de réels outils de débat, de persuasion. Mais pour être tout à fait réaliste, on attend encore l’émergence d’une population désireuse de participer à ce débat public sur le Web.
52
GLOSSAIRE Buzz/Bad Buzz : Un buzz est un emballement médiatique sur la toile. Quand un contenu est partagé par un très grand nombre de personnes en très peu de temps, il devient viral. Et se répand sur le réseau à une vitesse très élevée. Un Bad Buzz est un phénomène de cet ordre là, mais négatif. Souvent, le réseau se moque de quelque chose, une vidéo, une photo ou un message. Souvent, l’objet de la moquerie est détourné de façon ironique. Follower : Sur Twitter, le follower suit le fil d’une personne. On parle aussi d’abonné. Si je suis abonné au compte Twitter de Martin Schulz, dans mon fil d’actualité apparaitront tous les tweets de Martin Schulz, ou ceux qu’il a retweeté. Google Drive : Espace de stockage partagé en ligne. Souvent secrets, il faut en avoir été autorisé l’accès pour retirer des documents ou les charger sur le Drive. Outil très utilisé par les services pour partager des documents. Hashtag : marqué par un #, c’est le sujet d’un tweet. Le hashtag permet d’identifier un tweet. Durant les élections européennes, un tweet les concernant était marqué de la mention « #EP2014 » Instagram : Réseau social né en en 2010. Il permet de poster des vidéos, des photos. A la base, c’était une petite application qui permettait d’appliquer des filtres sr les photos pour les rendre plus belles. L’évolution de l’application en véritable réseau social a eu lieu très vite, et cette application a été rachetée par Facebook. Page Rank : algorithme utilisé par Google pour classer les sites web. Il mesure la popularité d’une page. Plus la page contient de liens vers d’autres pages avec un Page Rank élevé, plus le Page rank de la page original monte. Il en va de même si des liens vers cette page partent de page avec des Page Rank élevé. Plus le Page Rank d’une page est élevé, plus elle est visible facilement dans les recherches Google. Pearltrees : Application internet permettant à l’utilisateur d’organiser, d’explorer et de partager des pages web, des photos, des notes, ou des fichiers. Thunderclap : Application permettant de réunir un groupe d’internaute pur défendre un message ou une cause sur les réseaux sociaux. En organisant un Thunderclap, on demande aux internaute de s’inscrire. Lorsqu’ils s’inscrivent, le Thunderclap pourra utiliser leur compte Twitter ou Facebook pour envoyer les message que vous aurez prédéfinis. Tweeter et retweeter : Si je tweete, j’envoi un message que j’ai rédigé via le réseau Twitter. En retweetant le tweet de quelqu’un, je le partage avec mes propres followers. Un Twittos est un utilisateur de Twitter.
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Rapports Institutionnels
• Social media in election campaigning, Ron Davies, European Parliament Research Service, 2014
• How is social media changing politics?, Debating Europe, Friends of Europe, 2013 • Media Use in the EU, Report for the European Commission, Autumn 2013
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LISTE DES ANNEXES Annexe 1 : Représentation des différents partis britanniques, français et allemands sur Twitter Annexe 2 : Analyse complète des interactions Twitter durant le dbéat #TellEurope du 15 mai Annexe 3 : « Avez-‐vous tendance à faire confiance à Internet ? », résultats européens Annexe 4 : Interview complète de Florence Bonetti, directrice de la Communication au Parti Socialiste Annexe 5 : Interview complète de gérard Obadia et Thierry Daguzan, directeurs associés de l’agence Opérationnelle
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Annexe 4 Interview Florence Bonetti, Directrice de la Communication du Parti socialiste Qui a eu l’idée de faire une campagne numérique, et pourquoi est-‐ce que le Web a été choisi comme support ? L’idée vient de Jean-‐Christophe Cambadélis, qui était à ce moment directeur de campagne, en accord avec Harlem Désir. Le web a été choisi parce que nous sortions de la campagne des élections municipales, et que la campagne des élections européennes était très courte. Le seul moyen de démarrer la campagne avant les 15 jours de campagne militante, c’était le Web. Est-‐ce que l’agence était déjà connue ? Il y a eu un appel d’offre. Trois agences étaient en compétition. Opérationnelle l’a emporté avec le concept de plateforme numérique « 1 million de message ». Puis, en coopération avec la direction de campagne, nous avons trouvé le slogan « Choisir Notre Europe ». Spécificité de la campagne numérique ? La spécificité c’est bien sûr l’instantanéité. La campagne numérique a-‐t-‐elle eu un impact ou pas utile ? Ça a été utile. C’est ce qui coûte le moins cher, c’était le seul moyen de toucher un maximum de personnes en très peu de temps. Et la campagne était vraiment très courte. On savait qu’on avait seulement 15 jours de campagne et que les militants allaient être démoralisés. En plus, comme nous avons perdu les municipales, personne n’était motivé sur le terrain. Les gens ne peuvent pas enchainer trois mois de terrain. Le Web, c’était nécessaire, obligatoire. Est-‐ce que les moyens traditionnels ont été utilisés ? Les militants ont très peu milité. D’abord parce qu’ils étaient fatigués après la campagne des élections municipales, démotivés par les résultats. En plus, même nos militants ont eu du mal à comprendre le sujet européen. Est-‐ce que la part du numérique sera aussi importante dans la prochaine campagne, vu les résultats ? Oui, bien sûr. Les résultats ne sont pas seulement dus à la campagne. On ne peut pas émettre un jugement de valeur sur « Choisir Notre Europe », « Votez Martin Schulz ». Les gens ont très peu milités. Le sujet n’intéresse pas beaucoup les Français. Nous avons perdus, mais il y a eu très peu de votants. Le score de MLP est très important, mais elle a quand même 1,5 millions de votants en moins qu’à la présidentielle. Vous ne pensez pas que le message n’a pas bien été reçu ? Ou que les électeurs n’ont pas aimés le message ? Non, ce n’est aps que le message n’a pas été reçu ou n’était pas bon, c’est que de toute façon, les élections européennes sont compliquées et le timing était difficile. Les médias ne s’y intéressent pas, ça ne fait pas d’audimat, et Rémy Pflimlin refusait de retransmettre les débats. C’était la première fois que notre vote allait impliquer le choix du président de la Commission, mais en 15 jours, nous n’avons pas eu le temps de l’expliquer.
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Après, notre erreur c’est de militer pour les Européennes seulement 3 semaines ou un moins, tous les cinq ans. De cette façon, on ne peut pas être prêt. Les gens ne comprennent pas comment fonctionne l’Europe, on a l’impression que c’est extrêmement compliqué, qu’on n’a pas la mainmise dessus. C’est la faute des médias, mais aussi celle des politiques. Même les députés européens, ils ne sont sur le terrain qu’un mois tous les cinq ans. Est-‐ce que les réseaux sociaux peuvent être l’outil qui permettrait de mieux faire connaître les députés européens et leur travail ? C’est un des outils, c’est sûr. Internet, en communication, c’est un des outils. Mais rien ne vaut le porte à porte, la rencontre, l’échange avec les gens Les réseaux sociaux aujourd’hui, c’est impératif : c’est interactif, ça permet de toucher des gens que tu ne toucherais peut être pas mais ce n’est pas suffisant. Rien ne remplace le physique. Mais c’est nécessaire d’être présent sur les réseaux sociaux ? C’est impératif, c’est vital. Tu ne peux pas faire autrement. Sur les réseaux sociaux et internet, il faut être un peu décalé, un peu humoristique, c’est ce qu’on a fait. Le site était différent, l’image de marque était très loin des codes couleurs politiques habituels, c’était très normé “Web“. Le site était un blog ultramoderne, très interactif. Vous êtes satisfaite de la campagne finalement ? Je pense qu’on aurait pu faire pire comme résultat. Nous perdons seulement un siège par rapport à il y a cinq ans, alors que nous sommes au pouvoir et très décriés. C’est beaucoup moins dur que la claque des municipales. Là, ce qui est très violent, c’est le score du FN, être le 3e parti, et au niveau européen, que ce soient les populistes qui gagnent, pas les partis républicains. La claque européenne est très violente pour le PS, mais les socialistes, depuis Jacques Delors, n’ont jamais réussi à gagner les européennes. Nous n’arrivons pas à mobiliser sur les européennes. Mais le problème c’est qu’on ne peut pas en parler seulement tous les cinq ans. Annexe 5 Interview de Gérard Obadia et Thierry Daguzan, directeurs de l’agence Opérationnelle Comment avez-‐vous été amené à travailler avec le Parti socialiste ? Le PS a lancé une consultation d’agence. Le brief était composé de deux éléments : un document sur le contexte des élections européennes avec la particularité de l’élection du président de la Commission européenne et une fiche sur la vision socialiste de l’Europe : « Réorienter l’Europe ». L’Agence devait faire des propositions de positionnement, d’accompagnement stratégique. Nous devions être en capacité d’accompagner le PS pendant la campagne et de réaliser les documents officiels de la campagne.
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Comment avez-‐vous approché le sujet ? Nous sommes partis de deux constats, d’une analyse électorale de 2009 et 2004 [les précédentes élections européennes]. On a remarqué que l’électorat pouvait changer de comportement de vote au moment des européennes. Le document de contenu que nous avais donné le PS était très bien travaillé, mais devait être vulgarisé. Il fallait répondre à la question « Quelle est l’Europe que les socialistes veulent construire ? » Donc notre positionnement politique était le projet socialiste pour l’Europe, et notre positionnement technique était de rendre ce projet appréhendable par les citoyens. Tous les outils devaient incarner le fait que le PS avait un projet et des propositions. Quel était le premier concept de la plateforme ? Dans un premier temps, nous avons surtout travaillé une présentation du document écrit, inspirée par la presse magazine : beaucoup d’infographies. Notre approche devait partir des préoccupations quotidiennes des Français. Notre premier positionnement était : « L’Europe est à nous ». Ce slogan attaquait la critique d’éloignement de l’Europe. Nous voulions donc développer une campagne d’interpellation des citoyens : posez vos questions, soutenez des propositions. C’est dans cette optique là que vous avez choisi une plateforme numérique ? Oui, mais également à cause du calendrier. Comme les militants étaient pris par les élections municipales jusqu’au 30 mars, il apparaissait naturel que le premier temps de mobilisation et d’interpellation soit essentiellement incarné par un site internet : la plateforme d’interpellation numérique. Cette plateforme était d’abord une plateforme de contenu, construite pour détailler les propositions socialistes, et pour permettre aux citoyens de soutenir les propositions et d’interpeler les candidats ou de leur donner des messages. Cette plateforme numérique avait également bien sûr un versant terrain, parce qu’il fallait parler du site, le faire connaître. Comment se manifestait l’interactivité sur le site « Choisir Notre Europe » ? Chaque proposition avait un compteur. On pouvait soutenir ou ne pas soutenir la proposition. Le site prenait en compte les pages que visitait l’internaute. Et le classement des propositions sur la page était fait selon les soutiens aux propositions. Quand on soutenait une proposition, on entrait son code postal. Alors, s’affichaient les têtes de listes pour la région. Dans la conception même de la plateforme, il fallait incarner par l’outil numérique le fait que la campagne était à la fois nationale et régionale. Notre approche était inversée par rapport aux campagnes traditionnelles. La tendance naturelle aurait été de faire un site par région. Mais tous les comités de campagne ont accepté la plateforme centralisée et intégré le fait de lui fournir des éléments, de la promouvoir. La plateforme a rempli son objectif : unifier une campagne qui aurait pu être éclatée. Nous avons eu 200 000 propositions consultées et une moyenne de 5 000 visites par jour, avec un pic d’activité à 8 000 visites le 25 mai 2014, jour de l’élection. Ça montre très bien l’esprit de l’électorat : ils ont montré de l’intérêt pour l’élection le dernier jour, pris au dépourvu par le choix qu’ils devaient faire. Avez-‐vous pu mesurer l’efficacité du concept de la plateforme interactive ?
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Bien sûr. Nous avons fait la plateforme en deux temps. La partie d’interpellation a d’abord été ouverte, et après les municipales, nous avons ouvert la partie « Campagne », avec l’actualité, les déplacements des candidats… La page d’accueil a changé. L’internaute n’arrivait plus sur les propositions. Nous avons constaté une augmentation incroyable du taux de rebond [pourcentage d’internautes qui quittent le site après avoir vu une seule page]. Arriver sur un contenu froid, non interactif ne plaisait pas aux gens. Nous sommes revenus à la page d’accueil « Propositions ». Ce n’est pas simplement que la plateforme était interactive, les gens voulaient savoir quelles étaient les propositions du PS. Mais la plateforme a souffert que le débat sur l’Europe n’ait eu que très peu d’écho national. Et puisque vous parliez des régions, comment s’est passé la coordination entre les différentes campagnes régionales ? Il y avait deux manières d’intégrer les circonscriptions dans la plateforme. Certaines régions ont demandé des propositions spécifiques (Outre-‐Mer, Sud-‐Ouest, Français de l’étranger). On pouvait donc trier selon ses intérêts, son code postal… La plateforme contenait la fois des éléments généraux et particularisés. Internet permet ça. Nous avions la plateforme pour centraliser la campagne, et une stratégie pour les réseaux sociaux. Il fallait que ce soit efficace et que ça cale le concept de la campagne. Nous avons ouvert une page nationale, animée par nous, comme centre de production de contenu. Et nous avons ouvert une page Facebook par circonscription. Nous pouvions déposer des contenus sur leur page, mais sinon ils avaient les mains libres sur sa gestion. Ils pouvaient également piocher des contenus sur notre page. La stratégie ça a été d’impliquer et de donner des outils aux circonscriptions. Et vous aviez aussi une page Twitter… Effectivement, il fallait une présence très forte sur Twitter. Le but principal était la promotion de Martin Schulz. La mise en scène de Schulz faisait partie dès le départ du projet du PS. Il n’y a pas eu une seule manifestation médiatique en France qui n’ait pas été twittée. Nous avons eu une présence très forte jusqu’au meeting à Barcelone avec Manuel Valls [21 mai 2014]. Quelques critiques La difficulté du PS est la faiblesse des bases de données. On ne peut pas se comparer à Obama, que ce soit en termes de militants et d’équipes de campagne. Pour faire campagne, il faut avoir des basses de données complètes qu’on peut solliciter et jeter dans la bataille. Mais une campagne politique doit se mener sur plusieurs fronts, et il faut avoir les outils militants. L’autre différence avec les Etats Unis est que, là bas, les bases de données, on peut les acheter.
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TABLE DES MATIERES
1. LA CAMPAGNE SOCIALISTE AU SEIN DE LA CAMPAGNE EUROPEENNE 9
1.1. L’AMPLEUR DE LA CAMPAGNE NUMERIQUE EUROPEENNE ………. 9 1.1.1. QUELQUES CHIFFRES 1.1.2. LES STRATEGIES 1.1.3. LES PLATEFORMES D’ACTION 1.2. LES ACTEURS DE LA CAMPAGNE ……… 15 1.2.1. LES ACTEURS INSTITUTIONNELS 1.2.2. LES ACTEURS POLITIQUES 1.2.3. LES MOUVEMENTS ET ACTEURS DE LA SOCIETE CIVILE 1.3. LA COUVERTURE DES EVENEMENTS ……… 20 1.3.1. UNE ORGANISATION QUI INCLUT LE NUMERIQUE 1.3.2. UNE PRESENCE CONSTANTE ESSENTIELLE 1.3.3. LA STRATEGIE SOCIALISTE
2. LES SPECIFICITES DE LA CAMPAGNE SOCIALISTE 25
2.1. RECENTRER LA CAMPAGNE SUR LES ENJEUX EUROPEENS ……… 25 2.1.1. LE DANGER DES ENJEUX NATIONAUX 2.1.2. LA PROMOTION DE MARTIN SCHULZ SUR INTERNET 2.1.3. LES CONTENUS PRODUITS PAR LE PARTI 2.2. « CHOISIR NOTRE EUROPE » ……… 29 2.2.1. UNE PLATEFORME INTERACTIVE 2.2.2. RAPPROCHER LE CITOYEN DE L’EUROPE 2.2.3. ETABLIR LE LIEN ENTRE LE CITOYEN ET SES REPRESENTANTS 2.3. UNE CAMPAGNE SUR TROIS NIVEAUX ……… 33 2.3.1. LA DECLINAISON AU NIVEAU LOCAL 2.3.2. LA COORDINATION NUMERIQUE AU NIVEAU NATIONAL 2.3.3. L’ACTION NUMERIQUE DU PSE EN FRANCE ET EN EUROPE
3. LES INSUFFISANCES DE LA CAMPAGNE NUMERIQUE 38
3.1. INTERNET, UNE SOURCE D’INFORMATION DONT ON SE MEFIE ENCORE ET QUI NE SUFFIT PAS ……… 38 3.1.1 LA MEFIANCE VIS A VIS D’INTERNET 3.1.2. DES MOYENS TRADITIONNELS DE CAMPAGNE ENCORE ESSENTIELS 3.1.3. DES MOYENS NUMERIQUES QUI ONT FAIT LEUR PREUVES, MAIS INUTILISABLES 3.2. UN LIEN INSUFFISANT ENTRE LA CAMPAGNE NUMERIQUE ET LES MEDIAS TRADITIONNELS ……… 42 3.2.1. LES CONTENUS, MAL ADAPTES, NE SONT PAS REPRIS 3.2.2. LE PUBLIC RESTE RESTREINT 3.2.3. LE E-‐MILITANTISME 3.3. UNE MAUVAISE COUVERTURE MEDIATIQUE DE LA CAMPAGNE ……… 45 3.3.1. LA TELEVISION, MEDIA ENCORE ET TOUJOURS DOMINANT 3.3.2. LE REFUS DE DIFFUSION DES DEBATS EUROPEENS 3.3.3. L’AGENDA MEDIATIQUE
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#EP2014 : UNE CAMPAGNE SOCIALISTE NUMERIQUE Etude d’une communication digitale dans un contexte
politique perturbé
Ce mémoire tente d’explorer l’utilisation du numérique dans la campagne des élections européennes de mai 2014. Après avoir étudié le paysage numérique européen, j’approfondis l’exemple de la campagne du Parti socialiste qui a déployé un effort considérable sur le terrain numérique. Pour répondre à un contexte difficile d’euroscepticisme grandissant, le PS s’est employé à développer un débat européen en France, à travers une activité permanente sur les réseaux sociaux et par l’établissement d’une plateforme numérique d’interpellation des citoyens : Choisirnotreeurope.fr. A la lumière des résultats de l’élection, j’entreprends de critiquer l’utilisation du Web en politique, son efficacité et ses méthodes d’action, à travers l’échec de la campagne socialiste. Outil de mobilisation redoutable, le Web peine en revanche à s’imposer comme outil de communication politique. Néanmoins, il m’apparaît évident que l’utilisation accrue du Web au niveau européen a permis l’émergence d’un espace public européen durant la campagne, à travers les évènements politiques de la campagne et leur diffusion grâce au réseau. Le Web apparaît alors comme une plateforme d’avenir pour l’Europe, dont le potentiel politique n’est pas encore exploité à fond par ses utilisateurs. Mots clés : Europe Politique Internet Parti Socialiste Communication