littérature sportive

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Littérature sportive LES DERNIERES FOULEES ou le roman d'un athlète de Pierre NALIDIN par Pierre FRAYSSINET 9 Revue EP.S n°100 Novembre 1969. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

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Littérature sportive

LES DERNIERES FOULEES ou le roman d'un athlète

de Pierre NALIDIN

par Pierre FRAYSSINET

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Revue EP.S n°100 Novembre 1969. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

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RIEN NE SERT DE COURIR

J'ai une promesse à tenir : je vais donc tenter de présenter « Les der­nières foulées » de Pierre Naudin ; mais sans joie. Il en eut été bien autrement de " Rien ne sert de cou­rir », un livre que le lecteur ne con­naîtra pas : il s'agit du texte, qui, cou­ché sur le lit de Procuste, est devenu « Les dernières foulées ». Bien que l'on ait avec « Education Physique et Sport » la chance de trouver un lieu où la culture l'emporte sur l'étroite spécialisation, il serait déplacé d'étu­dier la préhistoire du roman. Que l'on m'accorde cependant le droit de si­gnaler le paradoxe que constitue le refus de manuscrits « trop longs » tandis que simultanément il se trouve des lecteurs de grandes maisons d'édi­tion pour déplorer la minceur des œuvres qu'on leur soumet (1). Il est vrai que la prose de Naudin gagnerait à plus de concision, à plus de fermeté, mais les lecteurs de cette revue savent bien que si l'on « coupe » deux kilo­mètres dans un 5 000 m on n'obtient pas un 3 000 m. Ce dernier suppose un autre rythme, conduit à un autre style, implique d'autres qualités. Ma­rathonien, à l'occasion (2), en course, Naudin l'est par goût, en littérature (les volumineuses « Mauvaises rou­tes » (3) étaient déjà une importante réduction de la version première). Il avait réussi avec « Rien ne sert de courir » un excellent 5 000 m. On ne pouvait, sans dommage, exiger de lui un 3 000 m. J'ai du mal à ne pas con­sidérer les suppressions, dans la pre­mière partie, comme des mutilations. Tel qu'il se présente, le roman com­mence de façon banale... Que le lec­teur, surtout, ne se fasse pas une idée du livre avant que l'auteur ne l'ait conduit au stade ! Le sport constitue en effet le thème central du roman.

LITTERATURE, O U LITTERATURE SPORTIVE?

Thème central mais non le seul. « Les dernières foulées » relèvent-elles alors de la littérature sportive ? Non, si cette dernière correspond à la définition implicite de Jean Bobet lorsqu'il nous dit que « 325 000 francs » est un roman social, non un roman sportif (4). Non, et tant mieux! Oui, si l'expression est une formule com­mode pour désigner les œuvres qui empruntent une part importante de leur substance au sport. Oui, de la meilleure, si la littérature est dite sportive lorsqu'elle exprime ce qu'il y a de plus profond, d'essentiel, dans le sport.

« Les dernières foulées » sont l'his­toire de Bongrain, un coureur de 5 000 mètres. Un garçon comme il y en a tant dans le peuple. Simple, apparem­

ment, parce que peu expansif. Com­plexe au fond. Trop. Et pour lui-même d'abord : « A quoi bon s'analyser? ». Il lui faudrait beaucoup plus de luci­dité intellectuelle pour voir clair en lui et agir avec détermination. Pour ne pas vivre en « étranger ». Au retour de la guerre d'Algérie,

portant en lui le souvenir de son meilleur ami, tué, Roland, lui est-il commode de voir clair? Il n'est plus un adolescent sans être devenu un homme. De la tourmente récemment vécue, il a hérité une méfiance envers les mots, les discours, les explica­tions. D'autre part, la rude condition ouvrière, sa situation familiale, n'ont pas habitué le jeune homme aux dé­lices de l'introspection et de la con­versation. Son désarroi est muet. Muettes ses décisions, ses adhésions. (Pour cela il était excellent que Nau­din nous le montre longuement au dé­but.) Bourcier, le communiste, si gé­néreux, si proche de lui (le père de Roland) devrait s'en rendre compte si son obstination ne l'aveuglait. Seul un goût spontané pour la justice et la fraternité peut le faire agir ; on le voit bien pendant la grève.

La grève, le syndicat, la politique, ce n'est pas du sport. Peut-on parler de sport hors d'une société donnée, précise ? Demandez-le à Carlos et à Smith. Un athlète n'aurait-il pas des « fins de mois » ? Naudin excelle à nous plonger dans l'univers du travail et ce n'est pas un mince mérite. Nous évoquions incidemment, plus haut, Ro­ger Vailland. Peu d'écrivains furent plus que lui scrupuleux. Ayant à pein­dre dans « 325 000 francs » (5) un mi­lieu qui n'était pas le sien, il poussa très loin le souci de documentation. Aussi, nous voyons bien Busard rivé à la machine. Rien n'est à reprendre quant à l'exactitude. Nous le voyons, lui, sa machine... mais il n'y a pas d'usine autour. Dans les " Dernières foulées » comme dans « Les mau­vaises routes », l'univers laborieux vit tout entier, palpite, souffre, lutte... hommes, machines, idées, atmos­phère... Cet athlète est un ouvrier ; ces ca­

ractéristiques ne suffisent pas à défi­nir un homme. Le sport et le travail ne peuvent remplir sa vie. Comment le jeune homme hésitant ne serait-il pas troublé par les présences fémi­nines que le hasard place sur son che­min ? Dans la vie monotone de Mme Bourcier, Marc Bongrain est beaucoup plus que l'ami de son fils. Ce n'est jamais dit. On le sait... Mais pour­quoi se passerait-il quelque chose ? Se passe-t-il tellement de choses dans les humbles vies usées ?

Amour un peu rapide de Marc pour Denise. Elle est jolie. Au milieu de tant de laideur, la jeune fille, que son emploi chez Hortense met au contact de la haute bourgeoisie, possède pour un œil non averti un éclat qui peut la rendre fascinante. Un temps. Déjà bien avant le mariage, le doute s'ins­talle ; mais d'où le doute serait-il vrai­ment absent ? Denise : vaine, exclu-

N.D.L.R. — Nos lecteurs ont ap­pris (E.P.S. n° 99 bis) la mort bru­tale de Pierre Frayssinet qui a interrompu le dialogue amical et fort enrichissant que s'était établi entre nos deux collaborateurs.

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sive, intéressée ; sa sœur Ariette va­lait sans doute davantage. On ne regrette pas que l'auteur

peigne sans aucune pitié la belle-fa­mille de Bongrain. Le plus sordide des milieux : la toute petite bourgeoisie qui méprise l'ouvier dont elle ignore la chaude générosité, qui se croit une aristocratie sans posséder les carac­téristiques de cette dernière, ni la cul­ture, ni l'élégance, ni même l'aisance matérielle.

Denise est devenue la femme de Bongrain. L'histoire ne se refait pas. Problèmes de la vie du couple quand l'un de ses membres est un cham­pion, mais à travers ce cas particu­lier, problème du couple tout simple­ment... Avec Denise, sèche, égoïste, il ne pouvait se poser qu'au niveau le plus bas : au nombre d'heures qu'on lui consacre, au nombre de rapports sexuels. A la quantité. La course aussi, que Denise hait, deviendra intéres­sante quand elle pourra se traduire par autre chose qu'un " temps », qui n'est, au vrai, qu'une appréciation qua­litative. De la fraternité, de la lutte amoureuse des corps, Bongrain ne connaît qu'un aspect décevant : le dé­sarroi, le sentiment d'un vain gaspil­lage des forces... Et Denise ? Ni assez généreuse, ni assez intelligente pour accéder à un état enrichissant et exal­tant. Comment Bongrain ne serait-il pas déçu ? Comment ne se détourne­rait-il pas d'elle ?

« REPARTIR A THIAIS ? »

Pourtant, il ne s'en détournera pas. Un enfant leur est né. Est-ce toute l'explication ? Geneviève, la sauteuse en hauteur, seule clarté avec la course dans la brume du roman, saurait mieux aimer Marc, c'est sûr. Mais un espoir sourd de voir s'améliorer la mère de son fils habite sans doute le coureur de 5 000 m. Et cette relation amou­reuse, gauche, adolescente, avec Ge­neviève lui convient. On est souvent pudique et gauche à vingt ans dans le peuple, on l'était, du moins il y a quinze ans. (Certaine littérature fait trop de place à la fille de la rue Saint-Martin ou à l'amie de la mère.) Bon­grain, nous l'avons dit, est encore un peu un adolescent. Pour se forger un destin au lieu de le subir, il lui fau­drait plus de lucidité, plus de rigueur intellectuelle.

Pensons à la dernière rencontre de Geneviève et de Marc. Ils se croisent, se parlent, s'observent, ballet poi­gnant, muet malgré les paroles échan­gées. On ne sait pas, d'ailleurs, dis­cuter. Des intellectuels se seraient assis, auraient fait un bilan, pris des résolutions. Et à quoi bon ? « Tu ne peux pas comprendre... ». Une obscure préscience ne dit-elle pas que les mots serviraient seulement à se men­tir ? Que quelque chose est mort ? " Alors adieu... c'est adieu Marc ? ». C'est fini. Pourtant Marc est seul en ce mo­

ment ; Denise, stupide enfant gâtée, a fait une nouvelle fugue chez sa mère

à Thiais ; cette fois-ci sans l'enfant. C'est la fin du livre, son sommet, si l'on excepte la partie proprement spor­tive. « Fin bête comme la vie ». Bon­grain, serrant contre lui son fils, va chercher Denise à Thiais. Fin absurde, vraie. Combien de fois, sommes-nous « repartis à Thiais » tous, chacun d'en­tre nous, et demain il faudra encore en reprendre le chemin. Bien sûr, il ne s'agira pas — du moins pas forcé­ment — d'entreprise conjugale, mais familiale, politique, professionnelle... Comportement absurde, disions-nous ? Mais Descartes lui-même ne nous con-seille-t-il pas, si nous sommes égarés dans la forêt, de continuer droit de­vant nous ? On a bien vite qualifié de pessimistes les romans de Naudin. N'est-elle pas lourde d'un espoir te­nace la fin du roman ? Si, certaine­ment ; on sait combien est belle mais rigoureusement fausse la formule fa­meuse : « Il n'est pas nécessaire d'es­pérer pour entreprendre... ». Si toute lueur d'espoir est éteinte, un acte de­vient, à la lettre, infaisable. Même blessé, mutilé, « aliéné », un homme, cela sonne fier...

Ai-je oublié le sport ? Non. Fallait-il taire tous ces aspects du roman qui, s'ils n'ont pas de rapport avec le stade, n'en concernent pas moins l'ath­lète Bongrain ? Aller droit au sport aurait été réduire la portée du roman. Rares sont les auteurs qui se lancent avec succès au cœur du monde du travail, au plus épais du peuple. Il faut, pour réussir, y avoir vécu.

L'ATHLETISME

L'apport principal et le principal mérite du livre concernent cependant le sport. Le monde du sport tout en­tier. D'une manière telle, que seul un écrivain-athlète (et non seulement sportif) pouvait le faire. Description sans concession. De nombreux « temps » nous sont communiqués ; pourquoi faudrait-il voiler honteuse­ment ce qui relève de la technicité athlétique ? Si « 13 min 50 sec au 5 000 m » n'exprime rien pour certains lecteurs, que cela ne les éloigne pas d'un livre de toute façon suffisamment riche. Quant au lecteur averti, pour­quoi le priverait-on de ce langage ? Il verra, par exemple, combien est rude la séance d'entraînement de l'athlète démobilisé ! L'entraîneur André Cher-rier s'en est un peu effrayé, m'a-t-on dit... Naudin a vu juste ; la joie du retour au stade donne des ailes ; l'en­thousiasme (le mot retrouve sa va­leur étymologique) est créateur, en sport comme ailleurs. Le romancier traite du sport comme d'un thème nor­mal. C'est tout. On n'a pas à s'excuser de parler d'athlétisme.

Aucun aspect de l'univers sportif n'a été négligé : solitude de l'entraî­nement ou au contraire chaleureuse fraternité du club ; la piste, le sautoir, le vestiaire ; l'action vécue, mais vue aussi : Bongrain assiste au « Cross de l'Huma », au saut (dans un esprit tout différent) de Geneviève. Entraîneurs,

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dirigeants, ne sont pas oubliés. Cer­tains lecteurs prétendent avoir été gê­nés par la juxtaposition de person­nages réels : Jazy, Bernard, Bogey, Robert Bobin, et de personnages fic­tifs. Je ne sais trop pourquoi. La re­constitution « historique » d'une épo­que me paraît y gagner. C'était bien, par exemple, l'opinion de Sartre écri­vant « Les chemins de la liberté " ou d'Aragon écrivant « Les communistes ». Cent détails seraient à noter. Ceci

par exemple qui est une absolue nou­veauté : « Les dernières foulées » com­portent l'analyse des rapports du spor­tif au corps de la sportive. On nous a trop répété, de La Bruyère à Robbe-Grillet, que tout avait été dit. Le sport qui crée des rapports nouveaux entre les êtres pourrait-il éviter de colorer d'un caractère singulier les relations sexualisées, lui qui, comme l'amour, accorde tant au corps ? (Montherlant avait entrevu cela mais on sait que Montherlant n'a utilisé le sport que pour y projeter ses propres préoccu­pations). L'acte sportif lui-même cons­titue cependant l'intérêt essentiel. Pour plus de concision, utilisons en­core une comparaison. Pensons au meilleur roman traitant d'athlétisme jusque-là écrit : « La ligne droite » (6). Déjà une différence considérable entre " Les dernières foulées » et le livre d'Yves Gibeau apparaît tout de suite : Volker n'a pas de soucis pro­fessionnels, l'autre sexe n'existe pas pour lui. Il tâche d'oublier ou d'effacer les conséquences de sa mutilation : tout son être est mobilisé par cette entreprise. On exagère à peine en di­sant qu'il n'y a que deux personnages dans le roman : l'athlète et l'entraî­neur. L'œuvre en devient bien " li­néaire ». Autre énorme différence : Gibeau est un témoin averti qui nous montre la course, Naudin la fait vivre. Et cela est unique. Les quelque vingt pages du record du monde du 5 000 m constituent un chef-d'œuvre. Non un chef-d'œuvre de la littérature spor­tive : un chef-d'œuvre tout simple­ment. La prose est belle, c'est-à-dire transparente, au service du sport, véhi­cule du lyrisme sportif et non lyrisme littéraire plaqué sur la narration spor­tive. C'est long un 5 000, plus difficile encore à lire qu'à parcourir. Braga (7) nous en avait donné un, très beau, mais pour « tenir la distance », il avait dû pousser bien loin l'analyse, enri­chir parfois le texte de considérations qui ne viennent qu'une fois la ligne franchie. Astucieusement, Naudin va­rie la technique littéraire, les prises de vue ; la caméra se déplace : plan général, gros plan, plan moyen.

Le journaliste de la radio a la pa­role : « Il reste environ 700 m et Bon­grain mène. Formidable : il se déta­che, prend un mètre, deux, trois mè­tres... ». Le public est là. Sa rumeur : « les

vaaooohhh allleeeezzzz résonnèrent plus drus ». Etrange langue dira-t-on ! Pensiez-vous donc que l'athlète en course perçoive les bruits comme le citoyen confortablement assis ? Le psy­

chologue Minkowski l'a fait remar­quer : de la marche à la course il y a plus qu'une accélération. La course crée un état différent. Le psychologue lui-même, comme l'amateur, comme « l'honnête homme », aura bien des leçons à tirer de ces pages ; elles complèteraient bien la lecture de la thèse de Michel Bouet dont la phéno­ménologie du sport, si pénétrante ail­leurs, est défaillante quand il s'agit d'athlétisme (8). Michel Bouet n'est pas un athlète. Naudin aujourd'hui, à quarante-cinq ans, bat des juniors en cross. Le secret n'est pas ailleurs : on n'invente pas en ce domaine.

L'essentiel de l'état d'âme du cou­reur est exprimé par Bongrain lui-même : clairvoyance, panique, an­goisse, espoir affolé, parfois proche du délire. J'ai fait lire tout ce que je connais d'écrits sur la course a des amis qui en ignorent tout. Aucun texte n'a produit l'effet de celui de Naudin. On n'invente pas l'endroit précis où il faut avoir mal pour « faire vrai ». Plus même : on ne s'en souvient pas ; les plus intenses de nos sensations, les sensations « tactilo-musculaires » sont aussi les plus « bêtes », les plus fugitives, les moins intellectuelles, les plus difficiles à fixer. Il faut, pour les apprécier, comme il en est de cer­tains fruits, les « cueillir sur l'arbre ». Une rigueur de clinicien est néces­saire pour les analyser. « Aller retour de la jambe plus vite. Mes bras en cadence. J'ai mal à la saignée du coude droit (...) Il souffrait des reins, ses mollets étaient de bois, ses che­villes de fer. Je brûle ma gorge. C'est de la folie. Pense à ton môme ! Faut pourtant que j'attaque Koleh... non mes tripes, je vais chier, j'ai les ge­noux de plus en plus raides, je sue. pourquoi que mes cheveux se dres­sent sur ma... Coup de barre, je veux gagner, je veux gagner. J'exige si je gagne pas je me maudirai. Gagner 1 Gagner ! Gagner ! »

Il passa en tête. Le coureur (c'est l'essentiel), le

narrateur, le speaker, la foule, le spec­tateur dont la voix peut se détacher sur le fond bruyant : « 10 min 53 sec hurla quelqu'un », nous font parcourir d'un trait, sans autre fatigue que celle de Bongrain que Naudin nous oblige à partager, ces pages inoubliables. Exhortations élémentaires : « Merde !

Fonce ! Tes bras, tes jambes, tes bras, tes jambes, tire sur tes jambes... Ex­pire ». La révolte de l'animal au sup­plice : « Chaud, faut être dingue ! Le noir, le vent, la ligne là-bas, marre, mes tempes, mal, vite ! ». Des imbé­ciles ont cru que le sport était un retour à l'animalité ; l'animal se cou­cherait, l'athlète continue. Pourquoi ? Oh, pourquoi ? Réponse difficile. J'ai tenté, ailleurs, d'en donner une. Pour­quoi courir ? Pourquoi peindre ? Pour­quoi écrire ? Il continue, lucide, un et multiple,

portant en lui tout son monde inté­rieur (" Tel qu'en lui-même enfin... »). « Ah ! Geneviève, tu cries trop tard (...) Ton môme ! qu'il sache... Qu'est-

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ce qu'il a crié Fontenille ? ». Pourtant la conscience peut être, elle-même, destructrice : « Pense donc pas ! Je... Pense pas, pense plus ! » Jamais cette vie intérieure intense ne nous avait été révélée avec une telle maîtrise. La soupçonnaient-ils ceux qui mépri­sent le sport ? Nous-mêmes, qui ne sommes pas étrangers à la cendrée, ne les aurions pas éclairés : nos sen­sations se fondent, se totalisent en un état d'âme global très difficile à expri­mer, à transmettre...

Cet échantillonnage de citations mé­rite toutes les critiques. Si la prose est admirable c'est notamment parce qu'elle épouse parfaitement le rythme de la course ; ce rythme nous l'avons « cassé » pour extraire telle ou telle phrase. Mais reparlons de littérature.

QU'EST-QUE LA PROSE?

Ces pages constituent une rencon­tre parfaite de la prose et du sport. La prose (a-t-on suffisamment médité sur la place tout à fait insulaire que lui donne Alain dans son « Système des beaux-arts » ?) se grandit en s'effaçant devant son sujet ; sa vertu est la modestie. On court le risque de passer pour un demeuré si l'on reste attaché à uns esthétique sar­trienne de la prose. Tant pis. Libre à qui souhaite de se délecter de la " Ja­lousie » d'Alain Robbe-Grillet... François Nourissier, je crois, se la­

mentait un jour sur la culture qui se prépare pour demain, « culture d'ins­tituteur », disait-il à peu près (sans gentillesse pour la corporation) où la vraie littérature n'a plus de place, mais seuls l'encyclopédie et le « que sais-je ? ». Réflexions fondées. Mais justement parce que la littérature a abandonné l'une de ses missions tra­ditionnelles qui était d'instruire en cultivant. Trop fréquemment on va au­jourd'hui vers le traité qui informe sans cultiver. A côté survit une litté­rature difficile qui souvent broie du vide. Pendant ce temps on parle aussi beaucoup de culture populaire.

Il est regrettable que, au début du roman surtout, la prose de Naudin ne soit pas sans faiblesse ; personnelle­ment j'en souffre, plus peut-être qu'il ne faudrait, par déformation profes­sionnelle. Mais à tout prendre, du « français-langue vivante » avec quel­ques faiblesses, cela n'est-il pas pré­férable, en un sens, au français collet monté, précieux " langue-morte » de Pieyre de Mandiargues ? N'est-il pas préférable à bien des acrobaties ver­bales (9), un livre qui donne une con­naissance concrète d'aspects trop mé­connus de la réalité ?

ART A PROPOS D'UN AUTRE ART

Mieux vaut lire le livre de Naudin que cette critique où j'ai eu l'impru­dence de m'engager franchement, sans entraînement, comme un mau­vais athlète, sans tableau de marche. J'aurais pu en choisir un qui m'au­

rait personnellement convenu. Dans

une si riche matière j'aurais aimé puiser mille arguments pour étayer la thèse que j'ai avancée dans mon essai « Le Sport parmi les Beaux Arts » (10) (je ne disposais pas du manuscrit de « Rien ne sert de courir » quand je l'ai écrit). Si j'avais été convaincant, l'oc­casion m'aurait été donnée de mettre l'accent sur un autre mérite de Nau­din. Si le coureur est un artiste, un créateur, nous le montrer à l'œuvre, de l'intérieur, constitue une prouesse ; voilà bien une tentative dans laquelle presque toute littérature a échoué (sauf quand le créateur, mis en scène par l'écrivain est un écrivain lui-même). Cherchez un peintre réussi dans notre littérature... J'en vois un : Lorraine dans « Le diplodocus » (11) d'Hélène Parmelin ; un musicien ? Jean Christophe, peut-être...

FAUTE DE POUVOIR CONCLURE...

Finalement, l'analyse brouillonne est nuisible. Pour savoir comment inter­fèrent dans la vie de Bongrain la course, la grève. Denise, le chômage, il faut lire le roman ; il fera oublier cette mise en lambeaux. Il restera autre chose aussi. Entre

le record et le dénouement, il y a... mais il faut se borner. Le livre est aussi une critique sévère des diri­geants sportifs. S'agit-il de rappeler un fameux épisode du sport français ? Oui sans doute. Mais la satire est âpre, le nom même des villes citées lui donne une résonnance actuelle. Je n'ai pas sur la fameuse question de l'amateurisme l'opinion de Bongrain ni sans doute celle de Pierre Naudin. Ce n'est pas le lieu d'en débattre. De toute façon la dénonciation du mer­cantilisme est absolument nécessaire. J'ose encore espérer, cependant, que Mercier n'existe pas en F.F.A. pas plus que dans le roman, son nom n'existait au palmarès de notre ligue des Pyrénées d'athlétisme dont il pré­tendait être un ancien champion.

P. FRAYSSINET

(1) Nouvel observateur « spécial littéraire ». (2) P. Naudin prépara cette épreuve en 19S9

afin d'avoir l'expérience du grand fond. Il se qualifia pour le Championnat de France.

(3) Editions Gallimard. (4) " Le Monde ", 12-10-68. (5) Editions Bucher-Chastel et « Rencontre ». (6) Editions Calman-Lévy. (7) " 5 000 » récit sportif. NRF (1924). (8) Ce n'est point diminuer la monumentale

« Signification du sport » de Michel Bouet. Ce dernier, d'ailleurs, n'a pas étudié en particu­lier la course. Mais cette abstention elle-même est significative. Quoi qu'il en soit, il nous semble que 1968

a été une année particulièrement faste pour la « littérature » sportive. Deux textes domi­nent l'ensemble : Dans l'ordre de la littérature proprement dite :

« Les dernières foulées », de P. Naudin. Dans l'ordre des sciences humaines : « Signi­

fication du Sport », de Michel Bouet. (9) « Le vide », « l'acrobatie verbale ». cela

ne désigne pas l'œuvre de Mandiargues. L'au­teur, même s'il n'a pas été clair dans ce pas­sage, considérerait comme une injure qu'on lui attribue cette opinion. (10) Editions « Arts et Voyages », diffusé

par Dargaud S.A. (11) Editions Julliard. « Les dernières foulées » sont en vente au

siège parisien des Editions Rencontre. 4, rue Madame, Paris (VIe).

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