l'inconsistance ontologique des hommes et des dieux chez hésiode

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L'INCONSISTANCE ONTOLOGIQUE DES HOMMES ET DES DIEUX CHEZ HÉSIODE Author(s): Reynal Sorel Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 170, No. 4 (Octobre-Décembre 1980), pp. 401-412 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41095208 . Accessed: 16/01/2014 11:41 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org This content downloaded from 87.77.168.212 on Thu, 16 Jan 2014 11:41:47 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Page 1: L'inconsistance ontologique des hommes et des dieux chez Hésiode

L'INCONSISTANCE ONTOLOGIQUE DES HOMMES ET DES DIEUX CHEZ HÉSIODEAuthor(s): Reynal SorelSource: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 170, No. 4 (Octobre-Décembre1980), pp. 401-412Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41095208 .

Accessed: 16/01/2014 11:41

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L'INCONSISTANCE ONTOLOGIQUE DES HOMMES ET DES DIEUX CHEZ HÉSIODE

« Le savoir est la mémoire de l'être. C'est pourquoi MvrçpLocnjvT) est la mère des Muses. »

M. Heidegger, Chemins, p. 284.

Cet article voudrait éclairer la compréhension hésiodique des catégories respectives de l'action et de l'agent, examiner quelles formes elles ont revêtues dans le cadre de cette couche archaïque de la pensée grecque, afin d'en dégager l'implication ontologique. La seule présentation qu'Hésiode donne de lui-même introduit d'emblée l'analyse au cœur de la problématique. En effet, tout comme Homère ou Pindare, jamais Hésiode ne s'envisage en tant que source d'où émanerait l'acte littéraire. Jamais il ne s'appréhende comme le créateur du discours poétique. Bien au contraire, il ne fait que réciter le « beau chant » que les Muses lui ont fait entendre1.

L'absence du mot 7Coi7)T)ijç chez Homère, Hésiode et Pindare rend compte d'un tel effacement de l'agent derrière la parole proférée. « Les poètes de l'épopée ne connaissent que l'aède, ou plus précisément « le chanteur », áotSóç »2. L'aède est celui qui est institué, c'est-à-dire celui qui conserve un discours qu'il n'a pas créé8. Si chez Homère et Hésiode on trouve 7toiéco (« créer », « fabri- quer »), c'est sans aucune référence à la composition littéraire4. Pour que le verbe soit employé dans cette acception, il faudra attendre Hérodote6 chez qui apparaît pour la première fois le mot 7uofa)criç, pour désigner tantôt la poésie6, tantôt l'action créatrice en général7.

1. Théog., 1, 22-115, 965; Trav., 1 sqq, 661-662. 2. J. Dughemin, Pindare. Poète et prophète. Paris. 1955, p. 32. 3. Cf. Cl. Ramnoux, Etudes présocratiques, Paris, 1970, p. 238. 4. Cf. E. LI. Iñigo, El concepto poiesis en la filosofia griega, Heraclito, Sofistas,

Platon, Madrid, 1961, chap. I. 5. Hist, I, 23: IL 53: IV, 14. 6. Hist, II, 83. 7. Hist, III, 22.

Revue philosophique, n° 4/1980 14

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402 Regnai Sorel

Fondamentalement, la présentation du pâtre comme áoi&óç - et non comme noir¡Tf¡<; - traduit le débordement de l'action effectuée (discours poétique) sur l'agent (Hésiode). L'acte littéraire est déjà constitué hors du sujet humain. Néanmoins, si l'aède est toujours l'inspiré des Muses, Hésiode ne nous présente jamais ces puissances comme elles-mêmes créatrices du message qu'elles apprennent au pâtre : Taux' apa Moucrat aeiSov8.

Gomme l'aède, les Muses chantent. C'est dire que l'invocation aux Muses ne saurait se réduire à une pure clause de style : elle signifie avant tout qu'aucun agent humain ou divin n'est posé à la source de l'acte poétique. Les Muses sont seulement détentrices d'une parole qui agit en vertu de sa propre efficacité. La langue grecque exprime ce caractère de l'efficacité par le verbe xpaivsiv9. La parole chantée dit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut », xá t' èóvTa xá t' èaaró(xeva Tcpó t' èóvxa10. En d'autres termes, la parole réalisante est parole de mémoire. De fait, les Muses sont filles de MvTjfiociúvY)11 et le chant qu'elles ont à réciter narre le commence- ment de tout - è£ OLpyyiç12' Une telle parole de remembrance est pouvoir de réalisation (xpocivouaiv sxacrxa) puisque, éclairant le fond de l'être, l'originel, « elle institue par sa vertu propre un monde symbolico-religieux qui est le réel même »13. En effet, l'évocation ou, mieux, l'illumination poétique ne ressuscite pas ce qui n'est plus mais bien plutôt suscite une région de l'être que seulement la lumière du soleil n'atteint plus. L'acte poétique est « la force qui rend contemporains » les événements et les êtres14. En faisant corps avec « des forces qui ne font état que d'elles-mêmes et prétendent à un empire absolu »l5, il sert à « conférer la présence de ce qui est suprê-

8. Théo g., 75. 9. Sur ce mot, W. Luther, « Wahrheit » und « Lüge » im ältesten Griechentum,

Leipzig, 1935, p. 53, n. 3, et Weltansicht und Geistesleben, Göttingen, 1954, pp. 33-34 ; M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, pp. 53 sqq. ; E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, II, pp. 35-42 ; L. Kahn, Hermès passe, Paris, 1978, p. 133.

10. Théog., 38, 32 ; cf. Iliade, I, 70. Pour Parménide la chose est. On ne peut dire qu'elle a été ou qu'elle sera : oùSé 7tot' 9jv ouS' ïctoli, ènei vGv ëoriv optou nrôcv, êv, ouvexéç {DK, 8, 5) ; zi yàp gyevT', oùx lar (l), ouS* zï 7Tots [xéXXet ëaeaôat {DK, 8, 20). Cette exclusion de tout passé et de tout futur, de la généra- tion et de la destruction conclut à la négation de toute cosmogonie (cf. W. Burkert, La genèse des choses et des mots, Les Etudes philosophiques, 4 (1970), p. 450). Or, chez Hésiode, c'est précisément l'affirmation de la cosmo- genèse qui détermine les formes des catégories de l'action et de l'agent.

11. Théog. , 53 sqq., 915 sqq. ; cf. Pindare, Péan, VII b, v. 10 sqq. 12. Théog., 45, 115. 13. M. Détienne, Les maîtres de vérité..., p. 15. 14. K. Latte, Hesiods Dichterweihe, Antike und Abendland, 2, 1946, p. 159. 15. M. Détienne, Les maîtres de vente..., p. o9.

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Les hommes et les dieux chez Hésiode 403

mement vivant »16. M. Vernant a fort bien montré que, lorsque les Muses chantent l'apparition du monde jusqu'à la naissance de l'huma- nité en passant par la genèse des dieux, le discours dévoile le « passé » non comme l'antécédent du présent, mais comme sa source :

« A aucun moment la remontée le long du temps ne nous fait quitter les réalités actuelles. En nous éloignant du présent c'est seulement par rapport au monde visible que nous prenons de la distance ; nous sortons de notre univers humain i pour découvrir derrière lui d'autres régions de l'être, d'autres niveaux cosmiques, normalement inaccessibles : au-dessous, le monde infernal et tout ce qui le peuple, au-dessus le monde des dieux olympiens. Le « passé » est partie intégrante du cosmos ; l'explorer c'est découvrir ce qui se dissimule dans les profondeurs de l'être. L'Histoire que chante Mnémosunè est un déchiffrement de l'invisible, une géo- graphie du surnaturel (...). En faisant tomber la barrière qui sépare le présent du passé, (la Mémoire) jette un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil (...). Le passé apparaît comme une dimension de l'au-delà »17.

Conjugué sur le mode de sa propre efficacité, annulant la dis- tance entre parole et acte, le discours poétique est le discours de la cosmogenèse, c'est-à-dire de l'agencement nécessaire des différents niveaux du réel pour que le cosmos puisse se réaliser comme cosmos. Mais il y a plus : alors que par nature le discours poétique n'est ni l'expression d'un moi ou d'un agent, ni la manifestation d'une volonté ou d'une pensée individuelle, un de ses objets vient préci- sément expliquer cette prééminence de l'action sur l'agent et la justifier comme condition assignée aux hommes et aux dieux. Il s'agit du mythe de Prométhée.

L'épisode de Prométhée fut traditionnellement étudié pour sa « valeur étiologique »18 ; il explique la coutume cultuelle, rend compte de la présence du mal et du travail dans la vie de l'homme et montre qu'on ne peut échapper au vóoç de Zeus. Fondamenta- lement, nous pensons qu'il est la clef de la compréhension hésiodique

16. A. Rivier, Sur le rationalisme des premiers philosophes grecs, Revue de théologie et de philosophie, 5 (1955), p. 4 (repris dans Etudes de littérature grecque, Genève, 1975, p. 326).

17. J.-P. Vernant, Aspects mythiques de la mémoire et du temps, in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, I, p. 87.

18. Cf. P. Mazon, Hésiode, Théogonie, p. 19, p. 52, n. 1 ; F. Solmsen, Hésiod and Aeschylus, Ithaca, 1949, pp. 49-50 ; M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, Munich, 1941, I, p. 132 et n. 1 ; dans le Religions- geschichtliches Lesebuch d' A. Bertholet, Nilsons cite le texte pour son « intérêt étiologique » (4, Die Religion der Griechen, Tübingen, 1927, p. 13, n. 28).

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des catégories de l'action et de l'agent. Rappelons brièvement le schéma de l'histoire :

« D'une certaine façon le récit rend compte de la création de l'homme. Cette création nous est présentée comme une séparation des hommes et des dieux qui vivaient auparavant confondus. L'attri- bution des parts de nourriture qui donne à Prométhée l'occasion de frauder les dieux au profit des hommes marque cette séparation qui implique pour la race humaine un statut nouveau »19. En effet à l'origine mortels et dieux vivaient ensemble, partageant les mêmes festins. Chargé de répartir entre les uns et les autres un bœuf énorme, Prométhée saisit l'occasion pour frauder Zeus au profit des humains. C'est alors que « s'instaure entre le Titan à la métis20 et le souverain mètioesis un duel de ruse et de tromperie dont les armes sont, de part et d'autre, le dólos et Vapàtè »21. Pro- méthée dispose deux portions dont chacune cache ce qu'elle est réellement en offrant l'apparence de son contraire. Il dispose en cachant22 à Zeus la part appétissante, c'est-à-dire immangeable, et aux hommes tous les bons morceaux dissimulés sous l'écœurant aspect de la peau et de l'estomac. L'Olympien, « qui a compris la la ruse et a su la reconnaître »23, accepte sa part et du même coup retourne contre les hommes le piège où le fils de Japet croyait le prendre. En gardant la viande, les hommes vont connaître la néces- sité de manger : ils sont condamnés à se nourrir pour raviver leur force maintenant défaillante. De plus, ils devront brûler les parties immangeables (les seules qui soient en réalité authentiquement bonnes), afin que les dieux puissent se régaler de nectar et d'ambroisie aux festins d'immortalité. Vouée maintenant aux tortures de la faim toujours renaissante, la race humaine est inscrite sur le registre de l'éphémère24. Dès lors V homme n'est plus rien d'autre que l appa- rence de son loi : une peau, un yacmijp.

19. J.-P. Vernant, Prométhée et la fonction technique, in Mythe et pensée chez les Grecs, II, pp. 6-7.

20. J. Duchemin a raison de faire remarquer que Prométhée n'est pas proprement un Titan, mais plus exactement le fils du Titan Japet (Prométhée, Le mythe et ses origines, Paris, 1974, p. 59, n. 1).

21. J.-P. Vernant et M. Détienne, Les ruses de V intelligence. La Métis des Grecs, Paris, 1974, p. 124 ; cf. J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 179.

22. xaTéOyjxe xaXtfyaç (Théog., 539) ; eû0éTiaa<; xonreÖTpce xaXo+aç {Théog., 541). Dans son analyse structurale du « mythe prométhéen chez Hésiode », J.-P. Vernant a fort bien mis en lumière le ressort de l'histoire dans l'acte de cacher (Mythe et société en Grèce ancienne, pp. 177-194).

23. Théog., 551. 24. Théog., 535-564.

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Les hommes el les dieux chez Hésiode 405

Ce qui s'est produit à Mécôné ne relève d'aucun agent individuel. Prométhée est littéralement immergé dans la fonction de métis qu'il doit assumer. Il est Yaiolómètis25, Vagklulomëlès2*, le dolophro- néõn27, le poikilôboulos2* , le poiküos29, le poluïdris*0. Par sa doliè technè*1, Prométhée peut utiliser contre Zeus Yápale*2. Seulement, comme l'ont montré MM. Vernant et Détienne, la Métis livrée à elle-même correspond à cette « part imprévisible de désordre qui faisait gronder les révoltes et surgir les conflits entre les dieux d'autrefois »33. La geste prométhéenne engloutit l'individu Pro- méthée qui est agi par cette métis sauvage qui, comme telle, semble exiger son image inversée, à savoir une métis complètement élaborée, totalement digérée. Si Zeus devient lui-même le mêliéla91, le mèliâeis**, c'est uniquement en tant qu'il répond à cette pétition cosmique d'ordre. Sinon comment comprendre, d'une part, que Zeus puisse engloutir Métis dans ses entrailles, alors qu'elle est précisément cette puissance d'astuce retorse caractérisée par la tromperie, la brusque saisie, la préméditation, l'attaque par surprise, et d'autre part que Prométhée soit quelquefois qualifié par Hésiode - par le discours poétique lui-même - de « brave fils de Japet »86, de « bienfaiteur de l'humanité »37.

Pour que les immortels soient des immortels il faut qu'ils « ne mangent pas le pain, ne boivent pas le vin m38. En d'autres termes, il est nécessaire que la race humaine soit définitivement et irrémé- diablement privée de la commensalité d'autrefois afin qu'elle puisse offrir aux dieux la fumée des os des bêtes sacrifiées. Ainsi est-ce à travers Prométhée tout autant que Zeus que se réalise l'organisation du monde par le biais du nécessaire divorce des hommes et des dieux. Quand l'Olympien prépare de tristes soucis pour les hommes39,

25. Théog., 511. 26. Théog. f 546 ; Trav., 48. 27. Théog., 550. 28. Théog. , 521. 29. Théoq., 511 : cf. Eschyle, Prométhée, 308. 30. Théog., 616. 31. Théoq., 547, 551, 555, 560. 32. Théog., 537, 565; Trav., 48. 33. J.-P. Vernant et M. Détienne, Les ruses de V intelligence. La Métis

des Grecs, p. 290. 34. Théog., 56, 520, 904, 914 ; Trav., 104. 35. Théog.. 286, 457 : Trav., 51, 769. 36. Théog., 565. 37. Théog., 614. 38. Iliade, V, 341-342. 39. Théog., 551-552 ; Trav., 59.

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il ne fait qu'accomplir le désir de permanence et de stabilité insufflé en lui par avalement de Métis40.

Les dieux ne s'affirment donc pas par eux-mêmes comme immor- tels. Ils n'ont pas à se décider comme tels. Bien plutôt leur condition d'Olympiens provient d'une nécessité interne d'agencement des différentes déterminations du cosmos. Or, cette nécessité ne se réalise que par l'immersion de ce que le moderne appelle Y « agent » dans l'activité fonctionnelle à laquelle il est voué. Ainsi Prométhée ne pouvait apparaître comme sujet de l'agir, comme moi respon- sable d'un acte qu'il revendiquerait comme sien devant autrui. En effet, comment pourrait-il en être autrement à partir du moment où, caractérisé par sa métis, le fils de Japet aurait pu prévoir dans le désastre pour les hommes la sanction de son action. Pour que les immortels se réalisent comme immortels, et par-delà, pour que le monde se réalise comme ordre, il fallait que Prométhée se dissolve dans l'assignation de son activité fonctionnelle. C'est précisément parce que l'acte d'apaié envers Zeus n'émane pas de son « moi » que Prométhée est bienfaiteur de l'humanité41 : l'occasion qui lui fut offerte à Mécôné, c'est en réalité l'occasion pour les différents pouvoirs cosmiques de s'agencer. Quant à Zeus, il n'agit pas plus selon son bon vouloir. Digérant Métis qui s'est laissée surprendre, il s'est du même coup aboli dans la fonction qu'il a maintenant pour mission d'accomplir ; la souveraineté. Essentiellement, Pro- méthée et l'Olympien sont immergés dans la même fonction d'agen- cement cosmique. Ils sont nécessaires à l'avènement d'un monde organisé comme l'ombre est nécessaire à l'éclosion de la lumière.

La conclusion que tirait E. Benveniste après son étude sur les catégories grecques de l'action et de l'agent s'applique exactement à cet épisode du mythe de Prométhée qui définit un domaine où l'action prédomine sur l'agent : « D'un côté le monde de 1' « être », gouverné par une nécessité interne, informé de virtualité, où l'action dessine une aptitude de l'agent et l'agent s'abolit dans ce qu'il a fonction d'accomplir ; de l'autre, le monde de la « réalité », des procès objectifs et des données de fait, où les choses existent comme

40. « La Théogonie insiste surtout sur le rôle de Métis dans la mise en œuvre et dans la permanence de la souveraineté », Les ruses de V intelligence. La Métis des Grecs, p. 62.

41. Sur ce point nous ne suivons pas M. òchaerer ìorsqu il attirine de Prométhée qu'il « enseigne aux hommes à tromper les dieux » (L'homme antique et la structure du monde intérieur d'Homère à Socratef Paris, 1958, p. 69). Prométhée n'enseigne rien. Il est bien plutôt renseigne d'une puissance dont l'être est de provoquer afin de réaliser les déterminations cosmiques.

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accomplissements autonomes et l'auteur est lui-même objectivé comme possesseur de son acte »42.

Coincé entre deux puissances traduisant une forme spécifique d'action43 dont chacune est polarisée vers cet unique but de la mise en ordre du cosmos, l'homme devient une composante indispensable à celle-ci. Son orientation vers un désordre progressif44, son instal- lation dans la mouvance sont exigées au nom de la stabilité des immortels. C'est dire de la race humaine qu'elle fait les frais d'un acte posé hors d'elle-même, mais qui resterait vain sans elle45.

42. E. Ben veniste, Noms d'agent et noms d'action en indo-européen, Paris, 1948, p. 112 ; cf. J.-P. Vernant, Catégories de l'agent et de l'action en Grèce ancienne, in Langue, discours, société, pour Emile Benveniste, Paris, 1975, pp. 365-373.

43. « Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. La pensée religieuse (...) ne s'interroge pas sur leur aspect personnel ou non per- sonnel. Certes, le monde divin (...) a son état civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques. Mais cela ne suffît pas à le constituer en sujets singuliers, en centres autonomes d'existence et d'action, en unités ontologiques, au sens que nous donnons au nom « personne ». Une puissance divine n'a pas réellement d' « existence pour soi ». Elle n'a d'être que par le réseau des relations qui l'unit au système divin dans son ensemble » (J.-P. Vernant, Aspects de la personne dans la religion grecque, in Mythe et pensée chez les Grecs, II, 86 ; cf. La société des dieux, in Mythe et société en Grèce ancienne, pp. 106-109 ; Religion grecque, religions antiques, p. 15). W. F. Otto notait chez les dieux grecs l'absence d'un ego, d'un soi-même {Die Götter Griechenlands, Bonn, 1929, trad, anglaise sous le titre The Homeric gods, London, 1954, p. 236). A partir du moment où est pensée l'unité de l'essence divine et non pas celle de la personne divine (E. Rohde, Die religion der Griechen, in Kleine Schriften, II, Tübingen-Leipzig, 1901, p. 320), une unité d'action peut être conçue sans difficulté sans unité de per- sonne (L. Schmidt, Die ethik der alten Griechen, I, Berlin, 1882, p. 52). N'expri- mant pas des formes personnelles d'existence mais les aspects et les modes d'action de la Puissance, le dieu oscille alors entre le singulier et le pluriel (cf. A. J. Festugière, Remarques sur les dieux grecs, in La vie intellectuelle, 1932, p. 385 ; G. François, Le polythéisme et Vemploi au singulier des mots ©EOS, AAIMÎÎN, dans la littérature grecque d'Homère à Platon, Paris, 1957 ; C. Ramnoux, Etudes présocratiques, p. 221 sqq. ; J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. II, p. 86 sqq.). Bien entendu, cette opposition ne joue pas du point de vue de la puissance (P. Chantraine, Réflexions sur les noms de dieux helléniques, in Antiquité classique, 1953, pp. 65-78).

44. Selon M. R. Schaerer (La représentation mythique de la chute et du mal, Diogene, 1955, 11, p. 58 sq.), un des enseignements de la Théogonie est constitué par la disparité qu'elle montre entre, d'une part, le temps des dieux orienté vers l'ordre et aboutissant à la stabilité et, d'autre part, celui des humains allant en sens inverse pour finalement basculer du côté de la mort (cf. L'homme antique et la structure du monde intérieur d'Homère à Socrate, p. 71 sqq.).

45. En ce seul sens, nous souscrivons à la these de M. G. Finazzo (La realta di mondo nella visione cosmogonica esiodea, Rome, 1971) selon laquelle Hésiode aurait intuitivement compris que « l'homme n'est qu'une manifestation de la réalité de l'être » et donc qu'il n'a pas à « s'enfermer dans son individualité en se dissociant spirituellement de la réalité « omnicompréhensive » de l'univers » (p. 40). Hésiode est donc celui qui a su se rapprocher de la réalité de l'être « en tant que réalité qui inclut l'homme et ne s'épuise donc pas avec lui » (p. 41).

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En d'autres termes, c'est à l'intérieur du cadre de la cosmogenèse, c'est-à-dire du processus d'assignation pour chaque étant de la place qu'il doit occuper dans le monde, afin que celui-ci devienne un cosmos, un ensemble organisé, que l'homme trouve sa déter- mination comme yacir/jp. En effet, les mortels ne sont rien d'autre que cette déficience depuis la « faute » de Prométhée : xáx* èXéy/ea, yaaTepeç olov, proclament les Muses46.

Cette détermination de l'homme comme simple ventre semble être l'exacte équivalence inversée de ce que représente au niveau cosmique le Tartare. Cet être primordial47 est un tout non articulé, précisément caractérisé par le manque de cette distinction, de cette différenciation, de cette structure que possède la région qui a Terre pour centre. Régi par le principe fondamental de la « logique implicite de la cosmogonie d'Hésiode », à savoir par le principe de contra-distinction selon lequel tout étant, pour être lui-même, exige son contraire, Tartare, totalité indifférenciée, réclame l'ordre totalement différencié et intégré du cosmos48. Déterminé comme gasler, comme ce qui confond tout, la race humaine équivaut dans sa relation avec les dieux à la position qu'occupe Tartare vis-à-vis de l'organisé. Au caractère brumeux de l'un49, répond le manque de discernement de l'autre60. Seulement, c'est dans son inversion que cette équivalence prend tout son sens. Au niveau des êtres primordiaux, l'ordre s'origine de 1' « exigence » de Tartare. En ce qui concerne les dieux et les hommes, c'est l'organisé (ce qui l'est depuis la victoire de Zeus) qui réclame la confusion. La race humaine n'a donc de sens que dans l'exigence divine de son contraire. Or cette « exigence » n'a rien de subjectif ; elle est l'affir- mation d'un état où l'agent se dissout dans l'action.

Mais il y a plus. Comme puissance de confusion, comme gastèr, l'homme est par essence exclu du domaine de Yavoir originel - si nous entendons par là le sens que Heidegger (re)donnait à haben : pouvoir dire les choses d'une certaine manière61. L'homme est celui

46. Théog.t 26. 47. Théog., 119. 48. Sur cette interprétation du Tartare, voir 1 article de m. H. Miller,

La logique implicite de la cosmogonie d'Hésiode, Revue de métaphysique et de morale, 1977, pp. 433-456.

49. èeroenta; Théog., 119. 50. Le gastèr broie, malaxe, mélange. Déjà Homère constatait en lhomme

cette puissance de confusion : ^{xeïç 8è xXéoç olov dbcouojxev oòSéTi fô[Aev, Iliade, II, 486.

51. M. Heidegger, Réponses et questions sur V histoire et la politique, trad. J. Launay, Paris, 1977, p. 56.

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Les hommes ei les dieux chez Hésiode 409

qui ria pas la parole52. Il est dans l'incapacité de pouvoir dire quelque chose sur l'être. De fait comment un simple ventre pourrait-il prononcer des snijTUfia53 ? Si Hésiode peut alors déclarer faire entendre des « paroles-réalités », c'est parce que celles-ci lui sont soufflées par « quelque chose de divin w64. Seulement tí östov ne renvoie pas, comme nous l'avons vu, au principe de composition du discours magico-religieux mais à une Puissance (dans notre cas, les Muses) par rapport à laquelle l'aède doit se situer.

En effet, le pâtre qui reçoit le skepion55 n'acquiert pas pour autant une certaine profondeur66. Il n'a toujours pas d'autre consistance que ce ventre cette fois utilisé comme bouche, afin de faire passer parmi les mortels le discours de la cosmogenèse. A ce sujet, M. Vernant a souligné le rapport entre la poésie et la posses- sion (xoctoxco^t)) : « La poésie constitue une des formes typique de la possession et du délire divins, l'état d' « enthousiasme » au sens étymologique »57. Or, E. R. Dodds conteste cette idée de possession : « Le poète ne demande pas à être lui-même « possédé », mais seulement de servir d'interprète à la Muse transportée. Et il semble bien que ce soit la relation originelle (original relationship). Dans la tradition épique, on nous représente le poète recevant des Muses une connaissance supranormale ; mais, il ne tombe pas en extase ; il n'est pas possédé par elles w58. Il semble que ces positions contradictoires peuvent être dépassées si nous faisons attention à l'attitude que le pâtre doit respecter à partir du moment où il est choisi par les Muses. Rappelons d'abord qu'il n'y a aucun critère de « recrutement » des Chanteurs. Les Muses ne choisissent pas un pâtre plutôt qu'un autre selon le mérite que tel ou tel pourrait

52. Trav., 104. 53. Trav., 10. Sur ce mot ; K. Latte, op. cit., p. 160, et surtout M. Détienne,

op. cit. 54. « Que désigne au juste un nom de Puissance ? Quelque chose de divin

(tí 0etov) que l'homme apprend à connaître et à nommer en se heurtant à l'expérience (...) : ce sont des noms, mais ces noms désignent la puissance qui opère efficacement et dramatiquement dans la vie de l'homme. » Cl. Ramnoux, La nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque. Paris, 1959, pp 65-66.

55 Théog., 30 56 « L'homme est sans profondeur à lui propre, tout juste l'épaisseur de son

corps, avec un mystérieux intérieur qui confine au divin. La profondeur de l'homme, c'est la profondeur divine du monde. » Cl. Ramnoux, Etudes préso- cratiques, p. 239.

57. J.-P. Vernant, Aspects mythiques de la mémoire et du temps, in Mythe et pensée chez les Grecs, I, p. 82. Pour Platon, la Muse est en effet dans le poète : #Xkr' tiç Mouaa mäcXoci ce èvouaa èXsXinoet (Cratule, 428 c).

58. E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, 1959, p. 82 ; trad., p. 89.

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représenter69. Dès lors, Y « élu » reste un ventre parmi les ventres et, comme tel, il doit faire l'effort d'un certain rituel, afin d'avoir l'assurance minimale de ne pas être dépossédé du discours qu'il a à proférer. En effet, il ne peut y avoir d'assurance maximale à partir du moment où Zeus, père des Muses, rend à son gré (Sxyjti) les avSpeç obscurs ou illustres, connus ou inconnus60. Tout ce que doit faire l'aède, c'est s'en remettre aux filles de Mnèmosunè, c'est-à-dire ne pas suivre l'exemple de Thamyris le Thrace qui, se faisant fort de vaincre les Muses dans le chant qu'elles apprennent, se vit enlever la mémoire par celles-ci61. Au contraire, il doit les glorifier « elles-mêmes » (ocutocç) au début et à la fin de chaque chant, ainsi qu'elles le recommandent62. En d'autres termes, comme ordonnance des Muses63, l'aède sacrifie à ces puissances. Alors que le mortel est obligé de se nourrir et de brûler les entrailles, l'aède se trouve dans la nécessité, parce qu'il est avant tout un gaslèr, d'alimenter la parole chantée en se consommant dans les Muses. Par là nous retrouvons exactement la définition que donne J.-P. Vernant du sacrifice : « Le sacrifice grec n'est pas comme le sacrifice védique le prototype de l'acte créateur, fondateur, qui produit et tient ensemble l'univers dans sa totalité. Plus modeste, il rappelle la coupure qui, par la faute de Prométhée, s'est produite entre les dieux et les hommes ; il consacre, dans le rite même qui vise à conjoindre mortels et immortels, la distance infranchissable qui les sépare désormais »64.

Dans son sacrifice implicite aux Muses, Hésiode ne se donne pas à l'au-delà, mais se situe par rapport à lui. Par la seule démarche qu'il est sommé d'accomplir, l'aède est posé comme preuve vivante de ce qu'il devra rappeler verbalement à ses congénères sous forme de mythe.

Dans le monde hésiodique, hommes et dieux sont ainsi carac- térisés par une déficience ontologique. C'est tout un système de relation qui s'impose aux deux races et dont le jeu donne le spec-

59. P. Mazon, Introduction à VIliade, Paris, 1943, p. 296, n. 3, et V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, 1974, p. 494, avaient déjà souligné l'absence de cette notion dans l'Antiquité : cf. : A. W. H. Adkins, Merit and Responsability. A Study in Greek Values, Oxford, 1960. A ce titre, l'épisode d'Hécate est significatif {Théog., 411-452). La fille d'Astérie intervient dans les affaires humaines selon son bon plaisir : rùi 8' êOéXei, (jLeyáXcoç 7rapaYÍyveTat ffî òvívrçaiv (429). La réussite ou l'échec d'une entreprise humaine reste inféodée à cette sorte de « penchant » de la déesse dont la gratuité résonne dans le mot éOsXoùotoç.

60. Trav., 3-4. 61. Iliade, II, 596-600. 62. Théog., 34. 63. Théog., 33, 99-100. 64. J.-P. Vernant, Religion grecque, religions antiques, Fans, îyvb, p. ài.

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Les hommes et les dieux chez Hésiode 411

tacle de la profonde harmonie du cosmos. La simple différence marquée sur le plan alimentaire entre les dieux et l'humanité est au fondement de cette harmonie dont nous avons cerné sa condition de réalisation dans la prééminence de l'action sur l'agent. Il reste à étudier le mode de cette réalisation. Celui-ci est défini par la « remarquable profession d'ambiguïté »65 par laquelle les Muses s'adressent à Hésiode :

ÏS(jiev ̂eiiSsa 7UoXXà Xéyeiv stUjzoktw ójioia lS[X£V 8' dur* èOéXcùjxev, áX7)0éa yY)pó(ya<70ai66.

Les Muses savent dire à la fois des choses trompeuses (^euSea), semblables à des réalités (¿tújxokjiv ofi-oïa) et des choses véridiques (áX7]6éa). Cette formule, remarquable en ce « qu'elle traduit aussi bien l'ambiguïté de la tromperie que la tromperie de l'ambiguïté »67, ne doit pas nous surprendre. Elle est totalement conséquente avec l'organisation du monde. De fait n'avons-nous pas vu la tromperie s'instituer comme élément essentiel de l'agencement cosmique. En regard des hommes, elle prend la forme de l'ambiguïté. Qu'importe si l'homme est trompé, si pour lui Yalèthéia est toujours frangée d'apatè, si la sauvegarde de l'organisation des domaines du monde passe par là. La « Vérité » que profèrent les Muses signifie le dévoi- lement de l'acte effectué (Y homme- gaslèr sacrifiant aux immortels). Quant aux « choses trompeuses », elles révèlent le mode de cette réalisation68. Nous trouverons la justification de notre interprétation dans le mythe de Pandora69.

Pandora, ce don des dieux, intervient telle une réponse. Elle répond au vol par Prométhée du feu que Zeus avait caché aux hommes du jour où, à Mécôné, il fut dupé70. Dans sa colère, l'Olym- pien déclare au fils de Japet qu'il donnera (8cî>oxù) en contrepartie du feu un mal (xaxóv) aux hommes : la Femme71. Ce Stopov 0eo>v sera à l'homme ce que le frelon est à l'abeille ; un ventre affamé dépensant le travail d'autrui72. Seulement Pandora conçue comme xocXòv xocxòv ávx' áyaGoio, comme beau mal revers d'un bien7?,

65. M. Détienne, Les maures de vérité.... p. 75. 66. Théog., 27-28. 67. M. Détienne, Les maîtres de vérité..., p. 76. 68. Nous pensons ainsi répondre aux regrets qu'exprimait E. R. Dodds :

« Nous ne savons pas à quels mensonges au juste (les Muses) faisaient allusion *, The Greeks and the Irrational, p. 81 : trad. fr. p. 88).

69. Cf. P. Walcot, Hesiod and the Near East, p. 55 sa. 70. Théoa.. 561 sa. : Trav.. 42 sa. 71. Théoa., 571 sa. : Trav.. 49-59. 72. Théog., 585-613. 73. Théog., 585 ; cf. 602.

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412 Regnai Sorel

sera entourée d'amour par les hommes qui « mangent le grain »74. Ainsi n'est-elle que l'exacte réplique de la ruse de Prométhée : elle est un leurre, un SóXoç75 : Apaiè sous le masque de Philolès™. Sous son apparence séductrice (xocXòv) se dissimule le xaxóv. Elle est un xoveòç vóoç, un yaaryjp insatiable dévorant le bios que les hommes doivent désormais se procurer par leur travail77. De plus, ce présent de tous, tc<xvt<ùv Scopov, est offert à l'homme par l'inter- médiaire du Titan Epiméthée, celui qui oublie la recommandation faite par Prométhée de ne rien accepter des dieux78. Zeus peut rire79.

La vérité de l'homme, c'est d'être trompé. Réalisé comme tel, il participe malgré lui à l'ordre que suscite la parole magico-religieuse. Mais la tromperie ne s'arrête pas là. Le mythe des races informe les mortels qu'un moment viendra où Zeus anéantira cette race de fer80. La vision du devenir de cette race enumere même les étapes conduisant à son achèvement81. Et Hésiode de donner des conseils en vue de faire grandir la Dikè, de tenir en échec Y Hubris pourtant nécessairement en cours de réalisation82, de faire « se souvenir » le paysan d'Ascra83 de l'enchaînement rituel des travaux, de la signification des jours afin qu'il ne commette aucune faute d'oubli84.

Mais, si Zeus anéantit la race humaine, toute notre démons- tration tombe, car cet acte signifierait que les dieux n'ont pas besoin de la détermination de l'homme comme gaslèr - et par- delà, comme sacrifiant - pour être des dieux. Or, Hésiode confirme notre compréhension : au vers 175 des Travaux, l'aède regrette de n'être né plus tard. Ceci suppose donc qu'une nouvelle race de mortels viendra après celle qui, « maintenant » (vuv)85, est sur terre.

Reynal Sorel.

74. Trau., 82. 75. Théog., 589 : Trav., 83. 76. L'expression est de M. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, I, p. 52.

Rappelons qu' Apatè (Tromperie) et Philotès (Tendresse) sont deux enfants de Nuit (Théog., 224) et qu'à ce titre ces « abstractions n'ont de sens et de vie que par rapport à l'homme ». P. Mazon, Hésiode, Théogonie, p. 1 . Cf. Cl. Ramnoux, La nuit et les enfants de la nuit, pp. 11-15 et 73 sq.

77. Trav., 374 ; 704. 78. Trav., 83-89 ; Epiméthée ne réfléchit pas, oû8' 'EmfXYjOeìx; ¿<ppáaa8, 85-86 ;

ne « comprend » (vÓ7jae, 89) qu'après-coup. Déjà dans la Théogonie, 511, le frère de Prométhée est présenté comme « celui qui perd le nous », áfiapTÍvoóv Te 'Em(XY)6éa.

/y. irav., oy. 80. Trav., 180. 81. Trav., 181 sqq. 82. Trav., 213, 275. 83. Trav., 298-301, 422, 616, 619, 641. 84. Trav., 286 sqq. 85. Trav., 176.

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