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Vers une compréhension post-ontologique du social Les défis posés par le débat Luhmann – Habermas
Mémoire
Jorge Andrés Pemjean Letelier
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Jorge Andrés Pemjean Letelier, 2014
III
RÉSUMÉ
Ce travail de maîtrise a pour but de confronter les théories sociales de Niklas Luhmann
et de Jürgen Habermas, afin d‟éclairer les défis que le monde contemporain pose à la
pensée philosophique. À la suite d‟un examen approfondi, qui nous mènera à revisiter les
traditions classique (Weber et Durkheim) et moderne (Parsons) de la sociologie, il sera
possible de mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de
société, de rationalité et de normativité. Plutôt que de prendre parti pour l‟une des théories
en question, nous décèlerons leur signification philosophique en exposant la manière dont
elles abordent le phénomène de la complexité. Nous discutons enfin de la place qu‟occupe
l‟humanisme au sein de la théorie sociale contemporaine.
V
ABSTRACT
This M.A. thesis compares the social theories of Niklas Luhmann and Jürgen Habermas.
Its main goal is to cast light upon the problems that philosophical thinking encounters in its
attempt to understand modern society. The Luhmann-Habermas debate is presented from a
comparative perspective, which will then lead into key problems of both classical (Weber
and Durkheim) and modern (Parsons) traditions of sociology. It is our contention that this
debate reveals two alternative standpoints from which the concepts of society, rationality,
and normativity can be conceived. Instead of endorsing one theory or the other, this thesis
would rather display their philosophical significance by addressing the manner in which
they deal with complexity. Finally, the place of humanism within contemporary social
theory is examined.
VII
TABLE DE MATIÈRES
RÉSUMÉ III
ABSTRACT V
TABLE DE MATIÈRES VII
AVANT-PROPOS XI
INTRODUCTION 1
CHAPITRE 1 5
TROIS NOTIONS CENTRALES DE LA THEORIE DES SYSTEMES 5 I. FONCTION 7 II. AUTOPOÏESE 10 III. OBSERVATION : UN NOUVEAU DEPART POUR LA CONNAISSANCE DU SOCIAL 16
CHAPITRE 2 25
LA THEORIE DES SYSTEMES COMME THEORIE DE LA SOCIETE MODERNE 25 I. LE CONCEPT DE SUPERTHEORIE 25 II. OBSERVATION ET SENS DANS LES SYSTEMES PSYCHIQUES ET SOCIAUX 29 III. LES DIMENSIONS DU SENS 37 IV. DOUBLE CONTINGENCE ET COMMUNICATION 42 V. EVOLUTION 47 VI. LES PIEGES DE L’HUMANISME 52
CHAPITRE 3 61
ENTRE PHILOSOPHIE ET SOCIOLOGIE : LA THEORIE DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL COMME THEORIE DE
LA SOCIETE 61 I. LA RATIONALISATION SOCIALE CHEZ MAX WEBER 65 II. DIAGNOSTIC SUR LE MONDE MODERNE : PERTE DE SENS ET PERTE DE LIBERTE 71 III. LE CHANGEMENT DE PARADIGME : DE L’AGIR EN FINALITE A L’AGIR COMMUNICATIONNEL 73 IV. LE SYMBOLISME ET LA FORMATION DES SOLIDARITES SOCIALES CHEZ DURKHEIM 81 V. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ PARSONS 86 VI. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ LUHMANN 89
CHAPITRE 4 99
LE MONDE VECU ET SON RAPPORT AVEC L’AGIR COMMUNICATIONNEL 99 I. LE CONCEPT DE MONDE VECU ET LE TOURNANT PRAGMATIQUE 100 II. LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE DU MONDE VECU 106 III. LES LIMITES DE LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE ET LA DIMENSION SYSTEMIQUE DE LA SOCIETE 109 IV. LA DISJONCTION DU SYSTEME ET DU MONDE VECU 112 V. LA COLONISATION SYSTEMIQUE DU MONDE VECU 116
CHAPITRE 5 121
INTERSUBJECTIVITE ET COMMUNICATION : DEUX POINTS DE DEPART POUR LA THEORIE SOCIALE 121
VIII
RAISON, DROIT ET EVOLUTION 143
CONCLUSIONS 161
BIBLIOGRAPHIE 167
IX
À mes parents, qui m’ont toujours
encouragé à aller plus loin.
XI
AVANT-PROPOS
Je tiens à remercier messieurs Patrick Turmel et Olivier Clain, qui ont gentiment accepté
d‟évaluer ce projet de recherche, ainsi que monsieur Luc Langlois, sans l‟aide de qui je
n‟aurais pas été en mesure de l‟achever. J‟aimerais aussi transmettre mes remerciements à
Marie-Lyse Voynaud, qui a accepté de réviser une version préliminaire de ce travail.
Le mémoire que le lecteur s‟apprête à consulter est le fruit de deux ans de travail
ininterrompu, au bout desquels j‟ai l‟impression d‟avoir acquis une certaine maîtrise de la
langue française, ainsi qu‟une enrichissante expérience de vie en exil. De ce fait, les défis
que j‟ai dû relever ne sont pas seulement d‟ordre linguistique. Il m‟a aussi fallu surmonter
les altérations existentielles qui se produisent dans la vie d‟un étranger. Cela étant, je tiens à
remercier une personne d‟exception qui m‟a accompagné tout au long de ce processus.
Merci Salomé : cette réussite est aussi la tienne.
Introduction
La controverse entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann s‟inscrit dans le contexte
socioculturel d‟une modernité éclatée. Cette dernière témoigne, d‟ailleurs, de toute une série de
manifestations paradoxales, dont les phénomènes de réification opérés par la domination
bureaucratique et la logique marchande du capitalisme, qui mènent à problématiser notre
compréhension de ce qu‟est la société. Tant Habermas que Luhmann se réapproprient la question
critique qui circonscrit le domaine de la théorie sociale, en l‟occurrence comment la société est-elle
possible ?, afin de dresser un portrait renouvelé des faits sociaux. Bien qu‟ils empruntent des voies
différentes, nos auteurs conviennent qu‟une rupture avec la tradition moderne s‟impose :
l‟épuisement du paradigme épistémologique sujet–objet exige de penser la nature du social en
faisant appel à des théories post-ontologiques. Notre travail aura pour but justement de préciser la
signification qu‟a, pour chacun de nos auteurs, l‟expression théorie post-ontologique, ainsi que de
mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de société, de rationalité et de
normativité.
D‟une part, Habermas insiste sur l‟importance de la communication langagière en tant que
véhicule de l‟intégration sociale. À en croire le philosophe francfortois, on ne comprendrait guère le
caractère problématique du monde contemporain sans faire référence aux trois processus que sont la
transmission réflexive des traditions culturelles, la légitimation des ordres de vie et la socialisation.
Ceux-ci se recoupent sur une dimension fondamentale : ils sont tous des processus qui opèrent par
voie discursive et qui posent une exigence d‟ordre argumentatif. Ainsi, Habermas met en relief le
rôle que remplit la communication langagière dans la constitution de la vie collective : le langage
est, pour lui, générateur de sens, dans la mesure où il permet d‟instituer des représentations
partagées à l‟égard des institutions et, par là même, de forger et d‟entretenir la solidarité reliant les
membres d‟une communauté humaine. En d‟autres mots, la pensée habermasienne se caractérise par
le fait de formuler une notion d‟intersubjectivité qui ne repose plus sur l‟activité cognitive d‟un
sujet isolé, mais sur la communauté de sens qui résulte de la conclusion d‟ententes motivées
rationnellement. De ce fait, Habermas tâche de marier les catégories philosophiques de rationalité
et d‟intersubjectivité en ayant recours à une analyse sociologique des processus conduisant à la
formation d‟un monde socioculturel proprement moderne.
Or, la seule référence à la communication langagière ne suffit pas à caractériser les sociétés
telles qu‟elles sont à l‟heure actuelle. Aussi faut-il rendre compte des instances autonomes dont le
fonctionnement ne s‟explique par l‟activité dialogique des êtres humains. Il s‟agit de sphères
2
sociétales que la tradition sociologique a nommées systèmes. C‟est la raison pour laquelle on peut
difficilement comprendre la théorie habermasienne sans se référer aux contributions de la théorie
des systèmes. À mesure que son travail progressait, Habermas a intégré des concepts développés,
dans un premier temps, par Talcott Parsons et, plus tard, par Niklas Luhmann. Tout
particulièrement, les notions de système, de fonction, de média et d‟autopoïèse s‟avèrent décisives
pour saisir la signification de la controverse entre Habermas et Luhmann. Dans le sillage de la
tradition intellectuelle allemande, Luhmann relève la nécessité de penser le social de manière
systématique, c‟est-à-dire par le biais d‟une théorie générale renfermant une prétention à
l‟universalité.
En quel sens est-il permis d‟affirmer que la théorie des systèmes constitue une théorie post-
ontologique ? Comme Habermas, Luhmann en vient à la conclusion que le paradigme sujetŔobjet a
épuisé complètement son potentiel explicatif. En conséquence, un changement de paradigme se
révèle nécessaire : chez Luhmann, la notion de système se substitue à celle de sujet. Celle-là
comporte l‟avantage de permettre des descriptions autoréférentielles de la société dans un monde où
l‟on ne peut plus guère ramener les manifestations de l‟être à une unité fondamentale. Autrement
dit, la théorie des systèmes cherche à décrire le monde moderne à partir d‟une panoplie de
références systémiques, en raison desquelles on peut observer le monde selon les prémisses
opérationnelles qui appartiennent à chaque système. La science, le droit, l‟économie, l‟art,
l‟éducation, la religion et la famille constituent désormais des observateurs regardant le monde
d‟après des critères distincts. En tant que systèmes de la société, chacun d‟entre eux crée un rapport
différencié avec son environnement, qui apparaît comme étant incommensurable aux autres
rapports.
La particularité de la pensée luhmannienne réside dans son approche antihumaniste : Luhmann
se déleste du recours à une fondation intersubjective des normes et valeurs de la vie sociale. Il
considère, en revanche, que la société moderne possède une constitution communicationnelle
comportant des traits émergents. En effet, il faut penser la communication comme un niveau
distinct du réel, dont l‟existence ne relève pas des contributions apportées par la subjectivité. En
d‟autres termes, Luhmann distingue entre la communication et la conscience. Tant l‟une comme
l‟autre sont examinées à la lumière de la catégorie de système, de sorte qu‟elles partageraient des
caractéristiques communes, dont la reproduction autopoïétique, l‟utilisation d‟opérations
référentielles et la fermeture sur le plan des opérations. Toutefois, elles constituent des
environnements l‟une pour l‟autre. À l‟aide de cette stratégie, Luhmann formule une théorie
permettant d‟expliquer le régime d‟activité des systèmes dont les manifestations ne se limitent pas
3
aux interactions langagières tenues par les êtres humains. De ce fait, Luhmann tente de fournir une
représentation plausible des ordres sociaux contemporains, dans la mesure où ces derniers
possèdent une autonomie fonctionnelle qui se soustrait aux souhaits et aux intentions des individus.
Le présent mémoire se divise en cinq chapitres. Dans le premier chapitre, nous exposerons trois
notions centrales de la théorie luhmannienne, à savoir celles de fonction, d‟autopoïèse et
d‟observation. Cette tâche doit précéder une présentation systématique de l‟entreprise
luhmannienne, car lesdites notions synthétisent les intuitions intellectuelles qui se trouvent à la base
de la théorie des systèmes. Au demeurant, nous estimons nécessaire d‟amorcer le présent mémoire
par une présentation de l‟œuvre de Luhmann. Celle-ci ayant reçu une réception beaucoup moins
chaleureuse que celle de Habermas, l‟examen de la théorie des systèmes doit être envisagé avec
équanimité, d‟autant plus qu‟on lui a fait violence en l‟interprétant par un biais habermasien. Nous
ferons valoir plus loin que la lecture qu‟en fait Habermas ne correspond pas, à vrai dire, aux
intentions qui animent la démarche de Luhmann.
Le deuxième chapitre fera état de la théorie sociale de Luhmann comme programme de
recherche sur la société contemporaine. Il s‟agit d‟une tentative de construction théorique fixant son
point de départ sur un constat d‟échec : à en croire Luhmann, la sociologie se trouverait à présent
dans un état de crise, car elle n‟a pas su fournir une théorie unifiée de la société moderne. Luhmann,
quant à lui, cherche à développer un nouvel appareil catégorial en ayant recours à un spectre élargi
de disciplines scientifiques, dont la biologie de la connaissance, le calcul logique, la
phénoménologie et la cybernétique. De ce fait, il avance une notion post-ontologique du social qui
éclaire le biais humaniste qui a caractérisé les concepts de société formulés par la tradition
intellectuelle européenne, en particulier par la métaphysique ontologique.
Le troisième chapitre sera consacré à la théorie sociale de Habermas. Nous insisterons sur la
coopération interdisciplinaire qui s‟y établit entre la philosophie et la sociologie. Selon l‟auteur, une
description vraisemblable de la modernité socioculturelle doit faire appel à la sociologie, puisque
celle-ci est la seule science humaine, outre la philosophie, qui a étudié de manière systématique la
problématique de la rationalité. Habermas se réapproprie donc la théorie de Max Weber pour
montrer que les sociétés modernes résultent d‟un processus de rationalisation qu‟il faut interpréter à
la fois comme une consolidation de la maîtrise techno-scientifique de la nature par l‟homme
(rationalité instrumentale) et comme une rationalisation d’ordre communicationnel. Nous verrons
aussi que Habermas intègre certains éléments de la sociologie d‟Émile Durkheim et de Talcott
Parsons, afin de mettre en évidence deux processus corrélatifs. D‟une part, la formation des sociétés
4
modernes sape le fondement religieux de la cohésion sociale au profit d‟une intégration de la
société mobilisée par la justification discursive des valeurs. D‟autre part, force est de reconnaître
que les sociétés modernes comportent une dimension systémique qui se soustrait à tout examen
communicationnel. Pour cette raison, Habermas doit intégrer la notion de média à sa théorie. Puisée
dans la tradition fonctionnaliste de la théorie sociale, le concept de média vient décrire le régime
d‟activité des systèmes de la société à caractère fonctionnel. L‟intérêt que Habermas accorde à la
sociologie s‟explique par l‟impossibilité de la philosophie à expliquer, à elle seule, les processus de
rationalisation dont participent les sociétés modernes, ainsi que ses manifestations paradoxales et
répressives.
Dans le quatrième chapitre, nous présenterons le concept de monde vécu. Issu de la sociologie
phénoménologique, ce dernier vient parachever le concept d‟activité communicationnelle proposé
par Habermas. Le concept de monde vécu permet de rendre compte, à trois niveaux distincts, de la
consolidation d‟une compréhension moderne du monde. Par ailleurs, le monde vécu constitue un
dispositif conceptuel autorisant Habermas à infléchir le sens d‟une théorie critique de la société. En
effet, il interprète les manifestations répressives de la modernité Ŕ notamment la formation du
prolétariat urbain et la domination bureaucratique de l‟État Ŕ dans les termes d‟une colonisation du
monde vécu, c‟est-à-dire dans les termes de l‟effritement des structures communicationnelles de la
société au profit d‟un élargissement de la rationalité instrumentale et stratégique qui caractérise le
fonctionnement autonome des systèmes.
Dans le cinquième chapitre, nous exposerons sélectivement les moments de la controverse entre
Habermas et Luhmann. Le concept de société étant le point focal de notre enquête, nous nous
centrerons sur les aspects du débat touchant les théories habermasienne et luhmannienne telles
qu‟exposées respectivement dans Théorie de l’agir communicationnel et Systèmes sociaux. C‟est
dans ces œuvres que l‟on trouve une version achevée des théories de Habermas et de Luhmann,
bien que celles-ci aient expérimenté des modifications par la suite. Finalement, nous ferons état des
implications qui en découlent pour les concepts de rationalité et normativité.
Chapitre 1
Trois notions centrales de la théorie des systèmes
À en juger par l‟étendue et la radicalité des thèses, l‟œuvre de Niklas Luhmann réclame une
attention toute particulière. Luhmann tâche de renouveler l‟appareil théorique de la sociologie, dans
le but de considérer la nature des faits sociaux à l‟aide d‟une grammaire inédite. En fait, le terme
nature risque d‟en brouiller la compréhension, puisqu‟il rappelle les dispositifs conceptuels qu‟ont
utilisés les traditions de la métaphysique ontologique et du droit naturel pour identifier
respectivement les déterminations essentielles de l‟être et celles du social. Luhmann se distancie de
ces écoles, qu‟il range sous la dénomination de pensée vieille européenne (ou vieille Europe), afin
d‟examiner le fait du social à la lumière d‟un paradigme syncrétique qui intègre les contributions de
la biologie évolutionnaire, de la phénoménologie, de la cybernétique, du calcul logique et de la
théorie sociale de Talcott Parsons. Il ne s‟agit guère d‟une œuvre disparate, même si la diversité de
sources le suggère. Dans le sillage de l‟idéalisme allemand, Luhmann entend formuler une théorie
de la société contemporaine permettant d‟appréhender la complexité qui lui est constitutive. Que
l‟on parle des flux de transactions financières, des élections politiques ou d‟un simple match de
football, toute espèce d‟événement communicationnel, si anodin soit-il, trouve sa place dans la
théorie des systèmes. Autrement dit, l‟héritage de la pensée idéaliste se manifeste chez Luhmann
sous la forme du système théorique, sans lequel il ne serait pas possible d‟aborder scientifiquement
l‟objet sociologique par excellence, à savoir la société. Toutefois, le rapport qui noue Luhmann à la
tradition philosophique occidentale n‟est pas herméneutique. Bien au contraire, notre auteur n‟en
retient que la nécessité de penser systématiquement le réel, c‟est-à-dire de le soumettre à un examen
minutieux à l‟aide d‟un programme de recherche compréhensif et renfermant une prétention à
l‟universalité.
Sur la théorie de Luhmann pèse, néanmoins, un mutisme presque absolu. À une exception près1,
on ne trouve pas dans le monde francophone d‟indices qui annoncent le renversement de cette
tendance. La parution de l‟édition française de Systèmes sociaux, en 2010, en vient à remédier à
cette lacune en quelque sorte. En effet, elle permet de combler toute une série de raccourcis qui
transparaissent dans une lecture hâtive de l‟œuvre de Luhmann. Cela dit, nous estimons qu‟il est
nécessaire d‟en commencer la présentation avec cette indication préliminaire. À l‟encontre des
traditions métaphysiques classique et moderne, notre auteur aborde le phénomène du social par le
biais d‟une théorie constructiviste. La théorie des systèmes interprète tout rapport à la réalité
1 Il s‟agit du livre d‟Estelle Ferrarese, Niklas Luhmann. Une introduction, Agora, France, 2007.
6
comme une opération cognitive qui relève de la constitution structurale d‟un observateur. Ainsi le
réel ne serait-il ni l‟expression d‟un ordre cosmologique, ni le résultat de l‟activité synthétique d‟un
sujet transcendantal. D‟après Luhmann, le réel existe sous la forme d‟un rapport sélectif à la réalité
que chaque système établit conformément à son propre régime d‟activité. Le réel n‟est donc pas,
pour Luhmann, un objet porteur de prédicats dont on pourrait repérer certaines manifestations dites
essentielles. Aussi notre auteur se déleste-t-il du concept de totalité : le réel n‟est ni une aggregatio
corporum, ni une universitas rerum. Selon le point de vue choisi, le réel adopte un visage
particulier. En d‟autres mots, la voie constructiviste empruntée par Luhmann se caractérise par le
fait d‟aller à l‟encontre de la tradition métaphysique, en ceci que la formule canonique adequatio
rei ad intellectum est mise en échec au profit d‟une approche épistémique privilégiant l‟utilisation
des opérations de distinction pour appréhender la panoplie des manifestations qu‟admet le réel.
Luhmann récuse ainsi la thèse selon laquelle il y aurait une identification entre le contenu de
l‟expérience et la pensée.
L‟approche luhmannienne repose sur le calcul logique de George Spencer Brown. Ce dernier
permet d‟appréhender l‟identité des étants par le biais d‟une théorie de la différence. Luhmann
développe par là même un concept d‟observation qui recentre l‟analyse du réel sur la prémisse
suivante : celui-ci admet autant de possibilités qu‟il existe d‟observateurs. Le sociologue de
Bielefeld tente de dresser un portrait plausible de la société contemporaine : cette dernière s‟avère
un ordre à la fois complexe, fonctionnellement différencié et doté d‟une structure qui se déploie à
l‟échelle planétaire.
Or, pour saisir pleinement la signification de la théorie des systèmes, il nous faut premièrement
introduire les distinctions principales dont Luhmann fait usage. Christian Borch soutient qu‟il y en
aurait trois, en l‟occurrence les catégories de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation.2 Luhmann y
aurait porté un intérêt plus ou moins grand à mesure que son travail progressait. Selon Borch, par
l‟entremise de ces concepts, Luhmann aurait voulu clarifier l‟intention systématique qui anime son
projet théorique. En l‟espace de trente ans de labeur ininterrompu, Luhmann tissa une pléthore de
relations conceptuelles, parfois hermétiques, afin de refléter la complexité qui caractérise les
sociétés modernes. Fonction (I), autopoïèse (II) et observation (III) seraient, en conséquence, des
termes solidaires, dans la mesure où ils établissent un cadre interprétatif permettant i) de fixer les
conditions épistémologiques pour observer les phénomènes sociaux ; ii) de décrire la reproduction
de la société sous une perspective évolutive ; et iii) d‟expliciter les conditions de possibilité du
social tout en rendant compte de l‟origine de la théorie sociale elle-même, en tant que processus
2 Christian Borch, Niklas Luhmann, Routledge, Introduction, New York, NY, 2011.
7
ayant lieu dans la société. Suite à la présentation des concepts en question, nous serons en état de
comprendre la théorie systémique dans l‟originalité qui lui est propre, c‟est-à-dire en ce qui la
distingue de la philosophie de la conscience.
I. Fonction
Premièrement, Luhmann s‟intéresse aux problèmes de construction théorique sur lesquels
débouche le paradigme sociologique de Talcott Parsons. Nommé par l‟acronyme AGIL, le modèle
parsonien comporte une structure quadripartite, dont chaque lettre désigne une prestation
fonctionnelle que la société doit réaliser afin d‟assurer sa reproduction : l‟adaptation,
l‟accomplissement de buts (goal attainment), l‟intégration et le maintien des valeurs.3 Chez
Parsons, l‟existence de la société dépend de sa capacité à remplir les exigences suivantes : i)
satisfaire des besoins à partir d‟une base restreinte de ressources, c‟est-à-dire administrer
efficacement la rareté ; ii) prendre des décisions contraignantes pour les membres de la collectivité,
dans le but d‟atteindre certains buts à titre groupal et, par là même, renforcer les identités collectives
; iii) réaliser l‟intégration sociale, c‟est-à-dire assurer une coordination comportementale efficace
par l‟institutionnalisation des rôles sociaux complémentaires ; enfin, iv) mettre à la disposition des
acteurs sociaux un ensemble de valeurs qui leur permettent d‟avoir une compréhension partagée du
monde. Parsons estime que les sociétés modernes doivent relever le défi de maîtriser un
environnement extrêmement complexe, d‟où le nombre de niveaux que comporte sa théorie. Le
paradigme AGIL présente ainsi le problème central de la sociologie, en l‟occurrence « comment
l‟ordre social est-il possible ? », dans les termes d‟une théorie fonctionnelle : seule une
différenciation sur le plan des structures permettrait d‟assurer la reproduction des sociétés dans un
environnement complexe. Les ordres sociaux s‟expliqueraient, somme toute, par l‟existence d‟une
configuration structurale spécifique : toute espèce de société doit comprendre un sous-système
3 Parsons utilise alternativement les termes latence et pattern maintenance. Quel que soit le terme employé, la
signification en est identique : ces concepts réfèrent à la capacité de généraliser des valeurs sachant trouver
ultérieurement une expression institutionnelle. Nous y reviendrons plus loin. Compte tenu de l‟influence décisive
qu‟a exercée Parsons sur Luhmann et Habermas, nous devrons nous rapporter à la pensée de Parsons à maintes
reprises. Néanmoins, notre intérêt principal réside dans la lecture qu‟en font Luhmann et Habermas. Il est
pertinent de souligner ici que cette lecture constitue déjà un point de divergence entre nos auteurs. D‟une part, la
façon dont Habermas s‟approprie la théorie parsonienne témoigne d‟une certaine tension qui est, en quelque sorte,
centrale à son propos. Selon Habermas, cette dernière comporte quelques erreurs de construction sur le plan
conceptuel Ŕ car elle ne saurait rendre compte de la place de l‟intersubjectivité langagière dans
l‟institutionnalisation des normes et des valeurs. Or, Habermas n‟en prend pas congé pour autant, puisqu‟il lui faut
garder le concept de média afin de décrire le régime d‟opération des systèmes à caractère fonctionnel. D‟autre
part, la théorie parsonienne est explicitement répudiée par Luhmann, à cause de son déficit d‟abstraction et de
généralité. Nous reviendrons sur ces divergences plus loin.
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économique permettant l‟administration de la rareté ; un sous-système politique permettant la
réalisation des buts groupaux ; une communauté sociétale réalisant l‟intégration ; et un ensemble de
valeurs partagées par ses membres, que Parsons nomme tantôt système culturel, tantôt système
fiduciaire (maintien de valeurs).4
Selon Luhmann, cette solution théorique s‟avère inadéquate, en ceci qu‟elle rattache les
conditions de possibilité de l‟ordre social à une structure prédéterminée. À l‟encontre de la thèse
forte du programme parsonien, Luhmann mise sur une inversion de l‟importance relative que
Parsons accorde aux notions de structure et de fonction. Depuis ses travaux de jeunesse, Luhmann a
fait usage d‟un concept modifié de fonction pour mettre en évidence le caractère contingent que
revêt l‟évolution sociale. Il faut voir là une disposition intellectuelle cherchant à déterminer les
conditions de possibilité de l‟ordre social en partant de l‟hypothèse suivante : l‟évolution de la
société n‟est point conditionnée par une espèce de nécessité historique ou structurelle ; elle
s‟explique, en revanche, par les avantages fonctionnels qui découlent d‟une certaine manière de
traiter la complexité. La formulation luhmannienne met l‟accent sur la stabilisation et la
généralisation de solutions spécifiques favorisant le traitement d‟une gamme élargie de problèmes.
L‟utilisation des prix dans le système économique constitue un bon exemple de cela. Par le
moyen des prix, l‟économie parvient à coordonner une série fort complexe d‟événements, dont la
signification est, à vrai dire, fonctionnelle : il s‟agit d‟utiliser à répétition un mécanisme spécifique
afin de régler la distribution de biens, en l‟occurrence les transactions monétaires. En un sens assez
rudimentaire, la préoccupation centrale de l‟économie, pourrait-on dire, est d‟administrer la
production et la distribution des denrées et des services. Toutefois, rien d‟essentiel ne gît dans le
mécanisme du prix. Au contraire, sa formation procède de certaines conditions historiques (ou
génétiques) qui se produisirent de manière contingente.
L‟utilisation luhmannienne du terme contingence met en relation les deux significations que la
tradition philosophique avait octroyées à ce concept : d‟après lui, une entité est contingente lorsque
que son occurrence dépend de toute une série de conditions qui ne lui sont guère essentielles. Dans
cette veine, Luhmann définit le concept de contingence négativement : est contingent tout ce qui
n‟est ni nécessaire ni impossible. De ce fait, Luhmann tente de saper l‟aura de nécessité qui
enveloppe la notion de structure utilisée par Parsons.
4 Parsons, T., The Social System, chapitres 1 et 2, Free Press, Glencoe, IL, 1951. Voir aussi Chernilo, D., « The
Theorization of Social Co-ordinations in Differentiated Societies : the Theory of Generalized Symbolic Media in Parsons,
Luhmann and Habermas » dans British Journal of Sociology, Vol 53, Issue No 2, (september 2002), pp. 431-49.
9
Ainsi, le sociologue de Bielefeld avance l‟hypothèse suivante : que certains mécanismes Ŕ dont
les prix Ŕ aient acquis une forme structurale s‟explique par les avantages fonctionnels qu‟ils
comportent en matière de réduction de la complexité. En conséquence, aucune forme de
différenciation sociale n‟est nécessaire. L‟évolution de la société s‟avère, en revanche, le fruit de la
stabilisation sélective des mécanismes réducteurs de la complexité. Luhmann fraye une voie
d‟analyse permettant de repérer les conditions sociales qui favorisent le renforcement de certaines
stratégies de gestion de la complexité. Compte tenu de ce qui précède, on peut affirmer que le
concept luhmannien de complexité constitue un catalyseur des structures sociales.5 On retrouve
l‟origine du terme complexe dans le mot latin complexus, soit le participe passé du verbe complecti,
ce dernier voulant dire en même temps entrelacer et embrouiller. Cette indication étymologique
permet de saisir la signification que Luhmann octroie au concept en question. Celui-ci vient en aide
à la théorie sociale, dans la mesure où il fait valoir l‟opacité qui appartient à une société dépourvue
des moyens pour se représenter elle-même dans l‟une ou dans plusieurs de ses composantes. Dans
la théorie luhmannienne, la société moderne s‟avère un ordre différencié fonctionnellement. Par là,
on doit entendre la prolifération d‟une série de sphères autonomes qui se sont spécialisées, au fil de
l‟évolution sociale, dans la résolution de problèmes distincts.
L‟exemple proposé ci-dessus est révélateur du caractère sélectif qui appartient à la réduction de
la complexité. Bien qu‟utile pour gérer la rareté, le mécanisme du prix possède une capacité
restreinte de coordination sociale. Ceci veut dire que d‟autres types de problèmes sociaux ne font
pas partie de l‟horizon des préoccupations proprement économiques. Les entreprises peuvent certes
accorder une signification pertinente à la légitimité d‟un gouvernement, par exemple. Or, cela
n‟implique pas que l‟élection des dirigeants politiques d‟un pays relève du système économique,
c‟est-à-dire qu‟elle soit une décision d‟ordre économique. Le terme différenciation fonctionnelle
désigne à la fois deux états de choses : d‟une part, le fait que le traitement de la complexité implique
une réduction ; d‟autre part, l‟inexistence d‟une sphère sociétale privilégiée dont dépend la
reproduction de la société tout entière.
« On peut décrire une société comme fonctionnellement différenciée à partir du moment où
elle forme ses sous-systèmes principaux dans la perspective de problèmes spécifiques qui
devront dès lors être résolus dans le cadre de chaque système fonctionnel correspondant. Cela
implique de renoncer à une hiérarchie fixe des fonctions, dans la mesure où il est impossible
d‟établir une fois pour toutes que la politique serait toujours plus importante que l‟économie,
l‟économie toujours plus importante que le droit, le droit toujours plus important que la science,
la science toujours importante que l‟éducation, l‟éducation toujours plus importante que la santé
(et peut-être pour bien boucler le cercle : que la santé serait toujours plus importante que la
5 Luhmann, N., Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, p. 62, Presse de l‟Université Laval, Québec, 2010.
10
politique !). À la place d‟une telle hiérarchie que l‟on retrouve dans le système indien des castes
ou dans les ordres statutaires médiévaux, il conviendrait alors d‟instituer la règle selon laquelle
chaque système accorde le primat à sa propre fonction et qu‟il considère dès lors les autres
systèmes fonctionnels Ŕet en l‟occurrence la société tout entièreŔ comme son environnement. »6
Dès lors, complexité et différenciation sociale sont des termes corrélatifs. Que la société
moderne gère la complexité par le biais d‟un modèle fonctionnel témoigne du fait qu‟il n‟existe plus
une instance sociétale assurant à elle seule la reproduction de la société. À l‟heure actuelle, on
constate plutôt que celle-ci se déploie sous la forme d‟une division de fonctions. Par fonction,
Luhmann entend un schéma logique permettant de comparer différentes formations sociales en
raison de leur capacité à établir des procédés standardisés. C‟est grâce aux systèmes fonctionnels
que la société a réussi à développer des stratégies générales pour codifier une gamme élargie de
problèmes. À l‟encontre de Parsons, qui examine la formation et l‟évolution des systèmes au moyen
d‟un modèle déductif et basé sur quatre exigences fonctionnelles, Luhmann considère qu‟il n‟est pas
possible de prévoir le cours évolutif que suivront les systèmes de la société. Bien au contraire, la
théorie sociale vient éclairer en quoi consiste la modernité avancée au point de vue d‟une théorie de
la différenciation sociale : seuls les systèmes fonctionnels jouissent de la faculté de consolider des
structures. La formation en est déclenchée par la complexité. Nous avons illustré ce principe à
l‟aide du système économique. Notre auteur ne se limite pourtant pas à décrire les opérations
constitutives de celui-ci. Aussi les systèmes politique, légal, éducationnel, artistique, religieux et
scientifique s‟inscrivent-ils dans la théorie de Luhmann. Décrire le régime d‟activité de chacun des
systèmes fonctionnels dépasse largement nos ambitions. Nous nous bornerons plutôt à expliquer le
phénomène de la différenciation fonctionnelle dans les termes d‟une différenciation sociale. Ce
faisant, nous pourrons mieux appréhender la façon dont Luhmann comprend lui-même sa théorie.
II. Autopoïèse
Le concept d‟autopoïèse se révèle tout aussi central pour Luhmann. Cette notion atteste de
l‟influence profonde qu‟ont exercée les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela
sur la pensée de notre auteur. Telle que présentée dans Systèmes sociaux, la notion d‟autopoïèse
permet d‟étayer sa théorie de la société en empruntant une voie non ontologique. La racine du mot
grec poïésis révèle le sens du terme utilisé par Luhmann : parce qu‟autopoïétiques, les systèmes de
la société parviennent à reproduire leurs composantes grâce à un enchaînement circulaire
6 Luhmann, N., Politique et complexité, pp. 43-4, Cerf, France, 1999.
11
d‟opérations. La continuité des opérations assure, par ailleurs, la reproduction des éléments de base.
Ceux-ci s‟intégreront par la suite à un réseau fermé d‟opérations, dont le but est de poursuivre
ultérieurement la production d‟éléments. Bref, le terme autopoïèse désigne la production circulaire
de composantes.7
Que les systèmes de la société soient autopoïétiques veut dire, de prime abord, qu‟ils possèdent
la capacité d‟orienter leur reproduction au fil du temps de manière autoréférentielle. On ne saurait
appréhender l‟importance capitale du concept en question si l‟on perdait de vue la dimension
temporelle qui lui est propre. À la différence de son antécédent grec, le concept d‟autopoïèse ne se
borne pas à une sphère de production technique. Le terme poïésis désigne, en effet, un type
d‟activité artisanale qui se conclut dès l‟instant même où une œuvre est achevée ; cette dernière est,
de ce fait, extérieure à la production. Le concept formulé par Maturana et Varela vise, au contraire,
la capacité de certaines entités à maintenir en œuvre une fonction productrice qui se déroule de
façon circulaire. Autrement dit, l‟autopoïèse n‟est pas qu‟une autoproduction. Le terme désigne
plutôt une prestation déployée itérativement qui est capable de poursuivre un régime d‟activité
conditionné de manière endogène.
En quel sens le concept d‟autopoïèse fournit-il une avenue d‟analyse non ontologique pour les
phénomènes sociaux ? Luhmann répond à cette question en ayant recours aux concepts de relation
et d‟élément.8 Le concept d‟autopoïèse opère une dévaluation de celui-ci au profit de celui-là. En
effet, Luhmann s‟intéresse beaucoup moins aux parties constituantes des systèmes sociaux qu‟aux
rapports qu‟elles créent afin de remplir une fonction donnée. Ainsi, le concept d‟élément perd de
son importance, car l‟autopoïèse d‟un système social relève, à vrai dire, de la stabilité des relations
qu‟actualisent ses éléments constitutifs. Ceci atteste d‟un changement de paradigme dans la théorie
des systèmes : l‟existence des entités autopoïétiques ne renvoie pas à des particules élémentaires,
pour ainsi dire, qui en seraient le substrat ultime. Bien au contraire, si Luhmann investit le concept
d‟autopoïèse, c‟est parce qu‟il cherche à apporter un appareil théorique renouvelé permettant de
décrire une réalité dynamique qui se caractérise par une forte propension à la variation. Les
systèmes sociaux n‟ont guère d‟identité. En revanche, ils réalisent une activité autoreproductrice
qu‟un observateur scientifique peut saisir à l‟aide des concepts d‟autopoïèse et d‟autoréférence.
Le fonctionnement du système légal des sociétés modernes vient illustrer le principe de
l‟autopoïèse. Peu importe quel est le contenu des décisions juridiques quand il faut livrer, par
7 Nous nous référons ici à Maturana, H., et Varela, F., L’arbre de la connaissance, Don Mills, Ont. Addison Wesley,
Paris, 1994. 8 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 58.
12
exemple, une délibération judiciaire. Ce qui détermine la validité d‟une injonction, c‟est l‟ensemble
de lois en vigueur, et ce, tant en matière de la signification de la démarche judiciaire (l‟imputation)
qu‟en matière du résultat qui s‟ensuit (la sanction). Celle-ci est sans doute une interprétation
controversée du droit, dans la mesure où elle défend une notion procédurale de validité légale. Dans
le sillage de Max Weber et Carl Schmitt, Luhmann considère que la validité du droit provient des
normes et des procédures qui ont été préalablement instituées. Toutefois, l‟exemple proposé est tout
de même instructif de la façon dont se déroule l‟autopoïèse du système légal. C‟est en vertu de
l‟établissent d‟un réseau circulaire d‟opérations (les décisions légales) que le droit assure le
maintien de son régime d‟activité, même si l‟environnement (Umwelt) lui offre de nombreuses
allégations contradictoires les unes par rapport aux autres (complexité). Par ailleurs, la légitimité
procédurale fournit un ensemble de règles permettant la normalisation des procédures qui favorisent
à la fois la poursuite de la discussion parlementaire et le traitement d‟allégations auprès de la
justice. Luhmann nomme validité légale9 cet ensemble de procédures. Par le biais de la validité
légale, le droit veille aux attentes normatives qui découlent de la vie sociale.
La dimension temporelle de l‟autopoïèse permet de mieux cerner le concept de complexité.
Grâce à l‟organisation autopoïétique qui les caractérise, les systèmes sociaux sont en mesure
d‟attribuer une signification temporelle à la complexité. La formule « temporalisation de la
complexité »10
désigne cette capacité. Luhmann soutient que la formation d‟un réseau
opérationnellement fermé a pour fonction de faciliter le traitement des éléments appartenant au
système. Ainsi, les systèmes fermés sur le plan des opérations octroient une signification
événementielle à leurs éléments constitutifs. Autrement dit, les éléments sont considérés comme des
épiphénomènes qui se produisent irréversiblement. C‟est la raison pour laquelle Luhmann affirme
que les systèmes de la société ne possèdent pas un substrat matériel. Les systèmes ne sont pas, à
vrai dire, des choses. Ils s‟avèrent plutôt des entités constituées par une série observable de rapports,
qui leur permet d‟instaurer un principe d‟ordre. Luhmann désigne cet état de fait par le terme
structure. Cela dit, on peut dire que Luhmann s‟intéresse à la fonction que remplit la structure des
systèmes sociaux. Celle-ci a pour fonction de relier de nombreux éléments en raison d‟un principe
spécifique, sans lequel les observations scientifiques se heurteraient à une multiplicité d‟événements
tout à fait insaisissable. Les structures permettent ainsi d‟attribuer une signification déterminée à la
complexité.
Cette signification adopte d‟emblée une forme temporelle que Luhmann tente d‟élucider à l‟aide
9 Luhmann, N., Law as A Social System, chapitre 3, Oxford University Press, 2004. 10 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 89-94.
13
de la distinction entre réversibilité/irréversibilité. On peut en relever la pertinence en ayant recours
à nouveau au système légal. Le droit possède la faculté d‟inscrire ses opérations dans un registre
temporel et, de cette manière, de se doter des outils nécessaires pour suspendre la validité d‟une
décision légale prise précédemment. Bien que les événements ne soient pas réversibles en tant que
tels, les systèmes autopoïétiques sont en état de revenir sur des opérations et des processus qui ont
eu lieu dans le passé. Il se peut, par exemple, qu‟une personne condamnée puisse faire usage d‟un
recours légal permettant de rouvrir le procès judiciaire dont était issue sa peine. Certes, l‟édiction
de la peine constitue un événement irréversible. Toutefois, sous l‟angle du processus (le procès), il
est permis de remettre en cause les décisions livrées précédemment, ainsi que d‟exiger des
indemnités. Grâce à sa structure procédurale, le droit réussit à maîtriser une complexité fort élevée.
Nous disposons maintenant des outils pour comprendre la signification du terme structure.
Celui-ci désigne une série de rapports sélectivement stabilisés par un système. Dans le cadre de la
théorie luhmannienne, les structures permettent de rattacher un sens discernable à la complexité du
monde. Comme on l‟a vu, le droit possède un programme de règles spécifiques pour attribuer une
valeur légale à chacune des requêtes adressées à la justice, ainsi qu‟à chaque projet de loi discuté
dans le parlement, à savoir : les lois instituées et, en dernier ressort, la constitution politique d‟un
État. Toute communication qui se produit dans la société, quel qu‟en soit le contenu, peut être
observée au moyen de la validité légale. Par conséquent, les décisions juridiques se voient
forcément renvoyées à d‟autres décisions de la sorte, que ce soit durant la promulgation de
nouvelles lois ou durant une délibération judiciaire. D‟après Luhmann, la formation systématique de
la jurisprudence et le développement de la casuistique constituent des structures permettant
d‟accorder une valeur légale aux requêtes que le système juridique accueille dans chacune de ses
organisations : les tribunaux et le parlement. La structure du système légal autorise l‟établissement
d‟un rapport significatif entre deux éléments (les requêtes et les sanctions) et enclenche, de ce fait,
la formation des attentes en vue des comportements admis (et proscrits) par des règlements à valeur
normative.
Si le concept de structure s‟identifie à la capacité de raccordement entre deux éléments dans le
système, ce sont, à vrai dire, les attentes qui concrétisent stricto sensu la base structurale des
systèmes. Le système juridique fournit encore une fois un bon exemple pour illustrer la thèse en
question. On peut s‟attendre à ce que les projets de loi soient élaborés en conformité avec les
articles élémentaires de la constitution en vigueur ou que l‟on puisse avoir recours à la justice quand
les droits sont bafoués. Le concept de structure élaboré par Luhmann a fait l‟objet de
mécompréhension à maintes reprises. Notre auteur nous met lui-même en garde contre les erreurs
14
auxquels peut induire la structure (!) prédicative du langage : cette dernière fait croire que les
systèmes sont des choses auxquelles nous pouvons attribuer des prédicats. Les concepts de structure
et de système, tels qu‟utilisés par Luhmann, exigent d‟abandonner les représentations
conventionnelles qui viennent à l‟esprit lorsque l‟on y pense : une structure n‟est ni un assemblage
mécanique de parties, ni un objet composé d‟éléments. Il faut évoquer, par contre, les attentes qui
résultent du régime d‟activité de la communication sociale. Nous y reviendrons plus loin.
Le concept d‟autopoïèse met l‟accent sur les opérations des systèmes. Pour sa part, le concept
d‟opération renvoie à la production itérative d‟éléments systémiques. Cela dit, il faut poser à présent
cette question : quel type d‟opération effectuent les systèmes de la société ? À l‟évidence, le concept
d‟autopoïèse distancie Luhmann de la notion d‟intersubjectivité, chère à la sociologie de filiation
phénoménologique. Les exemples que l‟on a présentés plus haut annonçaient déjà ce dont il s‟agit :
les structures légales et économiques de la société permettent de poursuivre une activité
autopoïétique d‟ordre communicationnel, qui se déroule de manière autonome et émergente, c‟est-à-
dire indépendamment de la conscience et de la volonté des êtres humains. Chez Luhmann, les
phénomènes sociaux possèdent une constitution autopoïétique qui se caractérise par un type
particulier d‟organisation, en l‟occurrence la fermeture opérationnelle. En effet, la communication
établit un rapport d‟indifférence vis-à-vis d‟autres domaines du réel. En guise d‟exemple : bien que
la communication puisse référer aux processus digestifs du corps humain, elle ne reproduit point de
telles opérations. La société ne vit pas, soutient Luhmann ; le vocable vie sociale se révèle être un
usage métaphorique du terme vie, puisqu‟aucune opération communicationnelle ne jouit de la
capacité à reproduire des cellules, des tissus, etc. À première vue, cela peut paraître un oxymore.
Or, à y regarder de près, on constate chez Luhmann une compréhension raffinée des dispositifs
conceptuels utilisés par la théorie sociale. En effet, la plupart des théories de la société adoptent la
prémisse que le social est une relation entre des êtres humains. En témoigne l‟influence
considérable du concept d‟intersubjectivité dans le champ théorique de la sociologie durant la
deuxième moitié du XX siècle.11
Cependant, comment serait-il possible d‟identifier ce qu‟est
proprement le social à partir d‟une telle avenue ? Faut-il le reconduire à une espèce d‟existence
mentale, à la manière d‟une théorie phénoménologique de la constitution ? Mais encore, comment
démêler le social du psychique en partant de cette distinction ? Fixer le point de départ de la théorie
sociale sur le concept d‟autopoïèse, à la manière de Luhmann, demande d‟abandonner la notion
d‟intersubjectivité. Sous le jour d‟une théorie de l‟autopoïèse, le concept d‟intersubjectivité s‟avère
une erreur catégorielle. Nous y reviendrons plus loin.
11 D‟ailleurs, Habermas lui-même fait sien, comme on le verra, un concept langagier d‟intersubjectivité fondé sur
cette prémisse. Voir infra Chapitre 4.
15
Fermeture opérationnelle signifie notamment interruption des processus qui ont lieu dans
l‟environnement du système. Ce dernier restreint son domaine d‟opération à l‟aide des limites, grâce
auxquelles tout élément en provenance de l‟environnement subit des transformations qui favorisent
son traitement à l‟intérieur du système. Or, il ne s‟ensuit pas que les systèmes sociaux opèrent de
manière solipsiste. Aussi paradoxal que cela paraisse, la fermeture se révèle la condition de
possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Parmi les différentes opérations réalisées
par les systèmes, on range un type particulier que Luhmann nomme opérations référentielles. Il s‟y
réfère par le terme observation. Grâce à la fermeture opérationnelle, les systèmes constituent des
structures qui leur permettent de déterminer les événements qui adviennent dans le monde. Cette
détermination se produit, bien entendu, par le moyen des observations. Autrement dit, les systèmes
ne jouissent pas seulement de la capacité à enchaîner circulairement des éléments, mais peuvent
aussi octroyer une signification aux événements environnementaux de manière à assurer la
continuité de leur autopoïèse. À l‟instar de Maturana et Varela, Luhmann considère les systèmes de
la société d‟après le principe de la détermination structurelle : la possibilité d‟octroyer une
signification distinctive au réel dépend des structures constitutives des observateurs. Ainsi, le droit
observe le réel par le biais de la validité légale, tandis que l‟économie observe le réel par le biais de
la rentabilité. La fermeture opérationnelle et l‟ouverture cognitive s‟inscrivent dans un rapport de
conditionnement réciproque qui tient à la constitution autopoïétique des systèmes de la société.
Ceux-ci sont, pour Luhmann, des systèmes de communication capables de départager
symboliquement leur domaine d‟opération d‟avec un environnement sur lequel ils ne possèdent
aucun contrôle.12
12 « If one pays attention to how the problem of epistemology is formulated, one can in fact discover a
radicalization. The tradition of epistemological idealism was about the question of the unity within the difference
between cognition and the real object. The question was: how can cognition take notice of an object outside of
itself? Or: how can it realize that something exists independently of it while anything which it realizes already
presupposes cognition and cannot be realized by cognition independently of cognition (that would be a self-
contradiction)? No matter if one preferred solutions of transcendental theory or dialectics, the problem was: how
is cognition possible in spite of having no independent access to reality outside of it. Radical constructivism,
however, begins with the empirical assertion: cognition is only possible because it has no acces to the reality
external to it. A brain, for instance, can only produce information because it is coded indifferently in regard to its
environment, i.e., it operates enclosed within the recursive network of its own operations. Similarly one would
have to say: communication systems (social systems) are only able to produce information because the
environment does not interrupt them. And following all this, the same should be self-evident with respect to the
classical “seat” (subject) of epistemology: to consciousness ». Erkenntnis als Konstruction, traduction anglaise de
H.G. Moeller, dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 242, Open Court, Chicago and La Salle,
Illinois, 2006.
16
III. Observation : un nouveau départ pour la connaissance du social
Le concept d‟observation vient clore notre premier chapitre. À l‟aide de ce concept, Luhmann
explicite les prémisses d‟une théorie de la connaissance étayée dans les termes d‟une épistémologie
constructiviste. Il faut rappeler, de prime abord, que Luhmann prend congé des fondements de la
Subjektsphilosophie. Comme on le sait, la thèse sur la différenciation fonctionnelle constitue la
grande nouveauté qu‟apporte Luhmann au sujet de la compréhension des sociétés modernes. À
proprement parler, cette thèse appartient à Émile Durkheim. Le sociologue français avait compris
l‟avènement des sociétés modernes sous le jour d‟une division croissante du travail social. À la
suite de Durkheim, Luhmann infléchit le sens de la thèse de la différenciation sociale afin de mieux
caractériser la condition dans laquelle nous situe actuellement la complexité. Que la société
moderne soit un système différencié au plan des fonctions veut dire essentiellement que tout rapport
à la réalité se caractérise par le fait d‟être décentré, car dépendant d‟une façon particulière d‟aborder
le phénomène de la complexité. En appréhender la signification n‟implique pas que l‟on puisse
connaître la totalité des événements ayant lieu dans la société. Chez Luhmann, le concept de
différenciation fonctionnelle exclut, par principe, cette possibilité. Au contraire, observer consiste à
opérer une distinction qui produit, de par son dessein catégorial même, une tache aveugle (blinder
Fleck). Les observations revêtent ainsi un caractère paradoxal : elles éclairent en même temps
qu‟elles occultent le réel.
Luhmann soutient que la dyade sujet/objet est irrévocablement épuisée. Que Kant et Husserl
soient les interlocuteurs principaux de Luhmann ne devrait pas surprendre, si l‟on tient compte du
type de problèmes que notre auteur entend résoudre dans Systèmes sociaux. Luhmann tâche d‟y
développer un nouvel appareil catégorial afin d‟examiner les phénomènes sociaux. Dans ce but,
Luhmann estime qu‟il faut se délester de l‟obstacle épistémologique que constituent les théories
transcendantales de la subjectivité. Luhmann ne cherche pourtant pas à formuler une critique
immanente de l‟idéalisme et de la phénoménologie. La théorie luhmannienne fait plutôt éclater les
prémisses fondamentales de la philosophie de la conscience. Tout particulièrement, Luhmann vise
la catégorie de sujet, laquelle s‟avère de toute évidence la pierre angulaire de l‟épistémologie
moderne.
Chez Luhmann, la notion de sujet apparaît à maintes reprises et sous divers points de vue. Nous
croyons qu‟il est possible de reconduire cette panoplie de références à deux enjeux majeurs. D‟une
part, le concept de sujet constitue ce que Luhmann nomme, à la suite de Bachelard, un obstacle
épistémologique : par l‟entremise de la catégorie de sujet, la philosophie a prôné la capacité de
17
l‟intelligence humaine à comprendre la société comme si elle était un objet quelconque. Or, la
société n‟est pas un objet, au sens de l‟épistémologie idéaliste. Luhmann estime que le phénomène
de la complexité exige d‟abandonner cette avenue théorique, puisqu‟il n‟est pas possible
d‟appréhender les phénomènes sociaux à partir des prémisses ontologiques (a). D‟autre part, la
notion de subjectivité s‟avère, à la lumière d‟une théorie évolutive de la société, un discours
anthropocentrique issu de la culture européenne du XVIIIe siècle. En tant que thèmes de la
communication sociale, les théories philosophiques de la subjectivité chercheraient à exprimer un
refus des vicissitudes qui se rattachent à la différenciation fonctionnelle (b).
(a) Luhmann se distancie des théories de la constitution transcendantales et dialectiques. Point
besoin n‟est ici de reconstruire les thèses épistémiques ni de l‟idéalisme allemand, ni de la
phénoménologie husserlienne. Une indication sommaire devrait suffire à expliquer le sens de la
théorie de l‟observation avancée par Luhmann. D‟après lui, le concept de sujet s‟avère un
instrument d‟observation inadéquat. Pour la philosophie idéaliste, la notion de sujet représente le
point focal de toute appréhension cognitive de la réalité. Le sujet cesse d‟être, chez Kant, une
structure porteuse de prédicats (Aristote). En revanche, il y apparaît comme étant la condition de
possibilité d‟une saisie universelle du réel. Par conséquent, l‟objet se révèle être le résultat de
l‟activité synthétique qu‟accomplit le sujet a priori. En d‟autres termes, la validité de la
connaissance est garantie par les prestations transcendantales de la subjectivité humaine. Dès lors,
le sujet est censé trouver chez lui-même des certitudes sur la nature de la réalité. La validité de la
connaissance procède, en dernière instance, de la déduction d‟une série de catégories qui précèdent
l‟expérience. Pour sa part, Husserl récupère les thèses centrales de la métaphysique kantienne afin
de formuler une théorie de l‟intentionnalité (Intenzionalität) de la conscience centrée surtout sur le
pôle subjectif des opérations de constitution. En ce sens, la phénoménologie constitue à la fois une
théorie de la conscience et du monde, en ceci qu‟elle comprend ce dernier à partir du régime
d‟activité intentionnelle déployé par la subjectivité humaine, c‟est-à-dire comme le corrélat des
visées synthétiques de la conscience.
Luhmann abandonne cette province théorique. Depuis ses travaux de jeunesse, notre auteur
s‟efforce de montrer le lien étroit qui unit la structure sociale aux descriptions de la société. Notre
auteur fait valoir que les systèmes sociaux utilisent des descriptions dans le but de favoriser sa
reproduction. Le concept de sémantique désigne cet usage reproductif de la communication sociale.
Luhmann poursuit ici l‟intuition suivante : si la théorie sociale aspire à éviter l‟emprunt d‟énoncés
ontologiques, elle doit s‟abstenir de se prononcer sur la nature des phénomènes sociaux, et sur celle
de la société tout court. Au lieu de dire ce qu‟est la société en soi, il serait plus judicieux, soutient
18
Luhmann, d‟observer ce qu‟elle communique à propos d‟elle-même. Pour ce faire, il faut examiner
les descriptions que le système social produit comme résultat de son propre régime d‟activité.
Luhmann aborde cette problématique dans l‟article de 1981 Wie ist soziale Ordnung möglich?
(Comment l’ordre social est-il possible ?). Luhmann y reprend la question critique de la
métaphysique kantienne afin d‟en faire le critère de délimitation du champ sociologique. La
prétention à l‟universalité de la sociologie luhmannienne ne relèvera plus d‟un ensemble d‟objets
choisis à l‟avance, mais du problème délimité par sa question centrale. Ainsi, la théorie sociale peut
se référer à toute espèce de phénomène, dans la mesure où cela permet de répondre à la question
suivante : quelles sont les conditions de possibilité pour qu‟il existe une société ? À la manière de la
philosophie critique, cette interrogation vise les conditions de possibilité de l‟existence d‟un type
particulier de phénomènes. Or, il ne faut surtout pas comprendre l‟entreprise de Luhmann comme
un problème d‟ontologie régionale. Bien que Luhmann suive une stratégie analogue à celle de la
philosophie kantienne, il faut remarquer que la réponse apportée par le sociologue de Bielefeld
diffère amplement de la façon dont l‟idéalisme comprend le fait du social.
Contra la philosophie du sujet, Luhmann avance cette thèse : la théorie sociale doit être
comprise comme un programme de recherche du système scientifique de la société. En tant que
système social autonome, la science détermine elle-même les conditions sous lesquelles on peut
répondre à la question posée ci-dessus. Il n‟existe pas de critère qui lui soit extérieur, à la manière
d‟un principe transcendantal. Il n‟est point de position originaire (au sens ontologique du terme) par
laquelle la connaissance en général serait justifiée a priori ; pour Luhmann, un point d’Archimède
fait tout simplement défaut. La question portant sur la possibilité du social attesterait déjà de la
différenciation fonctionnelle d‟une sphère sociétale particulière, dont le fonctionnement rend une
telle interrogation valable sous la forme d‟une entreprise scientifique. Ainsi, le modus operandi de
la communication scientifique permet d‟expliquer pourquoi l‟épistémologie existe comme
discipline différenciée dans la société. À en croire Luhmann, c‟est l‟effectivité de la communication
déployée au sein de la communauté scientifique qui dote la question sociologique d‟une
signification distinctive.
Nonobstant l‟inflexion constructiviste proposée par l‟auteur de Systèmes Sociaux, il faut dire que
l‟épistémologie occupe une très grande place dans les écrits de Luhmann. Cependant, à l‟encontre
de l‟idéalisme, Luhmann renvoie l‟épistémologie au domaine d‟une théorie générale de la société
qui fait d‟elle-même l‟un de ses objets. Une telle condition s‟impose par souci de complétude : si la
théorie de la société vise à cerner la totalité des phénomènes sociaux, elle doit être en état de se
19
comprendre elle-même comme une forme d‟autopoïèse de la communication. En d‟autres termes,
l‟autoréférence s‟avère la condition épistémique la plus élémentaire d‟une théorie sociale
renfermant une prétention à l‟universalité. Comme on le sait, le projet théorique de Luhmann a été
influencé dans une forte mesure par les travaux de Maturana et Varela. Ces auteurs s‟inscrivent dans
le tournant naturaliste de l‟épistémologie.13
Cette dernière s‟y révèle un moment de l‟évolution
phylogénétique de l‟espèce humaine ; ainsi n‟apparaît-elle plus guère comme étant le sommet du
discours scientifique. Certes, l‟épistémologie demeure, pour Maturana et Varela, un ensemble
d‟énoncés axiomatiques déterminant les conditions de formulation et de vérification des hypothèses
scientifiques. Néanmoins, le discours épistémologique ne se veut plus une condition incontournable
pour l‟appréhension de la réalité. Par épistémologie, les biologistes chiliens entendent seulement un
nombre réduit de « critères scientifiques », dont la pertinence et la validité se vérifient dans le cadre
restreint de la communauté scientifique. De ce fait, la science coexiste avec d‟autres formes
d‟appréhension cognitive du réel. Elle conserve tout de même la prérogative de décider du statut
scientifique des énoncés assertoriques sur la nature, l‟homme et la société.14
C‟est ainsi qu‟on s‟aperçoit de l‟importance de la figure de Kant en tant qu‟interlocuteur de
Luhmann. En effet, la philosophie kantienne tente de contourner le problème que représentent les
circularités tautologiques par le biais d‟une théorie transcendantale de la subjectivité, selon laquelle
l‟autoréférence s‟avère une faculté exclusive de la conscience. Selon la lecture qu‟en fait Luhmann,
Kant aurait rattaché la notion de sujet à la capacité de la conscience à produire un rapport réflexif à
elle-même et, par là même, à se poser comme point de départ du processus cognitif par lequel la
réalité est susceptible d‟être connue15
. L‟originalité de la théorie luhmannienne repose à proprement
parler sur la façon dont elle conçoit l‟autoréférence : elle n‟est pas une faculté qui appartient
exclusivement à la conscience, mais plutôt un fait de la nature, un événement ayant lieu
simultanément à plusieurs niveaux de la réalité. Aussi l‟autoréférence se déploie-t-elle dans les
systèmes organiques (tels les appareils du corps humain), les machines, les systèmes psychiques (la
conscience) et les systèmes sociaux (la communication). À l‟encontre de Kant, Luhmann ne
comprend pas l‟autoréférence comme une entrave à l‟élaboration d‟une théorie générale. Il s‟agit,
par contre, d‟un constat élémentaire sur lequel il est possible d‟éluder une stratégie ontologique de
fondation. En guise de clôture à Systèmes sociaux, Luhmann fait le bilan du problème en question
en soulignant la nécessité de l‟affronter et de prendre congé définitivement de tout principe
précédant l‟expérience :
13 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 558. 14 Maturana, H. et Varela, F., op. cit. 15 Luhmann, Niklas, Systèmes sociaux, op. cit., p. 559.
20
« Ce fut un compromis génial, hautement couronné de succès et remarquable entre accepter
et refuser l‟autoréférence ! Un a priori dans la fonction de la fondation, comme si cela n‟était
pas déjà une contradiction en soi. La tradition a conservé cette pensée, elle l‟a exploitée et
revitalisée à répétition. En réalité, à prendre le problème au sérieux, il ne pouvait pas être
surmonté. Mais le retrait de la problématisation progresse sans cesse. On trouve avec peine
aujourd‟hui quelqu‟un qui pense authentiquement ainsi. Celui qui défend une pensée
transcendantale Ŕ et on le peut naturellement quand on écrit des livres ou quand on donne des
conférences dans le cadre d‟un congrès Ŕ fonde cela historiquement sur une connaissance
théorique : avec Kant. »16
Peut-être est-il permis de choisir une formule plus familière afin d‟exprimer la thèse en
question : chez Luhmann, l‟autoréférence revêt une signification épistémique de premier ordre,
puisqu‟elle rend compte de l’implication du sujet de la connaissance dans l’objet. Luhmann
infléchit la signification du problème fondamental de la théorie de la connaissance en adoptant une
prémisse épistémologique constructiviste. Autrement dit, l‟activité synthétique de la subjectivité est
mise à l‟écart au profit d‟une théorie de l‟observation qui mise sur le sens que les observateurs
attribuent à la réalité. Qu‟est-ce que c‟est qu‟observer? Selon Luhmann, cette question n‟est point
futile, car d‟elle dépend la possibilité de fonder une épistémologie non ontologique. Il puise son
concept d‟observation dans le calcul logique du mathématicien britannique George Spencer Brown.
Observer, soutient Spencer Brown, c‟est effectuer une distinction. Il s‟agit d‟une opération logique
qui divise le réel en deux morceaux, dont l‟un constitue au sens strict l‟objet de l‟observation. En
effet, toute espèce de distinction implique, en vertu de sa conception théorique, une opération
corrélative et simultanée que Luhmann nomme, à la suite de Spencer Brown, indication.17
Cela dit,
le concept d‟observation est défini au moyen d‟une formule synthétique : observer, c‟est effectuer
une distinction indicative. L‟autre morceau de la forme, poursuit Luhmann, s‟avère un unmarked
space, un domaine inconnu de la réalité Ŕ et, en raison justement de cela, l‟horizon entourant la
connaissance d‟un objet particulier. Les opérations de distinction n‟ont qu‟un potentiel limité
d‟éclairer le réel.
Luhmann semble rattacher sa position épistémique à une condition structurelle de la société
moderne : puisque complexe, la société est devenue opaque à l‟heure actuelle. En effet, à la
différence des mondes socioculturels de l‟Antiquité et du Moyen Âge, la société contemporaine ne
parvient pas à se représenter symboliquement dans une figure permettant de rendre compte de la
totalité de ses opérations. Les possibilités décelées par l‟observation sont donc limitées, puisqu‟elles
dépendent de la constitution structurale des systèmes. En d‟autres mots, l‟observateur se voit
16 Ibid, p. 558. 17 Brown, G.S., Laws of Form, Cognizer Co, Long Island City, NY, 1994.
21
impliqué dans ce qu‟il distingue. Comme on l‟a vu, le droit n‟observe pas le monde de la même
façon dont le fait l‟économie : ces références au monde, que Luhmann désigne par le terme alter-
référence (Fremdreferenz), témoignent de l‟implication du sujet Ŕ ou l‟observateur, selon la formule
luhmannienne de prédilection Ŕ dans la constitution de l‟objet. Plus précisément : le droit observe le
monde à l‟aide de la validité juridique ; l‟économie, à l‟aide des prix. D‟une part, l‟environnement
du droit constitue un ensemble factuel d‟événements nécessitant une régulation juridique ; d‟autre
part, l‟environnement de l‟économie devient observable grâce au critère de la rentabilité du travail,
des investissements et du capital. Pour Luhmann, le monde (ou le réel) s‟identifie à l‟unité des deux
fragments distingués par l‟observation : celui indiqué par l‟observation et l‟unmarked space,
respectivement le système et l‟environnement.18
La différence entre structure sociale et sémantique permet de souligner deux aspects centraux de
la position avancée par Luhmann. Premièrement, la possibilité d‟étayer une description de la société
par l‟entremise des thèmes véhiculés par la communication sociale. Ces thèmes reflètent la structure
des systèmes sociaux, c‟est-à-dire la manière dont la société opère une réduction de la complexité et
parvient, de ce fait, à se reproduire. Que l‟on privilégie un concept autoréférentiel d‟observation
dénote le caractère post-ontologique de l‟entreprise luhmannienne. La communication doit se
rapporter à elle-même afin de rendre compte du régime d‟activité qui lui est propre. À y regarder de
près, il ne s‟agit pas d‟une théorie de l‟événement communicationnel, car les systèmes doivent
adopter une forme structurelle afin de maintenir en œuvre leur autopoïèse. À ce but concourent les
thèmes de communication. Ils constituent des ressources sémantiques permettant d‟actualiser
sélectivement un tissu de rapports significatifs entre les événements qui adviennent dans le monde.
Les systèmes tirent partie de cela dans le but d‟assurer leur autopoïèse. Ils produisent, de ce fait,
une description de la logique opérationnelle qui leur appartient.
Deuxièmement, ces considérations nous permettent de préciser davantage le sens que Luhmann
attribue au concept d‟observation. Comme on le sait, la théorie sociale constitue une observation qui
s‟opère sur la base des descriptions fournies par les différents systèmes de la société. Eu égard à la
relation entre la structure et la sémantique, la théorie de Luhmann se veut une observation de
second ordre, dans la mesure où elle se donne pour but d‟examiner la communication sociale du
point de vue des descriptions effectuées par la société à son propre égard. En d‟autres termes,
l‟observation s‟avère une espèce de jeu de renvois auquel participent les systèmes sociaux à titre
d‟entités fermées opérationnellement. Les descriptions constituent ainsi des auto-observations des
18 Luhmann, N., « Erketnnis als Konstruktion » dans, [tr. an. Cognition as Construction dans Luhmann Explained.
From Souls to Systems, pp. 256, Open Court, Illinois, 2006].
22
systèmes de la société.
Compte tenu de ce qui précède, le concept d‟observation permet d‟éclairer la signification de la
complexité. Chez Luhmann, complexité signifie notamment « nécessité de sélectionner ».19
Si le
traitement de la complexité exige que les systèmes réduisent le nombre d‟événements significatifs
afin d‟assurer la poursuite de leur autopoïèse, il n‟est pas moins vrai de dire que cette réduction est
réalisée à l‟aide d‟un code de sélection. Le code fait partie de la structure des systèmes. En vertu de
celui-ci, un système peut accorder une signification discernable à l‟environnement en conformité
aux prémisses opérationnelles qui lui sont constitutives. Chaque système de la société profite de
l‟utilisation des codes pour observer le monde d‟un point de vue distinct, qui renforce, malgré son
unilatéralité, la capacité de raccordement à l‟intérieur du système. Il faut indiquer, par ailleurs, qu‟il
n‟est pas possible pour un système de transposer la signification de son code aux opérations d‟un
autre système, puisque toute entité autopoïétique se caractérise par le fait d‟être fermée sur le plan
des opérations. Cela étant, Luhmann propose une solution de rechange pour le concept de sujet : au
lieu d‟un sujet transcendantal ayant la faculté d‟appréhender la totalité du social, une théorie de
l‟observation doit fixer son point de départ sur la panoplie de références systémiques qui coexistent
dans la société.
« La constitution traditionnelle du concept de monde autour d‟un « centre » et donc d‟un
sujet est abandonnée, mais pas tout simplement éradiquée sans substitut. À la place de ce
centre, intervient la différence ou plus précisément les différences système/environnement qui
se différencient dans le monde et constituent ainsi le monde. Chaque différence devient ainsi le
centre du monde, et qui rend précisément le monde nécessaire ; il intègre pour chaque
différence système/environnement toutes les différences système/environnement que chaque
système trouve en lui-même et dans son environnement. Dans ce sens, le monde est
multicentrique Ŕ mais seulement de telle sorte que chaque différence puisse intégrer les autres à
son propre système ou à son environnement. »20
(b) Dans le cadre de la théorie systémique, le concept de sujet apparaît sous un nouveau jour.
Depuis la deuxième moitié du XVII siècle, la subjectivité est devenue l‟un des thèmes majeurs de la
philosophie. Point besoin n‟est d‟expliciter ici le rapport qui unit ce concept à la culture humaniste
de la modernité. Luhmann considère la catégorie de sujet par le biais des concepts de structure
sociale et de sémantique. En ce sens, le concept apparaît comme un thème de la communication
sociale qui surgit en Europe vers la fin de l‟Ancien régime. Ainsi, il ne devrait pas paraître
surprenant que la philosophie idéaliste ait posé la conscience à l‟origine de la société, puisque les
premiers symptômes de la différenciation fonctionnelle se manifestèrent, selon Luhmann, au siècle
19 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 63. 20 Ibid., p. 261.
23
des Lumières.21
Pour notre auteur, la philosophie du sujet s‟avère une réaction face à l‟impossibilité
de saisir subjectivement la totalité du monde et celle du social, tout particulièrement.
Deux processus décisifs concourent à la formation d‟une telle sémantique, à savoir : le
renouveau de l‟expérience du salut et la création de la presse typographique. Premièrement, la
Réforme protestante marque le renouveau de la compréhension chrétienne du salut. Ayant fracturé
l‟unité catholique de la culture médiévale, le protestantisme plaide pour une réinterprétation de
l‟expérience du salut qui va dans le sens d‟une intériorisation de la foi. Dès lors, seule une
profession de foi authentique permettra de recevoir la grâce. Luhmann soutient que l‟effondrement
de la tradition du droit naturel provoqua l‟éclosion d‟une nouvelle disposition cognitive au sein de
la culture européenne. La philosophie du sujet y trouve son origine. Désormais, l‟homme ne peut
compter que sur lui-même pour acquérir des certitudes. Autrement dit, les sources religieuses de la
morale perdent tout simplement de leur force au profit d‟une fondation subjective de la
connaissance de l‟homme, la morale et la nature.22
Deuxièmement, la massification du texte écrit en
Europe renforça ce processus. En effet, les médiums de diffusion (Verbreitungsmedien) Ŕ tels la
presse typographique et, à l‟heure actuelle, les télécommunications Ŕ permirent de surmonter les
restrictions spatio-temporelles qu‟imposait à l‟époque la communication orale. Ils déclenchèrent un
formidable accroissement du nombre de livres, pamphlets et journaux, lesquels firent office de
vecteurs pour la pensée critique à l‟aube de la modernité.
En tant que sémantique sociale, le discours philosophique de la subjectivité met en évidence que
la fonction des sémantiques ne se limite pas à refléter, pour ainsi dire, les structures sociales.
L‟avènement de la société moderne marque l‟éclosion d‟un nouveau principe de différenciation
sociale, en l‟occurrence la différenciation fonctionnelle. Ainsi, au regard de la société, les êtres
humains se révèlent des usagers des prestations fournies par ses différents systèmes : désormais, les
êtres humains seront des sujets de droit, des électeurs, des consommateurs, des travailleurs, etc.
Pour qu‟ils puissent remplir cette multiplicité de rôles, il est nécessaire que la communication
sociale possède des ressources qui lui permettent de se maintenir en œuvre.
Sous la perspective de l‟autopoïèse de la communication, la théorie de la subjectivité se révèle
être une description inadéquate de la société moderne. En effet, considérer l‟être humain comme
point focal de la réalité ne s‟accorde pas avec la manière dont la société organise ses opérations sur
la base d‟un principe d‟ordre fonctionnel. En ce sens, Luhmann soutient que les sémantiques
21 Voir A Theory of a Different Order. A Conversation with Katherine Hayles and Niklas Luhmann, dans Rasch, W.,
Niklas Luhmann’s Modernity. The Paradoxes of Differentiation, Stanford University Press, Stanford (CA), 2000. 22 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 161.
24
peuvent aussi bien refléter qu‟occulter les transformations qui s‟opèrent sur la structure du système
social. En particulier, la sémantique de la subjectivité témoigne de l‟obsolescence de la culture
anthropocentrique qui naquit en Europe vers la fin du XVIe siècle. Certes, les êtres humains
incarnent une forme d‟existence qui ne se laisse pas déterminer complètement par les processus
sociaux. Or, considérer l‟homme comme le centre du monde Ŕ et par là même comme l‟auteur
intellectuel et matériel de la société Ŕ est une conception qui va à l‟encontre des transformations
structurelles qu‟a connues la société depuis le XVIIIe siècle.
« There is, after all, a hidden relation between the functional differentiation of the societal
system and the individual‟s self-proclamation as subject. Given the traditional connotation of
hypokeimenon/subiectum – something “lying under” and supporting attributes Ŕ “subject”
means something that underlies and carries the world, and, therefore, something that exists in
its own right as a transcendental and not as an empirical phenomenon. […] The individual
leaves the world in order to look at it. I interpret this extramundane position of the
transcendental subject as a symbol for the position of the empirical individual in relation to a
system of functional subsystems. He does not belong to any one of them in particular but
depends on their interdependence. […] We should drop the term “subject” (“psychic system”,
“consciousness”, “personal system”, perhaps even “individual” would do the job) if we are
simply referring to a part of reality. How can we conceive of a part of reality as underlying or
supporting reality? Can a part simultaneously be the base of the whole? […] The transcendental
theory of consciousness was at least aware of this problem and tried to solve it by claiming
extramundane status for self-referential conscious experience. But if we refuse to accept this
transcendental solution, and of course we do, we are again faced with the old paradox of
privileged part supporting a whole. »23
23 Luhmann, N., Essays on Self-Reference, pp. 113-4.
Chapitre 2
La théorie des systèmes comme théorie de la société moderne
Les concepts de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation nous permettent de comprendre les
ruptures de Luhmann avec les traditions de la métaphysique et de la philosophie du sujet. Il nous
faudra à présent montrer les lignes principales du projet théorique luhmannien dans sa spécificité.
Premièrement, il s‟agira d‟examiner la notion de superthéorie, en raison de laquelle Luhmann peut
faire un constat d‟échec : si la sociologie se trouve à présent dans un état de crise, la raison en est
l‟incapacité de cette dernière à fournir une théorie unifiée de la société moderne. La notion de
superthéorie vient remédier à cela, dans la mesure où elle établit les conditions que doit remplir une
connaissance systématique du social (I). Deuxièmement, nous exposerons le maître concept de la
théorie des systèmes, en l‟occurrence la catégorie de sens. Celle-ci permet de redéfinir notre
compréhension de ce qu‟est le social, puisque le sens constitue, à vrai dire, la modalité
opérationnelle qui correspond en propre aux systèmes de communication. Elle s‟avère par ailleurs la
condition de possibilité d‟une observation du réel (II). Troisièmement, nous présenterons le concept
de dimension de sens : bien qu‟il soit une catégorie dépourvue de différence, celui-ci est susceptible
d‟être décomposé en trois dimensions. Il ne s‟agit pourtant pas d‟une distinction analytique, mais
d‟une ressource observationnelle permettant d‟appréhender la façon dont des systèmes
autoréférentiels parviennent à établir des liens significatifs avec l‟environnement (III).
Quatrièmement, nous examinerons la signification que Luhmann octroie au concept de
communication : on ne pourrait guère comprendre son importance décisive, si l‟on faisait
abstraction des notions complémentaires de double contingence et d‟émergence (IV).
Cinquièmement, nous exposerons la théorie de l‟évolution sociale de Luhmann. D‟après lui, une
société à structure différenciée se révèle être le résultat d‟une longue évolution qui, en passant par
les sociétés stratifiées, remonte aux sociétés segmentaires. À cet égard, le concept de principe de
différenciation se révélera indispensable (V). Finalement, nous serons en mesure de saisir la
signification de l‟anti-humanisme qui caractérise l‟entreprise luhmannienne (VI).
I. Le concept de superthéorie
Il ne serait pas possible de comprendre le sens de la démarche luhmannienne si l‟on faisait
abstraction de l‟intention systématique qui l‟anime, sans quoi la théorie des systèmes deviendrait
26
suspecte ou, à tout le moins, contre-intuitive. Luhmann fixe son point de départ sur l‟état de crise
que vit à l‟heure actuelle la sociologie théorique. En voici le bilan :
« La sociologie se trouve dans une crise théorique. Bien qu‟elle ait augmenté nos
connaissances avec succès, la recherche empirique n‟a pas conduit à la formation d‟une théorie
spécifique unifiée de la discipline. Certes, en tant que science empirique, la sociologie ne
saurait renoncer à la prétention de contrôler ses affirmations à l‟aide de données tirées de
l‟expérience, indépendamment de la nouveauté ou de l‟ancienneté des canaux où sont déversés
les résultats. Mais de ce principe, elle ne peut fonder le champ spécifique de son objet ni
préciser son unité comme discipline scientifique. La résignation à ce sujet est telle que plus
personne n‟entreprend la tentative de fondation. »24
Cet état de fait s‟expliquerait, selon Luhmann, par l‟incapacité de la discipline à fournir une
théorie unifiée. D‟où la nécessité d‟entamer un travail de fondation qui prenne toutefois congé des
formules ontologiques. Dans l‟introduction de Systèmes sociaux, Luhmann introduit son projet sous
la dénomination de superthéorie. Il faut voir là une prétention universaliste qui vise à pallier cette
lacune, et dont le fondement repose sur la pertinence théorique du concept de système. Grâce à
celui-ci, la sociologie serait en état d‟appréhender un type d‟objets partageant une série finie
d‟attributs, en l‟occurrence la reproduction autopoïétique, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation
d‟opérations référentielles (en tant que procédé d‟observation). Le concept de système permettrait
par ailleurs de décrire quatre entités hétérogènes : les organismes biologiques, les machines, les
systèmes psychiques (ou la conscience) et les systèmes de communication. Luhmann offre une
caractérisation quadripartite du réel qui ne s‟identifie pourtant pas à une théorie des types. En
d‟autres termes, il ne s‟agit pas de dériver les traits distinctifs du vivant, du psychique et du social à
partir de la catégorie générale de système. Luhmann cherche plutôt à renouveler l‟appareil théorique
de la sociologie afin de décrire le régime d‟activité correspondant aux systèmes de la société, qui
sont, comme on l‟a vu, des systèmes de communication.25
En ce sens, on peut dire que Luhmann
procède de façon heuristique, sans pour autant renoncer au but ultime de formuler une théorie
générale.
H. G. Moeller26
a apporté des commentaires fort intéressants à propos de la manière dont
Luhmann comprend lui-même la portée de son projet. Bien que Luhmann n‟ait pas livré une
définition nominale de la notion de superthéorie, l‟usage qu‟il en fait suggérerait une affinité
24 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 27. 25 Luhmann distingue quatre types de système social, à savoir : les interactions, les organisations, les systèmes de
fonctions et la société mondiale (ou système société). L‟analyse détaillée de cette taxinomie n‟est pas, à vrai dire,
essentielle pour le propos que nous tentons d‟étayer dans ce travail. Nous ferons tout de même référence aux
systèmes fonctionnels et, plus loin (chapitre 5), aux systèmes organisationnels, car une reconstruction du débat
entre Luhmann et Habermas ne peut en faire abstraction. 26 Moeller, H.G., Radical Luhmann, pp. 36-8, Columbia University Press, New York, 2010.
27
élective avec le concept de système qu‟utilise Hegel. La superthéorie de Luhmann comporterait au
moins trois traits qui rappellent la philosophie hégélienne. Premièrement, Luhmann relativise
l‟importance que les théories sociales accordent aux faits. Certes, toute théorie doit prendre au
sérieux l‟exigence de « conserver un rapport à la réalité » ; toutefois, la science sociale « ne doit pas
se laisser duper par la réalité ».27
De même, Hegel s‟intéresse moins aux événements qu‟aux
processus historiques permettant à l‟Esprit de prendre conscience de lui-même. Par ailleurs, les
deux théories, celle de Luhmann et celle de Hegel, ont été constituées de manière minutieuse et à
l‟aide de concepts généraux. Moeller utilise ici l‟expression begrifflich durchkonstruiert pour rendre
compte du caractère systématique que renferment ces entreprises théoriques. Celles-ci ne traitent
donc pas, à proprement parler, de vérités nues (nackte Wahrheiten) Ŕ telles, par exemple, les
préférences en matière de consommation de différentes classes sociales ou la date de naissance de
Napoléon Ŕ, mais tâchent de livrer un appareil catégorial compréhensif afin d‟expliquer des
totalités, respectivement l‟avènement de la société moderne (par le moyen d‟une théorie générale
des systèmes28
) et celui de l‟Esprit absolu (par le moyen d‟une phénoménologie de l’Esprit).
Deuxièmement, il faut rappeler que Luhmann et Hegel tâchent de raffiner, chacun à sa manière,
l‟appareil catégorial de la science. Si la dialectique hégélienne vient en aide au transcendantalisme
de Kant29
, la théorie des systèmes tente, pour sa part, de fournir les éléments nécessaires à la
formulation d‟une théorie sociologique générale. En effet, Luhmann considère que la théorie sociale
est demeurée captive des concepts issus de la pensée idéaliste. C‟est la raison pour laquelle nous
avons reconstruit, au chapitre précédent, la critique qu‟il adresse à la philosophie de la subjectivité
transcendantale. Formuler une théorie générale de la société moderne implique, comme on l‟a vu,
de congédier définitivement la notion de sujet.
Troisièmement, Hegel et Luhmann utilisent l‟autoréférence comme devise théorique. Moeller
soutient que le système hégélien traite de l‟Esprit en un double sens. D‟une part, le concept de Geist
fournit une clef interprétative permettant de comprendre l‟histoire de l‟humanité au regard des
manifestations de l‟Esprit. D‟autre part, ce dernier opère une médiation entre le sujet et l‟objet. Dès
lors, il est possible de considérer l‟histoire comme une histoire de l‟Esprit. Ce dernier se révèle
l‟objet par excellence de la connaissance philosophique. De ce fait, le système hégélien est science
de l‟Esprit au double sens du génitif, c‟est-à-dire connaissance systématique de l‟Esprit (genetivus
27 Ibid., p. 42. 28 Nous montrerons plus loin que, pour Luhmann, une telle théorie comprend trois volets, à savoir : une théorie de
la formation et différenciation des systèmes, une théorie de l‟évolution et une théorie des média de
communication généralisés sur le plan symbolique. 29 Habermas, J., Connaissance et intérêt, pp. 39-56, Gallimard, France, 1976.
28
objectivus) par l‟Esprit (genitivus subjectivus), le sujet et l‟objet de la phénoménologie en même
temps. Pour sa part, Luhmann octroie une importance décisive au concept d‟autoréférence, puisque
celui-ci autorise la théorie de la société à s‟inscrire elle-même dans sa propre construction. Comme
on le sait, la théorie Ŕ ainsi que l‟épistémologie et l‟activité scientifique tout court Ŕ est, pour
Luhmann, un événement communicationnel qui se produit au sein de la société. Cela étant, la
sociologie est contrainte à en rendre compte.
Ce qui distingue la superthéorie du système hégélien, c‟est la façon dont elle conçoit le concept
d‟observation. Luhmann avance une critique de la phénoménologie de Hegel assez provocatrice. Le
sociologue de Bielefeld s‟y réfère par l‟expression « le grand roman de la philosophie ».30
Luhmann
tâche de montrer par là qu‟une phénoménologie de l‟Esprit situe la subjectivité humaine en deux
endroits à la fois. Chaque manifestation spirituelle de l‟humanité (la religion, l‟art et la philosophie)
constitue un moment partiel du déploiement de la conscience de soi. Or, Hegel se veut capable
d‟observer le processus itératif de dépassement (Aufhebung) de l‟Esprit au point de vue de son
achèvement, de sa réalisation finale. Autrement dit, l‟Esprit devient pleinement conscient de lui-
même dans et grâce à la philosophie de Hegel. C‟est la raison pour laquelle cette dernière peut
rendre compte des différents stades de développement de l‟Esprit. La lecture que Luhmann fait de la
pensée hégélienne, qu‟elle soit juste ou pas, permet d‟interpréter le concept dialectique de système
par le moyen de l‟autoréférence. Pour Luhmann, la dialectique se révèle un bon modèle des théories
autoréférentielles. Toutefois, la philosophie de la conscience ne possède pas d‟outils théoriques
permettant de comprendre le réel à partir de l‟unité d‟une différence. À y regarder de près, l‟œuvre
de Luhmann ne cherche pas à examiner des totalités, mais plutôt la façon dont la société observe
son unité sous une multiplicité de références systémiques. La possibilité de saisir le phénomène de
la complexité résidera donc dans un concept d‟observation qui éclaire le monde comme l‟unité de la
différence entre un système et son environnement.
« Une sérieuse discussion du rapport de la théorie fonctionnaliste des systèmes à la tradition
de la théorie transcendantale et à la théorie dialectique pourrait commencer ici. Le point de
départ de toutes ces variantes de théories réside dans le théorème de l‟autoréférence
accompagnante que, certainement, personne ne contesterait en aucun cas. Nous avons affaire à
différentes versions de ce problème de la référence simultanée à soi-même et à autre chose. On
parvient au transcendantalisme lorsqu‟on conçoit ce problème comme une particularité de la
conscience et qu‟on fait de la conscience un sujet. On parvient à la dialectique lorsque, face à la
synchronisation de la référence à soi et de la référence à quelque chose d‟autre, on s‟intéresse à
30 « Anders als im großen Roman der Philosophie, anders als in der Phänomenologie des Geistes, gibt es deshalb
kein Ende, in dem die Erkenntnis mit ihrem Gegenstand, die Vernunft mit der Wirklichkeit eins wird. Auch wird
die alte Differenz von Erkenntnis und Gegenstand, die alte ontologische Negativität der Erkenntnis als Operation
außerhalb des zu Erkennenden, nicht vorgefuhrt, um zu zeigen, wie die Erkenntnis in der Geschichte dialektisch
zu sich selbst kommt. Es gibt keine Einheit als Ende ». Luhmann, N., Die Wissenschaft der Gesellschaft, p. 547,
Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1990.
29
leur unité sous-jacente (donc en dernière analyse, on se concentre sur l‟identité de l‟identité et
de la différence et non sur la différence de l‟identité et de la différence). La dialectique peut,
mais ne doit pas nécessairement, être combinée avec la théorie transcendantale. Nous tenons la
théorie transcendantale pour une fausse absolutisation d‟une seule référence systémique (mais
en même temps pour un bon modèle des théories de l‟autoréférence) ; et nous tenons la
dialectique pour une théorie trop risquée au regard de l‟identité présupposée (alors les passages
et les connexions au sein de la théorie doivent tout de même toujours partie de la différence).
Ces prises de distance des propositions théoriques dans ce domaine du problème conduisent à la
théorie fonctionnaliste du système. Celle-ci affirme que les systèmes autoréférentiels acquièrent
de l‟information à l‟aide de la différence entre autoréférence et alter-référence (bref à l‟aide de
l‟autoréférence accompagnante) qui leur permet l‟autoreproduction. »31
II. Observation et sens dans les systèmes psychiques et sociaux
L‟autoréférence constitue donc le principe cardinal de la théorie luhmannienne. Or, quelle
garantie épistémique peut-elle fournir ? Si la science doit se limiter à rendre compte des
autoréférences qu‟actualisent les systèmes de la société, en quoi la description scientifique d‟un
système diffère-t-elle de ce que lui-même peut communiquer sur ses propres états ? Pour répondre à
cette question il faut rappeler l‟un des concepts élémentaires de la théorie des systèmes, en
l‟occurrence la fermeture opérationnelle. Pour Luhmann, cette dernière se trouve être la condition
de possibilité d‟une ouverture cognitive du système sur l‟environnement. Luhmann désigne cette
disposition cognitive sous le terme alter-référence (Fremdreferenz). L‟alter-référence permet aux
systèmes d‟octroyer une signification distincte aux événements qui adviennent dans le monde,
soient-ils des événements du système ou de l‟environnement. En d‟autres termes, pour que la
communication puisse avoir un sens, il est nécessaire qu‟elle soit dotée de la capacité à distinguer
l‟autoréférence de l‟alter-référence. Luhmann introduit ainsi le concept de sens, dont le rôle est de
clarifier comment les systèmes utilisent alternativement l‟autoréférence et l‟alter-référence pour
orienter leur autopoïèse.
Opter pour une épistémologie basée sur l‟observation des systèmes autoréférentiels n‟implique
pas supposer que les systèmes opèrent de manière solipsiste. Bien au contraire, puisque les systèmes
se servent de l‟alter-référence, ils sont en état de se poser eux-mêmes comme l‟objet d‟une
observation. Le concept d‟observation employé par Luhmann est tributaire de la théorie
phénoménologique de l‟intentionnalité. En effet, à l‟origine de toute espèce d‟observation se profile
une référence renvoyant à quelque chose qui se trouve au-delà d‟elle-même. Luhmann emploie ici
la formule suivante : « Le phénomène du sens apparaît sous la forme d‟un excédent de référence[s]
31 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 524-5.
30
à d‟autres possibilités d‟expérience et d‟action ».32
Chez Luhmann, le sens se révèle être une
structure de renvoi permettant le traitement d‟une expérience riche en possibilités et dotée, pour
cette raison, d‟horizons ouverts. Une panoplie des possibilités s‟ouvre sélectivement devant chaque
système grâce au sens. Celui-ci lui permet d‟opérer une réduction de complexité en sélectionnant
quelques unes de ces possibilités.
Le concept de sens comporte une deuxième détermination qui est décisive pour le projet de
Luhmann : il est le type de modalité fonctionnelle qui correspond à la fois aux systèmes sociaux (ou
systèmes de communication) et aux systèmes psychiques (ou systèmes de conscience). Par
l‟utilisation du sens, la communication peut en même temps déployer un régime d‟activité dépourvu
d‟interruptions et déterminer l‟objet de ses opérations référentielles. À ce but concourt
l‟établissement des limites du système. À l‟aide des limites, les systèmes cernent l‟étendue de leurs
opérations tout en se différenciant de l‟environnement. Nous avons discuté plus haut de
l‟importance des thèmes de la communication pour l‟autopoïèse. Selon Luhmann, ce sont les
thèmes qui commandent le processus itératif de différenciation d‟avec l‟environnement. Les thèmes
permettent de définir des critères de pertinence limitant l‟étendue et le contenu des contributions qui
seront fournies ultérieurement. Ainsi, les limites des systèmes s‟avèrent, en dernier ressort, des
acquis structurels déterminés de manière significative, dont la construction relève de l‟actualité et
de la pertinence des thèmes de la communication. De ce fait, le sens offre la possibilité de se
rapporter à un monde dont l‟unité est assurée paradoxalement, puisque constituée par l‟unité de la
différence rectrice entre le système et l‟environnement. Autrement dit, l‟accessibilité du monde
présuppose une structure référentielle qui actualise, à chaque moment et de manière sélective,
l‟identité du système par le moyen de l‟établissement de limites, sans quoi tout rapport au monde
serait bloqué à cause d‟une autoréférence qui se déroulerait dans une circularité inébranlable. Dans
le sillage de Husserl, Luhmann soutient que toute observation vise un objet qui renvoie à
l‟environnement du système observateur. Le concept d‟alter-référence rappelle pour cette raison la
constitution intentionnelle d‟un horizon intentionnel qui entoure les opérations de la subjectivité.
Or, à la différence de Husserl, pour qui l‟intentionnalité est somme toute une faculté particulière de
la conscience, Luhmann considère que les systèmes de communication possèdent, eux aussi, la
capacité d‟orienter leur régime d‟activité à l‟aide du sens. La capacité de gérer la différence entre
l’autoréférence et l’alter-référence ne serait donc pas une faculté exclusive de la conscience.
Ces précisions nous permettent de mieux comprendre la manière dont Luhmann conçoit le
concept d‟observation. À l‟encontre de Maturana et Varela, qui prétendent que seul le langage peut
32 Ibid., p. 104.
31
inscrire les opérations d‟un observateur dans un domaine proprement sémantique,33
Luhmann
soutient que toute espèce de système possède la faculté d‟observer. Dans le cadre de la théorie des
systèmes , l‟observation n‟est donc pas une prérogative de l‟homme, mais une possibilité découlant
de l‟utilisation des opérations référentielles. Selon Luhmann, il n‟y aurait que deux types de
systèmes capables de distinguer l‟autoréférence de l‟alter-référence : seuls les systèmes psychiques
et les systèmes sociaux seraient en mesure de comprendre une observation comme une attribution
de sens.
Cette thèse demande quelques exemples. Une cellule possède-t-elle la capacité de distinguer
entre l‟autoréférence et l‟alter-référence? Si l‟on pense à la perméabilité des membranes cellulaires,
on pourrait être tenté de répondre affirmativement. Les cellules réagissent à la concentration de
certains éléments chimiques en modifiant les seuils d‟excitation électriques qui déterminent la
porosité de leurs membranes. Les seuils sont ajustés au besoin afin de favoriser ou empêcher
l‟entrée d‟une molécule permettant la reproduction des processus intracellulaires. Cette façon
d‟envisager le phénomène en question peut induire en erreur, puisque, même si l‟on y reconnaît un
certain degré d‟autorégulation, c‟est un observateur scientifique, en l‟occurrence un biologiste, qui
distingue l‟autoréférence (dans le cas présent, la concentration d‟un élément chimique donné à
l‟intérieur de la cellule) de l‟alter-référence (dans le cas présent, l‟adaptabilité des seuils
d‟adaptation pour favoriser ou limiter les flux provenant de l‟extérieur). L‟usage du concept
d‟autorégulation se justifie en tant qu‟attribution de sens effectuée par un observateur.
Luhmann s‟approprie la distinction husserlienne noèse/noème pour déterminer la manière dont le
sens participe de l‟autopoïèse des systèmes psychiques. La conscience témoigne de la faculté
d‟orienter son autopoïèse vers soi-même (noèse) ou vers un objet autre (noème). Chez Luhmann, les
systèmes psychiques apparaissent comme étant des entités susceptibles de référer leur sélectivité
soit à eux-mêmes, soit à leur environnement. Luhmann emploie donc la distinction entre action et
expérience pour décrire l‟activité référentielle déployée par les systèmes usant du sens. Quand un
système se réfère à un événement comme issu d‟une sélection propre, on parlera d‟action.
Alternativement, le concept d‟expérience désigne l‟attribution d‟une sélection à l‟environnement.
Les systèmes psychiques se forment, selon Luhmann, en se différenciant d‟un monde ambiant par la
réactualisation itérative d‟une opération spécifique, à savoir la conscience. Celle-ci constitue un
réseau circulaire de production d‟événements psychiques, que Luhmann désigne par le terme
pensée. En tant qu‟éléments des systèmes psychiques, les pensées s‟intègrent à un réseau circulaire
afin de permettre ultérieurement la production d‟autres éléments de la sorte.
33 Maturana, H. et Valera, F., op. cit.
32
L‟influence de Husserl se fait sentir très visiblement sur ce point. Luhmann s‟approprie le
modèle intentionnel que Husserl développe dans les Logische Untersuchungen et les Ideen.
Toutefois, Luhmann abandonne la thèse de la constitution transcendantale.34
Il introduit, en
revanche, le concept d‟individualité des systèmes psychiques afin de rendre compte du régime
d‟activité qui appartient à la conscience. Il s‟agit, bien entendu, d‟une orientation théorique
fonctionnaliste, selon laquelle une telle entité doit être comprise en raison de la manière spécifique
dont elle constitue et reproduit son unité, c‟est-à-dire en raison du type d‟opération particulière qui
lui permet de poursuivre son autopoïèse. Luhmann appelle conscience la reproduction itérative des
événements psychiques. Ainsi, la conscience n‟est pas déterminée par sa participation à une
subjectivité transcendantale, mais par une série de caractéristiques qu‟elle partage avec les systèmes
de communication, en l‟occurrence : l‟autopoïèse, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation du
sens. Tout comme les systèmes de communication, la conscience entretient des échanges
écologiques, c‟est-à-dire des rapports à l‟environnement conditionnés de manière autoréférentielle.
De ce fait, il y a autant de systèmes psychiques que d‟êtres humains. D‟où l‟introduction du terme
« individualité », afin d‟appréhender le type d‟autopoïèse qui est constitutif à la conscience. Son
propos étant d‟établir les lignes directrices d‟une théorie générale de la société, Luhmann ne
s‟attarde pas trop longtemps aux systèmes psychiques. Il s‟y réfère seulement par souci de
complétude.
Jusqu‟ici, nous avons caractérisé le sens comme une ressource à la fois intentionnelle et
sémantique. Ce portrait doit maintenant être enrichi. Aussi le sens se révèle-t-il un acquis évolutif,
dont l‟histoire (Sinngeschichte) doit être examinée à l‟aide d‟une théorie de l‟évolution. En effet, le
sens témoigne de la coévolution expérimentée par la conscience et la communication. Considérer le
sens sous le jour d‟une théorie évolutive de la société permet de mettre en évidence son caractère
dynamique. Comme on le sait, le sens constitue une structure référentielle qui favorise
34 Voir Luhmann, N., op. cit., p. 274 : « […] mon pressentiment est que […] beaucoup de thèmes et même
d‟ambitions de la philosophie de la conscience réapparaîtront dans ce contexte. En effet, nous rejetons
l‟affirmation que la conscience est sujet. Elle n‟est sujet que pour elle-même. Malgré cela, on peut comprendre
que l‟autopoïèse est ouverte et en même temps fermée dans le médium de la conscience. Dans chaque structure
qu‟elle accepte, adapte, change ou abandonne, elle est connectée à des systèmes sociaux. Ceci est vrai pour la
« pattern recognition », pour le langage et pour tout le reste. Malgré ce couplage, elle est authentiquement
autonome parce que ne peut être structure [subjective] que ce qui peut guider l‟autopoïèse de la conscience et se
reproduire en elle ». Et plus loin, pp. 318-9 : « Dans ce qui suit, il est surtout important que l‟on distingue
soigneusement l‟autopoïèse des systèmes sociaux de l‟autopoïèse des systèmes psychiques (bien que les deux
opèrent sur la base d‟une autoréférence douée de sens) et qu‟on ne tende pas seulement à refonder par exemple un
réductionnisme individualiste. Le concept fondamental d‟une reproduction du système autoréférentiel fermé peut
au contraire s‟appliquer directement aux systèmes psychiques, c‟est-à-dire à des systèmes qui reproduisent la
conscience par la conscience et qui ne dépendent que d‟eux-mêmes, et donc ni ne reçoivent la conscience de
l‟extérieur ni ne transmettent la conscience vers l‟extérieur. Par « conscience » il ne faut rien comprendre de
substantiellement existant (ce à quoi le langage nous conduit constamment), mais seulement le mode spécifique
d‟opérations des systèmes psychiques ».
33
l‟actualisation sélective des possibilités mises à la disposition des systèmes. Par ailleurs, il possède
un noyau d’actualité instable. Toute espèce de pensée et toute offre communicationnelle se une
caractérisent par une forte propension au changement, sans quoi l‟autopoïèse risquerait de cesser
abruptement. Autrement dit, Luhmann tâche d‟inscrire l‟activité référentielle des systèmes dans le
temps.
Nous avons abordé l‟imbrication du temps avec la complexité, au chapitre précédent. Nous y
avons vu que Luhmann interprète le phénomène de l‟autopoïèse comme une gestion temporalisée
de la complexité. Le passage d‟un état actuel à un état potentiel nécessite donc du temps. Afin
d‟éviter les surcharges cognitives pendant que l‟autopoïèse se réalise, les systèmes mettent en
œuvre des généralisations symboliques.35
Celles-ci leur permettent de créer un temps qui s‟applique
de manière exclusive au système, et d‟assurer par là même le raccordement des opérations
autopoïétiques. Lorsque ces généralisations symboliques déclenchent la formation de structures,
nous parlerons de codes.36
La distinction entre l‟actuel et le potentiel étant constamment mise à jour,
la dimension temporelle du sens permet de mieux cerner la signification qui revient au fait de la
complexité. Le passage d‟une réalité actuelle à une réalité potentielle n‟implique pas l‟élimination
des possibilités non sélectionnées. D‟après Luhmann, le sens traite la complexité au moyen des
différences significatives qui permettent toute de même d‟en tirer quelques informations pertinentes
pour l‟autopoïèse du système. En d‟autres termes, les possibilités non sélectionnées ne disparaissent
point ; l‟utilisation d‟une exclusion sensée permet de renvoyer ultérieurement à ces possibilités, si
besoin est, pour renforcer la capacité de raccordement à l‟intérieur du système.
Pour cette raison, les systèmes psychiques et les systèmes sociaux ne traitent pas la complexité à
la manière des machines. Bien que contraints à opérer une réduction de complexité, la conscience et
la communication nécessite un certain degré d‟indétermination favorable à la poursuite de leur
autopoïèse. La complexité n‟est donc pas effacée (!), mais plutôt reproduite, puisque son traitement
engage les systèmes dans un processus de formation de structures. De ce fait, les systèmes
deviennent plus complexes eux-mêmes pour faire face à la complexité du monde. Dans les mots de
Luhmann :
« Dans sa totalité, le sens est donc un traitement selon des différences et, à vrai dire, des
différences qui, comme telles, ne sont pas pré-données, mais qui acquièrent uniquement leur
applicabilité opérative […] du fait qu‟elles sont douées de sens. L‟auto-mobilité de l‟occurrence
du sens est par excellence autopoïèse. Sur cette base tout événement (aussi petit soit-il) peut
35 Voir Luhmann, op. cit., pp. 138-43 et pp. 285 sq. 36 Nous en avons dit déjà bien des choses, notamment à propos de la validité légale et des prix. Voir chapitre 1,
section III.
34
ainsi acquérir du sens et devenir un élément dans le système. Ce n‟est donc pas quelque chose
comme « une pure existence mentale » qui est affirmée, mais la fermeture du réseau
d‟indications de l‟autoréproduction. Dans cette perspective, les mouvements de sens sont
constitués de façon autonome, pour la fonction de permettre l‟acquisition et le traitement de
l‟information. Ils ont leur propre portée, une complexité propre, un temps propre.
Naturellement, ils n‟existent pas dans le vide ni dans un royaume de l‟esprit. Ils ne survivraient
pas à la destruction de la vie où à [celle de] sa base chimique et physique. Seulement cette
dépendance n‟est pas […] une prémisse opérative de l‟occurrence du sens. Ainsi, le sens
garantit le complexe de propriétés nécessaires à la formation des éléments du système, à savoir
la possibilité qu‟a l‟élément lui-même de se laisser déterminer par sa relation avec d‟autres
éléments du système. L‟autoréférence, la redondance et l‟excédent de possibilités garantissent
l‟indétermination requise. Et l‟orientation d‟après des différences sémantiquement fixées guide
le processus autopoïétique de la détermination du sens en prenant en même temps en
considération et en donnant forme au fait qu‟à travers chaque sélection d‟actualités suivantes
quelque chose d‟autre est exclu. »37
Utiliser le concept de sens pour décrire l‟activité et l‟évolution des systèmes sociaux est une
décision lourde de conséquences. En premier lieu, parce que la théorie des systèmes ne peut pas
rendre compte de l’origine du sens. Le sens constitue en ce sens (!) une catégorie dépourvue de
différence. Pour les systèmes sociaux et psychiques tout espèce de réalité est évidemment douée de
sens. Il n‟est donc pas possible de se rapporter au fait du sens à partir du non-sens. Même l‟absurde
n‟est pas totalement dénué de sens. L‟expérience de l‟absurde fournit plutôt l‟occasion de remettre
en question la classe de distinctions que l‟on utilise pour déterminer un rapport au monde. Dans ce
cadre, Luhmann soutient que le non-sens s‟avère un cas spécial de l‟usage d‟opérateurs logiques. Il
est permis, en effet, d‟y faire référence par le biais des conclusions contradictoires qui découlent de
l‟application des principes logiques. Or, ceci ne met pas en suspens l‟activité référentielle du sens.
Bien au contraire, toute opération, soit-elle communicationnelle ou psychique, est véhiculée par le
sens.38
Est-il possible encore d‟affirmer qu‟il y a des phénomènes manquant de sens ? Luhmann
réfuterait une telle affirmation en soutenant qu‟elle serait une convention langagière tout
simplement. Posons, à titre d‟illustration, le cas suivant : aller au quotidien à un travail ne
rapportant qu‟un très faible niveau de satisfaction fournit l‟occasion de démissionner et passer à
autre chose ; le cas contraire constitue, en revanche, une occasion pour intensifier la haine que l‟on
ressent envers notre travail. Si l‟on décide, par ailleurs, qu‟il n‟est pas possible de démissionner Ŕ
car on sait que de cela dépend toute une série d‟engagements Ŕ, on peut toujours s‟adonner à des
37 Ibid., pp. 110-1. 38 Peter Sloterdijk en arrive à des conclusions similaires. À l‟instar de Heidegger, il tâche de montrer que l‟être
humain, tel un Dasein, ne peut pas remonter au commencement de son existence. La construction narrative de
l‟identité retrouve sa limite dans le fait même de la naissance, où le réel ne possède pas encore de constitution
langagière. Sloterdijk voit là la condition ontologique de la création de récits mythiques. L‟impossibilité de
remonter à l‟origine de l‟existence expliquerait aussi pourquoi la philosophie a toujours préféré les métaphores
crépusculaires au détriment des figures de style référant à la natalité. Voir Zur Welt kommen – Zur Sprache
kommen. Frankfurter Vorlesungen, Suhrkmap Verlag, Frankfurt am Main, 1988.
35
loisirs permettant de combler l‟insatisfaction qui découle de notre travail. Par conséquent, le
manque de sens se révèle être l‟épuisement d‟une prémisse de sélection. À en croire Luhmann,
l‟interruption de l‟activité du sens serait la fin de l‟autopoïèse, c‟est-à-dire la rupture du lien
communicationnelle ou la disparition de la conscience.
Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons affirmer que, pour Luhmann, la mise en œuvre du
sens exige une description formulée dans les termes d‟une théorie de l‟évolution, et tout
particulièrement dans ceux d‟une théorie de l‟évolution des couplages structurels39
résultant des
relations écologiques qu‟entretiennent l‟être humain et la société. Le concept de sens, à lui seul,
constitue seulement un outil conceptuel permettant d‟éclairer la façon dont des systèmes fermés
opérationnellement parviennent à établir des liens significatifs avec l‟environnement. Comme on le
sait, Luhmann utilise le terme contingence pour décrire ce phénomène. Il n‟y aurait pas, selon lui,
de condition ontologique qui expliquerait la naissance du sens ou l‟usage qu‟en font les systèmes de
communication et psychiques pour orienter leur autopoïèse. Pour cette raison, l‟histoire de la
société apparaît, chez Luhmann, sous la forme d‟une dérive évolutive, dont les causes doivent être
recherchées à l‟aide d‟une méthodologie génétique. À cet égard, le sens s‟avère un élément crucial,
en ceci qu‟il est porteur d‟une grande capacité de généralisation. La formation des systèmes
autopoïétiques renvoie à l‟utilisation des généralisations symboliques qui favorisent l‟établissement
des codes permettant de traiter la complexité. Autrement dit, expliquer le régime d’activité des
systèmes de sens implique d’effectuer une reconstruction phylogénétique de l’évolution corrélative
et contingente qu’ont expérimentée l’être humain et la société. Toutefois, Luhmann s‟intéresse
surtout à la façon dont cette dernière accomplit une réduction de complexité par l‟autopoïèse de la
communication. Au demeurant, la communication écologique, dont l‟objet est le rapport que la
société noue avec son environnement (et tout particulièrement avec l‟homme), constitue à n‟en pas
douter un thème incontournable pour la sociologie, sans qu‟elle soit pour autant indispensable à
une théorie générale de la société. Cela dit, Luhmann soutient qu‟on doit prendre congé des théories
de la subjectivité pour analyser le phénomène de la communication. Au sein de la théorie des
systèmes, la conscience n‟est pas une prémisse opérationnelle de la reproduction de la société, bien
que cette dernière ne puisse survivre à la disparition de la conscience, ni celle-ci à la destruction du
substrat biochimique de la vie.40
39 La notion de couplage structurel désigne l‟établissement d‟un rapport stable avec l‟environnement reposant sur
l‟ouverture que permettent les structures systémiques. Pour ce qui est du couplage structurel entre l‟être humain et
la société, nous renvoyons à la première partie du chapitre 5, section IV, où nous abordons explicitement ce
problème. 40 « De même que l‟autoreproduction des systèmes sociaux se déploie d‟elle-même par la communication qui
déclenche la communication et continuera si rien ne l‟arrête, il y a également dans l‟être humain des reproductions
36
La présentation de la catégorie de sens nous permet de revenir à la différence entre la structure
sociale et la sémantique. Si, par le biais de l‟autoréférence, Luhmann situe l‟analyse sociologique au
sein même de la société, le concept d‟observation permet, quant à lui, de saisir le trait distinctif du
social en ayant recours de la distinction système/environnement. Ainsi, ce qui n‟est pas une
opération communicationnelle est renvoyé à l‟environnement de la société. Une telle distinction
s‟opère à l‟intérieur du système social et adopte plusieurs formes selon la référence systémique
choisie par l‟observateur. Puisque l‟être humain font partie de l‟environnement de la société, leur
statut est déterminé de manière distincte par chacun des systèmes de la société : pour le système
économique, l‟être humain est un consommateur ; pour le système politique, un électeur ; pour le
système légal, un sujet de droit ; pour le système éducationnel, un étudiant ; etc. En ce sens, la
théorie de Luhmann constitue une cybernétique de second ordre (second order cybernetics). En
effet, elle tâche de décrire les distinctions qu‟utilisent les systèmes pour observer à la fois leur
dynamique interne et les événements ayant lieu dans leur environnement. Ceci étant, une
observation de second ordre rend opérationnel le principe de l‟autoréférence, car elle permet
d‟examiner la reproduction de la société à l‟aide des descriptions fournies par les différents
systèmes de communication. Ainsi, les codes binaires ne sont pas de simples critères d‟observation ;
ils constituent de surcroît le noyau sémantique des descriptions utilisées par les systèmes de
communication. De ce fait, les systèmes profitent de leur code pour observer leur propre régime
d‟activité.
Par exemple, le système économique utilise le code rentable/non rentable pour doter ses
opérations d‟un sens qui renforce son autopoïèse, à savoir : celui d‟être une activité à but lucratif
qui génère de la valeur en administrant des ressources rares. À l‟heure actuelle, le système
économique se caractérise par un régime d‟activité orienté à la maximisation des utilités
marginales. Du reste, le système économique utilise ce code pour observer l‟environnement. De ce
fait, l‟environnement acquiert un sens en propre économique sous la forme des conditions
favorables ou restrictives à l‟augmentation de la valeur du patrimoine, qu‟elle se rattache au travail,
au capital ou aux investissements. Ainsi, on comprend pourquoi les crises politiques tendent, par
exemple, à décourager les investissements étrangers ; aussi, pourquoi les travailleurs plus qualifiés
sont normalement mieux payés que ceux qui ne possèdent pas de compétences spécialisées.
autoréférentielles fermées que l‟on peut qualifier, après un examen très grossier, de reproduction organique et
psychique. Dans un cas le médium et la forme sous laquelle il apparaît c‟est la vie, dans l‟autre cas, la conscience.
L‟autopoïèse en tant que vie et en tant que conscience est le présupposé de la formation des systèmes sociaux et
cela signifie aussi que les systèmes sociaux ne peuvent réaliser leur propre reproduction que si la continuité de la
vie et de la conscience est assurée ». Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., pp. 271-2.
37
III. Les dimensions du sens
Le sens est une façon d‟être dans le monde, pour ainsi dire, un type d‟existence caractérisé par le
fait de constituer son unité à l‟aide des différences. Il surdétermine la manière dont la société et la
conscience existent respectivement sous les formes de la communication et de l‟intentionnalité.
Dans les deux cas, l‟activité référentielle du sens se déploie grâce à l‟utilisation de différences.
Celles-ci permettent que les systèmes psychiques et sociaux créent des asymétries favorables à la
poursuite de leur autopoïèse. Ces asymétries s‟avèrent, en dernière analyse, les conditions de
possibilité d‟un modèle de reproduction basé sur la fermeture opérationnelle. Ainsi, que le réel
possède un sens signifie notamment qu‟il demeure un territoire susceptible d‟être exploré par le
biais des observations, c‟est-à-dire par le biais des opérations référentielles effectuées à l‟aide d‟un
code. Pour cette raison, le type d‟observation que réalise un système est révélateur de sa structure.
Luhmann soutient que le sens comporte trois dimensions, à savoir : une dimension matérielle
(sachlich), une dimension temporelle et une dimension sociale. Désormais, nous parlerons
indistinctement de dimensions du sens ou de dimensions du monde. Christian Borch observe qu‟il
n‟y a guère d‟arguments fondant cette distinction. Luhmann ferait, en effet, abstraction de ce
problème ; il procède d‟emblée à une description phénoménologique des opérations véhiculées par
le sens. L‟introduction du concept de dimension du sens repose sur les avantages fonctionnels qui
s‟y rattachent. Avec des différences spécifiques, les systèmes parviennent à gérer l‟alternance entre
la référence au système et la référence à l‟environnement afin de rompre le cercle fâcheux de
l‟autoréférence. C‟est précisément cet avantage fonctionnel que nous appelons, à l‟instar de
Luhmann, asymétrie ou asymétrisation de l’autoréférence. Les asymétries adoptent un caractère
particulier selon la dimension qui est impliquée par les opérations référentielles du sens.
Luhmann utilise le concept de négation pour caractériser la dimension matérielle du sens. Toute
observation éclaire sélectivement un morceau du réel, que ce soit par le biais d‟une visée de
conscience ou par les thèmes de la communication sociale. Le sens mobilise une indication
distinctive qui s‟opère par le moyen d‟une négation, et qui renvoie ultimement à la différence entre
le système et l‟environnement. Aussitôt qu‟un observateur distingue un objet quelconque, le sens
configure négativement un horizon des possibilités. En guise d‟exemple : que je puisse reconnaître
cet objet-ci comme étant un cheval, implique qu‟il ne peut pas être une voiture en même temps. La
négation provoque une potentialisation récursive du réel. Les systèmes psychiques et sociaux
38
établissent par là toute une série de rapports sélectifs qui les unissent au monde d‟une façon à la fois
distincte et autonome. Autrement dit, ces systèmes utilisent le sens pour réduire la complexité. La
négation opère, ce faisant, une rupture d‟avec les processus environnementaux, que Luhmann
nomme exclusion. Il s‟agit d‟une conséquence corrélative au traitement la complexité. On se
rappelle que la formation des systèmes requiert la délimitation d‟un domaine d‟opérations vis-à-vis
d‟un environnement. En ce sens, il est permis d‟affirmer que l‟exclusion est à l‟activité référentielle
des systèmes ce que la fermeture est à leur activité opérationnelle.
En ce qui concerne la dimension matérielle du sens, on peut constater cette tendance
évolutionnaire : la distinction intérieur/extérieur constitue une ressource sémantique générale pour
délimiter symboliquement le domaine d‟opérations qui appartient à un système. À la différence de
la sociologie phénoménologique, la théorie des systèmes n‟admet pas que cette distinction soit
déterminée par une typique qui appartiendrait au monde. Bien au contraire, ce sont les systèmes
eux-mêmes qui établissent leur séparation d‟avec un environnement. En d‟autres termes, la
différence système/environnement n‟est pas fondée sur une ontologie du monde vécu. Il n‟y aurait
pas de monde qui précède le système, puisque l‟environnement, à lui seul, n‟est capable ni d‟agir ni
de vivre des expériences significatives. Un système peut certes retrouver d‟autres systèmes dans son
environnement, et leur attribuer la faculté d‟utiliser le sens. Cependant, le monde et l‟observateur
sont, d‟après Luhmann, des réalités co-originaires.41
Reprenons l‟exemple du système économique de la société. L‟usage du code rentable/non
rentable permet d‟identifier un objet quelconque, par exemple, une technique de production. Celle-
ci sera donc déterminée par une attribution de sens qui prendra la forme d‟un schéma symbolique à
valeur binaire. Ainsi, un entrepreneur peut se demander : cette technique de production est-elle
rentable ou pas? Aussi l‟utilisation des codes permet-elle d‟inscrire ladite technique dans un horizon
significatif et pertinent pour la reproduction du système : si l‟on adopte cette technique, faudra-t-il
payer une formation pour les ouvriers qui devront l‟employer? L‟exemple montre la contingence qui
caractérise l‟autopoïèse du système économique. En fait, toute décision économique se révèle être
contingente en un double sens : d‟une part, elle est contingente parce qu‟issue d‟une sélection,
c‟est-à-dire parce qu‟issue d‟une négation d‟autres possibilités ; d‟autre part, elle est contingente
parce que son occurrence dépend d‟une série de circonstances tout aussi contingentes.
L‟influence de Husserl se fait sentir à nouveau dans la manière dont Luhmann comprend la
dimension temporelle du sens. La distinction entre le présent et un temps autre, que ce soit le futur
41 Ibid., p. 129.
39
et le passé, constitue une asymétrie nécessaire à la création d‟une temporalité distincte et
constitutive au système. Les possibilités ouvertes à la sélection sont, de ce fait, différées à un
moment du flux temporel qui n‟est pas encore actuel : à l‟instant présent, on s‟occupe de ce qui n‟a
pas encore eu lieu ou de ce qui est déjà survenu. On peut ainsi introduire une deuxième distinction,
qui permet de préciser la signification du présent : les événements qui ne se déroulent pas
maintenant peuvent cependant être classés dans un temps soit antérieur, soit postérieur. La référence
au passé permet de s‟orienter d‟après une mémoire déterminée de manière autoréférentielle. Ceci
renforce le caractère sélectif de l‟autopoïèse, dans la mesure où certains événements conditionnent,
à titre de prémisses, les sélections que le système prendra ultérieurement. La possibilité de se
rapporter au passé et au futur, ainsi que la détermination de ce qui est possible, sont des processus
ayant lieu nécessairement à l‟instant présent. Les systèmes sociaux et psychiques définissent ainsi
une temporalité qui leur propre et exclusive.
Pensons, par exemple, au sous-système politique de la société. La tenue périodique d‟élections
ne s‟accorde ni avec le calendrier grégorien, ni avec l‟occurrence de cycles économiques, ni encore
avec les échéances d‟une revue scientifique. Les partis d‟opposition peuvent bel et bien profiter, par
exemple, d‟une crise économique pour discréditer la gestion menée par le gouvernement en place.
Le système politique détermine le sens (matériel) de ses opérations par le code
gouvernement/opposition. Détenir le pouvoir exécutif permet de prendre des décisions
collectivement contraignantes conformément à un programme ou à une idéologie de parti. Or, il
n‟est pas moins vrai qu‟une telle faculté est conditionnée temporellement. La courte durée des
mandats imprime une forte impulsion au système politique, qui est devenu, à l‟heure actuelle, une
sphère de la société fort dynamique. En témoignent la volatilité du prestige accordé aux chefs de
parti et aux représentants parlementaires, ainsi que l‟utilisation d‟une mémoire très sélective au
moment des campagnes électorales. Les partis se projettent alors dans un avenir incertain en
assumant des engagements faibles qui ne stipulent normalement pas d‟objectifs réalisables et
d‟échéances précises.
La dimension sociale du sens réfère aux conditions de possibilité du social. Luhmann en donne
une définition tributaire de l‟œuvre de maturité de Talcott Parsons. Le terme double contingence
désigne une duplication de perspectives qui se trouve à l‟origine de la formation de mécanismes
émergents. D‟après Parsons, le social s‟explique par l‟action de mécanismes favorisant la
stabilisation des attentes comportementales. Le système social aurait pour fonction d‟instituer un
ensemble de valeurs communautaires permettant la coordination de l‟agir par l‟entremise de rôles
complémentaires (par exemple, médecin/patient). La disponibilité de valeurs et de normes partagées
40
permettrait, à en croire Parsons, de donner suite à une communication menacée en tout temps d‟être
interrompue.
« There is a double contingency inherent in interaction. On the one hand, ego‟s gratifications
are contingent on his selection among available alternatives. But in turn, alter‟s reaction will be
contingent on ego‟s selection and will result from a complementary selection on alter‟s part.
Because of this double contingency, communication, which is a precondition of cultural
patterns, could not exist without both generalization from the particularity of the specific
situations (which are never identical for ego and alter) and stability of meaning which can only
be assured by “conventions” observed by both parties. » 42
La duplication de la contingence explique la nécessité des mécanismes émergents. Comme on
le sait, le concept de contingence doit être compris en conformité avec les directives d‟une logique
modale selon laquelle est contingent ce qui n‟est ni nécessaire ni impossible. La contingence gagne
une signification proprement sociale dès lors qu‟il se produit un redoublement de perspectives. Au
début de l‟analyse, il faut poser deux systèmes psychiques qui s‟orientent de manière
autoréférentielle. Grâce à une attribution de sens, chacun d‟entre eux peut reconnaître son
homologue comme un alter ego. La double contingence sociale implique, par conséquent, que
chaque acteur puisse comprendre son homologue comme tel, c‟est-à-dire comme un sujet au même
titre que lui-même, puisque capable d‟agir avec autonomie et de lui accorder les mêmes capacités
cognitives. Toutefois, les êtres humains peuvent toujours agir de manière imprévisible : ils peuvent
transgresser les normes, ignorer consciemment les conventions partagées par les membres d‟une
collectivité, décevoir et tromper. En ce sens, le recours à un ensemble de normes et de valeurs se
révèle trop fragile pour assurer l‟autopoïèse de la communication. À la différence de Parsons,
Luhmann soutient que la possibilité du social, et donc de la communication, ne relève pas d‟une
infrastructure normative de la société. Certes, les normes et les conventions constituent des moyens
propices à la coordination de l‟agir. Or, le social repose, à vrai dire, dans la duplication de
perspectives qui se produit par suite de la rencontre de deux êtres humains. En d‟autres mots,
Luhmann rattache le social à l‟émergence d‟un niveau supérieur de construction systémique, dont
l‟origine tient à la complexité dégagée par l‟interaction de deux consciences (opérationnellement
fermées), et non pas aux normes qui encadrent cette interaction. Luhmann déconstruit ainsi la thèse
répandue selon laquelle le social s‟identifierait aux normes et aux valeurs d‟une communauté
humaine.
Malgré ses failles, la théorie parsonienne identifie adéquatement le chemin que l‟analyse
sociologique doit suivre, puisqu‟elle introduit les concepts de communication et de généralisation.
42 Parsons, T., Toward a General Theory of Action. Theorical Foundations for the Social Sciences, p. 16, Transaction
Publishers, New Brunswick (U.S.A.) and London (U.K.), 1951.
41
Or, Luhmann estime qu‟il faut reconsidérer le rapport entre ces deux concepts et, tout
particulièrement, atténuer la primauté que Parsons concède à la dernière de ces notions. Le concept
de généralisation désigne l‟applicabilité des catégories au sein d‟une société, dont la fonction est de
faciliter l‟établissement des liens communicationnels. Que ce soit par le biais des symboles
expressifs ou du langage, ces catégories apportent une prestation cognitive permettant de réduire la
complexité, c‟est-à-dire la possibilité de subsumer le sens d‟une situation particulière sous un type
déterminé de rapports.43
Quant à lui, Luhmann estime que le concept de communication doit
prévaloir contre celui de généralisation. Si la communication prend la forme d‟un système
autopoïétique, c‟est parce qu‟elle présuppose l‟activité des média permettant la généralisation de
significations. Il faut comprendre ces dernières comme des véhicules de la communication, bien
qu‟ils fassent partie, à vrai dire, de la structure des systèmes sociaux. En d‟autres termes, les média
possèdent déjà une constitution communicationnelle. Nous y reviendrons plus loin. À ce stade, il est
nécessaire de comprendre que la dimension sociale du sens ne se rattache pas à un système normatif
issu d‟un ordre de vie socioculturel donné. Il s‟agit, au contraire, d‟une duplication d‟horizons qui
survient par suite de la rencontre de deux êtres humains. La double contingence est, pour cette
raison, un outil théorique qui rend justice à une véritable communication humaine, car elle relève
la liberté qui est constitutive aux êtres humains : ceux-ci sont toujours une source d‟incertitude pour
les systèmes de la société. De ce fait, la double contingence implique que
« Le sens est donc social non parce que lié à certains objets (des êtres humains [ou des
normes contraignantes]), mais comme porteur d‟une réduplication des possibilités de
conception. Il en résulte que les concepts d‟ego et d‟Alter (alter ego) ne sont pas là comme rôles
ou personnes pour des systèmes, mais aussi pour des horizons de sens qui accumulent et
unissent les références douées de sens. Même la dimension sociale est constituée par un double
horizon. Elle devient pertinente dans la mesure où dans le vécu et [dans] l‟action il arrive que
les perspectives conceptuelles selon lesquelles un système se rapporte à lui même ne sont pas
partagées par les autres. Cela signifie là aussi qu‟ego et alter constituent la non-connectibilité
d‟autres explorations. Puisque, de cette façon un double horizon est aussi constitutif de
l‟autonomie d‟une dimension de sens, le social ne se laisse pas réduire à la performance de la
conscience d‟un sujet monadique. Toutes les tentatives d‟une théorie de la constitution
subjective de l‟intersubjectivité y ont échoué. »44
La décomposition du sens en trois dimensions hétérogènes se justifie dans la mesure où elle
redéfinit les horizons significatifs de la communication. Ces horizons sont constamment
reconfigurés par des différences mutuellement exclusives. Autrement dit, le sens admet une analyse
éclairant la signification à la fois objective, temporelle et sociale que possède la communication. Par
ailleurs, l‟utilisation de différences permettrait aux systèmes d‟obtenir des informations pertinentes
43 Ibid. 44 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 126.
42
à leur autopoïèse. Luhmann comprend le concept d‟information dans le même sens que Gregory
Bateson. Selon lui, l‟information « c‟est la différence qui fait la différence ».45
Adapté au
vocabulaire de la théorie des systèmes, le concept d‟information est un événement qui sélectionne
un état dans le système.46
L‟information constitue une espèce d‟asymétrie auto-créée qui rompt le
cercle fâcheux de l‟autoréférence. Luhmann illustre ces considérations avec l‟exemple suivant :
« cette rose est une rose, est une rose, est une rose ».47
Or, l‟ajout d‟une référence temporelle, par
exemple, permet de mettre à jour notre compréhension de l‟objet : aujourd‟hui ceci est une rose,
demain cette rose deviendra un corps en décomposition. Ce principe s‟applique également aux
systèmes de communication, dans la mesure où ils font usage de l‟information pour établir un
rapport à l‟environnement. Par exemple : lorsque deux personnes ne parviennent pas à s‟entendre, le
noyau thématique du problème en discussion ne disparaît pas pour autant. On peut distinguer ta
perspective de la mienne, pour convenir par la suite que la mienne est actuelle, tandis que la tienne
s‟avère démodée.
Ainsi est-il possible de comprendre pourquoi Luhmann accorde une si grande importance à la
dimension sociale du sens. Luhmann tente de rééduquer nos habitudes de pensée par le biais d‟un
concept original de ce qu‟est le social. Le caractère prédicatif du langage risque d‟en empêtrer
l‟analyse ; on tend à penser le social comme s‟il était une chose, donc à le réifier. Luhmann cherche
ainsi à corriger cette mécompréhension en utilisant un nouveau argumentaire. D‟après lui, le social
doit être examiné sous un nouveau jour : il existe dans la réalité des systèmes fermés qui établissent
tout de même une série de rapports significatifs avec leur environnement grâce à la communication.
La société n‟est donc pas une chose, mais un type d‟existence invraisemblable qui participe d‟un
régime autopoïétique de reproduction.
IV. Double contingence et communication
Qu‟est-ce que la communication pour Luhmann ? Jusqu‟ici, nous avons dit que la
communication se déploie sous la forme d‟un système autopoïétique utilisant le sens. Pourtant, cette
caractérisation demeure incomplète. En effet, la communication comporte un niveau d‟émergence
qui lui permet de se distinguer de l‟environnement. Par émergence, il faut comprendre une série de
caractéristiques qui apparaissent à un certain seuil de complexité. Pour ce qui est des systèmes
45 Ibid., p. 296. 46 Ibid., p. 111 sq. 47 Ibid., p. 106.
43
sociaux, ces caractéristiques sont, comme on le sait, l‟autopoïèse, la fermeture opérationnelle et le
sens. Malgré son origine biologique, le concept a été utilisé depuis longtemps en sociologie.
Durkheim, le premier, en fait usage pour saisir les traits distinctifs des faits sociaux. Le sociologue
français procède par analogie. Bien que le carbone, l‟oxygène et l‟hydrogène participent du vivant,
ce dernier n‟est point le résultat d‟une simple agrégation d‟éléments chimiques. De nombreux
acteurs prennent part à la société, sans qu‟ils déterminent, en tant qu‟êtres humains, la nature des
phénomènes sociaux. On peut repérer, chez Durkheim, une intuition qui remonte à la philosophie
aristotélicienne, en l‟occurrence l‟idée de synergie. La signification en est déterminée par la
présomption que, en quelque sorte, le tout est plus que la somme des parties. Autrement dit, il y
aurait une espèce de disproportion entre le tout et ce dont il est composé. Durkheim utilise la notion
d‟émergence pour examiner des objets à proprement parler sociologiques. Par exemple, la langue
française48
se révèle être un fait social, dans la mesure où elle s‟impose, comme langue officielle, à
tout habitant de la France. En ce sens, le français apparaît comme étant une condition extérieure aux
hommes, qui possède tout de même un caractère contraignant. Son statut de fait social n‟est pas
déterminé par le nombre de personnes qui le parle couramment. Au contraire, la langue constitue
une espèce de sédimentation socioculturelle qui dépasse ses locuteurs.
Le concept d‟émergence apparaît à nouveau chez Luhmann. Or, le sociologue de Bielefeld ne
considère plus les phénomènes sociaux sous l‟angle de la synergie, mais sous celui de la double
contingence. Par ce biais, Luhmann tâche de montrer que le niveau d‟émergence du social réside
dans un redoublement de perspectives. Par l‟activité référentielle du sens, le monde apparaît sous la
forme d‟un horizon double, puisque chaque être humain expérimente son homologue comme une
source d‟indétermination : personne ne peut exercer un contrôle unilatéral sur son alter ego. Pour
cette raison, la constitution d‟un lien communicationnel relève de la généralisation des ressources
sémantiques que Luhmann appelle, dans le sillage de Parsons et de la sémiotique, média.
Avant d‟aller plus loin, il est nécessaire de décrire le processus par lequel la communication
devient une entité émergente (ou un système de sens). Luhmann s‟y réfère par le terme synthèse. La
communication serait, à en croire Luhmann, le résultat d’une synthèse de trois sélections, auxquels
participent deux systèmes psychiques à titre d’alter egos. Premièrement, le phénomène
48 « Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l‟individu, mais ils sont doués d‟une
puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s‟imposent à lui, qu‟il le veuille ou non. Sans doute,
quand je m‟y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou se fait peu sentir, étant inutile. Mais elle
n‟en est pas moins un caractère intrinsèque de ces faits, et la preuve, c‟est qu‟elle s‟affirme dès que je tente de
résister. […] Je ne suis pas obligé de parler français avec mes compatriotes, ni d‟employer les monnaies légales ;
mais il est impossible que je fasse autrement. Si j‟essayais d‟échapper à cette nécessité, ma tentative échouerait
misérablement ». Durkheim, E., Les règles de la méthode sociologique, p. 19, document numérisé par Jean-Marie
Tremblay en collaboration avec la bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi, 2002.
44
communicationnel nécessite que des informations soient véhiculées. Alter donne à entendre un
contenu comportant, aux yeux d‟ego, de la nouveauté. Cette information aura pour effet d‟induire
une sélection ultérieure de la part d‟ego. L‟information crée alors une asymétrie dans le cercle de
l‟autoréférence permettant de coordonner les sélections de deux systèmes qui se trouvent l‟un dans
l‟environnement de l‟autre. Par exemple : on apprend que le Front National monte rapidement dans
le sondages, et on décide d‟appuyer le Parti Socialiste pour éviter un virage dangereux de la société
vers l‟extrême droite.
Deuxièmement, la communication nécessite un canal qui lui permette de se rendre aux
destinataires. Luhmann emploie ici le concept d‟énonciation (Mitteilung). Nombre de média
peuvent faire office de canal pour les offres communicationnelles : la perception, le langage, les
média de diffusion (le texte écrit et, plus tard, les télécommunications) et les médias généralisés sur
le plan symbolique49
. Comme on l‟a vu, le sens opère à l‟aide de généralisations symboliques.
Luhmann puise le concept de symbolisme dans la phénoménologie husserlienne. Un symbole,
soutient-il, n‟est pas un signe. Il est nécessaire que le symbole soit en mesure de véhiculer des
opérations de renvoi tout en faisant usage d‟un objet possédant une signification potentiellement
généralisable. Ainsi, un clin d‟œil n‟est pas, en tant que tel, un symbole. Il lui faut une alter-
référence qui le renvoie au-delà de lui-même. Autrement dit, il est nécessaire que le destinataire
d‟un clin d‟œil puisse l‟interpréter comme un signe de quelque chose d‟autre. En ce sens, on
pourrait dire que la différence entre le signe et le symbole repose sur l‟intensité de l‟autoréférence :
si dans le symbole celle-ci est maximale, dans le signe elle n‟est que très faible. Le signe n‟est pas
comme tel indispensable ; il dénote, à vrai dire, la contingence inhérente à l‟utilisation des médias.
Pour être reconnu comme tel, le symbole doit, en revanche, atteindre une signification générale. De
ce fait, on peut repérer facilement dans un clin d‟œil l‟indice de quelque chose d‟autre, une espèce
d‟incitation à rompre le cercle de l‟autoréférence.50
49 Nous abordons les médias généralisés au plan symbolique dans la deuxième partie de ce travail. Voir la section
final du chapitre 3 intitulée La théorie des média chez Luhmann. Ici, nous nous contentons d‟introduire le concept
de média : « Nous voudrions appeler media les acquis évolutionnaires qui apparaissent dans ces ruptures de la
communication à transformer l‟improbable en probable. Correspondant aux trois sortes d‟improbabilités de la
communication [la compréhension, la diffusion et l‟acceptation], il faut distinguer trois différents media qui se
rendent mutuellement possibles, se limitent et se chargent des problèmes de conséquences. […] Le langage, les
médias de diffusion et les médias de communication symboliquement généralisés sont ainsi des conquêtes de
l‟évolution qui, dans une dépendance mutuelle, fondent et augmentent le traitement de l‟information que la
communication sociale peut produire. C‟est ainsi que la société se produit et se reproduit en tant que système
social. Une fois que la communication est mise et maintenue en marche, la formation d‟un système social est à la
limite inévitable tout comme le développement des systèmes sociaux résultant de ces conditions de base qui
permettent de former des attentes eu égard à ce qui est improbable et de transformer l‟improbable en ce qui est
suffisamment probable. Au plan des systèmes sociaux, c‟est un processus exclusivement autopoïétique qui produit
lui-même ce qui le rend possible ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,pp. 208-9 et 211. 50 Ibid., p. 116.
45
Tout comme le clin d‟œil, le langage constitue un canal de présentation de l‟information. Ce
dernier témoigne de certains avantages fonctionnels qui font de lui un meilleur candidat pour piloter
l‟autopoïèse du système social dans un contexte de complexité élevée. En effet, le langage se
distancie de la perception en mettant à la disposition de la conscience une gamme élargie de signes
visuels et acoustiques, dont la signification dépasse les limites spatiales. Cette distance qu‟il établit
vis-à-vis de la perception lui permet, par ailleurs, de se rapporter à lui-même par le biais des
énoncés langagiers. En ce sens, le langage est un média réflexif.
Troisièmement, l‟information présentée doit être comprise. À la différence de deux sélections
précédentes (l‟information et l‟énonciation), c‟est chez ego où la compréhension se produit. Le
concept de compréhension (Verstehen) ne désigne pas une réception intégrale du message véhiculé
par alter, au sens d‟une compréhension identique de ce qui est énoncé par alter. Une compréhension
peut bien se produire lorsqu‟ego interprète le message en un sens fort éloigné de, voire contraire à,
celui qu‟alter aurait voulu communiquer. La possibilité du phénomène communicationnel ne repose
pas sur l‟identité des contenus transmis. À vrai dire, il n‟y a pas de transfert dans la communication,
au sens d‟une perte ou d‟une dépossession. Il ne s‟agit pas non plus, selon Luhmann, d‟atteindre
une communauté de sens par le biais d‟une entente réciproque. Pour qu‟il y ait communication, il
suffit qu‟il y ait seulement des canaux (des médias) permettant la coordination des sélections
conditionnées de manière autoréférentielle. Du reste, l‟acceptation et le refus ne feraient pas partie
de l‟événement communicationnel. Luhmann considère plutôt que l‟acceptation et le refus
témoignent de la capacité de raccordement des actions communicationnelles mobilisée par le sens.
Autrement dit, qu‟ego accepte ou refuse l‟offre présentée par alter n‟a pas d‟importance pour la
continuité d‟une communication à caractère émergent.
« La communication est une sélectivité coordonnée. Elle n‟a lieu que lorsque ego fixe son
propre état sur la base d‟une information qu‟on lui donne à entendre. Il y a aussi
communication lorsque ego considère l‟information inexacte, ne veut pas remplir le souhait
qu‟il exprime, ne veut pas suivre la norme à laquelle le cas se réfère. Qu‟ego doive distinguer
entre l‟information et ce qu‟on lui donne à entendre le rend capable de critiquer et, si
nécessaire, de refuser. Cela ne change rien au fait qu‟il y a eu communication. Au contraire,
[…] même le rejet est une manière de fixer son propre état sur la base de la communication. La
possibilité du refus est nécessairement construite dans le déroulement de la communication. »51
L‟abandon du concept de transmission éclaircit la façon dont Luhmann comprend le fait de la
communication. Pourvu que les systèmes de sens opèrent dans le mode de la fermeture, il est
impossible de connaître la manière dont alter et ego s‟approprient subjectivement des significations
51 Ibid., p. 202.
46
mobilisées par la communication sociale. Un observateur scientifique ne peut appréhender cette
appropriation que par le moyen d‟une attribution extérieure. De ce fait, la compréhension ne
pourrait nullement exiger, à titre de principe théorique, une identification intersubjective du sens qui
appartient aux énonciations. Luhmann prend au sérieux les difficultés auxquelles se heurte une
théorie phénoménologique du social étayée dans les termes d‟une théorie de l‟intersubjectivité.52
Pour les contourner, Luhmann fait appel au concept de double contingence pour mettre en évidence
la dimension sociale du sens. La constitution du phénomène communicationnel n‟a donc pas lieu
dans la conscience ; il ne provient pas d‟une intention subjective.
Néanmoins, on pourrait tout de même poser la question suivante : où se produit cette synthèse ?
Cette question nous permet de mieux cerner la complexité de l‟œuvre de Luhmann. Que l‟on ait du
mal à se représenter une communication à caractère émergent témoigne de l‟autopoïèse de la
conscience. Comme on le sait, le sens est une catégorie dépourvue de différence. La conscience
tend à ramener toute sorte d‟expérience à l‟autopoïèse qui lui est constitutive. Peut-être devrait-on
examiner la signification que renferme l‟usage de certaines figures de style, dont la métaphore et la
personnification, à l‟aide d‟une théorie des systèmes. Ceci expliquerait pourquoi la Vieille Europe
tenta de comprendre la société d‟un point de vue humaniste. L‟être humain ne peut traiter
l‟expérience que par le biais d‟un type de ressource distinct, que Luhmann nomme autopoïèse de la
conscience. Peut-être devrait-on voir là aussi la raison pour laquelle la théorie des systèmes a
toujours paru suspecte. En effet, Luhmann n‟a jamais daigné accorder un visage humain à la
société.
« La difficulté qu‟il y a à comprendre cela se justifie en ceci que chaque conscience qui
essaie de comprendre est elle même un système autoréférentiel fermé et pour cette raison ne
peut sortir de la conscience. […] [La conscience] ne peut que se faire consciemment et être
posée contre une autre conscience possible. Mais cela ne vaut pas pour la communication elle-
même. Elle n‟est possible en général qu‟en tant qu‟événement transcendant la fermeture de la
conscience : en tant que synthèse plus que de contenu d‟une seule conscience. On peut en outre
être conscient de ceci et aussi communiquer là-dessus (sans être certain dans sa propre
conscience que cela réussira). »53
52 Voir la préface à l‟édition anglaise de Systèmes sociaux, où Luhmann écrit : « Husserl, in his famous "Fifth
Cartesian Meditation", made it impossible to deny the problem of "intersubjectivity" any longer. His answer, that
the social is an "intermonodological community", is theoretically so weak that it can be read as an expression of
embarrassment, indeed as an admission of defeat. There can be no intersubjectivity on the basis of the subject.
Husserl reformulated the problem so sharply because in his transcendental phenomenology he had begun with a
fundamental unity, indissoluble for consciousness, of self-reference and reference to others. It is, in the same
moment, knowledge of itself and grasp of phenomena in one, noesis and noema, and therefore, in precisely this
sense, intentionality in its fundamental mode of operation. Ever since people have continually fiddled with the
famous "problem of reference" without anyone noticing that, after Husserl, the problem must be posed differently
- namely, as the problem of the operative processing of the difference between self-reference and reference to
others ». Preface to the English Edition dans Social Systems, Stanford University Press, California, 1995. 53 Luhmann, Systèmes sociaux, op. cit., 145.
47
V. Evolution
Comme on l‟a vu, la capacité de réduire la complexité par le biais du sens est, pour Luhmann, un
acquis issu de l‟évolution conjointe qu‟ont expérimentée l‟être humain et la société. Le sens des
sémantiques enfantées par l‟histoire de la société européenne nous permet de comprendre cette
évolution. Il est nécessaire d‟introduire ici le concept de différenciation (Ausdifferenzierung) afin
d‟enrichir notre compréhension du processus évolutionnaire. Jusqu‟ici, notre exposé a été centré sur
l‟une des formes que la différenciation sociale peut adopter, en l‟occurrence la différenciation sur le
plan des fonctions (ou différenciation fonctionnelle). Ceci n‟est pas une décision hâtive, si l‟on tient
compte des buts poursuivis par Luhmann. Or, il faut indiquer que sa théorie comprend aussi
d‟autres principes de différenciation. La présentation en est instructive, car elle nous permet
d‟appréhender comparativement la spécificité de la société moderne.
Que faut-il entendre par différenciation ? Luhmann répond à cette question en faisant appel au
concept d‟observation. Ce dernier permet d‟expliquer en quoi consiste la formation d‟un système.
Un système résulte d‟une synthèse circulaire d‟opérations capable de se reproduire itérativement.
Pour ce faire, le système interrompt le flux d‟événements ayant lieu dans l‟environnement ; plus
précisément, les limites du système constituent elles-mêmes cette interruption. L‟émergence du
système est, pour cette raison, un processus qui se produit corrélativement à la formation de
l‟environnement. Nul rapport ne peut s‟y établir à défaut d‟une référence systémique. En ce sens, un
observateur est en mesure de créer un lien avec l‟environnement par une attribution de sens qui
s‟opère en conformité avec ses propres prémisses opérationnelles.
Compte tenu de ce qui précède, le concept de différenciation renvoie à la procédure typique
qu‟utilisent par les systèmes pour construire leurs limites. Luhmann met en garde ici contre une
utilisation irréfléchie du concept de cause. Il en distingue deux types, à savoir les causes génétiques
et les causes fonctionnelles. Luhmann s‟intéresse à celles-ci plutôt qu‟à celles-là. Le concept de
cause génétique désigne toute espèce d‟événement factuel produit à répétition qui provoque une
augmentation de la complexité. On peut penser, par exemple, au renouveau protestant de
l‟expérience du salut et à la création de la presse typographique. Il s‟agit, bien entendu, de
phénomènes dont l‟occurrence s‟explique par certaines conditions historiques. La théorie de
Luhmann porte un regard accessoire sur celles-ci. Luhmann tente plutôt d‟offrir une perspective
interprétative qui rend compte de la manière dont la société gère cette augmentation de complexité
par la formation des systèmes émergents à caractère fonctionnel. Ainsi, le but de Luhmann est
48
moins d‟expliquer la société moderne comme le résultat de certaines causes génétiques que de la
décrire à l‟aide des catégories fonctionnelles, c‟est-à-dire de déchiffrer la signification que rêvet le
phénomène de la complexité.54
Luhmann considère trois principes de différenciation : la différenciation segmentaire, la
stratification et la différenciation sur le plan des fonctions. Ceux-ci nous permettent de comprendre
l‟évolution des sociétés à partir du type de différenciation prévalant à un certain stade évolutif. Le
critère de distinction employé par la théorie des systèmes ne vise donc pas l‟exclusivité de l‟un de
ces types, mais la prédominance de l‟un sur les autres : si c‟est la différenciation fonctionnelle qui
l‟emporte actuellement, il est tout de même vrai que certaines formes de différenciation segmentaire
et de stratification ont résisté au passage du temps.
La différenciation segmentaire tend à gagner en importance lorsque le degré de complexité
sociale est plutôt bas. Elle se déploie au sein des groupes à population réduite (clans), où les
différences entre les systèmes sociaux ne sont pas délimitées clairement. Chaque clan remplit en fait
toute sorte de prestations : le culte religieux, les activités productives, la distribution du pouvoir, la
transmission des traditions, etc. L‟âge et le sexe y opèrent comme des principes de discrimination.
Ce type d‟organisation sociale se caractérise par le fait de garantir un droit de participation à chacun
de ses membres au détriment des étrangers. En ce sens, la différenciation segmentaire met les
fonctions Ŕ et, par là même, les individus Ŕ sur un plan d‟égalité. Au sein d‟un même clan, il n‟y a
guère d‟exclusion. Les activités qu‟il réalise sont dans une forte mesure confondues. Le système
social se distingue d‟avec un environnement dans lequel d‟autres clans existent. Chaque clan
constitue un univers clos qui se reproduit en entier, pour ainsi dire, dans chaque interaction. La
formation d‟alliances par le biais de l‟échange de dons et de femmes établit des règles exogamiques
de reproduction. La conclusion d‟alliances entre clans constitue un vecteur d‟augmentation de
complexité, qui peut entraîner la formation d‟un nouveau principe de différenciation.
La stratification advient lorsque les sociétés ont acquis un niveau de complexité plus élevé par
rapport à celui des clans. Ce type sociétal est caractéristique de grands empires de l‟Antiquité, des
États du monde hellénique et des sociétés européennes du Moyen âge et de l‟Ancien régime. Dans
une perspective génétique, la stratification a son origine dans la concentration de moyens de
54 Il conviendrait de rappeler à présent la panoplie de relations autoréférentielles tissées par la théorie des systèmes
de Luhmann. Comme on le sait, cette dernière constitue un programme de recherche sur le système scientifique de
la société, qui utilise des abstractions (catégories) pour décrire une réalité riche en manifestations sémantiques. Il
est donc nécessaire de comprendre ces abstractions en conformité avec le principe de l‟autoréférence. Tout comme
d‟autres dispositifs sémantiques, les catégories scientifiques sont, pour Luhmann, des mécanismes réducteurs de
complexité.
49
coercition et de justice par un groupe réduit d‟individus. Le trait distinctif en est la capacité d‟un
groupe social (un état ou une classe) à représenter dans sa manière de vivre et d‟agir la totalité du
monde. En témoignent les caractérisations politiques de la société issues des Cités-États grecques et
de l‟absolutisme européen. Dans un cas, le concept de société (koinonïa) est étroitement apparenté à
un espace dialogique restreint auquel participaient seulement les individus détenant le statut de
citoyen, au détriment des femmes, des enfants et des esclaves (isonomia) ; dans l‟autre cas, la
société s‟identifie au style de vie mené par le roi et ses courtisans. D‟où la maxime célèbre de Louis
XIV : « L‟État c‟est moi ». Cette dernière nous instruit sur le type de sémantique qu‟emploient les
sociétés stratifiées : la détention du pouvoir et des richesses sont à ce stade étroitement corrélées, et
déterminent les chances de participer à la communication sociale. Autrement dit, l‟appartenance à
une certaine classe sociale explique de jure l‟inclusion (et l‟exclusion) dans le système politique et
le système économique. Pour sa part, le bas peuple (l’oikos, les plébéiens et le tiers état) était exclu
de la prise de décisions et, dans une moindre mesure, de l‟accumulation de biens.
Ceci rendit possible une représentation hiérarchique du social grâce à une opération symbolique
que Luhmann nomme représentation du Tout dans la partie. Dans les sociétés stratifiées le système
politique possède une position privilégiée dans le déroulement de l‟autopoïèse de la société, en
l‟occurrence celle d‟être l‟instance centrale de la reproduction du système social. C‟est la raison
pour laquelle Luhmann utilise aussi la formule société centre-périphérie55
pour se référer aux
sociétés stratifiées. Au sein de l‟absolutisme européen, le roi et ses courtisans constituent en effet le
centre de la société. Ils possèdent une connaissance fort précaire de la vie du bas peuple. À la
différence des sociétés segmentaires, la stratification établit un principe d‟inégalité entre les
systèmes : la politique en est de toute évidence le plus important. La religion vient en aide à une
fondation idéologique du pouvoir monarchique. Les règles d‟étiquette, le savoir et le raffinement en
matière de goût appartiennent exclusivement au roi et aux membres de la cour.
La différenciation sur le plan de fonctions correspond à la manière dont la société moderne
réalise son autopoïèse. La caractéristique centrale en est la formation d‟une série orthogonale de
références systémiques, ayant pour conséquence un effet de décentrage du monde : aucun système
n‟est plus important que les autres pour assurer l‟autopoïèse de la société. Au contraire, chaque
système se spécialise dans la résolution d‟un type particulier de problèmes. Par le moyen des
fonctions, la société contemporaine constitue un environnement à proprement parler interne : dès
55 Certes, on peut distinguer analytiquement entre stratification et différenciation centre-périphérie. Sous une
perspective évolutive, ces principes de différenciation ont toutefois émergé de manière corrélative. Lorsqu‟il
examine le binôme centre-périphérie, Luhmann semble songer à la configuration sociétale qu‟ont connue l‟Empire
romain et la Polis grecque, ce dont témoigne l‟usage récurrent du terme Hochkultursgesellschaften.
50
lors, chaque système de la société est capable de se rapporter à d‟autres observateurs sociaux, qui
seront considérés comme des « systèmes-dans-son-environnement ».56
À titre d‟illustration, on peut
se référer aux rapports entre le système politique et le système scientifique. En ayant recours à
certaines découvertes scientifiques, le système politique de la société peut justifier la prise des
décisions à caractère contraignant. Par exemple, le risque associé à la production d‟énergie
nucléaire s‟avère un argument pour justifier la fermeture des centrales nucléaires. Le gouvernement
pourra, en conséquence, investir davantage dans l‟exploitation des sources d‟énergie renouvelables.
Au regard du système politique, la science se révèle un système de communication appartenant à
son environnement interne. Il peut faire appel aux prestations de la science pour assurer la
continuité de sa propre autopoïèse.
Les sociétés proprement modernes rompent l‟indifférenciation qui existait jadis au sein des
clans. Désormais, l‟inclusion dans un système n‟assure pas eo ipso l‟inclusion dans un autre
système. Par exemple : on peut terminer des études universitaires avec les plus hautes distinctions et
se retrouver tout de même au chômage. À l‟heure actuelle, on constate certes une intégration
verticale entre les critères systémiques d‟inclusion et de réussite de plus en plus accentuée : les
meilleurs élèves à l‟école proviennent normalement de familles nanties. Toutefois, à la différence
des sociétés stratifiées, aujourd‟hui l‟appartenance à l‟élite politique n‟implique pas nécessairement
que l‟on aura accès aux prestations d‟autres systèmes de la société. Chaque individu peut participer
à la communication sociale de diverses façons : on peut être à la fois électeur, consommateur,
membre d‟un comité éditorial, professeur d‟université, client d‟une boîte d‟avocats, etc. Ceci
signifie que les systèmes, bien qu‟inégaux du point de vue de leur fonction, n‟excluent pas les êtres
humains de par leur origine sociale, ethnique ou nationale. Chaque système fixe de façon
autoréférentielle ses critères d‟inclusion et de réussite. En termes plus abstraits, Luhmann suggère
que la différenciation fonctionnelle a eu pour conséquence une multiplication des possibilités du
réel, dans la mesure où chaque observateur social (système) octroie une signification particulière au
fait de la complexité.
Aussi la différenciation fonctionnelle présente-t-elle une troisième caractéristique distinctive, à
savoir le fait qu‟elle se déploie à une échelle planétaire. Selon Luhmann, la modernité avancée
56 « Tout ce qui se passe appartient toujours et en même temps à un système (ou à plusieurs systèmes) et à
l‟environnement de plusieurs systèmes. Toute détermination présuppose un acte de réduction et chaque
observation, description et conceptualisation de la détermination exige une référence systémique dans laquelle
quelque chose est déterminé comme moment du système ou comme moment de son environnement. Chaque
changement d‟un système est un changement de l‟environnement d‟autres systèmes ; chaque augmentation de
complexité en un lieu augmente la complexité de tous les systèmes ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p.
228.
51
assiste à la formation d‟un ordre mondial, dont les opérations ne sont plus circonscrites aux limites
territoriales des nations. À une exception près, le régime d‟activité des systèmes de la société
s‟étend au-delà des frontières. Seul le système politique utilise actuellement une distinction d‟ordre
segmentaire, en l‟occurrence la distinction souverain/étranger, dont la signification est certes
territoriale. Au cours des dernières décennies on a vu néanmoins proliférer toute une série
d‟institutions internationales, dont la direction ne relève guère des États nationaux. À l‟instar de
Luhmann, il faut comprendre ces institutions comme des phénomènes sociaux, c‟est-à-dire comme
des systèmes de communication autopoïétiques.
D‟après Luhmann, la tentative scientifique d‟observer les sociétés à l‟aide d‟un critère territorial
se rattache à la façon dont la Vieille Europe pense le social. En fait, elle se rapporte à une
épistémologie étayée dans les termes d‟une philosophie du sujet. Analyser la société en faisant
appel à l‟identité société = nation, pour autant que cela paraisse raisonnable à première vue,
constitue une stratégie méthodologique épuisée, dans la mesure où cela implique de renoncer à
comprendre la société à partir d‟une perspective décentrée. Le nationalisme méthodologique prône
la possibilité d‟observer la société à partir d‟une position extérieure et privilégiée.
Par ailleurs, le concept de culture ne se révèle pas plus prometteur. Selon Luhmann, ce concept
manque de toute pertinence sociologique. Depuis le XIXe siècle, nous informe-t-il, la notion de
culture a été utilisée pour établir des différences. Ainsi, on peut affirmer, par exemple, que le Brésil
est une société différente de la Thaïlande, puisque chacun de ces pays possède une culture qui lui
est particulière. Or, à y regarder de près, on constate qu‟un tel procédé méthodologique ne fournit
guère de perspectives comparatives. Si la question centrale de la sociologie est, comme le suggère
Luhmann, comment l’ordre social est-il possible ?, il faudrait multiplier cette question autant de fois
qu‟il existe de pays. Il faudrait donc demander : comment la société brésilienne est-elle possible ?
Comment la société thaïlandaise est-elle possible ? Le concept de culture perd de sa force
explicative dès qu‟on fait le constat de la différenciation fonctionnelle. Pour ce qui est de l‟exemple
proposé, on doit reconnaître que, malgré les différences culturelles qui les séparent, le Brésil et la
Thaïlande sont potentiellement en mesure de tisser toute une série de rapports fonctionnels. En
effet, ces pays échangent des connaissances scientifiques, nouent des relations commerciales et
diplomatiques, constituent des destinations touristiques l‟un pour l‟autre, etc.
À notre époque, la société adopte la forme d‟un ordre mondial. Par conséquent, il n‟est plus
pertinent de parler des sociétés, mais d‟une société mondiale, au singulier. Luhmann prendra donc
congé des approches culturalistes et du nationalisme méthodologique. Il fait valoir, en revanche,
52
que la société contemporaine doit être entendue à l‟aide d‟un concept de différenciation renfermant
deux traits distinctifs : un caractère fonctionnel et une étendue planétaire.
« The inclusion of all communicative behavior into one societal system is the unavoidable
consequence of functional differentiation. Using this form of differentiation, society becomes a
global system. For structural reasons there is no other choice. Taking the concept of the world in
its phenomenological sense, all societies have been world societies. All societies necessarily
communicate within the horizon of everything about which they can communicate. The total of
all the implied meanings constitutes their world. Under modern conditions, however, and as a
consequence of functional differentiation, only one societal system can exist. Its communicative
network spreads over the globe. It includes all human (i.e., meaningful) communication.
Modern society is, therefore, a world society in a double sense. It provides one world for one
system; and it integrates all world horizons as horizons of one communicative system. The
phenomenological and the structural meanings converge. A plurality of possible worlds has
become inconceivable. The worldwide communicative system constitutes one world that
includes all possibilities. »57
VI. Les pièges de l‟humanisme
Malgré ses prétentions révolutionnaires, l‟œuvre de Luhmann est le fruit d‟une tradition
intellectuelle de longue date, dont les commencements doivent être recherchés dans la philosophie
antique. En effet, ce fut Aristote qui, le premier, posa la question sociologique par excellence.
D‟après Luhmann, le Stagirite aurait examiné la possibilité du social en décomposant les termes du
problème en deux questions subordonnées. Premièrement, Aristote s‟interroge sur la façon d‟établir
des liens sociaux permettant de protéger les individus face aux déceptions qui découlent de la
conduite humaine. Aristote réfléchit sur la contingence qui s‟y rattache, ainsi que sur les effets que
cette dernière peut avoir sur la vie dans la Cité. En ce sens, il est possible de dire que la théorie
sociale d‟Aristote se veut une réponse éthique au problème de la contingence. Le Stagirite considère
le problème en question sous l‟angle de l‟interaction entre les hommes. À la lumière de celle-ci, la
création des relations harmonieuses s‟explique par l‟observation d‟une conduite vertueuse.
Deuxièmement, Aristote aurait remarqué la nécessité de penser le rapport qui unit l‟individu à la
société. Pour ce faire, Aristote fait usage d‟une approche que Luhmann appelle sociologie politique.
L‟ordre social est pensé ici sous le jour de la Cité, dont la constitution devrait favoriser la réalisation
de ce qu‟il y a de mieux dans l‟homme. De ce fait, Aristote est en mesure de fournir un critère
taxinomique (hiérarchique) des différentes cités possibles, sans pour autant livrer un examen
détaillé des conditions de possibilité du social. Si l‟on peut soutenir, à l‟instar de Luhmann, que la
solution d‟Aristote renferme un caractère éthico-politique, il n‟est pas moins vrai de dire que la
57 Luhmann, N., Essays on Self-Reference, p. 178, Columbia University Press, New York, Oxford, 1990.
53
décomposition du problème mène à une solution partiale négligeant l‟une des questions posées au
départ. Ceci étant, Luhmann prétend que l‟auteur de l‟Éthique à Nicomaque aurait remarqué à juste
titre l‟importance de la double contingence pour la formation de liens entre les individus qui soient
« suffisamment prédictibles, suffisamment protégés contre la déception, suffisamment rapides,
évalués en conformité avec les exigences de la vie elle-même »58
. Le koïnon politiké s‟avère
problématique, car elle constitue, somme toute, une petitio principii. En effet, Aristote se déleste de
la question portant sur l‟émergence de la Cité. À en croire Luhmann, le Stagirite se serait borné à
établir une relation d‟analogie entre cette dernière et l‟homme, en raison de laquelle il déduit que
seule la cité la meilleure favorise l‟achèvement de l‟aretè. Or la tâche de la sociologie réside, pour
Luhmann, dans l‟explicitation des conditions de possibilité du social (ou de la Cité, dans le langage
aristotélicien). Au point de vue de la théorie des systèmes, Aristote semble prendre la fuite par la
voie de l‟éthique.
Dans le cadre de la théorie des systèmes, on peut considérer les thèses aristotéliciennes
relativement au rapport entre la structure sociale et la sémantique. Le modèle de la Cité-État, fort
répandu dans l‟espace culturel de l‟Antiquité grecque, permettait de penser la société comme un
ordre à la fois délimité géographiquement et disposant d‟un centre de gravité (polis), au sein
duquel les hommes étaient libres, égaux et affranchis de toute espèce de domination.59
L‟appartenance y était conditionnée par le fait même de la naissance. Par ailleurs, la régularité des
rencontres avec des étrangers favorisa l‟utilisation d‟une sémantique gréco-centrique, à savoir la
différence entre civilisation et barbarie.60
Ceux-ci représentaient, selon Luhmann, les termes d‟une
opposition qui permettait de valoriser la Cité au détriment d‟un environnement en deçà du seuil de
l‟humanité. En ayant recours au concept de civilisation, la société grecque se distingua de son
environnement et établit des critères d‟inclusion et d‟exclusion. Ainsi, les étrangers, les esclaves et
les femmes furent exclus des instances délibératives de la société. Cela dit, une sémantique de
l‟amitié civique (philia) était possible dans les sociétés centre-périphérie du monde hellénique, où la
Cité (polis) représentait la totalité du monde social (koïnonïa).
Dans sa philosophie de l‟État, Hobbes aborde à nouveau le problème de la constitution de
l‟ordre social. La lecture qu‟en fait Parsons peut ici nous servir de fil conducteur.61
Hobbes pose au
58 Luhmann, N., Wie ist soziale Ordnung möglich dans Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur
Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, Band 2, Suhrkamp Verlag, Franfurt am Main, 1993. 59 Voir Hannah, A., The Human Condition, chapitre 5, University of Chicago, Illinois, 1998. 60 Luhmann, N., Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft,
Band 4, pp. 138-50, Suhrkamp Verlag, Franfurt am Main, 1999 [tr. an. Beyond Barbarism dans Luhmann
Explained. From Souls to Systems, pp. 262-4, Open Court, Illinois, 2006]. 61 Cette décision se justifie par l‟importance que Luhmann lui-même accorde à l‟analyse parsonienne de la théorie
54
départ l‟incommensurabilité des intérêts humains, dont il dégage la nécessité d‟une autorité
politique centrale et unique, en l‟occurrence un État à constitution contractuelle, qui doit réclamer
préalablement le monopole de l‟utilisation des moyens de coercition. Néanmoins, Parsons soutient
que la théorie de Hobbes s‟avère inconsistante. Il traduit le problème hobbesien dans les termes
d‟une limitation de la rationalité instrumentale. Pourvu que les acteurs s‟orientent de manière à
maximiser leur profit individuel, seules les facultés coercitives de l‟État pourraient éviter
l‟éclatement d‟un conflit général au sein de la société. Pour ce faire, les individus doivent se priver
du droit naturel d‟utiliser la violence dans la poursuite de leurs buts. D‟après Parsons, la conclusion
à laquelle parvient Hobbes contredit les prémisses dont il était parti : comment soutenir en même
temps que les individus prennent congé de la violence tout en agissant de façon à accroître
égoïstement leur participation à la richesse socialement produite ? Parsons interprète la théorie de
Hobbes à l‟aide du dilemme du prisonnier : à moins d‟avoir la certitude qu‟autrui renoncera de son
propre chef à la violence, personne ne cesserait d‟y avoir recours si besoin est.
L‟exposition parsonienne est instructive de la manière dont la culture vieille-européenne comprit
le fait social. À l‟instar d‟Aristote, Hobbes considère la signification normative que possède le
problème de la constitution de l‟ordre social. Toutefois, il l‟aborde par le biais d‟une théorie de
l‟État. L‟homme étant incapable de se conduire d‟une façon proprement morale, l‟établissement des
liens sociaux nécessite, pour Hobbes, une autorité coercitive. Le hobbesian problem of order atteste
au demeurant de l‟impossibilité de rendre compte du social en partant de prémisses utilitaristes.
Parsons remarque à juste titre que l‟intégration sociale relève d‟un ensemble de principes normatifs
capables d‟engager la motivation des membres d‟une communauté ; ils pourront ainsi s‟investir
dans la réalisation de rôles complémentaires. En ce qui nous concerne ici, il faut indiquer que
Hobbes infléchit la signification de la question sociologique. Si Aristote tente de déterminer les
conditions du perfectionnement moral de l‟homme, Hobbes, quant à lui, s‟intéresse aux conditions
politiques assurant la survie des êtres humains sous la menace de la guerre totale.
Que cette solution convainque ou pas, l‟intérêt de Luhmann porte, à vrai dire, sur la possibilité
de comprendre la société par le biais d‟un modèle contractuel. La théorie de Hobbes nous met sur la
piste des traits émergents permettant la coordination de l‟agir humain. Ainsi, il s‟agit de recentrer
l‟objet de la théorie sociale sur la possibilité d‟une cession de puissance (ou d‟une limitation de la
rationalité individuelle) au profit de l‟État. Dès lors, ce dernier aura pour but de régler les conflits
hobbesienne de l‟État. Du reste, c‟est Parsons qui lui a octroyée une signification à proprement parler
sociologique. Voir Parsons, T., The Structure of Social Action. Vol 1, p. Fress Press, New York, NY, 1968 ; et
Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 149 sq.
55
entre les individus. Luhmann fait valoir que Parsons comprend le sens du problème sociologique à
la suite de Hobbes. À en croire Luhmann, Parsons ne ferait que repousser la question « comment
l‟ordre social est-il possible ? » à un degré d‟abstraction plus élevé. À y regarder de près, Parsons
opère une régression ad infinitum : si la société est possible grâce aux contrats, il faudrait
s‟interroger sur les conditions de possibilité des contrats. Comment peut-on concilier des intérêts
incommensurables en ayant recours à un ensemble de normes, si cohérent soit-il ? Chez Luhmann,
il est question justement d‟expliquer l‟apparition de tels moyens généralisés de coordination sociale.
Notre auteur le soutient éloquemment, en adoptant du reste un ton fort ironique :
« L‟introduction du concept de normes dans une position secondaire et dérivée n‟est pas
seulement inhabituelle au regard des traditions du droit naturel, mais elle va à l‟encontre des
contributions aux théories sociologiques. À la différence de la théorie sociale de la vielle
Europe, nous ne partons pas de présuppositions normatives. À la différence de la sociologie
d‟un Durkheim ou d‟un Parsons nous ne voyons pas non plus dans le concept de norme l‟ultime
explication de la facticité ou de la possibilité pure et simple de l‟ordre social. Nous ne confions
même pas à la théorie sociologique la tâche de formuler sa propre tâche au regard des normes et
des valeurs. Beaucoup d‟expériences décourageantes existent déjà dans le temple récemment
construit de l‟émancipation et les fidèles semblent avoir abandonné le culte. […] La thèse
empirique incontestable selon laquelle chaque ordre social produit des normes et dépend de
normes est remplacée par cette première version (triviale) et reformulée, avec plus de précision
et plus de potentiel critique, par la spécification du problème de référence comme « risque de
généralisation immanent au sens ». Le problème fondamental se déplace ainsi du concept de
norme au concept de généralisation. »62
Le paragraphe précédent est très instructif de la critique que Luhmann adresse à la tradition
intellectuelle de la vielle Europe. Le concept de norme s‟y révèle le fondement d‟une doctrine qui
présente la société comme un tout composé d‟être humains. La question à poser, soutient Luhmann,
est celle-ci : pourquoi doit-on justifier le concept d‟ordre social à l‟aide d‟une théorie normative ?
Quel sens renferme cette justification ? L‟appel à une fondation normative est l‟évidence que tout
espèce d‟ordre social produit des normes et en fait usage pour régler les rapports entre les hommes.
Mais pourquoi doit-on en faire la pierre de touche de la théorie sociale ? Pourquoi la tradition
témoigne-t-elle d‟une si forte réticence à délaisser ce recours ? Encore Luhmann répond-il à ces
questions avec une expression provocatrice : cette réticence tient à la nature humaniste de la
tradition sociologique européenne. La théorie des systèmes se veut, contra la vieille Europe,
antihumaniste, puisque Luhmann refuse de concevoir la société d‟après une idée rectrice d‟ordre
normatif. La constitution de la société ne dépendrait guère d‟une idéalisation du devoir-être. Bien au
contraire, le concept d’homme, ainsi que les prétentions normatives qu’il véhicule, révèle la malice
du sujet.63
Ce dernier serait, à en croire Luhmann, un dispositif conceptuel dont la tradition
humaniste aurait tiré parti afin de réclamer un droit de participation pour l‟être humain dans la
62 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 391-2. 63 Luhmann, N., La malice du sujet et la question de l’homme dans Sociétés, 43, pp. 3-15, 1994.
56
société. Sous l‟emprise de cette doctrine, la tradition européenne aurait institué un devoir moral que
la société, par le moyen de sa structure normative, est censée accomplir, en l‟occurrence le devoir
de fournir progressivement les conditions nécessaires à l‟amélioration morale et matérielle de
l‟espèce humaine. La philosophie du sujet prend le relais d‟une tradition intellectuelle dont le
premier chaînon remonte, comme on l‟a vu, à la philosophie pratique aristotélicienne. Chère à la
culture politique de la modernité, la sémantique du sujet se donne pour but de fonder une société
d‟hommes. Depuis les jours de la Révolution française, le rapport de l‟être humain à la société a été
médiatisé par l‟institution d‟un État de droit à constitution démocratique, dont les normes relèvent
de la participation des individus, désormais munis de droits et devoirs, aux processus de
délibération légale.64
Ainsi, l‟être humain devient un citoyen ; et l‟ordre social, quant à lui,
l‟expression de la volonté générale. De ce fait, le sujet politique Ŕ et ici l‟on parle d‟un sujet à
constitution anthropologique Ŕ se pose à l‟origine de la société.
Pour sa part, Luhmann situe l‟homme dans l‟environnement de la société. À première vue
contre-intuitive, cette thèse présente l‟être humain comme une source d‟indétermination pour
l‟ordre social. Si la théorie des systèmes situe l‟être humain dans l‟environnement de la société,
c‟est bien pour lui accorder une autonomie pleine. Sous la perspective du système social, l‟être
humain comporte une complexité qu‟aucun ensemble de normes ne saurait épuiser. En d‟autres
termes, nous croyons que Luhmann tente de suggérer que la signification d‟une vie humaine ne peut
pas être reconduite à une prestation d‟ordre fonctionnel. D‟autre part, au point de vue du système
psychique, la société s‟avère un environnement extrêmement complexe. En ce sens, on peut
appréhender la différence système/environnement à l‟aide du concept de complexité. Pour ce faire,
Luhmann s‟approprie le concept de variété requise. Issu de la cybernétique, le terme variété requise
dénomme l‟écart de complexité qui caractérise le rapport du système à l‟environnement. Celui-ci
étant par définition plus complexe que celui-là, le système doit devenir de plus en plus complexe
afin de maîtriser la complexité que lui propose son environnement,65
Pour ce qui est du rapport
entre l‟être humain et la société, cet écart de complexité se vérifie dans les deux sens : si l‟être
humain est nécessairement une source d‟indétermination pour les systèmes fonctionnels de la
société, il n‟est pas moins vrai que la société renferme une complexité qui dépasse les capacités
64 Voir Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, pp.
396-7, Fayard, France, 1987. 65 « [Les] analyses de la différence entre e système et l‟environnement partiront de la supposition que
l‟environnement est toujours beaucoup plus complexe que le système lui-même. C‟est le cas de tous les systèmes
imaginables. Cela est vrai de la totalité du système social. […] En d‟autres mots, la différence entre système et
environnement stabilise la différence de degré de complexité. C‟est pourquoi la relation entre l‟environnement et
le système est nécessairement asymétrique. La différence de degré de complexité va dans une direction, elle n‟est
pas réversible ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 233.
57
cognitives des êtres humains.
C‟est la raison pour laquelle Luhmann préfère parler d‟être humain que de personne. La notion
de personae66
provient du monde antique. Elle y était employée dans le cadre de l‟activité
dramaturgique pour désigner l‟ensemble de manifestations dotant un personnage d‟une identité
propre. Le concept renferme pour cette raison un sens esthétique, dont la pertinence se rattache à
l‟existence d‟autres individus de la sorte. Au sein de la théorie sociale, le concept de personne
désigne aussi un ensemble d‟attentes comportementales. Il s‟agit, bien entendu, d‟une référence
fonctionnelle par laquelle la société observe les êtres humains par l‟entremise de ses systèmes. De
par son appartenance à une communauté, un homme est en même temps une personne, dans la
mesure où son comportement crée des attentes. En ce sens, un homme est plusieurs personnes à la
fois : un consommateur, un électeur, un étudiant, un sujet de droits, etc. Ainsi, le terme ne désigne
pas un être unique et non répétable, mais plutôt la signification fonctionnelle que les systèmes de la
société attribuent aux êtres humains.67
Que Luhmann prenne congé de l‟humanisme s‟explique par un souci d‟ordre théorique. Comme
on le sait, il tâche de formuler une théorie sociologique générale. Celle-ci constitue, à vrai dire, un
geste d‟insurrection contra l‟humanisme Ŕ et non pas contra les êtres humains. Puisque son intérêt
est, pour l‟essentiel, de libérer la pensée sociologique de l‟emprise de l‟humanisme, Luhmann
montre que l‟identité de l‟homme n‟est guère déterminée par le fait d‟appartenir à une communauté
juridico-politique. L‟antihumanisme est indicatif alors d‟une position théorique, et non pas d‟une
dévalorisation de l‟être humain. En ce sens, la pensée de Luhmann rappelle le célèbre énoncé
nietzschéen selon lequel l‟homme est « l‟animal dont le caractère propre ne s‟est pas encore
fixé ».68
Nous estimons que Luhmann tente de défendre une thèse qui s‟y apparente, quoiqu‟à l‟aide
d‟une nouvelle grammaire sociologique :
« This line of argument converges with a version of systems theory that (in regard to
concept and reality) relies on the distinction between system and environment. If one proceeds
from the system/environment distinction, one has to assign the human being, as a living and
consciously experiencing being, either to the system or to its environment. (A division into two
or three and a corresponding distribution is empirically impossible.) If one would consider
human beings a part of the social system, then this would force one to interpret the theory of
differentiation as a theory of the distribution of human beings Ŕ be it into strata, nations,
66 Spaemann, R., Les personnes : essais sur la différence entre « quelqu’un » et « quelque chose », Paris, Cerf, 2009. 67 « Nous voulons nommer personnes les systèmes psychiques qui sont observés par d‟autres systèmes psychiques
ou sociaux. Le concept de système personnel est par conséquent un concept qui implique une perspective qui
devrait inclure […] l‟auto-observation ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, p. 155. « Nous aimerions éviter
l‟expression « personne » le plus largement possible dans ce contexte, pour la réserver à la désignation de
l‟identification sociale d‟un complexe d‟attentes qui sont adressées à un être humain individuel ». Ibid., p. 263. 68 Nietzsche, F., Oeuvres complètes II, Par delà le bien et le mal, 3è partie, § 62, p. 611. Robert Laffont, Paris, 1993.
58
ethnicities, or groups. In this way one would end up with a blatant contradiction of the concept
of human rights, especially the concept of equality. Such “humanism” would consequently fail
as a result of its own concepts. The only remaining possibility is to conceive of the human
being altogether Ŕ with body and soul Ŕ as a part of the environment of society. »69
De ce fait, Luhmann fait valoir que l‟identité de tout système doit être examinée au moyen de
deux critères complémentaires. Premièrement, il est nécessaire de déterminer sur quoi repose l‟unité
d‟un système. Deuxièmement, il est nécessaire de repérer ce par rapport à quoi un système se
distingue. Luhmann soutient que l‟unité de l‟être humain réside dans les couplages structurels du
système organique Ŕ dont l‟unité est constituée sur la base d‟une reproduction circulaire
d‟opérations physico-chimiques Ŕ au système psychique. À propos de ce couplage, Luhmann dit
très peu de choses. Estelle Ferrarese70
suggère qu‟il faut revisiter l‟œuvre de Maturana afin de
connaître la façon dont Luhmann comprend ce qu‟est l‟être humain. La reproduction cellulaire et le
système nerveux constituent, pour Maturana, les modèles archétypaux de l‟autopoïèse. Cela dit,
lorsque Luhmann parle du système organique il faut penser à un système autopoïétique capable de
se reproduire lui-même par le biais d‟un réseau d‟opérations fermé vis-à-vis de l‟environnement.
Or, il ne s‟ensuit pas que les êtres humains existent à la manière des monades : la fermeture se
révèle être la condition de possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Pour cette
raison, tous les échanges que l‟être humain entretient avec son environnement se déploient par
l‟intermédiaire du système nerveux. Le couplage se vérifie dans l’interprétation cognitive que fait le
système psychique des stimuli environnementaux, c‟est-à-dire dans le traitement qu‟il en fait par le
moyen du sens.
L‟intérêt de Luhmann étant éminemment sociologique, notre auteur se déleste des problèmes qui
se rattachent à l‟anthropologie philosophique. Il fait valoir, en revanche, l‟autonomie qui caractérise
les systèmes de sens, puisque autopoïétiques. Le concept d‟autonomie, en conséquence, renvoie à la
capacité systémique d‟interrompre le flux d‟événements qui ont lieu dans l‟environnement tout en
se donnant lui-même des conditions favorables au traitement de la complexité. En ce sens, tant les
systèmes de communication que les systèmes psychiques sont des entités autonomes. Luhmann
désamorce par là même un principe de causalité déterminé unilatéralement, de par lequel le
darwinisme social affirme que toute transformation éprouvée par l‟homme et la société s‟explique
par l‟action de l‟environnement.71
Luhmann soutient, en revanche, que seuls les systèmes de sens
69 Luhmann, N., Die Gesellschaft der Gesellschaft, pp. 24-35, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1997 [tr. an.
Moeller, H.G., dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 234, 2006]. 70 Ferrarese, E., op. cit., p. 30. 71 Il est à noter que Darwin lui-même ne fit jamais usage du principe de la sélection naturelle pour expliquer
l‟évolution des sociétés humaines. Bien au contraire, il considéra, sa vie durant, les interactions entre les êtres
humains à l‟aide de catégories morales. Le terme darwinisme social provient donc de l‟utilisation que la
sociologie anglo-saxonne a fait du principe de la sélection naturelle pendant le XIXe siècle, notamment sous
59
possèdent la faculté d‟expérimenter le monde et d‟octroyer une signification distinctive à cette
différence. Le concept central de la théorie des systèmes n‟en est pas à vrai dire un, mais plutôt une
distinction : la différence entre le système et l‟environnement. Par conséquent, le système et
l‟environnement sont, pour Luhmann, des réalités co-originaires. L‟environnement constitue ainsi
une pièce fondamentale de l‟édifice catégorial de la pensée luhmannienne : bien que les
phénomènes évolutifs relèvent d‟une modification de l‟autopoïèse du système, des impulsions
environnementales sont requises pour que cela se produise.
Cette thèse nécessite quelques exemples. Pensons, par exemple, à la fixation des barèmes de
prix. Les gouvernements possèdent la faculté d‟intervenir dans les marchés pour déterminer les prix
des denrées et des services. Bien que cette décision puisse s‟avérer contraignante pour les
producteurs, elle ne peut pas modifier les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse du
système économique. Que la théorie économique orthodoxe proscrive cette classe d‟intervention ne
devrait pas surprendre. Si le barème est inférieur au prix de marché, une situation de rareté peut
survenir. Si, au contraire, le barème est supérieur au prix de marché, une situation de surplus risque
de se produire. Par ailleurs, les entreprises peuvent faire face à ces restrictions en développant de
nouvelles techniques industrielles, en congédiant des employés ou en réduisant les salaires, dans le
but ultime d‟amoindrir les coûts de production. La conclusion qui s‟ensuit est donc simple : une
fixation de prix efficace puise son fondement dans une observation des prémisses opérationnelles du
système économique, c‟est-à-dire dans une analyse des conditions permettant d’orienter
l‟autopoïèse du système vers la maximisation du profit.
Ce principe s‟applique également à toute entité autopoïétique. L‟être humain n‟y fait pas
exception : il témoigne d‟une existence qui lui appartient en propre. De ce fait, il est capable de
conditionner lui-même un changement d‟état. Certes, il est possible de subir une maladie ou d‟avoir
un accident. Or, une analyse centrée sur l‟expérience du sens montre que les êtres humains sont tout
de même capables de déterminer les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse de leur
conscience. Que l‟on pense à la toxicomanie ou aux dépressions : la personne atteinte doit elle-
même forger une voie de sortie de tels états. On pourrait même dire que tout rétablissement dépend
de la capacité de s‟aider soi-même.
En guise de conclusion, nous pourrions dire ceci : dans la grammaire de la théorie des systèmes,
l‟expression détermination environnementale apparaît comme étant une contradictio in adjecto.
l‟emprise de Herbert Spencer. Voir Ghiselin, M.T., « Darwin and the Evolutionary Foundations of Society »,
Journal of Economic Behavior & Organization, 71 (2009) : 4-9.
60
C‟est précisément en ce sens que Luhmann soutient que l‟être humain existe séparément de la
société, c‟est-à-dire qu‟il en fait partie de l‟environnement. Du reste, la société est une partie
significative l‟environnement des systèmes psychiques. Les systèmes de la société peuvent certes
communiquer sur ce qui advient dans leur environnement. L‟être humain, par exemple, constitue un
thème courant de la communication sociale. Néanmoins, la conscience et la communication sont
deux niveaux distincts du réel. Cela étant, nulle intervention directe n‟est possible. Ni la
communication ne peut déterminer la conscience, ni la conscience ne peut déterminer la
communication.
Chapitre 3
Entre philosophie et sociologie : la théorie de l‟agir communicationnel comme
théorie de la société
Dans une introduction parue récemment, Alexandre Dupeyrix formule l‟hypothèse suivante : il
serait possible d‟examiner la théorie sociale de Habermas à la lumière d‟un spectre élargi d‟intérêts.
En effet, depuis les années 60, le philosophe francfortois a étudié toute une série de phénomènes
sociologiques foncièrement contemporains, dont les crises de légitimation dans le capitalisme
avancé, l‟éclosion de pathologies sociales et les fondements de l‟État de droit démocratique
(Rechtsstaat). Or, bien qu‟éclaté à première vue, cet ensemble de thèmes posséderait, d‟après
Dupeyrix, un dénominateur commun. Si Habermas investit le champ de la société, ce serait pour se
réapproprier l‟héritage marxiste-hégélien de la théorie sociale de façon à revigorer l‟intérêt de
l‟espèce humaine pour l‟émancipation. Habermas prendrait toutefois congé des prémisses de la
philosophie de la praxis, car elle est devenue problématique. Habermas miserait, en revanche, sur la
possibilité d‟une réunion de la théorie et la pratique qui se déploie dans l‟usage argumentatif de la
parole au sein de l‟espace public des sociétés modernes. Ainsi, Dupeyrix parvient à se ménager une
avenue d‟interprétation sachant relier les travaux de jeunesse de Habermas avec la Théorie de l’agir
communicationnel (TAC).72
Cette hypothèse n‟est pas forcément erronée, mais elle retient sélectivement certains moments de
l‟œuvre de Habermas, sans pour autant relever l‟importance d‟un aspect qui s‟avère de toute
évidence décisif. Tout comme il l‟indique lui-même dans la préface de TAC, Habermas abandonna
l‟approche épistémologique (Wissenschaftstheorie)73
qu‟il avait développée vers la fin des années
60, dans le but de formuler une théorie complexe de l‟agir social qui relie deux enjeux majeurs, à
savoir : la société contemporaine et la rationalité, du point de vue d‟une théorie de la rationalisation
sociale reconstituée notamment à partir des écrits de Max Weber. Cette décision repose sur le
constat suivant : la philosophie ne possède plus les ressources lui permettant d‟appréhender de
manière satisfaisante son objet par excellence, soit la rationalité, ce qui impose à la philosophie une
collaboration interdisciplinaire avec la sociologie. Ceci n‟est pas un choix dû au hasard. Habermas
soutient que la sociologie détient, parmi la panoplie des sciences qui s‟occupent du social, une place
d‟exception. Qu‟il y ait accordé une importance de premier ordre s‟explique par le fait que seule la
72 Dupeyrix, A., Comprendre Habermas, pp. 89-103, Armand Colin, France, 2009. 73 Habermas, J., Connaissance et intérêts dans La technique et la science comme idéologie, p. 145, Gallimard,
France, 1973. Voir aussi l‟introduction à l‟édition anglaise de Théorie de l’agir communicationnel I, Beacon Press,
1985.
62
sociologie a pris en charge, depuis ses origines, le problème de la rationalité de manière
systématique.74
En guise d‟introduction, il faut ajouter un bref commentaire à propos de l‟entreprise
habermasienne. Même si la philosophie perd de son autonomie, Habermas convient qu‟elle demeure
la voie essentielle pour comprendre le caractère complexe que revêt le monde contemporain. En
effet, la philosophie comporte l‟avantage de parler plusieurs langues, c‟est-à-dire de saisir le
contenu sémantique de différents discours qui tendent habituellement à s‟exclure mutuellement.75
Notre auteur voit dans la philosophie la possibilité d‟une médiation entre la théorie et la pratique
sociale qui s‟étaye par un concept de rationalité post-métaphysique. Habermas fait appel à la
philosophie du langage et à la phénoménologie pour procéder à une refonte pragmatique dudit
concept. Il s‟agit, bien entendu, d‟un projet philosophique qui se donne pour but d‟inscrire la notion
de rationalité dans l‟évolution socioculturelle de la humanité. Pour ce faire, Habermas mise sur une
notion d‟activité communicationnelle, dont la formulation nécessite une collaboration
interdisciplinaire.
D‟une part, la philosophie est censée rendre compte de la capacité des êtres humains à agir et à
parler. Tout particulièrement, Habermas tente de montrer que, dans l‟usage de la parole, se déploie
une sorte d‟activité qui ne se limite ni à l‟énonciation d‟un contenu propositionnel, ni à l‟expression
d‟un état subjectif. Aussi l‟utilisation du langage témoigne-t-elle d‟une dimension illocutoire qui se
manifeste dans le fait que nous sommes en train de faire quelque chose en même temps que nous
parlons. Habermas considère que le langage possède une finalité immanente, à savoir
l’intercompréhension (Verständigung) des parties prenantes à la communication. Il développe le
concept d‟activité communicationnelle à partir d‟une intuition fondamentale : en dernier ressort, la
rationalité de l‟agir humain doit se vérifier dans la création de liens intersubjectifs épurés de toute
espèce de violence. De ce fait, la communication langagière se révèle être un vecteur de rationalité
sociale, dans la mesure où elle opère à la manière d‟une force motrice concourant à la formation
des chaînes d‟actions basées sur la reconnaissance intersubjective de certains principes. Nous
74 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société,
pp. 17-23, Fayard, France, 1987. 75 Dans Textes et Contextes. Essais de reconnaissance théorique, pp. 31-44, Cerf, Paris, 1994, Habermas se réfère à
la médiation entre la connaissance scientifique et les certitudes acquises intuitivement au quotidien. Le
plurilinguisme de la philosophie relèverait de son aptitude à éclairer les rapports qui s‟établissent entre ces deux
formes de savoir. Ainsi constate-t-on que les avancées technologiques pénètrent le monde vécu et configurent les
certitudes dont on dispose de manière préthéorique. Nous croyons que cet argument est recevable pour
reconstruire les rapports qui se tissent entre la sociologie et la philosophie dans l‟œuvre de Habermas, dans la
mesure où son œuvre permet d‟inscrire le concept de rationalité dans la pratique humaine à condition de formuler
un concept d‟agir communicationnel qui se vérifie empiriquement dans la structure des sociétés modernes,
particulièrement dans l‟évolution de la domination légale et des fondements de la morale.
63
verrons plus loin quelles conditions d‟acceptabilité doit satisfaire une communication proprement
rationnelle.
Les liens intersubjectifs actualisent des rapports sociaux durables, c‟est-à-dire dotés d‟une
stabilité qui ne se rompt pas de façon contingente. C‟est sur ce point que Habermas considère
pertinents les apports de la sociologie. Cette dernière, entendue comme théorie de la société, aborde
le phénomène de l‟agir communicationnel sous la perspective de la coordination sociale. Autrement
dit, si la communication fonctionne à la manière d‟un vecteur d‟intercompréhension, elle doit être
en état également de constituer des mécanismes solides permettant le raccordement des actions
humaines. Sous l‟angle d‟une théorie de la société, la question « comment l‟agir communicationnel
est-il possible ? » se révèle être l‟envers d‟une question foncièrement sociologique : comment
l‟ordre social est-il possible ?76
Dans ce chapitre, nous montrerons quelles conditions doit remplir la
communication pour permettre la formation d‟ententes rationnellement motivées. Ainsi, il nous sera
possible de parler de la rationalité communicationnelle comme étant une force motrice de
l‟évolution des sociétés modernes. En effet, la rationalité communicationnelle influence les
pratiques et les institutions sociales en même temps qu‟elle se laisse déterminer par celles-ci.
Habermas examine de manière approfondie l‟œuvre de Weber, Durkheim et Parsons afin de
mettre en évidence la façon dont la théorie sociale a compris le processus de rationalisation qui est à
l‟origine des sociétés modernes. Dans ce but, une philosophie de l‟activité communicationnelle
constitue une ressource indispensable, en ceci qu‟elle permet de relier les apports de deux
approches concurrents en sociologie, en l‟occurrence la théorie de l’action et la théorie des
systèmes. Habermas tâche de fonder une théorie sociale qui rende compte de la nature double qui
appartient aux sociétés modernes. Celles-ci possèdent une structure à la fois communicationnelle
(basée sur la conclusion d‟ententes motivées rationnellement) et systémique (basée sur l‟activité
autonome et autosuffisante de certains domaines de l‟action sociale, essentiellement de l‟économie
capitaliste et de l‟État bureaucratique moderne). Fidèle au propos des auteurs classiques et
modernes de la discipline, Habermas cherche à formuler une théorie conjuguant les problèmes
centraux des traditions anglo-européennes de la sociologie.
D‟une part, sous la rubrique de la théorie de l’action, Habermas s‟efforce de reconstruire les
théories sociales classiques concernant l‟avènement des sociétés modernes. Tout particulièrement,
Habermas examine l‟œuvre de Max Weber et, dans une moindre mesure, celle d‟Émile Durkheim.
76 Habermas, J., Explications du concept d’activité communicationnelle dans Logique des sciences sociales et autres
essais, p. 413, PUF, 1987.
64
Ces auteurs se sont interrogés sur les conditions qui rendent possible un ordre social moderne
comme tel, tout en fixant respectivement la rationalité de l‟agir et la solidarité sociale comme points
focaux de leur enquête. Si chez Weber le problème de la modernité socioculturelle se rattache au
phénomène de la rationalisation, chez Durkheim il s‟agit plutôt de préciser l‟ampleur des
transformations que subit la solidarité sociale comme résultat de la division du travail.77
D‟autre part, sous la rubrique de la théorie des systèmes, Habermas s‟intéresse à la
compréhension systémique de la société. À l‟instar de Parsons, Habermas convient que les sociétés
modernes comportent une dimension autonome se soustrayant aux échanges langagiers qui y ont
lieu. Par le concept de système, Habermas désigne l‟activité de l‟économie capitaliste et de l‟État
bureaucratique, dont le fonctionnement relève de la mise en œuvre de deux médiums de régulation,
à savoir l‟argent et le pouvoir. L‟importance de ceux-ci réside dans le fait qu‟ils permettent la
reproduction de la base matérielle de la société dans des environnements complexes. Au sein des
sociétés modernes, les médiums de régulation prennent le relais du langage pour coordonner des
processus techniques fort spécialisés. Grâce à leur structure binaire, les médiums jouissent de la
capacité à réduire la complexité du monde social par le biais d‟une codification des préférences
individuelles. Le pouvoir et la monnaie s‟avèrent, de ce fait, des mécanismes efficaces à deux fins
complémentaires, à savoir : consolider une structure de domination légale et perpétuer la
reproduction de la base économique des sociétés. Néanmoins, bien qu‟avantageux à ces fins,
l‟usage des médiums sociaux menace d‟éroder la rationalité qui revient à la pratique
communicationnelle. En revisitant les thèses du marxisme wébérien, Habermas considère que le
régime d‟activité systémique risque de se substituer à la fondation, rationnellement motivée, des
institutions sociales. Les conséquences qui s‟ensuivent sont de toute évidence sombres : dès que
l‟usage des médiums s‟immisce dans les domaines de la reproduction culturelle, de l‟intégration
sociale et de la socialisation, les sociétés modernes s‟exposent à l‟éclatement de toute une série de
pathologies sociales. Dotées d‟une structure communicationnelle, ces trois sphères de la culture, de
la société et de la personnalité, perdent de leur force motivationnelle à cause de l‟emploi sans
discrimination de l‟argent et du pouvoir. En ce sens, on peut soutenir que les médiums sont à
l‟origine de l‟éclosion de pathologies sociales proprement modernes, à savoir : les phénomènes de
77 Est-il permis de rattacher Durkheim à la tradition de la sociologie de l‟action ? À en juger par la réappropriation
habermasienne de la théorie durkheimienne de la conscience collective, nous répondons affirmativement à cette
question. Habermas s‟intéresse moins à Les règles de la méthode sociologique qu‟à Les formes élémentaires de la
vie religieuse, où Durkheim entreprend une analyse phénoménologique de la conscience morale. En effet,
Durkheim examine les conditions qu‟une norme, soit-elle sacrée ou profane, doit satisfaire pour que les acteurs lui
accordent une validité quelconque. En ce sens, Durkheim se rapproche de l‟orientation méthodologique suivie par
la sociologie compréhensive de l‟action, en ceci qu‟il analyse le sens subjectif qui est à la base de ce que
Habermas appelle l‟agir en conformité aux normes, ainsi que les conditions contextuelles qui sédimentent une
telle orientation comportementale.
65
perte de sens découlant de l‟effritement de traditions culturelles ; des crises de légitimation adoptant
la forme de comportements anomiques ; et les psychopathologies, ou des troubles reliés à la
constitution de la personnalité. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
Dans ce chapitre, nous examinerons la théorie sociale de Habermas en six étapes. Premièrement,
nous exposerons la reconstruction de la théorie de la rationalisation de Max Weber, telle
qu‟entreprise dans le premier tome de TAC (I). Habermas fait un bilan critique de la sociologie
wébérienne, puisque celle-ci dresse un portrait sélectif et unilatéral du processus de modernisation
sociétale. À en croire Weber, le processus qui mène à la formation des sociétés modernes implique
une perte progressive de sens et de liberté. En effet, on y assiste à une désintégration des images
métaphysico-religieuses du monde, ainsi qu‟à un élargissement des structures de la domination
légale et de la logique marchande, lesquelles s‟immiscent dans toutes les sphères de la vie humaine
(II). Pour sa part, Habermas considère qu‟il est nécessaire d‟abandonner les prémisses de la
philosophie de la conscience afin de relever la dimension normative qui appartient aux processus de
modernisation. En effet, la modernité socioculturelle témoigne d‟une rationalisation
communicationnelle, que la théorie sociale peut appréhender à l‟aide d‟un nouveau paradigme, à
savoir celui de l‟intersubjectivité langagière (III). Ensuite, il faudra montrer la façon dont Habermas
s‟approprie la théorie durkheimienne du symbolisme (IV) et de la théorie parsonienne des médiums
(V). Nous conclurons en examinant la théorie luhmannienne des médiums, car cette dernière
permettra de mieux saisir ultérieurement la signification du débat entre Luhmann et Habermas (VI).
I. La rationalisation sociale chez Max Weber
Habermas identifie chez Weber un intérêt systématique de recherche. Ce dernier tente de
comprendre l‟avènement de la modernité socioculturelle comme un processus de rationalisation.
Pour Weber, la rationalité de l‟agir se rapporte en même temps à trois classes de problématiques
distinctes. En premier lieu, Weber doit développer i) un cadre catégorial lui permettant de
déterminer un ensemble de critères pour juger de la rationalité de l‟action. Ce problème mène,
deuxièmement, à ii) une considération d‟ordre méthodologique, à savoir : comment comprendre le
sens subjectif que les acteurs octroient à leur agir ? Le sens subjectif de l‟action doit-il entrer en
ligne de compte pour comprendre la rationalité de l‟agir humain ? Une troisième classe de
problèmes a trait à iii) la possibilité de vérifier empiriquement les manifestation qu‟admet la
rationalisation. C‟est la raison pour laquelle Habermas accorde une signification centrale à la
sociologie de Max Weber. Celle-ci se donne pour but d‟étudier le phénomène de la rationalité
66
corrélativement à la consolidation des structures caractéristiques d‟une société moderne, en
l‟occurrence l‟entreprise capitaliste et l‟État bureaucratique. La formation en serait, d‟après Weber,
le fruit de l‟institutionnalisation d‟une disposition comportementale particulière, que le sociologue
allemand désigne sous le nom d‟activité rationnelle en vue d’une fin.78
La particularité d‟une telle classe d‟activité réside, selon Weber, dans l‟usage des moyens
techniques visant l‟atteinte du résultat le plus efficace possible dans le monde. Tant dans l‟entreprise
capitaliste que dans l‟État bureaucratique, on peut repérer le déploiement d‟une activité orientée
vers la réalisation des buts en ayant recours à des moyens qui s‟avèrent convenables par leur
efficacité. Ainsi, au sein du cosmos économique moderne, l‟activité entrepreneuriale se donne pour
but d‟accroître la marge de profit par le biais d‟une routine de production sachant intégrer les
avancées techno-scientifiques suivants : la comptabilité ; la détermination des investissements en
fonction des chances offertes par les marchés réel, du travail et des capitaux ; l‟automatisation des
tâches productives qui s‟opère grâce aux connaissances issues de la gestion et des sciences
appliquées ; enfin, la séparation de la sphère industrielle d‟avec l‟espace domestique. Pour sa part,
l‟État se trouve à la base d‟une rationalisation de la domination politique à l‟intérieur d‟un territoire
délimité. En effet, l‟État moderne se caractérise par l‟institutionnalisation d‟une structure de
domination de nature légale. Dans le cadre de la bureaucratie étatique, le détenteur du pouvoir
n‟exerce pas une domination à titre personnel ; il est, au contraire, un préposé dont les facultés ont
été stipulées préalablement dans un règlement à valeur légale. En outre, l‟État concentre les moyens
de coercition physique et s‟arroge la faculté exclusive d‟en faire usage. Last but not least, il faut
dire que l‟État adopte une forme bureaucratique lui permettant d‟opérer une délégation des
compétences et des attributions de fonctions d‟après un modèle hiérarchique. Cette évolution
comporte l‟avantage de faciliter la division des tâches et, par voie de conséquence, d‟induire une
spécialisation d‟ordre fonctionnel articulée sur un principe de compartimentation des compétences
et responsabilités.79
Dans le sillage du néokantisme, Weber comprend la figure de la rationalité selon le modèle d‟un
acteur isolé tâchant d‟accomplir des buts déterminés subjectivement. Autrement dit, Weber, d‟après
la lecture qu‟en fait Habermas, aurait investigué le problème de la rationalité de l‟action à partir des
78 « Weber veut notamment expliquer avant tout l’institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin
dans les termes d‟un procès de rationalisation. Ce dernier seul, qui tient au rôle de principe explicatif dans le
schéma d‟explication, explique la diffusion de l‟activité rationnelle par rapport à une fin. Pour la situation de
départ de la modernisation, deux moments surtout sont importants : la conduite méthodique de vie régie par une
éthique de la vocation chez les entrepreneurs et les fonctionnaires de l‟État, ainsi que le dispositif de l‟organisation
du droit formel », Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., p. 181. 79 Ibid., pp. 173-4.
67
prémisses de la philosophie de la conscience. Plus précisément, il analyse l‟agir sur la base d‟un
modèle monologique, qui part d‟un sujet capable de façonner les objets et les situations d‟action
pour réaliser certaines fins. Selon Weber, la détermination de ces dernières s‟opère en raison de
principes insufflant à l‟action une signification subjective, dont les quatre composantes essentielles
sont les suivantes : le caractère instrumental de l‟action, les valeurs, la tradition et les émotions.
Habermas mène un examen approfondi de la catégorisation wébérienne qui lui permet d‟effectuer
une distinction éclairante : l‟agir est susceptible d‟être rationalisé aussi bien par rapport aux fins que
par rapport aux moyens ; soit on choisit les moyens en fonction de leur efficacité à atteindre un état
de choses souhaité, soit on adapte les fins visées en raison des moyens disponibles. Aussi les valeurs
constituent-elles une force motrice enclenchant une rationalisation de l‟agir. De ce point de vue, une
action s‟avère d‟autant plus rationnelle qu‟elle est encadrée par des commandements moraux que le
sujet s‟efforce d‟honorer. La valeur tire sa force d‟obligation du consentement que le sujet manifeste
à son égard. Troisièmement, la racine rationnelle de l‟action peut être déterminée par le caractère
invétéré des principes qui la guident. Les préceptes du droit révélé, de la morale traditionnelle et de
la religion puisent leur force contraignante dans cette condition intemporelle. Pourtant, ils
témoignent d‟une faible puissance rationalisatrice vis-à-vis des principes exposés ci-dessus.
Finalement, Weber fait référence, par souci de complétude, aux émotions, lesquelles ne parviennent
point à doter l‟agir d‟un caractère rationnel.80
La typologie weberienne de l‟action est instructive pour deux raisons. Premièrement, parce
qu‟elle permet de classer hiérarchiquement les différents types d‟action. Dans ce cadre, l‟action
rationnelle en vue d‟une fin (Zweckrationalität) en est le type le plus complet, car elle admet la
possibilité d‟une rationalisation qui touche à la fois chacun de quatre critères posés par Weber, à
savoir : les fins, les moyens, les valeurs et les conséquences de l‟action. Pour sa part, l‟action
rationnelle en vue des valeurs risque d‟engendrer une disposition comportementale selon laquelle le
sujet n‟assume guère la responsabilité des conséquences qui s‟ensuivent, comme c‟est le cas
notamment des éthiques de la conviction. L‟action affective et l‟action traditionnelle, quant à elles,
apparaissent comme étant les vecteurs de rationalisation les plus faibles. Ce classement mène Weber
à faire de l‟action rationnelle en finalité la pierre de touche de sa sociologie compréhensive.
Désormais, le sens subjectif de l‟agir doit être examiné à partir d‟un concept finalisé d‟activité
rationnelle. Ainsi, les structures caractéristiques d‟une société moderne se révèlent être des systèmes
d‟action rationnelle en vue d‟une fin, dont la stabilité relèvent d‟une architecture institutionnelle
spécifique (l‟économie capitaliste et l‟État bureaucratique), qui favorise la poursuite du profit en
80 Ibid., pp. 291-2.
68
même temps que l‟obéissance aux lois.
Il est nécessaire de poser à présent la question suivante : comment Weber explique-t-il de telles
poussées de rationalisation ? Dans sa reconstruction, Habermas remarque que la théorie de la
rationalisation se borne à rendre compte de l‟apparition de l‟entreprise capitaliste et de l‟État
bureaucratique. Toutefois, Weber soutient que certaines conditions structurelles doivent concourir à
la naissance de la domination légale et du capitalisme. Le concept de monde désenchanté réunit, en
une formule simple, ces conditions. Weber fait par là référence à deux expériences constitutives de
la modernité socioculturelle. D‟une part, le désenchantement désigne l‟éclosion d‟une disposition
cognitive qui s‟exprime dans la dévalorisation de la métaphysique et de la religion en tant que
principes explicatifs du réel. De ce fait, le monde objectif cesse d‟être interprété à partir d‟un
principe cosmique, pour ainsi devenir l‟objet des sciences de la nature : le monde prend dès lors la
forme d‟un réseau causal d‟entités spatio-temporelles. Par ailleurs, Weber soutient que le
désenchantement du monde comporte une dimension éthique : concomitamment à la dévalorisation
des images du monde advient une désacralisation de la nature. En d‟autres termes, celle-ci cesse
d‟être la source dont jaillissent les normes morales. La validité des préceptes moraux repose
dorénavant sur la force d‟obligation que l‟homme reconnaît comme rationnellement fondée.81
Weber prétend que la formation d‟une conscience morale critique procède du renouveau de
l‟expérience de la théodicée et du salut que suscitèrent les Églises protestantes au XVIIe siècle.
Dans sa double dimension, le désenchantement du monde est de toute évidence décisif pour le
développement de ce que Habermas appelle, à la suite de Piaget, « compréhension décentrée du
monde ». Compte tenu de ce qui précède, notre auteur aborde le problème de la rationalisation
sociale sous l‟angle de la corrélation entre la formation d‟une vision du monde (Weltschauung)
décentrée et l‟avènement d‟un ordo œconomicus capitaliste bâti sur la domination légale exercée par
l‟État. Autrement dit, Habermas s‟approprie le concept de désenchantement du monde pour montrer
la signification centrale que possède la genèse des structures modernes de conscience au regard
d‟une théorie socioculturelle de la modernité qui tente d‟expliquer la naissance de la société
bourgeoise. La différenciation des phénomènes cognitifs et moraux constitue, selon Habermas, la
condition de possibilité de la libération d‟un potentiel de rationalisation qui se déploie
81 « Là où la connaissance rationnelle Ŕ empirique a totalement réalisé le désenchantement du monde et la
transformation de celui-ci en un mécanisme causal, surgit finalement la tension avec les prétentions du postulat
éthique : le monde serait un Cosmos ordonné par Dieu, dont par conséquent l‟orientation aurait une signification
éthique, quelle qu‟elle soit. Car la vision empirique du monde et particulièrement la vision mathématique tend par
principe à récuser toute façon de voir qui exigerait principiellement un sens pour ce qui advient dans le monde »
Weber, M., Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie cité dans Habermas, J., Théorie de l’agir
communicationnel I, op. cit., p. 175.
69
simultanément à plusieurs niveaux. Selon Habermas, Weber n‟aurait pris en considération que les
dimensions cognitive et normative de ce processus ; de ce fait, il aurait négligé l‟éclosion d‟une
dimension esthétique-expressive, dont l‟impulsion originaire réside dans le domaine de l‟art et des
processus d‟individuation. Cela dit, Habermas soutient que le désenchantement du monde aurait
pour conséquence le dégagement de trois sphères de valeur ou trois complexes différenciés de
rationalité : i) un complexe de rationalité objectif-instrumental, dont l‟origine tient à la constitution
d‟un moi épistémique qui s‟affranchi de l‟emprise des émotions et des intérêts et qui peut, pour
cette raison, observer le monde à la manière d‟un spectateur impartial ; ii) un complexe de
rationalité esthético-expressive qui se manifeste dans les processus de socialisation d‟individus
autonomes et responsables de leurs actes ; et iii) un complexe moral-normatif qui s‟identifie à la
formation des éthiques de la conviction et du droit moderne. Afin de comprendre la théorie
wébérienne, il faut examiner de plus près le troisième de ces complexes.82
Selon Weber, l‟avènement des sociétés modernes s‟explique dans une forte mesure par la
rationalisation éthique du comportement. L‟impulsion primaire en est d‟origine religieuse. Weber
effectue une analyse comparative des religions universelles, dans le but d‟y identifier des éléments
doctrinaires qui expliqueraient l‟éclosion de l‟activité rationnelle en vue d‟une fin. Weber fixe son
point de départ sur une problématique fondamentale, en l‟occurrence la théodicée ou le partage
inégal des biens ici-bas. Dès la formation des sociétés de classes, cette situation est perçue comme
injuste. Dès lors, les religions doivent fournir une explication éthique permettant de justifier
l‟avènement du malheur dans le monde. La problématique de la théodicée constitue, pour Weber,
une rationalisation des images métaphysico-religieuses du monde, en ceci qu‟elle fait éclater le
cadre interprétatif fourni par le mythe. En effet, l‟explication mythologique du malheur se rapporte
à l‟expérience de la damnation : l‟être humain ayant fait l‟expérience de la souffrance serait, d‟après
Weber, le responsable d‟une faute occulte. Ainsi, les religions universelles comportent la nouveauté
doctrinaire de référer le bonheur (ou le salut) à l‟agir humain. Or, bien que ce motif éthique ait
apparu à la fois dans les religions d‟Occident et d‟Orient, la sociologie wébérienne dégage un aspect
structurel qui permettrait de comprendre pourquoi seul l‟Occident a expérimenté une rationalisation
dans les termes exposés ci-dessus : la tradition judéo-chrétienne étaye une conception théocentrique
de la divinité qui présente l‟homme comme l‟instrument de la volonté d‟un Dieu supramondain.
Weber souligne l‟étroite imbrication entre cette conception et la doctrine protestante du
renouveau du salut. En effet, il constate qu‟il existe des affinités électives entre les dispositions
comportementales prévalant dans l‟économie capitaliste et la conduite de vie vertueuse prônée par
82 Ibid., pp. 247-53.
70
l‟éthique calviniste. Tout particulièrement, Weber s‟intéresse au phénomène de la privatisation du
salut qui s‟opère sous l‟emprise de la doctrine de la prédestination. L‟impossibilité de savoir si l‟on
appartient au groupe sélect des élus mène le fidèle à se livrer à une activité infatigable, dont le but
consiste à exalter la gloire de Dieu dans le monde. Agir ad Dei gloriam : voici la maxime qui
résume l‟éthique calviniste. À y regarder de près, on réalise que Weber développe une thèse
anxiogène. En effet, il prétend que l‟incertitude qui découle de la doctrine de la prédestination aurait
soumis les croyants à une situation fort angoissante. De ce fait, ceux-ci auraient commencé à
chercher des signes extérieurs du salut. La réussite professionnelle serait devenue la manifestation
hypothétique d‟un état de grâce qui échappe à toute sorte de vérification. Cette réussite s‟alliait du
reste à une conduite de vie ascétique, selon laquelle l‟homme devait se priver de toute espèce de
jouissance. Dans certaines sectes protestantes, maints divertissements furent bannis : le sport
récréatif, la littérature de fiction, les paris, etc.83
Cela dit, Weber défend la thèse que les Églises protestantes recèlent un potentiel de
rationalisation de l‟agir humain qui va prendre la forme d‟une éthique du travail professionnel. Le
terme ascétisme intramondain désigne la disposition éthique propre au calvinisme et à de
nombreuses sectes ascétiques d‟Angleterre et des États-Unis. Le concept est révélateur de la façon
dont Weber comprend la rationalisation qui s‟opère sur le plan éthique : il s‟agirait d‟une disposition
comportementale qui se fait sentir en tout temps et dans chaque activité entreprise par le fidèle. La
particularité de l‟ascétisme intramondain réside précisément dans la tendance à engager l‟individu
dans une conduite à la fois systématique et affirmative du monde. D‟une part, celle-ci est
systématique dans la mesure où le salut constitue une préoccupation de premier ordre qui pénètre
dans toute activité vitale, soit-elle cultuelle ou profane. D‟autre part, cette conduite est affirmative
du monde dans la mesure où elle trouve sa justification dans le noyau théocentrique de la doctrine
de la prédestination : il faut participer, par l‟entremise d‟un travail incessant, à la célébration de la
gloire divine dans l‟ici-bas. Autrement dit, au sein du calvinisme, on n‟atteint le salut ni par la
contemplation ni par le repentir, mais par la voie d‟un travail exercé à la manière d‟une vocation
83 « Comment cette tendance à libérer intérieurement l‟individu des liens étroits dans lesquels l‟enserre le monde a-
t-elle pu s‟allier à la supériorité indubitable du calvinisme en matière d‟organisation sociale ? Pour étrange que
cela paraisse, elle est la conséquence de la forme spécifique que l‟amour chrétien du prochain finit par prendre
sous la pression de l‟isolement intérieur où la foi calviniste plaçait l‟individu. Tout d‟abord, elle en découle
dogmatiquement. Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. L‟élu chrétien est ici-bas pour
augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commandements
divins, et pour cela seul. Mais Dieu veut l‟efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit
conforme à ses commandements et qu‟elle soit organisée à cette fin. L‟activité sociale du calviniste se déroule
purement in majorem Dei gloriam. D‟où il suit que l‟activité professionnelle, laquelle est au service de la vie
terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère ». Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, p. 72. Document numérisé, Jean-Marie Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-
Émile Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi.
71
(Beruf).
II. Diagnostic sur le monde moderne : perte de sens et perte de liberté
Reconstruire la lecture habermasienne de la théorie de la rationalisation dépasse largement nos
ambitions. Nous nous contentons plutôt de commenter les conclusions qu‟en tire Habermas pour la
construction de sa théorie sociale.84
Habermas montre, à juste titre, que la théorie de la
rationalisation avancée par Weber retient sélectivement certains moments du processus de formation
des sociétés modernes. Ceci s‟expliquerait par le caractère unilatéral du concept même d‟action
rationnelle conçu par Weber, qui repose, comme on l‟a vu, sur les prémisses d‟une philosophie de la
conscience. Habermas en dresse un bilan critique : Weber tend à relever la dimension cognitive-
instrumentale des processus de rationalisation au détriment des aspects normatifs et expressifs de la
rationalité. Comme on le sait, Weber construit sa théorie sur un modèle d‟action monologique
privilégiant un concept d‟agir rationnel en finalité. Il en arrive, de ce fait, à la conclusion suivante :
même si les systèmes d‟action rationnelle en vue d‟une fin constituent des vecteurs de
rationalisation, la rationalité de l‟agir humain se voit réduite à une dimension purement
instrumentale. En d‟autres mots, l‟avènement de la société bourgeoise serait, pour Weber, un
processus lourd de conséquences, car l‟élargissement des systèmes d‟action rationnelle en finalité
entraîne une transformation profonde de l‟expérience humaine. Le cosmos de l‟économie capitaliste
et de la domination étatique se révèle être un danger redoutable pour l‟homme, puisqu‟il aboutirait à
une perte générale de sens et de liberté.
Weber soutient que l‟autonomisation des sphères de valeur conduit à une expérience culturelle
fort douloureuse, à savoir l‟impossibilité de parvenir à une compréhension totalisante du monde.
Autrement dit, avec l‟avènement d‟un monde décentré, il ne serait plus guère possible d‟avoir une
expérience harmonieuse ni de la culture, ni de l‟ordre social. Weber tâche d‟exprimer la prégnance
de cette condition foncièrement moderne par le nouveau « polythéisme des valeurs ». Puisque
chaque sphère incarne un régime d‟activité dont la rationalité dépend d‟une valeur distincte,
l‟homme moderne expérimenterait le monde de façon tronquée ou conflictuelle. Il est, de fait,
dépourvu des ressources sémantiques lui permettant de se représenter le monde comme une totalité
cohérente, où l‟on puisse repérer des médiations significatives parmi les différents domaines de la
culture et de la société. Weber illustre la thèse de la perte de sens en décrivant le type d‟activité
84 Nous nous référons à Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 255 sq.
72
propre à trois systèmes d‟action, en l‟occurrence la pratique médicale, l‟esthétique et la
jurisprudence. En ayant recours à un concept téléologico-instrumental de rationalité, Weber défend
l‟hypothèse selon laquelle l‟on pourrait identifier, dans chacun de ces systèmes, une impulsion
rationalisatrice orientée par l‟accomplissement d‟une certaine valeur, à savoir : la santé, la beauté et
la légalité, respectivement. Néanmoins, Weber prétend que la rationalité de chacune de ces sphères
s‟exerce au détriment de celle des autres. De surcroît, aucun complexe de rationalité ne serait
affranchi des paradoxes, et ce, à cause de son propre régime d‟activité. Habermas nous informe que
Weber aurait parvenu à une conclusion apparemment contradictoire, mais tout de même éclairante
des problèmes auxquels se heurte une théorie de la société bourgeoise conçue dans les termes d‟une
rationalisation cognitive-instrumentale : l‟effondrement de toute espèce de rationalité substantielle
s‟expliquerait par l‟institutionnalisation d‟un régime d‟activité finalisée.
Weber illustre cette thèse en choissisant trois exemples très éloquents, du fait de leur actualité et
ampleur. Aussi efficace soit-elle pour faire reculer la douleur, la médecine engendre le paradoxe de
prolonger la vie humaine même quand celle-ci constitue une cause de souffrance. Si la pratique
médicale osait ôter la vie d‟un être humain pour le délivrer du malheur, elle se verrait non seulement
contrainte à outrepasser les limites de la légalité, mais encore devrait-elle saper la valeur que
renferme l‟idée même de santé. Par ailleurs, pour ce qui est de l‟esthétique et la jurisprudence, on
constate une situation analogue. Aucun système culturel ne procède à une évaluation critique de la
valeur qu‟il cherche à promouvoir. Tout particulièrement, la jurisprudence fait état des conditions
sous lesquelles une loi a force d‟obligation ; or, sur l‟importance que possède le droit pour la vie
socioculturelle d‟une nation, la jurisprudence demeure dans le silence. De même, bien que
l‟esthétique se donne pour but d‟élucider les conditions permettant d‟accorder une valeur artistique
à une œuvre d‟art, elle n‟est pas en mesure de déterminer, en tant que discipline critique, la raison
d‟être du beau. Et ainsi de suite.
En ce qui concerne la perte de liberté, Habermas opine qu‟elle relève de la thèse précédente. Si
la perte de sens tient à l‟impossibilité d‟avoir une expérience harmonieuse du monde, la perte de
liberté relève, en revanche, de l‟expansion tentaculaire des systèmes d‟activité rationnelle par
rapport à une fin. Comme on l‟a vu, Weber interprète la modernité socioculturelle sous le jour de
l‟institutionnalisation de la Zweckrationalität. Or, pour autant que l‟éthique protestante occupe une
position centrale dans sa théorie, Weber soutient que l‟impulsion morale qui déclenche ce processus
s‟achève promptement. Ainsi la logique instrumentale du capitalisme et de la domination étatique
oblitère-t-elle l‟importance de la conduite de vie méthodique. L‟élargissement de la rationalité en
vue d‟une fin à chaque sphère de la vie atteste, selon Weber, d‟une véritable perte de liberté, car
73
l‟activité du cosmos économico-bureaucratique vide le concept de rationalité substantielle de toute
sa signification.
Que l‟on pense à la rationalité administrative. Dans le contexte de la bureaucratie étatique, les
procédures acquièrent une importance d‟autant plus déterminante qu‟elles se font valoir au
détriment de toute autre sorte de considération. Cette ingérence n‟est pourtant pas limitée aux
affaires de l‟État. Bien au contraire, la domination bureaucratique s‟étend à d‟autres sphères de
l‟existence humaine. D‟où la métaphore effrayante que Weber formule pour désigner les contraintes
de plus en plus lourdes que l‟État bureaucratique et de l‟économie capitaliste posent sur l‟être
humain : la chape d’acier (ein stahlhartes Gehäuse).
L‟accumulation capitaliste vient aussi illustrer la thèse de la perte de liberté. Dans le contexte du
capitalisme industriel, l‟argent devient progressivement une fin en soi. Le sens vocationnel du
travail perd de sa force en faveur d‟une élection de carrière conditionnée par des critères d‟ordre
statutaire et utilitariste. Weber parvient à la conclusion suivante : les rationalités administrative et
capitaliste s‟immiscent dans toutes les sphères de la vie. L‟homme de science n‟en serait pas
épargné : sous l‟emprise de la logique moyens-fins, le scientifique devient « un spécialiste sans
âme », un sujet appauvri qui n‟est pas capable de se représenter la totalité du monde socioculturel.
Au demeurant, le progrès technique de l‟humanité n‟est pas qu‟un bienfait ; Weber estime que la
formation d‟une culture scientifique de spécialistes témoigne plutôt d‟un appauvrissement culturel.
En effet, l‟homme ordinaire ne peut plus acquérir une compréhension significative du monde en
faisant appel au discours scientifique, tandis que les visions métaphysiques et religieuses du monde
admettaient autrefois une telle possibilité. Finalement, le dessèchement de la racine morale de l‟agir
en finalité provoque la naissance des styles de vie esthétisants qui font du plaisir le centre même de
l‟existence humaine. Il s‟agirait, selon Weber, de réactions compensatoires face à l‟incapacité de
l‟homme moderne à mener une vie qui lui soit satisfaisante. À côté du « spécialiste sans âme »,
Weber range le « jouisseur sans cœur ».
III. Le changement de paradigme : de l‟agir en finalité à l‟agir
communicationnel
La théorie de l‟agir communicationnel repose sur trois intuitions fondamentales, à savoir : i)
l‟existence d‟un lien indissoluble entre la signification et la validité des énoncés ; ii)
l‟autosuffisance de la dimension performative de la communication langagière ; et iii) la possibilité
74
de formuler une théorie de la rationalité à partir de la capacité réflexive que renferme la
communication langagière.
A propos de i) Dans la Première considération intermédiaire de la TAC, Habermas présente un
programme de recherche sur les sociétés modernes qui se déleste des prémisses de la philosophie du
sujet. Il défend un changement de paradigme permettant d‟appréhender, outre la rationalité
téléologico-instrumentale, la pléthore des manifestations qu‟admet la rationalisation. C‟est dans ce
contexte qu‟émerge le concept d’agir communicationnel. La formulation en est tributaire de la
philosophie analytique du langage. Comme on le sait, Habermas s‟intéresse à l‟agir humain en tant
que vecteur de rationalisation. Toutefois, au lieu d‟examiner l‟agir à la lumière d‟un modèle
monologique, comme Weber, Habermas tente de comprendre ce phénomène en ayant recours à un
modèle basé sur les rapports communicationnels qui s‟établissent entre (au moins) deux sujets.
Ainsi, Habermas infléchit la signification de la théorie sociologique de l‟action, dans la mesure où il
s‟intéresse moins aux actions entreprises par un sujet isolé qu‟au phénomène de la coordination des
actions par le biais de la communication langagière. Un tel programme de recherche permettrait de
mieux comprendre les processus de rationalisation sociale décrits par Weber, et ce, pour chaque
complexe de rationalité mentionné plus haut (cognitif-instrumental, moral-normatif et esthético-
expressif). En ce sens, le projet de Habermas constitue une réappropriation critique de la théorie de
Max Weber.
Pour ce faire, Habermas considère qu‟il faut expliciter le savoir intuitif dont disposent des
locuteurs compétents pour s‟entendre sur les événements qui adviennent dans le monde. Il est
nécessaire de rappeler à présent que la théorie habermasienne s‟érige sur une intuition
fondamentale, à savoir que la communication langagière est appelée à remplir une fonction
médiatrice entre des sujets capables de parler et d‟agir. À l‟instar de Wittgenstein, Habermas défend
l‟hypothèse suivante : le langage posséderait la finalité immanente de permettre
l‟intercompréhension (Verständigung) entre les êtres humains.85
Par intercompréhension, il faut
entendre le processus qui mène à la conclusion d‟ententes entre deux sujets essayant de parvenir à
une compréhension commune du monde.86
Dans ce but, le langage à lui seul ne suffit pas ; la
réussite des processus d‟entente requiert, de surcroît, l‟engagement performatif des sujets sachant
employer un système de langage pour construire des énoncés significatifs.
85 « Si nous ne pouvions pas nous référer au modèle du discours, nous ne serions pas en mesure d‟analyser si peu
que ce soit que cela veut dire, que deux sujets s‟entendent (sich verständigen) l‟un l‟autre. L‟intercompréhension
(Verständigung) est inhérente au langage humain comme son telos », Habermas, J., Théorie de l’agir
communicationnel I, op. cit., p. 297. 86 Ibid., p. 296.
75
Il faut maintenant poser la question suivante : qu‟est-ce qui rend un énoncé significatif ? De
quelles conditions dépend son intelligibilité ? Habermas reprend, à ce sujet, une thèse de Frege :
saisir correctement la signification d‟un énoncé demande de connaître, fût-ce intuitivement, les
conditions de validité qui le rendent acceptable. Habermas tente d‟élargir ce postulat à chacune des
fonctions que remplit un système de langage. Ainsi, outre sa fonction présentative, qui permet de
faire référence aux états de chose objectifs, le rapport entre signification et validité se vérifie dans
les fonctions expressive et régulatrice du langage, par lesquelles un locuteur peut se rapporter
respectivement à ses états intérieurs (ou subjectifs) et à des préceptes réglant des relations
interpersonnelles. La particularité de la théorie habermasienne réside en ceci : elle interprète de
manière pragmatique le rapport entre signification et validité, c‟est-à-dire elle vise les conditions
dans lesquelles un énoncé est recevable et peut, partant, donner suite à une coordination
comportementale entre deux acteurs.
Avant d‟aller plus loin, il est nécessaire d‟expliciter les présupposés utilisés par Habermas.
Premièrement, il faut rappeler que le langage remplit une fonction de médiation entre l‟intelligence
humaine et les états de chose qui existent dans le monde. Habermas fournit une catégorisation de
trois types d‟énoncés selon la façon dont ils se rapportent au monde, à savoir les énoncés
assertoriques, les énoncés expressifs et les énoncés normatifs.
Aux énoncés assertoriques (ou constatifs) se rattache une valeur de vérité que l‟on peut évaluer
cognitivement. En d‟autres termes, il s‟agit d‟une classe d‟énoncés qui se réfèrent à des états de fait.
Par l‟entremise des énoncés assertoriques, il est possible de faire référence aux événements ayant
lieu dans un monde objectif. Pour ce faire, le locuteur doit adopter une attitude objectivante. Le
concept de monde objectif constitue, pour Habermas, un présupposé pragmatique de la
communication langagière. Dans le même sens, il introduit un concept de monde subjectif qui
consiste, contrairement à celui de monde objectif, en des états intérieurs (des souhaits, des désirs,
des états d‟esprit, etc.) auxquels un locuteur parlant à la première personne du singulier peut se
rapporter de manière privilégiée.
On ne peut donc pas rendre compte de ce domaine subjectif par le biais des énoncés
assertoriques. Mais on peut s‟y référer par le moyen des énoncés expressifs (ou déclaratifs). Ceux-ci
rendent transparent un domaine de la réalité que l‟on ne peut pas soumettre à une vérification
d‟ordre cognitif. Toutefois, pour ce qui est du rapport entre la signification et la validité, on peut
soutenir, avec Habermas, qu‟il est possible d‟appréhender tout de même le sens d‟un énoncé
expressif moyennant ses conditions d‟acceptabilité. Certes, un énoncé expressif témoigne d‟une
76
asymétrie vis-à-vis d‟autres classes d‟énoncés. En effet, un observateur extérieur se heurte à
l‟impossibilité de remettre en question a priori le contenu propositionnel qui est véhiculé par un
énoncé expressif, sans remettre en question du même coup la véracité du locuteur.
Par ailleurs, les énoncés normatifs ont pour fonction de communiquer des mises en demeure, des
ordres, ou tout autre précepte renfermant une prétention à la justesse normative. Autrement dit, les
énoncés normatifs portent sur la validité des rapports qui unissent les êtres humains. La
conceptualisation proposée par Habermas montre que les énoncés normatifs présupposent la
capacité des individus de se référer à un monde partagé, mais non pas objectif pour autant. Le
concept de monde intersubjectif ou monde social permet d‟expliciter le présupposé pragmatique sur
lequel repose la communication concernant les principes normatifs (ou moraux) qui règlent les
rapports entre les êtres humains.
On peut à présent déterminer la signification que renferme le concept de condition
d‟acceptabilité. Dans les mots de Habermas :
« Un acte de parole doit pouvoir être dit « acceptable » s‟il remplit les conditions
nécessaires pour qu‟un auditeur puisse, par « oui » ou par « non », prendre position par rapport
à la prétention qu‟élève le locuteur. Ces conditions ne peuvent être remplies de façon
unilatérale, ni relativement au locuteur ; ce sont au contraire les conditions requises pour la
reconnaissance intersubjective d‟une prétention de validité langagière qui fonde de façon
typique, pour les actes de parole, un accord spécifié quant au contenu, en engageant des
obligations significatives pour les suites de l‟interaction. […] Un auditeur comprend [donc] la
signification d‟une expression, lorsqu‟outre les conditions générales du contexte et de bonne
conformation grammaticale, il connaît les conditions essentielles dans lesquelles un locuteur
peut être motivé à prendre une position affirmative. Ces conditions d’acceptabilité au sens
étroit se rapportent au sens du rôle illocutionnaire que [un locuteur] L porte à l‟expression dans
des cas standard87
, à l‟aide d‟un prédicat d‟action performatif. »88
La compréhension du contenu propositionnel d‟un énoncé (ce qui est affirmé) constitue une
condition à la fois nécessaire et préalable de son acceptation. Avec la réussite de
l‟intercompréhension, une communauté de sens émerge entre le locuteur et l‟auditeur : pour qu‟un
accord puisse être atteint, il faut que les deux sujets aient une compréhension identique de ce dont il
s‟agit. Or, l‟acceptation exige, en outre, d‟honorer une série d‟obligations qui découlent de la
validité des énoncés. En effet, tout énoncé, quel qu‟en soit le type, renferme une prétention à la
87 Il faut rappeler ici que la pragmatique formelle de Habermas se limite à l‟analyse des cas standard, c‟est-à-dire à
l‟analyse des cas où les locuteurs s‟entendent sur ce qu‟ils disent explicitement. Certes, les langages naturels
admettent la possibilité d‟utiliser l‟ironie, les figures de styles, la plaisanterie, la fiction, etc., lesquels usages
tendent à altérer la compréhension à la lettre des énoncés. L‟analyse pragmatico-formelle doit procéder alors à
l‟aide des énoncés nominalisés. Ceux-ci permettent de transposer les sens des locutions en des phrases utilisant
des verbes performatifs qui rendent explicite la dimension illocutoire des actes de langage. La théorie
habermasienne mise sur la capacité de la pragmatique formelle à éclairer les possibilités d‟utilisation empirique
qu‟admet la communication langagière. 88 Ibid., p. 307.
77
validité qui engage les locuteurs dans une attitude affirmative envers ce qui est dit. Pour cette
raison, une prétention à la validité oblige les locuteurs à adopter alors une disposition
contrefactuelle, car il ne leur est permis de reconnaître la validité des énoncés qu‟à la suite dans un
examen adoptant idéalement une forme argumentative. En effet, accepter la validité d‟un énoncé
demande de savoir contester les objections qu‟un interlocuteur rationnel pourrait y opposer. De ce
fait, l‟adoption d‟une attitude performative, qui se manifeste lorsqu‟on défend la validité de ce qui
est dit, constitue un élément indispensable pour juger la rationalité à la fois des assertions et des
coordinations comportementales résultant de la conclusion d‟une entente. En particulier,
l‟acceptation d‟un énoncé assertorique engage l‟auditeur à tenir pour vraies les conditions
d‟existence d‟un état de choses. Lorsque de telles conditions se vérifient, on peut rattacher un
énoncé assertorique à une prétention fondée à la vérité. Par ailleurs, les énoncés expressifs posent
des attentes comportementales à l‟égard du locuteur qui prétend expérimenter un certain état
subjectif. Quoiqu‟il ne soit pas permis de vérifier cognitivement cet état, l‟auditeur peut s‟attendre à
ce que le locuteur se conduise de manière cohérente (par rapport à ce qu‟il a déclaré sur lui-même).
Autrement dit, un locuteur déclarant ses états subjectifs élève par là même une prétention à la
sincérité, que l‟on ne peut pas remettre en question sans présumer qu‟il utilise un procédé
manipulatoire (ou qu‟il éprouve un trouble psychopathologique). Finalement, les énoncés normatifs
élèvent une prétention à la justesse normative d‟un précepte. En ce sens, la justesse d‟une norme ne
correspond pas à l‟utilisation du pouvoir ; l‟acceptation d‟une norme doit s‟accompagner, au
contraire, d‟une justification qui adopte une forme délibérative dans les sociétés modernes. Ainsi,
les locuteurs adoptent une attitude de conformité aux normes lorsqu‟ils soumettent leur volonté au
contenu d‟une norme tenue pour valable.
A propos de ii) À la suite d‟Austin, Habermas distingue entre locution, illocution et effet
perlocutoire.89
Le concept de locution désigne le contenu propositionnel des énoncés, tandis que
celui d‟illocution vise à cerner la dimension performative qui appartient à l‟utilisation du langage.
En d‟autres termes, il s‟agit de montrer que nous sommes en train de faire quelque chose en même
temps que nous parlons. Habermas s‟approprie ainsi la théorie des speech acts. Cette dernière
postule qu‟un rôle illocutionnaire distinct se rattache à chaque un type d‟énoncé. Un locuteur
compétent réalise un acte de parole constatif lorsqu‟il défend la validité d‟un énoncé assertorique, et
élève, par là même, une prétention à la vérité. Des énoncés expressifs sont également véhiculés par
les actes de parole. Par un acte de parole déclaratif, un locuteur compétent élève une prétention à la
sincérité. Enfin, par un acte de parole régulateur, un locuteur compétent élève une prétention à la
89 Ibid., pp. 299-305.
78
justesse normative d‟un précepte censé régler les rapports entre (au moins) deux sujets.
Le terme effet perlocutoire désigne par ailleurs des buts poursuivis intentionnellement au-delà du
domaine délimité par les actes de parole. Il ne vise pas l‟intercompréhension réussie entre deux
sujets, mais un usage stratégique de la communication. Le concept d‟agir stratégique, quant à lui,
fait référence à une action en vue d‟une fin qui tient compte des décisions d‟un adversaire rationnel.
Elle se distingue de l‟action rationnelle en finalité, telle que conçue par Weber, dans la mesure où
elle s‟inscrit dans un contexte dialogique. En d‟autres termes, l‟agir stratégique profite de
l‟intercompréhension langagière afin d‟atteindre des fins visées unilatéralement. Les effets
perlocutoires peuvent être manifestes ou inavoués. Dans sa TAC, Habermas emploie les cas de
figure de la négociation et de la manipulation pour illustrer respectivement chacune de ces
catégories. D‟une part, la négociation témoigne d‟un intérêt manifeste à obtenir des avantages
unilatéraux par le biais de la persuasion et de l‟influence. En revanche, la manipulation occulte les
buts recherchés par le locuteur qui prend part à une interaction langagière. Elle peut relever d‟une
intention réfléchie ou d‟un trouble psychopathologique.90
La pertinence de ces distinctions réside en ceci : elles mettent en évidence les conditions de
réussite de la communication langagière. Pour le locuteur, le succès communicationnel coïncide
avec la fonction illocutoire des actes de parole. Lorsque nous parlons, nous élevons
par là même une prétention à la validité. De ce fait, certaines conditions significatives sont
établies pour donner suite à l‟interaction que l‟on entretient auprès d‟un alter ego (c‟est-à-dire,
auprès de quelqu‟un qui possède, comme nous, la capacité à parler et à agir). Pour cette raison,
Habermas considère que la fonction illocutoire des actes de parole constitue le « mode original » de
la communication langagière. Au regard de la théorie des speech acts, l‟agir stratégique se révèle
être dès lors un usage parasitaire de la parole orientée vers l‟intercompréhension. En effet, celui-ci
nécessite que les exigences illocutoires soient remplies afin de poursuivre une recherche unilatérale
du succès. En conséquence, Habermas forge le concept d‟agir communicationnel en ayant recours à
la différence entre illocution et effet perlocutoire. L‟agir communicationnel relève alors de la
capacité des locuteurs compétents à remplir les conditions qui découlent de l‟usage significatif du
langage. Ce qui différencie l‟agir communicationnel de l‟agir stratégique est la fin que chacun
d‟entre eux poursuit : si celui-ci s‟oriente vers le succès, c‟est-à-dire vers la réalisation d‟un état de
choses déterminé unilatéralement, celui-là s‟oriente, en revanche, vers la conclusion d‟une entente
entre deux sujets qui est à la fois significative et libre de toute espèce de violence.
90 Ibid., p. 340.
79
A propos de iii) À y regarder de près, le but d‟une théorie de la communication langagière est,
pour Habermas, de refonder la notion de rationalité. Le changement de paradigme qui s‟opère au
sein de la théorie de l‟action permet de référer le concept de rationalité aux contextes vitaux où
interagissent des sujets qui s‟entendent par l‟intermédiaire du langage.91
Chez Habermas, le concept
de rationalité a trait moins à la formation d‟un moi épistémique capable de connaître le monde, qu‟à
la faculté performative dont fait preuve la communication humaine lorsqu‟elle établit un rapport
réflexif avec soi-même. Ce rapport constitue la garantie de la rationalité des processus
d‟intercompréhension. Comme on l‟a vu plus haut, la reconnaissance intersubjective de la validité
d‟un énoncé dépend, en dernière analyse, de la possibilité de nier toute récusation que l‟on puisse y
adresser. À cet égard, Habermas soutient que la communication humaine est capable de mobiliser
une force illocutoire, qui se manifeste ironiquement dans la possibilité de dire « non » face à ce qui
est dit. En d‟autres termes, l‟acceptation d‟un énoncé implique que les locuteurs puissent adopter
une disposition contrefactuelle, afin d‟évaluer le contenu propositionnel en conformité avec les
prétentions de validité qui sont dans chaque cas élevées (vérité, justesse normative ou sincérité).
Habermas emploie ici le modèle canonique de la réflexion, qui s‟identifie au dialogue qu‟un sujet
est capable d‟entretenir avec lui-même. Ainsi, Habermas rejoint un locus familier dans l‟histoire de
la pensée philosophique depuis Platon, en l‟occurrence la conviction que le savoir commence avec
la reconnaissance de l‟ignorance. La faculté réflexive de la communication permet donc d‟examiner
et de problématiser, les cas échéant, les prises de position effectuées par un sujet qui s‟engage dans
un processus orienté vers l‟intercompréhension.92
Par ailleurs, le concept d‟attitude performative permet de réunir les trois moments d‟une raison
scindée dans une panoplie de relations acteur-monde. Il faut voir là la manifestation d‟une
rationalisation communicationnelle qui s‟est déployée au fil de la modernité anglo-européenne. Les
sociétés modernes font valoir l‟exigence de défendre discursivement la validité des assertions. En
témoignent la science exacte de la nature, l‟édiction du droit, les éthiques de principes et les
discours expressifs Ŕ dont la critique de l‟art et la psychothérapie.93
Chacune de ces classes de
discours atteste de l‟actualisation sélective d‟un rapport à l‟une des trois dimensions que comprend
une réalité décentrée : à la nature physico-chimique par l‟entremise des énoncés assertoriques ; au
domaine des relations intersubjectives qui s‟établissent entre les individus par l‟entremise des
91 Comme il l‟affirme lui-même, Habermas considère qu‟il faut « parachever » le concept d‟agir communicationnel à
l‟aide des notions empruntées à la sociologie de veine phénoménologique. Nous aborderons la réappropriation
habermasienne du concept de monde vécu dans le chapitre 4. Voir Habermas, J., op. cit., pp. 342-5. 92 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel. Tome 2. Critique de la raison fonctionnaliste, pp. 86-7,
Fayard, France, 1987. 93 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 341-2.
80
énoncés normatifs ; et à la nature interne, c‟est-à-dire à l‟individualité subjective des êtres humains,
à laquelle chaque locuteur communiquant ses vécus possède un accès privilégié. La nature
discursive de ces rapports rend compte de la possibilité d‟une rationalisation qui ne s‟identifie point
à la structure de l‟agir finalisé et à ses prémisses monologiques, mais à celle d‟un rapport
intersubjectif entretenu par des sujets capables de s‟entendre sur ce qui advient dans le monde. À en
croire Habermas, la rationalité relève, somme toute, de la capacité humaine à conclure des ententes
significatives à la suite d‟un processus dialogique où sont avancées des prétentions à la validité
susceptibles de critique.
Cette faculté réflexive de la communication n‟est pas exclusive aux échanges qui se tiennent au
sein de la communauté scientifique. Aussi les propos sur les principes juridiques et moraux doivent-
ils s‟appuyer sur des raisons valables. Habermas soutient que la validité de l‟État de droit
démocratique tient à la sauvegarde d‟un ensemble de droits universellement reconnus. De même, la
modernité anglo-européenne témoigne d‟une prolifération d‟éthiques de principes au détriment du
droit révélé et des éthiques magiques. Le droit et la morale puisent tous les deux leur force
d‟obligation dans le consentement libre des individus qui participent aux débats de société. En
outre, la dimension esthético-expressive de la rationalité communicationnelle se rattache à une
expression communicationnelle qui se veut délestée de tout intérêt perlocutoire. Que ce soit par le
biais d‟une œuvre artistique, dans le cadre d‟une relation amoureuse, ou encore dans celui du
rapport entre thérapeute et patient, ce que je prétends expérimenter subjectivement crée une attente
chez mes interlocuteurs, qui espéreront désormais une certaine cohérence comportementale de ma
part.
Ainsi, Habermas tâche de fonder un concept de rationalisation qui opère par voie
communicationnelle. Cette thèse repose sur la capacité des êtres humains à fonder discursivement la
validité des énoncés qu‟ils défendent. En ce sens, le concept de rationalité ne correspond pas à une
prestation de la subjectivité transcendantale. Celui-ci adopte, en revanche, une forme procédurale.
En effet, la rationalité communicationnelle procède de la justification discursive des énoncés. Les
locuteurs sont donc tenus de fournir des arguments valables afin de remplir cette exigence.
Habermas formule la thèse suivante : outre le développement instrumental qui découle de l‟activité
techno-scientifique, l‟agir humain a connu une rationalisation d‟ordre communicationnel. L‟agir
communicationnel constitue, lui aussi, un vecteur de rationalisation qui se déploie à la fois en trois
directions différentes, à savoir : dans la formulation des théories scientifiques sur le monde objectif,
dont découlent les principes techniques d‟une maîtrise technique de la nature ; dans
l‟institutionnalisation d‟ordres juridiques légitimes à la suite d‟un processus de délibération
81
collective ; et dans la construction critique de la personnalité, lequel processus obéit au choix libre
des styles de vie et des principes moraux réglant la conduite individuelle.
IV. Le symbolisme et la formation des solidarités sociales chez Durkheim
Le changement de paradigme qui mène au concept d‟agir communicationnel se répercutera à
l‟intérieur de la théorie sociale. À l‟instar de George Herbert Mead et Émile Durkheim, Habermas
tâche de fonder le concept d‟activité communicationnelle en faisant appel à une théorie
phylogénétique de la conscience morale, dont le premier chaînon remonte à l‟éclosion du
symbolisme qui survient dans l‟activité cultuelle. En effet, notre auteur voit dans ce dernier le trait
distinctif d‟une société proprement humaine. À la suite de Mead, Habermas estime que le concept
d‟action ne peut pas être entendu à la manière des théories comportementalistes sans en réduire le
sens à des processus adaptatifs.94
L‟intelligence comportementaliste de l‟agir est, à vrai dire,
réductrice, car elle utilise un concept d‟action dénué de toute signification compréhensive. Une
théorie de la société étayée dans les termes de l‟agir communicationnel doit, en revanche, poser la
condition méthodologique suivante : si la société se reproduit par le biais de la communication,
force est de saisir la compréhension intersubjective d‟un monde partagé par des sujets qui
s‟entendent grâce à l‟utilisation réflexive du langage. En fait, le concept d‟agir communicationnel
repose sur la capacité de l‟homme à maîtriser des expressions symboliques permettant d‟interpréter
de manière significative les contextes situationnels dans lesquels se déroule son expérience au
quotidien.
Pour Habermas, cette interprétation du monde s‟identifie moins à un ensemble de
représentations qu‟à un contexte normatif donnant stabilité et intelligibilité aux actes de langage. À
cet égard, les thèses durkheimiennes sur le symbolisme et la formation des solidarités sociales
s‟avèrent indispensables pour compléter une théorie de la rationalité communicationnelle.
Durkheim tente d‟expliciter les conditions de possibilité de l‟ordre social au point de vue d‟une
théorie normative agençant les concepts de conscience collective et de travail social.
Durkheim entreprend une description phénoménologique de la conscience morale qui a pour but
de mettre en évidence les affinités existant entre les commandements de la religion et les principes
moraux. Pour ce faire, il avance une notion de norme très voisine de celle de Kant. Comme Kant, il
94 Habermas, J., Logique des sciences sociales et autres essais, op. cit., pp. 73 sq.
82
admet que les normes efficaces savent engager la motivation des acteurs, c‟est-à-dire qu‟elles sont
des principes renfermant une force d‟obligation. Or, en même temps qu‟elles insufflent une qualité
morale aux actions, les normes établissent des interdictions que le sujet expérimente sous la forme
de punitions. Ainsi s‟impose la question suivante : pourquoi l‟acteur devrait-il se contraindre à
respecter des normes qui limitent l‟usage des moyens mis à sa disposition ? Pour répondre à cette
question, Durkheim poursuit une analogie entre la morale et la religion. Tout comme les normes
morales, les préceptes religieux se rapportent aux éléments significatifs de l‟agir humain, à savoir
les fins et les moyens. Toutefois, Durkheim soutient que la doctrine religieuse possède, aux yeux du
fidèle, un attribut supplémentaire : elle s‟avère aussi un mysterium tremendum et fascinans95
, c‟est-
à-dire une source d‟inquiétude et de curiosité suscitant à la fois de l‟effroi et de l‟attirance.
D‟une part, les commandements religieux octroient une signification discernable à ce qui advient
dans le monde et, tout particulièrement, dans la vie de l‟homme. En ce sens, ils constituent des
images du monde. D‟autre part, leur force contraignante est expérimentée en guise d‟attente
comportementale. Les comportements sont soit punis, soit récompensés, selon leur conformité avec
les obligations imposées par la doctrine. Durkheim en arrive à la conclusion suivante : si l‟individu
décide de s‟y soumettre, c‟est parce qu‟il s‟aperçoit qu‟il y a quelque chose de transcendant dans la
religion. Cet élément serait, en dernière instance, la société elle-même, laquelle produit une image
idéalisée de soi-même par le moyen des exigences morales.96
Si tel est le cas, il serait nécessaire
d‟examiner la formation et l‟efficacité des règles morales sous une perspective phylogénétique. À
95 Cette formule appartient à Rudolph Otto. Elle est devenue un lieu commun de la recherche anthropologique dans
la première moitié du XXe siècle. Voir Otto, R., Das Heilige : Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und
sein Verhältnis zum Rationalen. Trewendt & Granier, Breslau, 1917 ; Eliade, M., Le sacré et le profane,
Gallimard, France, 1965 ; Cazeneuve, J., Sociologie du rite : tabou, magie, sacrée, PUF, 1971. 96 « On peut donc dire […] que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion. Or, pour que
les principaux aspects de la vie collective aient commencé par n‟être que des aspects variés de la vie religieuse, il
faut évidemment que la vie religieuse soit la forme éminente et comme une expression raccourcie de la vie
collective tout entière. Si la religion a engendré tout ce qu‟il y a d‟essentiel dans la société, c‟est que l‟idée de la
société est l‟âme de la religion. […] Toutes les religions, même les plus grossières, sont, en un sens, spiritualistes:
car les puissances qu‟elles mettent en jeu sont, avant tout, spirituelles et, d‟autre part, c‟est sur la vie morale
qu‟elles ont pour principale fonction d‟agir. On comprend ainsi que ce qui a été fait au nom de la religion ne
saurait avoir été fait en vain : car c‟est nécessairement la société des hommes, c‟est l‟humanité qui en a recueilli
les fruits. […] Mais, dit-on, quelle est au juste la société dont on fait ainsi le substrat de la vie religieuse ? Est-ce la
société réelle, telle qu‟elle existe et fonctionne sous nos yeux, avec l‟organisation morale, juridique, qu‟elle s‟est
laborieusement façonnée au cours de l‟histoire ? Mais elle est pleine de tares et d‟imperfections. […] S‟agit-il, au
contraire, de la société parfaite, où la justice et la vérité seraient souveraines, d‟où le mal, sous toutes ses formes,
serait extirpé ? On ne conteste pas qu‟elle ne soit en rapport étroit avec le sentiment religieux ; car, dit-on, c‟est à
la réaliser que tendent les religions. Seulement, cette société-là n‟est pas une donnée empirique, définie et
observable ; c‟est une chimère, c‟est un rêve dont les hommes ont bercé leurs misères, mais qu‟ils n‟ont jamais
vécu dans la réalité. C‟est une simple idée qui vient traduire dans la conscience nos aspirations plus ou moins
obscures vers le bien, le beau, l‟idéal. Or, ces aspirations ont en nous leurs racines ; elles viennent des profondeurs
mêmes de notre être ; il n‟y a donc rien hors de nous qui puisse en rendre compte. D‟ailleurs, elles sont déjà
religieuses par elles-mêmes ; la société idéale suppose donc la religion, loin de pouvoir l‟expliquer ». Durkheim,
E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre troisième, pp. 396-7, Document numérique, Jean-Marie
Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-Émile Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi.
83
un stade primitif de développement, la morale puise son efficacité dans les pratiques cultuelles
enfantées par la religion. Ce serait grâce à la tenue périodique du culte que la société parvient à se
représenter elle-même au niveau de la conscience morale. Cette interprétation repose sur le
caractère symbolique qui appartient aux pratiques cultuelles. À en croire Durkheim, l‟inviolabilité
des commandements moraux serait le fruit de cette opération symbolique, dont les formes
élémentaires de la religion constituent la manifestation la plus primitive. Par conséquent, la validité
des normes morales relèverait, en dernier ressort, d‟un consensus normatif que l‟individu éprouve
sous la forme d‟un ensemble de représentations partagées par la collectivité tout entière. Le concept
de conscience collective désigne cet ensemble de représentations qui participent de la constitution
normative de l‟ordre social. Il désigne, du reste, des solidarités qui se trouvent à l‟origine de toute
espèce d‟expérience sociale.
L‟importance sociologique du culte réside, en conséquence, dans sa capacité à ancrer des
dispositions comportementales dans la subjectivité. Il ne faut surtout pas faire abstraction d‟un autre
volet de l‟explication durkheimienne, à savoir le déploiement rituel de cette opération. C‟est par le
biais du rite que la société réussit à récréer les solidarités sociales sur lesquelles elle s‟érige.
Autrement dit, la vitalité de la conscience collective dépendrait d‟une pratique symbolique réalisée
à répétition. Habermas étudie la théorie durkheimienne dans le but d‟étayer cette hypothèse : le
symbolisme serait à la base de la formation de solidarités sociales et de l‟introjection des normes.
Certes, ces processus n‟opèrent plus par l‟intermédiaire de la pratique rituelle. Aussi séculières
soient-elles, tant la reproduction légitime de l‟ordres social que la socialisation des individus
nécessitent la force motrice du symbolisme. L‟attention que Habermas accorde à la pensée
durkheimienne s‟explique donc par le fait que celle-ci comprend ces processus dans les termes
d‟une théorie évolutive de la société. Ainsi la théorie sociale peut-elle avancer l‟hypothèse
suivante : il existerait une corrélation entre les structures d‟une société et le type caractéristique
d‟intégration sociale qui s‟y accomplit. Alors que la religion remplit un rôle décisif dans les sociétés
primitives Ŕ que Durkheim nomme sociétés segmentaires Ŕ, l‟intégration sociale dans les sociétés
modernes obéit à la division du travail social. Au sein de ces dernières, la religion perd de sa force
intégrative au profit d‟une coordination comportementale basée sur les impératifs fonctionnels de la
division du travail. De ce fait, on assiste dans les sociétés modernes à un affaiblissement de la
conscience collective. Toutefois, s‟il est vrai que dans les sociétés modernes les valeurs deviennent
problématiques, il faudrait tout de même avouer qu‟une intégration d‟ordre normatif y a lieu, et que
celle-ci dépend d‟une exigence d‟ordre fonctionnel.
Durkheim voit dans la naissance d‟un régime de droit civil une preuve de cette présomption.
84
L‟obéissance aux lois présuppose, comme on l‟a vu, la reconnaissance et l‟acceptation de la validité
que renferment les normes instituées. Bien que les lois n‟engagent pas la motivation à la manière
des préceptes religieux, Durkheim considère que les acteurs sociaux y retrouveraient une image
idéalisée de la société, qui est à l‟origine de la formation des solidarités sociales. Dans les sociétés
modernes, c‟est sur le principe de la volonté générale que repose la prétention à la justesse
normative du droit. Par l‟institutionnalisation délibérative des normes, conclut Durkheim, le droit
viendrait se juxtaposer à la société de fait. L‟émergence d‟un régime de droit privé attesterait, par
ailleurs, de la collaboration que nécessite la division du travail social. Les contrats de propriété et de
travail témoignerait ainsi d‟une coordination comportementale qui n‟est plus ancrée dans sa racine
religieuse.
Habermas s‟approprie la théorie durkheimienne du symbolisme pour l‟adapter au contexte
socioculturel des sociétés contemporaines. Traduite dans le langage de la théorie habermasienne, la
pensée de Durkheim peut être exprimée de la manière suivante : la nature symbolique du langage
fait en sorte que les individus peuvent créer des relations significatives entre eux et agir
conséquemment en conformité avec des principes normatifs reconnus de manière intersubjective.
De ce fait, il n‟y aurait pas de solution de continuité entre les sociétés segmentaires et les sociétés
modernes, où prédomine une division fonctionnelle du travail. L‟avènement des sociétés modernes
s‟expliquerait donc par la libération du potentiel de rationalisation que recèle l‟agir
communicationnel. Habermas avance le concept de mise en langage du sacré97
pour expliquer les
transformations que subit la solidarité collective dans les sociétés modernes. L‟intégration sociale
qui s‟y réalise relève de l‟utilisation réflexive de la communication langagière. Cette dernière
constitue un vecteur de l‟agir humain, qui se manifeste notamment dans l‟accroissement du degré
de liberté dont jouissent les individus au sein des sociétés modernes. Dans la mesure où l‟agir
humain est affranchi de la force contraignante de la religion, l‟institutionnalisation des normes
dépendra seulement de la force illocutoire de la parole orientée vers l‟intercompréhension.
Autrement dit, on assiste dans les sociétés modernes à une séparation progressive entre les
contextes d‟effectuation de l‟intercompréhension (le rite, les images du monde et la communication
réflexive) et les conditions de validité du discours (vérité, sincérité et justesse normative). Cette
séparation confère un sens plus abstrait à l‟intégration sociale, en ceci qu‟elle ne relèvera plus des
contextes concrets de signification. Dans les mots de notre auteur :
« La tendance à généraliser les valeurs suscite deux tendances contraires au plan de
l‟interaction. Plus la généralisation des motivations et des valeurs progresse, plus l‟agir
97 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 87 sq.
85
communicationnel se détache des modèles concrets de comportement normatif, venus de la
tradition. Avec cette disjonction, le poids de l‟intégration sociale passe de plus en plus d‟un
consensus enraciné dans la religion aux processus consensuels liés au langage. L‟inversion des
pôles qui transfère la coordination de l‟action au mécanisme de l‟intercompréhension, fait que
les structures universelles de l‟action orientée vers l‟intercompréhension se manifestent avec
une pureté de plus en plus grande. C‟est pourquoi la généralisation de valeurs est une condition
nécessaire pour libérer le potentiel de rationalité présent dans l‟agir communicationnel. Déjà, ce
seul point nous autorise à voir dans le développement du droit et de la morale […] un aspect de
la rationalisation du monde vécu. »98
Outre la thèse sur la mise en langage de l‟agir communicationnel, cette citation est révélatrice de
la lecture que fait Habermas de la théorie durkheimienne. Selon Habermas, Durkheim se serait
heurté au problème suivant : si la division du travail occupe à l‟heure actuelle la place qui
appartenait naguère à la conscience collective, il faudrait bien s‟attendre à ce qu‟une société
intégrée sur le plan du travail fournisse un nouvel ensemble de normes contraignantes. Durkheim
soutient, en effet, que la division du travail déclenche la formation d‟une solidarité sociale qui
repose sur la complémentarité des rôles exercés au sein de la société. Que la religion perde de sa
force n‟est donc pas une cause de désintégration sociale. Bien au contraire, une nouvelle sorte de
solidarité devrait émerger par suite de l‟interdépendance que suscite la différenciation fonctionnelle.
Pour démontrer son propos, Durkheim utilise une analogie biologique : dans le contexte des
sociétés modernes, on peut comparer l‟État à une espèce d‟organe central, qui, à la manière du
système nerveux, a pour fonction de coordonner les opérations d‟autres sphères sociales. Or, bien
que centre névralgique, l‟État dépend à son tour de ces dernières. Cette interdépendance est
cependant asymétrique, puisque c‟est l‟État qui doit régler les conflits d‟intérêt que soulève l‟agir
des différentes organisations sociales, soient-elles professionnelles ou citoyennes. Pour y parvenir,
l‟État doit veiller à la sauvegarde d‟un ordre civil, dans lequel se manifesterait, selon Durkheim, la
cohésion sociale caractéristique des sociétés modernes.
À y regarder de près, l‟hypothèse de Durkheim s‟avère dépourvue d‟évidence empirique. Avec
l‟avènement de l‟économie industrielle, la solidarité sociale a subi de grandes transformations. La
manifestation typique en serait, d‟après Durkheim, l‟éclosion de dispositions anomiques chez les
individus. Ceci soulève l‟interrogation suivante : comment expliquer le fait que la division du
travail soit à la fois une source d‟anomie et de solidarité sociale ? Sur ce point, Habermas se
rapproche du marxisme wébérien : le processus de rationalisation entraîne une série de phénomènes
paradoxaux, dont l‟anomie, l‟érosion des traditions culturelles et les psychopathologies, lesquels
s‟expliquent notamment par le bouleversement des formes traditionnelles de vie en Europe à
98 Ibid., p. 197.
86
l‟époque du capitalisme industriel. Parfois fort douloureuses, ces expériences de transformation
doivent être interprétées par la théorie sociale. À l‟instar de Durkheim, Habermas tente d‟explorer
l‟hypothèse suivante : toute forme de vie collective repose sur un consensus d‟arrière-plan
permettant d‟attribuer, de manière a-problématique et pré-catégorielle, sens et validité aux
expériences que l‟on vit au quotidien. De ce fait, l‟agir en conformité aux normes relèverait de la
possibilité d‟avoir accès à un ensemble de références sémantiques communes. Le monde
socioculturel témoigne ainsi d‟une constitution intersubjective, qui relève de la capacité réflexive de
la communication langagière. Toutefois, ce consensus d‟arrière-plan devient à présent
problématique à cause précisément de la division du travail Ŕ ou, si l‟on préfère, à cause du
caractère systémique qu‟adoptent l‟économie capitaliste et la domination étatique. Pour cette raison,
Habermas considère pertinents les apports de la théorie sociologique des systèmes. Celle-ci vient
compléter une théorie de la société étayée jusqu‟ici en termes communicationnels.
V. La théorie des médiums chez Parsons
Il faut revenir maintenant sur la théorie de Talcott Parsons. Comme on l‟a vu plus haut, le
schéma AGIL permet d‟octroyer une signification fonctionnelle aux normes sociales : elles seraient
l‟expression institutionnelle d‟un ensemble de valeurs socioculturelles répandues et partagées parmi
les membres d‟une collectivité. Dans le cadre du modèle parsonien, la fonction que remplissent les
valeurs s‟avère décisive pour les sociétés, car elles déterminent le type d‟intégration qui y a lieu. À
cet égard, il faut remarquer que la théorie de Parsons porte le sceau du monde socioculturel qu‟il a
connu. Parsons explique le processus de formation des sociétés modernes en ayant recours à une
typologie axiologique nommée pattern variables.99
Ainsi, une société proprement moderne se
caractériserait par le fait de véhiculer une série distincte de valeurs, en l‟occurrence : la neutralité
affective ; la spécificité ; l‟universalisme ; l‟octroi de gratifications sur la base de la performance ; et
l‟individualité. La promotion de ces valeurs permettrait de stabiliser des attentes comportementales
qui se rattachent à l‟exécution de rôles complémentaires. Par exemple, on peut espérer qu‟un
médecin adoptera une disposition affectivement neutre lors d‟un entretien avec un patient. Son
travail devra être évalué par ses compétences et les résultats atteints, quels que soient l‟origine
99 Cette stratégie catégoriale remonte à la sociologie de Ferdinand Tönnies. Tönnies tente d‟expliquer l‟avènement
des sociétés modernes à l‟aide de la dichotomie communauté/société. Parsons raffine cette dichotomie en
augmentant le nombre de distinctions pertinentes. De ce fait, chaque valeur propre aux sociétés modernes possède
une contrepartie qui s‟applique aux sociétés traditionnelles (ou prémodernes). Ainsi, les pattern variables seraient,
bien entendu, un ensemble de cinq dichotomies où la signification de chaque terme est déterminée de façon
relationnelle : affectivité / neutralité affective ; diffusion / spécificité ; particularisme / universalisme ; qualité
imputée / performance ; orientation vers la communauté / orientation vers soi-même. Voir Parsons, T., The Social
System, chapitre 2, op. cit.
87
ethnique, la nationalité ou le sexe du thérapeute. Inversement, un bon patient devra accepter les
suggestions du médecin en sachant qu‟il détient un savoir spécialisé du corps humain. Ainsi, bien
que les valeurs adoptent une forme de plus en plus abstraite, elles demeurent des ressources
indispensables pour l‟intégration sociale dans les sociétés modernes. Parsons considère que leur
signification est éminemment fonctionnelle, puisqu‟elles favorisent la coordination
comportementale entre les acteurs sociaux.
Selon Habermas, une telle compréhension des valeurs Ŕ et, par là même, de la culture Ŕ se heurte
à une difficulté majeure, soit l‟impossibilité de déterminer leur statut. À y regarder de près, on en
arrive à la conclusion que la théorie de Parsons opère une réification de la culture. En effet, Parsons
range le concept de valeur dans la catégorie des symboles expressifs. Pour lui, les symboles
expressifs constituent des objets au même titre que les entités physiques. Ancrée dans le paradigme
sujet-objet, la théorie de Parsons ne permet pas de reconnaître le caractère qui s‟accorde le mieux
avec les valeurs : celles-ci ne seraient pas le résultat des processus réussis d‟entente, mais de
ressources sémantiques résultant de l‟activité des systèmes fonctionnels.100
Selon Habermas, un tel
concept induit en erreur, car les valeurs font l‟objet des processus d‟internalisation et
d‟institutionnalisation, dont le but est de configurer les prédispositions comportementales des
individus. Du reste, il faut rappeler que Parsons adhère à la thèse durkheimienne sur l‟intégration
sociale. Comme on l‟a vu, les valeurs concourent à la formation des identités collectives. Parsons
conçoit les institutions de la société au point de vue de la solidarité sociale. L‟intégration sociale
relèverait, en conséquence, de la formation et de la reproduction des solidarités sociales. Ces
processus permettraient de consolider les rapports qui unissent les individus à une forme
particulière de vie.
Cette brève discussion éclaire, d‟après Habermas, le développement qu‟a connu la théorie des
systèmes. Pour rendre compte de l‟intégration sociale, Parsons aurait dû déterminer le statut
théorique qui appartient au concept de valeur. Sa prédilection pour un paradigme sociologique
objectiviste le mène à comprendre la nature des valeurs à l‟aide d‟une théorie des médiums
d’échange, que Habermas se réapproprie pour expliquer les phénomènes d‟anomie dont nous avons
100 Le concept de symbole expressif réfère à des éléments sémantiques que le sous-système culturel met à profit
pour que les individus puissent véhiculer certaines significations. Il s‟agit, à vrai dire, d‟une espèce particulière
de langage permettant d‟exprimer des messages qui ne trouveraient autrement pas d‟issu. Voir Parsons, T., The
Social System, p. 4, 1951. On peut penser, par exemple, à l‟argot ou au hip-hop. Ces exemples sont indicatifs de
la manière dont Parsons comprend le concept de valeur. Certes, dans la mesure où ils peuvent être façonnés
significativement par un acteur, l‟argot et le hip-hop peuvent bel et bien être tenus pour des objets. L‟objection
qu‟oppose Habermas tient à l‟impossibilité de traiter les valeurs de la même façon qu‟un objet physique. Pour
lui, cette compréhension des valeurs ferait violence à leur nature communicationnelle, notamment en des
contextes socioculturels où la tradition perd de sa force motivationnelle.
88
déjà parlé. Selon la lecture qu‟en fait Habermas, Parsons serait enclin à adopter une approche
strictement fonctionnaliste, qui néglige la dimension compréhensive de l‟analyse sociologique. Dès
lors, le sens subjectif des acteurs sociaux n‟entre plus en ligne de compte. Autrement dit, afin de
contourner la difficulté que pose la détermination du statut des valeurs, Parsons miserait sur une
théorie des média régulateurs (Steuerungsmedien). Cette théorie explique l‟intégration par le biais
d‟une approche excluant, de par ses linéaments théoriques mêmes, les processus
d‟intercompréhension qui mènent à la conclusion d‟ententes motivées rationnellement.
Qu‟est-ce qu‟un média régulateur ? Parsons conçoit ce concept en relevant certaines propriétés
de l‟argent. Ainsi, le terme média désignerait un langage spécialisé qui émerge dans un contexte
caractérisé par la différenciation fonctionnelle. Habermas nous informe que Parsons aurait poursuivi
ici une analogie entre grammaire et code : de même que le langage obéit à une grammaire fixant les
conditions d‟emploi et de construction d‟énoncés, de même les médias posséderaient un code
déterminant la façon dont ils doivent être utilisés. De ce fait, il faut comprendre le concept de média
comme un langage spécialisé permettant des échanges entre les différents systèmes de la société. Sa
particularité consiste en ceci : dans une société complexe, le média permet de congédier le recours à
la violence au profit d‟une coordination de l‟agir basée sur une codification des préférences
individuelles. Tout média dispose d‟un code à structure binaire qui réduit la complexité du choix.
En ce sens, Parsons affirme que les médias possèdent une structure symbolique qui les confère
d‟une grande capacité de généralisation. En d‟autres termes, les médias se révèlent efficaces dans
une gamme large de situations et permettent, pour cette raison, de réduire la complexité de la prise
des décisions.
Par exemple, les contrats de propriété et de travail codifient les conditions d‟usage de l‟argent.
Ce dernier témoigne d‟une circulation illimitée dans la société. En effet, la masse monétaire
favorise les transactions commerciales dans un contexte de rareté. Par ailleurs, l‟argent rend
possible l‟accomplissement de buts politiques, dans la mesure où les gouvernements ont par force
besoin d‟un budget raisonnable. L‟argent fournit aussi une motivation supplémentaire à la
réalisation d‟objectifs sociaux. Cela s‟explique par l‟augmentation de la capacité d‟acquisition (ou
la mise en place de mesures incitatives). De ce fait, l‟argent constitue une ressource systémique qui
facilite la communication entre les différents domaines de la société : elle touche à la fois le système
politique et la communauté sociétale. Enfin, l‟argent est capable de rompre la logique des jeux à
somme nulle : il est possible d‟augmenter le patrimoine par le biais des investissements et de la
valeur ajoutée. D‟après Parsons, le pouvoir, l‟influence et les obligations par les valeurs (value-
commitments) posséderaient également ces caractéristiques.
89
VI. La théorie des médiums chez Luhmann
Dans un article récemment paru, Daniel Chernilo défend la thèse suivante : on constate à présent
une convergence des théories contemporaines de la société vers un paradigme unique. À l‟instar de
Lakatos, le commentateur soutient que la théorie sociale est devenue un programme cumulatif de
recherche. En effet, elle s‟avère un élément crucial des théories de Parsons, Habermas et Luhmann,
bien que les prémisses diffèrent dans une forte mesure. De plus, chez les trois auteurs, la théorie des
médias renvoie à peu près à la même classe de considérations, en l‟occurrence aux principes de
différenciation et de reproduction des sociétés complexes. L‟interprétation de Chernilo met en
évidence la façon dont la sociologie a compris, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le
problème de la complexité. La théorie sociale a identifié le phénomène de la complexité à la
stabilisation d‟un type particulier de mécanisme symbolique dont le but est de faciliter la
reproduction de l‟ordre social. La mise en œuvre d‟un tel mécanisme s‟expliquerait en faisant appel
à une théorie évolutive de la société.101
Pour Luhmann, la théorie des médias représente un volet essentiel de la théorie de la société. Or,
à la différence de Parsons, il ne rattache pas l‟existence des médiums à la problématique de
l‟échange, mais à celle de la contingence. Comme on le sait, est contingent selon Luhmann tout ce
qui s‟avère non impossible et non nécessaire, c‟est-à-dire tout événement et toute entité admettant
« la possibilité du néant et l‟existence d‟autres possibilités ».102
Le concept de contingence permet,
par ailleurs, d‟augmenter le degré d‟abstraction de la théorie sociale, en ceci qu‟il ne préjuge pas de
l‟évolution expérimentée par les sociétés. Luhmann soutient qu‟aucune théorie ne pourrait prédire
l‟apparition de nouveaux mécanismes de coordination sociale. Pour cette raison, il est préférable
d‟adopter une disposition heuristique qui éclaire les conditions dans lesquelles émergent les médias.
Ainsi, Luhmann apporte des modifications significatives à la théorie de Parsons : les médias
s‟expliquent par le besoin de gérer la contingence qui découle des rapports humains par le biais de
la transmission codée de préférences.
Luhmann présuppose que les hommes ne possèdent qu‟une faible capacité pour traiter
101 Chernilo, D., The Theorization of Social Co-ordinations in Differentiated Societies : the Theory of Generalized
Symbolic Media in Parsons, Luhmann and Habermas dans British Journal of Sociology, Vol 53, Issue No 2,
(september 2002), pp. 431-49. 102 Luhmann, N., Generalized Media and the Problem of Contingency, p. 509 dans Explorations in General Theory
in Social Science, Jan J. Loubser, Rainer C. Baum, Andrew Effrat and Victor Meyer Lidz (ed.), Volume Two,
The Fress Press, New York, Collier Macmillan Publishers, London, 1976.
90
l‟information. Dans un contexte sociétal complexe, les médias constituent donc des mécanismes
facilitant la médiation des rapports humains qui se révèlent extrêmement fragiles et susceptibles
d‟être brisés en tout temps. Ceci s‟explique par le caractère contingent des rapports sociaux. Un
rapport de double contingence103
émerge par suite d‟une interaction entre deux êtres humains. On
se rappelle que la théorie des systèmes adopte à ce sujet une disposition théorique particulière, en
l‟occurrence l‟hypothèse que la communication constitue un phénomène fort improbable. Comme
on l‟a vu, l‟être humain est, pour Luhmann, un système psychique (autoréférentiel) fermé sur le
plan des opérations. De ce fait, les liens humains revêtiraient un caractère opaque. Ceci est le
fondement de la critique que Luhmann adresse à Parsons. Le sociologue de Bielefeld problématise
ainsi la thèse selon laquelle l‟ordre social reposerait sur la complémentarité comportementale qui
découle de l‟institutionnalisation de certaines valeurs. L‟analyse sociologique devrait plutôt scruter
la motivation qui émane des normes, c‟est-à-dire la force d‟obligation que celles-ci renferment.
Quoique plausible, la théorie parsonienne opérerait, à en croire Luhmann, une espèce de regressio
ad infinitum : le sens du devoir (oughtness) possède-t-il une nature normative ? Ou faudrait-il
supposer que l‟obligation constitue une norme d‟ordre supérieur ? Voici le contexte dans lequel
s‟inscrit une théorie des médias.
Luhmann recentre l‟intérêt théorique sur la notion d‟attente. La norme se caractérise par le fait
de mobiliser un type particulier d‟attente, de sorte que les individus tiennent à défendre la validité
d‟un certain comportement ou principe. En tant que structure sociale, les normes Ŕ soient-elles
morales, conventionnelles ou juridiques Ŕ ont pour fonction de stabiliser une orientation
comportementale distincte, à savoir : la détermination de l‟individu à agir en conformité avec les
préceptes institués. D‟après Luhmann, celle-ci n‟est qu‟un type particulier d‟attente. Il y en aurait
un autre type, que Luhmann appelle attente cognitive. La particularité de cette dernière réside dans
la disposition à apprendre des déceptions. À la différence des attentes normatives, les attentes
cognitives encouragent des processus d‟apprentissage, qui mènent à problématiser le caractère
contrefactuel des normes. Luhmann avance par là l‟hypothèse suivante : Parsons aurait privilégié un
concept normatif d‟intégration sociale. Afin d‟être opérationnels, les médias nécessiteraient une
base de légitimité suffisante. À l‟encontre de Parsons, Luhmann considère que les normes ne
possèdent qu‟une capacité restreinte d‟intégration sociale, qui se vérifie seulement dans le système
légal de la société. Sur ce point, Luhmann et Habermas proposent des interprétations divergentes : si
Habermas voit dans la théorie parsonienne des médias une forme de socialité dépourvue de normes,
Luhmann, quant à lui, estime que Parsons surestime l‟importance des normes au sein de la société.
103 Voir supra chapitre 2, sections II, III et IV.
91
Les différents médias emploieraient, selon Luhmann, l‟un de ces types d‟attente, afin de coordonner
significativement l‟action et l‟expérience humaines.
Luhmann insiste notamment sur le fait que la construction de la réalité est un processus
essentiellement sélectif. Que le monde ait un caractère contingent signifie qu‟il dépend d‟une
sélection. Le modèle de la sélection repose sur la possibilité du choix : les systèmes doivent faire
face à une contrainte de sélection, du fait qu‟ils se retrouvent dans un environnement
hypercomplexe.104
Malgré la facticité du choix, un éventail de possibilités demeure disponible pour
les systèmes. En d‟autres mots, on pourrait dire que le choix ne détruit pas la complexité ; il
possède, au contraire, la capacité de réorganiser la complexité de façon à coordonner l‟agir et
l‟expérience humaines, et ce, d‟une façon à la fois significative et distincte pour chaque système de
la société. Que faut-il entendre par là ? Chez Luhmann, le concept de sens vise la manière dont les
systèmes psychiques et sociaux traitent une réalité complexe par le moyen des sélections. Comme
on l‟a vu, Luhmann développe un outil théorique, qu‟il nomme observation105
, pour déterminer les
conditions dans lesquelles s‟opère une réduction de la complexité. De ce fait, observer une sélection
doit présupposer un système de référence, c‟est-à-dire un observateur qui entretient un rapport
sélectif avec la réalité. Un système attribue significativement une sélection soit à son propre régime
d‟activité, soit aux événements se déroulant dans son environnement. Les concepts d‟action et
d‟expérience désignent respectivement ces deux possibilités. En conséquence, l‟action et
l‟expérience proviennent d‟une utilisation productive du sens, c‟est-à-dire d‟une administration de
l‟autoréférence et de l‟alter-référence permettant de poursuivre l‟autopoïèse du système. En somme,
la distinction entre l‟action et l‟expérience découle d‟une faculté que seules la communication et la
conscience possèdent.
Selon Luhmann, il est nécessaire de comprendre l‟émergence de médias en ayant recours à une
théorie évolutive de la société. La capacité d‟orienter la sélection d‟après la différence entre l‟action
et l‟expérience s‟avère, de ce fait, un acquis évolutif. Dans un texte encore programmatique,
Luhmann suggère que l‟emploi de la différence en question s‟explique par l‟effondrement d‟une
vision religieuse du monde.106
Depuis le XVIIe siècle, la société européenne a connu une
104 Il faut rappeler que l‟environnement n‟exerce aucune influence causale sur le système. Eu égard du
principe de la fermeture sur le plan des opérations, on peut affirmer seulement que l‟environnement déclenche
certaines opérations dans le système pouvant mener à un changement d‟état. On ne saurait insister assez sur
ceci. 105 Voir chapitre 1, pages 16-22. 106 « […] when considering the communication medium of religion, the feature of individual self-selection still
remains significant because it points to a peculiar difficulty. With other successful communications media, one
can differentiate between experience and action. It is questionable if this can be done with reference to religious
self-commitment. Since classical times, religious experience has been internalized. This internalized experience
92
différenciation fonctionnelle progressive, dans laquelle l‟art, la science, l‟économie, la politique et
le système familial trouvent leur origine. L‟invention de l‟imprimerie représente, aux yeux de
Luhmann, un événement majeur dans l‟histoire européenne, puisqu‟elle libéra un potentiel
sémantique jusqu‟alors inusité. En effet, Luhmann considère que la massification de l‟imprimerie
constitue une impulsion décisive à la formation de la pensée critique, laquelle ébranla la force
structurante que détenait, à l‟époque, la dogmatique religieuse. Si les médias sont censés venir en
aide à la communication, et que celle-ci doit affronter les risques de blocage que pose la complexité,
on ne peut plus défendre la thèse selon laquelle les médias seraient, comme estime Parsons, une
sorte de langage spécialisé. Pour Luhmann, les médiums de diffusion (Verbreitungsmedien), telles la
presse écrite et, plus tard, les technologies de l‟information, saccadèrent la stabilité d‟une
communication qui s‟était déployée jusque-là par voie orale. En effet, l‟écriture rompt l‟ancrage
spatio-temporel de la communication, car elle possède la capacité de surmonter les barrières que
constituent le temps et de la distance géographique.
Toutefois, la communication n‟est pas immunisée contre tout risque de blocage. Luhmann utilise
une image assez éloquente pour décrire le phénomène communicationnel sous une perspective
évolutive. L‟évolution de la communication, soutient-il, évoque un système hydraulique qui doit
redistribuer la pression à plusieurs endroits afin d‟assurer la continuité de sa fonction.107
Malgré leur
capacité à surmonter les distances spatio-temporelles, les médias de diffusion enclenchent une
nouvelle difficulté à la gestion de la double contingence, à savoir l‟acceptation de sélections
véhiculées par la communication langagière. De par sa nature même l‟utilisation du langage tend à
multiplier de façon chaotique les possibilités du réel. C‟est dans ce contexte qu‟il faut comprendre
le rôle que jouent les médias dans la théorie des systèmes : ceux-ci se révèlent être des
généralisations symboliques dotées de la faculté de réduire la complexité et, en conséquence, de
mettre un frein à la contingence du choix.
« The need to differentiate experience and action emerges with the increasing complexity
and contingency of social life. […] These media [truth, love, money and power], however,
remain at the level of the social system “institutionalized improbabilities”. They are improbable
has been “subjectivized” in modern times. Both these phenomena must be seen as reactions to the differentiation
of media within society. They attempt a greater separation of experience and action with greater mutual
indifference. The problematic nature of this attempt solution is obvious. If self-commitment means
differentiation of identity for social as well as personal systems, and if identity is always contingent identity-of-
the-system-in-its-environment, then the establishment of identity requires attribution as both as experience and
action. One cannot select and identity for a system without at the same time selecting a relevant environment
and vice versa. The binary schema of attribution to either system or environment already presupposes the
constitution if the system in an ordered environment. It cannot be applied to the constituting processes
themselves. » Luhmann, N., Religious Dogmatics and the Evolution of Societies, p. 48, Edwin Mellen Press,
New York and Toronto, 1984. 107 Luhmann, N., Systèmes sociaux, p. 208.
93
because they presuppose a differentiation of experience and action which lacks a sufficient base
in the psychic systems. Media are, furthermore, supposed to bring about improbable
connections of choices; they also are generalized, specialized, and function as routine selection
of problem cases. They presuppose very complicated institutional arrangements for information
selection, organization of role support, neutralization of dysfunctions, and so on. Only in social
systems can improbable selection chains become expectable and reliable performance. »108
Luhmann comprend l‟évolution de la société à partir de trois mécanismes systémiques, à savoir :
la variation, la sélection et la stabilisation. Chacun d‟entre eux remplit une fonction particulière.
L‟évolution sociale présuppose, premièrement, des mécanismes de variation. Ces derniers se
caractérisent par le fait d‟accroître le nombre de possibilités disponibles. Par ailleurs, il est
nécessaire qu‟il y ait des mécanismes de sélection afin de mettre en œuvre des structures
systémiques qui assurent la continuité du cycle communicationnel. Finalement, Luhmann fait
référence aux mécanismes de stabilisation, dont la fonction est de garantir l‟usage à répétition des
possibilités sélectionnées précédemment. La fonction de variation est réalisée par le langage ; celle
de sélection, par les médias ; et celle de stabilisation, par les systèmes de la société à caractère
fonctionnel.
Nous pouvons maintenant reprendre la thèse avancée ci-dessus. Les médias émergent dans la
réalité sociale pour diminuer la contingence de l‟agir humain. Pour ce faire, ils utilisent la
codification de préférences au moyen d‟un schéma binaire que Luhmann appelle code. Chaque
média possède un code spécifique qui renvoie à deux valeurs : l‟une positive, l‟autre négative. La
structure binaire des codes permet de classer les préférences des acteurs participant à la
communication sociale, de sorte que les sélections rattachées à la valeur positive du code seront
acceptées, tandis que celles rattachées à la valeur négative du code seront refusées. Par acceptation,
Luhmann entend la décision de tenir une sélection pour prémisse d‟une autre décision à prendre
ultérieurement. On peut penser, par exemple, à la vérité. En tant que média institutionnalisé au sein
de la communauté scientifique, la vérité permet de différencier les contributions apportées par les
chercheurs d‟après une distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux. De ce fait, les projets de
recherche dont les conclusions se révèlent fausses seront écartés, c‟est-à-dire qu‟ils ne seront pas
tenus pour prémisses valables par les spécialistes d‟un champ de spécialisation donné. En revanche,
les hypothèses validées seront prises en considération comme des acquis pour les recherches à
venir.
Le recours aux codes facilite la généralisation des actions et des expériences de manière à rendre
plus vraisemblable l‟acceptation de la communication. Ainsi, les médias peuvent faire abstraction
108 Luhmann, N., Generalized Media and the Problem of Contingency, op. cit., p. 518.
94
du contenu concret qui se rattache aux offres communicationnelles. À vrai dire, peu importe ce que
l‟on fait avec l‟argent, le pouvoir, l‟amour, l‟art ou la vérité ; les médias demeurent indifférents par
rapport au contenu de la communication. Par contre, le modèle de sélection qu‟ils emploient
constitue un élément fort important. Comme résultat de l‟évolution sociale, chaque média s‟est
différencié afin de régler une sphère particulière de coordination, que Luhmann désigne par le terme
constellation sélective. La vérité règle la transmission d‟expériences significatives que l‟on a du
monde physico-chimique. Pour ce faire, la vérité mobilise une attente cognitive : la science rejette
toute espèce de certitude obtenue de manière dogmatique ou subjective. Elle commande, en
revanche, la réalisation d‟une recherche dont les résultats doivent être soumis à une vérification
d‟ordre expérimental. Les valeurs (value commitments) font de même, quoiqu‟à l‟aide d‟une attente
normative : elle prépare une expérience par l‟intermédiaire d‟une sélection que l‟on attribue à
quelqu‟un d‟autre. Ainsi est-il possible de généraliser une expérience que l‟on vit à titre personnel.
En d‟autres termes, les valeurs fournissent une médiation significative pour l‟expérience : elles sont
inculquées dans le but d‟orienter sensément les vécus expérimentés de manière intime. C‟est ainsi
que les expériences deviennent un thème de la communication sociale.
L‟amour et l‟influence coordonnent une constellation autre, soit celle de préparer une action par
l‟intermédiaire d‟une expérience. Dans la tradition européenne, l‟amour adopta, premièrement, la
forme d‟une vertu civique. D‟une part, il avait pour fonction de rassembler les membres d‟une
communauté politique dans le monde socioculturel de la Grèce antique. D‟autre part, le monde
moderne vit émerger un média particulier, dont l‟efficacité repose sur l‟élection d‟une personne
pour amorcer un projet de vie commun. Le premier témoignage que l‟on a de l‟amour moderne
provient du XIVe siècle. Luhmann décrit la naissance de ce média en ayant recours à la sémantique
de la passion. En effet, l‟amour courtois a moins trait à un projet de vie en couple, qu‟à une passion
vécue au dam de toute espèce d‟engagement. Même si cette forme subsiste dans la littérature et
l‟érotisme, l‟amour perd de sa force passionnelle afin de gagner en stabilité. La passion cesse de
symboliser l‟amour au profit d‟une compréhension mutuelle basée sur l‟identification d‟un
partenaire auprès duquel l‟on pourra entreprendre un projet de vie, avoir des enfants et partager une
intimité. Par ailleurs, l‟influence prend le relais de l‟amour sur la place publique. Il s‟agit d‟orienter
la prise de décisions à partir d‟une expérience significative. Tant l‟amour que l‟influence font usage
d‟une attente normative : c‟est la raison pour laquelle on a tendance à croire que l‟amour est disparu
lorsque la passion commence à s‟épuiser. De même, il faut une certaine assurance pour utiliser
l‟influence : à l‟évidence, il serait difficile de motiver une action quelconque en raison d‟une
expérience mondaine.
95
L‟argent et l‟art règlent la constellation inverse, en l‟occurrence celle de préparer une expérience
par l‟intermédiaire d‟une action. D‟une part, l‟argent motive une acceptation non problématique des
décisions prises dans l‟environnement : peu importe les raisons qui mènent les clients à acheter des
biens superflus. L‟argent symbolise les besoins des individus, quels qu‟ils soient, et fournit par là
même un moyen permettant de les satisfaire. D‟ autre part, l‟art suscite un vécu par le biais d‟une
action expressive. On peut penser, par exemple, au graffiti : il est une sorte d‟intervention dans
l‟espace urbain qui s‟opère dans le but de problématiser l‟aménagement de la ville. Si la fonction de
l‟argent consiste à coordonner la production et l‟échange de biens et de services, l‟art cherche, en
revanche, à mettre en évidence le caractère contingent Ŕ et donc modifiable Ŕ qui appartient au réel.
Le pouvoir sert à coordonner les actions des individus. Il constitue un mécanisme permettant de
motiver une action par suite d‟une autre action. Le pouvoir mobilise une attente cognitive : on
accepte de se soumettre à celui qui détient le pouvoir, puisque l‟on sait qu‟il pourrait employer de
moyens de coercition physique. Luhmann a été influencé décisivement par la tradition qui va de
Hobbes jusqu‟à Parsons, en passant par Max Weber. Au regard de cette tradition, le pouvoir consiste
à éviter les désagréments provoqués par l‟utilisation de la violence, et ce, aussi pour celui qui en
détient les moyens. De ce fait, on peut comprendre le pouvoir comme la capacité à déterminer le
comportement d‟autrui en fonction de desseins qui lui sont étrangers.
Avant de terminer, il est nécessaire de répondre à la question suivante : quelles conditions
doivent concourir pour que les médias puissent constituer des structures durables ? À ce sujet,
Luhmann indique qu‟il faut tenir compte de trois classes de considérations, à savoir : a) la capacité
de généralisation des médias ; b) le rapport entre l‟émergence des médiums et la formation de
systèmes ; et c) la nature réflexive des médias.
a) Estelle Ferraresse a fait valoir, à juste titre, que les médiums ne trouvent pas leur finalité en
eux-mêmes, mais en ce qu‟ils représentent.109
Comme on l‟a vu, Luhmann soutient que le sens
opère par l‟entremise de généralisations symboliques qui permettent de repérer facilement les règles
de sélection employées par les systèmes. Un média couronné de succès est, par conséquent, celui
qui réussit à symboliser les différents niveaux dans lesquels se déploie son fonctionnement.
Luhmann soutient que les médias opèrent à trois niveaux : le niveau communicationnel, le niveau
symbiotique et le niveau de la motivation. Au niveau communicationnel, les médiums doivent forger
une ressource sémantique favorisant l‟identification d‟une constellation sélective particulière.
Comme on le sait, Luhmann désigne un telle ressource par le terme code. Au niveau symbiotique,
109 Ferrarese, E., Niklas Luhmann. Une introduction, p. 153, Agora, France, 2007.
96
les médiums doivent être en mesure de symboliser le lien qui unit la communication avec le corps
humain. Luhmann considère le corps sous l‟angle de sa nature plastique, laquelle favorise
l‟adaptation des processus organiques vis-à-vis d‟un environnement qui présente des conditions
variables. Les médiums procurent par là un appui organique facilitant l‟acceptation des offres
communicationnelles : la science et l‟art font appel à la perception ; l‟amour, à la sexualité ;
l‟argent, aux besoins enracinés dans la constitution physique des individus ; et le pouvoir, à la
violence. Par contre, il manque aux valeurs et à l‟influence une dimension symbiotique renforçant la
coordination de l‟expérience et de l‟action. Finalement, le succès que les médias ont connu au fil de
l‟évolution sociale s‟explique de par leur faculté à engager la motivation des acteurs : le renvoi aux
codes et au corps humain présente les constellations sélectives comme si elles relevaient de la
volonté des hommes, c‟est-à-dire comme si elles étaient résultat d‟un acte librement choisi. Du
reste, les médias renforcent leur constellation sélective en établissant des contraintes à
l‟autosatisfaction. Au sein des sociétés modernes, l‟autarcie devient une possibilité quasiment
impraticable ; l‟onanisme est confiné à une étape primaire de la sexualité ; et les certitudes obtenues
par voies introspectives sont discréditées.
b) En outre, l‟émergence des médias est corrélée à la formation des systèmes de communication
et aux rapports que ces derniers entretiennent avec les systèmes qui font partie de leur
environnement. Si les valeurs et l‟influence ne possèdent qu‟une faible force de généralisation, la
raison en est Ŕ outre le manque de base symbiotique Ŕ l‟inexistence d‟un système de
communication auquel elles peuvent se rattacher spécifiquement. La disponibilité des médias tient à
la base structurale des systèmes. Que l‟on pense, par exemple, à la possibilité de solliciter un prêt
hypothécaire si les banques faisaient défaut. Chaque média nécessite toute une série de conditions
institutionnelles permettant la continuité de sa fonction. Il est nécessaire, cependant, de nuancer
cette affirmation pour interpréter correctement la théorie des systèmes. Luhmann suggère que les
médias ne résultent pas nécessairement de la différenciation systémique. Bien au contraire, il serait
plus adéquat d‟inverser ce rapport afin d‟examiner la différenciation des systèmes au regard des
prestations fournies par les médias. En fait, le rapport entre système et média est complexe : il
s‟établirait entre eux une espèce d‟interdépendance. Si les médiums sont des mécanismes de
sélection, cela implique qu‟ils possèdent la faculté de sélectionner les structures les plus aptes à
favoriser la coordination de l‟agir. Or ce sont les systèmes qui peuvent stabiliser une fonction, non
pas les médias. Cette interdépendance peut être résumée de la façon suivante : d‟une part, les
médias nécessitent un appui systémique Ŕ à la fois communicationnel, symbiotique et motivationnel
Ŕ qui leur permet de stabiliser une structure référentielle ; d‟autre part, les systèmes nécessitent des
97
généralisations symboliques qui leur permettent de maintenir leur autopoïèse en œuvre. L‟évolution
sociale montre que tout système est parvenu à stabiliser seulement un mécanisme de sélection, et
que la fonction de ce dernier consiste à réduire la complexité.
c) Aussi l‟émergence des médias dépend-elle de leur capacité à déployer un régime d‟activité
réflexive. Luhmann utilise un concept de réflexion qui renvoi à celui de processus. Un média opère
réflexivement quand il est capable d‟enchaîner de manière autoréférentielle les processus qu‟il
commande. On peut exprimer ceci différemment : un processus réflexif est celui qui applique sur
lui-même les opérations qui lui sont constitutives. L‟histoire européenne témoigne de nombreux
processus réflexifs, dont la naissance de l‟économie financière, les révolutions scientifiques, la
création artistique et le rule of law. À l‟heure actuelle, l‟économie compte sur un ensemble fort
sophistiqué d‟outils permettant d‟utiliser d‟importantes sommes d‟argent, sans en être le
propriétaire pour autant. De même, les révolutions scientifiques, au sens de Kuhn, mettent en relief
le fait que le discours épistémologique ne relève d‟aucun principe qui lui soit extérieur. Dès lors, la
vérité scientifique trouve son origine dans la codification méthodologique d‟énoncés assertoriques.
Pour sa part, la création artistique constitue également une sphère réflexive de la société moderne.
Au cours du XXe siècle, on constate que l‟art s‟est livré à la production d‟un discours voulant
problématiser les conditions dans lesquelles se déroule la création artistique. À cet égard, la figure
de Marcel Duchamp est symptomatique. Quant au pouvoir, on peut aussi bien soutenir qu‟il met en
œuvre des processus réflexifs. Aussi sanglante puisse-t-elle être parfois, l‟utilisation du pouvoir est
contrainte à respecter des dispositions légales. Cette tendance s‟est vue renforcée par la
mondialisation. Désormais, les dictatures font l‟objet d‟un examen sévère de la part des espaces
publics déployés à l‟échelle planétaire.
Chapitre 4
Le monde vécu et son rapport avec l‟agir communicationnel
Comprendre le projet que Habermas développe dans sa TAC exige de reconstruire préalablement
les thèses fondamentales de la sociologie classique. Nous avons satisfait cette exigence au chapitre
précédent. En voici le bilan : tant la théorie de l‟action que la théorie des systèmes font preuve de
certaines insuffisances sur le plan de la construction conceptuelle et quant à leurs conclusions. Nous
avons souligné, premièrement, que la théorie de Weber néglige la dimension communicationnelle
qui appartient aux processus de rationalisation. Étant parti d‟un modèle monologique, l‟auteur de
l‟Éthique protestante en arrive à un diagnostic fort pessimiste de l‟époque contemporaine.
Deuxièmement, nous avons fait référence à la thèse durkheimienne sur l‟origine sacrée du
symbolisme et de la formation de solidarités sociales. Comme on le sait, Habermas s‟approprie la
théorie durkheimienne dans le but de montrer que toute espèce d‟ordre de vie présuppose un
consensus normatif fondamental. De ce fait, l‟agir en conformité aux normes actualise des
opérations symboliques qui y renvoient. Selon Habermas, l‟hypothèse sur la normativité qui devrait
découler de la division du travail social paraît cependant moins convaincante. Notre auteur soutient
que celle-ci est, à vrai dire, dépourvue d‟appui empirique. Bien au contraire, la division du travail
semble être à l‟origine de l‟éclosion de toute une série de pathologies sociales, que Durkheim tenta
de décrire, quoique de manière peu satisfaisante, par le concept d‟anomie. Finalement, nous avons
discuté la théorie systémique de Parsons. Habermas met en relief que la sociologie de Parsons
privilégie un concept systémique d‟action sociale, dont la formulation tardive fait appel à une
théorie des médiums symboliques d‟échange. Ce faisant, Parsons conclut que, à l‟heure actuelle,
seule la théorie des systèmes peut rendre compte des sociétés ayant atteint un degré fort élevé de
complexité. Or, comme Habermas le souligne à juste titre, une telle avenue théorique adopte une
perspective objectiviste qui fait abstraction de la prise de position effectuée par les individus à
l‟égard de l‟ensemble de normes et d‟institutions réglant leur vie commune. On peut exprimer cette
objection différemment. Si la société n‟était qu‟un ensemble de mécanismes systémiques, comment
serait-il possible de réclamer une légitimité quelconque pour ses institutions ? Qu‟il s‟agisse des
théories de l‟action ou des théories des systèmes, les auteurs classiques de la sociologie, y compris
Parsons, ne sont pas en mesure de dresser un portrait vraisemblable de la société contemporaine.
Comme on l‟a remarqué ci-dessus, la formulation une théorie sociale générale nécessite à présent
une collaboration interdisciplinaire : Habermas fait appel à la philosophie et à la sociologie pour
relever ce défi. Pour ce faire, Habermas fait usage d‟un concept appartenant à la tradition
100
phénoménologique qui remonte jusqu‟à Husserl, en l‟occurrence celui de monde vécu (Lebenswelt).
Dans ce chapitre, nous examinerons le rôle du concept de monde vécu dans la théorie de l‟agir
communicationnel. Celui-ci vient parachever un concept d‟activité communicationnelle développé
jusqu‟ici dans le cadre de la philosophie du langage. Habermas reformule les thèses centrales de la
sociologie phénoménologique de Schütz pour reconstruire, de façon pragmatique, la signification
intuitive que les sujets octroient à leur expérience quotidienne du monde (I). Ceci lui permet
d‟inscrire la pratique communicationnelle dans l‟évolution des sociétés, et de la considérer à juste
titre comme un vecteur de rationalisation (II). Une rationalisation d‟ordre communicationnel est à
comprendre dans le sens de ce que Habermas appelle reproduction symbolique du monde vécu. En
effet, la rationalité communicationnelle se vérifie dans trois processus de reproduction distincts, en
l‟occurrence la transmission réflexive des traditions culturelles, la légitimation des ordres de vie et
la formation critique de la personnalité (III). Or, Habermas est tout à fait conscient que cette
stratégie conceptuelle comporte quelques limites. Les sociétés modernes comportent, bien entendu,
une dimension systémique que notre auteur tente d‟appréhender par le biais d‟une théorie des
médias. Habermas estime, pour cette raison, qu‟il est nécessaire de formuler une théorie sociale à
deux niveaux expliquant la formation de mécanismes systémiques dans les termes d‟une théorie
évolutive de la société (IV). Finalement, nous présenterons la notion de colonisation du monde
vécu. Habermas tente par là de se réapproprier les thèses de la perte de liberté et de la perte de sens
avancées par Weber. Toutefois, il considère qu‟il faut faire appel à une interprétation critique de la
sociologie wébérienne telle que formulée par Luckacs. De ce fait, Habermas infléchit la
signification d‟une théorie critique de la société : désormais, celle-ci aura pour but d‟éclairer les
troubles expérimentés par la reproduction symbolique qui découlent de l‟élargissement du domaine
opérationnel de l‟économie capitaliste et des bureaucraties étatiques dans la modernité avancée
(VI).
I. Le concept de monde vécu et le tournant pragmatique
Husserl forge le concept de monde vécu pour mettre en évidence le caractère a-problématique et
antéprédicatif qui appartient à notre expérience du monde. Dans le sillage de la philosophie de la
conscience, Husserl tâche d‟expliciter la manière dont se réalisent les actes de constitution d‟un
sujet qui expérimente le monde à la première personne, c‟est-à-dire au regard d‟une perspective
interne. Le concept de monde vécu permet à Husserl d‟éclairer une dimension de la subjectivité
101
jusque-là vierge : la description phénoménologique fait ressortir une série de présuppositions qui
accompagnent silencieusement, pour ainsi dire, l‟appréhension cognitive du réel. Il fait valoir que,
dans les actes de constitution opérés par l‟intelligence humaine, de nombreuses certitudes sont
toujours déjà à l‟œuvre. Celles-ci permettent, en fait, de doter de sens et d‟intelligibilité les
événements qui adviennent dans le monde. De ce fait, Husserl émet une critique impitoyable à
l‟égard des sciences de la nature : la défaillance de la science expérimentale s‟explique actuellement
par le fait que celle-ci a opéré une objectivation du monde vécu. Or, celui-ci n‟admet pas, à vrai
dire, la possibilité d‟une telle objectivation. Les certitudes qui en font partie ne possèdent pas un
caractère spatio-temporel, à la manière des objets étudiés par la physique. Bien au contraire, Husserl
démontre que tout objet scientifique est a fortiori un corrélat des opérations de la subjectivité, c‟est-
à-dire une visée de la conscience. Soutenir le contraire serait retomber dans une épistémologie pré-
critique (ou empiriste) qui octroie une existence en soi aux objectivités. Pourtant, à l‟époque du
positivisme, la science expérimentale n‟en demeure pas là. De surcroît, elle considère que la
subjectivité humaine est, elle aussi, un objet de la nature.110
Comme on le sait, Habermas prend congé des prémisses de la philosophie de la conscience. En
effet, il s‟intéresse moins au traitement qu‟a reçu le concept de monde vécu dans le cadre de la
phénoménologie transcendantale qu‟à sa reformulation sociologique. Cela étant, Habermas accorde
une certaine importance à l‟œuvre d‟Alfred Schütz. Le sociologue autrichien infléchit le sens que
Husserl avait octroyé au concept en question. D‟après Schütz, le concept de monde vécu désigne, en
premier lieu, le fait que le monde nous est toujours « donné d‟avance ». La différence décisive qui
sépare Schütz d‟avec Husserl réside dans le passage qui s‟opère chez celui-là vers la théorie de
l‟action. Schütz ne comprend pas le concept de monde vécu dans les termes d‟une théorie de la
connaissance (ou de la constitution), mais plutôt dans les termes d‟une théorie de l‟action.111
Chez
Schütz, le monde vécu apparaît comme étant un ensemble de structures subjectives permettant à
l‟homme d‟orienter son agir dans le monde. De ce fait, l‟agir en vue d‟une fin se révèle une espèce
d‟action possible parmi d‟autres. La sociologie de filiation phénoménologique tente par là de
montrer les présupposés qui sont à la base de l‟agir humain en général. Pour ce faire, les concepts
de situation et d‟horizon revêtent une signification capitale.
Le monde vécu participe activement à la détermination des aspects situationnels qui s‟avèrent
significatifs pour l‟acteur. En identifier la pertinence est donc une tâche de premier ordre pour la
110 Husserl, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976.
111 Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel II : Critique de la raison fonctionnaliste, p. 142, Fayard,
France, 1987.
102
sociologie phénoménologique. D‟après Schütz, une telle identification relève notamment d‟une
motivation pragmatique. Par exemple, nous ne remarquons pas qu‟il nous manque de la monnaie
avant de nous rendre au parcomètre. Un besoin pratique s‟impose alors : soit nous cherchons de la
monnaie afin de payer le parcomètre, soit nous décidons de garer la voiture ailleurs. Le centre
d‟intérêt se déplace en accord avec les problèmes que pose la situation tour à tour. Schütz soutient
que les aspects significatifs de l‟action s‟organisent d‟après trois dimensions : une dimension
spatiale, une dimension temporelle et une dimension sociale. Dans l‟exemple proposé ci-dessus, la
dimension spatiale se révèle pertinente lorsqu‟il faut trouver quelqu‟un qui ait de la monnaie ou,
alternativement, un lieu non payant pour stationner. Les éléments temporels entrent également en
ligne de compte. Il se peut que nous décidions de prendre le risque de nous exposer à une amende,
c‟est-à-dire de partir sans payer parce que le temps presse. Encore faut-il tenir compte de la
dimension temporelle du monde vécu pour qu‟une situation puisse faire l‟objet d‟une interprétation.
À titre d‟exemple, on peut penser à ce qui se passe dans le métro à l‟heure de pointe. Les références
spatio-temporelles adoptent une signification spécifique en raison d‟une certaine occurrence sociale,
à savoir : le fait qu‟à cette heure-là, le métro sera probablement bondé, car la plupart des gens
terminent de travailler à peu près à la même heure. Schütz utilise la métaphore du cercle
concentrique pour décrire la manière dont les éléments spatio-temporels et sociaux du monde vécu
sont disposés. Il fait ainsi valoir que toute situation connote un horizon de sens qui est indispensable
à l‟agir humain. Schütz semble ici décliner sociologiquement le concept husserlien d‟intentionnalité
d‟horizon. Les possibilités qui s‟ouvrent dans chaque situation possèdent une signification
discernable dans la mesure où elles se rapportent à des événements passés. À l‟instar de Husserl,
Schütz démontre qu‟aucune situation n‟aurait de sens à défaut d‟un horizon tout aussi significatif
qui se configure de manière corrélative au déroulement de l‟action. Aussi éloignés soient-ils des
lieux, des temps historiques ou des sociétés, ils demeurent accessibles en tant que ressources
sémantiques permettant aux acteurs d‟orienter significativement leur agir dans le monde. La
métaphore du cercle concentrique illustre graphiquement les relations de distance et de proximité
qui concourent à la définition du contexte dans lequel les sujets déploient une activité
intentionnelle.
Bien qu‟il ait abandonné le paradigme de la subjectivité transcendantale, Schütz adopte la
perspective intérieure d‟un sujet qui expérimente le monde à la première personne. En effet, il tâche
de reconstruire les conditions les plus élémentaires grâce auxquelles le monde devient, à nos yeux,
une totalité dotée de sens. Or, il semble négliger un point de la plus haute importance, car il aborde
ce problème en partant d‟un monde déjà constitué dans l‟intersubjectivité. Autrement dit, Schütz
103
n‟explique pas comment ce monde, intersubjectif par principe, voit le jour. Pour sa part, Habermas
se penche sur cette problématique en ayant recours à une théorie pragmatique de l‟agir
communicationnel. Nous avons insisté, au chapitre précédent, sur la signification sociologique de la
communication langagière. Il est possible de soutenir maintenant que le monde vécu et l‟agir
communicationnel sont des concepts complémentaires. Celui-là remplit à la fois les fonctions de
contexte et de ressource pour celui-ci. En ce sens, le monde vécu apparaît sous un nouveau jour :
« Dans la perspective tournée vers la situation, le monde vécu apparaît comme un réservoir
d‟évidences où de convictions intactes, où les participants à la communication puissent
procéder à des interprétations destinées à la coopération. Mais des éléments particuliers,
certaines évidences, sont mobilisés sous forme d’un savoir consenti et problématique en même
temps seulement lorsqu‟ils deviennent pertinents pour une situation. […] Si nous abandonnons
maintenant les principes de la philosophie de la conscience, avec lesquels Husserl traite la
problématique du monde vécu, nous pouvons penser le monde vécu comme représenté à travers
un ensemble de modèles d‟interprétation, transmis par la culture et organisés dans le langage. Il
n‟est plus besoin dès lors d‟expliciter le propos d‟un contexte de renvois, reliant entre eux les
éléments d‟une situation et reliant la situation au monde vécu dans le cadre d‟une
phénoménologie et d‟une psychologie de la perception. On peut, bien au contraire, voir dans les
contextes de renvois les connexions de signification qui existent entre une énonciation donnée,
le contexte immédiat et l‟horizon de signification qu‟elle connote. Les contextes de renvois
remontent aux relations soumises à des règles grammaticales, entre éléments d’une réserve de
savoir organisée par le langage. »112
Le changement de paradigme opéré par Habermas obéit à la nécessité d‟expliquer la constitution
intersubjective du monde social. Le philosophe francfortois considère, comme Luhmann, que la
phénoménologie y échoue. La preuve en est que la phénoménologie Ŕ ainsi que la sociologie de
filiation phénoménologique Ŕ doit présupposer l‟existence d‟un monde déjà constitué, qui cerne
l‟espace-temps dans lequel se déroule l‟agir des êtres humains. Celui-ci dépend, pour sa part, des
prestations interprétatives déployées subjectivement. Habermas infléchit le sens d‟une théorie
générale du monde vécu de sorte à faire état de la société comme étant le produit d‟une activité
coopérative véhiculée par la communication langagière. Autrement dit, que l‟on puisse être et agir
dans le monde est, bien entendu, une possibilité que seule la communication langagière peut offrir.
Dans la mesure où elle fournit des prestations interprétatives organisées dans un système de
langage, les individus possèdent la capacité d‟octroyer une signification partagée à ce qui advient
dans chacune des trois dimensions du monde. En ce sens, ce tournant pragmatique permet une
réappropriation critique de la thèse durkheimienne de la conscience collective. Habermas procède à
une refonte pragmatique du concept de conscience collective en faisant appel à celui de monde
vécu.113
Ce dernier se révèle être le contexte où se déplie toute espèce d‟activité
112 Ibid., p. 138.
113 « Si nous comprenons l‟analyse du monde comme vécu comme un essai pour décrire ce que Durkheim a appelé
conscience collective, en la reconstruisant à partir de la perspective interne des membres, le point de vue
104
communicationnelle. Ceci étant, le monde vécu stabilise un ensemble d‟évidences socioculturelles
qu‟il est possible de formaliser à l‟aide d‟une théorie pragmatique de la communication. Les
différentes personnes grammaticales expriment le type de rapports dans lequel s‟investissent les
sujets lorsqu‟ils prennent part à des essais d‟intercompréhension. Ainsi, par la première personne du
singulier, un sujet vise les états intérieurs auxquels il a un accès privilégié, tandis que, par la
troisième personne du singulier, le même sujet adopte une attitude désengagée qui lui permet
d‟observer le monde à la manière d‟un spectateur. Dans le discours scientifique, les sujets
communiquant adoptent cette perspective objectiviste pour décrire des états de fait. Par la première
personne du pluriel, deux sujets s‟entendent enfin à propos des devoirs et des droits qu‟ils sont
moralement et légalement tenus de respecter. L‟agencement de la thèse du monde vécu avec une
théorie pragmatique de la communication rend possible la réunion de deux dimensions clefs de la
théorie sociale. Le niveau méta-théorique Ŕ où le théoricien est censé développer les concepts qui
lui permettront d‟expliquer comment l‟action sociale est possible Ŕ est, de ce fait, relié à l‟exigence
méthodologique de décrire le sens subjectif que les acteurs accordent à leur agir.
À la suite de Schütz, Habermas distingue trois traits fondamentaux du monde vécu. Il est, de
prime abord, un savoir d‟arrière-fond qui est déjà là, c‟est-à-dire donné d‟avance et sans problème.
Schütz entend par là l‟orientation comportementale de l‟adulte éveillé qui, sous l‟emprise de
l‟attitude naturelle, agit sans poser de questions. En ce sens, poursuit Habermas, on peut soutenir
que le monde vécu est expérimenté sur « le mode de l‟évidence » : il s‟avère le sol non
problématique de l‟expérience mondaine, en ceci qu‟il se tient toujours en deçà du seuil de
convictions et de certitudes sujettes à un examen argumentatif. En tant que réserve de savoir, le
monde vécu permet d‟opérer un découpage de la situation que l‟on vit à chaque occasion. De par sa
nature même, le monde vécu s‟avère donc inépuisable. Il peut, tout au plus, disparaître, lorsqu‟on se
retrouve dans une situation qui paraît complètement insaisissable. Toutefois, le monde vécu est co-
originaire à toute expérience. Aussi opaque une situation soit-elle, rien ne nous est complètement
étranger, car il faut se rapporter à ce réservoir de certitudes qui nous permet d‟octroyer une
signification à ce qui advient dans le monde, et ce, quelles qu‟elles soient les circonstances qui
peuvent survenir. En même temps que contexte, le monde vécu constitue une ressource pour
s‟orienter dans un univers à la fois naturel et socioculturel qui est connu d‟avance.
durkheimien pour considérer le changement de structure de la conscience collective pourrait aussi être instructif
pour une enquête partant de la phénoménologie. Les processus de différenciation observés par Durkheim
peuvent alors être compris de la manière suivante : le monde vécu perd de sa force préjudicielle dans la pratique
communicationnelle courante, pour autant que les acteurs doivent leur intercompréhension à des performances
interprétatives propres. » Habermas, J., Ibid., p. 147.
105
Deuxièmement, Habermas insiste sur le caractère intersubjectif que possède le monde vécu. Tout
particulièrement, notre auteur défend la thèse suivante : « Le monde vécu doit cette certitude à un a
priori imbriqué dans l‟intersubjectivité de l‟intercompréhension langagière ».114
Habermas
manifeste par là son intention d‟apporter des modifications significatives à la théorie
phénoménologique de l‟intersubjectivité. Si le monde est, en effet, le résultat d‟une co-
détermination à laquelle participent les êtres humains à titre de sujets, force est de reconnaître que
cette co-détermination s‟opère par voie langagière. Autrement dit, le monde vécu n‟est pas mon
monde privé, mais plutôt un savoir d‟arrière-fond partagé par les membres d‟une communauté
linguistique. Ceux-ci y adhèrent dès le moment même où ils utilisent les structures grammaticales
d‟un système de langage. La première personne du pluriel permet de formaliser cette appartenance
d‟abord intuitive. La pratique communicationnelle favorise l‟explicitation des présupposés qui
orientent l‟interaction sociale lorsque ceux-ci perdent de leur évidence. Inversement, le monde vécu
permet de suspendre provisoirement la nécessité de l‟argumentation. Le monde vécu se fait ressentir
alors sur le mode d‟une évidence partagée qui fait office de contexte commun. Ainsi, un chauffeur
de bus, par exemple, n‟est pas tenu de fournir des explications lorsqu‟il tourne à droite ou à gauche.
Point besoin n‟est ici de réitérer la médiation langagière qui relève des processus
d‟intercompréhension. Ce qu‟il faut retenir pour le moment, c‟est que cette nature intersubjective du
monde vécu disparaît presque entièrement dans la sociologie de Schütz. Pour remédier à cela,
Habermas réhabilite la notion de monde vécu en ayant recours à une théorie de l‟intersubjectivité
langagière.
Troisièmement, il faut surtout ne pas perdre de vue que le monde vécu constitue un contexte
limitatif pour la pratique communicationnelle. À la suite de Husserl et Schütz, le concept de monde
vécu apparaît chez Habermas comme étant une totalité que l‟on ne peut pas transcender. Comme on
l‟a vu, il s‟actualise sous la forme d‟un réservoir de certitudes qui accompagnent intuitivement
l‟expérience. En d‟autres termes, il n‟est pas possible d‟aller au-delà du monde vécu. C‟est la raison
pour laquelle le réel ne peut jamais devenir complètement étranger. En tant que description
phénoménologique d‟une subjectivité qui se déploie dans le monde, la notion de monde vécu
s‟identifie à une réalité pré-interprétée. Habermas insiste à maintes reprises sur cette
caractéristique : bien qu‟inconditionné lui-même, le monde vécu détermine le déroulement de
l‟expérience, et ce, à une échelle intersubjective. Pour cette raison, il constitue un outil théorique
permettant de décrire vraisemblablement la communication humaine. En effet, malgré le caractère
problématique des valeurs et des principes dans la société contemporaine, le recours à
114 Habermas J., Théorie de l‟agir communicationnel II, p. 144.
106
l‟argumentation n‟y est envisagé que quand le monde vécu perd de sa force préjudicielle. Seule une
communauté humaine ayant atteint une compréhension moderne du monde Ŕ c‟est-à-dire, celle qui
repose sur des structures de conscience décentrées Ŕ est en mesure de remettre en cause le halo
d‟évidence qui entoure le monde vécu. En conséquence, ce dernier est capable d‟immuniser la
pratique communicationnelle, telle que vécue au quotidien, contre des expériences cognitives
dissonantes. Dans les mots de Habermas :
« Tant que nous ne nous détachons pas des dispositions naïvement ordonnées à une situation
d‟un acteur empêtré dans la pratique communicationnelle courante, nous ne pouvons percevoir
clairement le caractère limité du monde vécu : il dépend en effet d‟une réserve de savoir
culturel particulière, constamment susceptible d‟être élargie, et il varie avec elle. Pour les
membres d‟un groupe, le monde vécu forme un contexte incontournable et inépuisable dans son
principe. C‟est pourquoi toute compréhension d‟une situation peut s‟appuyer sur une pré-
compréhension globale. […] Certes, dans le domaine d‟expérience que représente la rencontre
instrumentale-cognitive avec la nature, il est difficile d‟éviter les « explosions » quand les
images du monde ayant un pouvoir d‟absorption limitent fortement la marge de contingences
perçues. Mais dans le domaine d‟expérience que représentent les interactions régies par des
normes, un monde social de relations interpersonnelles légitimement réglées ne se détache que
progressivement de l‟arrière-plan diffus du monde vécu. »115
II. La reproduction symbolique du monde vécu
Habermas ne s‟en tient pourtant pas à une description culturaliste du monde vécu. La
caractérisation que nous en avons effectuée jusqu‟ici suggère que ce concept s‟apparente à une
réserve de savoir culturel. En fait, il ne réfère pas seulement aux ressources sémantiques apportées
par la culture. Outre ces dernières, le concept de monde vécu permet de décrire deux réalités qui y
sont étroitement liées, à savoir : la société et la personnalité. Comme on le sait, Habermas tente de
formuler une théorie sociale agençant de manière féconde les concepts d‟agir communicationnel et
de monde vécu. Ce dernier permettrait d‟inscrire la pratique communicationnelle dans un processus
historique allant des sociétés segmentaires jusqu‟aux sociétés fonctionnellement différenciées.
Habermas avance l‟hypothèse suivante : l‟agir communicationnel représenterait une force motrice
de rationalisation sociale permettant de décrire vraisemblablement l‟évolution phylogénétique de
l‟espèce humaine. Au fil de l‟histoire, et particulièrement dans la modernité anglo-européenne, le
monde vécu aurait subi une différenciation structurelle qui s‟exprime dans une distinction nette
entre culture, société et personnalité. Voici la double raison pour laquelle Habermas accorde une si
grande importance à la théorie durkheimienne : d‟une part, il s‟agit de rendre compte du potentiel
symbolique des processus d‟intercompréhension, qui, comme on l‟a vu, témoignent d‟une
115 Ibid., pp. 146-7.
107
dimension illocutionnaire responsable de la création de relations significatives entre les parties
prenantes à la communication, et entre celles-ci et le monde ; d‟autre part, Habermas s‟intéresse au
concept de conscience collective en raison de sa force préjudicielle et contraignante, qui permet
d‟absorber les risques de rupture du lien communicationnel. Ce recours permet à Habermas de
comprendre le monde vécu non seulement comme un dispositif d‟ordre culturel, mais également
comme une structure sémantique qui vient en aide à la formation de solidarités collectives et de la
personnalité. Ainsi, les êtres humains ne seraient-ils pas de simples récipiendaires des ressources
que le monde vécu met à leur disposition ; ils sont aussi les agents responsables de leur
reproduction. La transmission réflexive du patrimoine culturel, le renouvellement des solidarités
collectives et la socialisation des membres au sein d‟une communauté humaine rendent compte de
la puissance que possède l‟agir communicationnel, en tant que vecteur de rationalisation. Ces trois
processus constituent ce que Habermas nomme la reproduction symbolique du monde vécu.
Avant de décrire ce en quoi consiste la reproduction symbolique du monde vécu, il est nécessaire
de répondre à la question suivante : en quel sens peut-on affirmer que Habermas réussit à rattacher
le concept de monde vécu à l‟interprétation naïve des acteurs agissant dans un monde connu
d‟avance ? Si l‟on tient compte de la refonte pragmatique de la notion de monde vécu, on comprend
que la question n‟est pas futile. Soutenir que les acteurs évaluent Ŕ d‟après une taxinomie d‟actes de
langage Ŕ les différentes prétentions à la validité lorsque le monde vécu devient opaque représente
une avenue apparemment contre-intuitive. Selon Habermas, pour que la théorie de la société puisse
satisfaire l‟exigence méthodologique d‟interpréter adéquatement le sens subjectif de l‟agir, il lui
faut un concept courant de monde vécu. Notre auteur utilise, par ailleurs, l‟expression monde vécu
profane pour distinguer l‟orientation intuitive des acteurs d‟avec les fonctions complexes qui
appartiennent à la communication langagière. Autrement dit, dans le but de rattacher la notion
d‟agir communicationnel à celle de monde vécu, notre auteur nécessite un point de jonction. Pour
ce faire, il fait appel au concept de récit (Erzählung) afin de mettre en évidence la construction
narrative des trois processus mentionnés ci-dessus. En effet, Habermas constate que l‟identité
individuelle n‟est pas dissociable des références significatives aux groupes sociaux. À mesure qu‟ils
construisent leur personnalité, les individus expriment une relation d‟appartenance à un ordre social
donné. C‟est grâce à cette relation qu‟ils développent les capacités d‟agir et de parler. Ainsi, les
biographies individuelles s‟inscrivent dans l‟espace social et le temps historique. De même, on peut
soutenir que les trajectoires collectives acquièrent une expression narrative par l‟intermédiaire du
récit. Les sociétés deviennent, de ce fait, des ordres légitimes, dont la structure et les institutions
s‟expliquent par la reconnaissance intersubjective de principes normatifs qui insufflent une qualité
108
morale aux rapports entre les êtres humains. Finalement, il faut surtout ne pas oublier que la
reproduction des ordres de vie nécessite la transmission d‟un savoir d‟arrière-plan fournissant des
outils d‟interprétation permettant de maîtriser les situations où se déroule l‟agir. Cette transmission
s‟opère sélectivement par le concours des générations qui se succèdent les unes aux autres. La
construction de la personnalité, la légitimation des ordres sociaux et la transmission du savoir
culturel sont tous des processus dotés d‟une structure narrative. En faisant appel à cette dernière,
Habermas peut expliciter le syndrome que forment la culture, la société et la personnalité.
« Les structures symboliques du monde vécu se reproduisent grâce à l‟usage continu du
savoir valide, grâce à la stabilisation de groupe et à la formation d‟acteurs capables de prendre
leur responsabilités. Le processus de reproduction rattache de nouvelles situations à l‟état
existant du monde vécu, et ce dans la dimension sémantique de significations ou de contenus
(de la tradition culturelle), comme dans les dimensions de l‟espace social (de groupe
socialement intégrés) et du temps historique (des générations qui se suivent). A ces processus de
la reproduction culturelle, de l‟intégration sociale et de la socialisation correspondent, en tant
que composantes structurelles du monde vécu, la culture, la société et la personne. […]
J‟appelle culture la réserve de savoir où les participants de la communication puisent des
interprétations quand ils s‟entendent sur une réalité quelconque dans le monde. J‟appelle société
les ordres légitimes à travers lesquels les participants de la communication règlent leur
appartenance à des groupes sociaux et assurent ainsi une solidarité. Par personnalité, j‟entends
les compétences qui rendent un sujet capable de parole et d‟action, donc le mettent en mesure
de participer à des procès d‟intercompréhension et d‟y affirmer sa propre identité. Le champ
sémantique des valeurs symboliques, l‟espace social et le temps historique constituent les
dimensions où se déploient les actions communicationnelles. Les interactions formant le réseau
des pratiques communicationnelles courantes constituent le médium grâce auquel culture,
société et personne se reproduisent. Ces processus de reproduction s‟étendent aux structures
symboliques du monde vécu. Ils sont à distinguer de la conservation du substrat matériel du
monde vécu. »116
La reproduction symbolique du monde vécu se déploie par l‟action de trois vecteurs, en
l‟occurrence la reproduction culturelle, l’intégration sociale et la socialisation. Chacun de ces
processus profite des ressources fournies par un monde vécu à structure différenciée. Par
reproduction culturelle, Habermas fait référence à la transmission, soit-elle conventionnelle ou
réflexive, du savoir d‟arrière-fond. La continuité d‟une tradition, ainsi que son renouveau, dépend
de la rationalité du savoir transmis, lequel processus se joue dans la confrontation de ce savoir avec
la réalité. Ainsi, poursuit Habermas, une tradition s‟avère d‟autant plus rationnelle qu‟elle fournit
une réserve cohérente de ressources sémantiques pour doter l‟expérience d‟une signification valable
et susceptible de susciter un consensus suffisamment élargi. D‟autre part, le concept d‟intégration
sociale désigne, à la suite de Durkheim et Parsons, la création des solidarités collectives.
L‟institutionnalisation de normes au sein d‟une société permet ainsi de coordonner les actions de
nombreux acteurs qui en reconnaissent la légitimité. Par ailleurs, le concept de socialisation désigne
116 Ibid., p. 152.
109
l‟acquisition de compétences langagières permettant aux individus d‟agir et de parler, et de
s‟intégrer par là même à une communauté. En tant que vecteur de reproduction du monde vécu, la
socialisation vise la création d‟identités individuelles par l‟internalisation de toute une série de
dispositions comportementales et cognitives. Des rapports significatifs entre le savoir culturel (les
valeurs et les prestations interprétatives), les principes présidant l‟intégration sociale (les normes et
les institutions) et la construction narrative de la personnalité (la formation de l‟identité personnelle
et des appartenances sociales) sont donc actualisés par suite de la reproduction symbolique du
monde vécu.
III. Les limites de la reproduction symbolique et la dimension systémique de la
société
Le concept de monde vécu permet d‟ancrer la pratique communicationnelle dans un espace à la
fois historique et social. Il vient ainsi compléter une théorie de la société étayée dans les termes de
l‟intercompréhension. Néanmoins, soutenir que l‟ordre social est seulement le produit de la
communication langagière constituerait, à vrai dire, une hypothèse invraisemblable. La société
moderne témoigne en outre d‟une dimension systémique qui se déploie de manière autonome, c‟est-
à-dire en congédiant le recours à l‟interprétation collaborative des contextes situationnels qui
s‟opère grâce à l‟agir communicationnel. C‟est la raison pour laquelle Habermas s‟intéresse à la
théorie de Parsons. Bien qu‟unilatérale, cette théorie fournit une caractérisation adéquate des médias
de régulation (Steuerungsmedien) qui émergent dans la modernité avancée. À la différence de
Luhmann, notre auteur n‟en retient que deux, en l‟occurrence l‟argent et le pouvoir. Ceux-ci
évacuent la dimension langagière des processus d‟intercompréhension afin de permettre une
coordination sociale centrée sur les effets de l‟agir humain. En d‟autres mots, l‟argent et le pouvoir
contournent l‟exigence argumentative que pose la communication langagière. Plutôt que de
conduire à la conclusion d‟ententes rationnellement motivées, les médias de régulation renforcent
l‟enchaînement des actions afin de reproduire, par l‟entremise du travail social et de la prise de
décisions contraignantes, le substrat matériel du monde vécu.
Chez Habermas, les médias de régulation proviennent de l‟évolution de la société. Leur
émergence s‟explique par l‟accroissement de complexité qui se produit dans les sociétés modernes.
Dans le cadre de la théorie de l‟agir communicationnel, les médias revêtent un statut analogue à
celui du langage. En effet, ils se révèlent être des ressources sémantiques favorisant la coordination
de l‟agir au sein de la société. Or, à la différence du langage, ils sont dépourvus de force
110
illocutionnaire. Ils permettent, en revanche, une sorte d‟intégration fonctionnelle qui ne renvoie pas
à des prétentions à la validité intersubjectivement reconnaissables. Centrés sur la dimension
finalisée de l‟agir, les médias de régulation font appel à une espèce de communication appauvrie,
puisque dépouillée de sa référence aux normes. Bien que capables d‟enchaîner efficacement des
séquences d‟action fort complexes, les médias ne sont pas en état de fonder rationnellement la
validité des interactions sociales ; à vrai dire, ils ne peuvent engager la motivation des acteurs que
sur la base des constellations d‟intérêts. Autrement dit, les médias de régulation permettent une
coordination sociale dont la fondation est de toute évidence empirique, non pas rationnel.
C‟est par un souci de complétude que Habermas justifie l‟inclusion des médias dans sa théorie.
Il soutient qu‟une compréhension communicationnelle de la société renferme trois abstractions qui
risquent d‟empêtrer le développement de la théorie sociale. Habermas va encore plus loin : il
n‟hésite pas à les appeler « fictions ». Comprendre la société comme étant le résultat de
l‟intercompréhension comporterait donc les trois fictions suivantes : l‟autonomie de la culture ;
l‟autonomie des êtres humains ; et la transparence de la communication. En ce qui concerne la
première difficulté, il faut préciser qu‟elle découle, selon notre auteur, de l‟impossibilité de relier la
culture à un concept formel de monde. À la différence des ordres légitimes et de la personnalité, la
culture ne s‟identifie ni au monde objectif, ni au monde social, ni à la subjectivité. Elle constitue
certes le contexte encadrant les interactions humaines. Toutefois, la culture n‟est pas immunisée
contre les tentatives de réappropriation originale de la part des acteurs sociaux. D‟ailleurs, le
concept de transmission réflexive suggère que les individus participent, à titre de sujets, à la
reproduction du savoir culturel. Ainsi, Habermas met en évidence le caractère idéaliste qui
appartient à la sociologie phénoménologique. Cette dernière, poursuit-il, fait abstraction de la
constitution intersubjective du monde, pour se pencher, en revanche, sur les opérations cognitives
d‟un sujet qui en fait l‟expérience de manière isolée.
Ceci mène à la deuxième difficulté : une sociologie étayée dans les termes d‟une théorie de
l‟agir communicationnel peut soulever des mécompréhensions à propos de l‟autonomie des acteurs
sociaux. Habermas relève le caractère unilatéral des théories faisant d‟une présentation esthétisante
de soi la pierre angulaire de la socialité. Malgré leur participation active aux processus de
reproduction symbolique, les individus ne possèdent qu‟un degré relatif d‟autonomie, dans la
mesure où toute une série d‟institutions concourent à leur socialisation. Il faudrait imaginer ce qui
en serait de la personnalité si les écoles, les familles et, le cas échéant, les thérapeutes faisaient
défaut. Comme on le sait, ces systèmes d‟action ont pour but de fournir un ensemble de modèles
comportementaux permettant d‟interpréter de manière significative les situations dans lesquelles se
111
déroulent l‟agir et les interactions humaines. Tout particulièrement, la nécessité de thérapeutes et
d‟interprètes tient à l‟exigence herméneutique que posent les contextes situationnels où le monde
vécu perd de sa force préjudicielle. On requiert alors des outils pour comprendre un contexte
socioculturel qui est devenu, en quelque sorte, insaisissable.
Par ailleurs, ceci représente la preuve du fait que la communication n‟est pas toujours un
processus transparent. À l‟heure actuelle, elle témoigne plutôt d‟un caractère problématique qui
s‟explique par la nature post-conventionnelle qu‟adopte l‟intercompréhension dans la modernité
avancée. Il ne faut surtout pas oublier que les sociétés modernes comprennent une dimension
systémique, dont le degré de spécialisation et de différenciation fonctionnelle rend opaques Ŕ et
même superflus Ŕ les essais d‟intercompréhension. En effet, la prise de décisions contraignantes,
l‟usage de techniques fort sophistiquées et le flux d‟opérations d‟un système économique désormais
mondial posent tous de grandes difficultés interprétatives, puisque ces domaines de la vie sociale
commencent à se séparer progressivement d‟avec le monde vécu. La science n‟y fait pas exception :
Habermas montre, à juste titre, que celle-ci peut facilement adopter la forme d‟un discours
technocratique qui oblitère l‟exigence de fondation rationnelle au profit d‟une compréhension
positiviste des contextes vitaux. À cet égard, Habermas rejoint la critique husserlienne de la
science : celle-ci néglige son devoir de responsabiliser l‟être humain par le fait d‟adopter une
disposition naturaliste. Notre auteur va encore plus loin : la justesse normative ne relève plus de
prestations cognitives fournies par la pratique scientifique, mais de la formation délibérative de la
volonté générale qui se réalise dans les espaces publiques des sociétés modernes.117
Chez Habermas, la dimension systémique de la société renvoie aux exigences instrumentales qui
s‟imposent à tout ordre de vie. La formule reproduction matérielle, employée ci-dessus, désigne
l‟ensemble des acquis issus du travail social et sédimentés au fil de l‟histoire. À l‟évidence, la
durabilité des ordres sociaux ne relève pas exclusivement de la reproduction symbolique du monde
vécu. Elle dépend aussi de l‟organisation du travail social, en ceci qu‟il permet de conserver et de
renouveler le patrimoine technique et matériel dont on a hérité des générations précédentes. À
l‟heure actuelle, cette fonction est réalisée par des systèmes d‟action finalisée, c‟est-à-dire le
système de production capitaliste et l‟État bureaucratique. En s‟appropriant la théorie des médias,
Habermas dresse un portrait nuancé et complexe des sociétés contemporaines. Celles-ci ne
posséderaient pas seulement une réserve de ressources sémantiques, mais également une sphère de
117 Habermas, J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, chapitre 3, Gallimard, France, 1997. Voir aussi
Habermas, J., Sociologie et théorie du langage (Christian Gauss Lectures, 1970/1971), pp. 29 sq., Armand
Colin, Paris, 1995.
112
production matérielle responsable de maintenir en l‟état et de renouveler une série d‟artefacts et de
techniques.
Le concept de reproduction matérielle est révélateur de l‟importance que Habermas accorde à la
théorie marxiste de la société. Par la différence entre système et monde vécu, Habermas infléchit le
sens de la distinction entre base et superstructure. Dans le cadre du matérialisme historique, le
concept de base réunit l‟ensemble des techniques, des connaissances, de la machinerie et surtout du
travail dont une société dispose à un moment donné de l‟histoire, c‟est-à-dire les forces de
production à un certain stade évolutif. Par ailleurs, le concept de superstructure désigne les
dispositifs permettant de légitimer la division sociale du travail, ainsi que l‟appropriation des
produits qui résultent de celle-ci. D‟après Habermas, cette distinction s‟avère déroutante. En effet,
ce n‟est qu‟à la suite de la deuxième révolution industrielle que les sociétés anglo-européennes
adoptent une forme éminemment économique. Certes, la rationalisation des moyens de production
relève, comme on le sait, des exigences que pose la reproduction matérielle. Or, une interprétation
orthodoxe de la théorie marxiste fait violence aux données empiriques de la recherche ethnologique.
Sous l‟angle d‟une théorie de l‟évolution, Habermas avance l‟hypothèse suivante : la base de la
société a moins trait à sa dimension matérielle (ou économique) qu‟à la force consensuelle exercée
par les mondes vécus.
IV. La disjonction du système et du monde vécu
Habermas fait appel à une description évolutive de la société pour étayer son propos. La théorie
sociale fait état de l‟avènement des sociétés modernes par le moyen d‟un canon qui remonte à
l‟œuvre de Ferdinand Tönnies, à savoir la distinction entre sociétés traditionnelles et sociétés
modernes. Pour sa part, Durkheim nuance cette différence en y ajoutant un tiers membre : la société
moderne constitue le stade terminal d‟un parcours évolutif qui commence avec les sociétés
segmentaires et qui passe par les sociétés constituées politiquement, c‟est-à-dire constituées comme
telles par la domination de l‟État. Habermas reprend cette typologie afin de rendre compte des
sociétés modernes au regard d‟un modèle à deux niveaux. Que notre auteur ait choisi cette avenue
s‟explique par l‟hypothèse que l‟on a mentionnée ci-dessus. En effet, si le monde vécu représente la
base de toute espèce de société, comment peut-on rendre compte du fait que les ordres sociaux
témoignent, à un stade évolutif avancé, d‟une dimension systémique autonome et autosuffisante ?
Ce constat ne vient-il pas saper la vraisemblance de l‟hypothèse avancée plus haut ? Il faut répondre
par la négative à cette question. Habermas présente le processus de formation des sociétés modernes
113
sous un nouveau jour. En effet, il reconstruit ce processus par le biais d‟une disjonction entre le
système et le monde vécu. L‟évidence ethnologique dont on parlait plus haut entre maintenant en
ligne de compte. Au stade primaire de l‟évolution sociétale, système et monde vécu constituent un
tout indifférencié. L‟ordre social peut bel et bien être décrit alternativement comme système et
comme monde vécu. L‟effondrement du système de parenté, qui représente une institution totale
dans le cadre des sociétés tribales, mène aux sociétés organisées premièrement sous le principe de la
stratification et, plus tard, sous la direction de l‟État. C‟est seulement à un stade plutôt avancé où les
sociétés acquièrent une constitution proprement économique. L‟État cède alors les fonctions de
production et d‟échange à un ensemble de corporations qui deviendront par la suite des entreprises
capitalistes.
Le concept de différenciation sociale permet à Habermas de distinguer quatre stades évolutifs, à
savoir : la différenciation segmentaire, la stratification, l‟organisation de l‟État et la différenciation
par médias de régulation.118
À l‟instar de Durkheim, Habermas emploie le concept de
différenciation segmentaire pour désigner un principe primaire d‟intégration sociale. Ce concept
correspond, bien entendu, aux sociétés tribales, où il existe une division embryonnaire de rôles
sociaux d‟après le sexe et l‟âge des individus. Il s‟agit de groupes réduits que l‟on désigne sous le
nom de clans. À ce stade de l‟évolution sociale, on constate également une grande cohérence entre
les trois composantes du monde vécu : il n‟y a guère de structures de conscience décentrées, ni de
système institutionnel différencié vis-à-vis du savoir culturel. Dans la mesure où la structure d‟une
société tribale dépend du système de parenté, on peut affirmer qu‟elle se reproduit tout entière dans
chaque interaction. Le système de parenté y est, à vrai dire, une institution totale. Celui-ci
représente de toute évidence la pierre angulaire de la différenciation segmentaire, puisque tant la
légitimation que la coordination de l‟agir y trouvent leur fondement. Dans les sociétés tribales, le
système de parenté fait office de pilier normatif pour la distribution de rôles et l‟échange des
femmes. Ce dernier favorise par ailleurs la reproduction biologique sexuée d‟après des règles
exogamiques. De ce fait, un rapport de solidarité s‟établit entre des clans différents présentant des
structures similaires. Le mariage fournit alors l‟occasion de forger des alliances politico-militaires :
l‟appartenance au même groupe généalogique pose l‟interdiction de déclarer la guerre.
La croissance démographique enclenche la formation d‟un nouveau principe d‟intégration
sociale. Le concept de stratification désigne une configuration sociale qui repose sur la distribution
inégale du prestige parmi différents groupes généalogiques. La reproduction des ordres de vie ne
118 Pour ce qui est du volet évolutif de la théorie sociale, nous renvoyons à Habermas, J., Théorie de l’agir
communicationnel II, op. cit., pp. 167-88.
114
relèvera plus de l‟échange de femmes, mais de la hiérarchisation qui s‟opère au sein des groupes.
Certes, la reproduction biologique demeure sujette aux règles exogamiques. Toutefois, en tant que
principe d‟intégration, l‟échange perd de sa force au profit du pouvoir. Celui-ci, entendu comme
principe de la prise de décisions contraignantes, est détenu par les membres âgés des clans les plus
prestigieux. L‟appartenance aux lignées jouissant d‟un grand prestige définit la position statutaire
que les individus occupent au sein de la société. Du reste, le prestige dépend de l‟interprétation
mythique sur l‟origine des groupes généalogiques. Les structures de conscience étant toujours
indifférenciées, il n‟est pas possible de comprendre l‟appel au mythe comme un dispositif d‟ordre
idéologique. Ce n‟est qu‟au stade subséquent où le recours à l‟origine divine des lignées peut être
compris comme tel.
La formation de l‟État représente un troisième stade évolutif. Comme les sociétés stratifiées, la
société organisée par l‟État s‟articule autour du pouvoir politique. Or, ce n‟est plus le prestige qui
décide de la place occupée dans la hiérarchie sociale, mais le fait de détenir des moyens juridiques
de sanction. À la formation de l‟État concourent, en fait, le monopole de la violence légitime et
l‟institution d‟un ordre de droit personnel. D‟un point de vue évolutif, l‟apparition de l‟État
présuppose l‟effondrement du système de parenté. Au sein des sociétés constituées politiquement, la
distribution de statuts, de rôles et de prébendes obéit à l‟appartenance à une certaine classe sociale,
dont la constitution ne relève plus des groupes généalogiques. Les classes sociales s‟y forment, en
revanche, en fonction de leur proximité au pouvoir. Celles qui se trouvent au sommet sont
étroitement apparentées aux hautes fonctions de l‟État. La cooptation découle d‟un acte juridique
fondé sur un droit personnel. Ce dernier nécessite, par ailleurs, une fondation d‟ordre idéologique.
Les régimes absolutistes font appel à l‟élection divine du groupe des gouvernants. Contrairement
aux sociétés stratifiées, l‟appartenance à un groupe généalogique privilégié ne suffit pas pour
s‟emparer du pouvoir. L‟accès à la prise de décisions requiert, de surcroît, un principe discursif de
légitimation, dont les éléments sont puisés dans la réserve de savoir culturel que constitue le monde
vécu. Habermas soutient que la culture devient alors une ressource idéologique qui permet de
légitimer la domination politique pour la première fois dans l‟histoire européenne. La judiciarisation
de l‟idéologie révèle l‟importance grandissante qu‟acquerra par la suite la légitimation dans les
sociétés de classes et dans les sociétés à structure différenciée.
Ce type d‟ordre social présente une deuxième caractéristique saillante, soit le principe
d‟affiliation obligatoire. Ainsi, la société parvient à se représenter dans la figure de l‟État. Les
individus appartiennent à une nation par le fait biologique de la naissance. L‟État confère à cette
condition un statut juridique. L‟individu n‟est pas seulement le membre d‟une famille. Sa vie
115
s‟inscrit à plus forte raison dans le destin d‟une communauté nationale. Quoiqu‟il soit plus tard la
base de la citoyenneté, ce principe constitua dans un premier temps un mécanisme de recrutement
militaire.119
La formation des sociétés de classes se caractérise, de prime abord, par l‟autonomie
fonctionnelle que gagne la sphère de la reproduction matérielle. À la différence des stades évolutifs
précédents, la société bourgeoise témoigne d‟une primauté économique, dont l‟origine tient à
l‟augmentation de la complexité qu‟atteignent les sociétés de l‟Ancien régime. L‟État commence à
délaisser certaines fonctions, dont la production économique, et sera relayée par d‟autres types
d‟organisations. Toute une série d‟associations professionnelles prennent naissance à ce stade.
Celles-ci remplissent premièrement des fonctions productives et commerciales. Elles seront
responsables plus tard de la formation de la force de travail, étant donné qu‟elles détenaient à
l‟époque une connaissance exclusive des techniques de production. Dans les différentes sphères de
la société se forment des mondes vécus différenciés : la Cour, les organisations de l‟État, l‟Église,
les associations professionnelles et le bas peuple. Par conséquent, la société ne réussit plus guère à
se représenter dans une organisation unique. Étant dépouillé des fonctions de production, l‟État
participe à la vie économique seulement par le biais de la fiscalité.
Le capitalisme industriel vient redéfinir les critères d‟organisation de la société. L‟échange de
biens nécessite un ordre de droit privé qui rend possible des engagements entre les parties prenantes
au commerce. Le droit privé comporte l‟avantage fonctionnel d‟assurer la correspondance entre les
rôles sociaux et les attentes comportementales. Ainsi, les investisseurs s‟approprient le capital Ŕ
qu‟il consiste en machinerie, en biens ou en argent Ŕ et achètent la force de travail contre un salaire.
Il est nécessaire de rappeler que l‟avènement du capitalisme industriel s‟accompagne d‟un
processus de prolétarisation de la force de travail. La technicisation du travail humain induit, en
effet, une paupérisation grandissante de la société qui se manifeste par l‟accélération de
l‟obsolescence technologique et la diminution du rendement des formes artisanales de production.
La particularité des sociétés bourgeoises réside, à vrai dire, dans la formation de médias de
régulation. C‟est la première fois dans l‟histoire humaine qu‟advient une différenciation aussi nette
entre les domaines de la reproduction symbolique et de la reproduction matérielle. Les médias de
régulation deviennent des principes de coordination sociale dénués de toute signification normative.
119 Point besoin n‟est ici de rappeler le fait que la guerre joua un rôle majeur dans la formation des États nationaux.
L‟identité de l‟individu est à cette étape traversée complètement par des références idiosyncratiques, dont le
fondement revient aux images métaphysico-religieuses du monde. Le principe d‟affiliation obligatoire contraste
avec celui de l‟affiliation élective, qui appartient, bien entendu, aux organisations économiques de la société
bourgeoise.
116
Il faut préciser ici que la façon dont Habermas comprend ce processus a été influencée de manière
décisive par la réception marxiste de la théorie de la rationalisation. Habermas s‟intéresse tout
particulièrement à l‟œuvre de Luckacs. Ce dernier voit dans les systèmes d‟action finalisée une
force motrice oppressive qui est à l‟origine de l‟éclosion de pathologies sociales proprement
modernes.
V. La colonisation systémique du monde vécu
À l‟instar de la philosophie hégélienne de l‟histoire, Luckacs emploie la formule « forme
d‟objectivité » (Gegenständlichkeitsform) pour désigner un type de configuration sociologique
représentative d‟une certaine totalité sociale. Une forme d‟objectivité est aussi bien apparentée à
une certaine « classe de pensée », qui correspond au type de rapports sociaux prévalant d‟une
société dont elle est l‟expression idéologique. Ces outils conceptuels permettent à Luckacs de
mettre en relation les concepts de rationalisation et de pathologie sociale. Certes, Luckacs ne
disconvient pas que les poussées de rationalisation instrumentale aient permis d‟accroître les
rendements du travail humain, ainsi que le degré de contrôle que l‟espèce détient sur la nature
objective. Mais on ne peut pas négliger le fait que la réification de la conscience en est l‟autre côte
de la médaille. En effet, le capitalisme industriel personnifie une abstraction qui altère la nature du
travail : dans les sociétés de classes, celui-ci devient une valeur d‟échange. Il cesse d‟être une
fonction inaliénable du corps humain pour devenir un bien que l‟on peut acquérir contre une somme
d‟argent. De ce fait, le travail n‟est plus évalué en fonction de sa valeur d‟usage, c‟est-à-dire en
fonction de la transformation de la matière qu‟il réalise en vue de la satisfaction des besoins
enracinés dans la constitution biologique de l‟homme. Corrélativement à la formation du média
d‟échange prend naissance une forme spécifique de pensée, que Luckacs tente de saisir à l‟aide du
concept de réification. Autrement dit, si l‟échange est le type de rapport qui caractérise la société de
classes, la réification est alors le type de subjectivité qui lui correspond en propre. Le système de
production capitaliste entraîne, au demeurant, une distorsion radicale de la nature des rapports entre
les êtres humains. Ils n‟agissent plus de concert dans le but de consolider, par l‟intermédiaire du
travail, leur émancipation d‟avec la nature. À l‟époque du capitalisme industriel, une fracture des
solidarités sociales survient à cause de la mise en œuvre de l‟argent. Dès lors, Luckacs parvient à la
conclusion suivante : le capitalisme ne doit pas être compris seulement comme le résultat d‟une
rationalisation instrumentale ; étant une totalité érigée sur l‟appropriation marchande du travail, le
117
type d‟objectivité qu‟il véhicule est, sans équivoque, le résultat d‟une réification de la conscience.120
Comme on l‟a vu, Habermas prend congé des prémisses de la philosophie de la conscience.
C‟est la raison pour laquelle il se réapproprie les thèses de Luckacs de manière très nuancée.
Premièrement, il faut comprendre que, pour notre auteur, la base de la société se rapporte à
l‟intercompréhension langagière. Par conséquent, malgré son importance décisive pour la
reproduction matérielle du monde, le travail ne trouve pas, chez Habermas, une place
prépondérante. Sans doute l‟aliénation produite par le système de production capitaliste représente-
t-elle une source d‟inquiétude aux yeux de Habermas. Mais il intègre cette notion à une théorie
générale des crises sociales. En effet, Habermas s‟intéresse moins à l‟appropriation marchande du
travail qu‟au phénomène de dépossession de soi que la société moderne risque de provoquer.
Deuxièmement, il est nécessaire de voir dans la disjonction du système et du monde vécu le
pilier conceptuel d‟une théorie critique de la société. L‟autonomie fonctionnelle des processus
économiques enclenche la formation des sphères sociales dépourvues de normes. L‟évacuation de la
dimension normative des rapports humains s‟explique, selon Habermas, en raison de la limitation
du potentiel langagier d‟intercompréhension. Les médias de régulation, et tout particulièrement
l‟argent, n‟ont pas besoin de raisons pour coordonner les actions des individus ; au contraire, ils
engagent la motivation des acteurs sur une base stricto sensu empirique.121
Ceci constitue une
préoccupation pour Habermas, dans la mesure où l‟élargissement de la dimension systémique de la
société apparaît comme étant la cause de l‟appauvrissement des ressources sémantiques qu‟a
libérées l‟agir communicationnel. Ainsi Habermas infléchit-il la signification critique de la théorie
de la société. Notre auteur comprend l‟éclosion des pathologies sociales comme le résultat de
l‟accroissement démesuré des structures systémiques qui s‟opère dans la modernité avancée. Cela
étant, la tâche d‟une théorie critique de la société est de mettre en évidence la manière dont les
processus d‟intercompréhension se détériorent à cause de l‟influence grandissante des médias
régulateurs. Par là, Habermas vise également le pouvoir, lorsqu‟il perd son appui
communicationnel. Dans sa Deuxième considération intermédiaire, Habermas fait appel à une
formule métaphorique pour décrire cette réalité foncièrement moderne, en l‟occurrence la
colonisation systémique du monde vécu.
« Plus la formation d‟un consensus par le langage est désamorcée par des médiums, plus
deviennent complexes les réseaux d‟interaction régulés par les médiums. Néanmoins, les deux
genres de mécanismes de désamorçage réclament des types différents de communication
démultipliée. Des médiums de communication sans langage, comme la monnaie et le pouvoir,
120 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., pp. 348-71.
121 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit.,p. 199.
118
nouent dans le temps et l‟espace des interactions qui forment des réseaux de plus en plus
complexes, sans que ceux-ci soient nécessairement dominés et qu‟on ait à en répondre. Si la
responsabilité signifie qu‟on peut guider son action d‟après des prétentions à la validité
critiquables, alors une coordination de l‟action d‟où le monde concret est évacué, qui est
détachée du consensus obtenu par la communication, n‟exige aucunement des participants de
l‟interaction responsables de leur actes. »122
La colonisation du monde vécu se manifeste, de prime abord, comme perte de sens. Les
ressources fournies par le monde vécu ne permettent plus d‟interpréter significativement
l‟expérience. Lorsqu‟une société échoue à reproduire le savoir culturel, surviennent dans le même
temps un affaiblissement des identités collectives et une rupture avec la tradition. Au niveau de la
société, la colonisation du monde vécu s‟exprime différemment. L‟affaiblissement des identités
collectives entraîne toute une série de comportements anomiques. Ceux-ci s‟expliquent par le fait
que les individus ne se reconnaissent plus dans les normes qui règlent leur vie en commun. La
conséquence en est le retrait de la légitimation des ordres de vie ; et, partant, la motivation à agir en
conformité aux normes se raréfie. La construction de la personnalité se voit également troublée par
les phénomènes de colonisation. À ce niveau, la détérioration du savoir culturel implique une crise
des orientations pédagogiques qui servent à transmettre les ressources d‟interprétation permettant la
formation de l‟individualité. Les individus ne parviennent donc pas à se comprendre comme
membres d‟une collectivité. Du reste, les êtres humains ne seraient pas en mesure de répondre de
leurs actes. La compréhension habermasienne des phénomènes de crise socioculturelle rejoint à la
fois la théorie marxiste de l‟aliénation et la psychanalyse. Les individus éprouvent des situations
pénibles à cause de l‟éclosion de troubles psychopathologiques.123
Avant de terminer, il faut répondre à cette question : à quel type d‟évidence empirique recourt
Habermas pour étayer la thèse d‟une colonisation du monde vécu ? Dans la Considération finale de
sa TAC, Habermas se réfère aux tendances contemporaines à la juridification (Verrechtlichung). Il
désigne par là l‟extension de la domination légale vers le domaine communicationnel que constitue
le monde vécu. Cet état de choses représente le résultat d‟une évolution sociale qui remonte à la
formation de l‟État de droit démocratique et, tout particulièrement, de l‟État social en Europe à la
suite de la Deuxième Guerre mondiale. Pour Habermas, la formation de l‟État social se révèle
paradoxale, en ceci qu‟elle vient limiter la liberté humaine à cause de la mise en place d‟un
programme de prestations et de compensations dont le but est ironiquement de porter secours aux
citoyens en situation de détresse. Depuis son apparition, l‟État social adopte une structure
bureaucratique qui tient à la formalisation de relations sociales, « dont la constitution même repose
122 Ibid., p. 202.
123 Ibid., p. 157.
119
sur les formes du droit moderne ».124
En effet, telle que présentée dans TAC, la juridification
témoigne de l‟élargissement des bureaucraties étatiques qui ont pour fonction de traiter les
problèmes sociaux par le biais du pouvoir, en évidant donc la dimension communicationnelle qui
appartient aux rapports intersubjectifs noués par les membres d‟une communauté. Habermas
procède ici de façon analogue à Luckacs : si l‟exploitation du prolétariat s‟exprime dans
l‟institutionnalisation d‟une abstraction qui fait violence à la nature du travail Ŕ en l‟occurrence
l‟idéologie de l‟échange d‟équivalents Ŕ, la formalisation des rapports humains entraînée par la
juridification bouleverse le contexte dans lequel s‟insère une histoire vécue et une forme de vie
concrète. En d‟autres termes, le caractère paradoxal de la juridification a trait aux effets
désintégrateurs qui découlent de la mise en œuvre d‟un État bureaucratisé dont le fondement
originel était la pacification du conflit de classes :
« L‟État social va au-delà de la pacification du conflit de classes qui surgit immédiatement
dans la sphère de la production, il étend un réseau de rapports clientélaires sur la sphère de la
vie privée : plus s‟accentue ce processus, et plus nettement entrent en scène les effets indirects
pathologiques d‟une extension du droit qui signifie simultanément bureaucratisation et
monétarisation de domaines centraux de la vie vécue. Le dilemme inhérent à cette structure de
l‟extension du droit vient de ce que les garanties de l‟État social doivent servir l‟objectif
d‟intégration sociale : en réalité, elles suscitent la désintégration des contextes vécus, qui sont
détachés, par une intervention sociale de nature juridique, des mécanismes
d‟intercompréhension coordonnant l‟action et reconvertis sur des médiums comme l‟argent et le
pouvoir. » 125
124 Ibid., p. 392.
125 Ibid., p. 400.
Chapitre 5
Intersubjectivité et communication : deux points de départ pour la théorie
sociale
Certains commentateurs ont souligné la place de la normativité comme étant la pierre angulaire
de la controverse LuhmannŔHabermas. Cette ligne d‟interprétation privilégie l‟exigence
déontologique posée par la rationalité communicationnelle.126
Comme on l‟a vu, celle-ci demande
d‟adopter une disposition contrefactuelle face aux prétentions à la validité mobilisées dans les actes
de langage. Cette disposition se répercuterait sur la théorie de la société, dans la mesure où
Habermas s‟interroge sur les effets de l‟intégration du système127
dans les sociétés complexes. Il
formule ainsi le concept de colonisation du monde vécu pour expliquer l‟élargissement des
rationalités stratégique et instrumentale vers le domaine symbolique où opère la communication
langagière. En revanche, la théorie des systèmes se caractériserait par l‟adoption d‟une attitude
affirmative à l‟endroit du réel. Luhmann soutient, d‟ailleurs, que la théorie sociale doit se limiter à
rendre compte des conditions de possibilité de la formation des systèmes de communication à
caractère émergent.
De ce fait, l‟aspect central de ladite controverse résiderait dans l‟intérêt émancipateur que
comporte la théorie habermasienne : Habermas relèverait contra la théorie des systèmes
l‟importance grandissante qu‟acquiert la justification discursive dans un monde où concourent deux
processus centripètes : d‟une part, l‟effondrement de l‟autorité sacrale élève le degré d‟abstraction
qui doit atteindre l‟intégration sociale ; d‟autre part, l‟accroissement de la complexité exige la
formation des structures systémiques qui se soustraient à un examen communicationnel, et qui
constituent, par voie de conséquence, un domaine sociétal dénué d‟une signification normative.
Dans un tel contexte, le rôle d‟authentifier la validité des assertions Ŕ et des normes légales, tout
particulièrement Ŕ reviendra au discours argumentatif. En d‟autres termes, ce qui différencierait
Habermas de Luhmann, ce serait la pertinence éthique que renferme, pour le premier, une théorie
126 « […] l‟attitude performative garantit l‟unité dans le changement des modes [illocutoires] ; c‟est pourquoi, dans
le rapport réfléchi à soi, la conscience de soi pratique garde une certaine préséance sur la conscience
épistémique et pathique. Le rapport à soi réfléchi fonde la capacité d‟un acteur à prendre ses responsabilités.
L‟acteur capable de prendre ses responsabilités se comporte de manière critique envers soi-même non seulement
dans ses actions immédiatement susceptibles de morale, mais également dans ses énonciations cognitives et
expressives. Bien que la capacité de prendre ses responsabilités soit fondamentalement une catégorie morale-
pratique, elle s‟étend aussi aux cognitions et aux expressions intégrées dans le spectre de validité de l‟action
orientée vers l‟intercompréhension ». Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., p. 87.
127 Il faut rappeler ici que le terme intégration du système désigne les apports réalisés par l‟État bureaucratique et
l‟économie capitaliste à la coordination de l‟agir. Ces apports remplissent la fonction d‟assurer la reproduction
de la base matérielle de la société.
122
sociologique rattachant l‟avènement des sociétés modernes à une rationalisation d‟ordre
communicationnel.128
Nous nous distancions de cette ligne d‟interprétation, car elle accorde une signification
démesurée à l‟intérêt pour l‟émancipation au détriment de la dimension épistémique de la théorie
habermasienne. Cette lecture n‟est cependant pas dépourvue d‟arguments solides. Nous ne
disconvenons pas que, pour Habermas, la théorie sociale comporte un volet admettant une
interprétation morale-pratique, et que celui-ci se révèle central à bien des égards. Néanmoins, il
n‟est pas permis de postuler que ce soit une disposition éthique qui différencie essentiellement les
théories de Luhmann et de Habermas. Dès qu‟on situe cette controverse sur un terrain proprement
épistémique, on pourra comprendre sa signification d‟une manière plus nuancée que ne le permet le
biais éthique. H.G. Moeller a défendu une telle avenue d‟interprétation.129
Selon lui, la signification
du débat LuhmannŔHabermas est stricto sensu épistémique, d‟autant plus que l‟on peut voir dans
son volet éthique la conséquence d‟un choix entre deux concepts concurrents de société :
respectivement communication et intersubjectivité. En préférant cette ligne d‟interprétation, nous
n‟entendons pas sous-estimer l‟importance que renferme, chez Habermas, la médiation entre la
théorie et la pratique. À l‟évidence, ladite médiation occupe une place essentielle dans l‟architecture
de la théorie de l‟agir communicationnel. Néanmoins, on ne pourrait vraiment pas comprendre sa
signification si l‟on faisait abstraction de l‟intention systématique qui anime la théorie
habermasienne de la société. La controverse LuhmannŔHabermas ne doit pas être entendue comme
une reprise du débat sur la neutralité axiologique en sociologie, pour autant que certains
commentateurs de Luhmann (dont Moeller lui-même) semblent défendre cette position.130
Nous
estimons, au contraire, que la place de la normativité dans la théorie sociale dérive des préférences
épistémologiques.
En outre, il faut indiquer que le but de ce chapitre est de reconstruire le débat Luhmann-
Habermas à partir des positions qu‟ils ont respectivement défendues dans Systèmes sociaux et
Théorie de l’agir communicationnel. Certes, la controverse s‟est étalée sur l‟espace de trente ans.
Le premier chaînon remonte à la parution de Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie.
Was leistet die Systemforschung ? (Théorie de la société ou théorie sociale. Qu’apporte la
128 Voir Dupeyrix, A., op. cit., et Ferrarese, E., op. cit.
129 Moeller, H.G., Luhmann Explained : From Souls to Systems, Open Court, Illinois, 2006.
130 « Given the foundational differences between Habermas‟s normative-humanist approach and Luhmann‟s
descriptive-functional approach, the debate was less a dialogue and more and exchange of irreconcilable
positions on what society is and what social theory means. Luhmann stated later in his life that, intellectually
speaking, he had not profited very much from the controversy. In Luhmann‟s view, the debate had been rather
fruitless because of the radical differences between his own theoretical stance and Habermas‟s political
agenda. », Moeller, H.G., The Radical Luhmann, p. 129, Columbia University Press, New York, 2010.
123
recherche systémique ?) en 1971. Les auteurs tentent d‟y répondre aux questions suivantes : le
projet philosophique de l‟émancipation, envisagé originellement au siècle des Lumières franco-
allemandes, demeure-t-il pertinent dans la modernité avancée ? Et si oui, est-il possible de le
réaliser par le moyen d‟un pilotage rationnel de la société ?131
Dans le cadre de notre projet de
recherche, la publication de 1971 comporte toutefois un intérêt limité, car les problèmes qui se
rattachent aux fondements d‟une théorie de la société y sont abordés de manière accessoire. Comme
on le sait, Habermas travaillait alors sur l‟épistémologie des sciences sociales ; le tournant
pragmatique en était à un état encore embryonnaire. Pour sa part, Luhmann tentait de combiner les
approches de Husserl et de Parsons pour élaborer une théorie de la société dans les termes d‟une
théorie des systèmes autoréférentiels. Peu avant sa disparition, Luhmann revint sur la signification
de cette controverse. Il insista alors sur l‟unilatéralité des propos qui furent étayés. En effet, on
éprouve des difficultés à voir dans cette publication un débat au sens conventionnel du terme,
puisqu‟il ne s‟agit pas à proprement parler d‟une confrontation d‟idées, mais plutôt d‟un exposé de
thèses qui avaient très peu en commun, d‟autant moins que l‟on a du mal à déterminer quel gain
s‟en dégage. Le choix du titre en est déjà symptomatique, car aucun auteur ne prétendait être le
partisan d‟une technologie sociale.132
Bien au contraire, tant Luhmann que Habermas ont tenté d‟établir les prémisses fondamentales
d‟un programme de recherche sur les sociétés modernes. Nous exposerons cette controverse en
quatre étapes. Premièrement, il s‟agira de présenter les critiques qu‟adresse Habermas à Luhmann.
D‟après le premier, la théorie des systèmes ferait abstraction des implications paradoxales qui se
rattachent aux processus de rationalisation. Bien qu‟elle éclaire notre compréhension de l‟évolution
sociale, la théorie des systèmes fournirait une perspective théorique contre-intuitive, car elle élimine
la perspective interne des acteurs qui participent à la reproduction symbolique de la société (I).
Deuxièmement, nous montrerons que la raison de cela tient, selon Habermas, aux choix méta-
théoriques faits par Luhmann. En effet, l‟élimination de la perspective interne s‟expliquerait par la
prédilection d‟un concept de système dénué de tout potentiel critique (II). Troisièmement, il faudra
expliquer que l‟interprétation habermasienne de la théorie des systèmes ne correspond pas tout à fait
au but que Luhmann tâche d‟accomplir. Pour cette raison, nous considérons qu‟il est pertinent
d‟analyser les notions centrales de la théorie de l‟agir communicationnel à la lumière des catégories
développées par Luhmann (III). Ainsi, nous tenterons de montrer que Habermas avance une
interprétation unilatérale de la théorie des systèmes, car il néglige notamment le concept
131 Habermas, J., et Luhmann, N., Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie. Was leistet die
Systemforschung?, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1971.
132 Luhmann, N., Vorwort dans Die Gesellschaft der Gesellschaft, Suhrkamp Verlag, 1998.
124
d‟interpénétration. Ce dernier permet de comprendre le rapport entre l‟homme et la société au point
de vue de la théorie des systèmes, c‟est-à-dire en faisant appel aux thèses de la fermeture
opérationnelle, de l‟autopoïèse et de la réduction de la complexité qui s‟opère par le moyen du sens
(IV).
I
Dans ses travaux de jeunesse, Habermas s‟intéresse à la fonction idéologique que remplissent la
science et la technologie dans les sociétés industrielles. À la suite des guerres mondiales,
l‟optimisme anthropologique des Lumières s‟est affaibli dans une forte mesure. Le potentiel de la
Raison a été assimilé dans ce contexte au progrès techno-scientifique. De ce fait, la croissance
économique et l‟amélioration matérielle de la qualité de vie se sont substituées progressivement à la
formation humaniste par le biais de laquelle les Lumières espéraient forger une société foncièrement
rationnelle.133
Qui plus est, les sciences de la nature comportent le danger d‟effacer la dimension
délibérative qui appartient aux ordres de vies modernes. Or, bien que rationnelles au sens technico-
instrumental, les sciences naturelles ne parviennent pas à congédier la praxis politique. Tant le
positivisme que le marxisme se heurtent à cette difficulté, car aucune forme de connaissance
scientifique ne réussit à déterminer objectivement le contenu du bien-vivre.134
Une conception
néoconservatrice en est venue tout de même à s‟imposer dans le capitalisme avancé, selon laquelle
la société est susceptible d‟être pilotée, à la manière d‟un système organisationnel, grâce aux
énoncés nomologiques découlant d‟une recherche scientifique expérimentale. Habermas soutient
que la science et la technologie vident, pour cette raison, la communication politique de sa vraie
substance, à savoir la détermination argumentative des principes réglant la vie en société. Ainsi
peut-on comprendre la science et la technologie sous un nouveau jour : elles se révèlent être des
dispositifs de légitimation permettant d‟instituer un programme technocratique de gouvernance au
sein des sociétés modernes.
133 « Le projet de la modernité, tel que l‟ont formulé au XVIIIe siècle les philosophes des Lumières, consiste quant à
lui à développer sans faillir selon leur lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la
morale et du Droit et enfin l‟art autonome, mais également conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués
de leur formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation
rationnelle des conditions d‟existence. Des philosophes de la race de Condorcet nourrissaient encore l‟espoir
démesuré que les arts et les sciences contribueraient non seulement au contrôle des forces naturelles, mais aussi
à la compréhension du monde et à la connaissance de soi, au progrès moral, à la justice des institutions sociales
et même au bonheur des hommes. », Habermas, J., « La modernité : un projet inachevé » dans Critique, tome
37, n° 413, octobre 1981, p. 958.
134 Le jeune Habermas fait valoir l‟héritage classique de la politique comme branche de la philosophie pratique.
Cela n‟implique cependant pas que Habermas en préjuge de la signification en un sens eudémonique. Voir
Habermas, J., « La doctrine classique de la politique dans ses rapports avec la philosophie sociale » dans
Théorie et pratique, pp. 73-108, Payot, Paris, 2006.
125
Habermas considère que le développement de la théorie des systèmes s‟inscrirait dans ce projet
néoconservateur. On peut reconnaître en effet certaines affinités électives entre l‟une et l‟autre. En
premier lieu, il faut dire que, dans les années soixante, Luhmann a centré ses intérêts de recherche
sur la sociologie des organisations. Ces dernières constituent un type distinct de système social.
Luhmann range ainsi les organisations dans la même catégorie que les systèmes d‟interaction, les
systèmes fonctionnels et la société mondiale (Weltgesellschaft) nommée aussi système société. Que
les travaux de Luhmann aient suivi dans un premier temps cette direction s‟explique par le fait que
les systèmes organisationnels véhiculent la réalisation des fonctions sociétales. La recherche
organisationnelle fournit, de ce fait, un appui empirique au travail d‟élaboration conceptuelle : s‟il
est possible d‟affirmer que la société se reproduit grâce à l‟activité des systèmes fonctionnels, et que
l‟on peut comparer des fonctions diverses sous la perspective de la réduction de la complexité, force
est de reconnaître qu‟il doit y avoir des acteurs qui réalisent empiriquement une telle réduction. Par
exemple, ce sont les universités et les écoles, donc des systèmes organisationnels, qui valident
l‟acquisition de connaissances spécialisées dans les sociétés différenciées sur le plan des
fonctionns.
Or, pourquoi Habermas considère-t-il si suspecte la théorie des systèmes ? À ce sujet, il insiste
sur l‟orientation objectivante adoptée par cette dernière. Comme les sciences de la nature, la théorie
des systèmes examine les phénomènes sociaux sous la perspective extérieure d‟un observateur
détaché. Autrement dit, la théorie des systèmes évacuerait, à en croire Habermas, la dimension
subjective de l‟agir social au profit d‟une compréhension basée sur la réalisation de certains
impératifs fonctionnels. Habermas estime pour cette raison que la dimension compréhensive de
l’analyse sociologique disparaît complètement chez Luhmann, puisque ce dernier ne peut pas
rendre compte du sens subjectif qui appartient à l’agir social. En conséquence, Habermas voit chez
Luhmann un discours adoptant une position affirmative vis-à-vis du réel, qui ne réussit donc pas à
expliquer l‟éclosion des pathologies sociales. Puisqu‟il situe l‟être humain dans l‟environnement du
système social, Luhmann dresserait un bilan plutôt sombre du monde contemporain. Dans sa TAC,
il invoque une figure orwellienne pour éclairer en quoi consiste cette déshumanisation de la
société :
Les tendances à la bureaucratisation décrites par Weber atteindront-elles le stade prévu par
Orwell, où toutes les opérations d‟intégration seront inversées et passeront du mécanisme de
socialisation qu‟est l‟intercompréhension par le langage, fondamental, à mon sens, aujourd‟hui
comme hier, à des mécanismes de type systémique ? Et une telle situation est-elle en réalité
possible sans modification dans les structures anthropologiques profondes ? Voilà une question
ouverte. Pour ma part, je vois la faiblesse méthodique d‟un fonctionnalisme du système, posé
en absolu, précisément dans le fait qu‟il choisit ses principes théoriques comme si le processus,
dont Weber avait perçu les commencements, était déjà terminé, comme si une bureaucratisation
126
devenue totale avait déjà déshumanisé la société dans son ensemble ; et notamment, comme si
elle l‟avait rassemblée en un système qui s‟est arraché à son ancrage dans un monde vécu
structuré par la communication, tandis que pour sa part, ce monde vécu aurait été rabaissé au
statut d‟un sous-système parmi d‟autres. Ce « monde administré » était pour Adorno la vision
même de la terreur ; chez Luhmann, il est devenu un présupposé trivial.135
Il ne faut pas comprendre le terme déshumanisation comme un procédé rhétorique. En fait, il est
erroné de croire que Habermas rejet la théorie luhmannienne en faisant appel à une dramatisation
des expériences douloureuses qu‟a provoquées l‟avènement des sociétés modernes. Certes, la
théorie sociale ne doit pas négliger les pathologies qui émergent par suite des processus de
modernisation. Comme on l‟a vu aux chapitres précédents, la sociologie constitue un outil théorique
indispensable pour une théorie de l‟agir communicationnel, car elle permet d‟atteindre deux buts
complémentaires. Premièrement, la théorie de la société fournit les éléments nécessaires pour
reconstruire les manifestations éclatantes qu‟admet la rationalité dans un monde socioculturel
décentré. Deuxièmement, elle autorise le philosophe à porter un regard critique sur des
constellations factuelles, en l‟occurrence des systèmes autonomes. Le concept de colonisation du
monde vécu sert d‟ailleurs à cette fin. Cela dit, le sens de la critique que Habermas adresse à
Luhmann tient à ce que la théorie des systèmes s‟avère contre-intuitive. Qu‟apporte en réalité la
théorie des systèmes à notre compréhension de la transmission réflexive des traditions, de la
légitimation et de la socialisation ? Voici la question que pose Habermas dans la Considération
finale de sa TAC. Bien que l‟augmentation de la complexité enclenche la formation de mécanismes
systémiques, la thèse que ceux-ci suffisent à l‟intégration de la société se révèle, somme toute, peu
convaincante. Il faut rappeler ici que Habermas interprète le concept de système au regard d‟une
théorie des médias régulateurs. Cette dernière met en évidence que les systèmes organisationnels
opèrent à l‟aide des codes permettant de réduire la complexité libérée par la communication
langagière. Depuis la perspective interne des acteurs, les codes s‟identifient toutefois à une sorte de
communication appauvrie. Étant réduits à deux valeurs opposées, les codes sont insensibles à la
force illocutoire mobilisée par l’agir orienté vers l’intercompréhension ; ils n‟apportent qu‟une
structure référentielle plutôt simple, dont la fonction est de coder les préférences des acteurs sociaux
afin de permettre ultérieurement le raccordement des opérations dans le système. Habermas utilise,
par ailleurs, la distinction système/environnement pour rendre compte de l‟incapacité de la théorie
des systèmes à expliquer la société moderne dans les termes d‟une reproduction symbolique.
Puisque fermés sur le plan des opérations, les systèmes refoulent le monde vécu au point de
neutraliser ses ressources d‟intégration sociale. En d‟autres mots, les systèmes en font des éléments
étrangers appartenant à l‟environnement de la société.
135 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 343-4.
127
Luhmann ne parviendrait donc pas à comprendre la signification centrale que possèdent les
processus de reproduction symbolique. En particulier, Habermas insiste sur la disparition de deux
enjeux majeurs dans la théorie des systèmes, à savoir : la légitimité et la socialisation. D‟une part,
Habermas rappelle la place centrale qu‟occupe le consentement subjectif des normes dans les
processus de légitimation : tout ordre de vie stable doit satisfaire cette exigence. Dans le cadre de la
théorie des systèmes, les processus de légitimation prennent la forme des performances systémiques
qui sont réalisées de manière autonome et conformément à l‟autopoïèse du système politique,
partant sans le concours des citoyens. De ce fait, la théorie des systèmes démontre une
compréhension trop étroite à l‟égard de la légitimité ; cette dernière y apparaît comme étant une
acceptation procédurale des décisions, qui agrègent les préférences des citoyens et des autorités afin
d‟autoriser, par là même, la reproduction subséquente d‟un nouveau cycle décisionnel. En d‟autres
termes, la légitimité n‟est qu‟une ressource propice à l‟autopoïèse du système politique, dont la
fonction consiste à enchaîner récursivement des décisions à caractère contraignant.136
En outre, Luhmann éprouverait également des difficultés à expliquer adéquatement les processus
de socialisation. Selon Habermas, Luhmann ne réussirait pas à expliquer la formation de
dispositions comportementales. Habermas relève le caractère intersubjectif dont participe la
socialisation. Comme on le sait, la formation de la personnalité témoigne, selon lui, d‟une étroite
imbrication avec l‟intercompréhension, qui permettrait l‟acquisition des compétences langagières
par des sujets prenant part à une forme de vie communautaire. Pour cette raison, la théorie des
systèmes se heurterait à une difficulté insurmontable : si les êtres humains étaient effectivement des
entités closes et autoréférentielles, la socialisation ne serait pas possible, car elle impliquerait une
rupture du cycle autopoïétique qui appartient à la conscience et à la communication. Une telle
possibilité est toutefois mise à l‟écart par la conception même du concept d‟autopoïèse. Celui-ci
désigne la faculté d‟un système à établir une démarcation opérationnelle d‟avec l‟environnement.
Luhmann emploie la formule auto-conditionnement (Selbskonditionierung) pour expliquer la
formation des systèmes. Comme on l‟a vu, la constitution d‟un système autopoïétique présuppose
une césure vis-à-vis de l‟environnement Ŕ malgré l‟ouverture cognitive qui s‟y produit
corrélativement. De ce fait, la possibilité d‟une détermination environnementale constitue, dans la
grammaire de la théorie des systèmes, un contradictio in adjecto. Luhmann utilise ces principes
pour offrir des descriptions empiriques qui s‟éloignent dans une forte mesure du biais humaniste
adopté par Habermas. À en croire Luhmann, il s‟ensuit que les écoles ne participeraient pas à la
formation critique de la personnalité ; leur but consisterait plutôt à fournir une prestation distincte
136 Luhmann, N., Political Theory in the Welfare State, Walter de Gruyter & Co., Berlin, 1990.
128
en fonction de l‟impératif qui leur est propre, soit en fonction d‟une réussite scolaire évaluée
périodiquement au moyen d‟examens standardisés. En revanche, c‟est à l‟individu de choisir les
principes moraux qui lui permettront de construire sa personnalité. En ce sens, toute socialisation
est, à vrai dire, une auto-socialisation. Nous y reviendrons plus loin.
En résumé, on peut soutenir que, pour Habermas, la théorie des systèmes fait preuve
d‟incompréhension à l‟égard des processus de reproduction symbolique. À en croire Habermas, ceci
s‟expliquerait par l‟élimination de la perspective interne des acteurs. La théorie des systèmes
néglige, en effet, les exigences de validité que pose la constitution intersubjective du monde vécu. À
l‟encontre de Luhmann, Habermas fait valoir que les mécanismes systémiques nécessitent un
ancrage institutionnel qui procède de la réussite des essais d‟intercompréhension. De ce fait, la
théorie des systèmes ne saurait rendre compte des manifestations paradoxales qui découlent de la
rationalisation sociale. D‟où la référence à Adorno, qui, à l‟instar de Weber et Luckacs, craignait
une expansion indomptée de la bureaucratie et de la logique marchande dans les sociétés
complexes.
II
Dans Le discours philosophique de la modernité, Habermas observe que les problèmes sur
lesquels se penche la théorie des systèmes témoignent d‟un héritage très allemand. Celle-ci laisse
transparaître l‟influence qu‟a exercée la pensée idéaliste sur ses décisions épistémologiques. Nous
avons reconnu la spécificité de la théorie des systèmes en reconstruisant le dialogue fructueux que
Luhmann engage avec Kant et Husserl. L‟importance de ce dernier se fait sentir très visiblement sur
sa théorie de la société. Luhmann décrit, en effet, le régime d‟activité qui appartient aux systèmes
psychiques et aux systèmes sociaux à l‟aide d‟une analyse phénoménologique du sens. Qu‟il en
fasse le maître concept de sa théorie est, d‟après Habermas, une décision lourde de conséquences,
puisque cela oblige Luhmann à adopter une position ambiguë par rapport à la philosophie du sujet.
Habermas insiste notamment sur le retournement empiriste qui s‟opère chez Luhmann par suite
de la substitution du concept de sujet par celui de système. Luhmann congédie les prestations
synthétiques d‟un sujet transcendantal pour établir les bases d‟une théorie sociale post-ontologique.
Il inscrit ainsi le sujet de la connaissance dans la société. Les observateurs sociaux opèrent
désormais dans un système fonctionnel distinct, qui constitue, à son tour, un objet pour d‟autres
observateurs (non nécessairement scientifiques). Cette implication se révélerait très problématique,
dans la mesure où la connaissance ne posséderait plus, à en croire Luhmann, de statut privilégié. En
129
utilisant la notion de système autoréférentiel, Luhmann se déchargerait derechef de l‟exigence de
fondation ultime que posait autrefois la pensée métaphysique. L‟adoption d‟une perspective
objectivante conduit donc Luhmann à négliger cette exigence. Comment la théorie luhmannienne
peut-elle alors prétendre à l‟universalité ? Comme on l‟a vu, la vérité devient, dans le cadre de la
théorie des systèmes, une performance systémique dans une société différenciée sur les plan des
fonctions. Sa pertinence est, par conséquent, reléguée au fonctionnement de la communauté
scientifique. Habermas a du mal à voir quel gain théorique rapporte cette avenue, car Luhmann
aurait sapé d‟un seul coup les nombreuses exigences de validité que fait valoir un monde
socioculturel moderne. Il oblitérerait, par là même, l‟importance de la prétention à la vérité que doit
élever une théorie générale de la société.
On peut cependant poser cette question : en quoi la position de Habermas diffère-t-elle de celle
de Luhmann ? N‟est-il pas vrai que Habermas cherche, lui aussi, à rendre compte d‟un monde
décentré, dont l‟unité ne peut plus être assurée par les prestations d‟une subjectivité
transcendantale ? De toute évidence. Or, à la différence de Luhmann, Habermas ramène les
différentes sphères de validité à une unité fondamentale, qu‟il désigne intersubjectivité langagière.
Cette possibilité est bannie par Luhmann, à cause de la logique binaire qui appartient à son concept
d‟observation. Le tournant empiriste (ou naturaliste) dans lequel s‟engage Luhmann137
déboucherait
donc sur l‟impossibilité d‟assurer l‟unité de ce qui est distingué par le biais d‟une logique de la
différence. Habermas fait valoir ici que la philosophie du sujet pouvait, malgré le caractère
monologique de ses prémisses, miser sur le soi accompagnant la réflexion théorique. Au contraire,
on ne trouve guère un concept analogue chez Luhmann. Les systèmes n‟ont pas, en conséquence,
d‟identité : ils ne peuvent qu‟actualiser une autoréférence permettant de fixer récursivement une
identification sémantique.138
Les instruments critiques d‟observation Ŕ telles la réification ou la
critique de l‟idéologie Ŕ se voient, pour cette raison, dévalués au sein de la théorie des systèmes. En
revanche, la philosophie de la praxis disposait d‟un concept de réification permettant de porter un
regard critique sur la facticité sociale :
137 « Si on regarde les nouveaux développement de la théorie des sciences, on s‟aperçoit surtout qu‟on se détourne
des tentatives de fondation théoriques transcendantales et qu‟il y a un retour aux épistémologies naturelles. Cela
conduit à des changements considérables dans la façon dont les questions épistémologiques et méthodologiques
sont habituellement posées. Certes, indépendamment de cela, on commence à comprendre que l‟autoréférence
n‟est pas une particularité de la conscience, mais qu‟elle se rencontre dans le monde de l‟expérience. Il n‟y a
rien de surprenant à ce qu‟une épistémologie naturalisée se heurte à sa propre autoréférence. Précisément, c‟est
ce qu‟elle a déjà accepté, si elle se comprend comme une science des processus naturels : par quoi elle se
distingue précisément comme une théorie post-transcendantale des théories épistémologiques pré-
transcendantales qui ne savent faire appel qu‟au « common sense », à l‟habitude associative ou à la certitude des
idées comme bases de la connaissance », Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 558.
138 Voir supra chapitre 1, pages 16-22.
130
« Dans la mesure où le « Soi » de la relation à soi disparaît par suite du passage du sujet au
système, la théorie des systèmes, quant à elle, ne dispose d‟aucune figure de pensée qui
corresponde à l‟acte de réification, avec ses effets mutilants et répressifs. La réification de la
subjectivité est un risque structurellement inhérent au concept de relation de soi, tel qu‟il est
pensé par la philosophie du sujet. Ici, on pourrait d‟ailleurs déceler une confusion catégoriale
analogue dans le fait qu‟un système se considère lui-même, par erreur, un environnement ; or
cette possibilité est exclue par définition. Les processus de démarcation liés à toute formation
d‟un système sont eux aussi incompatibles avec les connotations d‟« exclusion » et de
« proscription ». Qu‟un système prenne ses distances avec une réalité quelconque et la traite
d‟environnement, cela est tout à fait normalement inscrit dans le processus de sa formation.
Mais, du point de vue historique, la généralisation du statut de travailleur salarié et la naissance
du prolétariat industriel, ou encore la prise en charge de la population par des administrations
centralisées, ne se sont nullement déroulées d‟une façon indolore. Or, même si elle était capable
de trouver des formules exprimant de tels processus, la théorie des systèmes serait obligée de
contester aux sociétés modernes la possibilité d‟une perception des crises qui ne soit pas
immédiatement ramenée à la perspective d‟un système particulier. »139
La citation est révélatrice de la façon dont Habermas comprend la théorie des systèmes. Bien
que les problèmes envisagés par cette dernière héritent de l‟idéalisme allemand, Luhmann, avec le
style ironique qui le caractérise, dissout les liens qui l‟unissent à la philosophie de la conscience
afin d‟établir un nouveau point de départ pour la théorie de la connaissance. Son ambition étant de
formuler une théorie générale post-ontologique, Luhmann non seulement rompt avec la pensée
métaphysique, mais semble, de surcroît, dissimuler l‟importance qu‟il octroie à cette dernière. Il
privilégiera désormais une approche que Habermas qualifie de « métabiologique », c‟est-à-dire
« une pensée qui part du « pour-soi » de la vie organique pour remonter à ses origines ».140
Le choix
du terme n‟est pas dû au hasard. Habermas ne vise pas par là le champ de recherche où émerge le
concept d‟autopoïèse, mais l‟intuition intellectuelle sur laquelle repose une compréhension
systémique des phénomènes sociaux. Selon lui, Luhmann contesterait la possibilité même d‟un
« pour-nous », puisque les systèmes réalisent un régime d‟activité qui opère une rupture avec les
processus environnementaux. À la manière d‟une monade « sans fenêtres », la théorie systémique
refoulerait le sens communautaire qui jaillit d’un monde vécu partagé, de par le caractère
naturaliste que revêt le concept de système autopoïétique. Désignant des entités closes et
autoréférentielles, le concept de système oblitérerait la signification normative que possède une
construction intersubjective du monde vécu : l‟être humain existe comme tel dans l‟environnement
de la société, puisque doté d‟un système psychique distinct et individualisé. Par ailleurs, le concept
de rationalité perdrait, lui aussi, de sa force, dans la mesure où la théorie luhmannienne en fait une
performance systémique relative à chaque système qu‟il faut interpréter d‟après des autoréférences
spécifiques. En d‟autres termes, « si les sociétés différenciées selon leur fonction ne disposent
139 Habermas, J., Le discours philosophique de la modernité, p. 442, Gallimard, France, 2011.
140 Ibid., p. 439.
131
d‟aucune identité, elles ne peuvent pas non plus développer d‟identité conforme à la raison »141
, car
aucun monde commun n‟est possible à partir de la différence entre le système et l‟environnement.
Le monde adopte, par conséquent, un visage distinct selon les caractéristiques d‟une référence
systèmique particulière.
À l‟encontre de la pensée métaphysique, qui postule l‟existence d‟un arrière-monde Ŕ ou, à tout
le moins, d‟un arrière-plan auquel se rapporteraient les manifestations de l‟être Ŕ, Luhmann
s‟interroge sur les conditions de possibilité d‟un ordre autonome de communication, dont
l‟émergence s‟explique par les avantages fonctionnels procurés par la fermeture opérationnelle.
Comme on l‟a vu, l‟origine du système tient à la double contingence dégagée par la rencontre de
deux systèmes psychiques tout aussi clos et autoréférentiels. Luhmann en arrive ainsi à la
conclusion suivante : malgré la participation de la conscience à la communication (à la manière
d‟un catalyseur), la théorie sociale peut en faire abstraction, puisqu‟il s‟agit plutôt d‟expliquer les
caractéristiques émergentes qui correspondent à la société. Chez Luhmann, la conscience ne
constituera plus une prémisse opérationnelle de la communication.
Poul Kjær142
soutient que la théorie luhmannienne a adopté une stratégie d‟auto-mystification
afin de couper ses rapports avec l‟idéalisme allemand. Elle se voudrait, au premier chef, un discours
théorique capable de surmonter les apories auxquelles aboutit la philosophie du sujet. Ainsi, l‟œuvre
de Luhmann se caractériserait par le fait de renfermer une conscience révolutionnaire à l‟égard de la
tradition philosophique moderne, qui s‟exprime dans la prétention à établir une nouvelle révolution
copernicienne.143
Toutefois, le modèle théorique de l‟autopoïèse remonterait, selon Kjær, au concept
kantien de réflexion. Il en est indicatif que Luhmann revienne au deuxième chapitre de Systèmes
sociaux sur la signification paradigmatique que renferme la métaphysique pour les théories de
l‟autoréférence. Luhmann comprend le terme métaphysique comme la doctrine de l’autoréférence
de l’Être.144
La tradition ontologique tenta de penser ce particulier rapport à soi en faisant appel à la
différence entre l‟Être et la pensée. Témoigner de cette autoréférence devint par la suite une tâche
de la pensée philosophique, désormais entendue comme philosophie de la conscience. Encore
l‟idéalisme allemand recentrera-t-il l‟objet de la métaphysique sur une pensée comprise comme
subjectivité transcendantale : le sujet constituera dès lors une position ontologiquement privilégiée
et première. Luhmann tente de faire valoir a contrario que la capacité de traiter l‟expérience en
141 Ibid., p. 442.
142 Kjær, P., « Systems in Context. On the outcome of the Habermas/Luhmann controversy », ANCILLA
IURIS 2006 : 66-77.
143 Les commentaires apportés par Lucas K. Sosoe, dans la préface à l‟édition française de Systèmes sociaux,
attestent de la plausibilité de la thèse avancée par Kjaer. Nous en recommandons chaleureusement la lecture.
144 Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., p. 145.
132
ayant recours aux opérations référentielles n‟est pas une particularité de la conscience : aussi une
telle capacité appartient-elle à la communication, En effet, tant la conscience que la communication
seraient des systèmes de sens.
Habermas conteste cette thèse en affirmant l‟antériorité du langage par rapport au sens. Pour lui,
le sens est de toute évidence généré par l‟utilisation courante du langage dans la société. Dans le
cadre de la théorie des systèmes, ce dernier constitue, en revanche, un média, c‟est-à-dire une forme
véhiculant la présentation d‟offres communicationnelles. L‟introduction du concept de média paraît
suggérer une inversion de l‟importance relative que Habermas accorde respectivement à la
conscience et au langage : si, chez Luhmann, le sens précède logiquement le langage (au sens d‟une
suite génétique), on peut soutenir alors que la conscience détient une position privilégiée vis-à-vis
du langage. Ironiquement, dans la pensée luhmannienne se réaffirmerait l‟héritage de la philosophie
de la conscience, et ce, malgré l‟insistance avec laquelle le sociologue de Bielefeld distingue entre
les opérations de la conscience et celles de la communication.
III
Le concept de réification constitue donc une pièce décisive dans l‟architecture de la théorie
sociologique de Habermas. Celui-ci permet de relier les paradoxes de la rationalisation sociale à la
tradition de la philosophie de la praxis qui remonte jusqu‟à Marx. L‟importance accordée à la
philosophie marxiste s‟explique par le fait que cette dernière dispose d‟un langage théorique
permettant de mettre en relation des processus appartenant à deux niveaux distincts du réel, en
l‟occurrence au système et au monde vécu.145
On peut dorénavant interpréter la rationalisation
sociale de manière critique, dès lors qu‟on constate que les phénomènes de réification se produisent
corrélativement au développement d‟une économie capitaliste. D‟un point de vue historique, le
processus de formation du prolétariat urbain comporte sans doute une dimension répressive, en ceci
que la société bourgeoise dut mobiliser l‟idéologie de l‟échange d’équivalents pour occulter la
violence qui opérait dans la vente de la force de travail. Chez Habermas, le concept de réification
est utilisé également pour dévoiler les phénomènes répressifs qui découlent de la domination légale.
L‟instauration de l‟État social en Europe eut pour conséquence l‟institutionnalisation d‟un régime
de domination caractérisé par l‟extension des domaines d‟action formellement organisés dans la
145 Il est nécessaire de rappeler ici que telle est l‟interprétation habermasienne de la théorie de la valeur. Bien que
Marx n‟ait jamais utilisé pas les notions de système et de monde vécu, le langage de la théorie de la valeur
semble bien s‟accorder avec la réalité des sociétés complexes, en ceci qu‟il permet de transposer les processus
objectifs décrits par un observateur détaché dans les termes de l‟expérience vécue par les acteurs participant à la
division sociale du travail, que ce soit à titre d‟ouvrier ou de propriétaire. Voir Habermas, J., Théorie de l’agir
communicationnel II, op. cit., pp. 370-2.
133
société. Bien que ceci ait permis de maîtriser les conflits de classes sociales dans la deuxième
moitié du XXe
siècle, l‟irruption des bureaucraties d‟État dans le monde vécu a signifié le
démantèlement progressif des structures communicationnelles permettant la reproduction
symbolique de la société.146
Si l‟on décide maintenant d‟observer la théorie habermasienne avec les concepts utilisés par
Luhmann, cette question s‟impose : où se situe Habermas pour tracer la distinction entre le système
et le monde vécu ? Une réponse conséquente devrait se rapporter à la sphère communicationnelle
où surgit toute entreprise théorique, soit l‟intersubjectivité langagière déployée au sein de la
communauté philosophique (ou scientifique). Luhmann met l‟accent sur l‟importance qui revient au
concept d‟autoréférence : les théories, y compris celle de Habermas, doivent rendre compte de la
position qu‟elles occupent pour formuler leurs concepts fondamentaux. S‟il est vrai que Habermas
se situe dans le domaine de l‟intersubjectivité langagière, et que celui-ci s‟identifie dans sa théorie
au monde vécu, force est alors de reconnaître que la théorie de l‟agir communicationnel privilégie la
notion de monde vécu aux dépens de celle de système. À l‟aide de cette distinction asymétrique,
Habermas croirait pouvoir harmoniser les deux dispositions observationnelles adoptées par sa
théorie, à savoir : la perspective interne des acteurs et la perspective détachée d‟une tierce personne.
Habermas établirait ainsi une espèce de hiérarchie modale, c‟est-à-dire un classement des
différentes manifestations qu‟admet la communication humaine. En d‟autres mots, dans le cadre
d‟une théorie de la rationalité communicationnelle, la notion d‟intersubjectivité langagière
occuperait une place suréminente vis-à-vis d‟une rationalité systémique tronquée. Voici le
fondement d‟une critique de la raison fonctionnaliste, soit le projet théorique que Habermas tâche
expressément d‟achever dans le deuxième livre de sa TAC.
À y regarder de près, cette stratégie théorique crée plus de problèmes qu‟elle n‟en résout.
Luhmann prétend que l‟utilisation que fait Habermas des concepts d‟intersubjectivité, de monde
vécu et de rationalité communicationnelle risque d‟empêtrer notre compréhension des phénomènes
sociaux. D‟ailleurs, Luhmann considère que Habermas noue un rapport équivoque à la pensée de la
Vieille Europe, dans la mesure où il perpétue la tradition humaniste selon laquelle l‟être humain
constitue l‟élément ultime (ou premier !) de l‟ordre social, et ce, malgré le fait de décliner la notion
de sujet en un sens pragmatico-formel.
En quel sens peut-on parler d‟intersubjectivité si ce concept présuppose l‟existence des sujets ?
La question n‟est point futile, quoique la formulation paraisse tautologique. Comme on l‟a vu,
146 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., pp. 396 sq.
134
Luhmann interprète la notion de subjectivité dans les termes de la pensée idéaliste : l‟acception
moderne du concept renvoie à la position ontologiquement éminente que détient une subjectivité
transcendantale par rapport à ses corrélats objectifs. Le concept d‟objet est, de ce fait, subordonné
aux prestations d‟un sujet transcendantal. Habermas, pour sa part, s‟efforcerait de rompre avec les
présupposés monologiques du paradigme sujet-objet. Selon lui, le rapport qu‟un sujet est capable
d‟établir avec un monde d‟objets nécessite une médiation langagière qui atteste de la construction
coopérative du sens par le biais de la communication langagière. Celle-ci renfermerait, qui plus est,
un système de coordonnées à structure grammaticale permettant de spécifier i) le type de rapport
qui s‟actualise entre alter et ego et ii) le type de prétention à la validité qui est élevée à chaque
occasion qu‟au moins deux locuteurs tentent de s‟entendre sur quelque chose. Habermas s‟y réfère
par le terme « conditions semi-transcendantales ». Ainsi, pour que deux sujets puissent construire un
énoncé significatif, les conditions susmentionnées doivent concourir aux processus
d‟intercompréhension de manière immédiate et sous la forme des présuppositions pragmatiques
revêtant un caractère intuitif. Luhmann considère pour cette raison que le concept
d‟intersubjectivité apparaît d‟abord comme étant un rapport qui présuppose ce qu‟il devrait plutôt
démontrer. Autrement dit, le concept d‟intersubjectivité se révèle être une pétition de principe ; les
conditions de possibilité de l‟intercompréhension langagière sont déjà intersubjectives.
C‟est la raison pour laquelle le concept d‟intersubjectivité ne peut être achevé par la seule
référence à une théorie pragmatico-formelle de la communication humaine. Si le terme
d‟intersubjectivité désigne la construction coopérative du sens par la communication langagière, il
est nécessaire alors de s‟interroger sur le statut des conditions pragmatiques permettant d‟atteindre
une entente authentique et d‟acquérir par là une compréhension commune sur ce qui advient dans le
monde. Pour répondre à cette exigence, Habermas fait appel à la théorie wébérienne de la
rationalisation, ainsi qu‟à une théorie phénoménologique du monde vécu modulée
sociologiquement. D‟une part, Habermas soutient que l‟avènement d‟un monde socioculturel
proprement moderne se manifeste dans la formation de trois complexes de rationalité. Chacun
d‟entre eux se rapporte à une prétention à la validité distincte. En effet, les discours épistémique,
expressive et régulateur puisent leur validité dans la reconnaissance intersubjective respectivement
de la vérité, de la sincérité et de la justesse normative. D‟autre part, la pragmatique habermasienne
se veut une théorie reconstructive du sens intuitif qu‟expérimentent des locuteurs compétents
lorsqu‟ils s‟engagent dans des actes de parole. Il est permis d‟affirmer, en ce sens, que la théorie de
l‟agir communicationnel cherche à expliciter les présuppositions pragmatiques qui se révèlent
nécessaires à la conclusion d‟ententes. Pour ce faire, Habermas doit intégrer le concept de monde
135
vécu à sa théorie de la communication. Celui-ci est censé « parachever » une compréhension des
sociétés modernes conçue dans les termes d‟une théorie de l‟activité communicationnelle.
Habermas se réapproprie ledit concept afin de thématiser les certitudes d‟arrière-plan dont tout
locuteur compétent dispose à l‟heure de participer à des échanges langagiers. Le monde vécu et
l‟agir communicationnel sont en conséquence des termes solidaires : celui-là fait office à la fois de
contexte et de ressource pour celui-ci. Le monde vécu permet, pour cette raison, d‟insérer la
pratique communicationnelle dans un monde socioculturel expérimenté comme un réservoir
d‟évidences à structure symbolique dont les acteurs font usage pour s‟entendre sur quelque chose
dans le monde. Par là même, Habermas peut également parler de rationalité communicationnelle : la
communication langagière opérerait comme un vecteur de rationalisation sociale, puisque les
sociétés modernes posent une exigence argumentative pour défendre la validité des assertions.
Luhmann reconnaît les avantages que rapporte cette stratégie de construction théorique. La
notion phénoménologique de monde vécu permet en fait d‟échapper aux abstractions qui se
rattachent à un concept formel de monde : qu‟il s‟agisse d‟un monde vécu témoigne de
l‟impossibilité de procéder à une reconstruction logique, par exemple, de la dimension symbolique
qui appartient aux ordres de vie socioculturels. En ce sens, le prédicat « vécu » vise une réalité dont
l‟existence dépasse les opérations cognitives d‟un sujet. Toutefois, l‟imbrication étroite entre le
monde vécu et un concept pragmatique de communication ne va pas de soi pour Luhmann. Pourvu
que les sociétés modernes haussent le degré d‟abstraction que doit atteindre l‟agir
communicationnel, la notion de monde vécu, entendue comme un savoir d‟arrière-plan
antéprédicatif et a-problématique sous-tendant les essais empiriques d‟intercompréhension, s‟avère
problématique, car elle déboucherait sur un paradoxe flagrant. En effet, le monde vécu constitue un
dispositif conceptuel qui n‟admet point d‟exclusion Ŕ se ipsam et omnia continens, selon la formule
luhmannienne de prédilection.147
Le monde vécu inclut paradoxalement ce qu‟il est censé lui-même
exclure, en l‟occurrence toute espèce de savoir qui se révèle, sous le point de vue de l‟expérience
quotidienne, contre-intuitif. En suivant Habermas (et Schütz, parce que Habermas pense la
signification théorique du monde vécu dans le sillage de la sociologie phénoménologique), on
s‟aperçoit que toutes les activités humaines se hissent sur le contexte vital et symbolique qu‟est le
monde vécu, et que pour cette raison elles y renvoient. Même la science, l‟art d‟avant-garde et le
droit positif y trouvent leur origine et leur fondement. Aussi faut-il admettre que des certitudes
antéprédicatives sont forgées par le fait de participer à une économie de marché et de se soumettre à
une domination légale, que ce soit alternativement à titre d‟employé ou de directeur d‟entreprise, de
147 Luhmann, N., « Intersubjektivität oder Kommunikation : Unterschiedliche Ausgangspunkte soziologischer
Theoriebildung », Archivio di Filosofia 54 (1986), pp. 41-60.
136
citoyen ou d‟autorité gouvernementale. Personne n‟oserait contester la plausibilité de cette thèse,
puisque notre expérience du monde comprend à l‟évidence les interactions auprès des systèmes à
structure organisationnelle. Selon Luhmann, Habermas distinguerait à tort entre le système et la
communication, car la reproduction de la société, donc d‟un ordre émergent vis-à-vis des êtres
humains, exige la constitution des systèmes capables de maintenir en œuvre un régime d‟activité
communicationnelle. Luhmann démontre ironiquement que Habermas ne réussirait guère à
identifier l‟unité du monde vécu en l‟absence d‟un concept de système qu‟il utilise, certes de façon
inavouée, à la manière d‟un unmarked space (ou d‟un environnement). La signification du monde
vécu relève en conséquence d‟une observation sélective. En tant que telles, les observations
éclairent un fragment du réel, sans pour autant permettre une saisie exhaustive du réel. Ainsi
l‟utilisation du terme monde vécu s‟avère-t-elle paradoxale.
Ce contre-argument possède une signification essentielle pour nous, car il nous permet
d‟appréhender le sens de la critique que Luhmann adresse à Habermas. Une théorie de
l‟intersubjectivité langagière soulève la difficulté suivante : elle n‟est pas en mesure de déterminer
adéquatement l‟unité de son objet de recherche. Si l‟intersubjectivité s‟identifie à une constitution
dialogique du sens, il n‟est pas moins vrai que la communauté de significations partagées émergeant
par suite de l‟intercompréhension Ŕ ce que Luhmann appelle « l‟inter de l‟intersubjectivité »148
Ŕ
trouve en définitive un appui indispensable dans le jugement que réalise un acteur de manière
subjective et conforme à la raison. D‟où l‟importance que Habermas accorde à la légitimation et à
la socialisation entendues respectivement comme consentement subjectif de la validité d‟un ordre
institutionnel et comme formation libre et autonome de la personnalité. Comment faut-il interpréter
alors le concept du social ? Peut-on affirmer que le social est somme toute un type d‟existence
mentale ?
Il est instructif de comprendre la façon dont Luhmann prend part au débat avec Habermas. À la
différence de ce dernier, il ne veut point formuler une critique de la pensée de son adversaire (au
sens kantien du terme) ; la voie empruntée par Luhmann s‟écarte d‟une critique de l’agir
communicationnel. Son intérêt réside plutôt dans la déconstruction des distinctions utilisées par
Habermas à l‟aide d‟un dispositif conceptuel qu‟il nomme observation de second ordre. Cet outil
permet de dévoiler les tâches aveugles d‟une théorie de l‟agir communicationnel, dans le but de
reconstruire ses intuitions capitales en ayant recours aux concepts de la théorie des systèmes. Si, au
lieu de référer la notion du social à l‟intersubjectivité, on décidait de l‟examiner à la lumière d‟un
concept sociologique d’interpénétration, on pourrait mieux comprendre le type d‟opération
148 Ibid.
137
théorique envisagée par Luhmann.
IV
Il est incorrect de dire que Luhmann rompt avec la tradition humaniste sans proposer une
nouvelle façon de comprendre le rapport entre l‟homme et la société. Comme le remarque
Habermas à juste titre, il serait en effet contre-intuitif d‟interpréter le rapport de l‟homme à la
société dans les termes d‟une théorie des systèmes fermés : l‟échec de la phénoménologie
husserlienne atteste de l‟impossibilité de fonder une théorie de l‟intersubjectivité sur l‟activité
transcendantale d‟un sujet transcendantal. C‟est la raison pour laquelle Habermas tend à souligner
les affinités entre les concepts de monade et de système. Néanmoins, lorsque Luhmann se réfère à la
fermeture sur le plan des opérations, il n‟a pas l‟intention de doter son concept de système d‟une
assise monadologique. Il tente plutôt de relever l‟importance qui revient au concept
d‟environnement dans le paradigme systémique. Celui-ci constitue, à vrai dire, un élément aussi
crucial que le concept de système, dans la mesure où la séparation d‟avec un environnement se
révèle être la condition de possibilité de toute espèce d‟ouverture. On se rappelle que, pour
Luhmann, il n‟est pas d‟écosystème, mais des rapports écologiques que le système établit
sélectivement avec son environnement. Pour cette raison, Habermas interpréterait fautivement la
théorie des systèmes en un sens phénoménologique, puisqu’il néglige les dispositifs conceptuels
qu’utilise Luhmann pour se ménager une voie d’analyse permettant de comprendre le rapport entre
la société et l’être humain d’une façon non-humaniste, Comme on l‟a vu, Luhmann considère l‟être
humain comme un système de sens dans l‟environnement de la société. Ceci ne signifie pourtant pas
qu‟il n‟y ait pas de rapport significatif entre eux ; bien au contraire, le concept d‟interpénétration
rend compte des liens qui unissent des systèmes opérant simultanément dans les modes de la
fermeture opérationnelle et de l‟ouverture cognitive. Sous cet angle, l‟allusion à 1984 se révèle tout
simplement excessive.
Il faut à présent poser la question suivante : comment deux systèmes opérationnellement fermés
peuvent-ils entretenir des rapports stables tout en maintenant en œuvre leur autopoïèse ? La réponse
doit être recherchée à l‟aide du concept d‟interpénétration. Par pénétration, Luhmann entend un
rapport entre deux systèmes par lequel l‟un met sa complexité à disposition de l‟autre. Ce dernier,
quant à lui, en fera usage pour poursuivre sa propre autopoïèse. L‟idée d‟une interpénétration
suggère une sorte de réciprocité dans la construction d‟un rapport entre deux entités closes, mais
tout de même capables d‟intégrer une complexité étrangère à leur régime de reproduction.
L‟interpénétration s‟avère du reste indispensable à la réalisation de la double contingence. Ce
138
rapport instable et fragile est susceptible d‟être pilotée avec l‟utilisation sélective des opérations
référentielles. C‟est donc grâce au sens que les systèmes autopoïétiques sont en mesure de créer un
rapport d‟interpénétration.149
Luhmann emploie parfois des formulations difficiles qui demandent certaines précisions.
Premièrement, il faut savoir que l‟interpénétration n‟implique pas nécessairement la création d‟un
lien symétrique. Comme on l‟a vu, Luhmann renonce à la possibilité d‟une correspondance point
par point entre le système et l‟environnement. Il est nécessaire de garder à l‟esprit que l‟on ne peut
guère comprendre ce qu‟est l‟interpénétration sans faire référence à la notion de complexité. Il
s‟agit, bien entendu, des termes corrélatifs. Pour cette raison, le regard sociologique doit demeurer
ouvert à la possibilité d‟une symétrie communicationnelle, sans pour autant en faire un archétype
théorique.150
En ce sens, le terme complexité désigne l‟irréductibilité de la dimension opérationnelle
de chacun des systèmes réalisant l‟interpénétration. Autrement dit, une complexité étrangère est
intégrée au régime de production tout en respectant la fermeture sur le plan des opérations dans le
système pénétré, ainsi que le sens spécifique que ce dernier attribue aux événements
environnementaux.
Deuxièmement, il faut indiquer que l‟interpénétration est un concept complexe qui nécessite
deux présupposés supplémentaires, à savoir : l‟autopoïèse et la capacité d‟enclencher sélectivement
la formation des structures. La référence à ces concepts témoigne du rôle central que joue la
complexité dans les rapports d‟interpénétration. Il est nécessaire pour cette raison qu‟on s‟y attarde
quelque peu.
D‟une part, l‟intégration d‟une complexité étrangère constitue un processus réciproque, dont la
réalisation ne peut pas interrompre la fermeture des systèmes impliqués sans mettre un terme à
l‟autopoïèse. Ainsi le concept d‟interpénétration désigne-t-il un rapport entre deux systèmes
autopoïétiques. Luhmann soutient que les limites du système pénétrant doivent être incluses dans le
domaine d’opérations du système pénétré. Par exemple, les organismes de Protection de la jeunesse
ont pour mandat de veiller à l‟intégrité physique et psychologique des enfants, tout particulièrement
de ceux qui se trouvent en situation de détresse. Pour ce faire, ils doivent déterminer les conditions
149 Luhmann, N., Système sociaux, op. cit., p. 266 sq.
150 Les modèles théoriques de Luhmann et de Habermas se séparent énormément sur ce point. La thèse d‟une
intégration sociale moyennant une entente rationnellement motivée implique, sous le point de vue de la
complexité, un rapport symétrique entre alter et ego : les deux acteurs doivent atteindre une compréhension
identique sur ce qui fait l‟objet de la discussion. L‟autosuffisance de la racine illocutoire de l‟agir orienté vers
l‟intercompréhension exclut, par principe, que des significations supplémentaires puissent y être rajoutées. Chez
Habermas, cette condition s‟exprime sous la forme d‟une exigence pragmatique, selon laquelle tout effet
perlocutoire doit être préalablement neutralisé, sans quoi les locuteurs s‟exposeraient à une communication
systématiquement déformée.
139
qu‟un groupe familial doit remplir afin de garantir le bien-être des enfants. Cependant, ce n‟est pas
à ces organismes de reproduire lesdites conditions. On ne peut pas s‟attendre à ce que soient les
intervenants de l‟État qui prennent le relais des parents incompétents : personne ne saurait s‟y
substituer. Traduit au langage de la théorie des systèmes, on pourrait dire que la Protection de la
jeunesse n‟est pas un équivalent fonctionnel de la famille. D‟où le rôle qu‟occupent les familles
d‟accueil dans les sociétés modernes.
D‟autre part, il est nécessaire que les systèmes créent des liens stables pour qu‟il y ait
d‟interpénétration. La stabilité des liens présuppose que les systèmes interpénétrants puissent
généraliser certaines manières de traiter la complexité, et que celles-ci soient résistantes au passage
du temps. En d‟autres termes, l‟utilisation significative des structures suffisamment consolidées se
révèle indispensable à l‟interpénétration, puisque celles-ci permettent de déterminer la complexité
qui est constitutive à ce type de rapport. La formulation est, sans l‟ombre d‟un doute, complexe,
mais elle apporte une compréhension du lien entre l‟être humain et la société plus approfondi que ne
le permet la tradition humaniste en s‟appuyant sur des concepts imprécis, tels celui de totalité (selon
lequel l‟homme serait l‟élément ultime ou indivisible de la société) ou celui d‟intersubjectivité (qui
mise sur une « fusion » de perspectives non démontrable, et qui obscurcit en conséquence l‟unité de
ce qu‟il tente d‟appréhender).
« Le concept de l‟interpénétration répond à la question des conditions de possibilité de la
double contingence. Il évite de donner cette réponse par référence à la nature humaine ; il évite
également de recourir à la subjectivité de la conscience (supposément fondatrice de tout) :
« l‟intersubjectivité ». La question de départ est plutôt : qu‟est-ce qui doit être donné dans la
réalité afin qu‟émerge assez souvent et avec assez de densité l‟expérience de la double
contingence et donc la construction des systèmes sociaux. La réponse c‟est l‟interpénétration.
Elle clarifie en même temps les prémisses de la question à laquelle elle répond. […] C‟est
plutôt avec l‟évolution des formes supérieures de la formation du système que les
présuppositions de cette évolution sont mises en une forme appropriée. Elles se réalisent par
l‟usage. C‟est pourquoi l‟évolution n‟est possible que par l‟interpénétration, ce qui signifie par
réciprocité. Vu d‟un point de vue de la théorie des systèmes, l‟évolution est dans ce sens un
processus circulaire qui se constitue dans la réalité (et non pas dans le néant!). »151
Luhmann illustre cette thèse difficile avec un exemple éloquent, à savoir la socialisation. Celle-
ci constituerait un rapport d‟interpénétration entre l‟être humain et la société ayant pour but la
formation du système psychique et l‟acquisition des dispositions comportementales du corps qui s‟y
rattache. L‟interprétation qu‟offre Luhmann des expériences de socialisation est révélatrice de la
complexité du processus de constitution autoréférentielle du système psychique, car elle met en
évidence que celui-ci nécessite en tout temps des ressources sémantiques que seule la
communication peut apporter. Autrement dit, la communication se trouve être le média de la
151 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 269.
140
socialisation, bien que les effets de ce processus ne soient pas, en tant que tels, communicationnels.
On peut mieux comprendre à présent ce que Luhmann veut dire lorsqu‟il affirme que « la
socialisation est toujours une auto-socialisation » : si l‟objectif en est, comme le croit Habermas,
d‟assister les enfants et les adolescents pour qu‟ils deviennent des adultes responsables, il faut alors
qu‟un degré élevé d‟autonomie leur soit accordé tout au long de ce processus. Cette condition
renvoie au problème maître de la théorie des systèmes, c‟est-à-dire à la détermination de l‟identité
par le moyen d‟une différence rectrice (Leitdifferenz). Seule la séparation d‟avec un certain
environnement, en l‟occurrence celui constitué par les institutions et les normes de la société,
permettrait aux individus de disposer de l‟autonomie que requiert la formation de leur système
psychique. Cependant, cette séparation n‟est pas à comprendre dans un sens monadique : la
construction autonome du moi a lieu dans un environnement social où des contenus significatifs
sont mis à disposition de l‟être humain, moyennant quoi il forge une individualité qui présuppose
aussi l‟existence d‟autres êtres humains. Bien que la socialisation ait lieu dans la conscience, cette
dernière présuppose l‟effectivité d‟une communication qui, à la manière d‟une alter-référence
significative, fournit des ressources sémantiques pertinentes. La conscience en fait usage d‟après un
schéma d‟attrait et d‟aversion.
À la différence d‟une théorie de l‟agir communicationnel, la théorie des systèmes ne préjuge pas
du succès de la socialisation : une théorie générale de la société doit rendre compte aussi bien d‟une
socialisation couronnée de succès que d‟une socialisation échouée. Luhmann insiste ici sur
l‟intuition fondamentale de sa théorie : la stabilité des systèmes ne doit pas être entendue comme
une propension à consolider des structures immuables, mais comme une tendance à reproduire
certaines stratégies de gestion de la complexité par le biais du sens. Ainsi, Luhmann estime
qu‟examiner le phénomène de la socialisation à la lumière du schéma conforme/déviant constitue
une analyse réductrice. Un être humain peut bel et bien agir en conformité aux normes et aux
institutions de la société tout en subissant, par exemple, la formation des symptômes
psychopathologiques. Comme d‟autres phénomènes sociaux, la socialisation révèle des
caractéristiques paradoxales. La misère de la sociologie résiderait, à en croire Luhmann, dans cette
tendance à interpréter le réel d‟une façon bornée :
« En gros, nous voudrions définir la socialisation comme un processus qui forme le système
psychique et le comportement corporel des êtres humains qu’il contrôle. Le concept s‟étend
ainsi sur plusieurs références de système, il englobe des effets évalués positivement et
négativement ; il comprend un comportement conforme et déviant, pathologique (par exemple
névrotique) et sain. En ce sens la socialisation n‟est pas un événement porteur de succès (qui au
pire peut échouer). Une théorie qui rattache ce concept de socialisation à la création d‟un
comportement d‟adaptation et à un comportement conforme aux attentes ne pourrait expliquer
l‟émergence de modèles de comportement contraires […] la socialisation est toujours une auto-
141
socialisation. Elle ne se réalise pas par « le transfert » (!) d‟un modèle de sens d‟un système sur
un autre, mais son processus de base est la reproduction autoréférentielle du système qui
effectue la socialisation et en fait l‟expérience sur soi-même […] cela signifie seulement que la
base de tous les processus de socialisation tout comme la base de toute évolution réside dans
l‟autoréférence du système qui peut se reproduire et peut survivre au comportement déviant.
Bien évidemment, l‟environnement joue un rôle décisif. Du reste, se demander si le système ou
l‟environnement est plus important [que le système] dans la détermination de la socialisation a
très peu de sens. Car c‟est précisément cette différence qui permet la socialisation. »152
Encore faut-il expliquer pourquoi Luhmann met à l‟écart la possibilité d‟un « transfert » de sens
qui irait de la société vers l‟individu. Cette idée se révèle essentielle dans la théorie sociale de
Habermas, dans la mesure où elle rend compte de l’imbrication entre les composantes individuelle
et sociétale du monde vécu. D‟où l‟importance que Habermas accorde à la notion de récit153
dans la
Deuxième considération intermédiaire de sa TAC : le processus de socialisation témoignerait de
l‟enchevêtrement qui se produit entre l‟homme et la société par suite de la construction narrative de
l‟identité. Celle-ci serait donc le résultat de la mobilisation de certaines valeurs partagées par
l‟intermédiaire des institutions sociales. À y regarder de près, on s‟aperçoit que l‟héritage de la
pensée humaniste se fait sentir très visiblement dans la thèse d‟une reproduction symbolique du
monde vécu. D‟après Habermas, la constitution communicationnelle du social renvoie, en dernier
ressort, à la fondation discursive des normes et valeurs, dont la validité ne repose plus sur les
évidences fournies par la tradition. Qu‟en est-il alors de la socialisation ? Si l‟on suit Habermas de
près, on parvient à une conclusion inquiétante : les trajectoires de vie individuelles ne pourraient
plus se plier à une identité commune lorsque la socialisation débouche sur un échec. Dans le cadre
de la théorie de l‟agir communicationnel, une telle situation est interprétée comme une érosion de la
rationalité du discours.
Cette remarque est instructive de la façon dont Luhmann comprend la théorie habermasienne. Si
la notion de rationalité est, pour Habermas, un supplément indispensable à la théorie de la société,
Luhmann considère qu‟elle est un critère d’observation permettant d’examiner l’autoréférence des
systèmes de sens. En ayant recours au concept de rationalité, Habermas peut classer les diverses
manifestations qu‟admet la communication, et établir conséquemment une hiérarchie modale qui
repose sur la structure d‟une communication réflexive et épurée de tout effet perlocutoire. Ainsi, il
se ménage une voie pour reconduire l‟échec de la socialisation à une crise des orientations
pédagogiques.154
En revanche, Luhmann estime que la rationalité ne constitue qu‟un moment de
l‟autoréférence déployé lors de la formation du système. Une socialisation débouchant sur l‟échec
n‟est donc pas nécessairement moins rationnelle pour l‟individu socialisé qu‟une socialisation
152 Ibid., p. 295. Parenthèses ajoutées.
153 Voir supra p. 107.
154 Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit.,, p. 157.
142
réussie, à en juger par les possibilités que permet l‟activité sélective du sens. En termes moins
abstraits, Habermas devrait avouer qu‟une socialisation réussie peut bel et bien mener à l‟abandon
des valeurs qu‟elle a elle-même véhiculées. On a du mal à voir quel gain pourrait découler d‟une
théorie de l‟intersubjectivité pour interpréter le phénomène de la socialisation, conclut-il. Chez
Habermas, ce dernier constitue somme toute une prestation d‟une subjectivité qui se plie de son
propre chef à une valeur. Cependant, une valeur n‟est pas plus rationnelle du fait d‟être tenue pour
vrai par d‟autres sujets. Luhmann ne voit pas là une avenue théorique pertinente, mais plutôt le
symptôme d‟une crise théorique de la sociologie :
« […] le sujet s‟individualise à travers l‟histoire d‟une vie faite de vraies et de fausses
opinions, d‟actions justes et fausses qui Ŕ de cette façon spécifique Ŕ est unique, alors qu‟en tant
que somme de tout ce qui est juste, comme le miroir du monde, elle ne serait rien d‟autre que
vraie. Le « sujet » est donc le sujet (quand on prend au sérieux le moment de substrat ultime
comme faisant partie du sens du concept) seulement de cette constellation unique de
désignations et de réalisations […] Il doit cette possibilité d‟être sujet à cette caractéristique et
non à lui-même. Et si l‟on accepte cela, on peut voir que la subjectivité n‟est rien de plus que la
formulation d‟un résultat d‟interpénétration. […] L‟éthique peut exiger d‟obéir à la loi morale
pour elle-même. Pour le sociologue une telle extravagance est plutôt le symptôme d‟un crise
qu‟un éclairage scientifique. »155
On trouve d‟autres exemples d‟interpénétration au sein de la société contemporaine, par
exemple : dans la participation des êtres humains à la communication scientifique ; dans la mise à
contribution des biographies individuelles d‟un art devenu autonome ; ou encore dans les requêtes
que lèvent des citoyens auprès du système juridique. Helmut Willke, un représentant hétérodoxe de
la théorie des systèmes, offre à cet égard une observation suggestive : si l‟on peut repérer tant de
rapports entre la conscience et la communication, on voit plutôt mal pourquoi Habermas n‟utilise
pas le concept de système pour rendre compte de l‟activité communicationnelle déployée dans la
communauté scientifique, dans les espaces délibératifs des sociétés modernes, ou même dans les
groupes familiaux.156
155 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 287-9.
156 Willke, H., Governance in a Disenchanted World : The End of Moral Society, Edward Elgar Publishing Ltd,
2009. Au demeurant, il est à noter que, dans ses travaux de maturité, Luhmann préfère le concept de couplage
structurel au dépens de celui d‟interpénétration. Tiré de la théorie de Maturana et Varela, le terme couplage
structurel réfère à l‟établissement de liens stables entre le système et l‟environnement. Si le concept
d‟interpénétration met l‟accent sur la notion de complexité, le concept de couplage structurel privilégie, en
revanche, la fonction médiatrice que jouent les structures dans les rapports entre le système et l‟environnement.
Comme on l‟a vu, l‟ouverture cognitive des systèmes est une possibilité structurellement conditionnée. À vrai
dire, il ne s‟agit guère d‟une modification substantielle, mais d‟un recentrage de l‟intérêt théorique. Voir
Luhmann, N., Law as A Social System, Chapitre 10, Oxford University Press, 2004. Bien qu‟il faille
distinguer analytiquement ces deux concepts, nous les traitons comme des termes synonymes dans le
cadre de ce travail.
143
Raison, droit et évolution
Nous aimerions clore ce travail de recherche en répondant à la question suivante : quelles leçons
peut-on tirer de la controverse entre Luhmann et Habermas ? La maestria théorique de Luhmann et
de Habermas nous permet de mieux comprendre le monde contemporain. À y regarder de près, les
paradigmes systémique et communicationnel se recoupent, au moins, sur trois problématiques
majeures, à savoir : sur la prétention d‟être des théories sociales post-ontologiques ; sur la
pertinence de la notion de média dans le cadre d‟une théorie générale de la société ; et sur
l‟utilisation d‟une perspective évolutive afin d‟expliquer la formation de structures sociales Ŕ et,
tout particulièrement, l‟éclosion d‟un principe de rationalité discursive ancré dans l‟expérience
antéprédicative du monde. Néanmoins, ce débat témoigne tout de même de quelques points de
divergence qu‟il faut préalablement mettre en lumière afin d‟en dresser un bilan final. Nous ferons
état de ces divergences en trois étapes. Premièrement, il s‟agira de préciser la manière dont chacun
de nos auteurs comprend le concept de rationalité (I). Deuxièmement, on relèvera la pertinence
d‟une fondation normative des normes légales au sein de la théorie sociale, telle que développée par
Habermas dans Droit et Démocratie (II). Enfin, on discutera de la possibilité d‟adopter une position
prescriptive à l‟égard de l‟évolution de la société (III).
I
Comme on l‟a vu, Luhmann examine le concept de rationalité par le biais de la différence
structure sociale/sémantique. En tant que sémantique, la rationalité se révèle être un dispositif
d‟observation issu de la Vieille-Europe qui opère à l‟aide des différences. Ainsi, le concept de raison
épistémique fut déterminé par la distinction entre l‟être et la pensée, tandis que celui de raison
pratique, par la distinction entre l‟agir et la nature. Luhmann emploie ces distinctions pour dévoiler
les rapports qui s‟établissent entre la structure et les descriptions déployées par l‟autopoïèse
communicationnelle de la société. La contribution décisive de Luhmann à notre compréhension de
la rationalité réside dans le caractère à la fois autoréférentiel et paradoxal qui appartient aux
sémantiques. De ce fait, tant la rationalité épistémique que la rationalité pratique se caractériseraient
par le fait de déboucher sur des paradoxes : d‟une part, la pensée doit elle-même exister pour penser
adéquatement l’être ; d‟autre part, l’homme rationnel doit agir en conformité à des fins naturelles.
Luhmann insiste sur les stratégies catégorielles développées par les traditions de la métaphysique
ontologique et le droit naturel pour échapper aux conséquences paradoxales qui découlent de
l‟utilisation de ces sémantiques : soit postuler un sujet à structure transcendantale, soit postuler un
ensemble de normes données immédiatement et en conformité à la nature. L‟évolution sémantique
144
qu‟a connue la culture européenne met en évidence que le concept de raison a été utilisé pour créer
des asymétries significatives permettant d‟orienter l‟utilisation d‟opérations référentielles.157
À l‟heure actuelle, le concept de rationalité ne parvient plus à occulter cette structure
autoréférentielle. La notion de rationalité communicationnelle fournit ici un cas de figure illustratif.
Comme on l‟a vu, par une coopération interdisciplinaire de philosophie et sociologie, Habermas
cherche à reconstruire génétiquement trois processus d‟apprentissage décisifs au sein des sociétés
modernes. Nous y avons fait référence sous la dénomination de complexes de rationalité.158
Ceux-ci
constituent l‟évidence sociologique qui permet à Habermas de considérer les discours épistémique,
moral et esthétique comme des vecteurs de rationalité communicationnelle, car ils témoigneraient
en effet d‟une condition foncièrement moderne, soit le devoir de trouver par soi-même ses propres
certitudes. La théorie de l‟agir communicationnel permettrait ainsi de qualifier la rationalité du
discours en observant un ensemble de conditions performatives. Un acteur rationnel doit dès lors i)
tâcher de s’entendre avec ses interlocuteurs sur ce qui advient dans le monde ; ii) s‟adresser à un
public élargi des personnes qui pourraient se sentir concernées par son propos ; iii) omettre toute
sorte de perlocution ; et iv) défendre la validité des assertions en s‟appuyant sur la coercition faible
qui émane du meilleur argument. En ce sens, on peut parler d‟une communication réflexive, dans la
mesure où elle établit des règles encadrant les prestations argumentatives et veillant par là même à
la rationalité des échanges. Habermas appelle situation idéale de parole à l‟ensemble de ces
conditions.
Ainsi, le discours rationnel se distingue-t-il en même temps du discours stratégique et de
l‟argumentation fallacieuse. Toutefois, on pourrait poser avec Luhmann cette question : sur quel
type d‟évidence repose une rationalité fondée sur la situation idéale de parole ? Habermas emploie a
contrario deux figures classiques de la pensée idéaliste pour repérer le caractère qui correspond en
propre à la situation idéale de parole : elle n‟est ni une idée régulatrice (Kant), ni un concept
historiquement existant, au sens hégélien du terme. En effet, les exigences performatives sont
censées concourir aux processus d‟entente sous la forme d‟une anticipation de sens qui est en même
temps une précondition constitutive du discours rationnel. Pour cette raison, la situation idéale de
parole n‟est point une réalité qui aille au-delà de l‟expérience, telle une entité transcendante ; elle
revêt plutôt la forme d‟une hypothèse pratique sur laquelle tout acteur rationnel doit s‟appuyer pour
participer à une communication épurée d‟orientations stratégiques et manipulatrices. D‟autre part, la
157 Luhmann, N., Observaciones de la modernidad [édition espagnole de Beobachtungen der Moderne], pp. 40 sq,
Paidós Studio, Barcelona, 1997.
158 Voir supra Chapitre 3, section I.
145
notion hégélienne de concept se révèle inadéquate pour expliciter la signification que Habermas
accord à son concept de situation idéale de parole. Habermas ne vise par là aucune forme
communautaire de vie en particulier, « car aucune société historique ne coïncide avec la forme de
vie dont nous pouvons donner une caractérisation fondamentale en nous référant à la situation
idéale de parole ».159
Bien au contraire, la situation idéale de parole constitue une ressource
procédurale permettant de surmonter les menaces que représente une communication
systématiquement déformée. Dans son texte Wahrheitstheorien de 1972, Habermas présente
l‟intuition névralgique de sa théorie à l‟aide d‟une formulation certes paradoxale :
« Le meilleur terme de comparaison de la situation idéale de parole serait une illusion
transcendantale, sauf que cette illusion […] est en même temps une condition constitutive du
discours rationnel. Pour toute communication possible, l‟anticipation de la situation idéale de
parole a la signification d‟une illusion constitutive qui est en même temps le pré-apparaître
(Vorschein) d‟une forme de vie. Certes, nous ne pouvons savoir a priori si ce pré-apparaître
n‟est qu‟une illusion (une subreption), bien qu‟elle repose sur des suppositions incontournables,
ou s‟il est possible de réaliser en pratique les conditions empiriques d‟une réalisation, même
approximative, de la forme de vie supposée. Les normes fondamentales du discours rationnel,
constitutives de la pragmatique universelle, sont de ce point de vue porteuses d‟une hypothèse
pratique. »160
Eva Knodt apporte des commentaires très instructifs à ce sujet. Elle relève le rôle stratégique que
joue la contradiction performative chez Habermas. Pour ce faire, la commentatrice reconstruit la
théorie de l‟agir communicationnel en faisant appel aux distinctions proposées par Luhmann. Elle
fait ainsi un constat lourd de conséquences : la théorie habermasienne possède une structure
autoréférentielle qui l‟immunise contre toute possibilité de réfutation. Pourvu que l‟argumentation
constitue le média véhiculant les réfutations, les contradicteurs de Habermas doivent forcément se
soumettre aux conditions performatives prescrites par une théorie de l‟activité communicationnelle.
En d‟autres termes, l‟exercice même de la réfutation réaffirmerait, selon Knodt, la structure
réflexive qui appartient au discours rationnel. Ce dernier témoigne de la préséance d‟un sujet
pratique capable de se plier aux exigences déontologiques qui découlent d‟une notion de rationalité
conçue en termes procéduraux. Par conséquent, l‟acteur allant à l‟encontre des présupposés
pragmatiques explicités par la situation idéale de parole est suspect d‟avoir commis une
contradiction performative. À en croire Knodt, une disposition stratégique se manifesterait là où
Habermas croit voir une structure normative inhérente au langage : Habermas obligerait ses
opposants à adopter les prémisses de sa théorie et parviendrait, de ce fait, à neutraliser tout flanc
perméable à la critique. Cette opération théorique est à la base de ce que nous avons appelé plus
haut hiérarchie modale. La distinction système/monde vécu permet à Habermas de créer une
159 Habermas, J., « Théories relatives à la vérité » dans Logique de sciences sociales et autres essais, pp. 326-7.
160 Ibid., p. 327.
146
asymétrie qui justifierait la place éminente que détient le discours rationnel Ŕ et donc par le monde
vécu Ŕ vis-à-vis du cycle communicationnel déployé par les mécanismes systémiques.161
Ainsi
Habermas peut-il soutenir que seul le discours rationnel jouirait de la capacité à qualifier ses
propres conditions de possibilité. Or, au point de vue d‟une observation de second ordre (telle
qu‟entendue par Luhmann), on constate que, de par sa structure autoréférentielle, cette figure de
pensée-là engendre un paradoxe. En effet, comment Habermas pourrait-il attester de la rationalité de
l‟activité communicationnelle sans prôner à la fois qu‟il est rationnel d’accepter les conditions
performatives (pré-discursives ?) de la situation idéale de parole ? L‟introduction d‟une hiérarchie
modale des types communicationnels semble un moyen propice pour satisfaire cette exigence :
quiconque n‟accepte pas les présupposés de la situation idéale de parole témoigne d‟une disposition
soit stratégique, soit contradictoire. À la lumière des éléments d‟analyse apportés par Luhmann,
conclut Knodt, la contradiction performative apparaît comme étant une ressource sémantique
camouflant la structure paradoxale qui appartient au concept de rationalité communicationnelle.
La dichotomie agir communicationnel/agir stratégique peut être réintroduite dans le premier
membre de cette distinction par le moyen d‟une observation de second ordre. À la suite de Spencer
Brown, Luhmann nomme re-entry la duplication d‟un schématisme binaire dans l‟un de ses deux
termes (ou valeurs). De ce fait, la théorie des systèmes peut repérer une disposition stratégique dans
le discours rationnel, tel que conçu par Habermas. Luhmann se ménage par là une voie permettant
de qualifier autrement le statut de la rationalité. Il en infléchit la signification en ayant recours à un
procédé observationnel qui ne cherche plus à se dérober aux implications paradoxales découlant de
l‟utilisation des opérations référentielles. Autrement dit, une théorie plausible de la société
contemporaine doit admettre que de nombreux paradoxes résultent du régime d‟activité systémique.
Ces paradoxes ne sont évidemment pas sans poser problème. Or, il faut bien comprendre que
l‟activité des systèmes de la société aboutit à des paradoxes par suite de l‟utilisation des codes.
Ainsi, le système économique duplique la distinction rentable/non rentable dans la valeur
positive du code (rentable). L‟utilisation récursive du code économique permet de décrire, à titre
d‟illustration, la dynamique financière qui a déclenché la crise des subprimes aux États-Unis. À
l‟aide de cet exemple, on peut mieux saisir la façon dont Luhmann comprend le concept de
rationalité : que l‟on puisse qualifier d‟irrationnel l‟octroi des crédits au sein du système financier
américain tient au déploiement d‟un particulier type de paradoxe, à savoir une génération du profit
par une augmentation intenable de la dette des ménages. En effet, le système financier américain a
161 Knodt, E., « Toward a Non-Foundationalist Epistemology : The Habermas/Luhmann Controversy Revisited »,
pp. 77-100, German New Critique, Issue 61, Winter 1994.
147
cherché à rentabiliser les crédits octroyés à des débiteurs qui n‟avaient guère les moyens de
rembourser leurs emprunts. Le concept de re-entry éclaire la signification de cette paradoxe : les
stratégies de rentabilité ont elles-mêmes porté préjudice à la valeur des actifs. En termes plus
abstraits, Luhmann examine la rationalité comme un moment de l‟autoréférence déployée dans un
système. On dira donc qu‟un système opère rationnellement quand il parvient à piloter ses
opérations par le biais d‟un re-entry. Pour ce faire, le système doit atteindre un niveau de réflexivité
tel qu‟il lui soit possible de réaliser des observations de second ordre.162
Le concept de rationalité utilisé par la théorie des systèmes intègre les implications paradoxales
de l‟autoréférence. Aussi permet-il de mieux expliquer ce en quoi consiste une réalité décentrée. Le
concept de différenciation fonctionnelle exige d‟abandonner la prémisse de la vieille pensée
européenne selon laquelle le repérage d‟une différence nécessite, en dernière analyse, une unité. En
revanche, Luhmann appréhende l‟identité du social par le biais d‟une observation à structure
binaire, en l‟occurrence la différence système/environnement. De ce fait, on peut constater le
caractère paradoxal qui correspond au concept de différenciation dès qu‟on comprend le type
d‟opération théorique dont il s‟agit : Luhmann tâche de distinguer une multiplicité en ayant recours
à une unité différenciée. Tel est le trait distinctif d‟une société qui ne parvient plus à se représenter
dans un concept unitaire, mais en faisant appel à une diversité de références systémiques qui se
révèlent incommensurables les unes par rapports aux autres. Comme on l‟a vu, aucune transposition
de sens n‟est possible dans un monde polycontextural où les codes établissent une relation
orthogonale : toute médiation doit être réalisée en conformité au modèle de la fermeture
opérationnelle. Ces implications touchent également le statut de la vérité : la rationalité scientifique
ne peut se vérifier qu‟à l‟intérieur de la communauté de chercheurs, car elle est déterminée par les
conditions opérationnelles sous lesquels s‟effectue l‟autopoïèse du système scientifique. C‟est par le
code vrai/faux que la science fixe les critères d‟acceptation et de refus des offres
communicationnelles dans un système qui assure son unité par le moyen d‟un média distinct, soit la
vérité scientifique.
À la lumière des distinctions apportées par Luhmann, le concept de rationalité
communicationnelle s‟avère une notion monolithique : Habermas voudrait ramener la pluralité des
162 Il est à noter que les systèmes ne résolvent pas nécessairement les problèmes que créent les paradoxes.
L‟évolution socioculturelle de la société mondiale témoigne cependant d‟une stratégie de gestion des
paradoxes que Luhmann appelle formules de contingence. Les formules de contingence Ŕ tels les besoins dans le
système économie, la justice dans le système légal, la légitimité dans le système politique, le prestige dans le
système scientifique, entre autres Ŕ usent de l‟alter-référence pour créer une asymétrie permettant de neutraliser
les paradoxes. Par ailleurs, les systèmes qui n‟ont pas la capacité d‟effectuer des observations de second ordre Ŕ
les interactions, par exemple Ŕ font preuve d‟une faible capacité à surmonter les blocages communicationnels
produits par les paradoxes.
148
jeux de langages qui caractérise une société moderne à une unité fondamentale, en l‟occurrence la
rationalité communicationnelle. Certains commentateurs de Luhmann ont vu là une position
défensive, pour ainsi dire, à l‟endroit de la complexité. W. Rasch163
et E. Knodt relèvent, chacun à sa
manière, l‟invraisemblance de subsumer l‟activité des systèmes sociaux sous une catégorie unique
de rationalité. Il faut préciser ici qu‟il ne s‟agit pas d‟un constat d‟échec déplorant la force
consensuelle de la communication langagière. Ces auteurs insistent plutôt sur le fait qu‟il est
possible de réfuter la stratégie méthodologique adoptée par Habermas, puisqu‟elle fait appel à deux
conceptions mutuellement exclusives : soit on considère les sociétés modernes sous la perspective
de la rationalisation (donc, sous la perspective interne des acteurs), soit on les considère sous la
perspective d‟une différenciation fonctionnelle. Habermas prétendrait qu‟il est possible de marier
ces deux orientations théoriques par l‟entremise d‟un concept procédural de raison, qui est censé
opérer tant dans la pratique communicationnelle vécue au quotidien que dans les systèmes d‟action
finalisée issus de l‟évolution socioculturelle. Néanmoins, la distinction système/monde vécu atteste
de l‟impossibilité de dresser un portrait unitaire des sociétés complexes. Cette impossibilité
représenterait la faillite du programme habermasien, car une théorie sociale à deux niveaux ne
suffirait pas à expliquer ladite distinction en ayant recours à une unité fondamentale. Bien au
contraire, Habermas ne parviendrait pas à harmoniser deux conceptions de la modernité qui
s‟avèrent somme toute antinomiques. Ainsi, la rationalisation et la différenciation fonctionnelle
formeraient une alternative.164
II
Peut-être cette difficulté nous permet-elle de comprendre le tournant juridique qu‟a connu la
philosophie habermasienne depuis Droit et démocratie (DD). Œuvre complexe à n‟en pas douter,
Habermas tente d‟y défendre la thèse suivante : l’État de droit et la démocratie seraient des réalités
co-originaires. En effet, il n‟est pas possible de comprendre l‟un sans se référer à l‟autre, puisqu‟ils
constitueraient l‟aboutissement des processus de modernisation. Fidèle au propos tenu dans sa TAC,
163 Rasch, W., Niklas Luhmann’s Modernity. The Paradoxes of Differentiation, pp. 39-45, Stanford University
Press, California, 2000.
164 « […] the different conceptual strategies associated with lifeworld and system, to the extent that they represent
strictly complementary methodological perspectives, are in fact theoretically incompatible in their conclusions,
and that therefore the project of reconciling the normative with the cognitive dimension of discourse in a
comprehensive theory of modernity must be considered a failure. […] The rationalization thesis thus insists on
precisely what the principle of functional differentiation denies, namely, the possibility that the implicit
normative background of society can, and in fact does, become explicit as a whole in the reflexive medium of a
discursively constituted intersubjectivity. […] the unity of theory and practice is ripped apart in the very attempt
to reconcile the conflicting demands of reason and the understanding in the idea of a reason that is supposedly
not just an idea in the Kantian sense but also an empirical condition of everyday speech. The desire for unity
produces difference, and a theory fuelled by such a desire becomes utopian in the literal sense of the word ».
Knodt, E., op. cit., pp. 97-100.
149
Habermas fait encore appel à une collaboration interdisciplinaire pour enrichir sa conception des
sociétés modernes. La théorie sociale vient donc en aide à une théorie philosophique du droit. Il
s‟agit moins d‟une division du travail théorique que d‟une coopération intellectuelle tout à fait
indispensable au projet que Habermas tâche d‟accomplir. Dans DD, il décide de conserver en même
temps la thèse d‟une rationalisation communicationnelle et le diagnostic d‟une colonisation du
monde vécu. Néanmoins, une théorie de la démocratie délibérative vient compléter le portrait de la
modernité dressé dans TAC. C‟est la raison pour laquelle il faut tenir compte de la conception
habermasienne du droit. On voit là une tentative d‟intégrer deux diagnostics apparemment
contradictoires de la modernité socioculturelle en ayant recours à la fonction médiatrice du droit au
sein des sociétés complexes. En effet, le droit s‟y trouve être une catégorie sociale qui exprime à la
fois la facticité de la vie sociale et les exigences de validité qui s‟imposent à la coordination de
l‟agir.
Habermas maintient une méthodologie bipartite qui réunit deux dispositions observationnelles :
la perspective interne des acteurs et la perspective objectivante d‟une tierce personne. Par ce biais,
la théorie sociale doit rendre compte des conditions de coordination de plus en plus exigeantes que
pose une société à structure différenciée. Ainsi, Habermas tente de mieux saisir les manifestations
paradoxales de la rationalisation. Celles-ci se manifestent, comme on l‟a vu, dans le développement
de deux processus centripètes : d‟une part, la rationalisation octroie un degré de liberté plus
important aux sujets prenant part à la communication ; d‟autre part, elle élève les exigences
d‟acceptabilité du discours par suite de l‟effondrement des images métaphysico-religieuses du
monde. Habermas fait état d‟une modernité socioculturelle qui révèle un caractère post-
conventionnel, puisque la tradition a épuisé les ressources sémantiques au moyen desquelles elle
assurait jadis l‟intégration sociale.
Dans DD, Habermas garde une certaine réserve à l‟égard de la capacité du monde vécu à remplir
cette fonction dans les sociétés modernes. Toute comme l‟autorité sacrale et les institutions
traditionnelles, le monde vécu doit désormais faire face à une modernité éclatante, dont l‟évolution
se caractérise par l‟émergence des mécanismes systémiques bouleversant les certitudes enracinées
dans notre expérience quotidienne du monde.165
Le droit devient dès lors une ressource centrale
165 Ce diagnostic devrait tenir compte également des manifestations paradoxales du multiculturalisme, dont la
signature, selon Habermas, tient à l‟inclusion de la foi dans la sphère publique, c‟est-à-dire l‟inclusion de
certaines formes de vie qui remettraient en question l‟universalité d‟une raison fondée discursivement. Dans ces
derniers travaux, Habermas a accordé une place centrale à ce phénomène, d‟autant plus qu‟il semble poser des
exigences performatives qui iraient à l‟encontre d‟une situation idéale de parole. Malheureusement, ce problème
va au-delà du noyau thématique de ce travail. Voir Jürgen, H., Entre naturalisme et religion : les défis de la
démocratie, Gallimard, Paris, 1998.
150
pour les sociétés modernes, car il possède une structure duale : d‟une part, le code juridique relève
d‟un processus de délibération publique ; d‟autre part, il constitue un mécanisme systémique
capable d‟interférer dans le régime d‟activité des bureaucraties d‟État et de l‟économie capitaliste.
Dans la mesure où l‟édiction du droit ne dépend pas seulement de sa positivité, mais aussi des
prétentions à la justesse normative qui sont mobilisées dans la sphère publique des sociétés
modernes, on peut affirmer avec Habermas que le droit constitue un média réflexif permettant de
réguler les interactions entre des sujets de droit, ainsi que d‟encadrer les opérations des mécanismes
systémiques. En d‟autres mots, un ordre juridique proprement moderne témoignerait d‟une
dimension factuelle, qui tient au fonctionnement du droit comme média systémique, et d‟une
dimension normative, qui tient à l‟institutionnalisation du code juridique à la suite d‟un processus
délibératif incluant potentiellement à tous les membres d‟une communauté juridique. La conception
juridique exposée dans DD comprend conséquemment deux moments, à savoir : une théorie
sociologique décrivant la façon dont opère le droit dans les sociétés complexes, ce que Habermas
désigne par le terme facticité sociale du droit ; et une théorie juridico-politique rendant compte du
fondement de la validité légale.
P. Kjær et A. Mascareño considèrent que cette conception du droit est indicative des
modifications que Habermas aurait apportées à sa théorie à la suite de son débat avec Luhmann.
Tout particulièrement, Mascareño insiste sur la signification de ce qu‟il appelle le tournant
juridique au sein de la théorie de l‟agir communicationnel : que Habermas poursuive son projet en
ayant recours à une théorie de la démocratie délibérative s‟expliquerait par le fait qu‟il aurait
compris la nécessité d‟investir légalement le discours rationnel et de lui octroyer, par là même, un
statut systémique pour qu‟il puisse agir comme un mécanisme de régulation.166
Kjær, quant à lui,
observe que Habermas aurait développé dans DD une conception du droit qui intègre de nombreux
éléments de la théorie des systèmes, dont les notions de différenciation fonctionnelle, d‟évolution et
d‟autoréférence, dans le but de fournir une description plausible de l‟État de droit constitutionnel.167
En effet, le constat d‟une scission entre le système et le monde vécu acquiert dans DD une
importance plus grande qu‟il ne l‟avait dans TAC. Or, à la différence de Luhmann, Habermas estime
nécessaire d‟apporter cette nuance : le droit occupe un rôle d‟exception au sein des sociétés
complexes, du fait d‟avoir une structure double. À vrai dire, c‟est cette dernière qui est porteuse de
la tension entre la facticité de la vie sociale et l‟exigence de validité posée par un monde post-
conventionnel. Une claire division du travail est ainsi établie entre la sociologie et la philosophie : si
166 Mascareño, A., « Ética de la contingencia por medio del derecho reflexivo dans Stamford », A. (ed.), Sociología
do direito. A práctica da teoría sociologica, pp. 3-27, Lumen Juris, 2006.
167 Kjær, P., op. cit.
151
la première doit expliciter les conditions permettant l’institutionnalisation du code juridique au sein
d’une société à structure différenciée, la dimension proprement philosophique de la théorie
habermasienne réside dans la thématisation du système juridique en tant qu’expression du principe
politico-juridique de la souveraineté populaire.
À l‟instar de Weber et Luhmann, Habermas met en évidence les caractéristiques distinctives
d‟un ordre juridique moderne, à savoir : sa positivité et sa formalité. Le droit moderne est positif, en
ceci que sa reconnaissance, comme système normatif Ŕ ainsi que celle de chacune des normes
composant le code juridique Ŕ, repose sur un acte d‟institutionnalisation. Ceci implique une
séparation formelle du droit et de la morale : le développement d‟un ordre juridique proprement
moderne ne relève plus de l‟interprétation des traditions reconnues et consacrées ; il vaut seulement
comme droit institué positivement. De ce fait, le droit devient un système autoréférentiel : nul
précepte n‟a force de loi en dehors du corpus normatif positivement sanctionné, ni pourrait l‟avoir si
son contenu allait à l‟encontre des normes en vigueur. Les conceptions idiosyncratiques du bien
sont ainsi éliminées au profit d‟une compréhension procédurale du système juridique.
Le droit moderne porte par ailleurs la marque du légalisme. En effet, aucune motivation n‟est
imposée aux sociétaires régis par une même communauté juridique, à l‟exception d‟une obéissance
générale aux normes légales. Le droit protège ainsi le libre arbitre de personnes privées (dans le
cadre de certaines limites stipulées) tout en acceptant la prémisse que les individus adopteront une
attitude stratégique par rapport aux lois. En ce sens, on peut considérer le droit comme un
mécanisme de coordination sociale, car il parvient à stabiliser une série consistante d‟attentes
comportementales en les ayant investies légalement. Dès lors, certains types d‟allégations seront
exigibles auprès des autorités (par exemple, la protection de la propriété et de la liberté de
conscience).
Les descriptions factuelles (ou sociologiques) du droit se recoupent, selon Habermas, en ceci
qu‟elles aboutissent à une même caractérisation : de Hobbes à Luhmann, en passant par Weber et
Carl Schmitt, l‟ordre juridique révélerait un fondement coercitif : il serait éminemment un droit de
contrainte. Ainsi, l‟effectivité d‟un ordre de droit dépendrait, somme toute, de la possibilité d‟avoir
recours aux moyens de coercition physique. En outre, il faut rappeler qu‟une caractérisation
sociologique du droit n‟est pas autosuffisante, puisqu‟elle doit faire appel, en dernier ressort, à un
argument d‟ordre normatif. En effet, les conceptions factuelles du droit reposent sur une notion
d‟autonomie qui, d‟après Habermas, provient de la philosophie de la conscience. L‟autonomie y
apparaît comme étant une liberté négative vis-à-vis de l‟extérieur, qui se manifeste notamment sous
152
la forme du libre arbitre. Une telle forme de liberté n‟est pourtant pas complètement indéterminée ;
sa limite réside dans la volonté d‟autrui, dans la mesure où la légalité du droit exige une égalité de
traitement. Autrement dit, en tant que condition légale favorisant une obéissance générale des lois,
l‟autonomie doit être assurée à tout citoyen et doit, par la même, susciter le respect d‟autres sujets
de droit, en tant que personnes privées. De ce fait, l‟autonomie constitue le fondement juridique
d‟une catégorie de droits que l‟on appellera, à la suite de Habermas, droits subjectifs.
Néanmoins, une compréhension purement sociologique du droit s‟avère unilatérale et
incomplète. Pour démontrer son propos, Habermas s‟approprie une intuition capitale de la
sociologie wébérienne : le besoin de légitimité qui s‟impose à tout ordre de vie. En d‟autres mots,
aucune obéissance ne peut découler d‟un système normatif dont la légitimité est constamment
remise en question. Ainsi, Habermas adopte une position kantienne à l‟égard de la validité légale,
car les théories sociologiques du droit ne réussirent pas à éclairer le lien nécessaire qui unit
l‟autonomie avec l‟obéissance aux normes. Comme on le sait, l‟obéissance s‟explique par le recours
à la coercition dans les conceptions factuelles du droit. Or, la contrainte ne suffit pas à engendrer
une normativité en soi légitime. Un droit de contrainte se heurte donc à la difficulté suivante : la
stabilité des ordres sociaux nécessite un consentement général des sujets que seul un rapport fondé
entre l‟autonomie et l‟obligation peut motiver.
Ceci mène au deuxième moment de la reconstruction entreprise par Habermas, à savoir : la
réappropriation d‟une théorie républicaine de la souveraineté populaire. En ayant recours à la
sociologie durkheimienne, Habermas considère que l‟édiction du droit réaffirme les solidarités
collectives. C‟est en vertu de celles-ci que les êtres humains se reconnaissent les uns les autres
comme membres d‟une même communauté juridique. En effet, honorer les droits subjectifs d‟autrui
requiert une motivation rationnelle qui n‟est pas fournie par la seule protection du libre arbitre. Pour
cette raison, Habermas accorde une importance centrale à la solidarité sociale, laquelle constitue
une ressource indispensable à l‟institutionnalisation d‟un ordre de droit post-conventionnel. À
l‟heure actuelle, une théorie de l‟État de droit démocratique doit tenir compte du point de vue
interne des acteurs qui se comprennent eux-mêmes comme les auteurs du code juridique. Dans les
mots de Habermas :
« À la positivité du droit s‟associe l‟attente selon laquelle la procédure démocratique de la
législation fonde la présomption d‟une acceptabilité rationnelle des normes édictées. La
positivité du droit n‟exprime pas la factualité (Faktizität) d‟une volonté arbitraire, totalement
contingente, mais celle, légitime, qui est due à une autolégislation présumée rationnelle,
instituée par des citoyens politiquement autonomes. Chez Kant aussi, le principe démocratique
doit combler une lacune dans le système de l‟égoïsme juridiquement ordonné, système qui ne
peut se reproduire à partir de lui-même, mais qui dépend d‟un consensus d‟arrière-plan entre les
153
citoyens. Or ce manque de solidarité, qui laisse place à un recours purement légal aux droits
subjectifs conçus en fonction d‟une action orientée vers le succès, ne peut pas être à son tour
comblé par des droits du même type, en tout cas pas uniquement par de tels droits. Le droit
édicté ne peut s‟assurer des bases de sa légitimité uniquement par le moyen d‟une légalité qui
laisse aux destinataires la liberté de leurs attitudes de leurs mobiles. »168
Selon Habermas, les conceptions post-conventionnelles du droit et de la morale constituent de
véritables manifestations des processus de rationalisation qui mènent aux sociétés modernes. Le
discours rationnel y transforme la facticité sociale en un problème de plus en plus prégnant. D‟un
point de vue évolutif, l‟effondrement des images métaphysico-religieuses du monde implique la
rupture du lien symbiotique qu‟il existait naguère entre les institutions de la société et les individus.
L‟être humain se distinguera dès lors de son environnement socioculturel. En effet, bien que le droit
demeure une partie significative de son univers, l‟individu n‟identifiera plus les normes légales à sa
propre personnalité. Bien au contraire, le code juridique adoptera désormais la forme d‟une
institution sociale, dont la fonction est de régler les rapports entre les êtres humains dans la société.
En d‟autres mots, la facticité et la validité sont confondues dans les sociétés prémodernes. Les
institutions sociales prémodernes n‟admettaient qu‟un faible degré de contingence dans la
réalisation des cérémonies rituelles et de rôles sociaux. Le droit vient modifier cet équilibre dans les
sociétés modernes : la légitimité des institutions sociales nécessite un fondation universelle que seul
le discours rationnel peut apporter. À l‟instar de Kant (et de Weber), Habermas soutient que le droit
moderne garde une référence à la morale, dans la mesure où la loi doit susciter une force
d‟obligation qui tient à la reconnaissance de la validité renfermée par les normes juridiques. Or,
cette reconnaissance exige d‟aller au-delà de l‟égoïsme qui découle d‟une compréhension étroite de
l‟autonomie. De ce fait, l‟obéissance au droit demande d‟un engagement communicationnel des
citoyens dans la sphère publique de la société, afin qu‟ils puissent déterminer, de commun accord et
par le biais de l‟argumentation, le contenu des normes réglant leurs rapports au sein d‟une même
communauté juridique. Pourvu qu‟une telle obéissance ne procède plus d‟une facticité incontestable
Ŕ à la manière des institutions primitives, qui neutralisent tout risque de dissension Ŕ, mais du
discours rationnel, Habermas peut parler d‟autonomie publique. Cette dernière est la pierre
angulaire d‟une théorie de la démocratie délibérative issue de la tradition républicaine qui remonte
jusqu‟à Rousseau et Kant.
Dans le sillage d‟une théorie de la rationalité communicationnelle, Habermas entend cette
référence à la morale d‟une façon procédurale. En effet, puisque positif, le droit moderne dévalorise
les concepts idiosyncratiques du bien au profit d‟une justesse normative qui doit être interprétée
dans le sens d‟une activité dialogique orientée vers l‟intercompréhension. De ce fait, toute loi doit
168 Habermas, J., Droit et démocratie. Entre faits et normes, p. 47, Gallimard, Paris, 1997.
154
émaner de la sphère publique des sociétés, ce qui exige la participation des citoyens dans
l‟élaboration du code juridique. Dans DD, Habermas formalise, sous le terme principe de la
discussion (D), les conditions procédurales que doit satisfaire le discours rationnel en tant que
source de la validité légale :
Ce sont les normes universelles d‟action qui simplement se ramifient en règles morales et
règles juridiques. D‟un point de vue normatif, l‟hypothèse qui correspond à cela est celle selon
laquelle l‟autonomie civile et l‟autonomie morale sont co-originaires et qu‟elles peuvent être
expliquées à l‟aide d‟un principe économe de la discussion, exprimant le sens des exigences
postconventionnelles qui appellent une fondation en raison. À l‟instar du niveau
postconventionnel de fondation lui-même Ŕ niveau auquel la moralité substantielle est
décomposée en ses parties Ŕ, ce principe a certes un contenu normatif puisqu‟il explicite le sens
de l‟impartialité des jugements pratiques. Il se trouve toutefois à un niveau d‟abstraction qui,
vis-à-vis de la morale et du droit, est encore neutre, en dépit de ce contenu normatif ; il se réfère
en effet à des normes d‟action en général :
D : Sont valides strictement les normes d‟action sur lesquelles toutes les personnes
susceptibles d‟être concernées d‟une façon ou d‟autre pourraient se mettre d‟accord en tant que
participants à des discussions rationnelles.169
Compte tenu de ce qui précède, on peut comprendre la conception habermasienne de droit
comme une réappropriation critique des traditions libérale et républicaine de la philosophie
politique. En effet, Habermas insiste sur l‟importance d‟un concept privé d‟autonomie, puisque
l‟ordre juridique doit assurer aux individus le droit d‟abandonner la place publique quand ils
l‟estiment convenable. La notion de droit subjectif relève la nécessité de garantir l‟inviolabilité du
libre arbitre. En leur sens le plus élémentaire, les droits subjectifs s‟identifient aux droits de
l’homme. Chez Habermas, ils recèlent toutefois une signification plus large, puisque, comme on l‟a
vu, le concept d‟autonomie comprend aussi une dimension publique que l‟on doit interpréter à la
manière d‟une liberté positive. Il est à noter que Habermas parle en tout temps de « droits
subjectifs » au pluriel, puisque la notion d‟autonomie constitue le fondement moral de quatre
catégories distinctes de droits, que notre auteur appelle droits fondamentaux pour mettre en relief
leur dimension positive. Il s‟agit i) du droit à jouir de « l’étendue la plus grande possible de libertés
subjectives égales d’action égales pour tous » ; ii) du droit d‟inclusion dans une communauté de
sociétaires juridiques égaux ; iii) des droits fondamentaux judiciaires assurant l‟exigibilité des droits
en général, ainsi que la protection juridique de l‟individu ; et iv) des droit fondamentaux de
participation politique assurant à tout individu la possibilité de s‟engager librement et à chances
égales dans le processus de formation de l‟opinion et la volonté publiques.170
Dans son versant
publique, le concept d‟autonomie rend justice à la compréhension que les citoyens des démocraties
modernes ont d‟eux-mêmes : ils sont les auteurs d‟un code juridique institué à la suite d‟un
169 Ibid., p. 123.
170 Ibid., pp. 139-40.
155
processus public de délibération, duquel émanent les normes incarnant la volonté générale d‟un
peuple.
Habermas tente ainsi de surmonter les failles se rattachant à des compréhensions unilatérales de
l‟État de droit. Il tire, en premier lieu, une leçon essentielle du terrorisme révolutionnaire français et
soviétique : la formation de la volonté populaire ne doit jamais déboucher sur une tyrannie de la
majorité. D‟où le rôle prépondérant accordé aux droits subjectifs. Du reste, Habermas montre que la
validité du droit repose sur la présomption d‟acceptabilité rationnelle qui appartient à
l‟argumentation. Cela présuppose un consensus d‟arrière-plan Ŕ constitué par l‟imbrication du
principe de la discussion et des droits fondamentaux Ŕ qui est indicatif de la solidarité collective
d‟un peuple imprégné par une vision post-conventionnelle du droit et de la morale. Pour cette
raison, la participation civique possède une importance centrale pour l‟institutionnalisation du code
juridique, car seule une pratique démocratique peut, selon Habermas, fournir une motivation
rationnelle permettant d‟agir en conformité aux normes.
Par conséquent, l‟État de droit démocratique doit être compris à l‟aide d‟une figure de pensée
qui rappelle en même temps la philosophie pratique antique et une fondation moderne de la morale,
soit la figure du cercle vertueux. Si, en effet, c‟est le principe de la discussion qui doit commander
le processus de production législative, force est de reconnaître que celui-ci doit également être
protégé par la force de loi émanant de la forme juridique. Les droits fondamentaux détiennent en
conséquence une place suréminente dans tout système libéralŔconstitutionnel. En fait, ils fondent la
légalité telle que nous la comprenons actuellement. En ce sens, les droits fondamentaux
représentent une manifestation sans équivoque de la rationalisation sociale, car, en tant que pierre de
touche de la légalité moderne, ils ne sont pas soumis à l‟évolution contingente du code juridique. À
en croire Habermas, leur validité renferme un double caractère. D‟une part, la validité des droits
fondamentaux revêt un caractère légal, en ceci qu‟ils renvoient à un acte d‟institutionnalisation
positive. D‟autre part, la validité des droits fondamentaux revêt un caractère moral, en ceci qu‟ils
doivent s‟attester eux-mêmes sur le plan d‟une justification normative. Pour cette raison, les droits
fondamentaux peuvent prétendre à une universalité dont le fondement tient à la préséance de la
rationalité communicationnelle sur la facticité sociale.
156
III
La théorie doit-elle adopter une position prescriptive à l‟égard de l‟évolution sociale ? Est-ce une
question théorique, ou est-ce plutôt une marque allopoïétique171
de la théorie sociale ? En d‟autres
mots, une théorie de la société est-elle une construction discursive autosuffisante ? Ou doit-elle
emprunter une voie prescriptive pour accomplir la tâche qui est la sienne ? D‟après Habermas, une
théorie de la démocratie délibérative vient régler la problématique de la normativité au sein de la
théorie sociale. Habermas doit, pour cette raison, présupposer la préséance d‟une raison pratique à
caractère communicationnel. En vertu de cette dernière, on peut soutenir que la validité des normes
légales renvoie à un acte de fondation argumentative. En revanche, Luhmann estime que la théorie
sociale peut prendre congé d‟un tel recours. Selon lui, la sociologie doit s‟intéresser
particulièrement aux mécanismes émergents qui véhiculent une réduction de la complexité. Le droit
n‟y fait pas exception. À en croire Luhmann, le droit ne détiendrait pas une place privilégiée dans le
monde contemporain, puisque tout système fonctionnel, à une exception près172
, opère à l‟aide des
médias de communication généralisés sur le plan symbolique. Autrement dit, le droit ne serait pas
différent de l‟argent, du pouvoir, de la vérité scientifique ou encore de l‟amour, car ils
témoigneraient tous d‟une capacité à enchaîner des sélections de manière réflexive. De ce fait,
Luhmann considère que la fonction du droit n‟est pas de porter secours à une intégration sociale de
plus en plus exigeante. Le droit ne serait pas, à vrai dire, un vecteur d‟intégration, mais un
mécanisme de coordination sociale dont la pertinence se justifie dans le contexte d‟une société
différenciée sur le plan des fonctions.
Luhmann introduit la distinction fonction/performance pour étayer son propos. Le concept de
performance désigne les effets causés par les opérations du droit sur l‟environnement. En ce sens,
l‟intégration sociale Ŕ que l‟on comprenne cette expression comme une résolution de conflits ou
comme une harmonisation d‟intérêts divergents Ŕ constituerait, selon Luhmann, une performance du
droit, guère la fonction qu‟il remplit dans une société à structure différenciée. À y regarder de près,
171 Il est nécessaire de comprendre le terme allopoïèse par opposition à celui d‟autopoïèse. Un système
allopoïétique serait en conséquence une entité ouverte sur le plan des opérations. Ainsi, si la théorie sociale était
un discours allopoïétique, cela signifierait qu‟elle doit faire appel à des éléments non théoriques pour se
constituer comme telle.
172 Il s‟agit du système religieux. Luhmann relève l‟impossibilité d‟orienter l‟espérance de salut (ou de délivrance)
par le moyen des médias généralisés sur le plan symbolique, puisque ceux-ci doivent être en mesure de
distinguer entre l‟action et l‟expérience, c‟est-à-dire entre une sélection attribuée à soi-même (le système) et une
sélection attribuée à l‟environnement. La privatisation de la foi dans le monde moderne, notamment dans le
protestantisme, ainsi que les tentatives de fuites mystiques pratiquées par le Bouddhisme, témoignerait de cette
impossibilité, dans la mesure où l‟expérience de la foi (et celle d‟une élimination du désir) revêt le double
caractère d‟une motivation intérieure (action) et d‟une norme d‟action transmise culturellement (expérience).
Voir Luhmann, N., Religious Dogmatics and The Evolution of Societies, op. cit.
157
cette dernière tient plutôt à la signification temporelle que possèdent les normes légales, c‟est-à-dire
à la possibilité de relier des événements par le moyen d‟un type distinct d‟attente, que Luhmann
nomme attente normative.173
Comme on l‟a vu, celle-ci se caractérise par le fait d‟adopter une
disposition contrefactuelle vis-à-vis de ce qui advient dans le monde. Le caractère contrefactuel des
normes ne se manifesterait pas dans leur fondation discursive, mais dans l‟exigibilité de certaines
conditions d‟entente reposant, à vrai dire, sur un refus d‟apprendre de l‟expérience. Ainsi peut-on
faire valoir une attente d‟exclusivité par rapport à la propriété, même dans un contexte social où
l‟appropriation illégale est monnaie courante. Luhmann tente par là de montrer que la pertinence
sociologique du concept d‟attente n‟est pas à comprendre dans les termes d‟une théorie de la
conscience ; les attentes constituent plutôt un mode d‟orientation fonctionnelle qui appartient à la
dimension temporelle de la communication.174
Au demeurant, Luhmann met en évidence le caractère paradoxal de la normativité en faisant
appel aux concepts de base de la théorie des systèmes. Le droit serait ainsi un système autopoïétique
qui stabilise une fonction par le moyen de la positivité des normes. En effet, sont valides seulement
les normes instituées en conformité avec une procédure positivement instituée. En outre, Luhmann
peut affirmer que le droit est également un système clos, car aucune allégation ne revêt force de loi
en dehors du système juridique. Il peut certes y avoir des attentes normatives qui n‟ont pas été
investies légalement, tout comme il existe des besoins qui ne sont pas satisfaits par le marché, du
pouvoir exercé aux marges du système politique, et des vérités qui ne possèdent pas un statut
scientifique.175
Or, cela ne signifie pas que le droit nécessite un substrat ultime de validité qui soit
extra-juridique. En d‟autres mots, la légalité n‟est définie qu‟en fonction des opérations du système
juridique.
Pour qu‟elles acquièrent un statut légal, les attentes normatives doivent remplir deux conditions,
à savoir : i) prendre une forme réflexive et ii) favoriser la coordination lorsque des équivalents
fonctionnels font défaut. Luhmann ne se demande pas pourquoi les individus soumettent leur
volonté à une norme, mais comment il est possible d‟orienter le comportement en fonction d‟une
attente. La réponse à cette question se trouve dans le concept de réflexivité. La réflexivité est, bien
173 Voir supra chapitre 3, section VI.
174 « […] law solves a problem in relation to time. […] The function of law deals with expectations that are directed
at society and not at individuals. It deals with the possibility of communicating expectations and having them
accepted in communication. „Expectation‟, then, does not refer to an actual state of consciousness of a given
individual human being but to the temporal aspect of meaning of communication ». Luhmann, N., Law as a
Social System, pp. 142-3, Oxford University Press, Oxford, New York, 2004. Et plus loin : « The autonomy of
law‟s function, its order, lies in the importance of knowing what one is entitled to expect from other (and from
oneself!) ; or, to put it more colloquially, to know which expectations won‟t end making one look like a fool ».
Ibid., p. 163.
175 Ibid., p. 151.
158
entendu, un cas particulier de l‟autoréférence, qui consiste à intégrer les résultats d‟un processus
dans le déroulement même de ce dernier. Ainsi, les attentes normatives doivent atteindre un certain
niveau de réflexivité pour devenir des normes légales. Par exemple, les clients sont obligés de payer
à l‟avance dans les stations d‟essence. Dans ce cas, l‟utilisation de l‟argent mobilise une attente
normative qui s‟impose à toutes les parties prenantes à la communication (alter et ego). Si ego
décide de payer, alter sait qu‟ego est en droit de s‟attendre à être servi Ŕ et qu‟il (alter) doit
conséquemment lui rendre service. D‟autre part, alter sait qu‟ego sait qu‟il ne pourrait rien acheter
sans avoir préalablement retiré de l‟argent. En ce sens, on peut soutenir que le droit détermine les
conditions d‟échange de biens et de services par l‟entremise d‟une attente réflexive. L‟exemple
choisi est révélateur aussi de la signification qu‟ont, pour Luhmann, les équivalents fonctionnels :
s‟il est nécessaire que le droit établisse à l‟avance les conditions commerciales d‟échange et
d‟acquisition de biens, il n‟est cependant pas nécessaire qu‟il y ait une loi spécifique pour les achats
d‟essence. Dans les stations d‟essence, les paiements par carte de crédit suffisent à la coordination
des sélections.
Dans le chapitre final de Das Recht der Gesellschaft (Le droit de la société), Luhmann compare
le droit moderne au système immunitaire des êtres vivants.176
Cette analogie éclairerait, d‟après lui,
le trait distinctif des systèmes juridiques modernes, à savoir : le fait de régler les coûts sociaux qui
se rattachent à la coordination sociale au sein d‟une société hypercomplexe. En effet, le droit permet
de réduire la contingence découlant de la déception des attentes. C‟est la raison pour laquelle elle
prend ironiquement une forme contrefactuelle pour réguler toute une série d‟événements qui
échappent, de par sa nature même, à la validité légale. En d‟autres mots, la fonction du système
juridique consiste à interpréter juridiquement des phénomènes qui portent la marque de la facticité
sociale. Pour cette raison, Luhmann estime que la possibilité d‟adopter une position prescriptive à
l‟égard de l‟évolution sociale ne relève pas, à vrai dire, d‟une théorie sociologique du droit. Certes,
cette dernière ne peut nullement se substituer à l‟éthique et à la délibération légale. Néanmoins, le
droit, en tant que système fonctionnel, n‟est pas en état de déterminer a priori le cours évolutif que
suivra la société ; il peut, tout au plus, conférer force d‟obligation à certains attentes normatives.
Peut-être cette allusion à la physiologie permet-elle de mieux saisir l‟interprétation
habermasienne de la théorie des systèmes. À en croire H.G. Moeller, Habermas tenterait de relever
les implications normatives qui découlent d‟une compréhension systémique de l‟évolution sociale.
Que Habermas qualifie la théorie des systèmes de « méta-biologique » s‟explique par le fait que
cette dernière comprend l‟évolution des sociétés par un biais anti-humaniste. En effet, l‟évolution
176 Ibid., pp. 464 sq.
159
sociale est, pour Luhmann, une dérive sans finalité. Or, celle-ci est tout de même susceptible d‟être
interprétée à la lumière d‟une théorie sociologique privilégiant les notions de complexité et de
contingence au détriment de celles de raison, de rationalisation et de planification. Moeller présente
la pensée de Luhmann comme un tentative de compréhension sans pareille de ce qui implique
d‟habiter un monde moderne. L‟originalité de Luhmann réside dans l‟assurance avec laquelle il
abandonne des dispositifs conceptuels qui feraient appel, en dernière ressort, à une idée séculière de
planification rationnelle provenant de la notion chrétienne de providence. Pour cette raison, Moeller
voit dans la théorie des systèmes le crépuscule des Lumières : le commentateur s‟y réfère en fait
sous le dénomination the end of social creationism. Ce terme peut certes produire une impression de
désespoir. Néanmoins, il correspond à une compréhension de l‟évolution sociale qui repose sur la
notion de contingence.177
177 « Luhmannian ecological genealogy combines historical awareness with nondogmatic pluralism. In an
evolutionary context, the notion of contingency affirms both historical heritage and the openness to the future. It
implies both a confirmation of the relevance of the actual and the recognition of its aleatory character.
Everything might have come about differently, but now that the die has been cast there is no going back. And
the options for the way forward are, although not predetermined, relatively limited by what is now the case. […]
If, as Habermas has done, one labels Luhmann‟s social theory as “metabiological”, then it should also be added,
in order to avoid misunderstandings, that this means “metaevolutionary” and not “metacreationist”. While social
theorists like Habermas worked on the unfinished “project of Enlightenment” and its secularized creationist
ideals, Luhmann subscribed to a radical different paradigm, namely the paradigm of ecological evolution ».
Moeller, H.G., op. cit., pp. 75-7.
Conclusions
La controverse entre Luhmann et Habermas est instructive des défis qui se posent à la pensée
philosophique pour saisir la signification que revêt un monde polycentrique, dont l‟unité n‟est plus
susceptible d‟être repérée par le biais des concepts hérités de la tradition métaphysique. En
témoignent la théorie de la société à deux niveaux et la théorie des systèmes avancées
respectivement par Habermas et par Luhmann. Pour ce qui est de la théorie habermasienne, il est
permis de dire que la disjonction entre le système et le monde vécu atteste de l‟impossibilité
d‟étudier la société contemporaine en ayant recours seulement à un concept d‟activité
communicationnelle. L‟insistance avec laquelle Habermas en fait valoir l‟importance n‟est pourtant
pas dénuée de justification. À notre sens, Habermas cherche par là à réaffirmer la préséance d‟un
sujet pratique qui se révèle être la condition de possibilité d‟une fondation argumentative des
préceptes réglant la vie collective. En ce sens, Habermas prend sans doute parti pour l‟humanisme
en sociologie.
Comme on l‟a vu, il polémique avec Luhmann sur la signification d‟une déshumanisation de la
société. Il n‟est pas anodin que Habermas entende cette expression en un sens marxiste-wébérien.
La possibilité d‟une intégration sociale médiatisée par des mécanismes systémiques rappelle
l‟allégorie de la chape d’acier ; Habermas invoque d‟ailleurs la figure effrayante d‟une organisation
totalitaire qui viendrait incarner l‟image même de la terreur. Néanmoins, il ne s‟ensuit pas que
Luhmann soit un partisan d‟une gouvernance technocratique, tel que l‟exprime la notion de
technologie sociale dans les textes de jeunesse de Habermas.
Pour sa part, Luhmann considère que la figure théorique d‟un sujet pratique, quoique modulée
sociologiquement, ne correspond pas à la condition dans laquelle nous situe une modernité éclatée.
Le caractère dual de la théorie de l‟agir communicationnel, ainsi que l‟importance grandissante que
Habermas lui-même accorde à l‟État de droit démocratique depuis Droit et démocratie, suggère que
sa pensée a été considérablement influencée par celle de Luhmann, ce dont témoigne l‟adjonction
des concepts d‟autoréférence et de différenciation fonctionnelle. Cependant, l‟idée d‟une société
différenciée sur le plan des fonctions se rattache à celle d‟une fermeture opérationnelle, et établit, en
conséquence, l‟impossibilité d‟intervenir des systèmes sociaux à partir de leur environnement.
Luhmann défendrait ainsi une interprétation métabiologique de l‟évolution sociale, dans la mesure
où il affirme que cette dernière se caractérise par le fait d‟être contingente et conditionnée par le
régime d‟activité spécifique qui appartient à chaque système fonctionnel. Or, quel prix Luhmann
doit-il payer pour soutenir cette thèse ?
162
D‟un point de vue strictement théorique, l‟abandon d‟une intersubjectivité fondatrice des normes
et des valeurs ne constituerait pas, à en croire Luhmann, un coût trop élevé : il montre d‟ailleurs que
le concept d‟interpénétration permettrait de rendre compte des rapports significatifs
qu‟entretiennent la conscience et la communication. Toutefois, Luhmann élimine du même coup la
médiation entre la théorie et la pratique qu‟offre une théorie de l‟agir communicationnel. Par
conséquent, la théorie des systèmes ne prétend pas être une pratique sociale transformatrice, mais
seulement un programme de recherche sur la société mondiale, dont la pertinence se vérifierait
exclusivement au sein de la communauté scientifique.
Comme on l‟a vu, la théorie des systèmes met à notre disposition des éléments conceptuels
permettant de présenter la pensée habermasienne sous un jour nouveau. Luhmann soutient que
celle-ci constitue un discours qui occulte, à cause de sa structure autoréférentielle, un paradoxe
découlant de sa propre conception théorique, soit le fait de mobiliser une rationalité procédurale qui
bannit tout discours autre que lui-même. Autrement dit, Habermas ferait appel à un même principe
théorique pour justifier la validité de sa théorie et pour critiquer la construction de Luhmann, à
savoir le principe de l‟autoréférence. En effet, il réfute la thèse d‟une fermeture sur le plan des
opérations, c‟est-à-dire la thèse d‟une société qui ferait abstraction des êtres humains pour assurer
sa reproduction. Or, Habermas exclut du même coup la possibilité de fonder les normes sociales par
un biais autre que celui offert par la rationalité communicationnelle.
Si la pensée de Habermas fournit une médiation entre la théorie et la pratique, celle de Luhmann
apporte des éléments conceptuels permettant de mieux appréhender la complexité qui appartient au
monde moderne. Si l‟on suit Luhmann de près, on en arrive à la conclusion que la pensée de
Habermas cesse d‟être simplement une théorie de la société lorsqu‟elle fait appel à une exigence
déontologique, et, ce faisant, elle perd de sa rigueur analytique en tentant de marier deux thèses
contradictoires, en l‟occurrence celles de la différenciation sociale sur le plan des fonctions et d‟une
rationalisation communicationnelle.
Cela dit, il faut convenir que Habermas fait preuve d‟une compréhension très raffinée à l‟égard
de la théorie des systèmes. Il soutient, en effet, que Luhmann entretiendrait un rapport équivoque à
la philosophie du sujet, puisque ce dernier s‟approprie un concept de sens puisé dans la
phénoménologie husserlienne qui laisse en suspens l‟origine intersubjective des énonciations
permettant d‟attribuer un sens à ce qui advient dans le monde. En d‟autres mots, la théorie des
systèmes comporterait une faiblesse d‟ordre méthodologique qui s‟explique, bien entendu, par une
dévalorisation de la catégorie d‟intersubjectivité. À en croire Habermas, la phénoménologie
163
husserlienne et la théorie des systèmes présentent une affinité indéniable : la place privilégiée
qu‟occupent la conscience et la communication en tant qu‟entités opérant dans le mode du sens.
Pour cette raison, Luhmann ne ferait qu‟éluder les difficultés qui se rattachent à une épistémologie
fondée sur la notion de sujet. Luhmann répond à cette objection en opérant une distinction
catégoriale qui tient à la différenciation de deux régimes distincts d‟activité : la conscience, propre
aux systèmes psychiques, et la communication, propre aux systèmes sociaux. Selon Luhmann, on
peut difficilement aller au-delà du sens, car celui-ci constitue, somme toute, une catégorie
dépourvue de différence. Néanmoins, affirmer que Luhmann retombe dans une position
épistémologique monadique, tel que le suggère Habermas dans Le discours philosophique de la
modernité, nous semble une attribution excessive.
Au demeurant, on peut discuter de la sensibilité politique qui convient à une théorie de la société
faisant abstraction de la rationalité communicationnelle. En effet, les concepts d‟évolution et de
contingence suggèrent que l‟homme posséderait une faible capacité de contrôler la dynamique qui
caractérise les événements sociaux. Luhmann tente de mettre en évidence la dimension humaniste
de la théorie sociale vieille européenne : situer l‟être humain au centre de la société révélerait,
d‟après lui, une impulsion secrète, soit l‟espérance d‟établir toute une série de conditions, à la fois
morales et matérielles, permettant le perfectionnement de l‟homme. Or, ceci ne constitue pas, à vrai
dire, un argument contre la théorie des systèmes, puisque celle-ci ne s‟est jamais voulue une
pratique sociale, soit-elle progressiste (à la manière, par exemple, de la théorie habermasienne de
l‟État de droit démocratique) ou conservatrice (à la manière, par exemple, d‟une technologie
sociale). En conséquence, il est nécessaire de recentrer l‟analyse sur les possibilités de
compréhension et d‟interprétation qu‟offrent les théories de Habermas et de Luhmann.
Ainsi, Luhmann semble dresser un portrait vraisemblable de la société mondiale, et ce, pour
deux raisons : premièrement, parce qu‟il fait état des limites de l‟humanisme comme position
théorique à l‟heure actuelle ; deuxièmement, parce qu‟il propose une interprétation convaincante de
la société moderne, d‟autant plus que Habermas lui-même comprend la théorie des médias comme
une avenue incontournable à la formulation de sa propre théorie sociale. Par ailleurs, les théories de
Habermas et de Luhmann se recoupent, en quelque sorte, sur l‟interprétation qu‟elles avancent au
sujet des ordres légaux modernes. Bien qu‟elles ne permettent pas de rendre compte à elles seules
de la validité juridique, la systématisation du droit et la formation des médias de régulation
constituent, pour les deux auteurs, des processus qui s‟avèrent essentiels au fonctionnement des
démocraties contemporaines.
164
Finalement, il faut dire quelques mots sur la position adoptée par Luhmann à l‟égard des acquis
normatifs de la modernité. Compte tenu de sa compréhension du droit, de l‟individu et de la société,
est-il permis de conclure que Luhmann est un penseur post-moderne ? La théorie des systèmes ne
renferme-t-elle pas une attitude cynique envers l‟humanisme ? À notre sens, on peut répondre à ces
questions par l‟affirmative. Cependant, quelques clarifications s‟imposent.
Dans la notion de système, il faut voir à la fois un abandon et une radicalisation des principes
épistémologiques de la philosophie moderne. D‟une part, Luhmann adresse une critique
impitoyable à la philosophie du sujet, qui repose sur l‟impossibilité de ramener la signification d‟un
monde éclaté à une instance de sens unique ou privilégiée. Comme on l‟a vu, Luhmann tâche de
décrire un monde qui se caractérise par le fait de présenter une série orthogonale de systèmes, c‟est-
à-dire une panoplie d‟observateurs distincts, qui n‟entretiennent pas de rapports hiérarchiques entre
eux. Chaque système possède la faculté d‟octroyer un sens spécifique aux faits sociaux. Ainsi,
Luhmann congédie-t-il à juste titre le concept de sujet, ce dernier étant inadéquat pour saisir les
traits distinctifs de cette société que l‟auteur désigne sous le terme différenciation fonctionnelle. En
ce sens, la théorie des systèmes satisferait les exigences théoriques posées par un monde complexe.
Toutefois, il est possible paradoxalement de comprendre ladite notion comme une radicalisation
de la philosophie du sujet. Certes, il ne s‟agit pas d‟un sujet à visage humain. Mais si le concept de
sujet renvoie à la possibilité d‟une constitution du sens, on pourrait bel et bien affirmer que tout
système social opère, en quelque sorte, à la manière d‟un sujet, à ceci près que les systèmes ne
préexistent pas à leur autopoïèse. En d‟autres mots, Luhmann prend congé d‟une fondation
transcendantale du sens au profit d‟une conception opérationnelle de la conscience et de la
communication, quitte à emprunter une voie qui va à l‟encontre de la tradition humaniste de la
métaphysique. De ce fait, un système est sujet de ses attributions de sens. Néanmoins, cela nous
oblige à abandonner du même coup la terminologie de la philosophie de la conscience. Il faudrait
également s‟abstenir de parler de sujets au pluriel, malgré l‟attrait exercé par un tel concept. Car, si
la constitution du sens est, à vrai dire, un processus multiple, l‟appel à une subjectivité, si décentrée
soit-elle, viendrait saper la possibilité même d‟appréhender le phénomène de la complexité dans
toute son ampleur. En ce sens, Luhmann pourrait être considéré comme un penseur post-moderne.
La preuve de cela réside, pour l‟essentiel, dans sa volonté de disposer de la métaphysique et de son
inclination humaniste.
D‟autre part, est-il permis d‟identifier cette volonté à une attitude cynique ? Peut-être. Mais
encore, une telle présomption réussit-elle à invalider la construction théorique de Luhmann ? À
165
notre sens, il faut voir là un essai de dresser un bilan réaliste de ce que l‟humanisme peut offrir en
tant que position théorique. Luhmann renonce certes à explorer les possibilités d‟un passage à la
pratique. Cependant, il insiste à maintes reprises sur la nécessité d‟atteindre une compréhension
éclairée de ce qu‟est l‟objet d‟étude de la sociologie, et ce, avant même de penser les rapports qui
unissent la théorie et la pratique. C‟est la raison pour laquelle la fin de l‟humanisme ne doit pas être
identifiée, chez Luhmann, à une fin de la philosophie, quoiqu‟il nous faille commencer à penser
d‟une façon autre, en l‟occurrence d‟une façon non anthropocentrique.
Habermas nous rappelle, quant à lui, que l‟intellect humain recèle un potentiel d‟émancipation
relevant d‟une construction coopérative du sens. Malgré sa fondation autoréférentielle, le discours
habermasien fait valoir une puissance non coercitive qui tient à la force d‟une persuasion dite
rationnelle. Ainsi, il montre que l‟humanisme en sociologie ne présuppose pas forcément de
formules ontologiques. Or, la théorie sociale nécessite tout de même une compréhension systémique
des processus sociaux dépassant la capacité d‟orientation dont témoigne l‟entente motivée
rationnellement. Si les sociétés politiquement constituées ont emprunté une figure architecturale
pour représenter leur principe d‟organisation, soit le centre comme principe recteur des classes
sociales, les sociétés complexes engendrent un malaise que l‟on exprime normalement par une
allégorie rappelant le monde préindustriel, soit la figure d‟une bête sauvage qui ne se laisse pas
apprivoiser. Quelle ironie des temps modernes !
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