l'humain est un produit dépassé

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L'humain est un produit dépassé La voix au téléphone lui avait proposé de passer quand il voulait, avant vingt et une heures. Heure de fermeture. Lucas ne s'attendait pas à pouvoir rencontrer si vite un conseiller. Il réfléchit tranquillement, sans se hâter. Il pouvait bien faire durer le silence, l'intelligence artificielle à l'autre bout du fil ne s'impatienterait pas. Son esprit s'envola pour quelques secondes loin de sa conversation en pensant à ce que deviendrait sa vie s'il décidait de franchir le cap. Jusqu'à ce qu'un rappel le fit revenir à lui. — Êtes-vous toujours là, Monsieur ? Il cligna rapidement des yeux et répondit par l'affirmative, acceptant le rendez-vous et mettant fin à la conversation. Après avoir éteint son vieux téléphone passé de mode au moins depuis les années 2180, il fit bouger ses mains devant ses yeux. Puis son regard se porta sur ses pieds nus, ses jambes, son torse. De longues secondes s'écoulèrent avant que Lucas ne se lève pour scruter son corps tout entier dans le miroir brisé qui ornait sa chambre, entre une porte coulissante automatique qui ne fermait plus et une visiofenêtre grésillante bloquée sur un paysage de bord de mer en basse résolution. Son corps lui sembla soudain d'une banalité absolue. Tellement générique, surfait, impersonnel. Pourtant il ne se détestait pas, non. Sa vie n'était pas plus malheureuse, ni plus heureuse qu'une autre ; et son corps n'était probablement pas plus difforme que celui de n'importe quel être humain. Il avait simplement envie de nouveauté. Il avait fait le tour de son anatomie basique. Alors il ferma les yeux et tenta de trouver son âme. Existait-elle ? Étrange que nul progrès dans aucun domaine scientifique n'ait encore pu donner la moindre réponse à ce sujet. Les religions en étaient ravies. Les publicitaires jouaient sur le doute de ceux qui n'avaient pas la foi. Lucas, lui, n'avait pas de véritable avis. Tout juste savait-il que, si âme il y avait, jamais il n'en avait vu la couleur. Quant à la vie après la mort, la question était superflue à ses yeux. Un jour ou l'autre, tout le monde aurait la réponse. En attendant, il fallait vivre. En tant qu'être humain, ou en tant qu'autre chose. Les premières publicités n'avaient attiré que son mépris. Leur slogan : « l'humain est un produit dépassé », avait fait scandale. Mais très vite, l'idée s'était fait une place dans son esprit. Après tout, quitte à vivre, puis mourir, pourquoi ne pas essayer un corps nouveau ? L'immortalité ne lui faisait guère envie, mais, s'il n'en pouvait plus, il aurait bientôt de nombreuses possibilités de mettre fin à tout ça, et sans aucune douleur. Il s'habilla alors et traversa son appartement en ne prêtant aucune attention à la Vox qui lui rappela deux ou

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Page 1: L'humain est un produit dépassé

L'humain est un produit dépassé

La voix au téléphone lui avait proposé de passer quand il voulait, avant vingt et une

heures. Heure de fermeture. Lucas ne s'attendait pas à pouvoir rencontrer si vite un

conseiller. Il réfléchit tranquillement, sans se hâter. Il pouvait bien faire durer le silence,

l'intelligence artificielle à l'autre bout du fil ne s'impatienterait pas. Son esprit s'envola pour

quelques secondes loin de sa conversation en pensant à ce que deviendrait sa vie s'il

décidait de franchir le cap. Jusqu'à ce qu'un rappel le fit revenir à lui.

— Êtes-vous toujours là, Monsieur ?

Il cligna rapidement des yeux et répondit par l'affirmative, acceptant le rendez-vous

et mettant fin à la conversation. Après avoir éteint son vieux téléphone passé de mode au

moins depuis les années 2180, il fit bouger ses mains devant ses yeux. Puis son regard se

porta sur ses pieds nus, ses jambes, son torse.

De longues secondes s'écoulèrent avant que Lucas ne se lève pour scruter son

corps tout entier dans le miroir brisé qui ornait sa chambre, entre une porte coulissante

automatique qui ne fermait plus et une visiofenêtre grésillante bloquée sur un paysage de

bord de mer en basse résolution. Son corps lui sembla soudain d'une banalité absolue.

Tellement générique, surfait, impersonnel. Pourtant il ne se détestait pas, non. Sa vie

n'était pas plus malheureuse, ni plus heureuse qu'une autre ; et son corps n'était

probablement pas plus difforme que celui de n'importe quel être humain.

Il avait simplement envie de nouveauté. Il avait fait le tour de son anatomie basique.

Alors il ferma les yeux et tenta de trouver son âme. Existait-elle ? Étrange que nul

progrès dans aucun domaine scientifique n'ait encore pu donner la moindre réponse à ce

sujet. Les religions en étaient ravies. Les publicitaires jouaient sur le doute de ceux qui

n'avaient pas la foi. Lucas, lui, n'avait pas de véritable avis. Tout juste savait-il que, si âme

il y avait, jamais il n'en avait vu la couleur.

Quant à la vie après la mort, la question était superflue à ses yeux. Un jour ou

l'autre, tout le monde aurait la réponse. En attendant, il fallait vivre. En tant qu'être humain,

ou en tant qu'autre chose. Les premières publicités n'avaient attiré que son mépris. Leur

slogan : « l'humain est un produit dépassé », avait fait scandale. Mais très vite, l'idée

s'était fait une place dans son esprit.

Après tout, quitte à vivre, puis mourir, pourquoi ne pas essayer un corps nouveau ?

L'immortalité ne lui faisait guère envie, mais, s'il n'en pouvait plus, il aurait bientôt de

nombreuses possibilités de mettre fin à tout ça, et sans aucune douleur. Il s'habilla alors et

traversa son appartement en ne prêtant aucune attention à la Vox qui lui rappela deux ou

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trois pseudo obligations administratives, ainsi qu'une poignée d'informations plus ou moins

utiles sur l'état du trafic et de la météo actuelle.

Il coupa l’énergie de son appartement et franchit la porte. Il se retrouva dehors. L'air

noirci de la ville lui sembla d'une pureté rare, comme toujours, comparée à celle de son

appartement clos dont la ventilation était -ainsi que toute la domotique, défectueuse.

Lucas respira à pleins poumons, décida que la journée n'était pas si mauvaise et qu'il était

donc inutile de mettre son masque. De toute façon, s'il ne changeait pas d'avis en chemin,

l'air pollué serait bientôt le cadet de ses soucis.

Sans hâte, mais décidé; relativement serein, calme et détendu, Lucas s'engagea

sur le trottoir et se dirigea vers la boutique, au centre-ville numéro quatre. Le métro étant

absolument bondé à cette heure-ci, il décida de faire tout le chemin à pieds.

Utiliser ses jambes une dernière fois, respirer une dernière fois.

Il avait devant lui quelques kilomètres pour dire au revoir à son corps.

Lucas n'avait pas encore choisi le modèle. Il pensait se décider sur place, ça ne lui

importait guère, de toute façon. Il ne voulait certes pas se contenter d'un modèle bas de

gamme qui ne lui offrirait probablement aucune possibilité inédite, mais il n'y avait pas

vraiment pensé.

Il évita un passant, puis un autre, avant d'en bousculer un troisième. Le trottoir était

bondé, tout comme les routes aux trois voies superposées, et Lucas ne regardait pas

vraiment devant lui. Il cherchait des réponses à ses questions à même le sol, ou bien en

l'air, son regard se perdant au-delà des sommets des immeubles blancs qui semblaient

tous similaires, à peu de choses près. Pourquoi pas un modèle taxi, ou ambulance ?

Ceux-ci étaient assez recherchés, et l'idée de finir dans un véhicule high-tech ne lui

déplaisait pas. Quoique, quitte à se déplacer, pourquoi ne pas le faire par les airs ? Ou

bien par voie marine...

Lorsqu'il passa devant une salle d'arcade dans laquelle tant de jeunes dépensaient

leur temps et leur argent, il envisagea une seconde l'idée d'une intelligence « artificielle »

en jeux vidéos. Mais la perspective de ne pas pouvoir se déplacer aisément le rebutait.

Plus il y réfléchissait, plus il penchait du côté de l'enveloppe mobile. Au moins, qu'il ait des

jambes, et que ses voyages ne dussent pas dépendre de périphériques de stockages.

D'ailleurs, il restait fermement décidé à garder son cerveau, ce qui excluait toute idée d'un

transfert total d'esprit.

— Excusez, m'sieur... Dites, vous auriez un peu de chiffres ?

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Lucas fut tiré de sa torpeur par ce sans-abri qui l'avait invectivé sans douceur. Il ne

réfléchit même pas, sortit sa carte et la présenta au niveau du poignet du quémandeur. Il

dut s'y reprendre à plusieurs fois avant que l'interface apparaisse ; ceci arrivait souvent sur

les vieilles puces qui n'étaient que peu, voire pas du tout mises à jour.

Il inscrivit le chiffre cent, mais décida, au moment de la validation, qu'il pouvait y

rajouter un zéro. Le visage du sans-abri s'illumina quand l'interface lui confirma que son

compte était désormais augmenté de mille néocoins. Il remercia Lucas aussi longtemps

que lourdement, ce dernier n'ayant d'autres choix que d’accélérer le pas jusqu'à ce que

son poursuivant se lasse.

Mille chiffres. Une petite somme. Qu'il pouvait se permettre de donner, vu tout ce

qu'il avait économisé au cours de ces quinze dernières années. Excepté la nourriture, le

loyer, les dépenses diverses et obligatoires -dont les mises à jour incessantes de la puce

vitale, Lucas ne dépensait rien. Il n'avait de goût pour rien en particulier, ne sortait pas

beaucoup et n'avait pas vraiment d'amis. Il n'était pas malheureux pour autant.

Simplement las. Il voulait découvrir de nouvelles choses. Il était pour lui de plus en plus

certain, au fil de ses pas, que la seule façon d'y parvenir désormais était cette extension

de son être.

Sa naissance avait été effectuée par une I.A. La quasi-totalité des relations entre lui

et ses parents se faisait via les écrans vidéos 4D que l'on trouvait à tous les coins de rue.

Sa carte, sa puce et son téléphone étaient son principal moyen d'expression avec la

civilisation. L'électronique et la robotique, les intelligences artificielles, les assistants en

tous genres faisaient de sa vie ce qu'elle était. Quelque chose de supportable. Qu'était-il

sans ça ? Un amas de chair qui n'avait aucune idée de la façon dont il devrait tirer la

chasse d'eau si le programme des toilettes tombait en panne. Ses vêtements eux-mêmes

possédaient des circuits et réagissaient à toutes les stimulations électroniques que la ville

proposait. Depuis vingt minutes qu'il avait quitté son appartement, sa puce avait vibré et

l'interface s'était allumé tellement de fois en passant devant diverses boutiques qu'il ne les

comptait plus, ne les regardait même plus.

En bref, cette technologie était devenue une partie intégrante de la vie de tout un

chacun, et il ne voyait aucune raison valable de ne pas tenter la nouveauté. Surtout quand

elle lui était favorable, à tous points de vue.

Autour de lui, la moitié des passants étaient équipés d'au moins une augmentation

cybernétique. Un œil, des jambes, les mains, peu importe. Quant à l'autre moitié, certains

étaient des humains composés uniquement de chair et de sang, mais possédaient un

nombre incalculable de produits technologies divers. À tel point qu'on pouvait facilement

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confondre les deux camps.

D'autres, comme lui bientôt, avaient sauté le pas. Des machines cent pour cent

artificielles. Ou presque, si l'on exceptait le cerveau, que la plupart décidaient de garder.

Des êtres autrefois de chair et de peau qui, sous une forme ou une autre, avaient décidé

de continuer à vivre enveloppés d'alliages synthétiques. La plupart des gens ne s'en

étonnaient plus guère. Il y en avait bien quelques-un pour leur jeter un regard faussement

étonné, ou bien méprisant. Mais ils ne trompaient personne, eux-mêmes habillés d'une

multitude d'objets que les plus anciens d'entre eux ne sauraient dire à quoi ils servaient.

Devenir un robot. Ou plutôt, un cyborg. Une machine, commandée par son propre

cerveau. Voilà ce que proposait l'enseigne Evolve. Transformer l'humain, transcender

l'humain. Lucas connaissait le prospectus par cœur, les pubs, tout.

Il y était. Devant lui se dressait le magasin, titanesque, de la multinationale la plus

puissante actuellement. Comme d'habitude, deux ou trois pseudo-résistants tentaient tant

bien que mal d'empêcher les clients d'entrer. Rien de sérieux, seulement quelques

anciens qui n'avaient jamais accepté l'idée qu'on puisse purement et simplement

abandonner son enveloppe charnelle. Des anciens qui avaient pu atteindre le siècle de vie

grâce à diverses opérations complexes et autres augmentations d'organes. Des anciens

qui passaient une grande partie de leur temps sur leurs interfaces afin de sensibiliser les

gens sur les dangers de l'hyper technologie. Des anciens qui, très probablement, avaient

été créés in vitro pour combattre la faible natalité de ce dernier siècle.

Lucas passa sans les regarder ni leur prêter la moindre attention, alors qu'une idée

traversa son esprit : plus tard, ce serait lui l'ancien. Lui qui mettrait en garde les autres des

dangers du progrès. Cette idée l'amusa, car il serait alors une machine aux yeux de tous.

Contre quelle technologie une machine pouvait-elle bien se battre ?

Celle d'une âme cybernétique ?

Il sourit, et entra dans la boutique.

— Bonjour et bienvenue chez Evolve. Puis-je vous aider ?

— Oui, bien sûr. J'aimerai... Parler à un conseiller, si possible.

— Bien entendu, suivez-moi, s'il vous plaît.

La vendeuse se retourna et lui fit signe de le suivre. Pendant les quelques

secondes qui suivirent, Lucas se permit de regarder avec insistance l'anatomie

absolument parfaite de cette jeune demoiselle. De ses jambes longues et fines à sa

coiffure dont pas un cheveu ne dépassait, cette femme était un objet d'art qui était loin de

laisser sa libido indifférente. Quels progrès avaient fait la recherche en cosmétique

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cybernétique pour proposer des enveloppes comme celles-ci ! Bien entendu, il était

évident que ce genre de corps n'était réservé qu'aux clients les plus riches ; ou bien aux

vendeurs et vendeuses de Evolve qui avaient pour obligation une perfection physique telle

qu'elle ne pouvait être atteindre biologiquement. Il se demanda si la vendeuse qu'il suivait

avait été, avant son transfert, vieille ou jeune, homme ou femme, belle ou laide.

Quelle importance ? Elle était désormais divine, et c'était bien ainsi.

— Voilà, vous pourrez patienter ici en attendant qu'un de nos conseillers se libère.

Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour vous aider à patienter, n’hésitez pas à le

demander à l'Interface-Mobile-de-Loisirs au centre de la pièce. Je vous souhaite une

excellente journée, Monsieur.

Lucas lui sourit vaguement, puis alla s'asseoir. Ses yeux se promenèrent dans la

salle d'attente sans s'attarder sur les deux autres clients qui attendaient leur tour. Il vit la

table basse et s'étonna du style étrangement rétro de celle-ci. Elle était en bois -factice,

bien entendu. Et dessus étaient sculptés une pile de magazines aux couleurs, épaisseurs

et titres divers. Lucas se souvint d'un reportage sur l'ancienne presse, qui disait que le

dernier magazine imprimé remontait à 2115.

Voir une telle œuvre en un lieu célébrant l'avenir, l'électronique et le numérique par

excellence ne manquait pas de singularité. Peut-être une façon de rappeler à ceux qui

voulaient bien y penser que les anciennes technologies étaient désormais obsolètes,

condamnées à n'être que des œuvres d'art de seconde zone dans des endroits ou

personne ne les verrait ?

Peu lui importait. Il décida de fermer les yeux et d'activer son écouteur interne à

volume doux pour profiter d'un peu de musique. Il se mit à rêver de devenir un modèle

musicien, mais il savait que ce genre de vie, trop mouvementée, n'était pas pour lui. Un

instant plus tard, sa radio se coupa pour le prévenir qu'un conseiller était à sa disponibilité,

au bureau numéro deux cent quarante-trois.

— Monsieur bonjour ! Je vous en prie, asseyez-vous, mettez-vous à l'aise.

Une chaise se déplia devant le bureau du conseiller et Lucas s'y assit sans

attendre. Il observa l'employé devant lui et lui trouva l'air étrangement fatigué, le visage

marqué, presque las. Malgré un certain charisme qui s'en dégageait, ce visage était un

peu déprimant, surtout après avoir observé de près l'une des enveloppes corporelles les

plus belles de la ville. Était-ce un choix ? Ou bien était-il devant un pur humain ? Lucas dut

penser trop fort, car le conseiller remarqua son air intrigué et lui parla d'un air très amical.

— Laissez-moi deviner : mon visage vous paraît étrange en un tel lieu ? C'est

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normal. Je suis bien humain, et mon corps n'a subi que peu de modifications physiques

apparentes.

— J'avoue que ça m'a troublé, rétorqua timidement Lucas. Et je dois avouer que je

trouve ça un peu étrange. Les employés ne sont-ils pas soumis à l'obligation d'un transfert

dans votre enseigne ?

— Presque ! Excepté ceux qui, comme moi, sont consignés dans les bureaux.

Voyez-vous, la direction pense qu'il est de meilleur ton pour les clients de s'adresser à un

homme d'apparence physique normale. Mon truc, ce n'est pas vraiment le marketing,

voyez-vous, mais plutôt son application directe sur un client. Je ne saurais donc vous dire

si cette raison est valable, mais c'est ainsi. J'espère au moins que mon visage ne vous

effraie pas ? Je ne vais pas louper une vente à cause d'un délit de sale gueule ?

Le conseiller avait dit cette dernière phrase sur un ton d'évidente plaisanterie.

Lucas ne s'en sentit pas le moins du monde offensé. Il sourit de bon cœur tout en pensant

que le véritable marketing, dans cette démarche, était davantage de montrer au client un

véritable contraste entre ce qu'un humain peut devenir s'il met la main au portefeuille, ou

ce qu'il deviendra s'il s'en abstient.

Qu'importait à Lucas les mystères du marketing, de toute façon ? Il n'était pas ici

pour réfléchir à l'acquisition éventuelle d'une enveloppe synthétique, mais bien pour la

choisir parmi des milliers de modèles.

Suivit alors un long speech du conseiller, vaguement entrecoupé de remarques ou

questions de Lucas, à propos de tous les modèles existants. Voulait-il un bipède ou un

tripode ? Un modèle volant, peut-être ? Et pourquoi pas un modèle roulant ? Quatre

roues ? Six ? Douze ? Voulait-il un modèle modulable (plus cher, bien entendu) ? Une

finition laquée ? Un modèle mâle ou femelle ? Il pouvait également se laisser tenter par un

modèle en plastique souple, plus fragile, mais bien plus à la mode. Quant au gabarit, le

voulait-il imposant ou menu ? Devait-il transporter des passagers ? Avait-il déjà un emploi

précis qui demandait tel type d'enveloppe ? Il n'avait qu'à faire son choix, en sachant que,

bien évidemment, chaque modèle était homologué et assuré à vie contre les risques les

plus courants.

Une extension de garantie contre d'autres aléas n'était cependant pas à exclure.

Tant de questions dont chacune des réponses laissait Lucas rêveur quant aux

possibilités qu'elles lui offraient. Le conseiller semblait de plus en plus jovial à mesure que

son discours faisait mouche sur son client, visiblement conquis. Quand il eut fini de

présenter les modèles dans les grandes lignes, une Unité-Mobile-de-Loisirs-Individuelle

offrit à Lucas un verre d'eau, et il lui demanda s'il avait des questions.

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— Je... oui, bien sûr. Tout ça donne vraiment envie, mais je ne peux pas

m'empêcher de me demander, pour ce qui est des sens, vous comprenez ? Les envies

biologiques, tout ça...

— Des options ! Le conseiller le coupa en le faisant presque sursauter. « Tout est

dans les options ! Vous désirez garder vos pulsions sexuelles ? Car il s'agit bien de ça,

n'est-ce pas ? Et bien c'est possible, avec bien entendu le logiciel adéquat pour les

assouvir, en réalité virtuelle. Seul ou bien en réseau. Mais il est également possible de

vous offrir l'inhibiteur adéquat, qui supprimera de votre cerveau toutes les envies dont une

enveloppe n'a pas besoin. Faim, soif, sommeil, et j'en passe ! Il ne tient qu'à vous de vous

offrir la possibilité de les assouvir avec le logiciel ultra performant, ou bien de les

supprimer purement et simplement, jusqu'à devenir une pure machine à l'intelligence

toujours bien humaine !

— Je vois que tout est prévu...

— Absolument tout, bien sûr. Après tout, il ne s'agit pas d'un simple jouet, n'est-ce

pas ? Vous êtes bien entendu conscient que le transfert est irréversible, et ce même s'il

est possible de garder votre corps parfaitement conservé, chez vous. Une décoration de

plus en plus à la mode, mais qui hélas ! ne sera jamais un ticket retour vers l'humanité la

plus primaire.

— J’étais au courant, oui. J'espère que je ne deviendrai pas plus fragile que je ne le

suis, actuellement...

— Bien au contraire ! Et quand bien même certains accrocs peuvent arriver, notre

assurance prend en compte la presque totalité des accidents les plus courants,

notamment ceux d'ordre énergétique. Vous avez peur de tomber en panne de cellule

nucléaire et être mis en veille forcée en un endroit éloigné de toute civilisation ?

Qu'importe, notre équipe du SAV vous localisera dans la seconde et une équipe sera sur

les lieux en moins d'une journée. Journée qui, pour un cyborg en veille, ne paraîtra pas

plus longue qu'un clignement d’œil, soyez-en sûrs. L'humanité n'aura jamais été aussi

apte à survivre sur le long terme. La fragilité n'existera bientôt plus, soyez-en certains.

Lucas se gratta la tête et se demanda, à voix haute, pourquoi un tel procyborg était

encore humain.

— Oh, je n'ai peut-être pas d'enveloppe corporelle synthétique, certes, mais soyez

sûrs qu'ici, en moi, tout est bien plus performant et durable que les organes du plus

résistant des purs humains.

Lucas devait bien l'admettre, tout cela était absolument positif. Il avait

complètement craqué sur ce modèle bipède polyvalent qui pouvait se moduler en deux

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roues de moyenne puissance. Un des meilleurs rapports qualité-prix sur le marché selon

le conseiller. Et il pouvait se le payer, avec en prime le logiciel de satiété virtuelle. Il devrait

certes faire une croix sur la finition couleur et oublier l'extension de garantie, et serait

obligé de charger sa cellule au moins tous les trois jours, mais ces petits défauts n'étaient

rien en comparaison des possibilités offertes.

De plus, rien ne l'empêcherait, quand il aurait à nouveau réuni quelques

économies, d'améliorer ces petites tares via des mises à jour et augmentations. Et

pouvait-il changer d'enveloppe, si l'envie lui en prenait ?

— Bien entendu ! S'il n'est plus possible de faire un transfert vers un corps

biologique, les autres transferts restent du domaine du possible. Excepté, bien entendu,

dans le cas d'un transfert total de l'esprit. Les unités de stockages de la conscience étant

ce qu'elles sont, la première enveloppe sera également la dernière. C'est la grande raison

pour laquelle ce procédé est encore peu demandé...

Et comment ! pensa Lucas. Décidément, il était clair que son cerveau resterait

toujours avec lui. Non, son choix était fait. Il le fit savoir au conseiller qui était visiblement

ravi d'un tel client, allez savoir pourquoi. Sans doute l'était-il avec tous. Les détails furent

alors réglés, les contrats envoyés sur l'interface de Lucas, qui prendrait le temps de les lire

ce soir. Car il fut déçu d'apprendre que le modèle choisi était actuellement en rupture et ne

serait disponible que le lendemain après-midi. Tant pis, une journée de plus ou de moins

dans le corps d'un humain, après tout quelle différence ?

Lucas se leva après que l'entretien fut fini et par plaisanterie ou par réflexe, qui

sait ? Il serra la main du conseiller qui en fut surpris, mais ravi. Un geste rare ! répondit-il,

en cette époque où le contact est timide entre les gens.

Le futur ancien humain quitta alors la pièce, traversa le magasin, puis le hall, sans

oublier de jeter un œil à cette vendeuse qui l'avait accueilli, passa les portes coulissantes

et se retrouva dans la rue. Il pleuvait des cordes, Lucas n'y voyait pas à vingt mètres. En

quelques secondes, il fut trempé. Au bout de quelques centaines de mètres, son nez se

mit à couler.

Un quart d'heure plus tard, il éternua. Renifla. Regardant les passants le croiser,

humains comme cyborgs, ou bien robots, il se mit à grelotter. Alors, entre ses dents, à

peine audible pour lui-même, il se mit à murmurer un mot, un seul, son dernier de sa

véritable voix.

— Vivement...