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Chaire de responsabilité sociale et de développement durable ÉSG-UQÀM Recueil de textes CÉH/RT-33-2005 Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max Weber (Économie et société) Par Patrick Laprise, Valérie Demers, Lysiane Roch et Gisèle Belem Sous la direction de Corinne Gendron Premier séminaire de la série annuelle 2005-2006 sur la légitimité et la gouvernance 15 septembre 2005

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Page 1: Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max …...Presses Universitaires de France, pp.130-153 et Freund, Julien. 1966. « La sociologie politique». « La sociologie politique»

Chaire de responsabilité sociale et de développement durable ÉSG-UQÀM

Recueil de textes CÉH/RT-33-2005

Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max Weber (Économie et société)

Par Patrick Laprise, Valérie Demers, Lysiane Roch et Gisèle Belem

Sous la direction de Corinne Gendron

Premier séminaire de la série annuelle 2005-2006 sur la légitimité et la gouvernance

15 septembre 2005

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Table des matières Table des matières page 2 Avant-propos page 3 Synthèse des textes du séminaire Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max Weber (Économie et société) Par Patrick Laprise page 4 Textes à l’étude du séminaire Les pages indiquées correspondent à la page où se trouve le résumé. Les textes originaux sont situés en annexe. Freund, Julien. 1966. « La sociologie économique». Chap. in Sociologie de Max Weber. Paris : Presses Universitaires de France, pp.130-153 et Freund, Julien. 1966. « La sociologie politique». Chap. in Sociologie de Max Weber. Paris : Presses Universitaires de France, p.190-214. Résumé par Lysiane Roch page 16 Fleury, Laurent, 2001. Chap. 2 : L’économie moderne et la rationalité, pp. 36-61, et chap. 4 : La domination et l’action politique, pp. 88-115 in Que sais-je?: Max Weber. Paris, PUF, 127 pages. Résumé par Patrick Laprise page 21 Weber, Max. 1995 (1922), « Les types de domination » Chap. III, tome 1, pp. 285 -325 in Économie et société; Paris, Pocket. Résumé par Gisèle Belem page 26 Weber, Max, 1995 (1922). «Chapitre 1 : Les relations fondamentales entre l’économie et l’organisation sociale » et « Chapitre 2 : Les relations économiques des communautés (économie et société) en général », in tome 2, Économie et société, Paris, Presses pocket, pp. 11-49 et 50-77. Résumé par Valérie Demers page 33 Woods, Philip A. 2003 « Building on Weber to Understand Governance : Exploring the Links Between Identity, Democracy and ‘Inner Distance’ », Sociology, vol. 37, no. 1, p. 143-163. Résumé par Valérie Demers page 42 Steffek, Jens, 2000. « The power of rational discourse and the legitimacy of international governance », Robert Schuman Centre for advanced studies, EUI Working papers, RSC No. 2000/46, 32 pages Résumé par Patrick Laprise page 52

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Avant-propos Ce premier rendez-vous de la série de séminaires de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable ayant pour thème la légitimité et la gouvernance, porte sur l’importante œuvre posthume de l’Allemand Maximilian (Max) Weber (1864-1920), le livre intitulé Économie et société. Le travail de Max Weber à propos du concept de légitimité est un incontournable en sciences sociales. Le célèbre sociologue a légué avec son œuvre plus d’une balise théorique qui a perduré jusqu’à nos jours. Notamment, son utilisation de l’idéal-type de la légitimité appliqué aux rapport de domination et de pouvoir en politique et dans la société est bien connue. Mais sans conteste, elle peut profiter d’une explication et d’une remise en perspective claires. Ce séminaire tente entre autres choses de répondre à ce besoin. En ce qui concerne l’idée de gouvernance, on peut en dire qu’elle « transparaît » partout dans l’œuvre de Weber. Elle n’existe à tout le moins pas explicitement à titre d’idéal-type. Bien que le concept lui-même ne semble pas exister dans les pages de Économie et société, ce n’est pas faute d’y être traité. Dans Économie et société, les liens entre histoire, culture, droit, religion, économie, politique et société sont l’objet d’une analyse détaillée, la première du genre. Mis ensemble, ces éléments déterminent les caractéristiques du fonctionnement de la société et, indirectement, de la gouvernance, surtout au niveau politique. En étudiant ces éléments, on peut mieux comprendre l’idée que se faisait Weber de la gouvernance, lui qui a entretenu une relation très forte avec les institutions politiques, tant au niveau intellectuel qu’en tant que participant (Fleury, 2000). Et comme Weber a fondé toute une branche de la sociologie, on comprend l’importance de bien interpréter son œuvre. L’effort que Weber a fait pour démêler les processus historiques de rationalisation, les institutions, les lignes directrices de la société et la place des individus à travers ceux-ci a donné d’excellents outils conceptuels et théoriques aux sciences sociales. Ce séminaire est l’occasion de mieux connaître ces derniers, même si son but plus spécifique est d’aborder les thèmes de la légitimité et de la gouvernance. À travers ce choix de textes, nous avons enfin tenté de montrer que Weber sert aujourd’hui à traiter d’une manière nouvelle des questions fondamentales qui entourent aujourd’hui la gouvernance et la légitimité. Bonne lecture ! Trois définitions de la gouvernance : Se dit de la manière de gouverner, de l’exercice du pouvoir pour gérer les affaires nationales, et de la méthode de gestion d’une entreprise (Petit Robert). Les traditions et institutions par lesquelles l’autorité d’un pays est exercée pour le bien commun. Cela inclut la procédure par laquelle ceux en position d’autorité sont choisis, contrôlés (monitored) et remplacés, la capacité du gouvernement à gérer effectivement ses ressources et à mettre en place des politiques judicieuses (sound policies), ainsi que le respect des citoyens et de l’État pour les institutions qui gouvernent les interactions économiques et sociales parmi eux » (www.worldbank.org). Le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système sociopolitique en tant que résultat commun de l'interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être réduit à un seul acteur ou à un groupe d'acteurs en particulier (Kooiman, 1993, in Demers 2005, dans ce recueil).

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Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max Weber (Économie et société)

Séminaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable sur l’œuvre

de Weber, Max, 1995 (1922). Économie et société, Paris, Pocket, tomes 1 et 2 (407 et 425 pages)

Par Patrick Laprise

Introduction Max Weber, un père de la sociologie mort en 1920, n’a pas eu le temps de compléter ni de colliger les textes qui devaient composer son œuvre majeure. C’est donc sa veuve Marianne qui a terminé l’élaboration des chapitres, travail qui a été longtemps contesté en Allemagne. Le problème dû au fait que le livre ne fut pas complété ajoute aux difficultés liées à sa traduction et à la complexité de l’œuvre. Malgré cela, Économie et société est en quelque sorte la synthèse de la pensée wébérienne. Notamment parce que dans cette œuvre, on constate toute la profondeur de la pensée de Weber, son immense culture qui sert de support à son argumentation, ainsi que les qualités de sa méthode intellectuelle qui est, aujourd’hui encore, très importante pour la sociologie et les autres sciences sociales. Économie et société expose d’une façon relativement concise la première et l’une des grandes « théories générales de la société ». Observateur des évènements qui ont marqué le fleurissement de l’ère industrielle moderne, Weber a décrit les grandes transformations sociales en cours à son époque. Le portrait détaillé qu’il fait de la société démontre un savoir et une compréhension inégalées de celles-ci. Tous ces éléments font de Économie et société une lecture obligatoire pour qui s’intéresse à la théorie sociale. Quand on aborde son oeuvre, on ne peut s’empêcher de noter que Weber a réussi un portrait détaillé des liens qui existent entre l’économie et la société. Mais dans le cas d’Économie et société, c’est plus qu’un simple portrait : en réalité, c’est un récit grandiose. Ce récit, en plus de ses protagonistes principaux, met en jeu des personnages secondaires très importants : les acteurs sociaux, l’histoire, le droit, la religion, la politique ont pour Weber des rôles qu’il faut comprendre en détail pour pouvoir les articuler ensuite. C’est ce que nous avons tenté de faire dans cette synthèse, bien que nous ayons eu à limiter notre champ d’exploration en regard des objectifs de ce séminaire. Comme on le sait, Économie et société renferme la matière à la réflexion de toute une vie. Cette synthèse s’articulera donc autour des thèmes centraux d’Économie et société, mis en lien avec les thèmes privilégiés dans ce séminaire. On remarquera que l’accent est mis sur les problématiques entourant la légitimité et la gouvernance. Nous présentons une synthèse du livre de Weber, élaborée à partir de deux sources liées : le texte original (en version française) et les excellents résumés qui ont été préparés pour ce séminaire. Ensuite, nous nous aiderons des deux derniers textes de ce séminaire pour proposer une analyse de l’œuvre à la lumière de recherches contemporaines. Ces textes, nous en sommes certains, engendrerons une réflexion fort intéressante et enrichissante à tous les points de vue, qui viendra complémenter la réflexion inhérente à l’œuvre de Weber.

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Les chapitres de Économie et société (chap. 1) Le premier chapitre d’Économie et société s’ouvre sur la partie « fastidieuse » de l’œuvre de Weber : la conceptualisation. Nous l’avons vu en avant-propos, les idéaux-types de Weber sont la fondation de son édifice théorique. De fait, Weber est vu comme un sociologue antipositiviste, c'est-à-dire qu’il ne croyait pas que la sociologie devait calquer sa méthode sur les sciences naturelles, au contraire de son contemporain français Émile Durkheim (Martucelli, 1999). Pour certains, sa méthodologie complexe lui a permis de contourner le défaut de la méthode proposée par Durkheim. Ce dernier, qui se proposait de soutirer les sciences sociales à la subjectivité en leur donnant une méthode quantitative, n’a pu malgré cela éviter les jugements moraux (Freund, 1969). Chose certaine, ce débat ne s’est jamais clos malgré les efforts de plusieurs autres savants. De fait, dans le premier chapitre d’Économie et société, Weber avance que la « sociologie compréhensive » doit être rationaliste, mais que cette rationalité doit être appliquée à la description des valeurs et du sens plus qu’aux « faits sociaux » au sens de Durkheim (faits établis à l’aide d’une méthode statistique, par exemple). C’est donc dire que Weber désire retirer le plus d’objectivité possible de phénomènes sociaux qui ne peuvent être détachés de leur contexte et de leur sens, cela sans faire d’évaluation morale des phénomènes. On a appelé cette position de Weber la « neutralité axiologique » (Fleury, 2000, in Laprise, 2005). La construction des idéaux-types de Weber occupe donc une bonne place dans cette œuvre. Le texte est ardu et complexifié par les innombrables références à des exemples historiques et à d’autres auteurs. Mais Weber est efficace : les différents concepts proposés par Weber sont expliqués méthodiquement et construits de manière à répondre aux questions avant qu’on ne les pose. Voici quelques concepts décrits dans le chapitre 1 : Quelques idéaux-types de Max Weber, pris au hasard dans Économie et société (1995), chap. 1 (Concepts fondamentaux de la sociologie, pp. 27-100). activité sociale lutte sociation relation sociale groupement règlement (administratif ou régulateur)

puissance Entreprise (type de groupement communalisation

ordre légitime1

Les catégories sociologiques fondamentales de l’économie (Chap. 2) Le chapitre 2 d’Économie et société traite spécifiquement des « catégories sociologiques fondamentales de l’économie ». On compte parmi celles-ci les concepts d’activité économique, d’utilité, de groupements économiques2 et politiques, de marché, de banque, de monnaie, de

1 Définition de l’ordre légitime : « L’activité, et tout particulièrement l’activité sociale, et plus spécialement encore une relation sociale, peut s’orienter, du côté de ceux qui y participent, d’après la représentation de l’existence d’un ordre légitime » (Son emphase). On retrouve là la particularité de la légitimité wébérienne d’être basée sur l’acceptation d’un ordre ou d’une domination, que le participant perçoit comme légitime (voir plus loin). 2 Un groupement économique se définit différemment selon son rapport avec l’économie. Ainsi, il est un « groupement régulateur de l’économie, si (et dans la mesure où) l’activité économique autocéphale des membres du groupement s’inspire, d’une manière effectivement hétéronome, des règlements de celui-ci ». Ainsi, un « groupement exclusivement régulateur serait par exemple un État de droit qui ne touche pas, au plan matériel, à

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capitalisme, ainsi que beaucoup d’autres conceptions, descriptions ou situations. La citation donnée en bas de page ci bas (infra note 5) montre relativement bien le genre d’exercice auquel s’est livré le sociologue. La conséquence de cela est que le commentateur doit toujours avoir en tête la manière exacte dont l’auteur se sert d’un concept. On retient notamment de cette particularité de la théorie wébérienne que économie ne veut pas dire économie, mais qu’elle est plutôt définie comme étant une « activité économique autocéphale », l’activité économique étant pour sa part « l’exercice pacifique d’un droit de disposition d’orientation essentiellement économique […] » (Weber 1995, p. 101) qui peut être rationnelle en finalité et donc, planifiée (ibid.). Dans tous les cas, il faut être vigilant dans l’interprétation de l’œuvre de Weber. Dans ce deuxième chapitre, Weber étudie donc plus particulièrement les processus de rationalisation qui ressortent des différents développements de la société en matière d’économie. On y voit les liens de l’économie avec les acteurs de la société, mais aussi avec les institutions en place. Il décrit avec force détails, parfois très techniquement, les particularités historiques de l’utilisation accrue de la monnaie et de ses impacts, par exemple. Ses discussions portent aussi sur l’appropriation des différents moyens de contrôle des outils économiques (moyens de production, fonctions ordonnatrices de l’économie etc.). On constate qu’il était préoccupé par les grandes questions sociales de l’ère industrielle qui touchaient aux travailleurs et aux socialement dominés. Dans un même temps, on perçoit les problématiques de cette époque qui ressortent dans l’analyse que fait Weber : communisme, industrialisation, influence des États de droit sur l’économie, entre autres. Par le fait même, il pose son regard sociologique sur l’évolution du capitalisme, évolution qui se fait à travers le passage d’une forme d’économie moins rationnelle vers une forme d’économie plus rationnelle, pour des raisons qu’il explique par la suite. Il construit alors les concepts dont il aura besoin pour décrire le fait que cette transformation implique l’État, les acteurs sociaux, les communautés. Tout ce travail de description mêlé à l’analyse des représentations, des valeurs et du sens de l’action se fait au fil des nombreux sous-chapitres, qui éparpillent la connaissance et la structure mais qui laissent en même temps le lecteur dans l’impression qu’ils ont passé en revue la société dans son ensemble. En quelque sorte, Weber fait à ce niveau le tour de ce qui forme la société, de ce qui doit entrer en mouvement pour créer les dynamiques sociales et plus particulièrement les dynamiques sociales économiques. À travers les prochaines parties de cette synthèse, nous croiserons ceux parmi ces concepts qui nous seront les plus utiles et nous verrons la manière dont Weber a procédé pour les articuler. Le chapitre 3, qui porte sur la légitimité, est l’un de ceux qui nous intéresse le plus ici. On peut en trouver le résumé détaillé dans ce recueil (Belem, 2005).

Chapitre 3. Les types de domination Il importe de noter que la plupart des auteurs qui ont traité de légitimité au cours du 20ème siècle jusqu’à aujourd’hui se sont référés à Weber, peut-être un peu aveuglément (Beetham, 1991). Les thèses de Weber concernant l’idée d’une croyance en la légitimité, ou encore le rapport de la légitimité avec la légalité, ont posé des questions qui restent toujours sans réponse claire. l’autonomie économique des différentes entreprises et industries et qui n’intervient qu’en cas de litige pour régler les échanges résultant d’engagements librement consentis » (Weber 1995, pp. 116-117).

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Qu’est-ce que la légitimité ? Pour Weber, elle est un élément essentiel de la domination. C’est là l’une des grandes avancées de Weber que d’avoir expliqué que la domination, politique ou sociale, n’est pas que matérielle ou affective. Weber a vu que la domination n’est pas que le pouvoir imposé à quelqu’un ou à un groupe, à tout le moins dans la modernité rationaliste. La domination peut (et doit) être accompagnée d’une « volonté d’obéir ». Cette volonté d’obéir est tributaire de la croyance d’un individu ou d’un groupe dans la légitimité d’un ordre de domination. Weber a proposé une typologie devenue célèbre pour caractériser les fondements de la légitimité, l’un des facteurs qui donnent aux dominants une plus grande probabilité d’obtenir obéissance et donc, d’imposer leur autorité3. Cette typologie est très bien décrite par Belem dans le résumé qu’elle a fait du troisième chapitre de l’opus de Max Weber (dans ce recueil). On retient, en bref, qu’il existe trois types de domination légitime, soit la domination légale (ou rationnelle-légale, selon les auteurs), la domination traditionnelle et la domination charismatique. Chaque type est bien sûr décrit comme étant pur, mais Weber reconnaît que dans la réalité, les trois types se mêlent4. Il doit être mis en évidence que la légitimité charismatique offrait beaucoup d’attrait pour Weber, qui a étudié avec soin le monde politique allemand. Weber prêtait de fortes capacités politiques à un éventuel leader possédant charisme et puissance. Sur cette base, le rapprochement entre la théorie de Weber et le règne de Hitler a parfois été fait, sans que cela affecte outre mesure le rayonnement du sociologue. Comme le remarque Belem (2005, dans ce recueil), Weber a écrit que la domination traditionnelle et la domination charismatique se partageaient à elles seules l’autorité légitime à l’époque prérationaliste. Weber, s’il offre une analyse détaillée de ces types de légitimité, s’est surtout arrêté à étudier le type le plus « moderne » de domination légitime, soit la domination légale. Il explique que les grands changements qui ont lieu au cours des derniers siècles (surtout au 19ème) sont marqués par la rationalisation. La rationalisation progressive des relations sociales et de la politique permet à la société de sortir de l’emprise des sentiments et des décisions arbitraires dues à un quelconque leader ou à la tradition. Étudiant ces transformations, Weber observe la création d’un État de droit, qui base son fonctionnement sur des règles extraites des coutumes et des traditions, « traduites » pour prendre un sens qui se veut de plus en plus universel et qui sont ensuite fixées à titre de loi. Et puisqu’il faut enlever l’exercice du pouvoir des mains d’un ou de quelques individus, la seule institution apte à assurer l’application de ces règles rationnellement universelles est la bureaucratie. La domination politique est donc exercée, dans la modernité, par les bureaucrates, qui exercent un pouvoir de plus en plus technique et spécialisé. La légitimation de ce type de domination est partiellement assurée, entre autres, par le fait que les règles sont éventuellement choisies par ceux qui y sont soumis, ce qui favorise le détachement des règles du personnel pour les mener vers l’impersonnel (voir là-dessus Steffek, 2000). Tout cela contribue au détachement du monde moderne d’avec un « monde des Dieux » magique qui n’avait pas besoin d’explications rationnelles pour légitimer son pouvoir. On a

3 Assurément, la force brute, la puissance militaire, l’argent peuvent être des facteurs de domination. La légitimité a la particularité de ne pas être matérielle. 4 Par ailleurs, nous verrons dans le résumé du texte de Steffek (2000) que le développement de la gouvernance internationale fait appel presque exclusivement au type de domination rationnelle-légale, puisque les institutions de cette gouvernance sont détachées des rapports culturels et politiques propres à chaque pays.

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beaucoup écrit sur la fracture entre les deux mondes et le désenchantement qui s’est ensuivi (Martucelli, 1999). Le texte de Belem (ibid.), en plus de rendre compte des idées de Weber sur la légitimité et la domination, synthétise dans un grand tableau les éléments qui ont rapport avec celles-ci. Nous y remarquons que bien que la légitimité soit indispensable à l’établissement d’une autorité, elle n’est qu’une simple dimension d’un cadre conceptuel complexe élaboré par Weber. Il ne faut donc pas accorder trop d’importance à la légitimité wébérienne et il faut surtout savoir la remettre en perspective. Veuillez noter que nous omettons de rendre compte de deux courtes discussions de Weber portant sur les différentes formes et particularités de la représentation (politique ou économique), ainsi que sur ce qui caractérise les ordres et les classes sociales. Nous faisons le choix de passer directement au tome 2 d’Économie et société, en enchaînant avec les chapitres portant sur les « relations fondamentales entre l’économie et l’organisation sociale », ainsi que « les relation économiques des communautés (économie et société) en général », résumés par Demers dans ce recueil.

Tome 2, chapitre 1 : relations fondamentales entre l’économie et l’organisation sociale Dans les premiers chapitres de ce deuxième tome, on saisit toute l’importance que Weber donne au développement du droit dans l’histoire, et son impact sur l’activité économique et la société. Tout d’abord, Weber distingue dans la société l’ordre juridique de l’ordre économique. L’ordre juridique est d’une certaine manière le cadre prescriptif qui engendre la possibilité que des règles soient suivies. Cet ordre peut être plus ou moins rationnel, plus ou moins institutionnalisé. Pour sa part, l’ordre économique se réfère à la structure de pouvoir asymétrique qui permet de disposer des ressources économiques (biens et services). Incidemment, il peut advenir que les dispositions de l’ordre juridique de la société puissent prescrire à quelqu’un qui dispose de ces ressources économiques d’orienter son action d’une certaine manière. C’est à ce niveau que se rejoignent le droit et l’économie, nous dit Weber. C’est là, à nos yeux, l’une des manifestations de la gouvernance décrites par Weber. Plus spécifiquement, la règle de droit relève de la catégorie de l’ordre juridique. Contrairement à d’autres règles issues de la coutume par exemple, certaines garanties de contrainte lui sont associées (la police, p. ex.). Dans un ordre juridique lui sont donc associés quelques éléments de contrainte qui n’existaient pas avant l’État de droit. Dans ce contexte, un individu ou un groupement peuvent entreprendre certaines actions tout en prévoyant qu’un cadre juridique accepté garantit ses actions. Cela devient particulièrement important dans les relations économiques, car l’entreprise ou l’entrepreneur, dans un système capitaliste, profitent grandement de ces garanties juridiques. Ainsi, en ce qui a trait aux activités économiques, la particularité de l’ère moderne est « que le mouvement des échanges est presque totalement garanti par la contrainte juridique, i.e. à l’appui d’un appareil de coercition » (Demers 2005, dans ce recueil). La règle de droit se distingue donc des autres sources d’ordre juridique par le fait qu’elle jouit d’un pouvoir de contrainte, ce qui n’est pas le cas de la coutume, qui s’impose simplement par sa régularité. Il ne faut cependant pas croire que la contrainte domine seule la structure de l’ordre juridique : son influence est, de fait, minime, comparativement aux effets de la structure sociologique créée par l’ensemble des conventions, coutumes et autres maximes.

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Considérant ce que nous venons d’affirmer, une phrase peut nous aider à comprendre l’essence du lien entre le droit, l’économie et la société chez Weber : « L’économie moderne repose donc sur des chances acquises par contrats » (Weber, pp. 48-49). Bien que le droit et l’économie soient théoriquement indépendants et autonomes l’un envers l’autre (l’ordre économique pouvant subir des transformations sans que ne change l’ordre juridique), les deux sont liés dans la modernité. L’intérêt que représente le fait d’obtenir des garanties juridiques dans les activités économiques ne peut être ignoré lorsqu’on analyse cette relation. Toutefois, la relation n’est pas exclusive. Demers (ibid.) nous dit ceci à ce sujet : « le droit ne garantit pas seulement des intérêts économiques mais surtout des situations d’autorité dans différents domaines, qui peuvent avoir des causes économiques, mais ne sont pas de nature économique et pas désirables nécessairement ou principalement pour des motifs économiques » (Demers 2005, p. ). On en retourne donc aux notions de la domination et des situations d’autorité, qui existent en dehors des activités économiques, mais aident à les déterminer. Cela laisse à penser que les intérêts économiques ont fort à voir avec la domination. À tout le moins, ils profitent de la légitimité apportée par les règles universelles. Gardant cela en tête, nous poursuivons avec Weber l’étude des relations entre la société et l’économie, en portant notre attention aux « communautés en général ».

Les communautés et l’économie (chap. 2) Pourquoi les gens se retrouvent-ils ensemble ? Pour des raisons diverses, assurément, mais la plus avantageuse de ces raisons est, pour Weber, l’intérêt économique. Une communauté, petite ou grande (qui peut éventuellement être politique et former un État, notamment), peut se former pour couvrir ses besoins ou encore, pour engendrer des profits5. Dans les deux cas, cela se fait en orientant l’action des individus en fonction de la quantité limitée de biens utiles. La communauté possède divers outils et stratégies pour assurer sa pérennité et demeurer économiquement active, tout en limitant l’accès à son groupe. Ces outils peuvent être de nature économique (le fait de faire miroiter des avantages économiques à des individus pour les attirer, par exemple). L’activité économique est donc essentielle au maintien et à la cohésion des communautés. Le capitalisme est en quelque sorte le produit de tels arrangements sociaux. Les communautés, en poursuivant ainsi leur intérêt propre, instaurent un certain fonctionnement et un certain ordre économique en leur sein. Selon les époques et les cultures, c’est un groupe (ou une classe) différent de la communauté qui a eu à assumer les charges et les redevances auprès de l’État. À une certaine époque, ce sont les propriétaires, les riches, qui étaient chargés de contribuer au financement de l’État, peu importe sa forme ou sa taille. À l’époque de Weber, écrit-il, c’est devenu le rôle de la masse. L’importance de la présence des grandes fortunes est telle qu’on allège souvent leurs charges (les « ménagements ») dans le but de les conserver à l’intérieur de la communauté. Weber parle alors de « l’alliance mémorable » entre les États et les puissances capitalistes, le premier recherchant les faveurs du dernier en lui offrant des privilèges, privilèges qui servirent de prémisses aux premiers développements du capitalisme moderne. Reste à savoir si l’État a jamais eu le contrôle sur ces puissances capitalistes, vu le rôle qu’elles jouèrent dans le maintien des communautés. Chose certaine, l’État ou la communauté politique offre encore ces ménagements aux puissances capitalistes. Il faut se demander si ce sont pour les mêmes raisons ? 5 Le chapitre 3 du tome 2 traite en détail de tous les types de communauté. Voir la suite.

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Tome 2, Chapitre 3 Weber, à ce point de son exposé, retourne aux racines des liens sociaux qui existent entre les individus. Pour lui, par exemple, le lien le plus indéfectible est celui de la communauté mère-enfant (Weber, 1995, tome 2, p.79). La communauté domestique, la communauté de voisinage, la communauté économique, la communauté de lignage, la commune et la communauté politique sont tous des points focaux du lien entre l’économie et la société. Weber explique dans les moindres détails ce qui, à travers les relations amoureuses, les mariages, la séparation entre le lieu de travail et le foyer provoque les évènements qui à leur tour provoquent l’avènement de la modernité. Un des points tournants du développement de la civilisation survient lorsque, les conditions s’améliorant dans la communauté domestique, l’individu supporte de moins en moins les « formes de vie strictes et indifférenciées » (Ibid, p. 109). Il désire vivre et profiter de ses capacités propres. Cela et d’autres facteurs amènent tranquillement la dissolution de la communauté. Avec la création de la monnaie, des partenariats et le développement des capacités personnelles exprimées dans l’industrie d’un individu, une séparation doit s’opérer entre les avoirs personnels et les avoirs de l’affaire dans laquelle l’individu était impliqué. Cela entraîne aussi la séparation entre le lieu de travail et le lieu de l’exploitation. Un nouveau droit doit être élaboré. Tout cela favorise grandement l’émergence de « l’entreprise » capitaliste. Les communautés sont transformées au point où il est très difficile de revenir en arrière. Ne reste plus qu’à attendre que la graine germe au fil des siècles !

Conclusion de la synthèse de Économie et société La fin de notre compte rendu de Économie et société ne coïncide pas avec la fin du livre lui-même. Nous nous permettons de sauter les derniers chapitres du livre, qui traitent respectivement de relations communautaires ethniques et de types de communalisation religieuse (sociologie de la religion). Nous faisons ce choix compte tenu du sujet de cette synthèse. La sociologie de la religion de Weber n’est certainement pas sans lien avec la société et avec l’économie (surtout quand on considère son célèbre travail sur « L’éthique protestant »). Toutefois, l’information nécessaire à la bonne compréhension des thèses importantes de Weber se trouve dans cette synthèse et dans les résumés des textes des commentateurs de Weber qui se trouvent dans ce recueil. Nous procédons donc à la présentation brève de deux textes qui sont des applications des thèses wébériennes à des questions contemporaines, avant de conclure.

Woods : l’identité de l’individu et la gouvernance démocratique dans un monde menaçant C’est peut-être dans la manière dont on se sert des thèses wébériennes que l’on en apprend le plus sur celles-ci. Le texte de Woods (2003), résumé par Demers dans ce recueil, explore les rapports entre la démocratie, la gouvernance et l’identité. L’article nous met face aux problématiques wébériennes qui touchent de près les individus. On y retrouve, mis bien en évidence, l’une des caractéristiques des travaux de Weber : la place centrale des individualités dans la société et leur capacité à agir. Dans la théorie sociologique, cette capacité à agir, ne l’oublions pas, est souvent reléguée à un rien dans les grandes théories systémiques (Parsons, Luhmann etc.). Ce qui est intéressant pour nous dans ce texte, c’est que Woods explore la relation entre l’individu, son identité et la gouvernance. La personne, porteuse d’une identité, est en lien avec le social à

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travers une structure que la personne symbolise. Woods entend par là que les phénomènes sociaux sont symbolisés par les personnes, qui vont ensuite interagir avec ces phénomènes qu’ils ont symbolisés. L’identité, l’interaction (engagement) et la structure (phénomènes symbolisés) forment un trialectique. Ceci dit, si l’on en croit Woods, il y a deux types de gouvernance qui prennent en compte différemment l’individu. La gouvernance « en réseau » a la particularité de s’intéresser presque uniquement à la structure du trialectique, soit les mécanismes, les règles, les normes, les arrangements institutionnels, etc. Notons que l’échange est un des processus les plus mis en valeur par cette gouvernance. Cela laisse peu de place à l’engagement et à la personne. Le rôle de la personne est réduit à intérioriser cette structure et sa liberté « substantifique » en est d’autant diminuée. La gouvernance en réseau domine actuellement, selon Woods. Pour sa part, l’éventuelle gouvernance organique prendrait en compte les trois aspects du trialectique et intègrerait ainsi autant la personne que son engagement dans les processus de gouvernance et dans la structuration, plutôt que seulement ce qui entoure l’individu et son action. Pour Woods, le passage à ce type de gouvernance est seul garant d’une légitimation de la démocratie. En faisant intervenir le concept de distance intérieure que Weber a utilisé, Woods s’attarde aux capacités éthiques de la personne face à un monde toujours plus rationnel et impersonnel. L’argument de Woods est que cette distance intérieure doit être mise en lien avec la gouvernance. Alors que Weber n’a pas élaboré sur le concept de distance intérieure, Woods avance que les valeurs et les principes portés par cette distance intérieure peuvent être extériorisés. L’affirmation de cette distance intérieure, qui s’oppose aux effets de la rationalité instrumentale et protège l’identité, peut avoir des effets sur la structure sociale. Demers nous dit que « [l]a distance intérieure […] pourrait aussi provoquer, selon Woods, des rationalités démocratiques nouvelles » (Demers, 2005, p. ). Ces rationalités sont associées à différentes orientations de l’action sociale. Elles sont quatre à faire partie d’une gouvernance organique qui favoriserait la démocratie et l’engagement de l’individu. Le développement de ces rationalités, si elles sont favorables à une « libération substantifique », doit être encouragé. Ces rationalités, de pair avec une prise en compte complète de l’individu et de son engagement, créent la possibilité d’établir une véritable gouvernance démocratique. De cette manière, en adaptant des thèmes forts des thèses wébériennes, Woods nous offre une perspective différente, bien qu’idéaliste, de ce que peut signifier la gouvernance. On constate que de nos jours, les enjeux reliés à la démocratie et aux processus de la gouvernance font face aux même défis qu’à l’époque de Weber : effondrement de la personnalité et de l’identité sous la masse de mesures qui prennent forme avec la rationalité instrumentale et désenchantement général face à cette rationalité excessive. On voit toutefois qu’aujourd’hui, de nouvelles rationalités sont proposées et que la lutte est toujours en cours pour affirmer la liberté et la beauté de l’identité. C’est assurément une vision radicalement différente de la gouvernance que nous propose Woods.

Steffek Le texte de Jans Steffek (2000), en est un qui rejoint tous les objectifs de ce séminaire. L’auteur prend les notions de l’œuvre de Weber qui nous ont le plus intéressées ici, ajoute quelques thèmes chers à Habermas, et les applique au phénomène de la gouvernance internationale. Notamment, Steffek se pose la question à savoir qu’est-ce qui légitime la gouvernance internationale? Cette question se pose à une époque où une multitude d’institutions et d’ententes

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tissent un gigantesque cadre international qui réglemente de plus en plus les phénomènes hors frontières et même, certains aspects auparavant de juridiction nationale. Pour Steffek, les sujets qui considèrent légitime une relation de domination sont ceux qui croient en la justesse normative de celle-ci. Comme Weber, Steffek retient que la domination a besoin dans une certaine mesure de la légitimité. Au niveau international, il n’y a qu’une manière de rendre légitime certaines structures de domination, puisque la domination peut être considérée détachée des traditions propres à une nation en particulier. Ainsi, si l’on veut que des pays acceptent de modeler leur comportement sur une régulation internationale alors qu’il n’y a aucune force de contrainte à ce niveau, la légitimation de la domination internationale ne peut passer que par la légitimation légale-rationnelle. C’est pourquoi la gouvernance internationale se fonde sur une structure bureaucratique « pure », qui devient porteuse de normes essentiellement s’appliquant à tous (normes universelles). Dans l’élaboration de cette structure, il s’agit de « lier des règles concrètes à des principes abstraits, ceux qui ressortent le plus étant les principes d’égalité et d’universalité, par le moyen d’une argumentation rationnelle » (Steffek, 2000, p. 21 in Laprise, 2005). La structure de la gouvernance internationale est donc engendrée par une forme extrême de rationalité appliquée à un stade de domination qui n’existait pas il y a peu. Vu son importance et sa signification, la gouvernance internationale nécessite de plus un mécanisme qui a été expliqué et promu par Jürgen Habermas : la communication rationnelle. La gouvernance internationale, en accordance avec les thèses de Weber entourant la rationalisation et la légitimation légale-rationnelle de la domination, fait appel à des mécanismes de justification argumentative rationnelle pour légitimer son impact et sa domination. Ces mécanismes favorisent le recours à des arguments hautement rationnels et qui sont, par exemple à l’ONU, formulés de telle sorte que tous puissent les approuver. Ces arguments sont construits pour être débattus, et la norme qu’ils véhiculent peut être confirmée ou déconfirmée, ce qui mène éventuellement, par le processus que nous connaissons, à la légitimation de l’institution de gouvernance internationale. Les différents éléments de ce processus discursif rationnel est de la plus haute importance dans la légitimation de la gouvernance internationale. Il doit aussi faire en sorte que les conséquences de la régulation internationale soient justes pour tout le monde, avance Steffek, qui propose une nouvelle typologie pour décrire les trois dimensions caractéristiques de la légitimité internationale : portée et limites, le procédé et la justice substantive des conséquences.

Commentaire Selon Fleury (2000), le travail de Weber ne fut pas exempt de biais propres à sa personnalité et à sa situation. Toutefois, sa méthode, son travail et sa grande intelligence lui ont permis de plonger son regard sociologique au cœur de l’histoire pour en extraire l’essence, ce qui lui a servi à expliquer les grandes transformations sociales de son époque. Weber a ainsi pu développer des idées selon lesquelles les mécanismes de rationalisation qui accompagnent le passage à la modernité sont causes et conséquences du désenchantement que subit la civilisation occidentale pendant le passage à la modernité. De même, le destin de l’individu, de l’homme dans la modernité, fut aussi une préoccupation centrale du travail de Weber. C’est peut-être là l’une des choses qu’il faut retenir de cette œuvre de Weber. Ensuite, que cherchons-nous à comprendre quand nous étudions la légitimité et la gouvernance ? La Chaire explore ces thèmes car nous constatons que la légitimité est un concept qu’on utilise de

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plus en plus pour décrire soit une crise à laquelle les grandes entreprises et les « puissances capitalistes » essaient de répondre quant à leur « droit d’exister » (license to operate) et à leur façon de faire, ou encore l’incapacité des gouvernements à assumer leur rôle face à des comportements économiques gravement déviants de la part d’individus malfaiteurs ou fraudeurs, par rapport à la destruction de l’environnement ou, autre exemple, par rapport aux droits de petits actionnaires. Qu’est-ce que Weber a à nous dire à ce propos ? Comme l’écrit Freund (1969), la sociologie de Weber est une sociologie de la domination. On l’a mentionné dans ce texte, la légitimité est partie d’une relation ou d’une structure de domination. Mais comme Weber l’écrit, la légitimité d’une quelconque autorité est en fait la croyance en la légitimité d’un pouvoir (Beetham 19916, Merquior 1980) de la part des dominés, avec tout ce que cela implique au niveau normatif ou moral. Weber, s’il n’a pas fermé la porte aux relations de domination entre d’autres groupes, s’est uniquement attardé à la domination entre individus par le biais du politique. Toutefois, il est évident, à la lecture de son livre, qu’il est possible d’élargir cette conception. Ce séminaire pourrait être le lieu d’un tel élargissement. En ce qui a trait aux liens entre gouvernance et légitimité, il nous a semblé difficile de faire le rapprochement directement à partir de l’œuvre de Weber. Mais, en approfondissant le sujet et en soupesant différentes définitions de la gouvernance, nous avons constaté que la légitimité a tout à voir avec la gouvernance. Il apparaît évident chez Weber que le politique occupe une place spéciale dans son analyse de la société, mais le droit, bien que moins visible, a peut-être plus d’incidence qu’on peut le croire. Weber nous montre, dans Économie et société, que la culture, la tradition, les relations sociales, sont déterminantes dans la formation de l’état, de groupements, d’entreprises et du droit. Dans ce contexte, le droit, les institutions étatiques, la bureaucratie émergent au fil de l’évolution de la civilisation. Par la suite, ce sont les individus qui confèrent la légitimité aux institutions modernes qui elles, doivent respecter un certain modèle de légitimation que désire la société. La légitimité, qui est indispensable à la domination, est aussi indispensable à la gouvernance. Comme Steffek (2000) le montre, la gouvernance doit respecter certains critères pour demeurer valide. L’ONU, qui chapeaute un cadre réglementaire étendu à presque tous les pays et à épaisseurs multiples, est tributaire de sa légitimité pour que les régulations qu’elle entérine soient valables et qu’elles soient suivies. Son lourd appareil bureaucratique est la conséquence d’exigences très grandes, mais incontournables car à défaut d’en obtenir les pays membres n’admettraient pas cette « domination ». À tout le moins, si l’on reprend les propositions de Weber, ils doivent croire en cette légitimité. Impossible de ne pas glisser un mot sur la notion de Cage d’acier, une expression empruntée à Weber qui a pris divers sens et qu’on doit commenter quand l’occasion nous en est donnée. Weber avance que le capitalisme participe également à l’hégémonie de la domination légale-rationnelle, en s’appuyant sur les structures bureaucratiques, dont l’entreprise. La rationalisation, qui se traduit dans la modernité par la formalisation des institutions et par l’élaboration d’une bureaucratie, englobe l’individu. Ce phénomène, Weber en fait indirectement le diagnostic et par

6 Beetham (1991) a fortement critiqué les sciences sociales pour leur adoption d’une notion qu’il juge complètement fausse et déroutante, soit l’idée d’une croyance en la légitimité.

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le fait même, il a amplement contribué aux questions angoissantes qui assaillent l’homme moderne. Selon Martucelli (1999), Weber donne « en conclusion de son diagnostic de la modernité, l’image d’une cage d’acier » (Martucelli 1999, pp. 205-206, voir aussi infra note 47). L’individu, victime en quelque sorte de cette « chosification du monde » (un concept marxien), ne retrouve plus le sens suprême de l’ère prérationaliste. En se délivrant des superstitions et de l’autorité des Dieux, l’homme s’est rendu prisonnier sur deux niveaux : celui des biens matériels et au niveau du sens. L’homme vit, à travers la rationalisation qui l’englobe, un désenchantement dans lequel il égare les repères de sens pré-modernes. À travers Économie et société, on discerne donc plusieurs trames de réflexion qui nous permettent de mieux comprendre la légitimité et la gouvernance, telles qu’elles étaient expliquées par les premiers sociologues. Nous espérons que cette synthèse aura su rendre d’une manière juste et efficace l’ampleur de l’œuvre. Dans le but de lancer le débat de ce séminaire, voici quatre questions inspirées de l’œuvre et ouvertes au débat 1. Sommes-nous dans une période où l’entreprise est plus apte à exercer la gouvernance que l’État lui-même ? Weber n’a pas envisagé cela, mais ses écrits permettent de théoriser cette relation. Par exemple, Weber reconnaît diverses capacités aux groupements économiques et aux entreprises, mais ne semble pas faire cas de leur rôle dans le politique (par le lobbying, par exemple). Bref, quelle est la place de l’entreprise aujourd’hui dans le fonctionnement de la société ? 2. Nous savons que la légitimité est indispensable à une domination qui n’exerce pas sa puissance et sa force. Mais est-il possible de manipuler cette croyance en la légitimité ? Est-ce que par la publicité, en utilisant des paravents, en manipulant l’information, l’entreprise a acquis une légitimité qui lui permet d’exercer un type de domination inconnu de Weber, qui reste à expliquer ? 3. Est-ce que l’État peut avoir préséance sur l’entreprise ou sur la corporation, sachant que historiquement, ce sont les intérêts du politique et de l’entreprise qui ont permis l’apparition du capitalisme. Ne sont-ils pas les meilleurs copains du monde ? 4. Dans la modernité, à un moment où les entreprises ont pris une telle importante, que reste-t-il de l’individu ? A-t-il été oblitéré dans le processus de rationalisation, dans la chosification du monde ? A-t-il un rôle dans la gouvernance ? Et ultimement, est-ce que son contre-pouvoir réside dans sa position de consommateur, son dernier retranchement dans un monde de consommation ? 5. L’économie précède-t-elle le droit ?

7Cela ne se fait pas sans conséquences, comme l’explique Martucelli (1999) : « Le désenchantement du monde et la rationalisation font que progressivement, dans toutes les sphères institutionnelles, la modernité se caractérise par la dépersonnalisation des relations sociales, par l’augmentation du pouvoir technique sur la nature et la société, par l’importance croissante du calcul et de la spécialisation. « Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules des saints qu’à la façon d’un « léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter ». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». (Martucelli, 1999, p. 205, citant Weber, Max, 1967 (1904-1905). L’éthique protestant et l’éthique du capitalisme, Paris, Plon.

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Bibliographie supplémentaire Beetham, David, 1991. The legitimation of power, Londres, MacMillan, 260 pages Martucelli, Danilo, 1999. Sociologies de la modernité, Paris, Folio, 700 pages Merquior, JG, 1980. Rousseau and Weber : two studies in the theory of legitimacy London : Routledge & Kegan Paul, 275 pages

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Freund, Julien. 1966. « La sociologie économique». Chap. in Sociologie de Max Weber. Paris : Presses Universitaires de France, p.130-153.

Et

Freund, Julien. 1966. « La sociologie politique». Chap. in Sociologie de Max Weber. Paris : Presses Universitaires de France, p.190-214.

Par Lysiane Roch

Dans son ouvrage, Freund analyse les différentes sociologies de Weber, soit la sociologie compréhensive et les sociologies spéciales. Parmi les sociologies spéciales, on retrouve les sociologies économique, politique, religieuse, juridique et la sociologie de l’art et de la technique. Nous nous intéresserons ici à la sociologie politique et à la sociologie économique, qui traitent des principaux aspects de l’œuvre de Weber pertinents à une réflexion sur la gouvernance et la légitimité dans l’optique des travaux de la Chaire. L’auteur-traducteur n’apporte pas son interprétation personnelle des écrits de Weber, mais cherche plutôt à traduire sa pensée de la façon la plus fidèle possible. Sociologie économique L’économie pour Weber Selon Freund, l’économie telle que l’entend Weber peut se définir comme une relation humaine dans laquelle on cherche à répondre à un ensemble de besoins tout en étant limité par la rareté, la pénurie ou l’indigence des ressources d’acquisition. Tout comportement qui rencontre cette dimension de réponse à des besoins dans un contexte de rareté peut être considéré comme un comportement économique. L’économie est aussi une relation sociale. En effet, l’acquisition ou l’usage des biens désirés nécessite à la fois une production ou un travail organisé et une certaine prévoyance permettant de garantir la réponse aux besoins. Cette prévoyance peut prendre la forme de gains, de provisions ou d’un pouvoir qui peut disposer des biens. L’État vu par la sociologie économique La sociologie économique permet d’aborder l’État de trois façons. On peut d’abord l’étudier pour ses dimensions proprement économiques. L’État est donc vu en tant qu’institution qui gère les finances publiques ou les entreprises nationalisées. Il peut aussi être étudié pour ses aspects économiques importants. Ainsi, certaines de ses mesures législatives intervenant dans la vie sociale peuvent avoir des incidences sur l’économie même si ce n’est pas ce qu’elles visent directement. Enfin, la sociologie économique s’intéresse à la conditionnalité économique de l’État. Certaines de ses décisions non économiques concernant, par exemple, l’organisation militaire ou l’enseignement, peuvent être motivées par des facteurs économiques. Les aspects économiques d’un phénomène ne sont donc pas conditionnés que par des facteurs économiques, pas plus que leur efficacité n’est exclusivement économique.

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Le groupement économique Un groupement économique peut constituer une relation close ou ouverte. En raison de la concurrence, moteur économique, le groupement économique a plutôt tendance à la relation close et à se constituer en monopole. On parle de regroupement en monopole lorsqu’un gouvernement impose une clôture pour donner des chances à son activité contre les activités extérieures à cette clôture. Parmi les raisons motivant le regroupement en monopole, on retrouve la protection, contre la concurrence extérieure, d’une unité de groupement dépourvue de toute concurrence interne, ou encore la protection contre l’extérieur en vue de favoriser la concurrence interne entre les membres du groupement économique. Le but du monopole, ou système clos, peut être soit de défendre les privilèges, soit de les créer. L’articulation entre le politique et l’économique Une analyse du rapport entre le politique et l’économique peut conduire à quatre erreurs. Tout d’abord, on a tort de conclure que l’économie est une activité pacifique par essence parce qu’elle n’est pas belliqueuse en elle-même. Puisque toute activité peut être motivée par des raisons économiques, il en va de même pour les activités violentes telles que la guerre. La deuxième erreur consiste à croire que l’économie pourrait éventuellement remplacer le politique. Même si toute politique peut se servir de moyens économiques et vice-versa, il n’en demeure pas moins que l’économique a besoin du pouvoir politique pour garantir la disposition des biens par contrainte juridique. Ensuite, ce n’est pas parce que l’économie est protégée par une force violente qu’elle est elle-même manifestation de cette violence. Enfin, on assiste à une transformation de l’État en un ensemble d’entreprises économiques. Ceci est facilité par le fait que les guerres modernes ont remis tous les leviers de l’économie entre les mains du politique. Le politique a donc de plus en plus besoin de l’économique pour accéder au pouvoir et y rester. Il serait cependant faux de conclure pour autant que l’économique pourrait devenir un pur moyen au service d’une fin purement politique. Le marché On peut comprendre par marché la spéculation entre une pluralité d’agents économiques sur les chances de profit pouvant résulter de l’échange dans un cadre de concurrence. La relation entre les partenaires de l’échange est discontinue en ce sens que la relation n’existe que le temps de l’échange des biens. En parallèle, cette relation peut aussi être considérée comme continue puisque les échangeurs comptent sur le fait que d’autres êtres échangeront dans des conditions similaires. Il y a deux conditions à l’analyse sociologique du marché. D’abord, sans régulation, la continuité des échanges n’est pas possible. Ensuite, l’appréciation des valeurs échangée est quantitative et non subjective puisqu’elle est basée sur la monnaie. La monnaie a d’ailleurs permis à l’économie de passer d’un stade domestique à un stade politique. Elle a introduit la notion de profit et celle de capital, qui consiste en une accumulation de richesses pouvant être destinées à un usage ultérieur indéfini. Le capitalisme Dans sa typologie économique, le capitalisme est le type d’économie qui a le plus retenu l’attention de Weber. Le capitalisme est né d’une rationalisation croissante de la civilisation occidentale. Toutes les entreprises de production visant la couverture des besoins quotidiens ont fait du calcul rationnel une norme. Cette rationalité implique six présuppositions : l’appropriation des moyens matériels, la liberté de marché, une technique rationnelle permettant la prévision et la

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mécanisation, un droit rationnel évaluable, la liberté du travail et la commercialisation de l’économie, c'est-à-dire la possibilité de devenir actionnaire de l’entreprise. Outre la rationalisation, Weber reconnaît une cause plus économique à la naissance du capitalisme, soit la nécessité de séparer foyer et métier qui s’est imposée avec la fin des corporations. Cette séparation, bien qu’elle eut peut-être au départ un sens spatial, a acquis un caractère juridique, ce qui a favorisé la naissance de la spécialisation. Sociologie politique Une sociologie de la domination Freund caractérise la sociologie politique de Weber comme une sociologie de la domination. C’est par le concept de domination que Weber définit l’État : il s’agit selon lui d’une structure ou d’un groupement politique qui revendique avec succès le monopole de la contrainte légitime. Bien qu’il s’agisse de son principal trait, l’État possède aussi d’autres caractéristiques. Il comprend une rationalisation du pouvoir législatif et judiciaire, une police chargée de l’ordre et de la protection de la sécurité, une administration rationnelle et une force militaire. L’activité politique, quant à elle, se définit en rapport avec son territoire. C’est l’existence d’un territoire délimité par des frontières, même si celles-ci peuvent être variables, qui caractérise le politique. Il y a donc séparation entre l’intérieur et l’extérieur. L’activité politique se caractérise aussi par le fait que ceux qui habitent à l’intérieur adoptent un comportement qui s’oriente en fonction de ce territoire et de la communauté qui y correspond. L’activité politique a la force comme ultime moyen. Cette force comme moyen spécifique explique en quoi le groupement politique est avant tout un groupement de domination. La politique peut alors se définir comme l’activité dans laquelle l’autorité installée sur un territoire revendique le droit de domination afin de maintenir l’ordre interne ou de défendre les habitants contre les menaces externes. La domination est intimement reliée à la puissance, elle en est la manifestation. Toute domination politique est basée sur une relation entre commandement et obéissance. Cette relation fait en sorte que la domination est exercée par un petit nombre qui prend les décisions et impose ses vues à la majorité. Toute domination présuppose aussi que certaines intentions, agissements ou décisions demeurent secrets. La puissance exercée par un groupement politique implique généralement un sentiment de fierté et d’orgueil qui peut prendre une forme conquérante. Lorsque cette fierté s’affirme dans les relations extérieures, elle se fait alors volonté de prestige. Les unités politiques sont en compétition entre elles pour accéder à ce prestige. La notion de prestige donne l’occasion, pour Weber, de mieux comprendre les grandes puissances, les nations ou l’impérialisme. Quant aux partis politiques, ils sont tous des organisations de puissance qui cherchent à exercer une domination, y compris les partis idéologiques. De façon générale, on retrouve les principes de domination à l’intérieur même de leur structure interne.

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Le concept de domination est, chez Weber, étroitement lié à celui de légitimité. En effet, il ne suffit pas pour une domination que ses membres obéissent par soumission extérieure, elle cherchera aussi à éveiller chez eux une foi en sa légitimité Les trois idéaux-types de légitimité Pour Weber, les différents types de légitimité sont les différentes façons de concevoir la relation entre le commandement et l’obéissance. Weber ressort trois idéaux-types de domination légitime. Il s’agit de formes que l’on ne rencontre presque jamais à l’état pur. La domination légale, tout d’abord, a un caractère rationnel. Elle se base sur la croyance que la légalité des règlements est valide et que les chefs désignés par cette loi sont légitimes. Ses membres obéissent au droit et sont citoyens. Sa forme la plus typique est la bureaucratie. Pour Weber, la bureaucratie est à l’origine de l’État occidental moderne. La domination traditionnelle, quant à elle, est fondée sur une croyance en la sainteté des traditions et de la légitimité de ceux à qui entrent au pouvoir en vertu d’une coutume (le pouvoir allant, par exemple, au plus ancien d’une famille). Les gouvernés sont des pairs (dans une gérontocratie) ou des sujets. Ils obéissent à une tradition ou des ordres. Les ordres sont légitimés par le privilège traditionnel du souverain. Pour l’assister, le chef recrute des serviteurs parmi les esclaves, les affranchis, les membres de la famille, etc. Le patrimonialisme est la forme la plus typique de la domination traditionnelle. Enfin, la domination charismatique se caractérise par l’abandon des membres à la valeur d’un homme pour sa sainteté, son héroïsme ou son exemplarité. Son fondement n’est pas rationnel mais émotionnel. Pour survivre, cette domination doit toujours confirmer sa puissance par de nouveaux motifs d’enthousiasme. Le chef est assisté par des apôtres, des partisans ou des disciples. La domination charismatique peut être révolutionnaire et peut bouleverser ou renverser un régime traditionnel ou légal. Par contre, en raison de la difficulté que pose la succession, elle finit tôt ou tard par retourner au régime traditionnel ou légal. Le charisme étant inhérent au chef, il peut être difficile à transmettre après sa mort. Si on tente de trouver un nouveau porteur de charisme, on entre dans une coutume. Si on se base sur des critères irrationnels pour trouver un successeur, on finit à plus ou moins long terme par revenir à une domination légale.

Tableau 1 Les idéaux-types de domination légitime chez Weber Domination légale Domination

traditionnelle Domination charismatique

Fondement de sa légitimité

Validité de la légalité

Coutume Charisme du chef

Statut des membres

Citoyens Pairs ou sujets Partisans

Statut de ceux qui assistent le chef

Fonctionnaires Serviteurs recrutés Apôtres, partisans ou disciples

Forme la plus typique

Bureaucratie Patrimonialisme Divers visages : le démagogue, le dictateur social, le héros militaire, le révolutionnaire

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Commentaire Dans ce texte, Freund n’avait pas l’intention d’apporter une interprétation personnelle à l’œuvre de Weber ou encore de la critiquer, mais plutôt d’en tracer un fidèle portrait. En ce sens, il nous est surtout utile pour comprendre les écrits de Weber et pour mettre en lumière ses idées importantes. Ainsi, on peut constater que le concept de domination est un incontournable chez Weber, c’est à travers lui que tous les aspects du politique prennent un sens. La légitimité ne se définit que dans un rapport de domination, soit celui du commandement et de l’obéissance. L’analyse de la gouvernance dans une telle perspective demanderait de répondre à la question suivante : comment penser les rapports de domination dans un contexte où les élus prennent le rôle des administrateurs et où la décision est négociée par un ensemble d’acteurs de forces inégales. Quel groupe se situe alors en position de domination? La domination revient-elle à un seul groupe, ou fait-elle l’objet de convoitise et se voit-elle fractionnée en fonction des rapports de forces et des circonstances? Peut-on alors encore parler de domination? La légitimation de la domination, pour Weber, passe par la loi, la coutume ou le charisme. Or, dans les trois idéaux-types, la force dominante est identifiable, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans un contexte de gouvernance. On peut dès lors supposer qu’une nouvelle forme de domination, diluée ou éclatée, pourrait engendrer de nouvelles formes de légitimité.

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Fleury, Laurent, 2001. Que sais-je?: Max Weber. Paris, PUF, 127 pages. Chap. 2 : L’économie moderne et la rationalité, pp. 36-61, chap. 4 : La domination et l’action

politique

Par Patrick Laprise

Introduction Ce texte de vulgarisation de Fleury (2001) nous aide à replacer Économie et société dans l’œuvre complexe de Max Weber. Se référant à l’idée que Weber a insisté sur les liens entre les faits, le contexte de leur production et le sens qu’on leur donne (Fleury 2001, p. 3), l’auteur fait ressortir les traits de la vie de Max Weber qui ont influencé son œuvre tout en expliquant les principaux axes théoriques et méthodologiques qui ont marqué sa pensée. Dans le but d’apporter des éléments de réflexion pertinents au sujet de ce séminaire, nous nous attardons dans ce résumé aux chapitres 2 et 4 du livre, qui traitent respectivement d’économie moderne et d’action politique.

Chapitre 2 : L’économie moderne et la rationalité

Weber, l’économie moderne et la rationalité Chaque chapitre de ce livre débute avec un passage qui lie la vie de Weber avec l’intérêt de Max Weber pour un sujet donné, par exemple : les liens familiaux de Weber avec le milieu industriel allemand ont résulté dans une certaine compréhension de l’économie de l’ère industrielle. Cela dit, Fleury constate que, plus historien de l’économie que sociologue ou économiste, Weber s’est appliqué dans une bonne partie de son œuvre à retracer le développement de l’économie capitaliste. Dans son célèbre L’éthique protestant et l’esprit du capitalisme (1904-1905), il avance que la religion a rendu possible l’apparition du capitalisme dans un contexte européen. Il s’éloigne alors des thèses matérialistes de Marx en accordant une dimension culturelle à l’émergence de ce type d’économie. Dans ses thèses, il ne se limite toutefois pas à la seule influence de la religion. En effet, si l’on en croit Fleury, d’autres processus et facteurs sociaux ont eu leur rôle à jouer dans la formation de l’économie capitaliste telle que décrite par Weber, soit la formalisation juridique, les dispositions éthiques et la présence de la Bourse.

Rationalité et formalisation juridique, bourgeoisie et Bourse La place du droit dans la société moderne et son influence sur la vie économique est centrale dans l’œuvre de Weber, qui fut d’abord formé comme juriste. En rejetant une société contrôlée par l’affectivité et les traditions pour remplacer ces valeurs par le calcul, la prévision et le formalisme, on s’inscrit dans une logique de rationalisation où le droit vient à prendre une place cruciale. Dans ce cadre moderne, les règles de droit affectent les individus à tous les jours (Fleury, 2000, p. 40)8.

8 « Weber pense l’histoire occidentale du droit comme celle d’une progressive émancipation par rapport aux influences et aux légitimations extrinsèques ; elle incarnerait le mouvement par lequel celui-ci se constitue en univers spécialisé autonome, dominé par des experts compétents, organisé selon des règles formelles précises et claires, où légalité et légitimité s’identifient » (Fleury 2001, p. 41).

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En outre, la formalisation du droit a un impact sur la vie économique et aussi sur la vie en société. La forme contractuelle des échanges instaurée par le droit transforme radicalement les relations économiques en amenant un élément de garantie à ceux-ci. L’État, en tant que superviseur du droit, est donc porteur de cette garantie. Cette contractualisation des relations s’immisce tranquillement partout dans la société et participe à la rationalisation des relations sociales. Dans ce schème social structuré par le juridique, la formation des entreprises, ou firmes (à partir de communautés économiques, voir Demers 2005a, dans ce recueil), que Weber considère comme étant des institutions autonomes, confirme entre autres la séparation historique des activités économiques et familiales. De son côté, l’influence de la moyenne bourgeoisie s’accroît dans ce contexte encadré par des échanges contractuels garantis par l’État. C’est de là qu’émerge l’esprit capitaliste des entrepreneurs bourgeois, un ethos partiellement en accord avec les valeurs de la religion protestant et qui auront métamorphosé la société que Weber observait au tournant du 19ème siècle. C’est de ces « valeurs ascétiques sécularisées » des bourgeois protestants que naîtra la discipline des sociétés industrielles, qui finira par s’étendre au reste de la société. La Bourse, en tant qu’institution médiatrice, fait se rejoindre les entrepreneurs par la valorisation monétaire, ce qui accroît encore plus la rationalisation des comportements sociaux et économiques.

La rationalité instrumentale, le capitalisme et l’éthique protestant Fleury nous dit que Weber avance dans ses travaux que certains entrepreneurs protestants, en particulier des ascètes calvinistes, ont procédé à l’utilisation rationnelle d’un outil (dans ce cas, les affaires et l’industrie) pour atteindre des buts reliés à la spiritualité, à leur salut. Cette rationalité instrumentale aura fait défaut à d’autres cultures (en Chine par exemple) alors que ce sont des déterminants matériels qui ont empêché l’émergence du capitalisme dans d’autres pays, en Palestine notamment. Selon Fleury, Weber croit que « les dispositions d’esprit apparaissent comme une condition nécessaire au développement du capitalisme » (Fleury, 2000, p. 55).

Conclusion On constate à la lecture de ce chapitre que la sociologie économique de Weber est indissociable de ses travaux sur les religions. Son œuvre posthume majeure, Économie et société, reprend ces thèmes en les entrecroisant avec d’autres éléments. Mais Fleury, dans sa lecture de l’œuvre entière de Weber, sous-entend que ce sont avant tout le droit et la religion qui ont occupé les réflexions sociologiques de Weber. Dans ce contexte théorique, la légitimité n’est qu’un petit élément conceptuel qui trouve sa place autant dans la légalité des dispositions d’une organisation que dans le charisme des leaders religieux. Cela sans oublier que le lien entre droit et légitimité qu’a élaboré Weber ne peut être dissocié de son passé de juriste et de sa fascination pour l’histoire des religions. Mais au demeurant, c’est ce type de réflexion que Weber a amené à la sociologie et duquel il faut extraire les éléments importants. Nous explorerons ci bas un autre chapitre du livre de Fleury, le chapitre 4 qui porte sur la domination et l’action politique. Cette partie du livre sur l’œuvre et la vie de Max Weber amène des éléments nouveaux concernant la légitimité du pouvoir.

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Chapitre 2 : Domination et action politique C’est presque autant en tant qu’acteur politique que théoricien que Weber s’est illustré en Allemagne. Son implication en tant que citoyen est déterminante de la compréhension qu’il a établie du politique. Pour Weber, l’État moderne et ses institutions tendent de façon croissante à assujettir les hommes. Et, fait étrange, les hommes sont assujettis parce qu’ils croient en la légitimité d’un ordre politique qui les domine. La question à poser est la suivante : qu’est-ce qui fait que l’individu est prêt à obéir à un pouvoir politique qu’il considère légitime ? À ce propos, Fleury écrit que Weber voit le pouvoir comme un rapport de forces, pensé en termes d’« influence ». L’influence peut donc être matérielle ou sociale. Ainsi, plus un individu croit en la légitimité d’un autre individu, résultant de son influence, plus il y a de chance qu’il se laisse « dominer ». De ce fait, la domination est une construction sociale, induite par toute une gamme de facteurs que Weber décrit au fil de son œuvre, mais plus clairement encore dans Économie et société. Pour Fleury, « [l]’ouverture du chapitre III sur « Les types de légitimation » signale donc trois réflexions nodales de la sociologie politique de Weber : l’obéissance et la diversité des raisons qui les fondent » (Fleury, 2000, p. 91).

Trois types de domination Le texte de Fleury rend précisément ce que Weber écrit dans ce chapitre sur la légitimation et qui se retrouve dans ce recueil (voir aussi Texte de Belem 2005). Ainsi, sont expliqués les trois types de légitimation : traditionnel, charismatique et rationnel-légal. Fleury note que lorsque l’on traite de ces trois types de légitimation du pouvoir, il faut distinguer la légitimité de la légalité. Cela n’est pas sans importance pour nous car plusieurs discussions portent encore aujourd’hui sur cette dimension de la légitimité. Au niveau de la domination rationnelle-légale, qui se retrouve dans les États modernes (bureaucratie) et sur laquelle Weber a beaucoup travaillé, elle se rapproche et se confond dans une grande partie avec la légalité. Ce type de domination représente également la contrepartie négative du processus de rationalisation qui affecte la société moderne. Les règles et les procédures, la loi également, prennent une importance qui se transforme en emprise9.

Monopole de la violence légitime Weber est fort connu pour sa description de l’État moderne comme le seul tenant de la « violence légitime », nous rappelle Fleury. Il décrit le processus historique de création de l’État moderne comme la monopolisation de la détention de la coercition légitime. L’État de droit décrit par Weber repose sur deux piliers, soit la formalisation juridique et un « corps de fonctionnaires déliés de tout rapport d’allégeance » (Fleury, 2000, p. 99). Ce bureaucrate est érigé en icône de l’État moderne, par qui passe la rationalisation de l’action publique et des décisions d’État. Le 9 Un remarque de Fleury confirme notre compréhension des travaux de Weber : « [À] l’image d’un individu, une institution elle-même peut être douée de charisme » (p. 94). Cette remarque se réfère à l’idée de la domination charismatique. Nous essayons de voir, dans le cadre de ce séminaire, s’il est possible de théoriser la domination wébérienne à d’autres acteurs que les acteurs politiques, par exemple, les entreprises.

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bureaucrate, comme la bureaucratie, s’associent au type de domination rationnelle-légale pour légitimer le pouvoir de l’État moderne.

L’action politique et les politiciens : le tragique du politique Une partie du texte de Fleury sur la domination et l’action politique traite essentiellement de science politique et des liens de Weber avec la politique allemande et ses politiciens. L’intérêt de cette discussion est moindre pour nos travaux, mais elle mène à un élément important des questionnements politiques de Weber. En effet, pour Weber, « [L]a politique pose la question tragique parce que insoluble de l’art de vivre en société » (Fleury 2000, p. 108). Ce «nihilisme wébérien» provient du fait que la politique est l’amalgamation d’intérêts qui sont en contradiction avec la justice ou le bien de certains. Fait intéressant, en vue du prochain séminaire qui traite des travaux de Habermas, nous reviendrons amplement sur ces questions. Le choix que l’individu doit faire lorsqu’il est dans un contexte politique fait aussi partie de cette situation tragique. Celui qui saura rejoindre deux éthiques, celle de la conviction (déontologie, éthiques des valeurs) et celle de la responsabilité (téléologie, éthique des conséquences), sera l’«homme authentique», celui qui a la vocation politique. Enfin, dernière de ces sources du tragique politique, se trouve le « paradoxe des conséquences ». Le résultat est la plupart du temps différent des intentions, ce qui fait que les choix politiques sont encore plus lourds à porter. Philosophiquement, le paradoxe est irrésoluble, mais selon Fleury, Weber en arrive à croire que le sens peut être retrouvé dans les structures de l’action.

Commentaire Le texte de Fleury aborde le travail de Max Weber sous un angle très large. Le fait de synthétiser toute la pensée de Weber dans un mince ouvrage permet de prendre beaucoup de recul à propos des fameux écrits de Max Weber. Le recul pris par Fleury semble montrer que Weber ne s’exprime pas sur certains des thèmes qui nous intéressent ici. Comme on l’a vu, cependant, le travail de Fleury permet d’appréhender les grandes réflexions qu’amène l’œuvre de Weber à propos des liens entre l’économique et le politique (liens entre droit et économie, entre la culture, l’économie et la politique etc.). De même, les concepts les plus importants de Weber sont remis en situation, ce qui facilite grandement l’approche d’un auteur qu’on dit mal traduit et difficile d’approche. Les résumés des deux textes tirés du livre de Fleury nous mènent à croire, un peu faussement, qu’il est difficile de traiter de gouvernance en partant de Weber. Cela provient assurément du fait que la perspective wébérienne n’avait aucun lien avec ce que nous tentons de comprendre aujourd’hui. Notons toutefois que cela ne va pas de même en ce qui concerne la légitimité. Ce concept important a trouvé, dans l’œuvre de Weber, un sens qu’il garde encore aujourd’hui. Pour revenir à l’idée de la gouvernance, on pourrait souligner avec Fleury que la pensée de Weber s’est développée à un point tournant de l’histoire de la politique et des institutions avec la structuration avancée des États de droit, où les questions de gouvernance n’étaient pas mises de l’avant. Peut-être que l’œuvre de Weber, qui met l’accent sur la rationalisation des processus décisionnels au sein de l’État et la formalisation juridique des règles et des normes, n’aborde

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qu’indirectement cette idée d’une gouvernance des institutions en raison du fait que l’attention de Weber était ailleurs. Peut-être encore est-ce parce que l’attention de l’œuvre de Weber est tournée vers les individus et sur la vie en société. La conséquence de cela est que nous en restons donc avec la plupart des questions qui entourent la régulation des institutions. Par rapport à la légitimité du pouvoir, le traitement que fait Weber de cette idée est à la base de l’utilisation de ce thème en sciences sociales. Nous verrons dans la synthèse de ce recueil comment la légitimité a évolué au fil des développements de la théorie sociale. On peut d’ores et déjà dire que bien que Weber a introduit la légitimité comme concept relié au pouvoir et aux institutions, ce n’est pas lui qui lui a donné le sens qu’on lui donne de nos jours. Une autre remarque que nous pouvons faire est que Fleury nous aide à voir que l’économie est historiquement et culturellement fondée, d’après Weber. Elle n’est pas indépendante de la culture ou de la religion. Ainsi, Weber a contourné le thème central porté par le travail de Marx, celui du matérialisme historique, pour montrer que ce ne sont pas uniquement les nécessités matérielles qui ont déterminé l’apparition du capitalisme, mais qu’il y a aussi eu des apports éthiques, culturels et religieux. Ce développement prend toute son importance aujourd’hui alors que des outils économiques sont utilisés par des groupes qui lancent des revendications basées sur des idéaux et sur une éthique de la vie commune sur la Terre. Si, comme l’a expliqué Weber, le droit et la religion, autant que la politique, ont eu un impact sur l’évolution du fonctionnement de l’économie, ce qui se passe aujourd’hui est la preuve que ce processus se poursuit, mais d’une manière très différente. En conclusion, comme nous le disions, Weber ne nous rend pas l’utilisation de ses travaux facile. Comme l’écrit Fleury (p. 10-11) : « Weber a rarement été lu pour lui-même […], il fut mobilisé par des sociologues élaborant leur propre théorisation ». C’est que Weber a refusé au long de ses écrits de bâtir des certitudes. Espérons-le, l’amplitude de ses riches écrits nous révèlera encore, dans ce séminaire, des secrets inattendus.

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Max Weber. 1995 (1922) « Les types de domination » Chap. III, pp. 285 -325 in Économie et société; Paris, Pocket.

Par Gisèle Belem

Dans ce chapitre, Weber traite de la domination et des modes de légitimation de cette dernière. Il soutient ainsi que les raisons qui justifient la soumission des gouvernés aux gouvernants légitiment la domination exercée par ces derniers d’une part et déterminent les formes de domination d’autre part. Suivant ces critères, il définit trois formes de domination : rationnelle ou légale, traditionnelle et charismatique. Chacune de ces formes de domination revendique une légitimité qui lui est propre mais toutes se caractérisent par un fondement commun : la croyance en la légitimité de cette domination de la part des gouvernés. Tout au long de ce chapitre, Weber décrira donc les caractéristiques de chacune de ces formes de domination ainsi que le rapport que chacune d’elle entretien avec le droit, la justice et l’économie. Domination et condition de domination Pour Weber, la domination se définit comme «La chance […] de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus » (p.285). De ce fait, tout rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir. Cette volonté d’obéissance conduit à l’instauration d’un rapport d’obédience et provient de motifs divers : la coutume ou l’intérêt matériel. Pour l’auteur cependant, le facteur le plus décisif qui détermine l’obéissance est la croyance en la légitimité de la domination car « toute domination cherche à éveiller et à entretenir la croyance en sa légitimité » p.286. Trois causes d’obéissance (les règles, la tradition ou le charisme) et donc autant de types de domination légitimes sont répertoriés par Weber : • la domination légale : elle a un caractère rationnel et repose sur la croyance en la légalité des règlements et du droit de donner des directives à ceux qui exercent la domination • la domination traditionnelle : elle se fonde sur la croyance en des traditions séculaires et sur la légitimité des personnes appelées à exercer l’autorité • la domination charismatique : elle a trait à la soumission au caractère sacré, à la vertu ou à la valeur exemplaire d’une personne ou à des ordres révélés émis par cette personne. Selon l’auteur, la construction de ce cadre conceptuel permet l’analyse de phénomènes empiriques de domination mais ne prétend pas se substituer à la réalité historique où ces formes de domination n’apparaissent que rarement dans leur forme la plus pure telle que présentée ici. La domination légale Ce type de domination se caractérise par l’établissement de règles rationnelles à l’intention des membres d’un groupe engagés dans des rapports sociaux. Le détenteur légal du pouvoir oriente ses actions selon l’ordre déterminé par les règles. En conséquence, les membres du groupe qui lui obéissent, le fond en tant que citoyens et n’obéissent pas à la personne mais aux règles. Celles-ci sont techniques ou normatives et leur application nécessite une formation professionnelle. Ainsi, seuls les fonctionnaires (qui possèdent cette formation) peuvent faire partie de la direction administrative. En effet, la domination peut être exercée par une seule personne mais la

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domination sur un grand nombre d’individus requiert un état major ou encore une direction administrative. L’exercice de la domination légale requiert la mise en place d’une autorité constituée qui implique l’exercice de fonctions publiques liées à des règles, assorties de pouvoirs de commandement et exercées selon des compétences sur un domaine d’exécution et selon des moyens de coercition délimités. Cependant, la domination légale se caractérise par une séparation de la direction administrative et des moyens d’administration. Les fonctionnaires reçoivent ces moyens en espèces et sont tenus de rendre compte de l’usage qui en est fait. La domination légale peut prendre plusieurs formes dont la plus pure s’exerce à travers la direction bureaucratique administrative : c’est la domination en vertu du savoir. Ce type de domination est exercé par des fonctionnaires compétents, nommés, qui obéissent aux devoirs objectifs de leur fonction selon une hiérarchie stricte et bénéficient de rémunérations fixes. Pour Weber, les formes modernes de regroupement telles que les entreprises, l’État, les associations etc. s’identifient à l’administration bureaucratique puisque celle-ci a la possibilité de s’appliquer à toutes les tâches. Toutes les formes contraires qui s’apparentent à une administration conjointe ou collégiale sont illusoires parce que la bureaucratie se révèle indispensable pour l’administration (de masse) des personnes ou des biens. Ainsi, les gouvernés qui veulent se défendre contre une domination bureaucratique sont appelés à créer une organisation contraire, elle-même soumise au risque de bureaucratisation. L’appareil bureaucratique est devenu indispensable dans la mesure où les travailleurs (sauf les paysans qui se trouvent encore en possession des moyens de production) sont séparés des moyens d’administration. Par ailleurs, le savoir spécialisé requis par la technique moderne ainsi que la discipline sont indispensables pour l’économie de la production des biens, que ce soit en contexte capitaliste ou socialiste. Parmi les types de regroupements, seule la petite entreprise pourrait se passer de l’administration de masse alors que l’entrepreneur capitaliste est le seul à pouvoir résister au caractère inévitable de la domination par le savoir. Sur le plan économique, le capitalisme favorise le développement de la bureaucratie dans la mesure où, en lui permettant à travers la fiscalité de disposer des moyens financiers nécessaires, il représente le fondement économique le plus rationnel qui lui permet d’exister. Au niveau social, la bureaucratisation crée un nivellement des conditions sociales, étant donné que le fonctionnaire remplit sa fonction d’une manière formelle et impersonnelle. Cette tendance à la rationalité est soutenue par tous les administrés n’ayant pas accès à l’administration et par ceux qui veulent préserver des acquis. La domination traditionnelle La domination adopte un caractère traditionnel quand sa légitimité se base sur la propriété sacrée des dispositions transmises par le temps et le pouvoir des chefs. Dans cette situation, le détenteur du pouvoir est déterminé selon une règle transmise. La direction administrative de ce « seigneur » est composée de serviteurs personnels et l’obéissance des « associés traditionnels » ou des «sujets» est conditionnée par la dignité personnelle que confère la tradition au détenteur du pouvoir. L’obéissance a trait à la personne du seigneur car ses ordres sont légitimés par la tradition qui en détermine le contenu. Par ailleurs, il dispose d’une capacité d’arbitrage dont la latitude est déterminée par la tradition. Dans ce dernier cas, le détenteur du pouvoir qui procède librement est astreint à des principes d’équité matérielle ou de justice et non à des principes

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formels comme c’est le cas pour la domination légale. Il reste cependant soumis au respect de la tradition. Le mode d’exercice de la domination traditionnelle s’ajuste généralement à la docilité des sujets et en cas de résistance de ceux-ci, celle-ci s’adresse au détenteur du pouvoir et non au système. Dans ce type de domination, il n’est pas possible de créer de nouvelles lois car celles-ci doivent être légitimées par le droit coutumier. La domination traditionnelle sans direction administrative Il en existe deux types : la gérontocratie selon laquelle la domination est exercée par les plus vieux et le patriarcalisme où la domination est exercée par un seul homme désigné selon des règles de succession fixes. Le pouvoir de ces dirigeants est déterminé par l’idée que s’en font les dominés, dénommés ici «associés». Pour eux, cette domination est le droit traditionnel exercé comme droit préétabli des associés, dans leur intérêt. Dans ce type de domination, l’absence de direction administrative laisse le détenteur du pouvoir dépendant de la volonté d’obéir des associés. La domination traditionnelle avec direction administrative L’apparition de la direction administrative personnelle au détenteur du pouvoir donne à la domination traditionnelle un caractère patrimonial. « La domination patrimoniale est orientée dans le sens de la tradition mais exercée en vertu d’un droit personnel absolu » p. 308. Dans cette situation, les associés deviennent des sujets et le droit du seigneur devient un droit personnel et non plus tourné vers les intérêts des gouvernés. La direction administrative est recrutée parmi les relations du seigneur (recrutement patrimonial) ou non (extrapatrimonial). Selon Weber, la bureaucratie trouve son origine dans les États patrimoniaux où le fonctionnariat était recruté d’une façon extrapatrimoniale. Cependant, la direction administrative traditionnelle manque de compétence, de hiérarchie, de règles d’avancement, d’une formation spécialisée et d’un traitement fixe. Dans cette situation, les litiges sont réglés soit selon un système de tribunal suprême où les décisions sont basées sur des normes juridiques extérieures et des litiges précédents, soit selon l’arbitrage du seigneur. D’après Weber, au Moyen âge, le tribunal suprême était à la base du droit national. Cependant, la souveraineté du seigneur caractérisée surtout par sa latitude d’arbitrage est remise en cause par la formation spécialisée des employés et a ainsi créé une catégorie sociale qui va limiter la puissance du seigneur. La domination par un ordre La domination d’un ordre est la forme de domination patrimoniale où les pouvoirs et charges économiques associés sont entièrement ou en partie appropriés par la direction administrative. Ce type de domination donne souvent lieu à l’appropriation des moyens d’administration par les membres de la direction administrative. Il se distingue du patrimonialisme pur où s’effectue une séparation totale entre les administrateurs et les moyens d’administration. Dans le cas de la gérontocratie et du patriarcalisme, les moyens d’administration sont appropriés par le groupe administré et l’administration est alors conduite pour ce groupe. La domination patrimoniale d’un ordre prend en compte tous les pouvoirs et droits économiques du seigneur comme représentant autant de « chances économiques privées qui ont été appropriées ». (Weber 1995, tome 1, p.314.) Le partage des pouvoirs par l’ordre implique alors la création de compromis (avec le seigneur) portant sur des réglementations financières ou des règles de contrôle administratif.

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Domination traditionnelle et économie L’action de la domination traditionnelle porte surtout sur l’économie à travers le mode de financement du groupe de domination mais aussi à travers le caractère général de son administration. L’aspect financier Sur le plan financier, la satisfaction en nature (plutôt qu’en espèces) des besoins primordiaux par le seigneur fait en sorte que les rapports économiques sont liés à la tradition. Cette situation entrave le développement du marché car elle empêche l’apparition du capital. De la même manière, la couverture des besoins d’un ordre à travers des contributions en nature compromet la capacité de production d’économies individuelles et limite le développement du marché. Dans le cas où le patrimonialisme est monopolistique et comprend une satisfaction des besoins par une économie de profits, des taxes et la fiscalité, le développement du marché est limité selon le type de monopole. Le capitalisme est entravé dans le cas d’une autogestion de l’administration ou détourné vers un capitalisme orienté politiquement, dans le cas où les règles financières concernent les impôts, la concession ou l’achat des charges. D’une manière générale, l’économie financière du patrimonialisme est irrationnelle dans la mesure où elle favorise la coexistence de l’assujettissement à la tradition et l’arbitraire en ce qui a trait aux sources de l’impôt. La rationalisation de l’économie nécessiterait la possibilité de calculer précisément les charges et la liberté d’acquisition privée. Dans le cas d’un partage des pouvoirs entre des ordres, la politique financière présente des charges fixées par compromis et donc calculables. Cela a l’avantage de limiter l’arbitraire du seigneur dans la création de taxes et de monopoles. Le passage de cette situation à l’économie rationnelle dépend essentiellement de la strate sociale qui constitue l’ordre : féodale ou patricienne. Un ordre féodal découle de la concession des droits souverains sous la forme de fiefs. Dans le but d’accroître sa puissance politique, ce type d’ordre limite la liberté du profit et le développement du marché. La domination patricienne peut par contre avoir l’effet inverse. L’aspect administratif Sur le plan de l’administration, le patrimonialisme cause un retard à l’économie rationnelle dans la mesure où le traditionalisme limite la possibilité d’élaboration de règles rationnelles formelles et sujettes à évaluation. Par ailleurs, il implique un vaste domaine d’arbitraire et de favoritisme de la part du seigneur ou de la direction administrative (irrationalité de la justice, de l’administration et de l’imposition) qui restreint la possibilité de calcul. Pour ces raisons, le patrimonialisme dans sa forme pure domine le capitalisme. Cette domination ne s’exerce cependant pas sur l’entreprise capitaliste lorsque celle-ci est orientée vers le marché des consommateurs privés qui représentent la forme la plus sensible aux irrationalités citées plus haut. Le cas de l’entreprise capitaliste ne diffère pas fondamentalement de celui où un seigneur patrimonial a recours dans le cadre de ses intérêts personnels, à une administration rationnelle et à des fonctionnaires spécialisés. L’existence de cette situation nécessite : une formation spécialisée, une concurrence entre pouvoirs patrimoniaux et l’apparition de groupements communaux soutenant le pouvoir financier. La réunion de ces conditions est à l’origine de

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l’économie rationnelle et donc du capitalisme. Pour Weber, le capitalisme moderne, qui s’est développé entre le 16e et le 18e siècle en Hollande et en Angleterre, s’est forgé à travers des groupements urbains administrés de manière rationnelle. À travers ces groupements, s’affirmait le pouvoir de la bourgeoisie et des intérêts d’acquisition. La domination charismatique La domination charismatique est exercée par une personne dont le charisme, la qualité extraordinaire ou les caractères surnaturels, inaccessibles au commun des mortels font un chef. La validité de ce type de domination est fournie par les adeptes qui donnent leur confiance au chef. Dans le cadre de la domination charismatique, la direction administrative n’est pas constituée de fonctionnaires mais d’une communauté émotionnelle choisie en fonction des qualités charismatiques. La sélection s’effectue sous forme d’appel selon l’inspiration du chef et aucune hiérarchie n’est respectée. L’action ne se fonde sur aucun règlement ni statut juridique, ce qui fait en sorte que la justice est rendue au cas par cas car en général, seuls les jugements de Dieu et les révélations sont considérés. Selon ces caractéristiques, la domination charismatique est totalement opposée à la domination légale et à la domination traditionnelle. Alors que la domination traditionnelle prend une forme quotidienne la domination charismatique évolue dans le domaine de l’exceptionnel. La domination bureaucratique est quant à elle soumise à des règles dont la domination charismatique est affranchie. Ce type de domination, dans sa forme pure est étranger à l’économie; il rejette l’usage de celle-ci comme source de revenus, même si le charisme ne renonce pas à l’acquisition et à la possession. Le rejet concerne l’économie quotidienne, la réalisation de recettes régulières grâce à une action économique. Les besoins sont essentiellement satisfaits à travers le mécenat (don, fondations, corruptions, pourboires etc.) ou la mendicité et l’extorsion violente ou pacifique. La seule exception observable concerne l’acceptation d’une rente comme fondement économique de l’existence charismatique. Selon Weber, à l’époque prérationaliste, tradition et charisme se partageaient à peu près la totalité des orientations de l’action. De la domination à la gouvernance Dans ce chapitre portant sur la domination, Weber distingue les raisons qui légitiment divers types de domination. Dans les cas de la domination traditionnelle ou charismatique, il s’agit respectivement de croyance en une tradition séculaire ou au caractère sacré d’une personne. Dans ces deux cas, les gouvernés choisissent d’obéir en vertu de la tradition ou de faire confiance au chef. La domination rationnelle est quant à elle légitimée par la croyance en la légalité des règles établies. Par ailleurs, le respect de ces règles est assuré par une direction administrative qui bénéficie par ailleurs de l’outil législatif découlant de la formalisation des règles. Dans ces conditions, c’est le droit qui constitue le fondement de la légitimité. Cependant, l’usage de la force par le dominant est seulement postérieur à la libre cession par les citoyens de leurs droits à une instance supérieure. Weber ne s’est pas étendu sur ces motivations de cet assujettissement volontaire. Ce texte nous indique cependant que dans la majorité des cas, les décisions sont prises

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par un groupe de gouvernants pour le compte de la majorité. Cet ordre social, jumelé à la rationalisation croissante permettra l’émergence de l’État moderne. Dans ce chapitre en effet, Weber présente l’émergence de deux concepts : celui de l’État moderne et de l’économie. Selon l’analyse de Weber, ces deux entités se renforceraient mutuellement (au stade de développement du capitalisme au moment de la rédaction de l’ouvrage). La bureaucratie favorise l’économie (et le capitalisme) par l’intermédiaire du calcul rationnel comme norme pour la couverture des besoins. À l’inverse, le capitalisme, par l’intermédiaire de la fiscalité, offre des moyens d’existence à la bureaucratie. Par ailleurs, l’avènement de l’économie et du capitalisme au sein des rapports traditionnels qui avaient anciennement cours, est présenté comme une nécessité du point de vue de la production de biens et de la gestion des personnes. Weber identifie ainsi l’origine de l’État moderne qui, comme le montre Freund (1966), est issu de la bureaucratie. Cependant, si comme l’indique Fleury (2001), l’État en tant que superviseur du droit, garantit la forme contractuelle des échanges entre individus, l’administration bureaucratique qui permet son fonctionnement, représente un mode de coordination social particulier, basé sur la hiérarchie. Cette analyse nous permet de poser les fondements des premières formes de gouvernement aujourd’hui remises en causes à travers le concept de gouvernance : les rapports de pouvoir conçus selon un mode vertical hiérarchique. Dans le cadre de la domination rationnelle, la distinction repose sur le savoir et les compétences. La perspective de la domination permet de distinguer deux groupes sociaux : les dominants et les dominés. Or, le débat actuel sur la gouvernance repose sur l’accession des dominés à la prise de décision : il s’agit donc de passer d’une approche verticale à une approche horizontale ou les connaissances des uns serviront à la satisfaction des besoins de la majorité. L’évolution vers ces revendications a été favorisée en Europe par la crise fiscale vécue par les pays développés dans les années 1980 (Crozier et al., 1975). Cette crise a donné lieu à une baisse des services publics et du pouvoir incitatif de l’État, puis au maintien des services publics à travers un partage des responsabilités entre État, marché et société civile (Pierre, 2000). Cette situation contribue à remettre en cause la légitimité de la domination et implique une résolution des problèmes sociétaux, non plus uniquement par les institutions politiques, mais également par les autres acteurs. Références Crozier, Michel, Huntington, Samuel et Watanuki, Joji. 1975 The Crisis of Democracy : Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York University Press, 1975; 220p Pierre, Jon (dir). 2000. Debating governance. Oxford University Press. 251p.

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Caractéristiques des trois formes de domination Domination

légale ou rationnelle

Domination traditionnelle Domination charismatique

Formes principales

Bureaucratie Patrimonialisme : avec direction administrative

Patriarcalisme : sans direction administrative

Source de légitimité

Règles rationnelles, déterminées par les membres d’un groupe

Dispositions transmises par le temps, équité matérielle et justice

Droit traditionnel, exercée dans l’intérêt des associés

Charisme et ordre révélé

Détenteur du pouvoir

Par appropriation, élection ou succession

Seigneur déterminé en vertu du caractère sacré d’une règle séculaire transmise

Patriarche désigné selon des règles de succession fixes

Chef

Gouvernés Citoyens Sujets Associés traditionnels

Adeptes

Condition d’obéissance au détenteur du pouvoir

A condition que les règles soient respectées

Du fait de la dignité qui lui est conférée par la tradition.

Volonté d’obéir des associés en vertu de la tradition

Confiance, vénération, abandon à la révélation

Droit Composé de l’ensemble des règles

Droit coutumier. Créations en matière juridiques légitimées par la reconnaissance par ce droit comme valables en tout temps

Jugements de Dieu et révélations

Justice Rendue par application des règles

Rendue par un tribunal suprême ou selon l’arbitraire du seigneur

Au cas par cas

Direction administrative

Hiérarchisée, composée de fonctionnaires formés nommés et compétents. Séparation des ressources de la fonction

Serviteurs personnels recrutés parmi les relations du seigneur. Pas de compétences, de hiérarchie ou de traitement fixe.

Les moyens d’administration sont appropriés par le groupe administré

Communauté émotionnelle choisie selon les qualités charismatiques

Mode de rémunération

Rémunération fixe en espèces

En nature ou par des bénéfices (réserves de biens du seigneur, terres)

Non applicable Pas de rémunération, communauté d’amour

Source de financement

Fiscalité Imposition arbitraire

Non applicable Mécénat ou mendicité

Rapport avec l’économie

Le capitalisme favorise la bureaucratie à travers la fiscalité qui lui permet d’exister

Rapports économiques liés à la tradition. Entrave au développement, du marché et du capital.

Rejet de l’économie

Élaboré sur la base du texte

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Weber, Max. 1995. «Chapitre 1 : Les relations fondamentales entre l’économie et l’organisation sociale » et « Chapitre 2 : Les relations économiques des

communautés (économie et société) en général », Économie et société, Paris, Presses pocket, pp. 11-49 et 50-77.

Par Valérie Demers

Les deux premiers chapitres du second tome d’Économie et société constituent un excellent terreau nécessaire au développement de la conception de la légitimité de Max Weber. Après s’être penché sur les bases qui fondent et définissent les ordres juridique et économique, Weber fait ressortir les particularités qui caractérisent le droit garanti, soit celui qui repose sur l’élément primordial qu’est l’existence d’un appareil de coercition visant à faire respecter le fonctionnement même du droit. De là, tout un prélude sur sa théorie de légitimité prend racine. Si le premier chapitre est un exposé définitoire des concepts, le second montre quant à lui comment peuvent coexister droit et économie. Pour ce faire, Weber propose de mettre en lumière le fonctionnement des diverses communautés économiques actives, ce qui l’amène à présenter ce qui constitue les véritables prémisses originelles de ce qu’il définit comme étant le capitalisme propre à la période moderne.

Chapitre 1 : Les relations fondamentales entre l’économie et l’organisation sociale

Le « concept » d’ordre juridique et d’ordre économique Weber distingue d’entrée de jeu l’ordre juridique et l’ordre économique, deux éléments qu’il croit possible de relier. L’ordre juridique place les dispositions juridiques dans un système logiquement cohérent en partant de la signification reconnue qu’elles ont acquise dans l’application et en se conformant à leur signification logique. C’est la « norme idéalement applicable ». L’ordre économique est quant à lui « une certaine répartition du pouvoir effectif de disposition sur les biens et services économiques; cette répartition résulte, avec le consentement général, des transactions qui ont lieu entre les intérêts divergents, et de la manière dont, en vertu de ce pouvoir de disposition consenti, ces biens et services sont effectivement utilisés » (Weber, 1995 : 12). Il s’agit de l’« événement réel ». Lorsqu’il est possible que des personnes ayant davantage d’influence au plan social dans leur participation à la vie communautaire (entendons ici l’activité économique qui relie la communauté) se comportent en suivant subjectivement certaines prescriptions qu’ils croient devoir être observées et se comportent en conséquences, on voit naître une relation entre le droit et l’économie (Weber, 1995 : 11).

Les règles de droit et l’État Par règle de droit, Weber entend une prescription « assortie de certaines garanties spécifiques qui lui donnent la possibilité d’entrer dans les faits » (Weber, 1995 : 13). Le « droit objectif garanti » est assuré par un appareil de coercition qui garantit « un

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comportement de conformité moyenne aux normes (…) par la menace d’appliquer des sanctions externes, formulée par une « instance chargée d’exercer la contrainte » (Habermas, 1997 : 83). Appliqué à l’État, ce droit (droit garanti par l’État) n’existe que si la garantie de ce droit (la contrainte juridique) s’exerce « par les moyens de coercition spécifiques de la communauté politique, c’est-à-dire, en général par des moyens physiques directs » (Weber, 1995 : 15). L’existence effective d’une règle de droit suppose en fait que l’on peut envisager comme vraisemblable que certains organes de la société politique entreprennent une action commandée par leurs fonctions. Par exemple, face à des événements qui surviennent, l’intervention d’une entité sociale ayant la tâche d’exercer la contrainte juridique. Selon Weber, les personnes se comportent en accord avec les règles de droit soit parce qu’elles leurs sont prescrites (soumission acceptée comme un devoir), soit parce que cette attitude est approuvée, ou soit parce qu’elles y sont accoutumés, que cela est d’usage (Weber, 1995 : 13). C’est d’ailleurs ce qui l’amène à distinguer coutume, convention et droit.

Le passage de la coutume à la convention au droit La coutume se définit par l’ensemble des « comportements qui obéissent à un type constant et qui sont adoptés uniquement parce que se sont formées des « accoutumances » (…) et imitations irréfléchies dans les voies tracées par la tradition. Il s’agit donc d’un « comportement de masse », dont la persistance n’est exigée de l’individu par personne, d’aucune manière » (Weber, 1995 : 23). La coutume peut donner à certains comportements un caractère obligatoire qui découle de comportements « consacrés par l’habitude » (Weber, 1995 : 25). L’autorité serait donc reconnue à ce qui est régulier (Weber, 1995 : 26). Lorsqu’il y a coutume, certaines innovations tendent à être inhibées, seule l’influence des individus à même de sortir de ce qui est habituel peuvent les susciter10. Si la coutume n’implique pas d’appareil de coercition, lorsque la coutume donne naissance à une règle de droit, il est possible de parler de droit coutumier et dès lors, ceci implique l’apparition d’un tel appareil afin de réaliser une « norme qui tire son autorité non d’une disposition écrite mais de l’assentiment général » (Weber, 1995 : 23). Ainsi, des personnes sont chargées de faire respecter ce droit par un appareil de coercition. Les règles conventionnelles se forment de leur côté par la tradition. Il s’agit des « cas où le comportement en cause est, certes, sujet à une influence, mais où celle-ci ne s’exerce nullement par une contrainte physique ou psychique quelconque : « [l]a validité sociale est ici « garanti[e] de façon externe par « une désapprobation générale et pratiquement sensible » à l’égard de tout comportement déviant » (Habermas, 1997 : 83). Pour la convention, il n’existe pas d’appareil de coercition dans le sens où des personnes ont pour

10 C’est ce qui rejoint les assertions de Woods, qui soutient que les individus dotés d’une liberté substantifique, qui sont aptes à la distance intérieure, peuvent provoquer le changement. Dans ce cas, les attitudes concordantes du comportement communautaire émergeant sous cette influence pourront survivre si elles sont adaptées aux conditions extérieures de la vie (Weber, 1995 : 27). De là, un nouveau sentiment d’obligation peut faire surface, soit sous la forme d’une convention, soit sous celle d’une action coercitive.

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fonction de faire respecter la convention, les individus se sentant plutôt par eux-mêmes obligés de respecter les règles conventionnelles. Selon Weber, l’ordre juridique (qui inclut visiblement les règles d’origine coutumière) et l’ordre conventionnel ne sont donc pas opposés, la convention pouvant elle aussi être appuyée par une contrainte psychique ou indirectement, physique, mais se distinguant « par la structure sociologique de la contrainte, par l’absence d’individus qui aient pour fonction d’user d’un pouvoir de contrainte « et appartiennent à un « appareil de coercition » : prêtres, juges, policiers, militaires, etc. » (Weber, 1995 : 33). Bien qu’une importance considérable soit accordée à l’appareil de coercition (la contrainte juridique) dans la distinction du droit et de la convention, il semble que ce dernier ne constitue pas du tout l’unique facteur qui définit le comportement des individus. C’est en effet « dans une mesure presque imperceptible que cet « ordre »11 résulte de l’orientation des comportements selon des règles de droit » (Weber, 1995 : 30). Ces règles sont en effet aussi fournies par la coutume, la convention, et souvent presque essentiellement, par des maximes qui inspirent des activités dans l’intérêt de tous, mais qui ne sont pas protégées par une contrainte juridique. Pour le sociologue, la réglementation juridique d’un comportement particulier n’est donc qu’une composante des divers motifs qui modulent l’activité communautaire et qui agit avec une efficacité variable.

Les rapports entre l’économie, le droit et l’État Weber n’est pas sans relier ces considérations à la théorie économique. Selon celle-ci, le fait de posséder quelque chose signifie seulement que la personne pourra en disposer effectivement sans que personne n’y mette d’obstacle, sans égard aux raisons (normes conventionnelles ou juridiques) qui modulent le respect du droit de disposition, soit le droit de propriété. Le fait de devoir quelque chose est pour sa part la possibilité que quelqu’un reçoive d’une autre personne « la disposition réelle du bien qui lui est dû » (Weber, 1995 : 35). Enfin, l’échange de bien signifie quant à lui qu’un bien possédé par quelqu’un, d’un commun accord, passera aux mains d’une autre personne qui pourra en disposer. Il n’y a donc là nul besoin de coercition, la désapprobation et l’approbation, forme de garantie conventionnelle, étant suffisante pour assurer le respect de ce fonctionnement. De nos jours toutefois, le mouvement des échanges est presque totalement garanti par la contrainte juridique, , c’est-à-dire avec l’appui d’un appareil de coercition, base de la gouvernance économique. S’il y a d’évidents rapports entre le droit et l’économie, et que même, un ordre économique moderne saurait difficilement être réalisé sans un ordre juridique « répondant à des exigences tout à fait précises » comme seul l’ordre étatique peut l’être, selon Weber, l’État ne serait pourtant théoriquement jamais nécessaire à l’économie. Notamment, parmi les raisons qui soutiennent cette affirmation, l’histoire montre que les changements radicaux dans les relations économiques ne changent pas systématiquement

11 Soit toutes les régularités de comportement : faits, manière d’être, etc.

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la réglementation juridique, qui peut, elle, demeurer inchangée12. Aussi, selon Weber, « [l]es règles de droit qui s’appliquent à un certain état de choses peuvent être fondamentalement différentes du point de vue des systèmes juridiques fondamentaux, sans que les relations économiques en soient affectées d’une manière tant soit peu importante » (Weber, 1995 : 45)13. De plus, selon Weber, le droit ne garantit pas seulement des intérêts économiques mais surtout des « situations d’autorités » dans différents domaines, qui peuvent avoir des causes économiques, mais ne sont pas de nature économique et pas désirables nécessairement ou principalement pour des motifs économiques. Enfin, théoriquement, aucun phénomène économique fondamental ne nécessite la garantie étatique des droits14. Ce caractère théorique du fait que l’État n’est jamais nécessaire à l’économie est justifié par le fait que le développement intense du marché aurait contribué à détruire les autres groupements qui étaient porteurs de droit et de garantie de droit (par exemple, la religion, le travail, etc.). Ceci a ainsi généralisé cet usage d’ordre juridique précis propre à l’État à défaut d’autres ordres. De plus, les « sociations »15 de marché font maintenant en sorte que le droit doit être appliqué de façon prévisible selon des règles traditionnelles. Enfin, l’élargissement du marché favorise un mécanisme de contrainte universel, monopolisation et réglementation de tout pouvoir de contrainte légitime. C’est lors de cette opération que les organismes de contrainte particuliers autres que le marché se dissolvent (diverses associations ou Églises par exemple).

Chapitre 2 : Les relations économiques des communautés (économie et société) en général

Le caractère économique des communautés Weber parle d’économie lorsqu’« en face d’un besoin ou d’un faisceau de besoins, l’étendue des moyens et le nombre des actes propres à les satisfaire sont considérés par la personne qui cherche à y parvenir comme relativement limités (…) et que cet état de choses engendre un comportement qui tient compte des conditions ainsi créées » (Weber, 1995 : 51). Selon Weber, une communalisation possède souvent des aspects économiques et dans ce cas, deux sortes de mobiles peuvent justifier une activité économique. D’une part on trouve la couverture de besoins personnels donnés, lorsque les biens et les

12 Par exemple, selon Weber, le passage d’une organisation socialiste de la production à une organisation privée ne fait théoriquement pas en sorte que l’ordre juridique et son appareil de coercition changent, bien qu’une telle chose ne se soit jamais passée, selon lui, dans les faits. 13 Par exemple, les procédures de plaintes étaient différentes à Rome selon que la prise à bail d’une mine avait été traitée comme un bail ou comme un achat. Cette différence n’avait pourtant dans l’ordre économique qu’un effet minime. 14 Par exemple, certaines communautés religieuses ont garanti, par la menace de l’excommunication, plus efficacement que le corps politique les devoirs des débiteurs à l’égard des créanciers. 15 « La sociation (Vergesellschaftung) est une relation sociale typiquement rationnelle puisqu’elle se définit par le fait que "la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts motivés de la même manière. En particulier, la sociation peut (mais non uniquement) se fonder typiquement sur une entente » (p. 78). http://www.uhb.fr/sc_humaines/ceriem/documents/cc2/CC2patez.htm ]

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moyens d’action nécessaires à la réalisation de ces objectifs sont en quantité limitée par rapport aux besoins et d’autre part, l’accumulation de profits, soit tendre à exploiter cet état de chose spécifiquement économique qu’est la quantité limitée des biens convoités, en disposant de ceux-ci pour s’assurer un gain personnel. Weber rappelle que si les communautés peuvent être basées sur divers intérêts (l’éducation par exemple), il n’y a pas, toutefois, de « levier aussi puissant que la participation aux mêmes intérêts économiques » (Weber, 1995 : 61). En effet, lorsque l’activité économique est déterminée seulement par des facteurs économiques, les intérêts économiques tendent à susciter des comportements d’un caractère déterminé dans la communauté. Un des types d’influence économique sur les communautés est « le résultat de la compétition ayant pour objet les chances économiques, soit ce qu’il y à gagner en termes économiques, telles que « fonctions, clientèle, occasions de gains par l’appropriation ou le travail » (Weber , 1995 : 55). Les compétiteurs tendent alors à limiter la concurrence en excluant des adversaires sous différents prétextes (ex. race, langue, domicile, etc.) et en viennent à former une communauté d’intérêts qui se distingue par son comportement commun face à l’extérieur. Peu à peu, ils forment un monopole, tout en continuant à se concurrencer entre eux, et ils édictent ou demandent à une communauté sur laquelle ils peuvent exercer une influence de lui édicter des règles afin de protéger ce monopole qui protège de la concurrence. Des organes sont alors désignés pour exécuter la réglementation. La communauté d’intérêt devient du coup une communauté de droit. Le but est donc manifestement de fermer le plus possible l’accès aux chances sociales ou économiques dans un domaine particulier. Ainsi, l’activité d’une communauté peut être liée à des considérations économiques de plusieurs façons. Parmi celles-ci, il y a d’abord l’intérêt primordial d’une communauté qui est de limiter les « candidatures possibles aux bénéfices et honneurs de la situation qu’ils ont eux-mêmes acquise » (Weber, 1995 : 60). Ainsi, en ce qui a trait aux intérêts de nature économique, la substance des idéaux communs s’estompe derrière l’intérêt qu’ont les membres à ce que subsiste la communauté ou la propagande qu’elle fait, de façon indépendante de l’objet de son activité. Pour eux, l’importance est donc davantage dans le maintien de la communauté que dans les idéaux qu’ils entretiennent16. Parallèlement, on peut assister à un élargissement de la communauté17 dans le but de retirer certains intérêts. Ainsi, une personne qui se voit octroyer l’accès à une communauté en tire une certaine légitimation, qui parfois est le but même de l’adhésion. Les intérêts poursuivis par la communauté ne sont ici qu’accessoires, la légitimation acquise pouvant elle-même servir à tirer des avantages économiques. Enfin, une autre relation qui apparaît entre l’activité communautaire et l’économie est le fait de faire consciemment espérer des avantages économiques en vue de contribuer à conserver une communauté qui n’avait pas, au départ, de caractère économique. Ainsi, pour assurer la pérennité de la communauté, on recrute des membres à qui on laisse espérer des avantages économiques.

16 Comme c’est le cas, selon Weber, des partis politiques américains vidés de tous idéaux. 17 Cet élargissement peut se faire de façon formelle (par exemple, l’achat d’action ne suppose pas une acceptation de toute la personnalité de celui qui investit) ou alors de façon plus personnelle, lorsque la personnalité toute entière du membre potentiel de la communauté doit être acceptée (par exemple, une association religieuse ou de relations sociales).

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Des exemples de ce procédé sont des assurances et des caisses de secours de tout acabit (chrétien, socialiste, libéraux, etc.).

Type de prestations économiques pour maintenir les communautés économiquement actives Dans les communautés économiquement actives, il y a plusieurs possibilités de se procurer les ressources nécessaires pour maintenir la communauté. D’abord, il est possible qu’il y ait obligation par le membre du groupe de fournir des prestations en nature (ex. le service militaire), parfois les mêmes pour tous, parfois différentes, et de répartir des objets concrets de première nécessité sous forme de livraison en nature fixe et obligatoire (par exemple, pour la table du prince). Puis, on aura souvent vu le versement d’impôts ayant un caractère obligatoire, des cotisations ou des prestations en espèces occasionnelles dues par les membres de la communauté et qui lui donne, par le biais du marché « les moyens nécessaires à la satisfaction de ses besoins par l’achat de biens d’équipement et la location de travailleurs, fonctionnaires, mercenaires » (Weber, 1995 : 68). Aussi, ce peut être l’écoulement sur le marché des produits et services possédés par la communauté dont les gains servent à réaliser les objectifs de la communauté. Parfois, il s’agit du mécénat, soit des contributions spontanées de personnes qui ont les moyens économiques et des intérêts orientés vers la poursuite de l’objectif de la communauté. Le mécène peut même être extérieur au cercle des membres de la communauté. Enfin, il peut être question d’une charge financière qui confère un privilège à caractère positif ou négatif. La première est en général celle qui garantit un monopole de nature économique ou sociale. Par exemple, un groupe d’entrepreneurs peut se voir garantir un monopole, de la part du pouvoir politique, en échange de redevances. La charge financière à caractère négatif se nomme quant à elle le mode liturgique : il s’agit de prestations économiques coûteuses versées par certaines classes de grande fortune, auxquelles n’est rattaché aucun privilège. Cette classe est responsable des besoins sociaux et ne peut se délier unilatéralement de la communauté.

Les racines du capitalisme Weber voit dans ces façons de maintenir la communauté certaines racines du capitalisme :

[l]es divers modes de couverture des besoins, qui sont toujours le résultat de luttes d’intérêts, ont souvent une importance telle qu’ils entraînent des conséquences bien au-delà de leur objectif direct. En effet, ils peuvent, dans beaucoup de cas, avoir pour conséquence des prescriptions qui exercent sur l’économie une ‘influence régulatrice’ (…), et, même lorsque cela ne se produit pas directement, celles-ci peuvent influencer fortement l’évolution et les tendances de la gestion économique (Weber : 71-72).

Selon Weber, les types de prestations économiques qui visent à couvrir les besoins ont dans un certain sens favorisé le développement du capitalisme. Pour Weber, est appelée « action économique « capitaliste » celle qui repose sur l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilités d'échange, c'est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit» (Weber, 2002 : 5). Ainsi, dans ce contexte, le seul mode de couverture des besoins qui s’arrime au capitalisme est celui « qui ne repose que sur des redevances et respecte les lois du marché » (Weber, 1995 : 73), ce qui exclut tout mode

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qui tend à favoriser les monopoles, à fermer la concurrence dans les regroupements qui s’articulent autours d’intérêts économiques ou à éliminer l’économie d’acquisition individuelle. C’est d’ailleurs dans les difficultés de ce système basé sur les redevances et les lois du marché que l’on peut percevoir une contribution au développement du capitalisme dans la civilisation occidentale. Celui-ci doit nécessairement être expliqué en approfondissant la notion de propriété mobilière, soit « les fortunes consistant en espèces monétaires ou en biens facilement convertibles en monnaie, lesquelles ne sont pas liées à un endroit donné » (Weber, 1995 : 74). En effet, un de ces problèmes est la possibilité que les possédants puissent se retirer de la communauté (ce qui dépend de leur appartenance et de la force des liens économiques établis entre eux et la communauté par la nature de leur possession). Leur retrait provoque un accroissement des redevances des personnes qui restent dans la communauté, ce qui peut faire en sorte que la propriété, valorisée en raison de sa « capacité fiscale » et le fait qu’elle soit source de crédit contribuant à conserver une position de force face aux autres communautés, devienne objet de ménagement (exemption de redevances) de la part des membres de la communauté18. Dans un tel cas, le poids de la couverture des besoins retombe sur les masses. Ainsi, selon Weber, il est somme toute clair que malgré le nombre d’organismes coercitifs qui existent côte à côte et entrent aujourd’hui en compétition pour « augmenter les ressources fiscales de leurs membres et leurs ressources en capitaux pouvant devenir des sources de crédits » (Weber, 1995 : 77), il a toujours été et il est toujours possible d’accorder ménagements et privilèges à la propriété mobilière, véritable encouragement au capitalisme.

Commentaire Dans le but d’étudier la gouvernance et la légitimité, Weber semble un véritable incontournable. Dans les deux chapitres étudiés, il ressort d’ailleurs plusieurs pistes qui visent notamment à mieux comprendre ce concept de légitimité. D’abord, selon Weber, les règles de droit et la menace de sanctions pour qui ne les respecte pas, ne peuvent incarner à elles seules les raisons qui justifient que les individus se comportent conformément au droit. De cette façon, les règles ne sont pas en elles-mêmes la base de la légitimité des actions des personnes. À cet égard, Weber rappelle que souvent, se sont plutôt des maximes que les gens suivent d’eux-mêmes, dans l’intérêt de tous, qui inspirent leur comportement. En quelque sorte, Weber semble affirmer que les gens, de manière générale, ne se demandent pas constamment s’ils agissent en conformité avec la loi et le droit, mais se comportent plutôt d’une telle manière parce qu’ils sentent que c’est la bonne façon d’agir. Ainsi, le droit ne serait pas la source de référence principale des comportements, mais plutôt la certitude personnelle de devoir agir d’une façon particulière. D’ailleurs, ceci nous rappelle Woods, qui justifie sur la base

18 Il suffit de rappeler que certaines collectivités aux mains de partis socialistes ont accordé des privilèges importants à des fabriques qui étaient susceptibles d’offrir des occasions de travail, les individus voyant ces dernières plus importantes encore que la distribution et l’imposition juste de la propriété (Weber, 1995 : 75).

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du concept de liberté substantifique, qui permet à l’individu de déterminer sa conduite sur d’autres bases que le social19. Un autre point intéressant de ces chapitres de Weber concerne le fait que les intérêts économiques semblent ceux qui ont primauté sur tous les autres. Weber mentionne en effet que l’économie est le levier le plus puissant pour assurer la cohésion et la pérennité d’un regroupement. Ceci se produirait parce que les personnes cherchent à acquérir certains avantages tels qu’une position hiérarchique avantageuse ou des gains économiques par exemple. Ainsi, les personnes liées dans un groupes par des intérêts économiques chercheraient à la fois à y limiter l’accès afin d’être une minorité à jouir de ses avantages, mais à l’ouvrir suffisamment pour assurer sa survie. Enfin, l’hypothèse qu’émet Weber en ce qui a trait aux racines du capitalisme est fort pertinente. Selon lui, le maintien des communautés d’intérêts économiques est lié au développement du capitalisme. C’est en effet en voulant retenir les personnes disposant de propriétés qu’on en serait venu à octroyer des privilèges et des ménagements aux propriétés. Du coup, le système de droit assurant la couverture des besoins de tous se serait modulé à cette exigence, laissant le fardeau de cette couverture à la masse. De là le doute que ce système soit légitime pour toutes les classes. À la lecture de ces chapitres de Weber, il semble ressortir que pour lui, la source de la légitimité du droit n’est autre que la certitude des personnes qu’il est profitable pour eux d’obéir à l’ordre juridique. D’une certaine façon, ceci est rassurant dans le sens où l’individu « choisit » d’obéir plutôt que se voit imposé d’obéir, tout envieux qu’il est de satisfaire ses intérêts. Dans une perspective de régulation autre que marchande, ceci paraît toutefois présenter la limite que les personnes, qui se forment d’abord en communauté d’intérêts économiques, puis, en communauté de droits, protégés par un appareil de coercition qu’ils édictent ou se font édicter, ne savent obéir à d’autres intérêts qu’économiques. Avec la disparition des autres porteurs de droits (politiques ou religieux par exemple) par l’élargissement de l’économie, tel que nous le rappelle Weber, on serait tenté de croire qu’il n’y a nul autre motif de légitimation du droit. Ce qui peut être d’autant plus troublant est que Weber semble affirmer que si l’économie n’a jamais besoin de l’État, ce dernier est pourtant la seule structure suffisamment précise et centrale pour soutenir un appareil de coercition approprié. Il nous semble que cette affirmation comporte d’importantes limites, puisque dans cette perspective, l’État en serait réduit à une forme de paralysie, ou du moins victime d’une incapacité de réglementer dans une logique autre qu’économique. Parallèlement, pour se maintenir, il doit conserver l’intérêt de pouvoirs forts, souvent incarnés de nos jours par les regroupements formés afin de satisfaire des intérêts économiques. L’État, chose publique vouée à protéger les intérêts de tous par des politiques sociales par exemple, se voit attribuer une fonction qui semble inappropriée dans un contexte démocratique, les

19 Selon Woods, la liberté substantifique permet à l’individu de rechercher en lui-même, libre de toutes contraintes externes, des actions ayant la plus haute valeur éthique, le bien, et la création d’un moi intérieur. Woods oppose cette liberté à celle qui fait en sorte que soit simplement reconnu la libre volonté de laquelle est capable l’humain (Woods, 2003).

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regroupements visant la satisfaction d’intérêts autres qu’économiques étant laissés en marge. Ainsi, le droit serait de plus en plus modulé afin de répondre aux exigences des intérêts économiques, mais au dépend de la masse. En effet, il apparaît, avec la propriété mobilière explorée par Weber, que la valorisation de cette dernière, objet de la minorité, peut mener, par les ménagements qu’on y octroie, à faire retomber le poids de la satisfaction des besoins divers sur la masse. De là, peut-on se demander, le droit est-il toujours légitime pour tous ou simplement pour une tranche de la population, soit la « classe possédante » pour reprendre les termes de Weber? Références Haberma, Jürgen. 1997. Droits et démocratie. Entre faits et normes. Paris, Gallimard, collé NRF Essais, 551 p. Wikipedia. L’encyclopédie libre. « Émergence du capitalisme chez Max Weber ». http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mergence_du_capitalisme_selon_Max_Weber Woods, Philip A. 2003 « Building on Weber to Understand Governance : Exploring the Links Between Identity, Democracy and ‘Inner Distance’ », Sociology, vol. 37, no. 1, p. 143-163. Weber, Max. 2002. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Document classique numérisé par Jean-Marie Tremblay, Bibliothèque Paul-Émile Boulet, Université du Québec à Chicoutimi.

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Woods, Philip A. 2003 « Building on Weber to Understand Governance : Exploring the Links Between Identity, Democracy and ‘Inner Distance’ », Sociology, vol. 37,

no. 1, p. 143-163.

Par Valérie Demers Woods s’applique ici à établir le fait que la conception dominante de la personne est aujourd’hui incomplète et suscite des lacunes quant à une gouvernance véritablement démocratique. Son raisonnement vise à faire un portrait de la gouvernance organique qui selon lui, appréhende l’être humain selon une conception plus achevée que ne le fait la gouvernance contemporaine en réseau. Présentant tour à tour les concepts inhérents à cette conception, Woods détaille l’idée d’autorité intérieure et de liberté substantifique, ainsi que leur rôle essentiel dans une gouvernance organique ne négligeant nul pan de l’identité des personnes. Woods se fait convainquant quant à l’idée que peuvent se concilier gouvernance et éthique des personnes dans un environnement de plus en plus teinté des rationalités de la bureaucratie et de l’échange.

L’autorité intérieure : la tendance de l’identité en tant que processus trialectique La gouvernance contemporaine fait en sorte que les gens se doivent d’agir de façon flexible en tenant compte de maintes organisations et structures de gouvernance. Du coup, l’accent est mis sur le rôle de l’individu dans le projet réflexif20 de construire et de développer leur identité dans un environnement complexe. L’identité, sans cesse à la quête d’un sens cohérent, provoque un processus dont le but est de trouver un noyau à la subjectivité, ce qui implique selon Woods, une vision plus complète de la nature de l’individu.

L’autorité intérieure est impliquée, selon Woods, dans la notion de gouvernementalité, soit un ensemble de mécanismes et de stratégies qui cherchent « à redéfinir la façon dont chaque individu se conduira dans un espace de liberté régulé »21 ou comment « des rationalités particulières du gouvernement impliquent la construction de manière spécifique d’être pour les gens »22. Dans les formes actuelles de gouvernance, il s’agit d’un processus de responsabilisation impliquant une culture d’autodiscipline et d’auto surveillance23 qui atteint les individus. L’identité est selon Woods une ressource24 relevant de l’activité intérieure fournissant plusieurs points d’orientation quant à l’action humaine. Les gens utilisent d’ailleurs, comme outil d’action, des symboles dont la signification les habilite à acquérir un sens de soi dans le monde (Woods, 2003). Il peut s’agir d’attributs physiques (auto, carte de crédit, clés, etc.), d’attributsconceptuels (idées annonçant des émotions, etc.) et d’attributs comportementaux (façon de montrer sa solidarité, sa désapprobation, etc.). Ces symboles,

20 Giddens, 1991 ; 1994, dans Woods, 2003. 21 Traduction libre, Rose, 1999 : 22, cité dans Woods, 2003 : 145. 22 Traduction libre, Gay, 1996 : 54, cité dans Woods, 2003 : 145. 23 Gewirzt, 1999, dans Woods, 2003. 24 Dans ce sens : moyens dont on dispose, possibilités d’action (Le Petit Larousse, 1994).

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une fois intériorisés et constamment repris, peuvent générer de l’improvisation et de l’innovation, devenant dès lors générateurs de changements. Les actions humaines sont intimement reliées aux processus relatifs aux symboles, appelé par Woods un « trialectique » (voir schéma). Celui-ci implique la personne (A) et la structure (C), les deux liés par un engagement (B) actif de la personne. L’engagement possède à la fois des aspects cognitifs (qui permettent de connaître, relatifs à la connaissance) et affectifs (relatifs aux sentiments et à la sensibilité en général). Il implique d’interagir avec des phénomènes symbolisés. La structure représente quant à elle un éventail de phénomènes symbolisés tels qu’ils se présentent aux personnes à tous moments. Elle comprend les propriétés structurales de la vie sociale (voir plus bas) ainsi que les croyances et les compréhensions du non social (propriétés humaines communes de la personne)25 tels que les propriétés physiques, psychologiques, etc. qui se manifestent de manières différentes selon les individus, et l’environnement naturel (Woods, 2003). Les propriétés structurales (comprises dans C) peuvent être divisées en trois catégories. Institutionnelles, elles sont caractéristiques des organisations, de la distribution du pouvoir, des autres ressources, etc. Culturelles, il s’agit du système de connaissances, des idées et des valeurs. Sociales, on entend les patrons de relations et d’interactions, la connaissance d’eux-mêmes et la capacité des gens, etc. Ces propriétés structurales contiennent les ressources que prêtent les personnes à des phénomènes symbolisés. L’identité s’exprime à travers ces ressources, leurs interrelations, orientant à la fois l’activité intérieure et l’action extérieure permettant un engagement qui agit sur la personne et le monde tel que symbolisé. Ces ressources donnent selon Woods quatre orientations possibles de l’identité, modulées à la fois par des phénomènes sociaux et non sociaux (par exemple, les phénomènes psychologiques). 1. L’identité extériorisée réfère selon Woods à un phénomène par lequel le moi est caractérisé par des traits extérieurs qui tendent à être de relativement court terme ou éphémères ou de valeur principalement instrumentale. Par exemple, les effets de la performance par lesquels les multiples façons utilisées de mesurer, réguler, assister les 25 Archer, 1995, dans Woods, 2003.

A. Personne C. Structure : phénomènes symbolisés par les personnes, comprenant les propriétés structurales du social et du non social

B. Engagement : interaction de la personne avec les phénomènes symbolisés

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travailleurs du service public affecte comment ils se voient et comment ils voient leur rôle. 2. L’identité catégorique 26 comprend aux yeux de Woods les identités sociales, telles que la famille, le travail, la classe sociale, les identités culturelles, etc., lorsqu’elles donnent un sens définitoire et ont un impact profond dans le sens de soi. Elles surviennent dans des groupes et cultures qui sont cohésifs et intégrés27.

3. L’identité « introjectée »28 se présente pour sa part lorsque la notion d’identité comporte des responsabilités, des obligations intérieures (« inner »). Woods précise que dans la société moderne, il s’agit du revirement vers une identité thérapeutique produite par introjection et focalisant sur le moi29 et sur une construction régulée à l’interne et une procédure visant à donner un sens. Ceci comprend les capacités physiques et psychologiques et leur développement et leur déploiement conscient.

4. L’identité exogène réfère quant à elle à un but permanent, au-delà de l’individu et du social. Les orientations exogènes de l’identité sont particulièrement significatives pour ce qui a trait au sens de l’existence personnelle et humaine au-delà du purement social ainsi qu’en regard de la notion de liberté substantifique, concept développé plus bas. Les exemples en seraient entre autres le fait d’avoir comme point de référence absolu la logique et la vérité, ou alors des entités idéales ou divines. Ce type d’identité est souvent contesté, notamment par le danger qu’il représente dans son lien possible avec le fondamentalisme religieux (Woods, 2003).

La liberté substantifique Selon Woods, la gouvernementalité n’exclut pas la résistance, la contestation et des réactions créatives aux rationalités dominantes impliquant la notion de liberté. Si pour certains, la liberté est conçue comme une simple reconnaissance de la capacité humaine pour une libre volonté « libérée des chaînes, de l’emprisonnement, de l’esclavage par les autres »30 d’autres la voient plutôt comme étant substantifique. C’est ce qu’entend Woods, soutenant qu’il existe une forme de liberté qui, si elle est indépendante des autres, est tout de même « enchaînée », mais à l’intérieur de nous-mêmes. En lien avec la réalisation de soi et la conscience de soi, elle tend à favoriser les actions qui ont une valeur éthique des plus hautes et la perte des « chaînes » qui les inhibent, impliquant la notion du bien et d’un moi supérieur (Woods, 2003). Ainsi, Woods rappelle que l’identité puise dans toutes les orientations de l’identité, incluant l’orientation exogène, d’importance clé vu sa signification dans le discernement des plus hautes valeurs et son aptitude à la distinction dans les possibilités à l’intérieur des autres orientations de l’identité » (traduction libre, Woods, 2003 : 152). Selon Woods, l’aptitude à flairer les bonnes valeurs (« values-intuition »), relevant de l’orientation exogène, lorsqu’elle n’est

26 Taylor, 1998, dans Woods, 2003. 27 Durkheim, 1952 [1987] dans Woods, 2003. 28 Introjection : psychan. Processus par lequel le sujet intègre à son moi tout ce qui le satisfait dans le monde extérieur (Le Petit Larousse, 1994). 29 Bernstein, 1996, dans Woods, 2003. 30 Berlin, 1969, dans Woods, 2003.

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pas occultée par les émotions, les intérêts sociaux et l’envie, facilite l’action sociale. Elle permet par exemple qu’un leader politique ne devienne pas seulement un idéologue ou un serviteur d’intérêts mais quelqu’un d’apte à voir le bien.

Les deux types de gouvernance ouverte À la lumière des concepts explorés, Woods distingue deux types de gouvernances ouvertes : la gouvernance en réseau et la gouvernance organique.

La gouvernance en réseau focalise sur le marché, la hiérarchie et les réseaux31: il s’agit d’une combinaison du dynamisme du marché et du rôle directoire du gouvernement. Elle se concentre sur la dynamique du jeu entre l’autorité rationnelle et l’échange32. Dans ce type de gouvernance, les processus et l’autorité démocratiques n’ont que peu de signification et de valeur. L’emphase sur les rationalités instrumentales, les hiérarchies d’expertise et de contrôle et la négociation d’intérêts – caractéristiques de la dynamique du jeu entre l’autorité rationnelle et l’échange – occultent une mince démocratie (généralement représentative) qui ne facilite que peu la responsabilité et la participation dans le système33. Cette forme de gouvernance se préoccupe surtout de la structure (et non pas de l’engagement et de la personne), soit les mécanismes, les règles, les normes, les arrangements institutionnels, etc. Dotés de libertés formelles, les personnes sont sujettes à des forces structurales telles que la pression sur les individus pour se conformer aux règles, les normes et les expectatives impliquées dans le contexte structurel. L’autorité intérieure consiste surtout à la responsabilisation, soit « l’intériorisation des besoins et des rationalités structurels » (Woods, 2003). Cette gouvernance n’a qu’une conception pauvre de l’individu et ne se préoccupe que peu de l’étendue du développement des idées et de la liberté substantive. Les orientations de l’identité sont ici surtout extériorisées et « introjectées », émergeant des disciplines intrumento-rationnelles du marché et de la bureaucratie. La gouvernance organique englobe pour sa part le trialectique entier, soit la structure, l’individu et l’engagement. Il s’agit de la conception organique de la relation entre l’individu et la société34, dans laquelle « le pouvoir d’un bon État donne du pouvoir aux citoyens et le pouvoir de bons citoyens donne du pouvoir à l’État »35. L’engagement actif des individus, inhérent au processus trialectique, implique une conception plus large de l’individu incitant à assigner une place proportionnée à chaque orientation de l’identité. Chaque orientation (extériorisée, catégorique, « introjectée » et exogène) a donc sa propre influence. La gouvernance organique comprend une anthropologie philosophique qui voit 31 Théoriquement, un système économique repose sur l'articulation de trois modes d'organisation des relations de production et d'échanges entre acteurs. Il s’agit du marché, de la hiérarchie et du réseau, « insérés dans un champ d'institutions » (Complexité et économie politique). 32 L’échange est défini par Weber comme « un compromis d’intérêts dans lequel les biens et les autres avantages sont devenus des compensations réciproques, l’échange représente la gouvernance à travers les relations associatives et les accords rationnels. Sa forme la plus achevée est celle des marchés. 33 Sanderson, 1999, dans Woods, 2003. 34 Hobhouse, 1964, dans Woods, 2003. 35 Jones, dans Vincent and Plant, 1984, dans Woods, 2003.

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la nature de l’individu comme médiatrice non seulement des symboles passagers du marché consumériste, de la performance bureaucratique et de la compréhension de son moi intérieur comme être psychologique et physique, mais aussi comme identités sociales catégoriques et comme symboles de vérités exogènes durables (Woods, 2003). La gouvernance organique implique de fait une place prééminente pour la légitimation démocratique fondée sur le respect de tous les individus impliqués dans la conception du trialectique et la signification relative à l’autorité intérieure active. Tout comme pour la gouvernance en réseau, il y a un jeu entre l’autorité rationnelle et l’échange, dans la forme des marchés, la hiérarchie et les réseaux. Cependant, les enjeux démocratiques de ces légitimités sont parties intégrantes de la gouvernance organique et impulsent sa nature même.

Gouvernance en réseau Gouvernance organique

Point de focalisation Structurale « Trialectique »

Principales légitimités Jeu entre l’autorité rationnelle et l’échange (marchés, hiérarchie, réseaux) Démocratie pauvre Autorité intérieure : responsabilisée avec des libertés formelles et une mince conception de l’individu

Jeu entre l’autorité rationnelle et l’échange (marchés, hiérarchie, réseaux) et prééminence d’une forte démocratie Autorité intérieure : la personnalité (capable de distance intérieure) avec une liberté substantifique et une conception de l’individu

Orientations de l’identité Dominance de l’identité extériorisée et « introjectée »

Proportionnalité des orientations de l’identité

Adapté et traduit de Woods, 2003 : 153

Le rôle de la distance intérieure dans la gouvernance organique Selon Woods, il serait possible de dire, en adoptant une perspective weberienne, que la gouvernance organique est sans fondements et trompe l’idéalisme car les rationalités instrumentales de l’âge moderne bouleversent systématiquement les valeurs ultimes et la personnalité des individus36. L’auteur s’inscrit toutefois en faux avec cette affirmation, et démontre ce désaccord en plaçant le concept de « distance intérieure » de Weber sous l’éclairage des orientations de l’identité. Certains concepts sont dès lors à définir. 36 Comme l’écrit Max Weber, la rationalité de l’homo oeconomicus (Enjolras, 2004) caractérise les actions déterminées « par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d’autres hommes, en exploitant ces expectations comme conditions ou comme moyens pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies qu’on veut atteindre » (Weber, 1971 : 55).

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Pour Weber, la distance intérieure « consiste en une adhésion consciente à certaines valeurs éthiques, en face de l’immense pression quotidienne de se conformer à un monde rationnel et désenchanté, et un degré de maîtrise de soi qui résiste à la perte de personnalité37 sous la pression continue de la demande de routine [imposé par l’organisation du monde moderne] » (traduction libre, Woods, 2003 : 155). Weber, pour sa part, ne croit pas qu’il soit « possible de faire le choix décisif d’une valeur de conduite principale réclamée par la distance intérieure et qui donnerait une direction aux attitudes de vie irréconciliables et en concurrence »38 ni même que nous soyons d’ailleurs en mesure de discerner entre les bons et les mauvais choix, comme le permet selon Woods la liberté substantifique. La distance intérieure demeurerait donc pour Weber dépendante d’une action « soutenue mais individualiste déconnectée de la volonté » (Woods, 2003). De plus, selon lui, les structures de gouvernance impersonnelles seraient éthiquement neutres, ce qui rend logiquement impossible d’exiger de l’éthique de systèmes impersonnels tels que le marché ou l’État bureaucratique. Toutefois, Woods rappelle que les individus aptes à la distance intérieure (et donc à la liberté substantifique) sont capables d’engagement éthique à l’intérieur des structures de gouvernances personnelles et instrumentalo-rationelles car elles arrivent à utiliser des symboles qui ne sont pas dérivés uniquement du social mais aussi des facteurs exogènes. Elles arrivent à utiliser les idées et les pratiques choisies pour symboliser la durabilité, les vérités exogènes et donc, une éthique. Les symboles exogènes utilisés peuvent donc faire partie du processus trialectique (personnes, structure, engagements), aptes à constituer une ressource nouvelle pouvant potentiellement susciter l’engagement et le changement39. En somme, quand la distance extérieure n’est pas possible, par exemple lorsqu’il y a une forte pression systémique, l’individu se construit une distance intérieure qui le rapproche de sa liberté substantifique.

La démocratie et la gouvernance organique La distance intérieure reliée à la préservation de la personnalité pourrait aussi provoquer, selon Woods, des rationalités démocratiques nouvelles. Si Weber, ne donne pas de véritable contenu à la distance intérieure au-delà d’un vitalisme40 immanent qui rend arbitraires les actions de la personnalité contre les rationalités bureaucratiques et de marché, Woods voit les choses autrement. En effet, il met en relief le fait que l’aptitude à la distance intérieure permet de conserver une certaine indépendance de la force structurelle des rationalités de la hiérarchie bureaucratique et de l’échange. Grâce à cette distance, les personnes sont donc capables de s’orienter vers une action sociale et

37 La personnalité est selon Weber « un moi sans entraves qui tente de revendiquer son individualité en affirmant certaines valeurs constantes face aux forces impersonnelles qui dominent de plus en plus le monde moderne » (Schroeder, 1991, dans Woods, 2003)]. 38 Owen, 1991, dans Woods, 2003. 39 Par exemple, on a vu que la conception de la justice et de la vérité entre autres orientent les actions des leaders et leurs réponses à des conditions structurelles de pression, qu’elles influencent, en quelque sorte, leur prise de décision (Woods, 2003). Ces question entrent dans la réflexions sur la gouvernance organique. 40 Le vitalisme est un concept hétérogène. Aujourd’hui, il se définit comme une « théorie de la vie dans les sciences de la vie (philosophie naturelle, sciences naturelles, médecine) qui considère la vie en relation – et pas nécessairement en opposition » - avec la physique et le physicalisme, qui réduit toute activité de la vie à des phénomènes physiques » (Traduction libre, Stollberg, 2005).

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d’utiliser de façon créative pour guider vers une action sociale, les symboles qui représentent les vérités exogènes. De cette capacité à l’orientation exogène, on pourrait donc retirer un ensemble de rationalités démocratiques à même de constituer une démocratie fort substantielle. La première est la rationalité décisionnelle. Elle implique notamment un engagement dans la prise de décision. La rationalité thérapeutique (Chandler, 2001, dans Woods, 2003) implique quant à elle des techniques de participation et de consultation prédisposées à l’audit par l’autorité rationnelle de l’État central. Elle s’oriente sur le bien-être intérieur de la personne et le bien-être positif au sens de Giddens41. Elle crée la cohésion sociale et le sentiment d’implication. La rationalité discursive fonctionne quant à elle sur le mode de la participation et de la consultation. Elle cherche à maximiser les possibilités d’un « débat ouvert sur l’interprétation et la perspective alternative qui reconnaît ses bases morales et un consensus sur ce qui constitue une action appropriée supportée par de bonnes raisons42. Cette rationalité doit être une partie d’une démocratie active, reconnaissant que les réponses, de nature ni éthique, ni scientifique, ni technologique ne sont pas claires. Enfin, on trouve dans la rationalité éthique des vérités exogènes durables quant aux valeurs et des expressions approximatives auxquelles une forme symbolique est donnée comme résultat de la capacité humaine de voir une telle vérité. Elles constituent une partie d’un monde de phénomènes symbolisés qui forment les structures sociales, institutionnelles et culturelles. À cette rationalité éthique est rattachée l’idée de percevoir le bien, qui réfère à la conscience éthique et l’idée d’un soi supérieur qui est orienté vers ce que la vie devrait réellement être43, soit un moi qui recherche la liberté substantifique. Si les processus démocratiques peuvent encourager la liberté substantifique, ils doivent selon Woods être recherchés. Du coup, il semble nécessaire d’encourager les engagements avec les phénomènes symbolisés qui tentent d’exprimer les vérités exogènes. Considérer la personne en entier, avec ses sentiments et sa sensibilité semble donc pour Woods une véritable voie à emprunter afin d’atteindre une gouvernance réellement démocratique où les personnes pourront effectuer et développer une prise en charge existentielle («existential empowerment ») négligée aujourd’hui.

Commentaire Ce texte de Woods développe largement le concept wébérien de distance intérieure, ce dernier constituant un outil d’analyse pertinent pour le sujet qui nous intéresse, soit la gouvernance et la légitimité. Si l’on parle souvent de gouvernance en mentionnant les acteurs économiques et la « société civile » comme principaux protagonistes, Woods, bien qu’adoptant une tendance résolument sociologique, se penche toutefois plutôt sur la question de l’individu

41 Pour Giddens, « Le bien-être social positif demande l´intervention de l´État, mais ne peut être limité à lui seul. Il faut remplacer le terme d´État-Providence par celui de Société Providence » (Giddens, 1998: 117, dans Brunel, 2003). 42 Sanderson, 1999, dans Woods, 2003. 43 Ryn, 1978, dans Woods, 2003.

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même. Selon lui, actuellement, les rationalités reliées à la bureaucratie et à l’échange semblent prendre le pas sur la sensibilité et les sentiments de ce dernier. Pourtant, Woods rappelle que certains individus ont une aptitude à pratiquer la distance intérieure. De cette façon, il leur est possible de se référer à des symboles qui proviennent d’eux-mêmes, de leur croyance au bien par exemple, et qui n’émergent pas seulement du social. Bien que la gouvernance soit reliée généralement, à « la société », Woods la relie plus directement « à l’individu ». C’est en ce sens que le concept de distance intérieure de Weber prend toute son importance et dote l’individu d’un pouvoir à même de modifier le mode de gouvernance. L’individu ne module pas ici son action simplement sur des phénomènes sociaux mais puise à l’intérieur de lui-même pour définir sa propre conduite. Les plus influents de ces individus pourraient, selon Woods, amener une façon d’agir différente qui en bout de piste, apporterait des changements dans le mode de gouvernance actuel. Ceci n’est pas sans avoir aussi certaines implications sur la légitimité. En effet, grâce à la distance intérieure, l’individu possède ici selon Woods les moyens de rationaliser lui-même son action et sa façon de se conduire dans les structures de gouvernance. Du coup, son identité, sa façon d’être, les phénomènes qu’il symbolise, son éthique personnelle, etc. se canalisent dans sa liberté substantifique qui s’incarne alors comme le fondement légitime de ses actions et de ses pensées. Ainsi, la série « personne-engagement-structure », qui peut mener à la liberté substantifique, devient ce qui sous-tend la légitimité des façons d’agir des personnes. Dans cette perspective, Woods ne s’attarde pas à nommer explicitement qui seront les acteurs principaux de demain quant à la gouvernance, mais élabore toutefois amplement sur le rôle des individus en tant qu’agents de changement. Loin de n’effectuer qu’une critique, Woods propose aussi une forme de solution à la gouvernance actuelle, qui se présente dans une conception plus englobante de l’être humain. Ainsi, laissant de côté pour un instant le pouvoir de la société civile, l’auteur remarque que l’individu est à même de susciter des changements dans ce qui nous semble se rapprocher considérablement de la régulation économique par le marché (pour Woods, la rationalité des échanges). Le potentiel de changement de la gouvernance doit évidemment passer par un processus démocratique car il ne fait nul doute pour Woods que c’est une condition quasi essentielle pour un développement maximal de la liberté substantifique porteuse de changements. Ceci pose évidemment la question d’une démocratie plus étendue. À la suite de Woods, nous pensons que la gouvernance organique serait une façon de créer une nouvelle dynamique entre les acteurs impliqués dans la gouvernance (que ce soit les États et leur gouvernement, les entreprises multinationales, la société civile ou tout autre acteur) car indirectement, elle aurait la capacité de modifier les actions de ces derniers. En d’autres termes, il nous semble possible que l’orientation exogène de l’identité, qui octroie une liberté substantifique qui encourage une réelle prise de pouvoir chez l’individu, soit une voie par laquelle la régulation économique rationnelle soit appelée à changer. Néanmoins, il est sans doute justifié de se demander, à la lecture de ce texte, si le pouvoir de la liberté substantifique est suffisant dans une gouvernance qui n’a incontestablement

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pas encore franchi le stade organique. Si Woods propose une vision des plus positives, on peut en effet douter qu’elle soit réellement conciliatrice entre les acteurs, ce qui peut poser un problème de taille quant à son application effective. Selon Kooiman, la gouvernance est « le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système sociopolitique en tant que résultat commun de l'interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être réduit à un seul acteur ou à un groupe d'acteurs en particulier » (Kooiman, 1993). À la lumière de cette conception de la gouvernance, il serait juste que l’individu, chargé de sa liberté substantifique, puisse être considéré. Toutefois, l’expression du moi, et donc aussi des sensibilités et des sentiments, peut-il arriver à traverser une période de transition dans un monde marqué par des rationalités bien rodées dont les justifications n’ont rien à voir avec des sentiments ou des sensibilités mais plutôt avec des intérêts puissants? Enfin, il est à se demander combien de temps et de ressources prendra l’autorité intérieure de l’individu pour se constituer en véritable agent de changement. Utopique, le discours de Woods semble l’être un peu, porteur d’initiatives pour de meilleurs lendemains, nous pouvons à tout le moins l’espérer.

Références Brunel, Gilles. 2003. « La Troisième Voie d'Anthony Giddens: globalisation et nouvel ordre mondial », Saison mauve, vol. 3, no. 4-5. http://www.eco.ufrj.br/semiosfera/anteriores/semiosfera45/conteudo_sm_gbrunel.htm Complexité et économie politique. Université de Versailles. http://www.mcxapc.org/docs/dossiermcx/poitiers/poitiers17.htm Enjolras, Bernard. 2004. « Formes institutionnels, rationalité axiologique et conventions », Annals of Public and Cooperative Economics, vol. 75, no. 4, p. 595-617. Giddens, A. 1994. Beyond Left and Right. Cambridge : Polity Press. Giddens, A. 1998. The Third Way. Cambridge. Polity Press. Kooiman, J., «Findings, Speculations and Recommendations», Modern Governance, London, Sage, 1993. Les grands idéologues et les autres. Max Weber (1864-1920) Un observateur http://www.denistouret.net/ideologues/Weber.html Schroeder, Ralph and Ann-Sofie Axelsson. 1991. « ‘Personality’ and ‘Inner Distance’: The conception of the Individual in Weber's sociology », History of the Human Sciences, vol.4, no.1, pp.61-78. Stollberg, Gunnar. 2005. « Vitalism and Vital Force in Life Sciences – The Demise and Life of a Scientific Conception », Bielefeld Institute for Global Society Studies http://www.uni-bielefeld.de/soz/pdf/Vitalism.pdf

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Weber, Max. 1971, Économie et société, Paris, Plon.

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Steffek, Jens, 2000. « The power of rational discourse and the legitimacy of international governance », Robert Schuman Centre for advanced studies, EUI

Working papers, RSC No. 2000/46, 32 pages

Par Patrick Laprise Ce texte de Jens Steffek, un doctorant en sciences sociales, porte sur la gouvernance internationale et le discours avancé de la rationalité qui a accompagné la formation de celle-ci. Ce sont les écrits de Max Weber sur la légitimité et la domination et de Jürgen Habermas sur la communication rationnelle qui lui servent de cadre théorique pour avancer ses théories concernant, entre autres, le pouvoir et la légitimité des institutions au niveau international. Son travail lui permet de reconnaître trois dimensions à la légitimité qui sont en rapport avec le consensus qui doit être établi pour que la gouvernance internationale fonctionne. Le contexte de la gouvernance internationale Le contexte de la réflexion de Steffek est celui du développement de la gouvernance internationale, soit les lois, normes, et organismes (que nous appellerons institutions) qui régulent plusieurs États à la fois. La structuration et le maintien de cette gouvernance mène à des questions telles que : comment faire pour transférer une légitimité démocratique de l’individu au niveau international, ou de l’État-nation au niveau international ? En d’autres mots, comment rendre légitime le pouvoir de la gouvernance supra nationale ? Pour Steffek, il est évident que la plupart des institutions internationales sont vues comme légitimes car elles sont en général acceptées et supportées par les États et leur population. Prouver cette hypothèse est toutefois fastidieux. À ce propos, il existe deux visions des relations internationales qui servent de base à la recherche : la descriptive (les réalistes) et la prescriptive44. À ses yeux, la vision prescriptive a bien exploré les bases philosophiques de la gouvernance internationale. De l’autre côté, les réalistes ont dressé un portrait empirique juste de la gouvernance internationale. L’auteur cherche à contribuer théoriquement à la vision prescriptive. S’aidant de l’idée bien connue de Weber selon laquelle « la domination au 20ème siècle est légitimée rationnellement », Steffek dresse une hypothèse qui met de l’avant les arguments des théoriciens de « l’argumentation rationnelle » (ex. Habermas, 1996). Cette hypothèse est liée à différentes caractéristiques de la légitimation par l’argumentation et par le discours45. La légitimité établie par le discours ressort comme étant sujette non

44 En relations internationales, les réalistes voient les institutions internationales comme le produit des intérêts et des préférences des États. Ils préfèrent ignorer la notion de légitimité. Les prescriptifs suggèrent que la légitimité est le produit d’une «rationalité délibérative» qui construit les normes au niveau international. Les séminaires de la Chaire ayant pour thème la régulation (série 2003-2004) ont traité de ce dernier sujet. 45 Nous verrons dans la suite de ce résumé que la légitimation du pouvoir et de la domination internationale doit prendre en compte trois dimensions, soit l’ampleur de la gouvernance, l’équité de ses procédures et la justesse de ses conséquences.

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seulement à des contestations et à des révisions, mais aussi à des renforcements. L’auteur revient en détail sur ces idées plus loin dans son texte. La légitimité Steffek interprète le concept de légitimité wébérienne ainsi : « la légitimité est le phénomène où les gens sont prêts à accepter la domination sur des bases normatives, sans prendre en compte sur quelles croyances spécifiques cette acceptation est basée (Steffek, 2000, p. 5). Cela s’éloigne radicalement de l’idée pré-Weber qui voyait la légitimité comme une qualité normative donnée à un « arrangement social » par des philosophes (Steffek, 2000). Cette conception de la légitimité renvoie à une motivation à l’action sociale pouvant être expliquée scientifiquement plutôt qu’à un critère moral. De fait, comme l’exemple de Steffek l’illustre parfaitement, même la domination fasciste (pensons 3ème Reich) doit être dite légitime vue sous cet angle, car elle est acceptée et supportée par la majorité de la population – ce fait étant considéré comme ayant été prouvé empiriquement. Auparavant, une évaluation normative faite par un philosophe politique – le régime est-il bon ou mauvais, moralement parlant ? – aurait laissé beaucoup de place au débat. Ainsi, Steffek ne retient qu’une définition de la légitimité, soit celle qui considère que « les sujets à la domination acceptent volontairement la relation de domination » ou, pour aller plus loin encore, qu’ils « croient en sa justesse normative » (Steffek, 2000, p. 6, Belem 2005, dans ce recueil)46. La domination internationale : nouvelle définition Après avoir élaboré une conception de la légitimité fortement inspirée de Weber, Steffek soutient que toute domination, à n’importe quel niveau de la société, a besoin de la légitimité pour perdurer. Toujours à l’aide de la description faite par Weber de ce qu’est la domination (« Herrshaft », v. Weber 1995, tome 1, p. 28547), l’auteur rappelle que Weber n’entendait pas par là une relation spécifique entre le gouvernement et les citoyens, mais bien entre divers acteurs de la société48. Ainsi définie, la domination internationale offre les caractéristiques suivantes : elle n’est pas assurée (elle n’est qu’une probabilité), elle survient entre différents acteurs à différents niveaux dans la société et n’est pas nécessairement obtenue par la force. Il appert que la domination qui s’exerce à la plus grande échelle est celle entre le citoyen et l’État. Toutefois, il faut y aller avec précaution lorsqu’on tente de transférer des concepts qui s’appliquent à ce niveau vers le niveau international, car l’analogie est périlleuse, selon Steffek. Par exemple, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de force de police pour imposer une certaine régulation qu’il n’y a pas de domination ou que le système international doit être considéré comme anarchique. Au contraire, Steffek voit la domination comme étant manifeste au niveau international. 46 Toutefois, une telle définition de la légitimité d’un pouvoir est liée presque exclusivement à cette « motivation normative » et elle n’admet pas les intérêts ou la peur, qui sont d’autres sources de motivation à accepter la domination, bien connues par les chercheurs. 47 « la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus » (Weber, 1995, tome 1, p. 285) 48 Cette remarque est bien entendu fort intéressante pour nous, car elle permet d’inclure les entreprises dans la relation.

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C’est pour ces raisons que Steffek préfère alors parler de structures de domination pour inclure toutes les situations de domination qui peuvent survenir au niveau international, car elles sont multiples et impossibles à définir sous un seul vocable. Dans le contexte international, ces structures de domination s’imposent non pas à la manière de la gouvernance nationale – par l’application et la mise en œuvre de la régulation – mais bien plus par le volontarisme de ceux à qui on propose une règle. D’où une nouvelle définition de la domination inspirée de Weber : « La domination internationale est la probabilité que des régulations spécifiques faites au niveau international vont déterminer les actions respectives de l’État » (Steffek 2000, p. 9). Conséquemment, c’est sur une acceptation volontaire de la part des membres d’une structure de domination internationale que repose la légitimité de la gouvernance, ce qui est, comme on le sait, caractéristique d’un système (supra-) politique moderne.

La légitimité rationnelle de Weber Weber a décrit la légitimité légale-rationnelle du pouvoir comme prévalente dans la société, par contraste avec les formes traditionnelles de pouvoir liées au charisme et à la tradition. À ces formes de légitimation « personnalisées », Weber préférait celle propre aux règles fixées par la loi, issue d’un processus de rationalisation. La rationalité véhiculée par ces lois détache la domination des anciens critères personnels ou individuels, pour les rendre de plus en plus « impersonnels », ou universels. Cette rationalisation, produite par la bureaucratie, légitime la domination qu’elles traduisent, car les lois expriment des principes impersonnels et sont en théorie appliquées de manière impersonnelle également. Une autre caractéristique de la domination concerne la justification rationnelle des règles.

Justification argumentative rationnelle Steffek reprend une partie de la réflexion de Weber sur la nécessité d’avoir des raisons rationnelles et ouvertes au débat pour que fonctionnent les relations de pouvoir basées sur la légitimation rationnelle-légale. En premier lieu, cette étape nécessaire équivaut à justifier rationnellement une décision lorsqu’elle est prise. Mais il faut par la suite que cette décision soit justifiée de manière à ce qu’elle soit également ouverte au débat, afin que la justification par la rationalité puisse s’exercer. Tel que l’affirme Steffek : « Ce qui distingue la légitimation moderne rationnelle est le fait que les raisons sont et doivent être données pour que celle-ci réussisse, et que ces raisons doivent être ouvertes à la confirmation ou à la déconfirmation dans un discours justificatoire » (Steffek, 2000, p. 13). En somme, c’est un mode de communication moderne basé sur la justification rationnelle et ouverte au « dialogue » qui est l’outil de légitimation indispensable de la gouvernance internationale. Toutes les autres sources, que ce soit la sainteté, la providence ou l’autorité divine, n’ont plus la puissance d’antan. Ne reste que la « justification argumentative rationnelle » pour combler ce manque dans le processus de légitimation. Tableau 1. La justification argumentative rationnelle

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1. Structure formelle (bureaucratie) et valeurs universelles

2. Justification rationnelle de la décision (communication rationnelle)

3. Ouverture de la décision au débat (ideal speech situation)

4. Confirmation ou déconfirmation (maintien éventuel de la norme émise)

5. Légitimation ou retour au point 1. (changement des valeurs ou de la structure formelle

C’est Jürgen Habermas qui a mené plus avant les ébauches de thèses de Max Weber au sujet de la « communication rationnelle ». Ses idées sur la légitimation discursive permettent d’étendre l’analyse de la légitimité à des systèmes de gouvernance plus complexes. Cette légitimité, nous apprend Habermas, provient du fait que les systèmes de gouvernance émergent au travers d’un accord et que cet accord est basé sur la communication rationnelle (Steffek, 2000, p. 15). En effet, une norme qui ne remplit pas ces conditions est fragile et risque d’éclater aussitôt qu’elle est contestée. Par comparaison, si on peut rétorquer par des arguments rationnels à un questionnement, plutôt qu’avec une réponse du type « parce que c’est comme ça », on a de bien meilleures chances de maintenir cette norme, selon Steffek. Avec beaucoup d’argent ou de force, on peut remplacer une explication valide, mais jamais indéfiniment. L’important est de passer à la forme impersonnelle afin d’ouvrir l’argu-mentation aux contre arguments. Une autre des idées les plus connues de Habermas est son recours à la notion « d’idéalisation », en quelque sorte une pré-condition à l’argumentation établie par celui qui entre en interaction. C’est seulement lorsque les participants rencontrent ces pré-conditions dans leurs délibérations que la légitimité émerge49. Cela fait dire à Steffek que « la base de légitimité rationnelle d’un accord établi sous de telles conditions est plutôt pauvre, i.e. la force qui tire l’acceptation volontaire avec elle se trouve au minimum » (Steffek, 2000, pp. 17-18). Dans ces cas, il faut s’attendre à ce que l’acceptation se fasse autrement que par la rationalité discursive.

L’importance des Forum pour la légitimation de la gouvernance internationale À la suite de tout ce que nous venons d’écrire concernant la légitimation par le discours rationnel, il est logique de s’intéresser aux Forums internationaux, qui sont devenus les centres de production de la légitimité dans le système de gouvernance internationale. Sous l’hospice d’un forum, il est possible de mettre en place des mécanismes qui, à l’instar de ceux d’un parlement démocratique, favorisent les échanges d’arguments rationnels. Sans conteste, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) se situe au plus haut niveau des institutions offrant de tels mécanismes. Les mots de Steffek rendent bien le fait que l’ONU rassemble la plupart des caractéristiques du discours rationnels légitimant décrites par l’auteur :

49 L’exemple des négociations entre Soviets et Occidentaux illustre bien, nous dit Steffek, comment deux interlocuteurs peuvent entrer en dialogue sans qu’aucune légitimité n’en ressorte. Dans ce cas, l’un des acteurs n’arrivait pas avec les mêmes pré-conditions que l’autre (Steffek 2000, p. 16). Les Soviets, selon Steffek, ne rencontraient alors aucun des critères du « ideal speech situation » (situation idéale de palabre).

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[…] [L’ONU] est le principal « dispensateur de légitimité dans le système international. C’est aussi un catalyseur pour (re-) définir la portée de la gouvernance internationale : en organisant de grandes conférences sur des sujets nouvellement émergeants tels que la protection environnementale, la démographie, les problématiques relatif au genre, etc. l’ONU a régulièrement fourni le forum pour un processus discursif qui a approuvé et défini de nouvelles problématiques de gouvernance internationale et a initié un processus d’institutionnalisation (Steffek 2000, p. 19)

L’ultime Forum : l’ONU Ainsi, l’ONU inclue toutes les Nations qui le souhaitent dans ses mécanismes. Plus que tout, c’est cette caractéristique qui profite au potentiel de légitimation de cette institution. De fait, les arguments amenés à l’intérieur de ce forum doivent en théorie être formulés afin de pouvoir être acceptés par tous les participants, ce qui est l’expression ultime de la rationalité discursive telle que définie ici. Le droit international, langage privilégié de ce type de forum, devient l’expression d’un consensus « sur la nature du système international » (Coplin, 1967, cité in Steffek, 2000, p. 19). Les règles de conduites et les principes de la gouvernance internationale sont ainsi construits sur la base de ce consensus et deviennent accessibles à tous. Cette remarque nous fait revenir à l’idée que le droit international prend sa légitimité et son autorité à partir justement de tels processus discursifs rationnels. À cause de la force de ces mécanismes de légitimation, le fait que le droit international n’ait pas le même pouvoir de coercition que le droit national n’entache pas son pouvoir. Au contraire, l’acceptation et le suivi des règles fixées au niveau international semblent se faire en dépit de ce fait.

Une typologie de la légitimité de la gouvernance internationale C’est à ce point que Steffek propose une nouvelle typologie pour décrire la légitimité de la gouvernance internationale. L’auteur a établi qu’il y a trois dimensions à la légitimité internationale, soit la portée et les limites de la gouvernance internationale, ses procédés et la justice dans les relations internationales. Steffek revient ensuite sur l’idée que la gouvernance mondiale fonctionne sur la base d’une bureaucratie internationale semblable à l’idée que Weber s’en faisait. L’idée derrière cette bureaucratie internationale ne change pas. Il s’agit de « lier des règles concrètes à des principes abstraits, ceux qui ressortent le plus étant les principes d’égalité et d’universalité, par le moyen d’une argumentation rationnelle » (Steffek, 2000, p. 21). L’auteur soutient aussi que la gouvernance internationale se fait par des accords. Ces accords produisent la nouvelle institution internationale à partir de structures partiellement existantes et de ce fait les États n’abandonnent que de touts petits morceaux de souveraineté, en contrepartie du fait de partager les avantages et les inconvénients de la gouvernance internationale avec les autres États. La première dimension de la légitimité de la gouvernance internationale établie par Steffek concerne la portée et les limites de la gouvernance. À travers les accords et les négociations, les acteurs établissent jusqu’où ils désirent que la gouvernance ait de l’effet à l’intérieur de leur souveraineté. Ensuite, il s’agit de trouver les moyens pour mettre en œuvre une gouvernance qui cadre bien avec les objectifs établis. Assurément, la route pour en arriver à de telles ententes est parsemée d’argumentations qui mettent en jeu les valeurs de chacun. Ce qui facilite les choses et fait la preuve que la légitimation est en

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cours, c’est que, de plus en plus, nous dit Steffek, il existe des valeurs partagées au niveau international qui « vont de soi ». Néanmoins, il y en a d’autres qui sont encore sujettes à la discussion. Mais le fait qu’il y ait de plus en plus de ces valeurs qui vont de soi est un signe que le processus de légitimation de la gouvernance internationale fonctionne. En ce qui a trait aux outils de la gouvernance, c’est-à-dire les moyens pour arriver à des buts spécifiques de gouvernance, Steffek avance l’idée qu’ils ne peuvent être considérés comme étant des facteurs à considérer dans une analyse de la légitimité. Ils sont une question d’efficacité, et non de valeurs, ce qui fait que, sauf exception, les moyens de la gouvernance ne sont pas liés à la légitimité de la gouvernance. Pour Steffek, le procédé, ou mécanisme derrière la gouvernance est une deuxième dimension de sa légitimité. Ces mécanismes doivent être approuvés ou à tout le moins non rejetés par les sujets de la gouvernance. Citant Franck (1988), qui propose une autre définition moins englobante de la légitimité50, l’auteur retrace trois facteurs d’un « bon mécanisme » (Steffek, 2000, p. 24) : le « caractère déterminé », ou clarté du message lié au processus (determinacy), l’application cohérente des règles édictées et le fait qu’une règle unique adhère à « un système plus général de principes légaux »51. Tous ces facteurs sont déterminants dans la légitimité de la gouvernance internationale. Mais pour Steffek, il y a plus que la seule portée ou le seul procédé. La troisième dimension de la légitimité englobe les questions de la « justice substantive des conséquences »52. La question derrière cette dimension est : est-ce que les conséquences de la gouvernance sont justes pour ceux qui les vivent ? Par exemple, est-ce que la distribution des ressources monétaires est équitable au sein de la Banque Mondiale ? Ou encore, quelles sont les conséquences environnementales de tel programme de développement du FMI? Clairement, la légitimité de la gouvernance peut beaucoup souffrir d’un défaut de justice, ce même si tous se sont entendus sur la portée et sur le procédé. Et au bout du compte, à défaut de justice au niveau des conséquences, il faut que les autres facteurs de légitimité soient revus, ce qui ramène souvent au point de départ. Steffek conclut cette partie de sa thèse en soulignant le fait que ces trois dimensions interagissent ensemble, qu’elles vont et viennent, plutôt que d’être effectives séparément les unes des autres. On peut même aller jusqu’à jouer entre ces dimensions pour tailler la gouvernance à la mesure des moyens ou de la situation d’un État, tout en visant le maintien d’une légitimité maximale.

Conclusion Steffek, dans sa conclusion très succincte, revient sur ce dont nous venons de parler. Ses dernières remarques d’importance portent sur le fait que la légitimité internationale est « peut-être le type le plus pur de légitimité rationnelle que nous connaissons » (Steffek, 2000, p. 27), mais que cela ne la rend en rien plus moderne, stable ou rationnelle qu’un

50 « Legitimacy is “ the quality of a rule which derives from a perception on the part of those to whom it is adressed that it has come into being with right process” » (Steffek 2000, p. 24) 51 Par exemple, l’ONU fonctionne selon la règle un État- un vote, parce que cela est l’expression de principes généraux d’équité en vigueur, plutôt que un PNB- un vote. 52 « Substantive justice of outcomes »

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État nation sujet à ses vieilles structures de domination « personnalisées ». Seulement, les particularités des relations internationales n’acceptent à notre époque aucune autre légitimité que la légitimité rationnelle-légale, basée sur une rationalité du discours et de l’argumentation, sur des processus impersonnels, et sur des conséquences justes pour tous les participants. Au sujet de la domination, Steffek fait cette remarque : « Fondée sur le raisonnement fonctionnel, la gouvernance internationale est une forme extrêmement rationnelle de domination. Cela est sa vertu primaire, mais au même moment, c’est un lourd fardeau pour sa domination » (Steffek 2000, p. 28).

Commentaire Ce texte extrêmement dense et structuré de manière serrée représente un défi à commenter. Tout à la fois, il fait un portrait solide des bases théoriques de l’argumentation, mais ne va pas beaucoup plus loin, ce qui ne donne pas beaucoup de prise au commentateur. Il tire essentiellement sa substance des écrits de Weber, Habermas et Franck, un auteur moins connu, et scinde avec facilité le thème de la légitimité de la gouvernance internationale en trois dimensions. Cela lui facilite grandement la tâche d’être convainquant. Ce qui peut être dit de ce texte est en lien avec le choix que fait Steffek d’étudier les caractéristiques plus prescriptives de la légitimité, tenues par ceux qu’on peut nommer les « institutionnalistes ». Après avoir étudié les vues de cette école de pensée, il serait intéressant de voir l’autre versant, celui qu’il qualifie de « réaliste ». Les réalistes, selon lui, ne font aucun cas de la légitimité dans leur analyse des relations internationales. Plutôt, ceux-ci préfèrent voir que certains États gèrent la gouvernance internationale à partir de leurs propres intérêts et au moyen du pouvoir que leur situation leur confère. Les questions de la légitimité des mécanismes ou des institutions de la gouvernance internationale sont ainsi écartées. Est-ce que cette approche est valable dans l’étude de la gouvernance ? À notre connaissance, les arguments des réalistes sont solides, mais parfois difficiles à seconder à l’aide de données. Ils proviennent plutôt d’histoires de seconde main. La thèse soutenue par Steffek a donc ceci d’intéressant qu’elle peut être étudiée à partir de sondages ou à l’aide des données entourant les développements du droit international. On pourrait également accuser Steffek de n’avoir que très peu présenté des visions qui viendraient contredire ses thèses. De même, on peut dire des thèses de Steffek qu’elles sont quelque peu surprenantes. En effet, n’est-il pas notoire que la législation internationale n’est pas dotée des pouvoirs nécessaires pour assurer le respect de ses règles ? On n’hésite généralement pas à dire que le droit international « manque de dents ». On retrouve là et dans les mots de Steffek un paradoxe fort intéressant : de toute évidence, les institutions internationales (le droit, les institutions, les Forums) jouissent du fait de leur structure et de leur fonctionnement d’une légitimité légale-rationnelle sans pareil. De plus, il est vrai que la plupart des pays désirent être associés à des institutions vues comme des hauts lieux de la justice et des valeurs universelles. Mais il demeure que les critiques sont multiples à l’égard de celles-ci. Qu’on ne pense qu’au mouvement de réforme de l’ONU qui fait les manchettes de nos jours, ou, de l’autre côté, les manifestations fréquentes contre l’OMC, le FMI ou la

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Banque mondiale et on obtient un aperçu des problèmes liés à la gouvernance internationale. Quel est donc le vrai pouvoir de la gouvernance internationale ? Steffek maintient que ce pouvoir réside dans les mécanismes inhérents à la gouvernance internationale, où domine la rationalité discursive. Qu’en est-il vraiment ? Voilà une bonne question lancée aux participants. Mais alors, dans ce cas, peut-on parler de domination ? Les nations se plient parfois à des décisions qui proviennent de ces institutions, décisions qui sont statuées en accord avec le droit international. Mais il appert que quand cela ne convient pas à leurs objectifs, elles ont encore le choix d’aller à l’encontre de ces jugements sans subir trop de préjudices. Toutefois, et c’est probablement le dernier rempart contre l’anarchie au niveau international, ces nations prennent le risque de la dissociation d’avec une organisation telle que l’ONU, ce qui peut être très couteux. Il nous apparaît que c’est là que réside tout le pouvoir de la gouvernance internationale. Les participants de ce séminaire doivent donc prendre en considération ces réflexions : la gouvernance et la légitimité, au niveau international, ne sont que façades. Leur importance équivaut à l’image qu’elles projettent. Heureusement, l’image qu’elles projettent est importante.