l'expert financier face à l'incertitude

12
3 L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE : ÉVALUER EFFICACEMENT LE PRÉJUDICE DE L’INVESTISSEUR DANS LE CAS D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE Jean-Robin COSTARGENT Master 2 Arbitrage et Commerce International Université Versailles Saint-Quentin (Promotion Berthold Goldman) Avocat et expert financier en arbitrage international * Abstract Expropriation mechanisms evolve with the practice of investment disputes, and today most of the expropriations do not say their name and makes the task of the financial expert much more difficult. Indeed, there has been a rise in indirect and especially creeping expropriations: the author seeks to define the creeping expropria- tion before explaining how the financial expert, by the precision of its analysis, can more fairly assess and as accurately as possible the loss actually suffered by the investor. Two particular problems are noted: the choice of the departure date of the assessment – which can and sometimes must vary from the date of expropriation considered by the arbitral tribunal, and the choice of the most appropriate method of valuation. * L’État qui exproprie sans compensation un investisseur cause un préju- dice certain ; la détermination du montant exact de ce préjudice l’est beau- 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 3 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Upload: jean-robin-costargent

Post on 11-Apr-2017

249 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'expert financier face à l'incertitude

3

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE : ÉVALUER EFFICACEMENT LE PRÉJUDICE DE L’INVESTISSEUR

DANS LE CAS D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE

Jean-Robin COSTARGENT

Master 2 Arbitrage et Commerce International Université Versailles Saint-Quentin

(Promotion Berthold Goldman)Avocat et expert financier en arbitrage international

*

AbstractExpropriation mechanisms evolve with the practice of investment disputes, and

today most of the expropriations do not say their name and makes the task of thefinancial expert much more difficult. Indeed, there has been a rise in indirect andespecially creeping expropriations: the author seeks to define the creeping expropria-tion before explaining how the financial expert, by the precision of its analysis, canmore fairly assess and as accurately as possible the loss actually suffered by theinvestor. Two particular problems are noted: the choice of the departure date of theassessment – which can and sometimes must vary from the date of expropriationconsidered by the arbitral tribunal, and the choice of the most appropriate methodof valuation.

*

L’État qui exproprie sans compensation un investisseur cause un préju-dice certain ; la détermination du montant exact de ce préjudice l’est beau-

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 3 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 2: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

4

coup moins. L’histoire des litiges d’investissement reconnaît deux postesde préjudices pouvant être mis à la charge de l’État défaillant : d’un côté,la perte du bien exproprié, incluant le montant des investissements entre-pris par l’entreprise étrangère sur le territoire de l’État d’accueil et la valeurintrinsèque du bien exproprié, de l’autre, le montant des profits qu’auraitdû légitimement recueillir l’investisseur lors de l’exploitation de son inves-tissement. Cette dualité dans la détermination de la valeur d’un investis-sement remonte à la définition classique de la propriété en droit romain etrepris par le Code civil aux articles 544, « La propriété est le droit de jouir etdisposer des choses de la manière la plus absolue » et 546, « La propriété d’unechose soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et surce qui s’y unit accessoirement soit naturellement, soit artificiellement »1.

Aujourd’hui, tant la pratique que la doctrine reconnaissent les limites dudroit absolu de propriété. Une conception plus relativiste du droit de propriétéjustifie le fait que l’État a le droit d’exproprier au nom de l’intérêt général uninvestisseur national ou étranger2. À ce titre, les États signataires de la Conven-tion de Washington de 1965 qui instaure le Centre International pour leRèglement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), s’engagent àgratifier l’investisseur exproprié d’une juste compensation de son préjudice.Bien des litiges en droit des investissements naissent de la détermination exactede cette juste compensation. Mais la notion de juste compensation est une ques-tion de point de vue. S’affrontent ainsi sur le ring du CIRDI deux intérêtsdivergents ouvrant la porte à deux conceptions du droit de propriété aux réper-cussions économiques considérables : d’un côté, l’investisseur, fort de millé-naires d’appréciation absolutiste du droit de propriété, de l’autre, l’État, garantdu bien public et de la préservation de ses finances publiques.

1. On retrouve cette conception adaptée à l’indemnisation dans la célèbre phrase deCordell Hull, pendant l’affaire des Réformes agraires au Mexique en 1938, qui consi-dérait que la compensation de l’investisseur lésé devait être « prompt, adequate and effec-tive ». Cité par Marjorie M. Whiteman, Digest of International Law, Volume 8, éd.U.S. Government Printing Office (1967), p. 1020.

2. Voir également l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’estlorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’unejuste et préalable indemnité ».

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 4 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 3: L'expert financier face à l'incertitude

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE

5

Pour chacune des parties, il s’agit de démontrer aux arbitres de manièreraisonnable et convaincante la valeur réelle de l’investissement litigieux.L’expert financier, qu’il soit nommé par l’investisseur, l’État d’accueil oumême le tribunal arbitral, a pour mission d’évaluer financièrement, docu-mentation à l’appui, les préjudices invoqués par l’investisseur ou contestéspar l’État d’accueil. Dès que l’existence de la faute et du préjudice ont étéreconnus en droit par le tribunal arbitral, le poids de la suite de la décision,la conséquence pécuniaire du syllogisme, repose essentiellement surl’expert financier et la pertinence de son analyse économique du cas.

Concernant les éléments qui peuvent composer le préjudice, l’évalua-tion du montant des investissements réalisés par l’investisseur sur le ter-ritoire de l’État d’accueil ne pose pas de difficultés. Dans la majorité descas, la reprise rigoureuse des éléments probants (contrats, factures) per-met de brosser un tableau fidèle des investissements réalisés. Le débatporte sur les deux autres éléments de préjudice : la valeur financière dubien au moment de son expropriation et les bénéfices légitimement espé-rés des suites de l’exploitation de ce bien3. En matière d’expropriation,selon la doctrine classique, le prix d’un bien sur un marché libre corres-pond au montant de l’indemnisation de l’investisseur propriétaire de cebien4. De cette définition, elle ne reconnaît ni les dommages punitifs,attentatoires à la dignité de l’État, ni les dommages-intérêts purementspéculatifs ou incertains5. C’est pourtant ce principe qu’il s’agit de battreen brèche lorsque le chiffrage de l’incertitude est le seul moyen d’évaluer

3. B. Hanotiau, « La Détermination et l’Evaluation du Dommage Réparable : PrincipesGénéraux et Principes en Emergence », cité par : Emmanuel Gaillard, TransnationalRules in International Commercial Arbitration (ICC Publ. Nr. 480,4).

4. I. Seidl-Hohenveldern, « L’évaluation des dommages dans les arbitrages transnatio-naux », Annuaire Français de Droit International, volume 33, 1987, p. 16-17 ; JérômeOrtscheidt, La réparation du dommage dans l’arbitrage commercial international, éd. Dalloz,2001, p. 51.

5. Sentence Amoco International Finance Corporation c. République Islamique d’Iran et autres,sentence partielle du 14 juillet 1987, No. 310-56-3, cité dans I.L.M. 1985, p. 1036,par. 238 et 252 ; Sentence Liamco, I.L.R., 62, p. 214. Voir aussi, J.-P. Laviec, « Cha-pitre V. L’expropriation et la nationalisation », Protection et promotion des investis-sements : Étude de droit international économique. Genève : Graduate Institute Publi-cations, 1985.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 5 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 4: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

6

la compensation la plus juste pour l’investisseur exproprié. Cela estd’autant plus important lorsque, que l’État retire à l’investisseur la jouis-sance de sa propriété par un jeu de réglementations et de manœuvres, etnon par la force. Une fois la légitimité de la demande de l’investisseurreconnue par le tribunal arbitral, celui-ci doit se prononcer sur le montantdes dommages-intérêts en s’appuyant sur le traité bilatéral d’investisse-ment existant entre l’État d’accueil et l’État de l’investisseur ou, à défaut,sur le droit international coutumier. Or, ces traités ne définissent quetrès rarement la méthode d’évaluation qui devra être adoptée. Par ailleurs,l’étude des méthodes retenues par les tribunaux arbitraux donne uneimage fragmentée, voire contradictoire, des règles en usage. Les arbitresadaptent au gré de leur sensibilité et de leur culture juridique le standardposé par la sentence Usine de Chorzów, selon laquelle : « la réparationdoit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablirl’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »6.Le caractère subjectif d’un tel postulat favorise les batailles d’experts surles diverses variables à intégrer pour rétablir la fiction de l’état de natureau sein du portefeuille de l’investisseur lésé.

I – TENTATIVE DE DÉFINITION DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE

Le jeu des définitions se complexifie davantage lorsque l’expropriationsubie par l’investisseur n’est pas le fruit d’une mesure publique directe,mais la conséquence de prises de position et de mesures de l’État, que cesoit l’édiction de normes environnementales rendant l’investissement caducou de refus d’autorisations administratives nouvelles qui empêchent touteactivité. La sentence Fearn Foods contre la Somalie7 en est un bon exemple :

6. Sentence dite « Usine de Chorzow », Allemagne contre République de Pologne, 13 sept.1928, Recueil des arrêts de la Cour Permanente de Justice Internationale, Série A,n° 17, arrêt 13, p. 47.

7. Fearn Foods International Inc. c. Somalie, 26 octobre 1973, sentence OPIC Nos. 5969,6159. L’OPIC (« Overseas Private Investment Corporation ») est une agence du gouverne-ment américain chargé du développement à l’étranger des investisseurs US américain.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 6 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 5: L'expert financier face à l'incertitude

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE

7

à la suite d’un coup d’État, les militaires somaliens avaient pratiqué unepolitique de harcèlement à l’encontre des employés de l’investisseur, pro-cédant à des arrestations arbitraires régulièrement, augmentant les taxessans raison et restreignant l’accès des fournisseurs à l’aéroport, au point quel’entreprise fasse faillite et quitte le territoire. La qualification d’expropria-tion a été retenue quand bien même aucune nationalisation n’ait eu lieu.Cette situation peut être considérée comme une forme d’expropriation indi-recte dite « rampante », et donc faire l’objet d’une indemnisation.

Le professeur Yves Nouvel définit l’expropriation indirecte comme« toute mesure adoptée par l’État d’accueil, quel que soit son motif, qui prive l’inves-tisseur étranger de l’usage, des bénéfices ou du contrôle de ses avoirs au même titreque le ferait une mesure formelle d’expropriation »8. La mesure indirecte est doncconsidérée comme une mesure d’expropriation lorsqu’elle a le même effetde dépossession – ou d’incapacité de jouissance du bien – qu’une expro-priation directe9. Par le biais d’une mesure d’expropriation indirecte,l’investisseur conserve généralement le titre de propriété du bien, mais vidéde ses attributs, jouissance ou usufruit ; tandis que l’État sans afficher savolonté d’exproprier l’investisseur étranger, commet des actes entraînantla même conséquence10. Il n’y a pas de définition unanime de l’expropria-tion rampante. Pour certains auteurs, celle-ci se caractérise par un faisceaud’indices laissant suggérer qu’une expropriation (indirecte) devrait ou pour-

8. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », International Law –Forum du droit international : the Journal of the International Law Association, 2003,vol. 5, p. 198.

9. Cette approche de l’expropriation indirecte a été appelée « sole effect doctrine » par leProfesseur R. Dolzer dans son article « Indirect Expropriation of Alien Property »,ICSID Review, Foreign Investment Law Journal, 1986, p. 41 et s. Voir aussi sentenceLauder v République Tchèque, arbitrage ad hoc UNCITRAL, Sentence finale, IIC 205(2001), § 200 :http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0451.pdf.

10. Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983, Iran-US CTR, vol. 4, p. 154 : « it is rec-ognized by international law that measures taken by a State can interfere with property rightsto such an extent that these rights are rendered so useless that they must be deemed to have beenexpropriated ». Pour une analyse approfondie de la différence entre mesure de police etmesure d’expropriation indirecte, voir l’ouvrage de S. H. Nikièma L’expropriation indi-recte en droit international des investissements, PUF, 2012.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 7 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 6: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

8

rait avoir lieu, mais que ce n’est pas encore le cas, la plainte de l’investisseurétant considérée comme prématurée. Pour d’autres, c’est un cas avéréd’expropriation indirecte qui fait intervenir à la fois des actes réglemen-taires et des actions étatiques de police, et c’est leur nombre et/ou leurrégularité qui procèdent de l’expropriation. L’expropriation rampante sedistingue alors de l’expropriation indirecte classique en ce que l’acted’expropriation est particulièrement difficile à identifier : c’est cetteconception qui est ici retenue.

II – CHOIX DANS LA DATE DE DÉPART DE L’ÉVALUATION DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE

Le caractère insidieux11 de l’expropriation rampante entraîne des diffi-cultés majeures dans l’évaluation du préjudice, car le fait expropriateur del’État d’accueil est souvent auréolé d’un caractère d’ordre public12. De sur-croît, ce type d’expropriation n’existe que par le biais d’une multituded’actes et de faits ordinaires (et parfois légaux) dont seule l’accumulationfinit par déposséder l’investisseur de son bien13. Derrière la mécanique del’expropriation rampante, il faut bien souvent y lire la volonté de l’Étatd’éviter la mauvaise publicité que susciterait une nationalisation agressive,et conserver une réputation attractive auprès des investisseurs étrangers.Aussi, pour remplir sa mission, l’évaluateur financier doit déterminer ladate à laquelle la valeur de l’investissement est optimum, c’est-à-dire, avantque la substance du bien ne soit définitivement affectée par l’expropriation.Selon la date retenue, l’évaluation peut alterner d’un extrême à l’autre.L’absence de normes internationales sur le sujet permettant une variété destratégies, la date de l’expropriation n’est d’ailleurs pas toujours celle rete-nue. Deux raisons principales justifient l’importance de la détermination

11. Sentence Pope & Talbot, Inc. c. Canada, ALENA, 26 juin 2000, § 99.12. Par exemple, une succession de mesures environnementales austères suite à une prise

de position politique sur la scène internationale, cf. sentence Metalclad Corporation c.Mexique, 30 août 2000, CIRDI No. ARB(AF)/97/1.

13. Sentence Waste Management Inc. c. Mexique, 2 juin 2000, CIRDI No. ARB (AF)/98/2,opinion dissidente de Keith Highet, § 17.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 8 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 7: L'expert financier face à l'incertitude

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE

9

de la date de référence pour l’évaluation de la valeur d’un investissement.Premièrement, la valeur de l’investissement peut varier dans le temps,notamment lorsque le tribunal prend en compte la valeur marchande et lesfluctuations du marché. Deuxièmement, le montant des intérêts peut variersubstantiellement selon la date de référence choisie. À titre d’exemple, ila été jugé que l’évaluation de la valeur de l’investissement devait être faiteavant la date de l’annonce des mesures qu’allait prendre l’État d’accueil, enraison de la perte de valeur des actions de la société d’investissement quiavait suivi cette annonce14. Mais il a aussi été accepté comme date d’appré-ciation de la valeur de l’investissement la date de la sentence, la valeur del’investissement ayant considérablement augmenté entre l’expropriation etla procédure arbitrale15. Dans la même logique, un tribunal a choisi unedate médiane entre la date de l’expropriation formelle et la date de la sen-tence pour permettre à l’investisseur d’obtenir une indemnisation corres-pondant à « l’utilisation optimale » de la propriété16. Dans toutes ces situa-tions, l’objectif est que l’indemnité financière puisse « ressembler autant quepossible à une restitution »17.

Dans le cas de l’expropriation rampante, il est parfois difficile de dis-cerner l’acte par lequel l’État a déclenché le processus d’expropriation del’investisseur étranger. Souvent, une telle expropriation entraîne la dimi-nution progressive et inexorable de la valeur de l’investissement : dès lorsle choix d’une date tardive peut permettre à l’État de diminuer considéra-blement l’indemnité qu’il aurait dû payer s’il avait exproprié l’investisseurdirectement.18 Conscient de cette difficulté, l’expert financier propose plu-

14. Sentence Amoco Int’l Fin. Corp. c. Iran, 14 juillet 1987, Trib. Iran-U.S n° 310-56-3.15. Sentence ADC c. Hongrie, 2 octobre 2006, CIRDI No. ARB/03/16, § 496.16. Sentence Marion Unglaube et Reinhard Unglaube c. Costa Rica, 16 mai 2012, CIRDI No.

ARB/08/1 et ARB/09/20, § 309 et suivants. On peut aussi rapporter la décision d’untribunal des réclamations USA/Iran ayant retenu la date de nomination d’un représen-tant du gouvernement iranien dans le directoire de la société comme la date de l’expro-priation : sentence Sedco Inc c. NIOC, tribunal US/Iran, 27 mars 1986, CTR 23, 386.

17. Sentence Texaco c. République Arabe de Libye, CIJ, 19 janvier 1977, J.D.I. 1977, p. 350,§ 498 : « monetary compensation must, as far as possible, resemble restitution ».

18. M. Reisman, « Indirect Expropriation and its Valuation in the BIT Generation »,(2003) 74 BYIL, p. 115 et s.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 9 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 8: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

10

sieurs scenarii. Il poursuit pour chacun d’entre eux une analyse financièrespécifique afin de déterminer le montant de la compensation adéquate. Celaa été le cas dans l’affaire Azurix : l’investisseur a présenté quatre dates dif-férentes, et donc quatre évaluations du préjudice différentes, correspondantà quatre interventions de l’État d’accueil dans le processus d’expropriationrampante19. Lorsque l’expert financier a accès à la documentation néces-saire, il peut également comparer les flux de trésorerie estimés lors de cha-cune des mesures étatiques litigieuses avec les flux de trésorerie avant ledébut du processus (« états financiers témoins »). Cette comparaison luipermet de déterminer le moment où il peut évaluer une perte en raison del’action de l’État (le « but for » en anglais). L’expert doit vérifier que laperte en question est due à la mesure étatique et non à une autre donnée,externe (par exemple, chute d’un cours de matières premières) ou interne(changement de direction, restructuration, entre autres). D’un point de vuepratique, ce processus est peu mis en œuvre, car la documentation fourniepar l’investisseur peut manquer de précision. Par ailleurs, de telles donnéespeuvent tout simplement ne pas exister. Pourtant, mise en œuvre, cettetechnique permet de déterminer précisément la date jusqu’à laquelle il peutêtre raisonnablement accepté que la santé financière de l’investissementn’est pas dégradée par le fait de l’État d’accueil, faits dont l’accumulationamènera à la qualification d’expropriation indirecte.

Le choix de la bonne date de départ de l’évaluation est d’autant pluscrucial que bien souvent, l’investisseur qui voit son bien soumis à desactions étatiques singulières, directes ou indirectes, aura tendance àinvestir des liquidités supplémentaires afin de garantir le bien, ignorantdu processus d’expropriation en cours. De nombreuses sentences relatentle cas d’investisseurs réinvestissant dans leur bien, après qu’un membredu gouvernement local leur ait promis que leur investissement seraitépargné : les solutions divergent quant à l’intégration de ces investisse-ments supplémentaires. Aussi, devant la complexité d’entretenir unemême chronologie pour qualifier d’expropriation les actions de l’État etpour déterminer le point de départ de l’évaluation, un tribunal arbitralidéal, face à un cas d’expropriation rampante, distinguerait donc la date

19. Sentence Azurix Corp. c. Argentine, 14 juillet 2006, CIRDI No. ARB/01/12, § 417.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 10 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 9: L'expert financier face à l'incertitude

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE

11

d’évaluation du préjudice de la date d’expropriation : la date d’expropria-tion serait la date de la dernière mesure étatique entraînant l’irréversibi-lité du processus d’expropriation, « the straw that breaks the camel’sback »20, alors que la date d’évaluation permettant la quantification dupréjudice serait celle de la première mesure.

III – CHOIX DANS LA MÉTHODE DE L’ÉVALUATION D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE

L’évaluation de l’indemnisation d’une expropriation rampantedépend du rapport économique existant entre l’investisseur et l’Étatd’accueil : il n’y a véritablement préjudice que lorsque l’investissementexproprié est considéré comme rentable21. En effet, s’il y a bien un prin-cipe comptable que les tribunaux arbitraux ont fait le leur, c’est le prin-cipe de prudence. Comme en comptabilité, seuls les apports certains (ouhautement probables) et non purement spéculatifs peuvent être inscritsdans les états financiers, de même devant les arbitres, une évaluationpurement spéculative ne sera jamais acceptée22. Il existe de nombreusesméthodes d’évaluation, dont les trois plus couramment usitées sont :l’approche patrimoniale, l’approche par les flux de trésorerie futursactualisés (ou discounted cash-flow/DCF en anglais) et l’approche analo-gique par les multiples23. À ce titre, la position des tribunaux en lamatière a évolué. Jusqu’à récemment, ils reconnaissaient uniquement lesévaluations fondées sur la valeur comptable de l’investissement, qu’ilsconsidéraient être la manière la plus objective d’évaluer un préjudice.Aujourd’hui, ils acceptent également les évaluations fondées sur le ren-dement futur de l’investissement, via la méthode des flux futurs de tré-

20. Sentence Siemens A.G. c. Argentine, 6 février 2007, CIRDI No. ARB/02/8, § 263.21. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », dans Forum du droit

International/International Law Forum, Vol.5, 2003, n° 3, p. 199.22. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3,

§ 104.23. I. Marboe, Calculation of Compensation and Damages in International Investment Law,

Oxford International Arbitration Series, p. 185 et s.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 11 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 10: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

12

sorerie actualisés24. Selon ce type d’évaluation, un investissement n’a devaleur que si, à une date déterminée ou déterminable, il peut générerdes profits dans le futur : c’est la notion de « going concern », que l’onpeut traduire par « entreprise en activité. » Ainsi, selon le tribunal arbi-tral de l’affaire Vivendi, une entreprise est « a going concern » lorsqu’ellepeut justifier un « potentiel de profits futurs »25.

A contrario, les tribunaux arbitraux refusent régulièrement l’applica-tion de flux futurs de trésorerie actualisés lorsque l’investissement ne pré-sente pas les attributs du going concern : en effet, si la société ne peut justifierd’un certain nombre d’années d’exploitation, elle ne peut justifier de lapérennité de son activité26. Dans ce cas, les tribunaux considèrent quel’application de la méthode des DCF n’est que pure spéculation27. Parailleurs, aucun seuil spécifique ne permet de juger si l’activité d’une sociétépeut se voir appliquer cette méthode, et le tribunal arbitral, guidé dansson choix par l’expertise financière, décide de la durée minimale d’exploi-tation de manière purement empirique. Ainsi, il a été jugé qu’il faut aumoins deux à trois ans d’exploitation continue pour estimer raisonnable-ment les profits futurs d’un investissement28, parfois même cinq ans29. Or,

24. L’affaire Enron c. Argentine consacre l’approche basée sur la valeur de rendement souli-gnant que « la méthode des DCF reflétant la capacité de l’entreprise à générer des profits dansle futur, elle est la méthode appropriée à l’évaluation d’une entreprise en activité [“goingconcern”] », (notre traduction du § 385), sentence Enron Corp. c. Argentine, 22 mai2007, CIRDI No. ARB/01/3. Allant même au-delà, J. Paulsson, président d’un tri-bunal arbitral ad hoc, écrit dans sa sentence que : « There is no reason to apologize for thefact that this [DCF] approach involves approximations; they are inherent and inevitable. Norcan it be criticized as unrealistic or unbusinesslike ».

25. Sentence Compañía de Aguas del Aconquija S.A. and Vivendi Universal S.A. v. ArgentineRepublic, CIRDI No. ARB/97/3. Voir aussi M. Kantor, Valuation for Arbitration,Kluwer Law International, p. 73.

26. Une exception notable à ce principe concerne les investissements portant sur les com-modities, ou choses de genre : voir pour des exemples récents, Gold Reserve Inc. c. Bolivie,datée du 22 septembre 2014, CIRDI No. ARB(AF)/09/1 et Mohammad Ammar Al-Bahloul c. Tajikistan, SCC Case No. V (064/2008).

27. Irmgard Marboe, idem, p. 262 et s.28. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3,

§ 103.29. Sentence American International Group, Inc c. Iran, 19 December 1983, 4 Iran-US CTR 96.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 12 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 11: L'expert financier face à l'incertitude

L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE

13

comme énoncé précédemment, un grand nombre d’expropriations ram-pantes concerne des sociétés dont la qualification de going concern est discu-table. Il est alors très difficile d’évaluer l’impact de chacune des mesureset exactions de l’État d’accueil sur la santé financière de l’investissement.Bien souvent, on observe en amont une dégradation de la situation écono-mique, parfois même avant que la société n’ait pu véritablement commen-cer son exploitation. Dans ce cas, la part de responsabilité entre le fait decertaines mesures prises par l’État d’accueil et les fautes de gestion del’investisseur est très délicate à trancher. C’est pourquoi l’expert financierdoit pouvoir balancer son évaluation d’une approche subjective, qui viseraità garantir une indemnisation totale à la date de la sentence (doctrine UsineChorzów), à une approche plus objective, en retenant la juste valeur mar-chande des actifs de l’investissement ou « fair market value » à la date del’expropriation. Les résultats des deux méthodes sont les deux pôles d’uneévaluation raisonnable du préjudice subi par l’investisseur, encadrée entrela position conservatrice de la valeur comptable et la position libérale dela valeur de rendement. Par ailleurs, le calcul des intérêts peut jouer unrôle conséquent dans la détermination du montant de l’indemnisation : eneffet, la coloration dolosive attachée au processus d’expropriation rampanterend légitime la fixation du point de départ des intérêts à la date de lapremière mesure de l’État d’accueil30.

** *

La notion d’expropriation rampante n’avait pas été intégrée par lesrédacteurs de la Convention de Washington, qui cherchaient plus dans lesannées 60 à restreindre l’usage de la force par les nouveaux États souverainsqu’à instaurer un véritable « état de droit mondial ». Les expropriations

30. Sentence Metalclad Corporation c. Mexique, sentence finale CIRDI No. ARB(AF)/97/1,§128. Il est intéressant de noter que dans cette affaire, le tribunal arbitral avait retenucomme date de début des intérêts l’une des premières mesures de l’État (retrait depermis de construire) ayant entraîné l’expropriation, et que ce choix a été invalidé parune juridiction nationale lors de l’exécution de la sentence, considérant la date desintérêts à la date de la dernière mesure d’expropriation prise par le Mexique, soit deuxans après.

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 13 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11

Page 12: L'expert financier face à l'incertitude

JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES

14

indirectes et rampantes seront bientôt le cas majoritaire des litiges d’inves-tissements, si tel n’est pas déjà le cas. Une part non négligeable de lacondamnation d’un État dépend de l’évaluation financière qui en est faite.En raison de la technicité du sujet, les tribunaux arbitraux remettent auxmains de l’expert la détermination de la compensation31. Comme l’écrivaitPline l’Ancien en matière d’astronomie, « certum est nihil esse certi » (« cequi est certain, c’est que rien n’est certain »)32. La leçon donnée par le vieuxstoïcien romain est d’une étonnante modernité. Elle incite l’expert financierà conduire son analyse selon une approche adaptée à chaque cas, eu égardà la multiplication et la variété des litiges internationaux. Lorsque la sou-veraineté des États est menacée par des intérêts économiques internatio-naux, l’expert financier ne peut se limiter à calquer une même grille d’éva-luation à tous les arbitrages, sans prendre en compte les conditions del’expropriation : à l’étape de l’évaluation, l’expert doit être particulièrementattentif à la date à laquelle il doit faire débuter l’évaluation et ne pas utiliserautomatiquement la date de l’expropriation retenue par les conseils. Enagissant ainsi, l’expert doit être capable de limiter au maximum les incer-titudes afin d’établir une analyse prudente, indépendante et pertinente : untel rapport nécessite des qualités d’analyse, de connaissance du droit del’arbitrage international et d’esprit critique propres tant à l’avocat qu’àl’expert-comptable. Cette maîtrise est une des clés du procès équitable dansl’arbitrage d’investissement aujourd’hui.

31. En témoigne cette disposition du tribunal des réclamations Iran/États-Unis dansl’affaire Starrett Housing, « The Tribunal finds that this is a matter involving complex aspectsof valuation. […][T]he Tribunal adopts the 28 percent discount rate proposed by the Expert,since this is within his area of expertise ». Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983,Iran-US CTR, vol. 4, p. 160.

32. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, II, 5 (7), 9 (traduction par nous-même).

01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 14 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11