les étrangers dans la ville

26

Upload: others

Post on 21-Jun-2022

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les étrangers dans la ville
Page 2: Les étrangers dans la ville

LES ÉTRANGERS DANS LA VILLE

Page 3: Les étrangers dans la ville
Page 4: Les étrangers dans la ville

EDUARDO MANET

LES ÉTRANGERS

DANS LA V I L

roman

RENÉ JULLIARD 30 et 34, rue de l'Université

PARIS VII

Page 5: Les étrangers dans la ville

© 1960 bg René Julliard PRINTED IN FRANCE

Page 6: Les étrangers dans la ville

I

« Del agua de la vida, mi alma esta sedienta... » SAN JUAN DE LA CRUZ.

Page 7: Les étrangers dans la ville

Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres que publie l'éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement votre carte de visite aux Editions René Julliard, Service « Vient de Paraître », 30 et 34, rue de l'Université, Paris-VII et vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, son bulletin illustré « Vient de Paraître » qui présente, avec les explications nécessaires, toutes les nouveautés, romans, voyages, documents, histoire, essais, etc., que vous trouverez chez votre libraire.

Page 8: Les étrangers dans la ville

« Chapeau !... Chapeau !... Chapeau !... » Les cuillères frappent les assiettes en fer, les

verres, les tables. Tout le restaurant crie à se casser la gorge.

« Chapeau !... Chapeau !... Chapeau !... » Alberto se penche vers Carlos Gomez. — Qu'est-ce qu'ils veulent ? — Dans la file, il y a un type avec un chapeau.

Ils lui disent de l'ôter. C'est la tradition ici. On exige le même respect que pour une église. Les types doivent entrer tête nue et les filles pas trop décolletées.

— Hé ! dis donc, cette semaine ils nous gâtent avec les rognons. Et qu'est-ce qu'ils sentent le pipi de vieux ! Salauds !

Tonio Mendez passe son assiette sous le nez de tous ceux qui se trouvent à portée de son bras.

— Sentez mes enfants, sentez-moi ça. C'est mieux que « Cuir de Cordoue », c'est le dernier de chez Patou !

Alberto aime bien Tonio Mendez. Maigre, ner- veux, agité, il proteste pour tout, contre tout, à cause de tout.

Voilà. La salle s'est calmée. Le type a enlevé sa casquette. Un Chinois, un Indochinois peut- être. Il avance petit à petit dans la file avec son grand plateau. Il choisit sa nourriture avec un soin qu'Alberto s'imagine être tout oriental. La serveuse l'attrape à cause de sa lenteur. Il lui sourit poliment et continue à prendre tout son

Page 9: Les étrangers dans la ville

temps. Il hésite, se concentre, examine et change deux fois son bout de camembert.

— Hé! petiot, baisse la tête ou je te guillotine! Pedro Carducci frôle le cou d'Alberto du bord

de son plateau. Double soupe, double fruit, double yoghourt... On ne sait pas comment il s'arrange. Il prend toujours des suppléments qui ne grossissent pas sa note et ses morceaux de viande ont un aspect sain que n'ont pas les autres. Il dit : je suis un débrouillard. Les autres disent : il couche avec la serveuse bossue. Alberto pense que c'est bien possible. Il trouve Pedro sympathique avec ses yeux de fauve, sa grande moustache et son fort accent argentin.

— Je ne peux pas blairer Carducci. Tonio fronce les sourcils et croque haineuse-

ment son radis. — Pourquoi ? — Mais... C'est un anarchiste ! Méfie-toi de

lui ! Avec Tonio, c'est toujours comme ça : inca-

pable de s'expliquer, de fonder ses opinions tranchantes sur quoi que ce soit.

— Je trouve Pedro très sympathique. — Méfie-toi, je te dis, méfie-toi ! Un long sifflement strident emplit le restau-

rant. — Qu'elle est belle ! Qu'elle est belle !...

scandent plusieurs voix à l'unisson. Au milieu de la queue la Suédoise sourit,

blonde comme une Suédoise, avec des épaules de skieur, de grandes mains et un sourire très franc. Elle n'a pas de fausse pudeur. Elle est fière d'être grande, d'être blonde, d'avoir la peau lai- teuse et les seins petits. Alberto aime bien les

Page 10: Les étrangers dans la ville

gens qui n'ont pas honte de leur corps. A dire la vérité, Alberto aime bien les gens, tout sim- plement. C'est pour cela qu'il mange au restau- rant de la Cité au lieu d'aller au dehors comme il le pourrait. Ici il y a plus de gens. Tous ces types, dans la queue, avec des têtes d'un peu partout et de toutes les teintes... Et puis toutes ces langues. Alberto pense que s'il reste cinq ans à la Cité, il pourra apprendre le grec, l'allemand, l'arménien, le chinois et même, pour- quoi pas ? même les dialectes noirs.

Pedro monte les escaliers, il doit aller au bureau des sports. Il faudrait l'arrêter, lui parler, mais que lui dire ? « C'est vrai que tu es anarchiste ? » Non, il vaut mieux regarder droit devant soi et faire semblant de ne pas le voir.

— Eh bien, petiot, on fait un poème ? Pedro lui donne une claque sur l'épaule et se

penche à côté de lui sur la barre d'appui. — Non. Je regarde les gens. — Oh ! tu sais, ils ne sont pas intéressants,

les gens. Toujours pareils. Tous les jours exac- tement les mêmes. Jamais un regard en avant.

— Il y en a pourtant parmi eux qui sont radi- caux, communistes, voire même anarchistes...

Alberto est content de lui. Il a réussi, lui semble-t-il, à amener sa question avec naturel. Mais Pedro ne paraît pas avoir entendu. Ses yeux de fauve regardent au loin. Tout à coup, il se retourne.

— Tu sais ?... Eh bien, petiot, tu m'es sympa. — Toi aussi, Pedro.

Page 11: Les étrangers dans la ville

— Parfait. Alors, je serai ton copain. A Paris, il faut avoir un copain. Quelqu'un de plus vieux, de malin, mais faut faire gaffe, faut pas prendre n'importe qui, surtout pas une nounouille. Tiens, par exemple, regarde-moi toute cette bande de cons-là ! Anglais, Sud-Américains, Cambodgiens, Français de province... Tous pareils. Ils viennent à Paris avec leur petite idée bien ancrée dans la tête et puis ils ferment les yeux, ils ont peur, de voir. Après les premières désillusions, ils disent : Paris est dur. C'est vrai. Mais qu'est-ce qu'ils attendaient ? J'ai horreur du Paris bon marché, du Paris des chansons et des livres, du Paris rêve-de-petits-bourgeois. J'aime le Paris sans clémence, le Paris des flics et des rats. Je déteste la pitié. Je hais l'innocence. Pour moi, c'est vicieux d'être innocent, vraiment, authentiquement, comme toi. Quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans.

Il fait bon. Le soleil brille tendre, timide. Les feuilles tombent. C'est l'automne. Alberto com- prend maintenant pourquoi en Europe la poésie « pense ». Le poète voit l'arbre se déshabiller, les couleurs changer et le ciel varier. A Cuba, il y a la chaleur, la chaleur mouillée, la chaleur moite, la chaleur sèche, toujours la chaleur. Est- ce qu'Apollinaire aurait pu écrire sous un climat pareil ? Est-ce que le temps coule là-bas ? Alberto pense que c'est pour cela qu'il n'a écrit qu'une mince plaquette de vers, éditée avec l'argent de sa tante. Il avait pourtant envisagé d'écrire un long poème épique à la gloire d'Hatuey, le chef caraïbe qui lutta contre les

Page 12: Les étrangers dans la ville

Espagnols, un long poème à la mémoire des Indiens de Cuba, mais il laissa traîner cette idée comme les Indiens avaient laissé traîner et s'éteindre leurs vies. Et les jours passèrent, tous identiquement chauds, chauds-humides, chauds- moites, chauds-secs, des jours qui ne coulaient pas.

— Oui, ils sont durs, les Parisiens, continue Pedro. Tant mieux. Ils tiennent à leurs sous. C'est juste. Ils suent leur propre sang pour les gagner. Tu vois : je les aime bien, ces gens.

Pedro et Alberto se sont couchés sur l'herbe. D'ailleurs, toute la Cité est couchée sur l'herbe, sur le ventre, occupée à lire; sur le dos, à regar- der les nuages passer; ou à s'embrasser dans les coins.

— Ils essaient de tirer jusqu'au dernier sou de l'étranger. C'est juste aussi. On vient les emmerder. Dans tout le monde on pense à Paris comme à une chose à soi, une espèce de fétiche que l'on porte autour du cou, bien accroché et qui n'a pas d'existence propre. Adolescents, vierges folles ou vieillards, ils pensent tous cela, tous... et puis ils viennent, et ils se sentent chez eux, et ils allongent les jambes en poussant un soupir de satisfaction. Bande de salauds, va ! Paris existe ! Et c'est ce Paris-là que j'aime, ce Paris qui leur crache dessus. Dis donc, tu n'es pas puceau, au moins ?

Alberto secoue la tête négativement. — Très bien. Parce que tu sais, j'ai des habi-

tudes de marin : une nouvelle amitié, ça s'ar- rose. Ce soir, nous irons ramasser des putains.

Alberto pense à Rilke qui aimait tant les

Page 13: Les étrangers dans la ville

automnes parisiens, leurs airs gris et bleus, l'écho lointain de quelques pas... Rilke, couché dans l'herbe de la Cité, en ce moment écrirait un poème.

Oui, ce soir, on ira ramasser des putains.

Page 14: Les étrangers dans la ville

PAGE DE JOURNAL

Je me suis encore disputé. C'est inévitable. Je dis un mot. J'ai l'accent. Espagnol ? Oui, Madame, espagnol de Malaga. Comme Picasso ? Mais oui. « J'adore Lorca. J'ai vu La Maison de Bernarda. J'ai trouvé ça charmant. Et Bala- chova... Mmmmmm ! » On dirait qu'elle suce un bonbon. C'est le souvenir qu'elle suce, cette dame, c'est une gourmande. « Les Russes res- semblent tellement aux Espagnols ! > Mais, assurément, Madame : castagnettes et balalaï- kas, Staline et Franco. Je n'ai pas pu l'éviter : elle m'a eu. Alors je me suis mis à parler de la médiocrité de Lorca. J'ai dit que Yerma était un gros mélodrame. Je lui ai opposé Valle Inclàn. Elle a fait la moue : Valle Inclàn n'a pas eu de succès à Paris, et, bien entendu, ce qui n'a pas de succès à Paris, ça n'existe pas. Je croyais les Américains du Nord et les Madrilènes seuls capa- bles de dire de telles idioties. Je me trompais. C. a ri. Il connaît bien l'Espagne, lui. C'est lui qui m'a fait lire Alberti, León Felipe et Miguel Hernandez. Des écrivains d'avant, comme on dit chez nous. D'avant la guerre. D'avant le déluge. Ils sont bons mais ils ne me disent rien. Ils ne parlent pas la même langue que nous. Ils sont d'un autre temps. C. m'agace parfois. Il connaît trop bien l'Espagne. Au point que je ne la recon- nais plus quand il en parle. L'année dernière, nous avons fait un voyage ensemble (Cuenca, Cordoba, Ronda...). Partout il trouvait des choses uniques, subtiles, mystérieuses. Il lui est arrivé de trembler devant certains endroits. Je trouve

Page 15: Les étrangers dans la ville

ça décidément littéraire. C. m'agace aussi parce qu'il a du tact. Il dit : « La conscience sous Franco... » Et je dois deviner le reste. Ce n'est pas ma faute si mon père est du régime, s'il a fait son argent avec le régime. Ce n'est pas ma faute si j'ai été membre de la jeunesse phalan- giste. C'est vrai. Je ne le nie pas. Mon père est peut-être faible mais il croit. Il dit Ave à la Vierge, à Jésus, à Dieu, à Franco, à la Phalange, à ses sous, à son passé et il croit. Il est honnête. Moi, je ne crois pas. Je dis merde à tout et je ne suis pas honnête. Je vis de ses sous. Je fais le desperado à Paris et je ne sais que faire de l'Espagne : je renie son passé, je crache sur son présent et j'ai peur de son avenir.

Il y a pourtant plus d'une semaine... plus d'une semaine que j'ai vu ce type et je n'arrive pas à l'oublier. Vieux. Malade. Il a fait la guerre. Juancho. Je suis certain qu'il savait que j'étais « un fils du régime », pourtant Pedro Carducci n'avait rien pu lui dire. Il regardait fixement son verre de vin. Il a dit d'une voix rauque : « Quand nous reviendrons, nous leur mangerons le foie. Vivants ! » Et il a répété sourdement : « Vi- vants. » Je ne peux pas l'oublier et je pense que cela arrivera et que le plus tôt sera le mieux. Je voudrais que le reste du monde nous enferme entre la mer et les Pyrénées, que tous les étran- gers s'en aillent et que tous les Espagnols re- viennent, qu'on nous laisse seuls, avec nos morts, notre orgueil et notre rage. Seuls. Pour nous manger le foie. Vivants.

Page 16: Les étrangers dans la ville

AVENUE DES TERNES

— Ada, veux-tu nous servir le thé ? Ada se lève, sert le thé. Elle a horreur du thé.

Elle ne peut pas souffrir les amies de Mme Sègre. D'ailleurs elle ne peut rien souffrir aujourd'hui : il pleut. Les gouttes frappent les vitres. Le ciel est gris, sinistre. Elle pense à l'Italie, à sa chambre, à sa mère.

— La petite est ravissante. Une des vieilles filles la regarde. Elle la regarde

de son œil gauche, de son œil jaune. Elle ne peut pas la regarder de son œil droit parce que son œil droit est recouvert d'une taie blanchâtre.

— Elle est géniale ! Ada frémit en entendant Mme Sègre prononcer

ce mot, car c'est là le signal, le clairon fati- dique : l'histoire va commencer, le rite va se dérouler.

— Voilà. J'étais avec mes amis, les Filipucci, vous savez... Nous faisions Sienne. Nous mar- chions par les rues étroites, ces petites rues, vous savez, qui ressemblent un peu à celles de notre quatrième arrondissement. Nous avions déjà vu le Campo, la Cathédrale... Et, tout à coup, cette musique... Je n'avais jamais entendu un pareil Chopin.

Et Mme Sègre continue... Elle s'était arrêtée devant une très vieille maison, presque aux portes de la ville.

— Oh ! ma chérie, tu as renversé ton thé ! Ada l'a fait exprès. Sa jupe est trempée. C'est

un bon prétexte pour se lever, pour quitter le salon de Mme Sègre, ce salon qu'elle appelle :

Page 17: Les étrangers dans la ville

« ma loggia ». Ada sait par cœur tout ce qui va suivre : comment Madame et les Filipucci étaient montés chez elle, comment ils s'étaient écriés en voyant que la pianiste était une petite fille de quatorze ans, comment, enfin, Mme Sègre l'avait aidée depuis ce moment. Et puis, un jour, Ada était venue ici, au cinquième de l'avenue des Ternes à Paris. Ada n'en voulait pas à ses parents : il y avait encore trois autres enfants dans la famille. D'ailleurs elle avait eu de la chance : le conservatoire, les beaux vêtements, les bons repas... Oui, elle avait eu de la chance mais cela durait depuis quatre ans.

— Un imprésario l'a entendue hier soir. Mme Sègre en est là de son discours lorsque

Ada rentre au salon. Voilà le fait nouveau, la nouvelle toute fraîche à proclamer devant toutes les amies.

— On étudie une tournée pour la lancer... Lorsqu'ils la lanceront... elle fera plaff !

comme un ballon. Et ils verront qu'elle n'était que de l'air. Volatile et inconsistante. Comme les nuages. Imprévisible. Comme le temps. Insai- sissable.

Page 18: Les étrangers dans la ville

PARIS B Y NIGHT

— Qu'est-ce que je me marre ! crie Alberto. Il a copieusement dîné dans un bistrot de la

rue d'Alésia. Et copieusement bu en compagnie de Pedro, de la Suédoise et d'un Américain, Joe, qui avait amené une amie professionnelle de la rue et un Nord-Africain.

Maintenant ils remontent en chantant l'avenue du Maine. Alberto leur a appris une chanson cubaine :

Sun-sun-sun Sun-sun-babaé Sun-sun-sun Sun-sun-babaé Pajaro lindo del amanecer Pajaro lindo del amanecer.

La putain est très contente parce que depuis longtemps, elle voulait apprendre l'espagnol pour aller au Mexique. Elle aime le Mexique depuis qu'elle a vu à Pigalle un film de Ninon Sevilla. Alberto ne sait pas comment appeler la putain. « La putain ? » Non, pas comme ça. Après tout c'est une femme. Une femme comme sa tante Emilia et lorsqu'il pense à sa tante il a envie de respecter toutes les femmes. Pourtant elle ne veut dire son nom à personne et lorsque Joe l'a présentée « Voici la Putain », ça a eu l'air de lui faire plaisir.

Sun-sun-sun...

Page 19: Les étrangers dans la ville

— Vingt-deux, v'la les flics ! crie le Nord- Africain.

— Courons, crie Joe. — Courons, crie la putain. Alberto chante à tue-tête. Ils courent tous. Ils

courent et ils crient. Alors le flic leur dit de s'arrêter mais ils crient encore plus fort et courent encore plus vite.

— Arrêtons-nous, dit la Suédoise. On ne fai- sait rien de mal.

— Tu peux dire ça, ma fille, pas moi, répond la putain.

— Avec les flics on peut jamais savoir, dit Joe, courons !

Le flic commence à siffler. — Il faut trouver une planque, les gars, crie

Pedro. Ils entendent des pas venir d'une rue trans-

versale. — On est foutus, dit la putain, en voilà une

paire qui s'amène par là ! — Taxi ! Nous sommes sauvés, crie Joe.

Taxi ! Le taxi s'arrête. Joe, la Suédoise et la putain

s'y engouffrent. Alberto a déjà un pied dedans lorsqu'il entend un cri et se retourne.

— Nous ne pouvons pas nous en aller, dit-il, ils ont attrapé le Nord-Africain.

— Rentre, couillon ! Pedro vient de lui donner un coup dans le

dos. Alberto se retrouve entre les jambes des autres. Tout le monde rit.

— Je ne veux pas, crie Alberto. On a pris le Nord-Africain.

Un coup de sifflet. Des cris. Des jurons. Joe et

Page 20: Les étrangers dans la ville

la putain empêchent Alberto de se lever. Pedro est entré dans le taxi. Il ferme la porte.

— Merde, alors, dit le chauffeur. Sortez d'ici. Je ne veux pas d'histoires.

Pedro lui met sous le nez la bouteille à moitié pleine de cognac.

— On vient de déchiqueter un type, de violer trois gonzesses et de dévaliser deux banques. Pars ou je t'écrase !

La grosse moustache de Pedro tremble. Sa voix est plus crapuleuse que jamais et plus que jamais ses yeux brûlent comme ceux d'un tigre. Le chauffeur démarre.

— A Montmartre, crie Pedro. — A Montmartre, crie la Suédoise. — Salauds ! Alberto sent sa gorge se serrer.

Vous avez laissé le Nord-Africain. — La lutte entre bicots et Français est une

question d'ordre interne. Ça ne nous regarde pas, déclare calmement Pedro. A Montmartre.

— Le Sacré-Cœur ressemble à un biberon, dit Joe.

— Plutôt à un pot de chambre, répond la putain.

— Oui, mais là-bas... Ils sont tous les cinq en haut de la Butte. Paris

est à leurs pieds. Paris est tout en bas. — C'est émouvant, dit la Suédoise. Cette ville

merveilleuse... — D'en haut toutes les villes se ressemblent,

grogne Pedro. — Pas toutes, répond Joe. New York, du

haut...

Page 21: Les étrangers dans la ville

— Ta gueule, dit Pedro. — Quoi ? — Ne nous embête pas avec ta propagande

impérialiste. — Mais ! Tu es ivre, ma parole. — Ah ! Tu crois ça ? — Evidemment. — C'est bien. Je vais te prouver que je ne suis

pas ivre et que tu n'es qu'un vulgaire tueur d'Indiens comme tous tes ancêtres. Je vais des- cendre l'escalier quatre à quatre sans m'arrêter.

— Je parie que tu te casses la gueule avant d'arriver !

— Tu vas voir ! — Ne le laissez pas faire, crie la putain. La Suédoise rit. Pedro a commencé à des-

cendre les escaliers quatre à quatre. Alberto court derrière lui et le rattrape juste à temps. Tous deux s'agrippent à la rampe. Derrière, la Suédoise est prise de fou rire.

Place Blanche. Trois heures du matin. Un petit bar. Le disque tourne.

... and then one day a magic day he passes my way...

Joe parle la chanson. La putain et la Suédoise dansent ensemble. Alberto regarde. Pedro pleure. Il voulait un tango mais il n'y a pas de tangos. Alors il pleure.

Page 22: Les étrangers dans la ville

... the funnies things you ever know...

— Tu vois, Pedro, cette chanson est en réalité un tango, un tango américain, dit Joe compa- tissant.

Mais Pedro pleure toujours. — Petiots, vous savez, petiots... — Oui. — La pampa, eh bien... la pampa... Alberto sent que quelque chose brûle au-

dedans : son foie ? Comme à Cuba ? A Cuba... and he said good bye. Yes, good bye. Le quai. Le port. Et puis la côte. Et puis le ciel. There was a boy. A strange boy.

— Je suis morte de fatigue, dit la putain. La Suédoise rit. — Les petiots, vous savez, la pampa, eh bien,

dans la pampa, à un moment on est seul, tout seul, mais alors... seul... seul... les étoiles... elles sont haut, haut... la terre grande, grande, grande et les hommes, les hommes sont loin, très loin, les hommes... Alors on est vraiment seul... on a peur... On sait... le silence... la mort c'est ça, pas autre chose...

a magic boy a magic a magic.

Page 23: Les étrangers dans la ville

RUE DES MARTYRS

Alberto n'arrive pas à soulever sa tête de l'oreiller ni même à ouvrir les yeux. Pourtant il se sent envahi de lumière. Où est-il ? De quelque part s'élève rythmique et puissante une respira- tion. Que s'est-il passé ? Quelque chose comme ça : ils étaient six, après cinq, ensuite quatre, puis trois, puis deux. Et maintenant est-il tout seul ? Il fait un effort et ouvre un œil : oui, il en était sûr, il fait soleil. Il fait un grand soleil... Mais il n'est certainement pas seul. Hop ! Il lève la tête : au milieu de la chambre le derrière de la Suédoise assis sur la tête de la Suédoise agite autour de lui un composé bras-jambes qui brasse l'air avec un souffle rauque.

— Mais... — Bonjour ! — Qu'est-ce que vous faites ? — Vous voyez bien, ma gym. — Mais vous devriez être crevée ! Elle rit de son rire de clairon, se déplie, écarte

les jambes et, mains derrière la nuque, baisse la tête, la relève, la rebaisse... Alberto en a mal au cœur et il se laisse retomber sur l'oreiller.

— Vous êtes sensationnelle ! — C'est vrai ? Il sent son odeur, son odeur de forêts, du

moins ce qu'il pense être l'odeur des forêts. — Vous êtes mignon, un petit mignon rigolo. Elle est presque couchée sur lui et lui caresse

les joues de ses fortes mains de masseuse.

Page 24: Les étrangers dans la ville

— Dites. — Quoi ? Alberto se rend soudain compte qu'il ne sait

même pas son nom. — Comment vous appelez-vous ? — Güntarde, répond-elle comme à regret. — Güntarde ? — C'est une idée de ma mère, s'excuse-t-elle,

moi, je préfère qu'on m'appelle La Blonde. — Dites... La Blonde, qu'est-ce qui s'est passé? — Vous ne vous en souvenez pas ? — Pas du tout. — Eh bien, vous vouliez à tout prix coucher

avec moi. Comme nous étions trop fatigués pour rentrer à la Cité, nous avons pris cette chambre.

— Mais... — Quoi ? — Est-ce que nous... est-ce qu'on a... Elle éclate de rire. — Vous étiez trop ivre. J'ai dû vous mettre

les doigts dans la bouche pour que vous vomis- siez et puis... vous vous êtes endormi.

Alberto se sent en faute. Pour se donner une contenance il tâte les fesses de Güntarde.

— Non, mon chou. Elle se lève. — Je dois aller à mon cours. Elle s'habille. — Ne partez pas tout de suite, Güntarde... La

Blonde... — Si. Soyez gentil. Rendormez-vous. Je dirai

qu'on vous apporte le petit déjeuner à onze heures.

Page 25: Les étrangers dans la ville

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 14 AVRIL 1960 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE MODERNE POUR RENÉ JULLIARD ÉDITEUR A PARIS

Dépôt légal : 2 trimestre 1960. N° d'édition : 2081. — N° d'impression : 4813.

Page 26: Les étrangers dans la ville

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.