les quatre dimesions de l'action organiseé

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Les quatre dimesion de l’action organiseé. Resumen Erhard Friedberg : Las cuatro dimensiones de la acción organizada. El artículo propone ir más allá de la falsa dicotomia entre organización y acción colectiva, entre organización y acción organizada. Demuestra que los criterios habituales de intencionalidad y codificación de las reglas y procedimientos no permiten distinguir validamente unas organizaciones formalizadas de contextos de acción más imprecisos. Sobre esta base, propone la consideración de la organización de los campos de acción según cuatro dimensiones (el grado de formalización de la regulación, el grado de conciencia que tienen los participantes de ello, el grado de finalización de la regulación y por ultimo el grado de delegación explicito de la regulación) que forman las dimensiones de una secuencia genética de contextos de acción cada vez más formalizados. El artículo se termina por el análisis de las implicaciones de esta manera de ver por el estudio de los mercados y hechos económicos. Lorsqu'on cherche à singulariser l'organisation comme dispositif social particulier pour l'opposer à d'autres formes plus diffuses d'action collective, on met généralement l'accent sur le caractère intentionnel, explicite et codifié de son ordre et des structures, rôles, procédures et buts sur lesquels il repose. C'est en mettant en avant ce caractère formalisé des buts, structures et rôles que l'analyse des organisations a cherché à s'affranchir de la psycho-sociologie et de la sociologie du travail caractéristiques des travaux du courant des relations humaines, pour se constituer en discipline autonome (Blau et Scott, 1983; Scott, 1987) au début des années soixante. C'est en s' interrogeant sur les fonctions et conséquences de la formalisation que Luhmann (1964), à la suite et sur les traces de Max Weber, entame sa réflexion sur les organisations, et c'est notamment par référence aux avantages que confère la formalisation que s'est développée une grande partie de la réflexion économique sur les organisations (1). Enfin, c'est encore à cette dimension de la formalisation que se réfèrent les classifications qui distinguent les systèmes

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Resumen Erhard Friedberg : Las cuatro dimensiones de la acción organizada. El artículo propone ir más allá de la falsa dicotomia entre organización y acción colectiva, entre organización y acción organizada. Demuestra que los criterios habituales de intencionalidad y codificación de las reglas y procedimientos no permiten distinguir validamente unas organizaciones formalizadas de contextos de acción más imprecisos. Sobre esta base, propone la consideración de la organización de los campos de acción según cuatro dimensiones (el grado de formalización de la regulación, el grado de conciencia que tienen los participantes de ello, el grado de finalización de la regulación y por ultimo el grado de delegación explicito de la regulación) que forman las dimensiones de una secuencia genética de contextos de acción cada vez más formalizados. El artículo se termina por el análisis de las implicaciones de esta manera de ver por el estudio de los mercados y hechos económicos.

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Les quatre dimesion de l’action organiseé.

Resumen Erhard Friedberg : Las cuatro dimensiones de la acción organizada. El artículo propone ir más allá de la falsa dicotomia entre organización y acción colectiva, entre organización y acción organizada. Demuestra que los criterios habituales de intencionalidad y codificación de las reglas y procedimientos no permiten distinguir validamente unas organizaciones formalizadas de contextos de acción más imprecisos. Sobre esta base, propone la consideración de la organización de los campos de acción según cuatro dimensiones (el grado de formalización de la regulación, el grado de conciencia que tienen los participantes de ello, el grado de finalización de la regulación y por ultimo el grado de delegación explicito de la regulación) que forman las dimensiones de una secuencia genética de contextos de acción cada vez más formalizados. El artículo se termina por el análisis de las implicaciones de esta manera de ver por el estudio de los mercados y hechos económicos.

Lorsqu'on cherche à singulariser l'organisation comme dispositif social particulier pour l'opposer à d'autres formes plus diffuses d'action collective, on met généralement l'accent sur le caractère intentionnel, explicite et codifié de son ordre et des structures, rôles, procédures et buts sur lesquels il repose. C'est en mettant en avant ce caractère formalisé des buts, structures et rôles que l'analyse des organisations a cherché à s'affranchir de la psycho-sociologie et de la sociologie du travail caractéristiques des travaux du courant des relations humaines, pour se constituer en discipline autonome (Blau et Scott, 1983; Scott, 1987) au début des années soixante. C'est en s' interrogeant sur les fonctions et conséquences de la formalisation que Luhmann (1964), à la suite et sur les traces de Max Weber, entame sa réflexion sur les organisations, et c'est notamment par référence aux avantages que confère la formalisation que s'est développée une grande partie de la réflexion économique sur les organisations (1). Enfin, c'est encore à cette dimension de la formalisation que se réfèrent les classifications qui distinguent les systèmes d'interaction par voie de rôles prédéterminés (les organisations) des systèmes d'interaction par voie d'interdépendance non prédéterminée (cf. par exemple Boudon, 1979) ou qui opposent la «hiérarchie» (l'organisation) au marché, comme le font Williamson (1975 et 1985) (2) et à sa suite la nouvelle économie institutionnelle américaine, mais aussi, quoique de manière différente, les économistes des conventions comme Favereau, Salais ou Eymard-Duvernay dans leurs publications de 1989 (3). Les accents sont certes différents, mais le raisonnement est sous-tendu par une sorte de partition, comme si la formalisation introduisait une discontinuité, voire une rupture dans les champs d'action. D'un côté, le monde de l'organisation formalisée signifiant mise sous contrôle et soumission, capitalisation du savoir, transparence et prévisibilité, structuration et nonconcurrence, toutes caractéristiques qui, dans une vision fonctionnaliste, «expliquent» l'essor et la multiplication des organisations. De l'autre, le monde du «marché», de «l'action collective» ou du «mouvement social», c'est-à-dire de la concurrence, du surgissement, du devenir, de l'interaction non structurée, désordonnée et aléatoire, de la fluidité, de l'égalité et de l'absence de hiérarchie (4). Il me semble qu'une telle partition, pour fréquente et persistante qu'elle soit, est fondée sur une double erreur. D'un côté elle sous-estime le caractère structuré et «organisé» des champs d'action plus diffus, et de l'autre elle surestime de façon plus ou moins explicite à la fois le caractère structurant et le caractère discriminant de la formalisation des organisations. Or, sans bien entendu vouloir en nier l'importance, rappelons une fois de plus que celle-ci n'est au mieux qu'une partie de la régulation d'un champ et que d'autre part elle n'existe pas seulement dans les organisations, mais constitue en fait une caractéristique, plus ou moins forte et plus ou moins importante selon les cas, de tout champ d'action. C'est ce qu'il convient de voir maintenant avant de proposer une autre façon de catégoriser la réalité.

I. - La régulation mixte des contextes d'actionL'analyse des organisations distingue traditionnellement une structure formelle et une structure informelle. La première correspondrait à la partie officielle et codifiée de la

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structure, la seconde renvoie au foisonnement des pratiques, interactions et relations non prévues officiellement, voire clandestines et occultes, et qui forment ce qu'on pourrait bien appeler une seconde réalité parallèle, en opposition à la première. Et il appartient au sociologue, lorsqu'il veut comprendre une organisation, de percer la façade ou la fiction de la première pour saisir la seconde dans toute sa richesse et sa complexité.

L'origine historique de cette distinction est bien connue. Elle nous vient des travaux du « mouvement des relations humaines » pour lesquels elle était l'expression de la résistance du facteur humain à la pression de l'efficacité et du calcul. D'un côté, la «logique des sentiments» des rapports humains entre les membres d'une organisation s'incarne dans la structure informelle. De l'autre, la «logique du coût et de l'efficacité» de la structure formelle dans toutes ses composantes (structures, règles, procédures, descriptions de tâches, dispositifs techniques, etc.) correspond à la volonté de la direction de contrôler et de rationaliser les divers aléas et incertitudes de la production (5).

Un grand nombre de travaux - notamment ceux de March et Simon (1958) et les recherches sur la bureaucratie (Gouldner, 1954 et 1955 ; Crozier, 1961 et 1964; Mouzelis, 1967; Silverman, 1970) - ont montré le caractère trop simpliste et finalement intenable d'une telle dichotomie, qui traite de manière indépendante ce qui est en réalité inséparable et inextricable.

En effet, la structure formelle n'est pas indépendante du champ de forces qu'elle construit, elle ne dispose d'aucune rationalité supérieure aux conduites et pratiques qu'elle cherche à canaliser et à réguler. Elle en est au contraire partie prenante intégrale, et elle ne trouve force et prégnance que parce que, et dans la mesure où, elle est reprise et intégrée dans ces conduites et pratiques qui l'utilisent autant comme protection que comme ressource dans les transactions et négociations qui les lient. Bref, elle n'est pas la simple expression d'une logique de l'efficacité. En tant qu'instrument de gouvernement et de régulation de l'organisation, elle est le produit d'une négociation entre ses membres, elle est l'expression cristallisée et codifiée d'un rapport de force et d'un compromis entre les participants, qu'elle a en même temps pour fonction de figer. Ses caractéristiques sont donc profondément liées aux pratiques des participants (des dirigeants aux exécutants), pratiques qui renvoient elles-mêmes aux aptitudes organisationnelles de ceux-ci, c'est-à-dire à leurs capacités cognitives et relationnelles à jouer le jeu organisationnel de la coopération et du conflit

De plus, la régulation qu'elle opère n'est jamais totale. D'une part, elle est constamment débordée par un ensemble de pratiques qui ne respectent pas les prescriptions qu'elle édicté et à travers lesquelles les participants, en fonction de la perception qu'ils ont de leurs contraintes comme de leurs ressources, réussissent à grignoter peu à peu sa prégnance et à en déplacer ou en limiter la validité, voire à en renverser complètement les séquences théoriques. Les exemples de tels « débordements » abondent et peuvent être trouvés dans toutes les organisations, quels que soient leurs statuts et leurs finalités.

Ainsi, pour reprendre un exemple déjà connu (Crozier et Thoenig, 1975 ; Crozier et Friedberg, 1977), le contrôle hiérarchique direct dans les services extérieurs de l'administration française est remplacé par un contrôle indirect et croisé du travail des différents niveaux administratifs par les divers échelons notabiliaires. Ainsi encore, dans telle usine d'automobile comportant deux chaînes de montage fonctionnant en parallèle, les mêmes programmes d'amélioration de la qualité sont pris en charge par une alliance privilégiée entre la fabrication et le service de méthode sur une chaîne, et par une alliance entre la fabrication et le contrôle qualité sur l'autre. Ou encore, dans telle usine de

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mécanique, on observe qu'une partie du service de méthode, chargée en principe de la partie « subalterne » des outils coupants, est parvenue à dominer complètement la partie «noble» du service, chargée de l'établissement des gammes de fabrication, et à renverser de fait la séquence théorique selon laquelle les outils sont un moyen pour réaliser les gammes : au lieu que l'outil soit au service de la gamme, c'est la gamme qui est ici au service de l'outil et de ses contraintes de parcours et de vitesse.

Il est certainement inutile de multiplier les exemples. Pour importantes qu'elles soient , la structure et les règles formelles d'une organisation ne- constituent jamais qu'une description très approximative de son fonctionnement réel : le travail réel s'écarte du travail prescrit, les lignes hiérarchiques sont court-circuitées et contournées, les processus de décision ne suivent que très partiellement les schémas théoriques et les filières réelles de résolution de problèmes prennent des configurations inattendues et surprenantes qui ne respectent ni les limites formelles d'une organisation, ni la répartition de prérogatives opérée par l'organigramme et les manuels du «bon management».

Mais là n'est pas tout. En effet, visant à rationaliser les problèmes, à faire disparaître des incertitudes et des aléas de comportement et à stabiliser, à régulariser et par là à rendre plus prévisible le fonctionnement d'une organisation, la structure et les règles formelles engendrent leurs propres problèmes, c'est-à-dire leurs propres incertitudes qui naissent des difficultés soulevées par la mise en œuvre et par l'application au jour le jour de leurs prescriptions.

Tel est en définitive le paradoxe de l'organigramme, du règlement intérieur, des procédures et techniques de gestion et autres dispositifs formels à travers lesquels les organisations cherchent à structurer les prémisses de décision de leurs membres et donc à régulariser et à rendre plus prévisible leur propre fonctionnement. Ils ne réussissent jamais à éliminer les incertitudes, ils ne font que les déplacer et en créer d'autres, qui peuvent à leur tour être utilisées par les participants et compliquer ainsi leur fonctionnement en déstabilisant partiellement le contexte d'action.

C'est ce dilemme de la structuration formelle d'un champ que Thévenot semble sous-estimer, voire négliger, dans sa notion d'« investissement de forme». Ou plutôt, comme beaucoup d'économistes qui s'intéressent aux organisations, obnubilé par la fonction qu'il attribue à la formalisation et par laquelle il explique son émergence, il surestime la stabilisation et la structuration des comportements qu'elle induit. Or, si les «investissements de forme» ont pour fonction d'entraîner «un accroissement de la prédictibilité des états à venir» (Thévenot, 1986, p. 29), ils n'y parviennent jamais que partiellement : la stabilité qu'ils induisent est contrebalancée par de nouvelles instabilités résultant des jeux autour des règles et autour des formes qui sont le lot quotidien de toute organisation et de tout champ d'action. Dans ces jeux, non seulement les «formes» sont grignotées, érodées et peu à peu vidées de leur contenu contraignant en attendant d'être remplacées par d'autres, mais elles sont investies à leur tour par des intérêts qui s'appuient sur elles, en «dénaturent» l'orientation et, ce faisant, les transforment .

Là aussi, le phénomène est bien connu et n'a pas besoin d'illustrations nombreuses. Chacun peut en trouver des exemples dans sa pratique professionnelle tout autant que familiale : la règle n'est structurante que si son application peut être suspendue ou modulée, c'est-à-dire reste fondamentalement incertaine. Les fonctions positives par lesquelles on explique habituellement l'émergence des conventions, normes et règles ne doivent donc jamais faire oublier la nature stratégique et fondamentalement politique de l'interaction humaine qui

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conduit à grignoter les conventions, normes et règles aussitôt qu'elles ont été créées, en ré-opacifiant le contexte et en recréant des espaces d'opportunismes. Une règle sans rapport de force qui la soutient devient toujours à la longue une forme vide.

Le rôle réel des caractéristiques formelles d'une organisation n'est donc pas de déterminer directement des comportements, mais de structurer des espaces de négociation et de jeu entre acteurs (9). Et elles n'ont de capacité d'organisation réelle, c'est-à-dire d'intégration effective des comportements des participants, que dans la mesure où elles sont reprises et réactivées dans leurs conduites lorsqu'ils acceptent de mobiliser leurs ressources de négociation dans leur service.

Les universités seraient un exemple tout à fait probant dans ce sens. Elles ont été qualifiées d'anarchies organisées (Cohen, March et Oison, 1972; Cohen et March, 1974). Or il est difficile d'imaginer des contextes plus formalisés pour ne pas dire plus bureaucratisés (Musselin, 1987; Friedberg et Musselin, 1989). On pourrait presque dire que dans leur cas il y a une corrélation négative entre le nombre de règles et de procédures existantes et le degré d'organisation ou de régulation qu'elles réalisent.

Inversement, les exemples abondent où l'efficacité d'une organisation, c'est-à-dire sa capacité à canaliser effectivement les comportements de ses membres au service de ses objectifs, repose lourdement, pour ne pas dire quasi exclusivement, sur des mécanismes de régulation informels qui sont enracinés dans des systèmes d'acteurs bien plus larges que les contours de cette seule organisation (cf., entre autres, Coleman, 1990 a et b; Reynaud, 1989).

La formalisation d'une organisation n'est donc jamais que la partie visible de l'iceberg de sa régulation effective. Celle-ci est toujours le produit d'un ensemble où se mêlent prescriptions formelles et processus informels en s'épaulant les unes les autres, où les prescriptions formelles s'enracinent dans une structure de pouvoir et dans des processus d'échange et de négociation informels pour lesquels elles fournissent à leur tour des arguments et des ressources.

Or, une telle «régulation mixte» n'est pas, loin de là, une caractéristique discriminante des organisations formalisées. Un grand nombre de champs d'action dans les domaines les plus divers sont structurés et régulés de fait par une combinaison de règles, dispositifs, mécanismes, conventions et contrats formels et informels, explicites et implicites, où la règle constitutionnelle épaule une «pratique constitutionnelle» qui s'en écarte tout en la soutenant, qui l'affaiblit sur certains points tout en la renforçant sur d'autres, et vice versa.

A nouveau, les universités, cas extrême d'organisation floue et perméable, en fournissent une bonne illustration : l'importance paradoxale des structures formelles dans des univers faiblement structurés y témoigne de la même interpénétration de régulations formelles et informelles que dans les organisations plus «classiques». Alors que les acteurs ont justement toute liberté de s'écarter des règles et éléments formels de fonctionnement, ils font preuve d'un très grand formalisme dans tout ce qui touche leur coopération et leur interdépendance : d'où les batailles juridico-corporativo-politiques bien connues autour de l'organisation formelle des universités (pourtant sans grandes répercussions sur la vie quotidienne des enseignants-chercheurs), autour de la répartition formelle des pouvoirs entre les organes de décision, autour de la rédaction des règlements intérieurs, voire des comptes rendus de certaines séances des conseils (Friedberg et Musselin, 1989; Musselin, 1990). Mais on pourrait prendre d'autres exemples, encore plus éloignés des organisations

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«classiques», qui illustrent la «régulation mixte» des champs d'action les plus divers. C'est ainsi qu'on peut comprendre l'importance des statuts et des procédures de recrutement comme base d'organisation, d'identification et de négociation dans les systèmes professionnels (Segrestin, 1985; Paradeise, 1984 et 1990), ou le rôle tout à fait essentiel joué, pour des raisons identiques, par les classifications dans le fonctionnement des marchés de travail et des systèmes de négociation collective (Thévenot, 1986; Salais et Thévenot eds, 1986; Salais, 1989 ; Reynaud et al., 1990), par les normes, standards, licences et marques dans le fonctionnement des marchés de produits. (Moullet, 1983; EymardDuvernay et Bony, 1982; Eymard-Duvernay, 1989) et par les normes, statistiques ou techniques de mesure et de caractérisation dans l'institution des traductions et dans la construction des réseaux à travers lesquels s'opèrent le soutien aux découvertes scientifiques et techniques et donc aussi les conditions de leur diffusion et de leur succès (Callon, 1986; Akrich, Callon et Latour, 1987; Callon et Law, 1988).

Les analyses convergent donc. Que l'on se trouve dans des organisations «classiques» comme les entreprises ou les administrations publiques, dans des organisations plus floues comme les universités ou autres systèmes professionnels, ou dans des groupes d'acteurs individuels ou collectifs plus lâches encore, comme par exemple les marchés de travail, les marchés de produits et les systèmes d'acteurs concernés par la définition de la mise en œuvre de l'intervention des pouvoirs publics, partout l'interdépendance et la coopération entre acteurs sont cimentées et stabilisées par des «investissements de forme» (Thévenot, 1986), et partout les pratiques réelles de ces mêmes acteurs ne cessent de s'écarter des prescriptions et inscriptions que celles-ci contiennent. Partout donc, régulations formelles et informelles, régulations de contrôle et régulations autonomes (Reynaud, 1989) entretiennent la même tension créatrice, tantôt s'épaulant, tantôt s'affaiblissant les unes les autres. Et l'intégration des comportements des participants est toujours assurée par un système dont la nature et la configuration exactes sont extrêmement variables d'un champ à un autre. La place des éléments formalisés y sera plus ou moins importante, même s'il semble bien qu'elle a tendance à s'accroître avec la complexité organisée et assumée dans nos sociétés (10). Mais elle est toujours essentielle dans la mesure où elle permet d'instituer une légitimité, de figer des hiérarchies, des ordres de préséance, d'allouer des droits d'accès et d'attribution et de structurer un rapport de force, bref de protéger les acteurs d'un champ en le «verrouillant» contre des remises en ordre trop brutales.

Il s'ensuit que, s'il est bien vrai qu'on ne change pas la société par décret, on ne la change pas non plus sans décret, pour reprendre et relativiser le titre devenu presque un slogan du livre de M. Crozier (1979). Pour que cela change, pour faire émerger d'autres jeux autour de nouveaux enjeux, il est souvent tout à fait indispensable que des «décrets» viennent déverrouiller les situations, c'est-à-dire en défaire des caractéristiques formelles sur lesquelles prennent appui les intérêts d'une coalition dominante qu'il s'agit précisément de faire évoluer. Bien sûr, l'histoire du changement ne s'arrête pas là, ou plutôt ne fait que commencer là. Il ne suffit donc pas de «déverrouiller», encore faut-il piloter et suivre la recomposition du champ pour s'assurer qu'elle porte bien les fruits qu'on en escomptait. Les ratés de la dérégulation sauvage à la Reagan sont là pour montrer toute l'importance d'un tel pilotage. Mais il n'en reste pas moins que la dérégulation, si elle est insuffisante et ne recouvre qu'une partie de l'histoire, constitue bien un moment essentiel de tout processus de changement.

II - L'organisation comme processus : l'analyse de l'action organiséeDans la perspective que je viens de tracer, il n'y a plus aucune différence de nature entre une organisation formalisée et des formes plus diffuses d'action collective, tout au plus une

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différence de degré. Le fonctionnement des organisations formalisées n'obéit que partiellement à leurs caractéristiques formelles et les champs d'action plus diffus sont plus structurés qu'il n'y paraît par des «investissements de forme».

Au fond, la différence tient plus à ce qui est mis en avant et valorisé des deux côtés de cette frontière factice qu'est le critère de la formalisation (11). Dans les organisations, c'est la hiérarchie, c'est-à-dire la soumission, la coordination volontaire, les règles et procédures détaillées, alors que sont occultés les phénomènes tout aussi structurants mais «illégitimes» de concurrence, de négociation, de contrats implicites, d'échanges compétitifs et de coopération conflictuelle. Et symétriquement, ce qui est mis en avant et valorisé dans les champs d'action plus diffus, ce sont les processus d'échanges non structurés et concurrentiels, les négociations et les relations contractuelles, alors qu'est occulté et souvent sincèrement oublié l'ensemble des contraintes formelles sans lesquelles ces échanges et relations ne seraient pas possibles et qui constituent chaque fois Г arrière-fond ou le contexte général (pourrait-on dire le cadre organisationnel ?) à l'intérieur duquel l'action collective et coordonnée des hommes peut se développer (12).

Il ne faut donc pas penser le phénomène «organisation» en termes d'une dichotomie qui distinguerait des situations où il y aurait organisation et d'autres où il n'y en aurait pas. Des deux côtés de cette dichotomie imaginaire, il y a la même ambiguïté générale des contextes d'action, le même caractère aléatoire et arbitraire des liens moyens/fins, la même omniprésence des phénomènes de «découplage», la même impossibilité de délimiter a priori le champ pertinent, le même caractère ambivalent et mixte des règles formelles et informelles qui assurent l'intégration et la coordination des comportements : ni contrat pur, ni contrainte pure, celles-ci relèvent de ces deux registres inséparables et solidaires à la fois (13).

Des deux côtés donc, il y a sinon le même dosage, du moins le même mélange de dispositifs formels et de structures émergentes, d'ordre spontané ou «naturel», au sens de non intentionnel, et d'ordre construit, c'est- à-dire voulu. En tant que processus de construction d'un ordre local et contingent, le phénomène «organisation» incorpore et superpose toujours nature et culture, propriétés construites ou émergentes, contrainte et contrat, intention et hasard.

Les organisations formelles ne sont dans cette perspective que l'aspect le plus artificiel, intentionnel et construit de ce que M. Crozier et moi (1977) avons appelé des «systèmes d'action concrets», c'est-à-dire la forme la plus artificielle, intentionnelle et construite de la classe générale des structures d'action collectives productrices d'un ordre local et contingent, dont les caractéristiques et «règles du jeu» sont le résultat de l'interaction stratégique et des processus d'échange et de pouvoir entre «participants», qu'elles servent en même temps à canaliser et à réguler.

Tout champ d'action peut se conceptualiser comme sous-tendu par un «système d'action concret» qui le structure par des «règles du jeu», c'est- à-dire par un ensemble de mécanismes de régulation. Ceux-ci définissent la pertinence des «problèmes» et des enjeux autour desquels les acteurs intéressés peuvent se mobiliser et, partant, organisent, médiatisent et régulent à la fois les interdépendances « objectives » entre participants et les processus d'échange qui s'ensuivent. La différence n'est pas dans l'existence ou la non-existence de tels mécanismes, mais dans leur degré de formalisation et codification ainsi que dans le degré de conscience qu'en ont «les participants».

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Dès lors, il devient possible d'envisager un continuum des champs d'action en fonction des caractéristiques de leur «organisation», c'est-à- dire de la nature plus ou moins explicite et codifiée de leur structuration, de l'existence de buts plus ou moins clairement définis, de l'articulation de la structuration et des mécanismes de régulation autour de ces buts, de la prise de conscience et de l'intériorisation de ces buts par les participants et enfin de la prise en charge, par certains participants, d'une responsabilité au moins partielle pour la mise en œuvre de quelques régulations.

En fait, il faudrait parler non pas d'un, mais d'au moins quatre continuums sur chacune des quatre dimensions évoquées ci-dessus : le degré de formalisation et de codification de la régulation, le degré de la prise de conscience de la régulation par les participants, le degré de finalisation de la régulation et le degré de délégation explicite de la régulation. Les évolutions sur ces quatre dimensions sont bien sûr interdépendantes : ainsi, la formalisation de la régulation va de pair avec une certaine centralisation et surtout une officialisation de la responsabilité pour la régulation, de même qu'elle implique une certaine finalisation de la régulation et surtout un minimum de conscience et d'acceptation, de la part des participants, de leurs interdépendances et de leur régulation. Mais ces évolutions ne sont pas forcément parallèles et sans décalages, pas plus que la dimension de la formalisation n'est le critère qui domine et entraîne tous les autres : c'est pourquoi il vaut mieux les distinguer et penser chaque dimension en continuum plutôt qu'en dichotomie.

L'ayant déjà longuement évoqué, je ne reviendrai pas sur le degré de formalisation de la régulation. La dimension de finalisation de la régulation renvoie au degré auquel les participants intègrent les résultats de leur coopération dans leurs interactions et les transforment en enjeux d'une part, et les intègrent comme buts de leur action d'autre part, c'est-à-dire acceptent finalement de mettre leurs transactions et leur régulation au service de ces buts. Tout système d'action concret a des résultats, ne serait-ce que le maintien du système lui-même. Mais la mise en évidence et la prise en considération de ces résultats par les participants augmentera l'intégration réelle du système sans qu'augmente nécessairement sa formalisation. Le cas de la gestion paritaire de la politique économique en Autriche est un exemple tout à fait probant à cet égard. L'organe central du dispositif de ce management macro-économique, la Paritâtische Kommission, n'avait pas d'existence formelle, ses délibérations étaient secrètes et ses décisions n'avaient aucun caractère légal. Et pourtant, c'est ce dispositif qui pilotait la politique économique et sociale de l'Autriche jusqu'à ces toutes dernières années, et il le pouvait parce qu'il s'appuyait sur une certaine finalisation de la régulation, jointe à une grande conscience de la part de tous les acteurs concernés des interdépendances et de la nécessité de leur régulation (14).

La dimension de la conscience des interdépendances existantes et de la nécessité de les réguler, fortement liée à la précédente dans la mesure où elle passe par la prise de conscience des résultats de la coopération ou de la non-coopération, exprime le degré d'interconnaissance et d'information mutuelle des acteurs qui conditionne leur capacité d'anticipation des stratégies réciproques. On touche là le domaine qu'explorent actuellement les théories des jeux et du common knowledge. La notion de système d'action concret suppose en effet un minimum d'interconnaissance, de circulation d'informations et de connaissances communes permettant des anticipations correctes des comportements des autres ainsi qu'un minimum d'intercontrôle (15). En ce sens et de ce seul point de vue, le marché walrasien ne serait pas un système d'action concret car il pose au contraire qu'aucun des acteurs n'anticipe ou ne se préoccupe des actions des autres (16) et que les échanges comme les ajustements se font de façon automatique. Mais il est significatif que les exemples empiriques de marchés walrasiens (la bourse ou les marchés au cadran pour

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certains produits agricoles) reposent toujours sur une communauté de marchands ou d'intermédiaires dont l'interconnaissance est élevée. Et si on pense au marché des diamantaires dont parle Coleman (1990 b), il semble clair que le degré d'intégration de ce système est très directement fonction de ce qu'il peut s'adosser à une communauté relativement fermée dont le degré élevé d'interconnaissance et ď intercontrôle autorise une grande confiance et un fonctionnement très souple (17).

La dernière dimension est celle de la délégation explicite de la responsabilité à un ou des organes centraux. Là aussi, il faut penser en termes de continuum, un continuum qui touche tout autant l'existence de «régulateurs» plus ou moins officiels dans le système que le caractère plus ou moins endogène ou exogène de la régulation.

Tout système d'action concret dispose de ses «intégrateurs», c'est-à- dire qu'il engendre des acteurs qui se trouvent en position d'arbitre entre les intérêts conflictuels des participants et qui, forts de cette position, assurent donc de fait sinon de droit une partie de la régulation en opérant les ajustements et équilibrages entre acteurs sans lesquels le système s'étiolerait. Dans le cas du marché départemental des transports routiers analysé par Moullet (1983) et Dupuy et Thoenig (1985), ces intégrateurs sont les affréteurs, qui disposent d'une position dominante entre les transporteurs et les expéditeurs. Mais le fonctionnement de ce marché serait incompréhensible si on négligeait la réglementation foisonnante qui l'enserre et qui attire l'attention sur le rôle essentiel d'un partenaire silencieux, à savoir les pouvoirs publics, dans la régulation de ce système d'action. De ce point de vue, on peut aussi considérer, à la suite de J.-D. Reynaud (1989), que les négociations et transactions qui fondent le fonctionnement quotidien de ce marché sont des «négociations déléguées» (18) par cette tierce autorité que sont l'Etat et son appareil administratif et judiciaire. Les matières sur lesquelles elles portent ont en quelque sorte été déléguées dans cette arène, et les règles selon lesquelles elles sont menées ont été partiellement codifiées et légitimées par cette autorité qui devient de ce fait tout naturellement la puissance tutélaire de ce système. Contrairement à ce que pense Coleman (1990), il n'y a donc pas que dans les organisations que les transactions entre participants obéissent à des contraintes extérieures et à des autorités explicites, bref qu'elles sont exposées à des interventions d'un tiers extérieur. Il n'y a guère de système qui ne soit sous la dépendance d'un tiers garant qui domine les participants et intervient dans leurs transactions pour assurer le respect d'un minimum de règles (cf., dans le même sens, Reynaud, 1991). Et par voie de conséquence, la régulation de tout système d'action, quel que soit son degré de formalisation, est partiellement endogène, et partiellement exogène.

Si on pousse cette réflexion un peu plus loin, on voit bien qu'il n'est plus possible alors de singulariser l'organisation par le caractère conscient et intentionnel de ses régulations, par opposition au caractère inintentionnel de la régulation d'un marché. Tout système d'action est là aussi le fruit d'un ensemble où l'une des dimensions peut certes prédominer mais où les autres ne disparaissent jamais complètement. Par exemple, un marché peut bien dans un premier temps apparaître comme le résultat inintentionnel de la confrontation d'un certain nombre de producteurs autour de la conquête du client. Mais aucun marché (sauf à retourner à l'hypothèse d'un espace social non structuré) n'est dépourvu d'« organisation» au sens de régularités induites de comportements à travers une structure de pouvoir et les règles du jeu qu'elle génère. Et cette «organisation» ne peut être conceptualisée comme entièrement inintentionnelle. Ainsi, comme le montre Eymard-Duvernay (1989), l'établissement de standards limitant ou réglementant la «substituabilité» des biens en circulation ne caractérise pas seulement les marchés du travail, mais aussi les marchés des produits. Or, l'établissement et le «maintien» de tels standards sont le plus souvent l'œuvre

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intentionnelle d'une partie ou de la totalité des producteurs intervenant sur un marché, avec ou sans la participation des consommateurs et/ou des instances étatiques (notamment celles chargées de la surveillance de la concurrence). En sens inverse, une bonne partie des régularités dans le fonctionnement d'une organisation est le produit d'effets «émergents» qui sont sinon contraires, du moins indépendants de la volonté et des intentions des participants, et notamment des dirigeants.

En croisant ces quatre dimensions, il est possible d'esquisser les quelques paliers d'une séquence génétique de l'émergence de systèmes d'action concrets obéissant à des mécanismes de régulation de plus en plus explicites, conscients et finalisés.

Un premier palier dans une telle séquence correspondrait au remplacement de la non-coopération et du conflit entre les acteurs par leur coexistence dans une collusion tacite englobant au moins les dirigeants. Ici, ni formalisation, ni prise de conscience ou explicitation des interdépendances et intérêts communs, ni bien sûr délégation de la régulation. Un grand nombre de situations viennent à l'esprit où une collusion de fait entre acteurs non seulement reste complètement tacite, mais de plus est complètement occultée par une rhétorique hostile marquant l'impossibilité pour les parties prenantes d'accepter le risque de faire connaître leurs arrangements tacites sous peine de perdre la confiance et le contrôle de leurs mandants respectifs. Une première illustration pourrait en être fournie par les étapes initiales dans l'émergence de systèmes de négociation collective, lorsqu'une interdépendance de fait est tout simplement niée par les intéressés, même si on observe de facto des ajustements implicites et la prise en considération des rapports de force. Une autre illustration pourrait être l'exemple des rapports très complexes qu'entretenaient le gouvernement, le parti et l'église catholique dans la Pologne communiste : officiellement exclue du jeu, l'église catholique était bien sûr partie intégrante du jeu politique en Pologne, avec évidemment un poids variable selon les époques. Et les tractations entre les parties prenantes respectaient la plupart du temps un minimum de règles qui ne pouvaient cependant être admises ouvertement, surtout par le parti communiste au pouvoir. Enfin, un dernier exemple pourrait être celui des relations souvent fort conflictuelles, du moins en apparence, entre l'administration publique et les entreprises privées (tout particulièrement les entreprises petites et moyennes) dans un régime politique libéral (19).

La collusion tacite est bien évidemment un mécanisme de coopération et de coordination particulièrement fragile et menacé par la défection d'un des partenaires, par la mésinterprétation des comportements de la partie adverse, par des erreurs de jugement, etc. Mais, pour que de tels systèmes évoluent et progressent vers une structuration plus consciente et explicite, il faudra que les intéressés développent une perception des résultats positifs de leur coopération (ou des résultats négatifs de leur non-coopération) et, avec cette perception et cette prise de conscience, des techniques de mesure de ces résultats. L'introduction et l'acceptation de la mesure explicite des résultats de la coopération et leur transformation en buts acceptés et intériorisés par tous les participants permettront une finalisation et une prise de conscience plus grandes de la coopération et constitueront de ce fait un deuxième palier dans l'évolution vers des structures d'action collective gérées de façon plus consciente. La coopération ici n'est plus valorisée pour elle-même, mais pour les résultats concrets qu'elle permet d'obtenir. Et l'obtention de ces résultats devient plus ou moins explicitement le critère de la pertinence des possibilités d'action qui peuvent être échangées dans les transactions entre participants.

De nombreux systèmes de relations industrielles pourraient se situer à ce niveau d'évolution, tout particulièrement dans les sociétés ayant un degré élevé de pilotage néo-

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corporatiste (Schmitter, 1974; Schmitter et Lehmbruch eds, 1979). On pourrait de même en trouver un grand nombre d'illustrations dans la plupart des secteurs où la mise en œuvre des interventions et politiques publiques implique la coopération de fait sinon de droit d'organismes privés qui entretiennent avec les administrations responsables des relations permanentes, souvent structurées de façon explicite et soumises à des évaluations de plus en plus formalisées (20). Des marchés en cours de cartellisation pourraient fournir une troisième illustration de ce palier.

Un troisième et dernier palier est atteint lorsque les parties prenantes acceptent de déléguer explicitement un certain degré de responsabilité pour la régulation et le pilotage du système, délégation qui coïncide le plus souvent avec l'émergence de structures et de procédures formalisées. Un exemple parmi d'autres serait l'émergence dans l'industrie allemande et japonaise de l'entre-deux-guerres d'une forme de cartellisation officielle sous la forme de trusts sectoriels ou intersectoriels. Cette esquisse soulève une série de questions sur les raisons et les mécanismes de cette évolution qui restent très mal connus (21). Mais la pluralité des dimensions qu'elle met en œuvre et la complexité de leurs interactions soulignent bien le danger qu'il y aurait à surestimer le poids et la capacité structurante de la seule formalisation des règles et mécanismes de régulations.

Il faut donc relativiser le statut de l'organisation formalisée comme objet d'étude privilégié. Selon les objectifs et les questions d'une recherche, elle pourra être étudiée pour elle-même ou comme une entrée en matière pour l'étude d'un système plus vaste dont elle constitue tout au plus un segment particulièrement visible, formalisé et conscient. S'ouvre alors un nouveau champ à la réflexion organisationnelle, celui des dynamiques et réseaux inter-organisationnels (Emery et Trist, 1965; Warren, 1967; Benson, 1975; Cook, 1977; Crozier et Friedberg, 1977; Marin éd., 1990), c'est-à-dire de l'organisation (au sens de structuration par des «règles du jeu») des processus d'échange et de pouvoir reliant un ensemble d'acteurs individuels et/ou collectifs concernés par un même «problème» (22).

Ce n'est plus l'organisation en tant qu'objet ou dispositif social constitué et bien particularisé qui est ici au centre de l'intérêt, mais l'action organisée en tant qu'elle suppose la construction et le maintien d'un minimum d'ordre ou d'un minimum de régulation (Reynaud, 1989) dans un champ d'action donné. Ce qui est donc en cause, c'est l'étude des processus sociaux diffus et omniprésents par lesquels sont canalisés et régulés les rapports entre acteurs interdépendants dans un champ d'action donné, c'est-à-dire par lesquels est produite l'action collective de ces acteurs quelle qu'en soit la configuration concrète. Et le mode de raisonnement qui permet d'étudier les organisations comme systèmes formalisés d'action collective peut être transposé à l'étude de ces processus plus diffus d'organisation. Il devient alors un instrument essentiel pour l'étude empirique des conditions et mécanismes concrets de la (re)production d'un ordre local, c'est-à-dire de la régulation sociale.

II. - Organisation, marché et système d'action concretRésumons-nous. Tout champ d'action peut s'analyser comme un ensemble interdépendant d'acteurs individuels et/ou collectifs, naturels et institutionnels, qui sont en concurrence les uns avec les autres tant pour la définition des «problèmes» à la solution desquels il faut (ils peuvent) contribuer que pour l'élaboration des «solutions» qui seront apportées à ces problèmes.

L'interdépendance de ces acteurs, si elle introduit bien une réciprocité dans leurs relations, n'est jamais équilibrée. Elle est au contraire toujours déséquilibrée en faveur de quelques-uns, dans la mesure où elle prend appui sur les données d'un contexte (objets, dispositifs,

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techniques, etc., qui y préexistent à l'échange et qui y structurent la perception et la définition tant des «problèmes» que des «solutions»), devant lesquelles les acteurs ne disposent pas de ressources équivalentes et ne sont donc pas également irremplaçables (23).

L'émergence et la stabilisation (irréversibilité) ultérieures de ces problèmes et de ces solutions ne sont, elles non plus, ni totalement arbitraires ni totalement voulues ou intentionnelles. Qu'elles soient le résultat de la volonté et de l'action intentionnelle et/ou concertée d'un ou plusieurs acteurs ou qu'elles soient dues au hasard ou aux conséquences non voulues et non prévues d'autres actions cherchant à «résoudre» d'autres «problèmes», elles seront toujours tributaires d'une structuration préexistante qui contraint les acteurs et engendre déséquilibres et conséquences imprévues. Mais une fois que ces «problèmes» ou «solutions» existent, c'est- à-dire ont pris une «forme» (Thévenot, 1986), ils sont à leur tour investis de relations de marchandage et de systèmes d'alliance qui développent leur propre dynamique. Ils deviennent donc eux-mêmes des éléments de la structuration du champ qui stabilisent les rapports et, ce faisant, empêchent (ou du moins rendent plus difficile) l'apparition d'autres «problèmes» et d'autres «solutions». Toute innovation (technique ou sociale, peu importe, ou plutôt cela revient au même), dans la mesure où elle s'impose et de ce fait stabilise les rapports entre des acteurs en créant des dispositifs les plus divers les liant les uns aux autres, est toujours aussi un empêchement au moins provisoire pour d'autres innovations concurrentes.

La coopération des acteurs autour des «problèmes» et de leurs «solutions» est donc toujours sous-tendue de rapports de dépendance et de pouvoir, c'est-à-dire de relations d'échange négocié à travers lesquelles chaque acteur cherche à «vendre» ses comportements aux autres aussi avantageusement que possible, tout en leur «achetant» au moindre prix les comportements dont il a besoin. Et ces relations, pour peu qu'elles dépassent le simple échange ponctuel, portent à la fois sur des comportements concrets dont les partenaires ont besoin, mais aussi sur les termes de l'échange, c'est-à-dire sur les conditions minimales auxquelles les uns et les autres acceptent de le poursuivre. C'est dire qu'à travers les négociations implicites ou explicites auxquelles ils donnent lieu, les échanges de comportement induisent une structuration du champ. Celle-ci incorpore et reproduit les données existantes formelles et informelles, matérielles et immatérielles en même temps qu'elle les réaménage, les modifie, les restructure plus ou moins profondément. Toutefois, à tout moment, elle peut se comprendre comme un ensemble de jeux (24) dont les règles et conventions (formelles et informelles, explicites ou tacites) disciplinent les tendances opportunistes des acteurs et canalisent, régularisent, en un mot rendent plus coûteuse sinon toujours plus prévisible leur défection. Elles y parviennent en rigidifiant les mécanismes d'échange et en opacifiant l'espace des transactions pour aménager ainsi des zones de négociations possibles (25).

Les règles de ces jeux ainsi que les caractéristiques et propriétés formelles du champ que simultanément elles induisent et sur lesquelles elles s'appuient sont toujours de nature contradictoire. Elles ne sont ni des contraintes pures ou, pour employer le vocabulaire des économistes, seulement des coûts imposés par l'un des participants aux autres pour équilibrer un peu les échanges, ni non plus des règles purement contractuelles conformes aux intérêts mutuels des participants et explicables de ce fait par une pure rationalité instrumentale. Et dans la mesure d'autre part où elles sont le fruit de négociations, elles correspondent à des compromis et ne sont donc pas réductibles à la volonté, aux objectifs et aux projets de l'une seulement des parties prenantes. Si, à un moment «t», elles peuvent

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correspondre à la décision de l'un des participants, elles prennent une fois instituées une vie propre qui devient contraignante pour toutes les parties concernées.

Pour prendre un exemple simple, les règles d'une convention collective peuvent bien s'analyser comme une contrainte (un coût) imposée par les salariés aux employeurs pour empêcher ceux-ci de les rendre librement interchangeables. Mais, en même temps, ces règles correspondent bien aussi à un intérêt de l'employeur qu'elles protègent contre des tentatives de débauchage intempestif de la part de ses concurrents. Et elles sont constamment sous-tendues par un rapport de négociation et de marchandage qui en module l'application et à travers lequel l'intérêt commun des parties prenantes s'actualise à nouveau en même temps qu'évolue et est modifié le contenu des règles.

Les règles sont donc toujours profondément ambivalentes : correspondant à des contraintes, elles cristallisent et reflètent aussi toujours un minimum de collusion en faveur de la stabilité de la relation de marchandage et autour du compromis auquel celle-ci a donné naissance. Et les acteurs expriment très bien cette ambivalence par des comportements eux aussi ambivalents, qui sont tantôt des tentatives d'évasion (on cherche à contourner la règle) et tantôt un repli défensif (on utilise la règle comme protection contre des tentatives d'influence d'autrui), ce qui revient à chercher non à contourner la règle, mais au contraire à combattre les tentatives de contournement de ceux à qui on veut imposer le respect des règles.

C'est l'avantage de la conceptualisation de l'interaction sociale comme un processus de négociation. Les règles sont le fruit d'une négociation à travers laquelle sont échangés les comportements dont les uns et les autres ont besoin pour poursuivre ou réaliser leurs entreprises. Cette négociation ne doit pas être formalisée ou explicitée. Toute séquence d'interaction peut à cet égard s'analyser comme une négociation ou, si on veut, comme la mise à l'épreuve séquentielle d'un rapport de force. Les règles sont donc la conclusion toujours provisoire, précaire et problématique d'une épreuve de force. Pour les parties prenantes, elles correspondent à un compromis qui met en forme une obligation réciproque. Qu'il soit implicite ou explicite, ce compromis est un échange entre des intérêts, une capacité d'anticipation et une obligation mutuelle contractée. Qu'il y ait adhésion ou non à ces règles ne change rien. Aussi longtemps que les deux partenaires sont incapables de modifier le rapport de force qui sous-tend cette conclusion, celle-ci sera respectée (26). Et la conclusion de l'échange n'est pas vraiment separable de la règle, pas plus que le marchandage ne l'est de la régulation (Reynaud et al, 1990).

Cette façon d'envisager l'action sociale comme une structuration/restructuration des espaces d'action à travers la création et la stabilisation de systèmes d'alliances et de réseaux d'acteurs s'applique tout autant à l'analyse de l'activité économique qu'à celle de l'action politique, à l'étude de la structuration d'un marché de produits qu'à celle de la structuration d'un domaine ou secteur d'intervention publique ou encore à celle de la création artistique. Dans tous ces cas, il s'agit de comprendre comment se constitue et s'organise socialement un espace de concurrence (de jeux réglés) entre acteurs mutuellement dépendants autour d'un problème qu'ils ne peuvent résoudre seuls.

Elle traverse d'autre part les distinctions savantes entre des modes de coordination envisagés de façon abstraite. Nous ne sommes pas en présence de secteurs ou champs régulés tantôt par le marché (le contrat et le prix), tantôt par l'organisation (le contrat et la hiérarchie), tantôt par la solidarité (la communauté, le sentiment d'appartenance, le lien élémentaire et naturel) (Ouchi, 1980; Segrestin, 1985; Hegner, 1986).

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Nous nous trouvons au contraire devant des systèmes concrets d'acteurs dont la régulation repose non pas sur un seul mode de coordination, mais bien sur des ensembles inextricables dans la mesure où ils sont bâtis sur de l'échange politique entre ces acteurs, qui s'appuient pour ce faire sur l'ensemble des ressources disponibles, produisant chemin faisant des configurations différentes d'ordres négociés plus ou moins marqués par telle ou telle dimension.

Un système d'action concret ne peut donc être opposé à un marché, il l'englobe toujours. Tout système d'action concret constitue un marché dans la mesure où il définit et structure un espace de concurrence et d'échange négocié autour de l'achat/vente de comportements rares dont les participants ont besoin et qui, pour persister, a lui-même besoin d'une régulation qui se crée par marchandage. Dans cette perspective, des éléments de marché et de concurrence existent donc tant sur le «marché» que dans les organisations, et des éléments de coordination par des règles existent dans les «marchés» comme dans les organisations. Et les relations qui se nouent dans l'un ou l'autre cas de figure ne sont pas abstraites mais concrètes, c'est-à-dire encastrées (Granovetter, 1985) dans un contexte social propre.

Le marché est organisé, au sens où par exemple il s'agit de s'assurer que les gens ne trichent pas, ne profitent pas des asymétries d'informations et de ressources, ne construisent pas des relations de dépendance et des situations de rente. Imposer la coordination par le marché revient en fait à créer un ensemble de contraintes institutionnelles qui permettent aux acteurs de se tenir quittes les uns des autres, sans se poser des questions sur la genèse des prix ni soupçonner qui que ce soit, bref qui rendent superflus le moindre rapport interpersonnel et la moindre négociation directe entre intervenants. Une telle exigence renvoie à une organisation très particulière, la bourse walrasienne (27), les marchés agricoles au cadran ou toute autre forme d'adjudication publique organisée. Et comme le montrent tout aussi bien les analyses de Moullet (1983) ou les scandales réguliers autour des délits d'initié, même dans ces cas extrêmes de «marchés encadrés et organisés» le fonctionnement réel est beaucoup plus complexe que ne le voudrait le schéma théorique : les négociations s'établissent en effet aux marges du système qui englobe la bourse (ou le cadran) mais ne s'y réduit pas, les acteurs s'ingéniant à vider aussitôt les règles instituées de leur caractère contraignant.

Inversement, l'organisation structure un marché, c'est-à-dire que sa structure et ses règles constituent et régulent un marché de comportements. Dans ce sens, toutes les organisations constituent bien un marché interne (Doeringer et Pioré, 1971; Pioré, 1983), sur lequel un ensemble de jeux et leurs règles définissent les possibilités de remplacement et d'interchangeabilité des acteurs (28). Mais si une telle segmentation a bien le mérite de cloisonner l'intérieur de l'organisation englobante du marché du travail, elle ne fait pas pour autant disparaître la concurrence. Celle-ci se réintroduit dans les fonctionnements concrets, dans la structuration des relations entre services, entre acteurs, entre niveaux hiérarchiques (Moullet, 1992). En ce sens, il me semble que Favereau (1989a) a tort de considérer des organisations en tant que marchés internes comme des organisations antimarché. C'est tout au plus une structure pour régulariser un marché, permettant de remplacer l'interchangeabilité libre des acteurs par une interchangeabilité régulée et négociée (29).

Rien ne différencie fondamentalement le fonctionnement d'une bourse de valeurs de celui d'une usine d'automobiles ou encore de celui des systèmes professionnels analysés par Segrestin (1985) ou Paradeise (1988) ou de la plupart des marchés de produits (Granovetter, 1985; EymardDuvernay, 1989; Karpik, 1989), si on les regarde du point de vue

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de la structuration d'un système d'acteurs. Ils sont tous construits pour régulariser les comportements, pour éviter que des acteurs ne trichent ou ne profitent par trop des asymétries et déséquilibres de toutes sortes auxquels ils sont confrontés et pour construire des possibilités de négociation. A cette fin, les régulations mobilisent toutes les ressources et jouent sur tous les registres : elles prennent appui sur des solidarités élémentaires, sur des systèmes d'information ou de coordination impersonnels comme sur des injonctions et des rapports de force. Mais aucune de ces régulations ne parvient complètement à stabiliser les rapports. Elles sont toutes soumises aux pressions incessantes des acteurs pour modifier les règles, réaménager des espaces de négociation, bref réintroduire du mou, du flou et pour tout dire du jeu dans la rigidité des régulations.

Il convient donc d'opérer dans l'analyse des marchés le renversement que Simon a demandé et opéré dans l'analyse des choix humains. Il était parti en guerre contre ce qu'il appelait le «biais irrationaliste» des analystes du choix humain qui passaient leur temps à mettre en évidence les imperfections de la rationalité humaine par rapport à un modèle de rationalité absolue, plutôt que de s'interroger sur la réalité des processus par lesquels les individus arrivaient à opérer leurs choix. Dans l'analyse des fonctionnements des marchés, on est un peu devant une situation comparable. La littérature abonde sur les imperfections du marché, mettant en évidence des fonctionnements qui ne correspondent pas aux postulats pourtant exorbitants du modèle classique du marché. Il faut renverser la démarche. Au lieu d'accuser les «imperfections du marché», il convient d'analyser comment concrètement les acteurs individuels et collectifs d'un espace de concurrence donné parviennent à construire leurs échanges et à rendre possible leur coopération conflictuelle. On s'apercevra alors que très peu de marchés se ressemblent et que, s'il y a une infinie gradation dans leur «organisation», aucun n'est sans structure et sans régularités de comportements (30). Le «marché» n'existe pas - il n'y a que des marchés concrets (31).

C'est là à mon avis tout l'intérêt de l'approche organisationnelle que de fournir un cadre pour l'analyse et la compréhension de l'action entendue comme la structuration sociale de champs d'action. Au lieu de séparer artificiellement marché du travail, systèmes professionnels, marché économique et organisation, elle part d'un continuum de systèmes d'acteurs interdépendants et concurrentiels à la fois autour de la définition et de la résolution de problèmes, continuum dont la notion centrale est la règle ou encore mieux la régulation à découvrir. Celle-ci suppose à la fois l'existence de règles du jeu et de jeux d'acteurs permettant de définir et/ou de modifier ces règles du jeu, car le comportement des acteurs ne peut jamais être compris seulement par référence aux règles existantes. Il doit se comprendre aussi par rapport à leurs tentatives de modifier, changer, transformer ces règles du jeu en leur faveur.