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GEO Les faces cachées du Mont-Saint-Michel C’est l’un des sites les plus visités de France. Mais les enjeux du XXI e siècle le mettent devant ses contradictions. Comment gérer la marée permanente des touristes, le projet titanesque de désensablement et protéger la vie spirituelle qui y subsiste? TEXTE D’HÉLÈNE CONSTANTY - PHOTOS DE STÉPHANE COMPOINT Entre Bretagne et Normandie, dans la baie qui porte son nom, le Mont-Saint-Michel semble, de son îlot rocheux, hisser la statue de son archange vers les nuages. Haut lieu de pèlerinage depuis le VIII e siècle, il est aujourd’hui un fleuron du tourisme avec 3 millions de visiteurs à l’année.

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Les faces cachées du Mont-Saint-MichelC’est l’un des sites les plus visités de France. Mais les enjeux du XXIe siècle le mettent devant ses contradictions. Comment gérer la marée permanente des touristes, le projet titanesque de désensablement et protéger la vie spirituelle qui y subsiste ?T e x T e d ’ H é l è n e C o n s Ta n T y - P H o T o s d e s T é P H a n e C o m P o i n T

Entre Bretagne et Normandie, dans la baie qui porte son nom, le Mont-Saint-Michel semble, de son îlot rocheux, hisser la statue de son archange vers les nuages. Haut lieu de pèlerinage depuis le VIIIe siècle, il est aujourd’hui un fleuron du tourisme avec 3 millions de visiteurs à l’année.

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Le cloître de l’abbaye (XIIIe siècle) vient d’être rin-cé par une pluie battante. Autour d’un jardin clos, déserté en fin de journée, il offre au dernier visi-teur l’apaisement de sa galerie rythmée de colon-nettes en quinconce. A l’ouest, trois grandes baies ouvrent sur l’océan. Impression de sérénité.

En fin de journée, le cloître offre encore des moments de haute solitude

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Du haut du site, en regardant, au sud, vers la côte, on mesure la progression des prés salés sur la mer. A ce jour, déjà, la marée n’est plus perceptible que 53 jours par an. Sur ce versant, il subsiste deux monte-charge, dont l’un servit à ravitailler la prison, et l’autre, à approvisionner l’abbaye.

Puissamment fortifié, le Mont mène aujourd’hui un combat contre l’ensablement

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Pieds nus, le pantalon relevé jusqu’aux cuisses, une trentaine de lycéens de Saint-Martin d’Angers, accompagnés de leur aumônier et d’un jeune guide naturaliste, pataugent dans la vase. Les débris de coquillages griffent leurs or-teils. Partis tôt ce matin, à marée basse, du village des Genêts, sur la rive nord de la baie, ils assisteront ce soir aux vê-pres dans l’église abbatiale. Devant eux, «la merveille», chef-d’œuvre de l’ar-chitecture gothique, grandit peu à peu sous le ciel bas, comme flottant sur cet-te étendue plane et grise d’eau et de sa-ble mélangés. Un flamant rose solitai-re picore le sol humide.

Pendant que les jeunes pèlerins mar-chent en silence parmi les mouettes, un autre rituel a lieu côté sud des remparts, côté sud. Des groupes de touristes des-cendent des autocars et s’engouffrent dans l’unique ruelle de la cité, à la sui-te de leurs guides brandissant des fa-nions colorés. Sur les trois millions de visiteurs annuels du Mont, un site ins-crit depuis 1979 au patrimoine mon-dial de l’Unesco, seuls 1,2 million (dont 60 % d’étrangers) poussent la prome-nade jusqu’en haut des marches pour visiter l’abbaye. Les autres flânent dans les magasins de souvenirs qui ourlent la montée, s’arrêtent pour déguster une glace ou grimpent sur les remparts pour contempler le spectacle de la marée.

Las ! Aujourd’hui, en guise de marée, les visiteurs aperçoivent surtout un flot d’automobiles, les vitres scintillantes des milliers de voitures garées de part et d’autre de la digue sud et, accessoi-rement, les troupeaux de prés-salés à tête noire, moutons friands d’herbus… Le sanctuaire, dressé en 709 par l’évê-que saint Aubert d’Avranches à la gloi-re de l’archange Michel, n’est plus en-touré d’eau que cinquante-trois jours par an, pendant quelques heures, lors des grandes marées d’équinoxe.

Et le problème allait empirer. «Si l’on avait laissé la nature poursuivre son œu-

vre, le Mont se serait retrouvé entière-ment encerclé d’herbe en 2042», pré-cise François-Xavier de Beaulaincourt, directeur général des services du syn-dicat mixte Baie du Mont-Saint-Mi-chel, qui regroupe les collectivités terri-toriales. En ce mois de mai 2009, cet ingénieur natif des environs d’Avran-ches supervise la finition du nouveau barrage du Couesnon, qui sera inaugu-ré en septembre prochain. Ses huit van-nes laissent désormais la marée entrer dans le lit de la rivière, la retiennent au plus haut niveau, puis la relâchent avec suffisamment de force pour permettre à l’eau de «chasser» la tangue.

Le fameux «rétablissement du carac-tère maritime du Mont-Saint-Michel», dont on parle depuis un siècle, va en-fin se réaliser. «Le caractère insulaire du lieu est indissociable de son iden-tité, se réjouit le frère François, un qua-dragénaire à la barbe rousse, prieur de des Fraternités monastiques de Jérusa-lem, présente dans l’abbaye depuis 2001. Venir ici en pèlerinage, c’est re-vivre symboliquement l’exode des Hé-breux vers la Terre promise.» Depuis le XIe siècle, des millions de pèlerins, souvent de condition modeste, emprun-tèrent ainsi les «chemins du paradis» pour rejoindre l’archange. Dans l’ima-ginaire des «miquelots», la traversée de la baie répétait le miracle de celle de la mer Rouge : la main de Dieu écar-tant les flots puissants et permettant de traverser à pied sec. Un prodige d’autant plus frappant que cette baie, à la fron-tière entre Normandie et Bretagne, est le théâtre des marées les plus impres-sionnantes d’Europe. Lors de celles d’équinoxe, la mer se retire à très gran-de vitesse sur plus de dix kilomètres à certains endroits de la baie, avant de revenir dans toute sa puissance… Sauf

au sud du Mont, justement, envahi par les herbes qui poussent sur la tangue, ce mélange gris de sable alluvial et de débris de coquillages marins, excellent fertilisant, très prisé des paysans qui l’appellent «la graisse de la mer».

Le terme «désensablement» est aujourd’hui banni. «Certains y voyaient une lutte, forcément vaine, contre les éléments naturels», explique François-Xavier de Beaulaincourt. L’ensable-ment de la baie, en effet, est un phéno-mène naturel d’une telle force qu’il est illusoire de vouloir le contrarier. Le pa-tron du syndicat mixte s’efforce de mi-nimiser l’ampleur des travaux engagés : deux cents millions d’euros, financés pour moitié par l’Etat. «C’est modeste, l’équivalent de quarante kilomètres d’autoroute ou la moitié du viaduc de Millau.» Ce grand chantier vise donc à effacer les ouvrages construits par l’homme, qui ont accéléré l’accumu-lation des sédiments. L’actuelle digue-route, bâtie en 1880 pour conduire les premiers touristes jusqu’au Mont, va être remplacée par une nouvelle digue, plus à l’est, prolongée par un pont-passe-relle qui laissera l’eau circuler. Les par-kings seront supprimés. Demain, les visiteurs se gareront à 2,5 kilomètres des remparts, dans le quartier de la Ca-serne, l’ancien cantonnement des doua-

niers, surnommé «Las Vegas» par les Normands en raison de sa densité d’hô-tels et de restaurants. Ils accéderont au Mont à pied ou en montant dans une navette. En 2015, si tout se passe com-me prévu, les vagues devraient, de nou-veau, lécher les remparts sud, cent cin-quante jours par an. «Ces aménagements vont nous tirer vers le haut», se félici-te le maire Eric Vannier. Le monument de l’archange en a grand besoin !

Aujourd’hui, osons le mot, le Mont-Saint-Michel est ringard. L’arrivée en voiture tient de l’horreur. L’automobi-liste passe d’abord devant les pancar-tes racoleuses des établissements de la Caserne (buffet fruits de mer à volon-té à 39,50 euros) et ses baraques à sou-venirs (galettes au beurre et calvados) en plastique rayé rouge et blanc. Puis il doit faire la queue, au bout de la di-gue, devant une guitoune préfabriquée où un préposé, frigorifié en hiver et transpirant en été, lui délivre un ticket à quatre euros, pour enfin se garer sur un vilain terre-plein datant de 1966, l’année des festivités du millénaire mo-nastique (l’arrivée des premiers béné-

Dans l’église abbatiale du XIe siècle, longue de 80 m, les visiteurs prennent le temps de prier ou, pour la majorité, de se reposer, après l’ascension depuis les parkings.

Le site fut le symbole de la Terre promise

Côté tourisme : sauver le site et garder l’affluence

Auberges et boutiques envahissent la Grande-Rue. Pour le visiteur comme pour le pèlerin, c’est l’occa-sion d’acquérir un souvenir de son passage. L’ar-change Michel reste un argument de vente.

Grâce aux réaménagements en cours, le Mont-Saint-Michel est en train de redevenir une île. Au bout du processus, les visiteurs seront- ils toujours aussi nombreux ?

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dictins remonte à 966). Depuis son vaste bureau d’angle aux murs blancs, sur les hauteurs de l’abbaye, Nicolas Simonnet, l’administrateur du monu-ment, dispose d’une vue plongeante, côté sud, sur les capots des voitures. «Les travaux sont nécessaires. Ils vont redonner au site sa dimension symbo-lique, dit-il en se tournant vers l’autre fenêtre, côté est. En bas, les grèves, le chaos primordial, où l’eau, le ciel et la terre se confondent. En haut, la construction parfaite et achevée, la montagne sacrée.»

Faire revenir l’eau, chasser les autos et les interminables files d’autocars du rocher sera donc un grand progrès. Mais après ? A quoi ressemblera le Mont-Saint-Michel de 2020 ? Entre les commerçants qui redoutent une bais-se de l’afflux touristique, les fonction-naires des Monuments historiques préoccupés eux aussi par leur tiroir-caisse, et les religieux qui aspirent à

la sérénité, le débat fait rage. Un dé-bat en tout petit comité. Car c’est là le paradoxe : ces pavés foulés chaque jour par des milliers de pieds redeviennent déserts à la nuit tombée. Les quelques dizaines de touristes qui restent dor-mir dans les petits hôtels n’entendent que le bruit du vent.

Moins d’une vingtaine de personnes vivent à l’année à l’intérieur des rem-parts : cinq moines et sept moniales, le curé et un moine retraité (lire article suivant), l’administrateur de l’abbaye, la postière et une commerçante à la re-traite. Le village compte toutefois une centaine d’électeurs : principalement les commerçants qui y tiennent bouti-que. Un lobby puissant, partagé en deux camps qui se détestent, géographique-

ment séparés par la digue : celui du mai-re, Eric Vannier, le plus gros proprié-taire à l’intérieur des fortifications, et celui des familles actionnaires de la Sodetour, fondée dans les années 1950 par Julien Nicolle, qui règne sur les hô-tels et restaurants de la Caserne. L’en-semble tourne à plein régime. «Notre taux de remplissage est de 80 %, dix mois par an», précise Jean-Yves Vételé, directeur général de Sodetour.

Vannier, lui, ne donne aucune chif-fre et ses sociétés ne publient pas leurs comptes. Quinquagénaire à la carrure de lutteur,il a fait fortune sur un nom : La Mère Poulard. Né à Paris, il a surgi ici à la fin des années 1970, en repre-nant un petit musée privé dans lequel ses grands-parents avaient investi. L’homme d’affaires, un temps proprié-

taire de la boîte de nuit parisienne Les Bains Douches, s’est débrouillé pour racheter, un à un, tous les hôtels, res-taurants et boutiques qui passaient à sa portée. Au premier rang desquels la célèbre auberge La Mère Poulard, fon-dée en 1888 par l’ex-femme de cham-bre de l’architecte qui entreprit la pre-mière grande restauration de l’abbaye. C’est aujourd’hui la première ensei-gne que les touristes aperçoivent, une fois franchies les portes de la forteres-se. Les curieux s’agglutinent à l’entrée pour admirer une rangée de marmitons en blouse rouge battre les œufs en ryth-me dans de grandes bassines de cui-vre, devant une imposante cheminée de pierre. Prix de l’omelette nature : dix-huit euros. Les Japonais adorent. La Mère Poulard s’exporte dans le monde entier, sous forme de biscuits, caramels et chocolats.

Les touristes sont loin de se douter que, derrière ce sympathique folklore, se sont jouées des tractations politiques interminables, avant que n’aboutisse le projet de désensablement. Dès sa pre-mière élection, en 1983, Vannier s’est emparé du dossier, alors enlisé dans les méandres administratifs. «J’y ai consacré toute mon énergie, raconte-t-il. Je me suis fait élire au conseil géné-ral et au conseil régional pour convain-cre les gens au plan local. Puis je suis allé présenter le projet à Edouard Balla-dur, qui n’était pas encore Premier mi-nistre. Une fois au pouvoir, c’est lui qui a lancé les travaux, en 1995.»

Aux municipales de 2001, pourtant, une courte majorité de commerçants montois, inquiets, lui ont préféré un autre hôtelier, Patrick Gaulois, opposé au projet. Eric Vannier a réussi, de jus-tesse, à se faire réélire en 2008, faisant campagne sur le «rétablissement du ca-ractère populaire». Les marchands re-doutent en effet qu’un prix excessif des futures navettes fasse fuir la clientèle modeste, les locaux qui viennent man-

ger une crêpe avec les cousins de pas-sage. «Le Mont-Saint-Michel doit res-ter une destination populaire. Ce projet n’est pas fait pour les mouettes !» ton-ne le patron de La Mère Poulard.

Du haut des murs de l’abbaye, Ni-colas Simonnet estime, lui aussi, que l’impact des aménagements sur les flux touristiques n’a pas été suffisamment étudié. Quel sera le prix des futures na-vettes ? Combien de visiteurs choisi-ront-ils de se rendre à pied au Mont ? L’enjeu est de taille : les visites rappor-tent 6,8 millions d’euros par an au cen-tre des Monuments nationaux (Mo-num), émanation du ministère de la Culture, soit 16 % de ses recettes. «In-citer les gens à venir à pied, c’est bien, mais leur restera-t-il des forces pour grimper les marches jusqu’à l’abbaye ? Et le retour, qui y a pensé ? Je crains l’effet “post-visitam”. Vous arrivez, le désir monte. Une fois la visite termi-née, vous êtes satisfait. Maintenant, imaginez qu’il pleuve : nous n’aurez plus envie de marcher une demi-heure, au retour, pour rejoindre votre voiture garée à la Caserne.»

En attendant, les autocars ont déjà quitté le site, et l’on entend de nouveau le cri des mouettes. Il est dix-neuf heu-res trente. Les derniers touristes étu-dient les menus des restaurants et constatent qu’ils se ressemblent tous. Hors de l’omelette et de l’agneau de pré-salé, point de salut ! Les lycéens d’Angers descendent à leur tour les hau-tes marches de l’abbaye. Dans la rue principale, la plupart des magasins ont baissé leur grille… Sauf un. Ouf ! Les pèlerins d’aujourd’hui, pas plus que ceux d’hier, n’imaginent de rentrer chez eux sans un souvenir. «Le travail des hommes et des femmes qui habitent le Mont consiste à colorier des coquilles marines, qu’ils cousent sur des bandes de toile et vendent aux pèlerins qui se les placent sur les épaules en travers comme une étole» : ainsi écrivait Louis d’Aragon, dans son carnet de voyage en… 1517. L

Hélène Constanty

Affaibli, le Couesnon ne parvient plus à chasser les sédiments qui encombrent la baie. Un nouveau barrage, équipé de vannes mobiles, mis en acti-vité cette année, devrait remédier au problème.

Les tractations politiques sont interminables

Revitaliser le fleuve, désensabler la baie, faire revenir les battements de la mer

Aujourd’hui, le Mont-Saint-Michel n’est plus une île (en haut). Sa baie se trouve très ensablée. Les herbus progressent et encombrent l’estuaire. Les abords du rocher sont couverts de parkings. Dans dix ans (projection du futur site, ci-dessus), grâce au barrage installé en 2009 sur le Couesnon, l’estuaire devrait retrouver sa vocation maritime. Les parkings seront installés plus

Moins de vingt personnes vivent là toute l’année

Le Mont dans dix ans

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en amont, et un système de navettes assurera la liaison dès 2014, quand le pont-passerelle (ci-dessus) remplacera la digue-route. Le Mont respirera à nouveau, enfin dégagé des sables et de la circulation automobile.

2009

2020

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Côté religion : préserver un lieu de prièresAu cœur de l’affluence touristique, cinq moines et sept moniales perpétuent, toute l’année, la vocation première de l’abbaye : être un espace de foi et de silence.

Dans la chapelle du Saint-Sacrement, moines et moniales se relaient chaque après-midi pour une prière silencieuse… malgré le passage du public, parfois bruyant. Ce recueillement intrigue certains visiteurs, mais d’autres vont s’agenouiller au côté des religieux.

A proximité du réfectoire, il n’est pas rare d’apercevoir dans ce jardin privatif, appelé le «parloir aux oiseaux», un religieux s’entretenir avec un «retraitant». Plus bas, d’autres jardins cultivés par les moines participent à l’approvisionnent de la communauté.

P H o T o s d e R i C H a R d V o l a n T e

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Dans le réfectoire, sœur Mariam achève son ouvrage. La prière n’est pas l’unique activité, le travail, aussi, est inhérent à la vie monastique. Certains religieux se chargent du jardinage, d’autres gèrent la librairie, œuvrent à l’atelier de sculpture ou réalisent des icônes.

Pour les vêpres (office du soir), le frère Sébastien prépare l’encens né-cessaire à la célébration. A 18 h 30, le Mont est déjà presque désert. Après l’office chanté des complies, deux heures après les vêpres, moi-nes et moniales entreront dans le silence jusqu’au lendemain matin.

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e son des cloches interrompt la conversation. Dans l’église abbatiale, le gardien, un énorme trousseau de clés à la main, presse les touristes vers les salles suivantes : cloître, réfectoire, scriptorium… Certains se sont attardés sur les bancs, fascinés par le spectacle des moines et des moniales, encapuchonnés de blanc, absorbés dans une prière silencieuse, en attendant les vêpres. «L’Etat ferme, les moines ouvrent», justifie le gardien. Lorsque la porte se referme sur les visiteurs, les chants religieux s’élèvent dans le chœur gothique flamboyant.

Entre l’Etat, propriétaire des lieux, et son locataire, les Fraternités monastiques de Jérusalem, les relations ne sont pas simples. Les moines se sentent à l’étroit dans une abbaye destinée à la visite touris-tique, où les trois offices quotidiens ne sont que tolérés. L’administration, pour sa part, trouve ces religieux parfois envahissants. Après des siècles de présence bénédictine, la Fraternité, créée dans les années 1970 par Pierre-Marie Delfieux, privilégie une pratique ouverte sur le monde. Une des sœurs travaille dans une librairie, un des frères a tenu le bureau de vote pour les élections européennes. «Notre fraternité a pour vocation de créer

des oasis de prière dans le désert des grandes cités, explique le frère François. Ici, nous prions avec et pour ceux qui passent, une foule immense de toutes les nations.» Et tant pis si certains fonctionnaires du monument trouvent que les moines et moniales, jeunes et fervents, en font trop lorsqu’ils se prosternent sur le sol glacé du chœur ou diffusent sur YouTube une vidéo appelant aux dons pour l’achat d’une maison au village, qui leur permettrait d’accueillir des retraitants.

«Cette abbaye n’a de vie que si des hommes et des femmes y vivent dans la prière», renchérit André Fournier, l’ancien prieur des béné-dictins, resté dans le village après le départ de sa communauté, en tant que recteur de l’église Saint-Pierre. Le public semble lui donner raison, qui participe, de plus en plus nombreux, à des événements dont la tradition s’était perdue. Comme cette proces-sion du dimanche des Rameaux, le 5 avril dernier, à laquelle ont participé plus d’un millier d’étudiants de l’ouest de la France, qui avaient prévu de traverser la baie à pied, depuis le bec d’Andaine (mais le brouillard les a contraints à remonter dans les cars pour accéder à l’île). Le pèlerinage aussi revient en force.

Chaque jour, des groupes de paroissiens se mélangent aux randonneurs, sur la grève des Genêts ou du bec d’Andaine, points de départ des traversées de la baie à pied, qui connaissent un succès croissant depuis une dizaine d’années. L’association des Chemins du Mont-Saint-Michel, créée en 1998, a contribué à cet élan, en retrouvant et en balisant près de deux mille kilomètres d’itinéraires autrefois empruntés par les Miquelots venus d’Angleterre et du nord de la France.

Même Nicolas Simonnet, laïc, le reconnaît : «Ce lieu a toujours vécu avec son temps. Apocalyptique au XIe siècle, romantique au XIXe… Au XXe siècle, on l’a plongé dans le tourisme international. Aujourd’hui, je sens un frémissement spirituel.»

Mais pour l’administrateur, pas question que la religion catholique étanche seule cette soif de spiritualité. Selon lui, le site doit évoquer les mythes communs à toutes les religions. C’est pourquoi il a organisé, en 2008, une exposition sur les montagnes sacrées du monde et en prépare une autre, pour 2010, sur les pèlerinages. L

Hélène Constanty

Le frémissement spirituel est ressenti par tous

Cette communauté privilégie une pratique ouverte sur le monde

Retrouvez la chronique «Planète GEO» sur France Info.

Frère Sébastien sonne la cloche pour annoncer le début des laudes (louanges), l’office célébré à 7 h. Un moment intense qui accompa-gne la première prière, au moment où la lumière envahit l’église.

pour aller plus loin : Sur notre site www.geo.fr, venez découvrir nos guides de voyage «Bretagne» et «Normandie».