l'Écrivain et le communisme selon dionys mascolo

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Robert Vander Gucht L'écrivain et le communisme selon Dionys Mascolo In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°73, 1964. pp. 69-107. Citer ce document / Cite this document : Vander Gucht Robert. L'écrivain et le communisme selon Dionys Mascolo. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°73, 1964. pp. 69-107. doi : 10.3406/phlou.1964.5245 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1964_num_62_73_5245

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Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°73, 1964. pp. 69-107

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Page 1: L'Écrivain Et Le Communisme Selon Dionys Mascolo

Robert Vander Gucht

L'écrivain et le communisme selon Dionys MascoloIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 62, N°73, 1964. pp. 69-107.

Citer ce document / Cite this document :

Vander Gucht Robert. L'écrivain et le communisme selon Dionys Mascolo. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisièmesérie, Tome 62, N°73, 1964. pp. 69-107.

doi : 10.3406/phlou.1964.5245

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1964_num_62_73_5245

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L'écrivain et le communisme

selon Dionys Mascolo °

LE COMMUNISME COMME EXIGENCE THÉORIQUE

L'ouvrage de Mascolo sur le communisme émeut, agace, irrite, lasse, tourmente, blesse. Au seuil d'une étude qui lui doit être consacrée, nous découvrons avec quelque effroi que nous ne savons qu'en dire. Dans le cours d'une psychothérapie, le premier acte positif du névrosé c'est d'accepter de discourir sur son habituelle incapacité à s'exprimer. Notre première démarche consistera pareillement à gloser sur l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons pour le moment de traiter notre sujet.

Notre façon de procéder mime curieusement la manière de faire de Mascolo lui-même. Pour lui, en effet, parler de Saint- Just, c'est parler de la difficulté qu'il y a à parler de Saint-Just ; parler du communisme, c'est parler de la difficulté qu'il y a à parler du communisme ; parler, c'est parler de la difficulté qu'il y a à parler. Comme on le voit, les hésitations, les scrupules, les incertitudes sont choses contagieuses.

Ce qui nous console un peu, mais en nous enlevant l'espoir d'un

<•' M. Dionys Mascolo appartient a la génération des hommes qui eurent vingt ans au cours de la seconde guerre mondiale. Il s'inscrivit au Parti Communiste Français pendant cette guerre et rompit avec lui peu après le procès Rajk. Il a publié jusqu'ici deux ouvrages: Le Communisme, Révolution et communication ou la dialectique des valeurs et des besoins, un vol. 20x14 de 565 pp., Paris, Gallimard, 1953 (cité C.) et Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, un vol. 18,5 X 12 de % pp., Paris, Les Editions de Minuit, 1957 (cité L. P.). Il a également publié des articles dans Les Lettres Nouvelles, Le» Tempe Modernes, Arguments, France-Observateur et Le 14 juillet.

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secours, c'est que nous ne sommes pas seul à ressentir cet embarras en présence de l'ouvrage de Mascolo sur le communisme. Il n'a guère suscité de réactions et d'aucuns soupçonnent qu'il n'eut guère de lecteurs. Nadeau est le seul critique à avoir publié une longue étude sur lui. Mais qu'en a-t-il compris ? En vérité rien, assure Mascolo en réponse à cette étude, à quoi Nadeau riposte en déclarant que Mascolo est un esprit tordu. Claude Mauriac et Annie Besse lui ont consacré l'un et l'autre un bref article, — mais le premier parle pour ne rien dire (ou si peu) et la seconde ne fait que répéter ce que le Parti lui souffle. Il ne reste donc finalement que quelques remarques élogieuses de Colette Audry dans Les Temps Modernes et de Domenach dans Esprit, ainsi qu'un intéressant compte rendu de Blanchot dans La Nouvelle Revue Française. Ah ! oui, j'oubliais : il y a encore un encouragement d'André Breton : « A la bonne heure ! ». Si bien qu'à tout prendre...

Ce quasi-silence se comprend mal au sujet d'un volume dans lequel un Domenach voit « la première réflexion qui ait été menée depuis longtemps sur le communisme avec une totale liberté, et pour ainsi dire à neuf » (1).

Mais qu'est-ce donc qui fait à la fois l'originalité de Mascolo et l'embarras de ses critiques ?

La parole est an Traître.

Il est malaisé de définir ce qu'est le marxisme. Est-il philosophie ? Est-il science (et laquelle : économie, sociologie) ? Est-il tout cela à la fois ? Toujours est-il que philosophes, sociologues et économistes se croient généralement en mesure, et seuls en mesure, de comprendre et de juger cette doctrine, voire aussi les mouvements qui s'en réclament.

Dès l'avant-propos, Mascolo tient à nous avertir qu'il n'est « ni économiste, ni sociologue, ni historien, ni philosophe » (G, p. 8). Etant cependant désireux de parler du communisme, il a donc choisi (c'est-à-dire qu'il a été contraint) « de partir de quelques principes très généraux, plutôt éthiques que matérialistes, plutôt littéraires que politiques » (C, p. 8). Voilà qui ne laissera pas de surprendre et d'inquiéter les spécialistes, marxistes, marxiens et marxologues.

<l> J.-M. Domenach, /ntotfecfoefo et communitme, dans Etprit, juillet 1955, pp. 1203-1204.

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Ils ne sont pas au bout de leurs étonnements car, faisant de nécessité vertu, Mascolo déclare que cette approche, mieux que toute autre, fait saillir le caractère d'exigence théorique du mouvement communiste, caractère qui est quasi fatalement voué à demeurer inaperçu si l'exposé du communisme revêt un tour plus direct. C'est l'ouvrage lui-même qui se trouve ainsi chargé de nous convaincre du bien fondé de son arrangement méthodologique : toute critique apparaît prématurée.

Tâchons cependant de nous enquérir du sens que notre auteur accorde au mot « éthique », afin de pouvoir déterminer quelque peu le point de vue auquel il se place pour traiter son sujet. « Qui juge-t-on ? On juge les juges » (C, p. 29). Les juges, c'est-à-dire les intellectuels, les spécialistes de la culture, les détenteurs privés des moyens d'expression, ceux qui déterminent ce que tout le monde doit croire, détester, aimer, regretter, espérer. Curieuse éthique, me direz-vous, que celle dont le principe premier est d'envisager comme suspects, de façon délibérée, systématique, les porte- paroles de la Conscience ; — et qui donc se targue de juger les juges ? La question est insidieuse. Elle nous accule à un fâcheux dilemme : répondons-nous qu'il s'agit de juges, on nous rétorquera que nous venons précisément de prescrire une absolue méfiance à leur égard ; affirmons-nous au contraire qu'il s'agit d'accusés, on aura beau jeu de nous faire remarquer qu'ils constituent par définition le groupe des hommes qui n'ont pas la parole, « l'humanité muette » (C, p. 30).

L'entreprise est contradictoire, soit. Cela prouve non pas qu'elle est impossible mais qu'elle ne peut être menée à bien que pas un être lui-même contradictoire. Par un traître. Mascolo l'avoue en toute simplicité : « L'auteur de ces lignes ne se considère pas comme un intellectuel, voudrait n'imiter leur démarche que pour mieux les tromper » (C, p. 376) (8). Ni accusé, puisqu'il ose prendre la parole, ni juge, puisque sa prétention est de « juger les juges du point de vue de l'humanité muette, pour une fois » (C, p. 30), Mascolo échappe donc à toute définition « Etes-vous ou non ceci ? », spécieuse alternative : Mascolo n'est rien.

<*> Cf. C, p. 50; C, p. 233: « Je ne peux jouir de la liberté du libéralisme que pour la trahir ».

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Vous qui lisez, abandonnez toute assurance...

De quel crime Mascolo accuse-t-il les juges ? De prêcher une morale qui, dans une société divisée comme la nôtre en classes antagonistes, aboutit à perpétuer et même à légitimer l'oppression. « Persuader les gens que la charité s'impose, que l'envie ou la jalousie sont mauvaises, et puis les dépouiller de tout, les forcer à vendre leur temps ou les priver de leur femme, comptant qu'ils ne se rebelleront pas puisqu'ils ont reconnu que la charité s'impose, que l'envie et la jalousie sont mauvaises, voilà la félonie habituelle de la majorité des juges théoriques, écrivains, philosophes, éducateurs et moralistes au cours des siècles » (C, p. 30).

(( II ne peut pas être mauvais, poursuit-il, de juger un peu ces juges » (C, p. 30). Plus loin, Mascolo révèle explicitement le dessein de son ouvrage : « Sans s'assigner d'autres limites que celles que les connaissances et le talent lui imposent, il voudrait contribuer à affaiblir pour sa part l'assurance que le monde des privilégiés bourgeois est capable de mettre à se défendre, et particulièrement à affaiblir cette assurance que la majorité des intellectuels ont pour fonction, par innocence ou par astuce, de redonner au monde bourgeois » (C, pp. 162-163). Prendre la défense des valeurs de la civilisation bourgeoise dans la tranquille indifférence aux besoins de ses exploités, voilà l'attitude de ces intellectuels. De ces pseudo-intellectuels plutôt, puisque pour eux l'acte de parler, d'écrire, n'est plus sous-tendu par la volonté d'universelle communication mais par l'intention de creuser plus profond le fossé qui sépare les classes. Ceux qu'il faut trahir, ce sont les traîtres (C, p. 50), ce sont ceux qui volent au secours de la terreur. « Si un pareil travail peut servir à quelque chose, dit encore Mascolo, cela ne peut être qu'à diminuer la quantité de terreur qu'il y a dans le monde. Faire douter quelqu'un, l'affaiblir, c'est moins affaiblir un ennemi que le soustraire à la nature ennemie, lui donner l'occasion de s'apercevoir qu'il n'est pas ennemi. Charité bien ordonnée : moi qui suis en train de dire cela ici, je tente par là de m 'affaiblir d'abord moi- même. Je fais en sorte de corrompre quelque chose de cette assurance, de cette santé qui me permettent beaucoup trop bien de résister, de cette résistance qui me permet encore trop bien de tenir au sein du mensonge et de la honte, de les tolérer, de vivre avec. Je ne désire pas me fortifier dans une foi quelconque. Seulement m'affaiblir, et en affaiblir d'autres avec moi s'il se peut. Quand

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nous n'aurons plus du tout la force, les connaissant bien, de supporter ce chiqué, ces prétentions, cette comédie vraiment trop triste, nous serons heureux. Il faut combattre toute sécurité, toute santé morale existante » (C, p. 163) (3). Traquer impitoyablement autour de nous, et en nous, les attitudes, les jugements, les sentiments, les impulsions, les tics, qui attestent que nous avons, nous qui parlons, pris notre parti de la scission des hommes en deux groupes, celui des civilisés, de ceux qui parlent grec, de ceux qui parlent comme nous parlons quoi, et celui des barbares, de ceux qui ne savent mieux faire que bégayer ou bafouiller (4>, traquer ces gestes, ces réflexes, tel est le souci de Mascolo <5). Sa dureté, son masochisme, sa haine, sa fourberie ont un nom : fidélité. Fidélité à qui ? A l'humanité commune. Comprendront ceux pour qui la vie ne peut avoir d'autre sens que d'être une inlassable lutte pour universaliser un bonheur déjà goûté en de trop rares rencontres, en de trop brefs instants, le bonheur « de pouvoir dire sans l'ombre d'une retenue la nature exacte de vos refus, de vos exigences, de vos dégoûts et de vos espoirs, et de les trouver partagés dans une entente absolue » (L. P., p. 76).

L'intellectuel et le prolétaire.

Il faut assurer l'universelle communication : tel est l'impératif catégorique de l'éthique élaborée par Mascolo à partir d'une réflexion sur le rôle de l'intellectuel. Il en résulte que la question du communisme doit apparaître comme la seule nécessaire à tout qui ne se résigne pas à parler pour ne rien dire. « A l'instant où l'on est en train d'écrire ceci, on sait — je sais, vous savez, tout le monde sait qu'un million d'Hindous doivent mourir, seront morts de faim dans l'année. Et très bien : ce n'est pas la mort qui est tellement gênante. L'homme est mortel, et les quelque deux milliards actuellement en vie avec nous seront tous morts avant longtemps. L'ennuyeux, c'est que cela étant, et étant connu — qu'un million d'Hindous seront morts dans l'année, il n'y a pas de vérité possible. On

m Cf. p. 270. <*> c ... 11 est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la

confusion et à l 'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain », Cl. LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952. p. II.

<•) Cf. C. pp. 128-129.

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veut dire pas de communication, pas d'expression possible. Ce que je dis en ce moment ne vaut certainement pas pour l'Hindou qui sait qu'il va mourir, dont je sais qu'il va mourir, et qui sait que tout le monde sait que lui va mourir, et ne vaut certainement pas pour moi qui sait tout cela. Je ne peux lui parler. Il ne peut pas m'en- tendre. Personne ne peut rien lui dire. Voilà quelqu'un que tu ne peux pas convaincre, à qui tu ne peux même pas penser adresser la parole. Par conséquent, c'est lui qui a raison. Cela revient à dire, ou qu'il n'est pas possible de parler, ou qu'il faut faire en sorte que ce que l'on dit convienne aussi à celui qui est sur le point de mourir de faim dans ce monde où l'occupation première de quelques-uns est de parler, de dire les choses. Ce n'est pas un souci politique qui fait qu'on s'occupe de l'Inde, des famines, du socialisme, des révolutions. C'est le besoin d'assurer à la communication sa réalité. Elle est universelle, ou n'est rien » (C, p. 53). Parler, c'est vouloir communiquer à tous certaines vérités, certaines valeurs. Or cette communication universelle est irréalisable dans la mesure où il n'est pas tenu compte de l'existence où que ce soit dans le monde de besoins matériels non satisfaits. Donc l'entreprise de libération matérielle de tous les hommes — l'entreprise communiste — est également une recherche pratique de la communication et, à ce titre, elle ne peut laisser indifférents les intellectuels ; bien plus : elle les concerne à un point tel que si, par impossible, elle n'existait pas, leur tâche la plus urgente serait de l'inventer. Le communisme est une exigence théorique et rien mieux qu'une réflexion sur la mission de l'écrivain ne le peut mettre en lumière, — mais n'est-ce pas là précisément l'affirmation initiale de Mas- colo ? Cette démonstration menée rapidement, reprenons-la à l'aise, en la laissant déployer ses richesses et ses nuances.

II

L'INTELLECTUEL ET LE PROLÉTAIRE

Selon Mascolo, ce sont des intellectuels bourgeois qui sont à l'origine de la pensée révolutionnaire. « Marx n'était pas ouvrier d'usine » (C., p. 397) mais fils d'avocat et docteur en philosophie. Dans un passage célèbre du Manifeste, Marx a d'ailleurs signalé cette conversion à la révolution d'un certain nombre de bourgeois.

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« Au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, écrit-il, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique » (6). Quels sont les motifs de ce surprenant ralliement à la cause prolétarienne, Marx ne nous l'indique pas ici. S'agit-il d'un pur opportunisme, du passage des bourgeois les plus lucides au camp de leurs adversaires dont ils prévoient la proche victoire ? S'agit-il au contraire d'un élan de générosité qui entraîne les bourgeois pleins d'idéal à suivre la cause des plus déshérités <7> ? Cette dernière hypothèse est repoussée avec insistance par Mascolo. Non, (( ce n'est pas la vue des malheurs sociaux qui conduit au communisme » (C, p. 150). Lorsqu'un bourgeois devient révolutionnaire, « il n'est pas nécessaire, rigoureusement, de faire intervenir la générosité pour expliquer son cas » (C, p. 398). A tel endroit, Mascolo concède qu'une générosité profonde a pu conduire certains bourgeois au communisme (C. p. 150), mais à tel autre il exprime les plus expresses réserves sur la valeur des conversions qui se sont opérées sous la motion de pareil sentiment : « la générosité révolutionnaire est un comble de mauvaise foi dans son genre (...). Tous les révolutionnaires qui ne sont révolutionnaires que pour la libération des autres sont des bourgeois idéalistes » (C, p. 506). Ce qui pousse l'intellectuel issu de la bourgeoisie à devenir révolutionnaire, c'est donc bien autre chose qu'un mouvement de pitié pour les malheureux. Mais quoi ?

La question est apparemment insoluble dans le cadre d'une philosophie pour laquelle c'est l'existence qui détermine la conscience. Lisons pourtant ce qu'écrit le jeune Marx dans sa Critique

<*» K. MARX et F. ENGELS, Manifeste du Parti communiste. Paris. Ed. sociales, p. 38.

(7) On pourrait parla alors d'un « complexe d'Enjolraa » chez les intellectuels de gauche, — du nom de l'étudiant que Victor Hugo fait mourir, dans Les Misérable», sur la dernière barricade d'une émeute xnanquée. Duvignaud a récemment souligné l'emprise du type d'homme représenté par Enjolras sur la « gauche » au siècle dernier (Pour entrer dans le XX* siècle, Paris, Grasset, I960, pp. 32-38).

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de la philosophie du droit de Hegel : « La philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles comme le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. (...) La philosophie ne peut se réaliser sans abolir le prolétariat, le prolétariat ne peut s'abolir sans réaliser la philosophie » <s>. Ces textes de Marx ont clairement pour but de montrer que la cause du prolétariat et celle de la philosophie sont une seule et même cause, que le philosophe, par conséquent, a rigoureusement les mêmes intérêts que le prolétaire.

Mascolo parviendra à une conclusion analogue, mais en suivant un chemin légèrement différent. Il ne se contente pas en effet de reprendre et de développer les indications fournies par Marx mais il s'inspire également de certaines vues surréalistes (C, pp. 233-234). En abordant cette question du rapport entre les intellectuels et le mouvement communiste, nous parvenons au cœur de l'étude de Mascolo. Le sous-titre de cette dernière est d'ailleurs évocateur : Révolution et communication ou la dialectique des valeurs et des besoins. Elle est tout entière un effort pour répondre à cette interrogation : « à quiconque désire ne pas parler pour ne rien dire, la question du communisme doit-elle donc apparaître comme la seule nécessaire ? » (C, p. 53). Attaquons le problème central. Voyons comment notre auteur s'y prend pour démontrer que, « les systèmes théologiques étant les seuls systèmes d'explication du monde qui donnent à entendre qu'une recherche de la vérité serait superflue, la nécessité du communisme doit s'imposer à toute pensée qui incline à rechercher la vérité, et qui le fait sans présupposition d'aucune sorte, ou si l'on veut, à partir des positions nihilistes courantes : une telle recherche l'amène à reconnaître que si la pensée humaine peut aboutir à une vérité certaine, c'est là une question pratique » (C, p. 216).

Un égoïsme bien compris.

Il ne faut pas perdre de vue que le bourgeois, tout comme le prolétaire, est en situation d'opprimé. Alors, tous révolutionnaires, et avec la même spontanéité ? Non. L'oppression dont souffre le bourgeois n'est pas identique à celle qui accable le prolétaire. La seconde est immédiate, la première ne l'est pas. C'est par l'opprea-

<*> K. MARX, Critique de la philosophie du droit de Hegel, repris dan» K. MARX -F. Engels, Sur la religion, Paris, Ed. sociales, I960, pp. 57-58.

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sion qu'il exerce sur le prolétaire que le bourgeois se trouve lui- même opprimé. Il en résulte pour lui une difficulté supplémentaire pour devenir révolutionnaire. « II est certainement moins facile au jeune bourgeois de tenter ainsi de se libérer de sa classe, qu'au jeune ouvrier de se révolter contre la bourgeoisie » (C, pp. 397-398). Celui que le besoin matériel inassouvi n'accule pas à la révolte risque fort, en effet, de se complaire dans son aliénation. Ceci entraîne comme conclusion pratique qu'il vaut mieux se fier aux prolétaires qu'aux bourgeois pour réaliser la révolution, — laquelle pourtant est nécessaire à la libération des seconds autant qu'à celle des premiers (C, p. 379 ; C, p. 397). Mais si c'est une vérité statistique que les révolutionnaires se recrutent avant tout parmi les travailleurs, il ne s'ensuit nullement que la pensée révolutionnaire doive être conçue comme l'émanation d'une certaine situation matérielle dans le monde, de telle sorte qu'elle serait vouée à demeurer à tout jamais étrangère à ceux qui ne vivent pas dans la même situation. Le marxisme n'a rien à voir avec un matérialisme simpliste qui regarde tout état de conscience, comme « engendré » par un « état de la matière » (C, p. 399). Il interdit au contraire de déduire de façon mécanique la pensée d'un individu de sa situation de classe. Il affirme donc que « tout bourgeois peut trouver dans le matérialisme communiste la vérité de son existence aliénée » (C, p. 398). Tout bourgeois peut, par un effort de conscience, arriver à se rendre compte qu'il est opprimé et que, par conséquent, « le matérialisme exprime sa situation personnelle à lui aussi » (C, p. 397) (9>. Allons plus loin : ce matérialisme a été inventé par des intellectuels bourgeois et ne pouvait l'être que par eux (C, p. 379). a La pensée révolutionnaire ne vient pas des opprimés. Elle a recours aux opprimés. Elle a besoin d'eux. Ils sont plus qu'utiles, indispensables, en effet. Elle n'émane pas d'eux, de leur situation. Elle compte sur eux, sur leur situation » (C, p. 379). Lorsqu'un bourgeois devient matérialiste et révolutionnaire, il obéit à son propre intérêt. « II n'est pas nécessaire, rigoureusement, de faire intervenir la générosité pour expliquer son cas. Le pur égoïsme y suffit. Il est vrai que cet égoïsme peut paraître équivoque. Mais c'est qu'il est l 'égoïsme du besoin théorique. En tant que théorique, il

'*' Le matérialisme dont il eat ici question, c'est bien sûr le marxisme, la théorie des besoins.

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peut donc ressembler à la générosité. Mais enfin, ce ne sont pas les opprimés qu'il veut servir. C'est des opprimés qu'il se sert m (C, p. 398). Assurément, — et Mascolo ne le méconnaît pas, — la générosité peut intervenir dans l'adhésion au marxisme de certains bourgeois. Dans l'hypothèse toutefois où ce sentiment serait l'unique mobile de leur ralliement, on serait en droit d'en suspecter l'authenticité. Le bourgeois qui passe au communisme en vue uniquement de libérer les autres demeure prisonnier des préjugés idéalistes : il n'a pas, lui, croit-il, besoin de libération ; il appartient à la classe des hommes par opposition à celle des non-hommes, etc. (C, p. 506). Voilà pourquoi Mascolo parle, à son sujet, de mauvaise foi. En revanche, « il n'y a aucun inconvénient à être bourgeois par ses origines, si l'on sait voir dans la révolution communiste sa propre libération » (C, p. 506).

Nous sommes tous des hommes de besoin.

« L'homme de besoin, selon une première définition, la plus facile, c'est le prolétaire » (C, p. 427). Mais c'est là une définition déjà orientée vers la pratique, une définition à portée politique. « Elle met l'accent sur le fait que si les besoins des hommes dans leur ensemble doivent être un jour satisfaits, ce sera l'œuvre politique du prolétariat. Et cela parce que le prolétariat représente la présence effective dans le monde, à l'état le plus pur possible, du besoin non satisfait, et que par suite il constitue la seule force matérielle capable de s'attaquer vraiment aux puissances matérielles de l'économie, qui s'opposent au mouvement de satisfaction des besoins » (C, p. 428). Mais, en réalité, la théorie des besoins déborde la théorie du prolétariat au sens strict. « Son extension est en réalité beaucoup plus vaste : tout homme en un sens est un homme de besoin » (C, p. 428). Ou alors, si l'on convient d'appeler « prolétaire » tout homme de besoin, il faut déclarer que « tout homme est 'prolétaire' en son essence » (C, p. 429). Quantitativement, en effet, « tout homme a toujours autant de besoins, quelque privilégié qu'il soit ; ce ne sont pas les mêmes, et voilà tout » (C, p. 429). Cela fait assurément une différence. Statistiquement parlant, les prolétaires ne peuvent manquer d'apercevoir leur propre besoin puisque celui-ci s'inscrit dans leur corps sous la forme d'une intolérable souffrance alors que les possédants se trouvent empêchés

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par leur situation d'apercevoir la leur <10). Mais cette différence qui a une importance politique énorme — elle nous révèle qu'on ne peut compter sur les bourgeois pour faire la révolution — ne doit pas nous masquer cette vérité que tout homme est homme de besoin. Tous les hommes sont enracinés au monde par le besoin, et tous à la même profondeur. Chez le bourgeois, chez l'intellectuel — Mascolo emploie volontiers ces termes comme synonymes : le bourgeois, c'est l'homme de la sphère théorique ; tout bourgeois est donc, à quelque égard, un intellectuel — le besoin théorique est l'exact substitut du besoin matériel. La révolution lui est donc aussi nécessaire qu'au travailleur.

L'athéisme, premier moment de la révolution théorique.

Pour apercevoir son besoin et reconnaître l'homme de besoin comme fondement de l'homme, le bourgeois doit accomplir une révolution théorique. Et d'abord il lui faut s'affranchir de la religion.

Mascolo présente l'athéisme comme la condition de possibilité de la naissance de la pensée révolutionnaire, donc aussi du développement du mouvement communiste (ou mouvement de la satisfaction des besoins matériels). Autant dire, semble-t-il, que la pensée révolutionnaire et le mouvement communiste sont impossibles. Nous sommes au rouet : l'économie engendre la religion, laquelle renforce le règne de l'économie ; l'athéisme, condition d'une lutte effective contre la nature économique, ne peut surgir que sur la base de la défaite de cette nature. La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique, mais exiger de l'homme qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. Marx n'indique clairement nulle part comment ce cercle a pu jamais être brisé. Mascolo concède qu'« on n'arrive pas à comprendre comment il a été possible d'en sortir » (C, p. 263). Seulement, le fait est là : un beau jour, les hommes ont cessé d'adopter à l'égard de la seconde nature l'attitude de soumission ou de révolte illusoire qui avait toujours été la leur. Cette conversion d'attitude, rien n'est plus difficile que de dire en quoi elle consiste : « un point de saturation atteint dans la sou-

("> Insistons-y: statistiquement parlant. Tout prolétaire pris en particulier peut très bien méconnaître son besoin comme tout possédant pro en particulier reconnaître le sien (C., p. 429).

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mission effective aux puissances naturelles secondes ? Le progrès des moyens de conscience, du savoir ? Tout cela à la fois sans doute, et sous mille espèces différentes » (C, pp. 263-264).

La première étape de l'émancipation humaine à l'égard de la religion, ce fut la négation de l'existence de Dieu. L'homme s'est d'abord intéressé à soi comme si quelque chose d'autre, — un esprit, forcément — s'intéressait à lui plus qu'il ne le faisait lui-même. « Et lui s'intéressait surtout à l'autre chose qu'il supposait s'intéresser à lui » (C, p. 101). A la longue pourtant, il se lassa d'attendre tout de Dieu. H se crut d'abord objet de l'oubli de Dieu, mais il se rendit compte ensuite que le seul responsable de l'oubli, c'était lui-même, — lui-même qui s'était oublié en se faisant l'objet de Dieu, être illusoire, projection à l'extérieur de son désir de vraie vie (C, pp. 266-267). H prit conscience qu'a il n'y avait en réalité que lui au monde qui pût s'intéresser à lui » (C, p. 101).

Divin ne peut plus désormais signifier qu'inhumain. « Si tout commence au romantisme, avec la mort de Dieu, nous n'en sommes plus là, malgré les dires de certains spécialistes attardés de la réflexion. Nous en sommes à la mort non romantique de Dieu, au manque d'intérêt pour ce grand mort » (C, p. 57). On ne le croirait pas à jeter un regard autour de soi : le monde est encore rempli de signes chrétiens. Ce ne sont là pourtant, si nombreux soient-ils, que d'anachroniques vestiges. « De l'ancienne structure religieuse (comme en 1 789 de l'édifice de la monarchie féodale) il ne reste plus que des églises vides, toujours debout comme de grands arbres morts, qui continuent à encombrer l'espace de nos yeux, à jeter de l'ombre, mais qui ne tiennent plus au sol, que par des racines inertes. Telles quelles, on sait bien qu'elles absorbent encore beaucoup de forces vives ; mais c'est pour rien, le néant seul y boit » (C, P. 68).

Ambiguïté de l'athéisme bourgeois : c'est un athéisme religieux.

Avec Louis XVI, c'est Dieu qui fut exécuté en effigie : cette affirmation de Klossowski, Ma3colo la fait sienne (C, p. 266). La première lutte antireligieuse eut pour cadre le combat de la bourgeoisie contre la féodalité. L'athéisme bourgeois est cependant ambigu, et à plus d'un titre.

D'abord parce qu'il est, si l'on peut dire, à usage exclusivement interne. « II faut conserver la religion pour le peuple » : la bour-

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geoisie n'a garde de renoncer à une arme aussi commode (C, p. 558). Ensuite parce que cet athéisme manque d'assurance, du moins ces dernières décades. « C'est un fait qu'il y a aujourd'hui un courant néo-religieux de l'intelligence spécialisée » (C, p. 73). On avait cru pouvoir tout expliquer par la science. Ça n'a pas pris. Il a bien fallu constater que la réalité était moins simple qu'on ne l'avait supposé. On 8 'est pris du coup à regretter la religion qui permettait, inappréciable avantage, d'encapsuler l'irrationnel dans quelques mystères, laissant ainsi un vaste champ libre à l'exercice de la raison. « Tout se passe donc comme si le même lâche désir de clarté qui avait inspiré en d'autres temps les outrances du positivisme ne trouvait à se rattraper aujourd'hui qu'en se rabattant sur les paresses confessionnelles » (C, p. 73).

S'agit-il là pourtant d'ambiguïtés affectant l'athéisme comme tel ? A vrai dire non. Dans le premier cas, il s'agit d'une utilisation cynique de la religion par des athées, dans le second, d'un recul de l'athéisme devant une contre-offensive religieuse faisant flèche de tout échec de la raison analytique. Il y a plus grave. L'athéisme bourgeois est consubstantiellement religieux. Si l'athéisme bourgeois est un athéisme religieux, c'est parce qu'il y a contradiction entre les idéaux mis en avant par la bourgeoisie pour justifier son action et cette action elle-même. Au nom de la liberté, on instaure un régime de l'asservissement de l'homme par l'homme ; au nom de l'égalité, on divise la société en capitalistes et en prolétaires ; au nom de la fraternité, on traite l'homme comme un outil, comme une marchandise. La démocratisation du sacré est une aussi vaste mystification que la démocratisation du pouvoir politique. La dictature royale fait place à la dictature de la classe bourgeoise, la transcendance divine s'efface devant la transcendance de l'Homme bourgeois, de l'Humaniste. Au christianisme succède l'idéalisme (ou cette forme bâtarde du christianisme qu'est l'humanisme chrétien). Le bourgeois se croit athée : en réalité, il se voue un culte à lui- même en se prenant pour la réalisation de l'humanité libre (C, p. 146). On est dans l'athéisme religieux. Vérités et valeurs continuent d'être conçues comme séparées des hommes. Elles ont perdu leur support transcendant mais ne sont pas pour autant retombées sur la terre. Elles flottent dans un espace mal défini, pâles abstractions à majuscule. On continue à leur faire confiance. « Le manque de fondement reconnu des valeurs n'a donc pas tout d'abord contrarié le mouvement qui les faisait rechercher. Telle est

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l'euphorie du XIX* siècle. Les regards venaient juste de s'abaisser, il semblait qu'on sortait du rêve, et que le monde allait enfin s'ordonner sous l'effet de la seule raison directement tournée vers lui » (C, p. 419). Cette fois encore, il est malaisé de préciser comment certains hommes sont parvenus à liquider leurs illusions idéalistes. Ils se sont lassés d'attendre que le règne de la raison dans le monde s'établisse par le simple rayonnement des valeurs comme d'autres naguère s'étaient lassés d'attendre que vie et signification leur soient données par Dieu. Ils ont proclamé l'échec des valeurs comme d'autres naguère avaient proclamé l'oubli de Dieu. Ce constat d'échec les a menés au nihilisme. C'est parce que les valeurs s'étaient révélées inefficaces, « et alors seulement, qu'on s'aperçut vraiment ou qu'on accepta vraiment de s'avouer que les valeurs toujours recherchées manquaient de fondement. A la médiocrité des espoirs vagues d'avant devait alors succéder la médiocrité du désespoir-fatigue » (C, p. 419).

Le nihilisme est irréfutable, mais il est sans intérêt.

La faillite des religions et de leurs succédanés ne pouvait pas ne pas conduire au nihilisme. Dieu était le réceptacle de tout ce que le monde contient d'irrationnel. Le nihilisme est « la fatigue qui résulte de la disparition du système de l'incompréhensible, de son éclatement, de son éparpillement, de sa dispersion. Le manque absolu en bloc des systèmes religieux ayant éclaté, le 'manque de raisons' jusque-là séparé du reste des choses, et dont chacun pouvait en somme rester préservé grâce à eux, s'est répandu lui-même. Il s'est trouvé lui-même dispersé, semé à tout vent, comme la graine la plus légère, sur toutes les choses du monde, et ce sont elles qui le portent réellement » (C, p. 58). Il est donc la position du manque de raisons. Comment peut-on la réfuter ? Il n'y a pas de réfutation du nihilisme. Le nihilisme est théoriquement irréfutable, — et ce pour le motif bien simple qu'il n'est pas une théorie. « II est une possibilité » (C, p. 58). On peut concevoir en effet un nihilisme intégral. « Un tel nihilisme ne reviendrait pas seulement à désespérer de jamais posséder une vérité. Il forcerait encore à renoncer à toute communication, et même à celle qui ne voudrait communiquer que ses propres évidences nihilistes. S'il existe, il ne peut être qu'absolu silence » (C, p. 418). Absolue solitude. Suicide. Le nihilisme intégral n'est pas refutable parce qu'il n'est même pas

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formulable. Le formuler, — a fortiori le défendre, — c'est déjà en sortir puisque c'est y prendre intérêt. « Toute pensée nihiliste qui entreprend simplement de s'exposer en vient à guérir de son nihilisme, c'est-à-dire à s'apercevoir qu'elle n'est pas nihiliste » (C, p. 418). On ne peut donc réfuter le nihilisme, mais on peut en sortir. Rien n'est plus facile que d'en sortir. On en sort sans même s 'en apercevoir. Sans doute n'est-il même pas viable : on en sort sitôt entré. « Nous sommes dans le nihilisme, tous. Mais qui au juste y est ? Absolument personne » (C, p. 58). Ou convient-il de prendre au sérieux « ces désespoirs qui, non contents de se nourrir de deux repas par jour, font en outre ce qu'il faut pour satisfaire d'autres appétits, qui cherchent par exemple à n'avoir pas trop médiocre réputation littéraire » (C, pp. 27-28) ? Tout irréfutable qu'il soit, le nihilisme est donc sans intérêt.

Il est sans intérêt puisque « les hommes, et même en très grand nombre, continuent à vivre après lui, avec lui, en lui » (C, p. 420). Ils continuent à boire, à manger, à dormir, à bavarder, à écrire des vers. L'acide nihiliste est impuissant à tout corroder. Il y a en l'homme des réalités qui résistent à toute attaque. Voilà ce que le nihilisme, et lui seul, peut nous révéler. Son intérêt, c'est donc qu'il nous apparaît comme sans intérêt. Il nous permet ainsi de prendre conscience de ce qui en l'homme ne peut être nié. Après avoir fait s'écrouler les systèmes de rêves, le nihilisme offre à la pensée le seul fondement sûr sur lequel bâtir. C'est seulement à partir de la position d'un irréfutable nihilisme que peut s'opérer la nécessaire révolution des concepts. La théorie révolutionnaire ne peut être édifiée solidement que sur le sable nihiliste. « Autrement dit: le recommencement communiste est 'nihiliste' lui-même. Il n'est pas une réfutation du nihilisme. Il est le génie non désespéré du nihilisme, qui profite de ce que le nihilisme soit irréfutable pour le dépasser, comme un homme peut trouver dans le manque d'espoir — dans les événements qui le guérissent enfin de ses espoirs — le moyen d'éviter la comédie du désespoir » (C, p. 420).

Mais qu'est-ce donc qui résiste au nihilisme ? Le besoin.

Les besoins matériels et le besoin de communication.

Ce que le nihilisme est impuissant à annihiler, c'est l'exigence de satisfaction des besoins matériels et du besoin de communication.

Quelle que soit l'incertitude de tout, il y a donc au moins cer-

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titude en ceci que les hommes, continuant à vivre, ont des besoins matériels et entrent en communication.

Pour découvrir la signification de cette affirmation, et en particulier pour saisir le lien qui unit les deux types de besoin, il nous faut préciser ce que Mascolo entend par besoin de communication.

Le besoin de communication.

La notion du besoin de communication est capitale aux yeux de notre auteur. C'est même la notion-clé de tout son ouvrage. Mais pas plus que les autres notions fondamentales (celles de valeur, d'économie, etc.), ce concept n'y fait l'objet d'une définition explicite. Il nous faudra donc, cette fois encore, procéder par convergence d'indices, d'images, afin d'arriver à cerner l'idée qui est sous-jacente aux multiples, aux innombrables utilisations de ce terme « communication ».

Etre en communication avec autrui apporte le bonheur, le seul bonheur qu'il y ait pour l'homme : « celui d'être reconnu, compris tant bien que mal » (C, p. 27) (n). Ce qui fait obstacle à la communication, ce qui accule l'homme à la solitude, c'est la honte, le refus d'avouer qu'il est corps, besoin, le refus de s'intéresser à quoi que ce soit qui ne soit pas Idée, Idée nue, Valeur dont la chair a été raclée jusqu'à l'os. Le bonheur de communiquer est lié au courage du complet et mutuel aveu, à l'aventure de la totale et réciproque confidence. Il est « la situation d'hommes qui se sont mutuellement reconnus pour être porteurs des mêmes besoins, et dont toutes les relations par suite sont fondées sur cet acte double, le plus ouvert et le plus engageant, d'une simplicité souveraine, qui est l'aveu par chacun de sa nature matérielle, c'est-à-dire de sa propre faiblesse, et la reconnaissance entière de la nature matérielle, donc de la faiblesse de l'autre » (C, p. 475) <12). Ce bonheur n'est nullement irréalisable. Nos rapports avec autrui ne sont pas enfermés à jamais dans le cercle infernal décrit par Sartre dans L'Etre et le Néant. La dialectique de l'amour humain n'est pas une dialectique tronquée. La synthèse est possible. « Dans la réalité, comme on sait, réponse

<") Dans une des critiques que Colette Audry adresse à Mascolo dans l'article qu'elle a consacré à son ouvrage sur le communisme, elle néglige le fait que, pour lui, besoin de reconnaissance et besoin de communication sont une seule et même réalité. Cette critique, des lors, porte à (aux.

<1J> Cf. C, p. 134.

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est faite au regard par les autres regards. Ils finissent par s'équilibrer. Et c'est dans l'équilibre des regards, dans la situation du regard soutenu que la communication a toujours commencé » (C, p. 124) <18).

A cette situation de communication, à cet équilibre des regards, Orwell a donné le nom d'égalité. Effectivement, et à condition de lester le mot d'égalité de tout le poids de richesse affective qu'il appelle, il faut dire que la communication, « c'est le bonheur de l'égalité réalisée » (C, p. 475). Des instants d'un tel bonheur, Mascolo affirme — dans sa Lettre de Pologne — en avoir goûté quelques-uns : au moment de la libération de Paris; lors de soirées passées avec des paysans espagnols ; à l'occasion de rencontres avec des hommes de peuples colonisés par la France ; pendant un séjour en Pologne en janvier 1957 (L. P., pp. 76-77). Parmi les anticipations à l'échelle d'un peuple de cette égalité, il cite dans Le Communisme les premières années de la révolution russe ainsi que les premiers mois de la guerre d'Espagne (C, p. 475), — à quoi il ajouterait aujourd'hui l'Octobre polonais (L. P., pp. 72-73). Mais il ne s'agit toujours là que d'anticipations limitées, éphémères. Une communication pleine, entière, définitive, demeure encore à venir. Elle s'identifierait à la reconnaissance de tous par tous (C, p. 62) et signifierait que les hommes ont pour de bon sauté du règne de la nécr jsité dans celui de la liberté. Tout comme Orwell, Mascolo use indifféremment du terme liberté et du terme égalité pour désigner l'état de communication (14). C'est que, pour lui, le besoin de communication s'identifie avec le besoin d'être un homme. Le besoin de communication, écrit-il, est à la fois la forme la plus générale et la forme la plus haute, la plus humaine, du besoin (C, pp. 303-304). Mascolo considère en effet, à la suite de Marx, que le besoin a une structure bi-polaire, qu'il témoigne de la finitude de l'homme mais aussi bien de son infinitude. Il rejette donc la thèse selon laquelle le besoin serait une réalité fermée, un lien de l'homme à telle ou telle catégorie précise de biens matériels et à rien d'autre, — thèse volontiers défendue par les philosophes qui, tel Raymond Polin, sont soucieux d'opposer les besoins aux valeurs (C, p. 374). Répétons-le : le besoin d'être un homme, le besoin d'être reconnu, le besoin de communiquer constituent l'horizon de tout besoin, y compris du plus matériel. L'identité entre le besoin d'être un homme

(") Cf. L. P.. p. M. <"> Cf. G. Orwell, La Catalogne libre, Paria. Gallimard, 1955, p. 15.

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et celui de communiquer s'explique par le fait que, dans l'égalité et la liberté réalisées, l'existence la plus individuelle de chacun coïncide avec sa plus universelle communion (C, p. 304).

Le besoin de communication est également à rapprocher du besoin de sacré. Le sacré, aux yeux de Mascolo, c'est l'élément naturel de toutes les religions (C, p. 54), leur âme matérielle oserait-on dire. Et cette âme survit lorsque meurt son corps astral, la religion et son pesant complexe d'institutions du rêve. Première satisfaction donnée au besoin de sacré, la religion tint lieu longtemps de communication effective entre les hommes (C, p. 59). Elle a même réellement constitué — et continue de constituer — la communication dans les sociétés archaïques. Mais il s'agit alors de cette forme primitive de religion qui, indiscernable de la forme primitive de l'art, s'identifie à la pure « célébration sans théorie ni dogme de la vie quotidienne » (C, p. 22). Dans les sociétés de classes, la religion continue de symboliser la communication mais elle n'est plus qu'imposture. Elle localise la communication dans l'avenir, dans le lointain, dans l'au-delà, dans l'éternel, et s'accommode de la réalité terrestre, présente, collée à nous, de la réification et de l'exploitation. Elle s'empare du besoin de communication pour lui donner une satisfaction illusoire. C'est pourquoi ce besoin finit par se détourner d'elle comme d'un misérable trompe-la-faim. Le sacré se sépare du religieux : « le sacré authentique ne pouvant trouver la religion devant lui que comme la réussite de ce qui le tourne lui- même en dérision, elle doit être pour lui par excellence l'objet qui mérite la haine (C, p. 57). La rupture entre le sacré et le religieux ne fait que mieux saillir l'identité foncière entre le sacré et la communication. « Est sacrée désormais toute chose — acte, parole, oeuvre, recherche, travail, pratique, occupation — voire toute rencontre, événement, situation, caractère, tempérament, et en général les choses du monde les moins justifiables, quelles qu'elles soient — est sacrée désormais toute chose qui porte avec elle une chance de communication accrue entre les hommes. Et rien d'autre ne l'est » (C p. 62).

Ce qui rend impossible la satisfaction du besoin de communication, c'est le règne de l'économie qui transforme les rapports d'être à être en rapports de chose à chose. La communication ne subsiste que dans les secteurs qui échappent à la domination de l'économie : celui des rapports privés, celui de la littérature et de l'art. En revanche, il n'y a aucune possibilité de communication

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au niveau des rapports collectifs. Mais que s'écroule le pouvoir de l'économie et aussitôt jaillit, coquelicot au milieu des ruines, la merveille de la communication. Dans la Barcelone révolutionnaire de décembre 1936, « des êtres humains cherchaient à se comporter en êtres humains et non plus en simples rouages de la machine capitaliste » (15).

Puisque c'est le jeu de la nature économique non maîtrisée qui vient étroitement limiter les possibilités de communication entre les hommes, le communisme ou mouvement de satisfaction des besoins matériels par la destruction de la nature économique est en même temps le mouvement de satisfaction du besoin de communication. Et ceux-là même à qui le pain quotidien est amplement assuré ont à se poser la question du communisme comme une question qui les touche de façon personnelle. Ils ont à le faire dans la mesure exacte où, assumant leur humanité, ils reconnaissent l'existence en eux d'un besoin de communication qui exige satisfaction de la manière la plus impérieuse. Ceux pour qui le besoin de communication prime tous les autres, ce sont les intellectuels. Le besoin de communication enracine donc les intellectuels dans le besoin, il fait d'eux des prolétaires de l'esprit. Par lui, le communisme se manifeste comme une exigence proprement théorique. C'est ce que nous apercevrons mieux encore en étudiant de plus près la vocation de l'intellectuel.

La vocation de l'intellectuel.

Mascolo s'interroge tout au long de son ouvrage sur les rapports entre le communisme et les intellectuels. Mais qu'entend-il par intellectuels ? Plusieurs choses. Ainsi qu'il l'indique dans la Lettre, on peut tout d'abord donner des intellectuels une définition sociologique : ce sont les hommes qui « font profession (...) d'écrire et de publier des livres » (L. P., p. 94). C'est évidemment en ce sens qu'il parle d'intellectuels à propos des humanistes, ces produits typiques de la culture capitaliste (s'il est permis pour la commodité d'accoler ces deux derniers termes). En un sens plus large, mais toujours sans quitter le plan du fait, Mascolo désigne quelquefois du nom d'intellectuels tous ceux qui ont fait des études, tous ceux qui ont part à ce qu'il est convenu d'appeler « la culture » : les intellectuels, ce sont les intellectuels et leur public. En gros, la bourgeoisie (C,

(**) G. ORWELL, La Catalogne libre, p. 15.

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p. 203). Mais il est possible aussi de donner de l'intellectuel une définition éthique. Il est aisé de voir qu'une telle définition est présupposée par la condamnation que Mascolo porte contre les humanistes. Les humanistes sont des intellectuels qui trahissent leur vocation. Quelle est à ses yeux leur vocation ? Voilà ce qu'il nous faut à présent préciser.

Commençons par remarquer que Mascolo use généralement des termes intellectuels, écrivains, artistes, poètes, comme de synonymes ou de quasi-synonymes. Ici et là, il lui arrive pourtant de distinguer. On peut classer les activités « superstructurelles » en trois grandes catégories, écrit-il notamment : celles de l'art, celles de la pensée théorique et celles de la politique. Mais, ajoute-t-il aussitôt, ces distinctions ont quelque chose d'artificiel et, bien plus, elles tendent aujourd'hui à s'estomper. « Déjà, par nature, l'activité théorique débordait d'un côté sur l'activité artistique, et sur l'activité politique pratique de l'autre. (...) Maintenant que l'oeuvre historique, générique et universelle de l'humanité a été découverte comme l'équivalent, dans la réalité, de l'universalité idéale de la pensée théorique, l'interpénétration des différents types d'activité s'accroît » (C, p. 344). Le politique comme l'artiste tendent à devenir des théoriciens. « L'activité théorique, pour ainsi dire, a contaminé les autres. Le théoricien est devenu le type moyen vers lequel tendent à la fois, des deux extrémités, et les artistes, et les politiques » (C, p. 345) (18>. Mascolo ne s'arrête en somme à distinguer plusieurs groupes d'intellectuels que pour montrer qu'il est fondé aujourd'hui à les confondre. L'intellectuel-type, pour lui, c'est l'écrivain — à la fois poète et philosophe, sociologue et historien, journaliste à l'occasion, romancier, moraliste, critique d'art et essayiste politique. Maintenant, sans plus attendre — ou faut-il citer des noms ? — voyons la mission qu'il lui assigne.

L'intellectuel, c'est celui qui a choisi de parler au monde. « On n'a jamais la parole sans avoir eu la volonté, la force et le temps de la prendre, sans l'avoir fait exprès, et même sans s'être plus ou moins longuement préparé à cela » (C, p. 24). Celui qui demande à parler au monde surmonte par le fait même la tentation nihiliste, celle de l'irresponsabilité. Prendre la parole, c'est vouloir établir une communication universelle. C'est donc reconnaître la communi-

<"> Cf. C, pp. 89-90: «L'artiste se voit irrésistiblement poussé à devenir 'idéologue'»; C, pp. 104-105: «le pouvoir politique tend à s'intellectualiser».

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cation comme un besoin. C'est renoncer à des excuses du genre « la communication ne m'intéresse pas » ou «rien ne m'intéresse ». Sinon la parole n'est plus qu'une pseudo-parole, la communication qu'une pseudo-communication : celui qui parle se tient prêt, à tout moment, à terminer son discours par ces mots : je n'ai pas demandé à venir au monde, je n'ai pas demandé à parler au monde. L'intellectuel qui refuse d'assumer ce que Mascolo appelle la « responsabilité originelle » (C, p. 25) n'est digne d'aucune confiance. « En deçà d'un certain aveu de responsabilité générale, défini d'une manière ou d'une autre, rien ne semble pouvoir empêcher que l'emploi de la parole n'aboutisse à un véritable détournement du langage » (C, p. 30). Le premier impératif éthique qui s'impose à . l'écrivain, c'est de faire comme s'il avait demandé à venir au monde. « Sans ce minimum de mauvaise foi, aucune communication n'est possible, ni par suite aucun comportement moral » (C, p. 28).

La volonté de communiquer est inséparable du rejet de l'irresponsabilité. Elle l'est tout autant du besoin de chercher le vrai, le bien. « La communication elle-même est connaissance et il n'y a pas de connaissance sans communication » (C, p. 33). Désignons d'une seule expression l'entreprise à laquelle s'attellent philosophes, penseurs, savants des sciences de l'homme, écrivains, romanciers et poètes : c'est une « recherche de la vérité » (C, p. 38). Les valeurs sont pour l'écrivain l'objet d'un véritable besoin (C, p. 340) ; il est porté à se conduire avec le vrai et le bien comme avec des objets pour lui personnellement désirables (C, p. 39).

Animé de la volonté de communiquer, de connaître, l'écrivain est encore l'homme qui se refuse à simplifier. Sinon son oeuvre est mensonge. « Simplifier est le fondement de tout mensonge littéraire » (C, p. 126). « Une œuvre de l'intelligence ou de la sensibilité doit vraiment tenter de ne rien simplifier, de tout dire, ou n'est rien. L'homme qui parle, qui fait œuvre expressive, tout comme celui qui s'adresse à un autre dans le privé, doit tenter de tenir compte de la complexité réelle de l'existence qu'il met en cause, ou sa parole ne fait que le bruit de la non-communication parlée, pire espèce de silence » (C, p. 514). Mais est-il possible d'éviter de simplifier ? Oui, bien que ce ne soit guère facile. Et Mascolo de citer en exemple — au double sens du mot — Georges Bataille, Raymond Queneau, Michel Leiris, Maurice Blanchot, tous auteurs qui « n'ont jamais rien écrit qui manifeste qu'ils aient oublié l'existence de ce qui est simplement possible, de ce qui ne se dit pas, de

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ce qui n'est pas sûr, de ce qui n'est pas encore connu, reconnu, classé, nommé, étudié, et qui existe cependant, est vécu, poursuivi, exigé, ou simplement ressenti comme un manque » (C, p. 52). La clarté simplificatrice est exclusive de la communication. « Sans une certaine sensibilité à l'insuffisance de la parole, et pas à n'importe quelle insuffisance, mais précisément à celle qui tient à ce qu'il y a des choses qu'elle ne peut pas dire, et qui peuvent avoir raison cependant, et avoir raison contre elle, et qu'elle le sait — sans cette sensibilité à ce qui ne parle pas (et à ceux qui ne parlent pas), on douterait si la parole tend à autre chose qu'à assurer le règne de la futilité sonore » (C, p. 53).

La moins pardonnable des simplifications est celle qui consiste à simplifier l'avenir de l'homme. L'écrivain a donc pour devoir « de ne renoncer à rien sans preuve » (C, p. 201) : la pensée véritable tente de nier l'impossible, de refuser les limites (C, p. 171). Au K tout est permis » nihiliste, il confère une signification nouvelle : « tout espoir est permis » (C, p. 196).

L'écrivain qui cherche à reculer les bornes du possible et à faire éclater les limites dans lesquelles on prétend enserrer l'homme, cet écrivain n'accepte pas « de voir la pensée réduite en lui à jouer le rôle d'une spécialité ou d'une fonction » (C, p. 171). Nous rejoignons par là la définition éthique de l'intellectuel donnée par Mascolo dans sa Lettre : sont seuls à prendre en considération comme intellectuels « les écrivains dont la vocation ne fait qu'un avec la conviction que la pensée n'est pas une spécialité, encore moins une fonction, mais qu'elle est une force dans le monde, que cette force est le bien de tous, et que la recherche de la vérité est son but » (L. P., p. 94).

Le communisme comme exigence théorique.

Tout ce qui est dit tant sur l'histoire des sociétés que sur la vocation des intellectuels dans l'ouvrage de Mascolo sur le communisme vise à rendre manifeste la vérité de cette unique thèse : le communisme est l'exigence des intellectuels. A la lumière de cette affirmation, on voit les considérations si diverses développées par l'auteur s'ordonner en chaînes cohérentes. Toutes les pistes que suit sa pensée finissent par déboucher sur cette proposition fondamentale. Il nous suffit de reprendre un à un les traits par lesquels Mascolo caractérise l'intellectuel authentique pour découvrir la

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gamme des raisons qui motivent l'adhésion de l'intellectuel au communisme, au mouvement de la satisfaction révolutionnaire des besoins matériels.

L'écrivain recherche la communication. Or ce qui rend impossible aujourd'hui la communication, c'est l'économie, — l'économie qui scinde l'humanité en classes antagonistes et qui transforme les rapports entre hommes en rapports entre choses, l'économie qui pèse de tout son poids sur la pensée des hommes et qui l'oriente vers les mirages. « Aucune pensée n'est plus susceptible de prendre véritablement conscience des autres pensées, donc d'établir une communication, si elle omet de tenir compte de la terreur qui règne dans 'l'état de choses' » (G, p. 113). Aucune parole n'est plus susceptible d'avoir véritablement un sens, donc d'établir une communication, si elle néglige le fait que des hommes sont pour le moment en train de mourir de faim. L'intelligence ne peut éviter de sombrer dans la bêtise qui lui est propre qu'en prenant en considération l'existence des hommes qui précisément n'ont pas de part à l'intelligence. « Leur vie, leurs raisons de vivre dans l'apparent manque de raison de vivre, tel est le premier contrepoids par quoi l'intelligence ait des chances de compenser sa propre bêtise » (C, p. 91). Toute parole négligeant de tenir compte du fait qu'elle est prononcée dans un monde où il y a aussi — c'est-à-dire outre des écrivains, des hommes dont l'occupation première est de parler — des prolétaires, des hommes dont l'occupation première et pour autant dire unique est de satisfaire leurs besoins matériels, toute parole qui néglige ce fait n'a de la parole que l'apparence, le masque. Et ce qu'elle masque, cette pseudo-parole, c'est l 'antiparole, la violence. « Un acte de communication qui serait en contradiction formelle avec le système fondamental des besoins se situe par là même en dehors du monde de la communication, il est contraire à toute communication » (C, p. 291). Ce qui fait qu'on s'occupe du Tiers monde, de la révolution, du communisme, c'est « le besoin d'assurer à la communication sa réalité » (C, p. 153). C'est le besoin de parler qui peut amener le bourgeois à devenir matérialiste et révolutionnaire (C, p. 398). Le communisme est « une recherche pratique de la communication » (C, p. 26). Elle existe pourtant déjà, cette communication à laquelle aspire l'écrivain. Mais c'est — ô paradoxe — au sein de l'humanité muette. « La communication vraie, vécue, renouvelée, vivante, sans limites de nature, n'existe encore que dans le peuple » (C, p. 378). « Le

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peuple parle, et avec art, et pour le plaisir de dire les choses, et par besoin de les dominer, et dans un silence officiel qui est absolu » (C, p. 548). Bien que (ou même parce que) victime par excellence de l'économie, le prolétariat est la classe la plus réfractaire à l'économie (C, p. 351). Ainsi que le note Goldmann en conclusion d'une intéressante analyse de ce fait, « par sa position sociale, quoique beaucoup moins cultivé et ayant beaucoup moins de connaissances que l'intellectuel bourgeois, le prolétariat se trouve dans la société capitaliste classique seul dans une situation d'ensemble lui permettant de refuser la réification et de rendre à tous les problèmes spirituels leur véritable caractère humain » (17). L'homme de besoin apporte donc à l'écrivain, dans le temps même qu'il en conteste la parole, le paradigme d'une parole véritable. Il n'est à l'écrivain que de s'avouer lui aussi homme de besoin pour qu'il ait part à la communication générale (C, pp. 378-379).

L'écrivain s'attache aux idées, aux valeurs. Mais dans l'univers capitaliste, les idées, les valeurs sont réduites en esclavage. Et à quel esclavage : elles sont au service des forces oppressives de l'économie (C, p. 430) ! Nous vivons dans un monde dont toute vérité est absente. « Aucune vérité n'est vraiment recevable au monde comme il est » (C, p. 236). Les valeurs y sont à la fois mystifiées et mystifiantes (C, p. 154). En conséquence « tout homme de culture, tout intellectuel par exemple, quand même la gêne matérielle l'aurait épargné, et quand même il ne pourrait pas sans abus se considérer comme un esclave, est dans le monde un esclave moral » (C, p. 430). Comment briser les fers de cet esclavage ? Par les armes de la critique ? Le monstre économique n'est entretenu que par la soif de profit des bourgeois. Si personne ne voulait plus de ce monstre, il cesserait d'exister à l'instant. Mais qui peut se flatter d'être en mesure de convaincre les privilégiés de renoncer spontanément à leurs privilèges ? Hors les armes de la critique, il n'y a comme recours que la critique des armes, la violence révolutionnaire, le mouvement communiste (C, p. 480). Ce qui conduit l'écrivain au communisme, ce n'est donc pas — ou pas seulement — la vue de la misère matérielle d'autrui, mais c'est la conscience de sa propre détresse intellectuelle et morale, c'est « le besoin de trouver un point d'application à une recherche de la vérité qui n'a sans lui,

<"> L. Goldmann, La riifieation, dans Le» Temp» Moderne», nM 156-157, février-mars 1959, p. 1465.

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quoi qu'on en dise, aucun sens » (G, p. 150). Si le communisme est le seul antidote au mal économique, « c'est qu'il apporte à la pensée sans cela démunie les armes de la seule résistance possible : l'appui, extérieur à elle, des revendications de sa propre existence matérielle » (G, p. 158). Pour s'affranchir du joug de l'économie, la pensée doit s'appuyer sur la matière, la valeur sur le besoin, l'intellectuel sur le prolétaire. Mascolo le répète à cent endroits de son livre, et sous mille formes. Toute recherche de la vérité qui est poursuivie à part de l'entreprise communiste est dépourvue de signification (G, p. 38). Ce que fait le marxisme, ce n'est pas proposer quelque vérité nouvelle, c'est « proposer à toute vérité possible le moyen de se faire reconnaître dans le monde » (G, p. 150). Le mouvement du savoir a pour unique base d'existence certaine « le jeu des besoins qui demandent satisfaction » (G, p. 200). Les besoins sont la seule source d'énergie réelle à laquelle ce mouvement s'alimente. La valeur ne peut se trouver dans le monde comme force existante que sous la forme du besoin (G, pp. 200-201). Le communisme tient son caractère d'exigence théorique du fait qu'il est « le mouvement réel, historique et théorique à la fois, de la conversion nécessaire, ou de la réduction nécessaire de toutes les valeurs en besoins » (G, p. 292). En résumé, le matérialisme dialectique, c'est :

« 1) la résolution de profiter de ce que l'intelligence aussi ait une base matérielle, pour vaincre la matière, sur son propre terrain ;

2) la résolution, par suite, de fonder toute recherche de la vérité sur une base matérielle humaine ;

3) la résolution donc de contester toute valeur, fin, idée, qui ne serait pas en accord avec l'état des besoins, le besoin étant la pure expression de la matérialité humaine, d'une part, et d'autre part la figure élémentaire de toute valeur, fin ou idée ;

4) la résolution enfin de s'en remettre principalement, du soin d'accomplir cette tâche de la conversion des valeurs en besoins qui doit fonder toute valeur certaine, au type d'homme qui personnifie réellement le besoin : le prolétariat » (G, pp. 367-368).

Si l'on examine de plus près la manière dont Mascolo définit le lien entre le mouvement de satisfaction des besoins matériels et la recherche du vrai, on découvre que sa pensée oscille entre deux perspectives qui s'entrelacent sans parvenir à coïncider.

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Selon la première interprétation qu'il nous propose, il y a extériorité entre les deux mouvements, le premier étant simplement la condition sine qua non du développement du second. La révolution des besoins a une portée purement négative. Son objectif est de créer un espace de surgissement pour toute vérité possible. Elle n'est pas partie intégrante de la recherche de la vérité. C'est cette perspective qui se trouve évoquée partout où l'on nous dit que le marxisme refuse de se présenter comme une vérité nouvelle mais qu'il (( prétend seulement faire place dans le monde à toute vérité, quelle qu'elle soit, dans toute sa relativité d'avance acceptée, quelle qu'elle puisse être surtout, c'est-à-dire à quelque imprévu qu'elle puisse mener, au meilleur ou au pire, quel que soit l'inconnu qu'elle fasse lever, le meilleur ou le pire, le meilleur en tout cas puisque c'est cela seul qui peut faire reculer l'ignorance, l'illusion, la honte » (C, pp. 280-281). Le besoin, c'est ici le besoin matériel considéré comme une puissance qui domine l'homme et dont l'homme aspire à se libérer. Le règne du besoin, c'est le règne de la nécessité naturelle, auquel s'oppose le règne de la liberté (C, p. 1 15). Le mouvement communiste, qui lutte essentiellement contre la domination que le besoin matériel exerce sur les hommes, est l'indispensable auxiliaire du mouvement de la recherche du vrai et des valeurs, recherche qui ne pourra se développer que dans le règne de la liberté. Son rôle est de maîtriser la nature économique et par là même de faire sortir l'humanité des limbes (C, p. 237) et de mettre fin à la scission entre la pensée (et les hommes de la pensée) et l'action (et les hommes de l'action). Il est de faire prendre conscience à l'homme qu'il s'identifie à la vérité. 11 est de le mettre en mesure de faire le vrai en se faisant (C, p. 155). En effet, « aucune vérité ne pourra jamais se dégager de l'existence humaine si elle n'est pas une exacte expression de l'activité pratique, accordée à elle, au lieu d'être en absolu désaccord avec elle, comme sont toutes les prétendues valeurs ou idées qui se présentent comme vraies. Mais pour cela l'activité pratique devra d'abord cesser d'être soumise à l'inconscience économique. En d'autres termes, la base économique de tout ce qui existe devra d'abord être supprimée. Alors l'activité pratique sera non seulement praxis, c'est-à-dire activité pratique consciente d'elle-même, mais l'activité créatrice par excellence, l'irréprochable démarche créatrice de vérité » (C, p. 213).

Le prolétaire, selon cette optique, n'est pas du tout l'image de l'homme libre, de l'homme vrai, il n'est que l'instrument de l'avène-

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ment de ce dernier. Mascolo reproduit cette phrase de Marx : « Si le prolétariat remporte la victoire, cela ne signifie pas du tout qu'il soit devenu le type absolu de la société, car il n'est victorieux qu'en se supprimant lui-même et son contraire » (G, p. 282).

Que sera cet homme nouveau ? Que sera la société future ? Le marxisme se garde bien de le dire. Le marxisme n'est pas un humanisme : autre thème cher à Mascolo. Le marxisme n'a donc « pas de fins » (G, p. 154), — sinon une fin purement négative : « supprimer ce qui interdit à quelque * vérité ' que ce soit de venir au monde, de s'incarner, c'est-à-dire ce qui interdit à l'homme d'être libre » (G, p. 155). « En vérité, le marxisme n'a que des moyens. Le prolétariat est un moyen. La libération de l'empire économique est un moyen. Ainsi de suite. Moyens en vue de quoi ? En vue de rien. Le génie du marxisme, c'est précisément qu'il ne sait ce qu'il veut. Il sait seulement ce dont il ne veut pas, ce qu'il faut supprimer » (G, p. 154). Si l'on tient absolument à donner du but poursuivi par le marxisme une définition positive, il faut dire que le marxisme « veut faire tout ce qu'il faut pour donner du temps aux hommes. Non pas de nouvelles valeurs, ni des fins inédites. Mais du temps. Il s'agit en somme de faire gagner à chaque homme du temps » (G, p. 387). Le marxisme vise à abolir le régime économique capitaliste, de manière à supprimer à la fois le dénuement du prolétaire et les besoins factices du bourgeois et à rendre possible une croissante diminution de l'emprise du besoin matériel sur l'existence de l'homme (18). La réduction de la journée de tra-

'"> La nécessité dans le monde des rapports économiques peut s'entendre en deux sens différents: 1°) elle est tout d'abord le rapport qu'a l'homme avec la nature en tant qu'il est un organisme vivant: il faut manger pour vivre et travailler pour manger; 2°) elle est ensuite la contrainte que le régime capitaliste fait peser sur l'homme: le prolétaire doit vendre sa force de travail pour vivre, le bourgeois doit exploiter le prolétaire pour ne pas être la victime de ses concurrente, etc.

La seconde forme de la nécessité est une nécessité historique, contingente et en quelque sorte factice. Elle fausse le jeu naturel des besoins, engendrant chez le prolétaire l'état de dénuement et chez le bourgeois le besoin artificiel. Le communisme vise à l'abolir complètement.

La première forme de la nécessité est une nécessité biologique. Elle n'est pas totalement éliminable, semble-f-il. Le communisme vise, par le développement des forces productives «t par la planification démocratique, a la réduire autant que faire se peut.

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vail, écrivait Marx, est la condition fondamentale de la naissance et de l'extension du règne de la liberté <19>. Quel usage l'homme fera-t-il du temps ainsi conquis ? Parviendra-t-il à inventer des vérités, des valeurs, à donner un sens à son existence ? Le marxisme n'a pas à en décider. « II n'est permis à personne de demander ici à quoi l'homme disposant de son temps pourra bien l'employer. Il n'est pas possible que le temps d'un homme librement employé soit un temps 'mal employé'. L'achat du temps est le seul mal » (C, p. 504).

La seule chose que le marxisme affirme, c'est que tout ce qui est opposé à l'exigence du besoin est non-vérité. « Tout ce qui ne lui est pas opposé est peut-être vrai » (C, p. 291). Il ne peut pas dire plus. « Le marxisme n'est pas la vérité. Laquelle donnerait sens à la vie. On n'est pas si ambitieux, ou si vain. La vie ne vaut peut-être pas la peine d'être vécue » (C, p. 159). Mais comment le saurons-nous jamais si nous demeurons soumis au règne de l'économie ? Peut-être l'ennui est-il le vrai, — ou peut-être le bonheur ? Nous ignorons s'il nous faut espérer ou désespérer. « Ceci seul est un espoir certain : qu'il soit possible de faire quelque chose qui tende, même de façon lointaine, à inaugurer l'existence où l'on pourra se fier à ses espoirs et à ses désespoirs. Avant cela, aucun malheur n'est sûr. Pas même cela. Et c'est en vain que vous vous chercheriez une raison plus puissante à la décision qu'il faut prendre de soutenir en tout cas l'entreprise de transformation du monde, que l'attente de voir l'humanité mise face à son indubitable malheur, s'il est dit qu'elle a le malheur pour principe » (C, p. 238). Le marxisme ne nous promet pas le bonheur. Il offre à l'idée du bonheur une chance de faire son chemin dans le monde (C, p. 79). Ni plus ni moins.

A cette lecture en discontinuité du rapport entre le mouvement de satisfaction des besoins matériels et la recherche de la vérité, Mascolo juxtapose en de nombreux passages une lecture en continuité. Cette nouvelle lecture tire origine d'un approfondissement de la notion de besoin. Le besoin humain ne se ramène pas au besoin matériel. Il est besoin d'épanouissement total. Il se porte en premier lieu, certes, sur les biens strictement nécessaires à l'homme

<"> K. Marx, Le Capital, cite dans les Page» choine»..., p. 314. Mascolo fait allusion à ce texte dans C, p. 504.

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pour subsister. A ce niveau, il est besoin animal, besoin matériel, grossier, borné. Il reflète la dépendance de l'organisme humain à l'égard de la nature. Mais il est en même temps, en tant que vouloir- vivre, la manifestation initiale d'un dynamisme qui pousse l'homme à transformer la nature et à se transformer lui-même, à nier la nature hors de lui et en lui, à humaniser la nature et à universaliser son besoin. Le besoin est donc plus que le besoin. « II est la valeur sous forme revendicative, indéniable, parfaitement convaincante cette fois, irréfutable : une force matérielle existante, qui se manifeste au sein des forces matérielles comme l'une d'entre elles. Et parmi toutes, il est la seule et unique, la dernière, la plus grande, la plus simple et la plus riche et véritablement la seule à être autre chose qu'une force matérielle. Tout esprit est en lui. Si bien qu'il faut considérer que tout ce qui le néglige est spirituellement nul. Et toute matérialité est en lui. Si bien qu'il faut considérer que tout ce qu'il y a de matériel en dehors de lui est indifférent » (C, p. 291). Le dualisme sous-jacent à la lecture en discontinuité se trouve ainsi surmonté.

Le besoin est un pont lancé entre la matière et l'esprit. « II assure à lui seul, en théorie et en fait, et lui seul par nature peut le faire, la continuité du monde matériel à l'univers des concepts, des valeurs et des fins, lequel, détaché, n'est rien » (C, p. 291). Il est le « condensé incorruptible de la nature anthropologique vraie » (C, p. 291). Et le prolétaire, l'homme de besoin, l'homme qui avoue son besoin, est la première figure de l'humanité vraie. Il est à supprimer en tant qu'être victime de l'économie, en tant qu'être souffrant de la faim et du froid, — et il est l'instrument de sa propre suppression. Mais cette suppression est aussi un accomplissement car l'homme est fondamentalement prolétaire, être de besoin. L'homme authentique est à la fois riche et pauvre, selon Marx. « L'homme riche est en même temps celui qui a besoin de la totalité des manifestations de la vie humaine, l'homme qui éprouve sa propre réalisation comme une nécessité intérieure, comme un besoin. Et ce n'est pas seulement la richesse, mais encore la pauvreté de l'homme qui reçoit d'égale façon, dans l'hypothèse du socialisme, une signification humaine, par conséquent sociale. La pauvreté est alors le lien positif qui permet à l'homme de ressentir comme besoin la plus grande richesse : l'autre homme » <20).

<"> K. MARX, Economie politique et pMoêophie, cité dans C, p. 306.

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La dynamique des besoins humains sous-tend le processus de la création de l'homme par l'homme. L'homme est une marche dialectique du besoin matériel vers le besoin humain, mieux : vers un besoin humain toujours plus riche. Car le mouvement du besoin, Mascolo y insiste, est un mouvement indéfini. « L'homme de besoin est l'homme fondamental : il n'y aura jamais d'homme satisfait. L'homme satisfait n'est vraisemblablement pas plus à craindre (ou l'on n'a pas plus à s'en occuper) que la fin de l'histoire » (C, p. 444). Mascolo tranche ici une des ambiguïtés du marxisme <21). Et il se prononce dans le sens qui lui est suggéré par l'œuvre des auteurs qu'il admire le plus : Bataille, Blanchot, Leiris, Queneau, — l'œuvre de Bataille, par exemple, n'est-elle pas toute de risque et de recherche, la moins arrêtée du monde, sans nulle prétention d'être quelque chose d'achevé ni d'achevable (C, p. 122) ?

Y a-t-il cependant pure et simple identité entre le prolétaire en révolte contre le règne de l'économie et l'homme libre, l'homme ayant reconquis le gouvernement de sa propre praxis ? Non. Le prolétaire n'est pas l'homme tout court dans la mesure où il est le membre d'une classe sociale qui s'oppose à une autre classe sociale au sein de la société globale. Il n'est pas le sujet de son activité dans la mesure où, du point de vue de cette société, il est un pur instrument de profit. Pourtant, la classe des prolétaires n'est pas une classe comme les autres : elle tend, en raison de la concurrence que se livrent les bourgeois, à englober l'ensemble de l'humanité. Et le prolétaire n'est pas un exploité comme les autres. Dans un régime où l'exploitation a un caractère de violence manifeste, l'oppression demeure cantonnée dans certaines bornes, car elle veille à préserver les conditions de sa perpétuation. Le maître assure à l'esclave, le seigneur assure au serf une existence qui leur permette de continuer à servir. Rien de tel dans le capitalisme. L'exploitation se fait ici par le détour d'une nature économique qui pèse sur tous comme un destin. L'homme est livré aux Choses. Les Choses décident souverainement de son sort. Or, les lois du système capitaliste sont telles qu'elles condamnent le prolétaire à sombrer toujours plus au-dessous des « conditions » de sa propre classe. Les Choses portent contre le prolétaire une sentence de mort. La révo-

("' Cf. G. Fessard, La main tendue ? Le dialogue catholique-communiste eit-il possible ?, Paru, Grasset, 1937, pp. 211-244.

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lution du prolétariat, classe universelle objet d'une négation radicale, présente de ce fait un caractère qui la différencie de toutes les révolutions intérieures. Il ne s'agit plus d'une classe revendiquant au nom d'intérêts particuliers camouflés en valeurs universelles, mais de la quasi-totalité de l'humanité opposant à la Nécessité économique son besoin humain. Et ce besoin humain qui porte en premier lieu sur les biens indispensables à la vie enveloppe ulti- mement l'exigence de l'abolition des classes et de l'établissement d'une communication universelle. Cette volonté de libération est déjà elle-même un acte de liberté. La révolution prolétarienne n'est pas assimilable à un pur réflexe de conservation vitale. Si sa source lointaine est le besoin, son origine prochaine est l'aveu du besoin, la prise de conscience de la misère, le refus de l'état de chose existant. « Loin donc que 'l'instinct de survie* ou le besoin biologique poussent le prolétaire à une révolte toute passionnelle, il ne peut assumer ses besoins qu'en assumant du même coup son autonomie. L'un ne peut pas aller sans l'autre. Il ne peut affirmer que sa misère est devenue insupportable sans affirmer du même coup que sa condition sociale, que cette société sont insupportables. Il ne peut exiger la satisfaction d'un besoin sans se poser du même coup comme exigence libre, ne reposant que sur elle-même, n'admettant que les lois qu'elle se donne et au fondement desquelles elle se pose » (22>. Dans la mesure où le prolétariat est déjà libre, dans la mesure où son action est déjà praxis autonome, dans la mesure où cette action englobe déjà l'ensemble de l'humanité et où elle vise à créer un monde qui déjà mérite d'être appelé vrai puisqu'il offre aux vérités et aux valeurs une possibilité de surgissement, la révolution communiste apparaît comme faisant déjà partie de la recherche de la vérité qu'elle a pour mission de rendre possible. Vérités et valeurs, objets du besoin de l'écrivain, ne peuvent être créées que par un homme libre. Elles ne peuvent voir le jour que dans une société libre, issue de la destruction de l'économie par le mouvement communiste. L'action révolutionnaire du prolétariat présente pourtant déjà les caractéristiques d'une démarche créatrice de vérités et de valeurs. Il y h une indéniable analogie entre la révolution prolétarienne et la création artistique. « Le regard neuf de l 'artiste sur le monde extérieur est en soi l'équivalent de la

<"> A. GORZ, La morale de Vhittoire, Paris, Ed. du Seuil, 1959, pp. 158-159.

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révolte (politique) devant l'état de choses » (a8>. L'effort des révolutionnaires pour faire advenir un monde sans mensonge est très comparable à celui que déploie l'artiste dans la création de son œuvre. La similitude est telle que Mascolo a recours, pour décrire la tâche des communistes, à un texte de Leiris qui définit la mission du musicien : « Ce qui importe avant toute chose, c'est la bataille que de toute éternité nous sommes obligés de livrer au monde extérieur, déjouant ses ruses de sauvage à l'aide de ruses encore plus sauvages » (C, pp. 236-237). Assurément, le « monde extérieur » n'est pas le même ici et là. L'artiste doit vaincre la résistance « de la réalité (des apparences) » (C, p. 237) ; le révolutionnaire, celle de la nature économique. Mais il n'y a pas d'autre différence. Le communisme est un art qui prend pour matière « l'être réel, historique et concret de l'humanité elle-même » (C, p. 65). Nous sommes ainsi amenés à redire à propos de la recherche des vérités et des valeurs ce que nous avons déjà dit à propos de la communication : qu'elle est déjà réelle de quelque façon. Mais Mascolo ne définit-il pas précisément la communication comme « la valeur de toute valeur » (C, p. 373) ?

Quelle conclusion se dégage de tout cela ? Celle-ci d'abord : que les vérités et les valeurs n'ayant plus de réalité dans notre société que dans les besoins matériels, le souci des vérités et des valeurs conduit l'écrivain à adhérer au mouvement communiste. Et encore celle-ci : que, le mouvement d'espoir ou de négation des limites n'ayant en notre société d'autre base d'existence certaine que le jeu des besoins qui exigent satisfaction, la volonté de ne pas simplifier l'avenir de l'homme pousse l'écrivain à adhérer au mouvement communiste. Celle-ci enfin : que l'esprit et l'histoire ne pouvant se rencontrer que si l'homme s'avoue être de besoin, la résolution de ne pas demeurer un spécialiste mène l'écrivain à adhérer au mouvement communiste.

« Le communisme n'est pas seulement une poussée des choses, de la réalité matérielle qu'est l'homme, mais aussi bien une exigence de la conscience théorique » (C, p. 162). « La recherche de la vérité ne peut reprendre pied qu'au niveau le plus humble, le besoin de la plus haute valeur ne peut rester lui-même qu'en s'iden-

<**> D. MASCOLO, Sur le ten» du mot « gauche », dans Le* Temp» Moderne», vf 112-113, 1955, p. 1684.

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tifiant au besoin de la simplicité la plus immédiate » (G, p. 432). « // faut être un prolétaire. Tel est finalement le sens que prend le plus haut besoin. Se débrouiller comme on voudra, comme on pourra, quelque culture que l'on ait acquise, quelque subtilité des sens et quelque raffinement de la vie qu'on ait atteint, pour être aussi comme un prolétaire, c'est-à-dire pour refuser de considérer comme de véritables besoins des besoins qui seraient en contradiction avec les besoins élémentaires non satisfaits » (G, p. 430).

Deux sortes d'hommes simples.

La division de l'humanité en deux classes antagonistes, les bourgeois et les prolétaires, est l'expression d'un indispensable manichéisme politique. Mais d'un point de vue plus profond, du point de vue de l'anthropologie éthique, ce schéma n'est pas satisfaisant. Il dissimule en effet cette vérité que « tout homme est un homme de besoin » et que « celui-là même chez qui le sens de tout besoin s'est atténué en relève pourtant, et en tout cas peut toujours être réveillé par le jeu des autres besoins, ceux qui exigent d'être satisfaits » (G, p. 433). Ce qui brise l'unité de l'humanité, c'est le fait que tous les hommes n'acceptent pas de s'avouer hommes de besoin. Considérons la société bourgeoise. Cette société fait vivre ses membres dans l'euphorie des valeurs poussée jusqu'à l'oubli des besoins. « Génératrice d'un délire que rien par définition ne doit empêcher de devenir universel, elle est impérialiste même en ce sens : elle tend à communiquer ce délire à chacun en même temps qu'elle lui donne à sucer le sein de sa 'civilisation', qui est la civilisation libérale » (G, p. 156). Deux types d'hommes parviennent cependant à échapper à ce délire. Ils viennent des deux extrémités du monde de la culture.

Il y a d'abord les prolétaires, les hommes du dénuement matériel, ceux qui, en raison même de leur misère, se trouvent pratiquement débarrassés de toute adhérence à la société ou à la culture bourgeoises.

Il y a ensuite les prolétaires de l'esprit, « les hommes de culture sans complaisance, intellectuels rendus à la simplicité par la vue droite et sans artifice de l'état de privation qu'ils vivent également, du fait du caractère impossible de leurs plus hauts besoins » (G, p. 431). Ces intellectuels de la simplicité — ils ne sont qu'une poignée — Mascolo les décrit en une page que nous ne pouvons

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nous résigner à simplement résumer. « Ils sont quelques-uns, écrit-il, qu'un doute primordial sur leur propre existence, leurs idées, leurs raisons, force à remettre sans cesse en question leur propre assurance d'être un homme. Doutant d'être un homme, ayant poussé jusqu'à l'extrême limite du doute, où ils en sont venus bientôt à être incertains d'être quoi que ce soit, il leur a encore fallu faire servir toutes les acquisitions du savoir non pas à se tranquilliser, mais à compléter cette négation, à la renforcer, à la parfaire. S'ils en reviennent, car ils risquent toujours de ne pas en revenir, ils en reviennent épurés, lavés de siècles de réminiscences, d'habitudes d'esprit, délivrés de toute cette masse des souvenirs inexaminés venus de leur vie pour ainsi dire intra-utérine dans l'humanité précédente, et qui se trouve à chaque fois remise en vrac sur le dos de quiconque commence à pénétrer dans le monde de la culture, à 'se cultiver*. Lorsqu'ils reviennent de ce doute hyperbolique, auquel ils ont fait servir toutes les données du savoir après les avoir détournées de leur destination habituelle, et s'ils en reviennent, ils peuvent alors rejoindre un état de simplicité où toutes les richesses semblent d'abord réduites à presque rien. Cette réduction des richesses à presque rien est véritablement l'œuvre de la compréhension suprême, de leur part à eux qui se sont spécialisés dans l'étude des différents systèmes d'explication des choses. C'est l'incendie du savoir par la conscience, qui fait voir que ce que je suis c'est ce qui me manque, que mon essence est le besoin. Ils peuvent rejoindre alors tout naturellement l'état de simplicité première, de pauvreté première, le minimum humain certain qu'est l'homme de besoin. Une recherche de la vérité ne redevient donc possible à leurs yeux mêmes que grâce au mouvement de satisfaction des besoins matériels, au sein de lui, et en accord avec lui » (C, p. 433).

C'est ainsi que les deux types d'hommes simples — les prolétaires et les prolétaires de l'esprit, les hommes étrangers à la culture et ceux qui, s'y étant enfoncés, sont parvenus à la dominer, — en arrivent, les prolétaires de l'esprit étant les premiers à faire cette découverte, à reconnaître leur identité foncière. Complémentaires les uns des autres, ils forment ensemble « le seul commencement vrai de la réalité humaine, son noyau d'être intact, non véreux » (C, p. 431). Leur simplicité constitue l'unique point de départ effectif possible de l'homme qui doit se faire et, en se faisant, faire la vérité.

Mais tandis que les hommes des extrêmes arrivent à échapper,

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grâce à leur simplicité, à leur nudité, au mensonge des choses et au mensonge de l'intelligence, les hommes de la région médiane, bourgeois et humanistes, vivent dans la région du manque de besoin, « qui est sous l'empire de la bêtise méthodique, cohérente, et prétentieuse » (C, p. 48). Mascolo brosse un cruel tableau de cette zone de l 'entre-deux simplicités, « règne de la comédie et de la platitude à la fois, du mensonge astucieux et du demi-sommeil, des prétentions inconsistantes de l'intelligence et du relâchement de toutes les facultés, du trafic intense des 'trésors' de la culture et de l'abrutissement, états complémentaires les uns des autres, eux aussi, pour former la négation parfaite de toute existence humaine vivable, l'image parfaite de l'existence humaine dégradée — l'affectation d'intérêt dans le manque d'intérêt, les bavardages lyriques alliés à l'absence de passion, le chiqué des tourments spirituels dans la parfaite tranquillité d'esprit — les prétentions exquises, ornements des déserts intérieurs — le mépris du corps dans l'âme et le mépris de l'esprit dans les moelles, la vraie misère enfin » (C, pp. 431-432).

L'espèce humaine.

Il faudrait fort peu, en somme, pour que l'unité de l'humanité se trouve réalisée. Il faudrait uniquement que les bourgeois cessent d'entretenir par avidité, paresse ou bêtise le monstre économique et les antagonismes de classes qu'il engendre. « L'unité de l'espèce est constamment possible » (C, p. 454). Elle est déjà effective chez tous ceux qui se sont reconnus comme hommes de besoin, « Le plus simple militant communiste vit cette unité dans sa vie quotidienne » (C, p. 454). « Imbéciles, c'est pour vous que je meurs », crie l'un d'eux aux soldats allemands qui vont le fusiller (2*'. Et c'est vrai. La lutte des classes repose en somme sur un malentendu. Ce ne sont pas des idées ennemies qui s'affrontent. « II n'y a qu'une idée, à des stades différents, dont les différentes modalités s'attaquent entre elles par erreur, se prenant pour ennemies. C'est l'aliénation, qui permet aux défenseurs de certaines valeurs par exemple de s'attaquer au mouvement des besoins matériels, lesquels, précisément, seraient seuls à pouvoir fonder les valeurs que l'on veut préserver. Il n'y a jien dans ce dissentiment qu'une

<*«> Cité par Mascolo dans C. p. 455.

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gigantesque et tragique erreur. Valeurs et besoins, liés à la vie et à la mort, se croient ennemis, et se combattent » (C, p. 435). Une lueur d'intelligence et de courage, il n'en faudrait pas plus pour que les bourgeois renoncent à leur prison à barreaux dorés. Il n'y aurait plus alors en présence que les deux types d'hommes simples. L'unité de l'humanité se trouverait réalisée de manière universelle et manifeste. Quel rêve ! Mais ce n'est bien entendu qu'un rêve. Tous les efforts déployés pour convertir les capitalistes à la théorie des besoins ont jusqu'ici échoué. Que faire ? Se lancer dans de nouvelles tentatives, « essayer encore de donner de nouvelles raisons aux raisons sans nombre qui auraient dû les convaincre » (C, p. 480) ? Attendre, quoi ! « Ce serait encore possible s'il n'existait pas déjà un mouvement de révolution des besoins matériels » (C, p. 480). Seulement voilà : il existe. L'intellectuel ne peut plus reculer. Il doit prendre position par rapport à ce mouvement.

III

DE LA NÉCESSITÉ ET DE L'IMPOSSIBILITÉ POUR L'ÉCRIVAIN D'ÊTRE COMMUNISTE

Réflexion d'un écrivain sur les conditions de sa propre possibilité.

Nous comprenons mieux à présent en quoi un discours sur le communisme est en même temps discours sur la difficulté de parler du communisme comme aussi discours sur la difficulté de parler tout court. Si le communisme en tant même que mouvement de satisfaction des besoins matériels est recherche pratique de la communication, il semble en effet que les spécialistes de la communication n'aient plus rien à faire en attendant son triomphe. « La difficulté est considérable. C'est elle par exemple qui m'a retenu longtemps de rendre publique une interprétation qui me semblait valable du phénomène le moins clair et le plus important du monde parmi tous ceux qui s'offrent à notre contemplation : le communisme » (C, P. 8).

Ces intellectuels désœuvrés, le Parti communiste s'attelle cependant à leur trouver un emploi — un emploi qui, conforme à leurs talents sinon à leur vocation, puisse en tout cas l'aider à réaliser la fin qu'il poursuit, lui : il les transforme en propagandistes, c'est-

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à-dire — sauf heureux et improbable concours de circonstances — en apologistes aussi résolus qu'aveugles de toutes les décisions qu'il prend, de toutes les actions qu'il mène. Il n'est pas plus possible aujourd'hui à l'intellectuel d'être communiste que d'être non communiste.

Lui faut-il donc s'armer de patience et se taire ? Non. « On ne peut exiger d'aucun homme que pendant cette véritable création matérialiste de l'homme, pendant cette genèse anthropologique qui ne peut être qu'un immense et prolongé travail historique, il se contraigne à n'être qu'attente, à n'avoir d'autre existence que celle d'une passivité embryonnaire, d'autre attitude que celle de la créature qui attendrait patiemment d'être achevée » (C, pp. 543-544). L'intellectuel peut et doit faire œuvre. Il le peut : l'homme est chose en notre société, certes, mais il n'est pas que chose — le moins libéré des hommes « vit déjà pour une part à un niveau supérieur à celui de ses propres besoins » (C, p. 545). Il le doit : le mouvement de la révolution matérialiste est lent, désespérément lent, et nul effort n'est inutile qui tente de la rendre plus humaine, voire simplement d'en hâter l'accomplissement. Il y a donc pour l'intellectuel une manière d'être communiste qui diffère de celle du dirigeant politique ou du militant et qui même n'implique aucune participation pratique à l'entreprise communiste, « une manière d'être individuellement communiste » (C, p. 538), si l'on veut, et qui consiste à ne jamais perdre de vue que la révolution des besoins matériels et le travail de connaissance tendent tous deux à assurer la communication mais que pourtant, ces deux mouvements ne pouvant exister aujourd'hui autrement que distincts, le travail de connaissance doit être poursuivi « comme si de rien n'était — comme s'il n'y avait rien d'autre à attendre » (C, p. 538).

La situation de l'intellectuel n'est donc pas sans issue. Elle n'en est pas moins singulièrement inconfortable. « Vous vous révoltez contre une société qui vous donne un niveau de vie honorable, ne met pas d'entraves à votre activité et proteste de son attachement aux valeurs spirituelles ? » s'étonnent les bourgeois. « Rat visqueux, traître, gestapiste, flic, flic, flic ? » jappent les roquets staliniens. Et il y a le muet regard, fixe, presque inexpressif (résignation ? appel ? reproche ? révolte ?) de l'affamé, du milliard d'affamés que compte notre monde, un regard qui obsède, qui fait honte ... L'artiste, l'écrivain, il lui faut faire œuvre au milieu des haines, des mépris, des moqueries aussi — c'est souvent trop encore

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que d'accorder haine ou mépris à un personnage aussi démuni de pouvoir, — il lui faut faire oeuvre au milieu de tout cela, en menant contre la fatigue, le désespoir, le doute, un long combat solitaire dont nul critère sinon une intime certitude n'indiquera jamais l'issue, — avec au cœur cependant l'espoir que le message sera capté, accueilli, compris. Compris par ceux qui, comme lui, refusent de sacrifier la révolution à l'art ou l'art à la révolution.

Philosophie et violence.

Mascolo parlant du communisme, de la difficulté qu'il y a à parler du communisme et de la difficulté qu'il y a à parler tout court s'adresse bien sûr, ainsi que nous l'avons dit, aux idéologues de la bourgeoisie afin d'accroître leur mauvaise conscience et de leur montrer que le refus du communisme transmue aujourd'hui en vain bavardage le discours le mieux agencé. Mais il s'en prend aussi aux intellectuels qui ont adhéré au Parti pour leur faire mettre en question le « suivisme » qu'on leur impose et qui obscurément leur pèse. « L'intellectuel, s'il n'est pas d'une caste ou d'un cénacle, sent sa langue brouillée par la misère humaine : il n'est plus compris et ne se comprend plus lui-même » (25). Son salut — ce serait trop aisé — n'est pas de devenir colleur d'affiches ou rédacteur de tracts électoraux. Mascolo, « en tant qu'intellectuel, (...) ne se sent pas les moyens d'être communiste ; et en tant que communiste, pas les moyens d'être un intellectuel. Bonne situation, dont il faut profiter » (G, p. 376). Mais de quel profit peut-elle être pour soi et pour tous si celui qui la vit n'ose avouer l'angoisse qui l'étreint ? L'estime que Mascolo voue à Leiris nous autorise peut-être à appliquer au premier ce que Blanchot a dit du second : que le but de son œuvre est « de donner la parole à ce qui en lui ne parle pas et ne peut pas parler, de forcer le silence de ce qui veut se taire » ; ici comme là, « la parole la plus profonde naît du vertige qui monte de l'impossibilité de parler », ici comme là, « cette parole n'a pour thème et pour motif que sa propre impossibilité ». « L'âge d'homme » dont parle Leiris est « justement ce moment de la maturité où le règne de l'intimité silencieuse, du mutisme en soi et sur soi qui est celui de l'enfance et de l'adolescence est brutalement remplacé par une parole exigeante, explicative et dénonciatrice. A

<"> J.-M. OOMENACH, art. cit.. p. 1204.

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la complaisance du silence (...), l'âge d'homme substitue la complaisance du langage, la faute qui veut se reconnaître pour faute et par là retrouve l'innocence, l'innocence de la faute » (26). Mascolo, c'est la réflexion sur le communisme parvenue à l'âge d'homme.

Cela nous est-il vraiment de quelque profit ? Mascolo lui-même s'est interrogé sur le pourquoi de sa propre oeuvre. « H n'y aurait certes pas d'excuse au fait de se mettre à embêter gratuitement le monde, comme ces vendeurs de Bibles de l'Armée du Salut qui traînent dans les cafés, annonçant à toutes les tables que la jeunesse passe, que la vie est brève, et qu'i/ faut penser à la vie éternelle. Mais précisément, toute la question n'est-elle pas de tenter de dire une vérité qui ne peut faire plaisir aux gens : la nécessité du communisme, tout en démontrant que l'on n'est nullement obligé après cela de choisir, ou d'épouser cette vérité et de renoncer à la vie, ou de chercher la survie en dehors de toute vérité ?» (C, p. 164). Plus brièvement, « la seule utilité possible d'un travail théorique est de contribuer à faire diminuer peut-être l'étendue du règne de la violence » (C, p. 7). Une meilleure connaissance de ce qu'est le communisme peut « faire gagner du temps peut-être à la transformation du monde » (C, p. 537).

Mascolo se défend d'être philosophe. Mais ici nous ne l'écou- terons pas, puisqu 'aussi bien « la non-violence est le point de départ comme le but final de la philosophie » <37>.

Robert Vander Gucht, Chargé de recherches

au Fonds National de la Recherche Scientifique.

Bruxelles.

<"> M. BLANCHOT, Regard d'outre-tombe, dans Critique, n° 11. avril 1947, pp. 295-2%.

<"> E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin. 1950. p. 59.