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Souliers rouges, et autres contes... Traduits par MM. Ernest Grégoire et Louis Moland... Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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  • Souliers rouges, etautres contes... Traduits

    par MM. ErnestGrgoire et Louis

    Moland...

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Andersen, Hans Christian (1805-1875). Souliers rouges, et autres contes... Traduits par MM. Ernest Grgoire et Louis Moland.... 1880.

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  • ANDERSEN

    LESSOULIEES ROUGES

    ET AUTRES CONTES

    LE C 0 F F U TLA5T

    L K Il Y E DU C lit SULB GliASD SERTH 3s"T DE 3CE II

    I, E B It I Q U E T

    LK VIEUX FEUME-t'OEILLE SASGLKB 13 K B L O S Z K

    I, A FlEREK PHILOSOPHALSL'iIISOlKK DE I/AXKE

    LE JABBIS DU PAliAIiXSLIVRE-D'IMAGES, ETC.

    TRADi TS r AU M?J.

    ERNEST GRGOIRE & LOUIS MOLANDILLUSTRATIONS DE YAN'DARGENT

    PARISGARNIER FRRES, LIBRAIRES-DITEURS

    6, KTJE DES SAINTS-PRES, 0

  • LES

    SOULIERS'-BOUGES

  • ANDERSEN

    SOULIERS'ROUGES

    ET AUTRES CONTES

    'j LE COFFRE VOLANT

    LE RVE DIT CHNE, m

    J ' LB OEATD SEBPE'T DE MERX^/ LK BRIQUET

    LE' VIEUX FERJEE-L'OEILXK SANGLIER DE BRONZE

    LA PIERRE PiriLOSOPHALRL'HISTOIRE DE L'ANNE

    LE JARDIN DU PARADISLIVRE D'IMAGES, ETC.

    TRADUITS PAR MM.

    ERNEST GRGOIRE & LOUIS MOLANDILLUSTRATIONS DE YAN* DARGENT

    PARISGARNIER FRRES, LIRRAIRES-DITEURS

    6, UDF. DES SAINTS-PERES, 6

  • AVERTISSEMENTDES TRADUCTEURS

    Nous avons prcdemment publi deux volumes de contesd'Andersen, les Contes danois et les NouveauxContes danois.Nous achevons d'puiser, dans la nouvelle srie que nousoffrons aujourd'hui au lecteur, tout ce qui, de cette partie del'oeuvre du clbre crivain, n'a pas un caractre trop localet peut intresser le public de notre pays. On a donc, dansces trois volumes, l'ensemble complet des Contes d'Andersen,sauf ce qui n'est vraiment pas traduisible en franais.

    Quoique recueillis en dernier lieu, on ne trouvera pas,croyons-nous, les rcits dont se compose ce volume infrieurs, ceux que nous avons donns dans les premiers volumes etqui ont obtenu un si vif succs. Quelques-uns, si nous nenous abusons, seront jugs de vritables chefs-d'oeuvre; nouscitons, par exemple, XHistoire de Vanne, le Briquet, laPierre philosophale, et parmi ceux d'une dimension moindre,le Papillon, la Petite Fille aux allumettes, Il faut une dif-frence, la Pierre tombale. Mieux encore peut-tre que dansnos premiers choix, la fcondit d'imagination et l'originalitd'esprit du conteur danois rassortiront de celui-ci.

  • Depuis nos premires publications, Hans Christian An-dersen est mort; il est dcd Rolighed le 5 aot 1875, l'ge de soixante-dix ans. Sa mort fut un deuil gnral ; unesouscription nationale s'organisa aussitt pour lever un mo-nument celui qui avait port le plus loin au-del des fron-tires du Danemark la rputation de la littrature danoise.Sa statue, place Copenhague dans le jardin de Rosenborg,a t inaugure le 25 juin 1880 ; le roi, toute la cour, lesautorits suprieures et les notabilits du pays assistrent la crmonie. M. de Bille, un des plus clbres orateurs duparlement, pronona, dans un loquent et touchant discours,l'loge du regrett pote et conteur. Une autre statue lui at rige, galement par souscription, Odense, sa ville na-tale, et c'est celle dont nous reproduisons la gravure en ttede ce livre.

    Andersen avait eu la bont de nous tmoigner vivement

    son approbation de nos traductions ; il nous avait encouragsdans les termes les plus chaleureux continuer de faire con-natre son oeuvre cette France pour laquelle il exprimait

    une profondeaffection. Nous exauons ses voeux en compltantaujourd'hui notre travail, en mme temps que nous sommessrs de rpondre aux dsirs d'un grand nombre de littrateurset de lecteurs franais.

  • Tiens! quels jolis souliers de danse! dit le vieux soldat.

    LES SOULIERS ROUGES

    Il y avait une fois une petite fille, toute charmante, toutemignonne. Mais en t elle marchait toujours pieds nus ; samre,unepauvre veuve, ne pouvaitpas lui acheter des souliers;en hiver, elle portait de grands sabots ; ses petitspieds n'taientpas garantis du froid et devenaient tout rouges, tout rouges.

    Dans le village demeurait une vieille cordonnire; elleeut piti deKaren, c'est ainsi que s'appelaitlapetite. Elle ras-semblaquelques restes de drap rouge, les arrangea, les cousitcomme elle put et en fit des souliers. Ce n'tait pas du fa-meux ouvrage : la bonne vieille ne voyait plus beaucoup et sesmains taient faibles; mais elle offrit de bon coeur ces souliers Karen, qui en fut ravie.

    Mais voil que le mme jour, la mre de la petite mourut.i

  • 2 LES SOULIERS ROUGES.

    Ces souliers rouges n'taient pas de deuil ; hlas ! la pauvreKaren n'en avait pas d'autres, elle les mit donc pour l'en-terrement.

    Elle marchait toute en pleurs derrire le cercueil, lorsquesurvint un grand et antique carrosse, o tait assise une vieilledame. Elle vit Karen qui sanglotait et elle fut prise de com-passion pour la pauvre orpheline. Laissez-moi emmener l'en-fant, dit-elle au pasteur; je prendrai soin d'elle.

    Karen crut d'abord que, si elle avait plu la vieille dame,c'tait cause de ses souliers rouges; mais la dame dclaraqu'ils taient affreux, et les fit jeter. La petite fut habilleproprement; elle reut une jolie robe; elle apprit lire, crire, coudre, et les gens disaient qu'elle tait bien gen-tille. Elle se mit se regarder dans le miroir qui lui dit : Tues bien plus que gentille, tu es belle.

    Voil que, quelque temps aprs, le roi, la reine et leurfille, la petite princesse, arrivrent dans la ville voisine ; ettout le monde des alentours accourut et se rassembla sur laplace devant le thtre pour apercevoir Leurs Majests. EtKaren tait l aussi, et elle vit sur le balcon la petite prin-cesse qui, tout habille de satin blanc, se faisait admirer parla foule ; elle n'avait pas de couronne, ni de robe queue, maiselle portait des jolis souliers de maroquin rouge, des amoursde petits souliers; quelle diffrence avec ceux que la bravecordonnire avait donns Karen !

    Peu peu arriva le moment o Karen devait recevoir laconfirmation. Et la bonne clame lui fit faire une belle toiletteet aussi des souliers neufs; elle la conduisit chez le premiercordonnier de la ville; Karen lui tendit son petit pied pourqu'ilen prt mesure. Et elle regardait tout autour d'elle dans laboutique, et elle aperut la vitrine des souliers d'un rouge

  • LES SOULIERS ROUGES..

    3

    carlate, juste comme ceux que portait la petite princesse.Oh ! qu'ils taient ravissants^!

    Voil ce qu'il me faut, s'cria

    Karen, essayons donc s'ils ne me vont pas.

    Us ontt faits pour la fille d'un comte, dit le cordonnier, mais ilstaient trop petits pour elle, et je les ai gards.

    C'estdu maroquin, n'est-ce pas? dit la vieille dame qui, ses yeuxtant affaiblis par l'ge, ne voyait pas trs clair ; il me sem-ble qu'ils brillent joliment.

    Oh ! oui, ils brillent, dit lemarchand, on dirait un miroir.

    Et les souliers allaient ravir au pied mignon de Karen eton les acheta; mais la bonne dame ne savait pas qu'ils taientrouges; sans cela, jamais elle n'aurait permis que Karen mtdes souliers de cette couleur pour sa confirmation.

    C'est ce qu'elle fit pourtant ; et tout le monde considraitsessouliers et on secouait la tte. Et, lorsque Karen entra sous leportail de l'glise, il lui sembla que tous les personnages destableaux qui pendaient aux murailles avaient les yeux fixssur ces souliers, et, loin d'en tre honteuse, elle se rengor-geait. Le pasteur lui parla d'une faon touchante des devoirsqu'elle aurait remplir maintenant qu'elle avait l'ge draisonet qu'elle allait entrer entirement dans la communaut deschrtiens. L'orgue retentissait, et remplissait le sanctuaire deses sons graves, les chantres et les enfants de choeur enton-naient un beau cantique : Karen ne faisait attention rien, etne pensait qu' une chose, au bonheur d'avoir des souliers aussibeaux que ceux de la fille du roi.

    L'aprs-midi la vieille dame apprit par la rumeur publiquele scandale qu'avait donn Karen; et elle dit la jeune fillecombien sa conduite avait t inconvenante, combien c'taitvilain de sa part d'avoir mis ces souliers pour une crmoniesi grave. Dornavant, pour aller l'glise,-Karen ne met-

  • i LES SOULIERS ROUGES.trait jamais que des souliers noirs, dussent-ils mme tre vieuxet dchirs.

    Le dimanche suivant Karen devait aller la communion;elle contempla ses souliers noirs qui taient cependant neufsaussi, puis, elle jeta un coup d'oeil sur les rouges, regarda denouveau les noirs, puis, brusquement, elle prit les rouges etelle les mit.

    Il faisait un temps superbe; pour aller l'glise la vieilleclame, afin de jouir du beau soleil, fit un dtour par les sen-tiers; elles eurent passer par des endroits poudreux. Devantl'glise se trouvait un vieil invalide avec une bquille; il avaitune longue, longue barbe moiti rousse, moiti blanche; s'in-clinant devant la dame il lui demanda si elle ne dsirait pasqu'il lui tt la poussire qui couvrait ses chaussures. Labonne dame dit que oui, et Karen aussi tendit ses petitspieds,pour que l'invalide les poussett. Tiens, quelsjolis souliersde danse! dit le vieux soldat; puis les touchant de sa b-quille, il ajouta : Tenez-vous ferme, et solidement, quandvous danserez.

    La bonne dame donna l'invalide une pice d'argent poursa peine et elle entra l'glise avec Karen. Tous les assistantsouvraient des yeux encore bien plus grands que la premirefois, la vue des souliers rouges, et les personnages des ta-bleaux attachaient sur eux leurs regards. Karen elle-mme lesconsidrait la drobeet les trouvait toujours plus charmants,et elle oublia de chanter un cantique, et elle ne songea pas prier mxpater; et, lorsqu'elle reut la communion, elle fut ab-solument distraite : elle ne pensait qu' la couleur clatantede ses souliers, qui la chaussaient si bien et que tout le mondelui enviait, croyait-elle.

    Au sortir de l'glise la vieille dame monta dans sa voiture

  • LES SOULIERS ROUGES. 5

    qu'elle avait commande pour le retour. Karen leva le piedpour y prendreplace aussi ; voil que l'invalidedit : Vraiment,quels jolis souliers de danse !

    Karen se sentait enleve, et, sans qu'elle pt l'empcher,ses jambes se mirent se mouvoir en cadence et la voil quidanse et sautille sans pouvoir s'arrter. Le cocher la saisit etla mit de force dans la voiture; mais, l encore, les jambes con-tinurent trpigner et elle donna maint coup de pied lavieille dame. Enfin on arriva la maison; il fallut porter Karen rsans cela elle aurait recommenc danser; la femme de chambrelui enleva les maudits souliers, et sespetits pieds eurent enfin,du repos.

    Les souliers, on les mit sous clef dans une armoire vitre;,Karen venait dix fois par jour pour les admirer de nouveau.

    Voil que la vieille dame tomba malade et le mdecin avaitl'air de croire qu'elle ne se relverait plus. Il fallait donc treaux petits soins auprs d'elle ; c'tait surtout le devoir de Karen.Mais il y avait en ville un grand bal auquel elle tait invite:un instant elle eut l'ide de rester de garde auprs de sa bienfaitrice malade ; mais l'image des souliers rouges se prsentadevant son esprit. Bah ! se dit-elle, la vieille dame ne gurirapas; quoi bon tant la soigner?

    Et elle s'empara de laclef de l'armoire, prit les souliers et les mit. Cette fois, pensa-t-elle, il n'y a pas de pch me parer de ces beaux souliers,puisque c'est pour un bal.

    La voil partie pour la ville. A peine dehors, involontaire-ment elle se mit danser, battre des entrechats, droite, gauche. Gela ne lui dplaisaitpas d'abord, elle tait trs gra-cieuse et les passants s'arrtaient pour l'admirer. Elle arriva,toujours dansantet sautant, devant la maison o se donnaitlebal ; mais elle tait dj fatigue et n'avait plus assez de forcer

  • 6 LES SOULIERS ROUGES.

    pour se diriger. Il lui fallut suivre les souliers qui la conduisi-rent travers les rues hors de la ville, vers la sombre fort.Sur la lisire, elle aperut au clair de la lune le vieil invalide :

    Bonsoir la toute belle, dit-il. Quels jolis souliers de dansevous avez l !

    Alors elle fut saisie d'effroi; elle comprit qu'il y avaitun charme sur les souliers, elle voulut vite les ter, mais

    jamais elle ne put y parvenir ; ils paraissaient comme visss ses pieds et, force un mouvement perptuel, elle nepouvait s'asseoir pour les enlever avec ses mains.

    En dansant, elle traversa les bois, les champs, les prairies.Le soleil se leva ; elle esprait que la puissance magique qui lapoussait en avant sans trve ni relche cesserait avec la nuit ;mais non! pas un instant de repos, pas moyen de prendrehaleine. Survint un terrible orage ; elle continua sauter, tourner au milieu des clairs, de la grle et de l'averse.

    Sur la lisire, elle aperut le vieil invalide...

  • LES SOULIERS ROUGES. 7

    La journe se passa, la nuit revint. Karen se trouva por-te au cimetire. Les morts ne dansent plus, se dit-elle;c'est l le champ du repos. Et elle s'accrocha une tombe,esprant pouvoir s'arrter; mais la puissance qui la faisaittourbillonner l'en arracha et la poussa en avant.

    Karen approcha de l'glise, en aperut la porte ouverte ;elle voulut aller se rfugier dans le sanctuaire et implorer la

    misricorde de Dieu, qu'elle avait offens. Mais l'entre setenait un Ange, dont les ailes tombaient jusqu' terre. Sonair tait svre; de la main, il brandissait une pe, large etflamboyante.

    Danse toujours, dit-il ; danse avec .tes sou-

    liers rouges, que tu as aims au-dessus de tout ; danse, jus-qu' ce que tes os se collent contre ta peau, devenue unparchemin, et que tu sois devenue un squelette ambulant.Danse travers le monde; quand tu passeras prs d'une de-meure, o se trouvent des enfants enclins la fatuit et la

    Danse toujours, dit-il, danse avec tes souliers rouges.

  • 8 LES SOULIERS ROUGES.

    gloriole, frappe au carreau, pour qu'ils te voient et sachentomne le vice de l'orgueil.

    Piti, piti!

    s'cria Karen, mais elle n'entenditpas ce

    que rpondit l'Ange ; ses souliers l'avaient dj entrane bienloin.

    Le lendemain elle passa devant une maison qu'elle con-naissait bien; on y chantait des cantiques de deuil; deshommes noirs en sortaient un cercueil couvert de fleurs. C'taitla vieille dame sa bienfaitrice, qu'elle avait quitte maladepour courir au bal, qui tait morte. Alors Karen se sentitabandonne de tous sur la terre, et condamne dans le ciel.

    Les souliers l'emmenrent vers la montagne, traversles ronces et les broussailles; son gentil visage en fut toutdchir. Elle arriva sur la bruyre, devant une petite maisonsolitaire; l, elle le savait, demeurait le bourreau. Elle frappacontre les vitres et cria : Venez, venez vite, je vous prie. Jene puis pas entrer, il faut que je danse et que je tourne.

    Le bourreau sortit et dit : Tu ne sais sans doute pas qui jesuis : c'est moi qui coupe la tte aux mchants. Et ma hachevient de rsonner ; je vais avoir de l'ouvrage.

    Oui, ditKaren. Mais ne me tranchez pas la tte; sans cela je ne pour-rais pas faire pnitence de mes pchs. Abattez mes piedsavec ces souliers rouges.

    Et elle confessa ses excs de vanit; le bourreau la saisit,et, d'un coup, lui abattit ses pieds mignons, qui partirent em-ports par les souliers rouges, dansant et tournant commeauparavant, et qui disparurent clans la fort.

    La femme du bourreau prit soin de Karen, et lui donnaun onguent qui gurit ses blessures ; et le bourreau lui con-fectionna des bquilles, et lui apprit les psaumes de la pni-tence. Elle les rcitait sans cesse, et, aprs avoir bais la main

  • LES SOULIERS ROUGES. 9

    du bourreau qui avait conduit cette hache bnite, elle quittala bruyre, se disant: Maintenant, j'ai assez souffert pour cesmaudits souliers rouges. Je m'en vais l'glise, pour qu'on voieque je suispardonne. Mais lorsqu'elle approcha du por-tail, voil qu'elle aperut ses pauvres petits pieds dansantdevant elle dans les souliers rouges; saisie d'effroi, elle s'en-fuit aussi vite qu'elle le pouvait avec ses bquilles.

    Elle vcut sur les routes comme une mendiante.

    Elle vcut sur les routes commeune mendiante,se nourris-sant de ce que lui donnaient quelques bonnes mes; le chagrinla minait et elle versait des torrents de larmes amres. Au boutd'une semaine, elle se dit : Cette fois, j'ai assez endur detortures; ma pnitence doit tre acheve, et maintenant jevaux autant que bien de ceux qui, h l'glise, se tiennent si.fiers devant Dieu.

    Et elle reprit le chemin de l'glise; mais,

    au coin du cimetire, voil qu'apparaissent de nouveau les sou-liers rouges qui sautillaient avec des bonds prcipits. Karen.

  • 10 LES SOULIERS ROUGES.

    sentit son coeur se serrer, et elle reconnut enfin avec humilittoute l'tendue .de sa faute; elle n'entra pas dans l'glise, maiselle alla au presbytre, priant qu'on la prt comme servante,s'offrant pour tous les services qu'elle pourrait rendre sansavoir beaucoup marcher, et ne demandant aucun salaire,mais seulement tre abrite.

    La femme du pasteur eut piti d'elle et la garda. Karen semontra pleine de bonne volont et travaillait tant qu'elle pou-vait. Elle restait pensive et silencieuse; avec quelle attentionelle coutait, lorsque, le soir, le pasteur lisait la Bible devanttoute la maison. Bien qu'elle ne parlt gure, les enfantsl'aimaient;mais, quand ils vantaient l'un sa jolie figure, l'autresa belle toilette, elle secouait la tte, et disait que c'taient lde vaines futilits.

    Un jour de grande fte, tout le monde se rendit l'glise;on lui demanda si elle voulait y venir; mais il tait djtrop tard, pour que, marchant lentement avec ses bquilles,elle pt arriver temps. En pleurant, elle laissa partir lesautres, qui allrent entendre la parole de Dieu ; elle montadans sa chambrette, et s'assit pour lire dans son livre deprires.

    Au milieu de son pieux recueillement, le vent lui apportale son de l'orgue; et elle leva vers le ciel son visage baignde larmes et dit: Oh! Seigneur, secourez-moi !

    Et autour d'elle resplendit une lumire, plus vive que lesoleil; devant elle se trouvait un Ange, le mme qu'elle avaitvu devant la porte de l'glise. 11 ne tenait plus une pe,mais une magnifique branche couverte des plus belles roses ;il en toucha le plafond qui se souleva, et les murailles s'lar-girent et Karen se trouva transporte au milieu de l'glise.L'orgue retentissait, et lorsque le cantique fut fini, le pasteur

  • LES SOULIERS ROUGES. 11

    l'aperut, et lui dit : C'est bien que tu sois venue.

    C'estDieu, rpondit-elle, qui m'a rendu sa grce.

    L'orgue rsonna de nouveau, et les enfants, d'une voixdouce et pntrante, commencrent un cantique. Un joyeuxrayon de soleil vint travers les vitraux sur Karen ; le coeurde la jeune fille tait si plein de joie et de ravissement qu'il sebrisa, et son me s'lanant sur les rayons du soleil vola versDieu, et l il n'y avait plus personnepour lui rappeler les sou-liers rouges.

  • Le papillon vient l'interroger...

    LE PAPILLON

    Le papillon veut se marier et, comme vous le pensezbien, il prtend choisir une fleur jolie entre toutes les fleurs.Il jette un regard critique sur les parterres, o toutes lesfleurs sont assises et ranges justement comme des jeunesfilles qui attendent qu'on les engage. Elles sont en grandnombre et le choix clans une telle quantit est embarrassant.Pour ne point se donner cette peine, le papillon vole toutdroit vers les pquerettes. C'est une petite fleur que lesFranais nomment aussi marguerite, et ils assurent qu'ellea le don de prophtiser, lorsque les amoureux arrachent sesfeuilles et qu' chaque feuille arrache ils demandent :

    M'aime-t-27 ou m'aime-t-elleun peu, beaucoup, passionn-ment, pas du tout ? La rponse de la dernire feuille est

  • 14 LE PAPILLON.

    la bonne. Le papillon vient l'interroger, non en arrachant lesfeuilles, mais en les caressant l'une aprs l'autre, car il saitque l'on fait plus par la douceur que par la violence. Chredame Marguerite, dit-il, vous tes la plus avise de toutesles fleurs. Dites-moi, je vous prie, si je dois pouser celle-ciou celle-l. Celle que vous me dsignerez, je volerai droit elle et lui demanderai sa main.

    La marguerite ne daigna pas lui rpondre. Elle taitmcontente de ce qu'il l'avait appele dame, alors qu'elletait encore demoiselle, ce qui n'est pas du tout la mmechose. Il renouvela deux fois sa question, et, lorsqu'il vitqu'elle gardait le silence, il partit pour aller faire sa courailleurs.

    On tait aux premiers jours du printemps. Les crocus etles perce-neige fleurissaient l'entour. Jolies, charmantesfleurettes! dit le papillon, mais elles ont encore un peu tropla tournure de pensionnaires. Comme les trs jeunes gens,il regardait de prfrence les personnes plus ges que lui.

    Il s'envola vers les anmones ; il les trouva un peu tropamres son got. Les violettes lui parurent trop sentimen-tales. La fleur de tilleul tait trop petite, et, de plus, elle avaitune trop nombreuse parent. La fleur de pommier rivalisaitavec la rose, mais elle s'ouvrait aujourd'hui pourprir demain,et tombait au premier souffle du vent; un mariage avec untre si dlicat durerait trop peu de temps. La fleur des pois luiplut entre toutes; elle est blanche et rouge, frache et gra-cieuse ; elle a beaucoup de distinction, et, en mme temps,elle est bonne mnagre et ne ddaigne pas les soins domes-tiques. Il allait lui adresser sa demande, lorsqu'il aperutprs d'elle une cosse l'extrmit de laquelle pendait unefleur dessche : Qu'est-ce cela? fit-il.

    C'est ma soeur,

  • LE PAPILLON. 15

    rpondit Fleur des Pois.

    Vraiment, et vous serez un jourcomme cela! s'cria le papillon qui s'enfuit sans regarderen arrire.

    Le chvrefeuille penchait ses branches en dehors d'unehaie; il y avait l une quantit de filles toutes pareilles, avecde longues figuresau teintjaune. A coup sr, pensa le papillon,il tait impossible d'aimer cela.

    Mais au fond qu'tait-il capable

    d'aimer?Le printemps passa, et l't aprs le printemps. On tait

    l'automne, et le papillon n'avait pu se dcider encore. Lesfleurs talaient maintenant leurs robes les plus clatantes;en vain, car elles n'avaient plus le parfum de la jeunesse. C'estsurtout ce frais parfum que sont sensibles les coeurs qui nesont plus jeunes ; et il y en avait fort peu, il faut l'avouer,dans les dahlias et dans les chrysanthmes. Aussi le papillonse tourna-t-il en dernier recours vers la menthe. Cette plantene fleurit pas, mais on peut dire qu'elle est fleur tout entire,tant elle est parfume de la tte au pied; chacune de sesfeuilles vaut une fleur, pour les senteurs qu'elle rpand dansl'air.

    C'est ce qu'il me faut, se dit le papillon ; je l'pouse.

    Et il fit sa dclaration.La menthe demeura silencieuse et guinde, en l'coutant.

    A la fin elle dit:

    Je vous offre mon amiti, s'il vous plat,mais rien de plus. Je suis vieille, et vous n'tes plus jeune.Nous pouvons fort bien vivre l'un pour l'autre; mais quant nous marier... Sachons notre ge viter le ridicule.

    C'est ainsi qu'il arriva que le papillon n'pousa personne.Il avait t trop long faire son choix, et c'est une mauvaisemthode. Il devint donc ce que nous appelons un vieux garon.

    L'automne touchait sa fin ; le temps tait sombre, et ilpleuvait. Le vent froid soufflait sur le dos des vieux saules

  • 10 LE PAPILLON.

    au point de les faire craquer. 11 n'tait pas bon vraiment dese trouver dehors par ce temps-l ; aussi le papillon ne vivait-ilplus en plein air. Il avait par fortune rencontr un asile, unechambre bien chauffe o rgnait la temprature de l't. Ily et pu vivre assez bien, mais il se dit : Ce n'est pas toutde vivre; encore faut-il la libert, un rayon de soleil et unepetite fleur.

    Il vola vers la fentre et se heurta la vitre. On l'aperut,on l'admira, on le captura et, le perant d'une pingle, on leficha dans la bote aux curiosits. C'est tout ce qu'on en pou-vait faire de mieux. Me voici sur une tige comme les fleurs,se dit le papillon. Certainement, ce n'est pas trs agrable ;mais enfin on est cas : cela ressemble au mariage. Il seconsolaitjusqu' un certainpoint avec cettepense. C'est unepauvre consolation , murmurrent railleusement quelquesplantes qui taient l dans des pots pour gayer la chambre.

    Il n'y a rien attendre de ces plantes bien installes dansleurs pots, se dit le papillon; elles sont trop leur aise pourtre humaines.

  • 11 y avait dj cinq ans qu'il restait couch au lit...

    L'INFIRME

    Dans un vieux chteau vivaient un jeune et beau seigneuret sa femme galementbelle. Tous deux, ils avaient de grandesrichesses et Dieu les protgeait. Ils taient d'humeur gaie etils aimaient s'amuser en mme temps qu'ils faisaient beau-coup de bien ; ils voulaient rendre tout le monde autour d'euxjoyeux et heureux comme ils l'taient eux-mmes.

    A la fte de la naissance du Christ, il y avait toujours chezeux, dans l'ancienne salle des chevaliers, un grand arbre deNol, magnifiquement orn ; un feu splendide flamboyait dansl'immense chemine ; les cadres des portraits des aeux taient-entours de branches de sapins. L s'assemblaient les matres

  • 18 L'INFIRME.

    de la maison et leurs htes; l rgnaientla liesse, les chants,l'allgresse.

    Auparavant, les matres avaient pris soin que la fte ftaussi complte dans la chambre des serviteurs. L aussi sedressait un grand sapin, tout resplendissant de bougies decire rouges et blanches, toutes allumes, de petits drapeauxbariols, de cygnes et autres animaux dcoups dans dupapier de couleur, de bonbons et friandises de toute sorte.

    Les enfants pauvres du domaine seigneurial taient invits,et avec les enfants naturellement taient venues les mres;Mais celles-ci ne donnaient gure d'attention au bel arbre;leurs regards se dirigeaient vers la table o taient talsles prsents solides, les pices de drap, les lainages, la toilede mnage. C'est vers ces cadeaux aussi que se tournaientles yeux des enfants les plus gs et les plus sages ; mais lespetits et les vapors de tout ge ne voyaient que les bou-gies, les sucreries, les fanfreluches brillantes et dores, ettendaient en tremblant d'motion leurs mains vers le bel arbre.

    Dans l'aprs-midi de ce grand jour, les pauvres du villages'taient dj rassembls dans une salle du chteau et on lesy avait rgals, selon l'usage, d'oies rties avec des chouxrouges, et de riz au lait bien sucr. Aprs le festin, quandils avaient admir l'arbre, ils recevaient encore du punch etdes chaussons de pomme ; puis ils s'en retournaient chezeux. Une fois clans leur pauvre chambrette, ils causaient encorebien avant clans la nuit des plaisirs de la journe, des bonneschoses qu'ils avaient manges, et on passait en revue lescadeaux qu'on avait rapports.

    Une des familles qui recevaient le plus de prsents, c'taitcelle de Pierre et Christine, qui, sous la direction d'un jardiniersavant et expert, avaient soin des fleurs et des lgumes; ils

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    L'INFIRME. 19

    habitaient une jolie maisonnettequi appartenait au chtelain ;c'taient les matres qui habillaient leurs cinq enfants.

    Nos seigneurs sont bons et bienfaisants, dit Christine un

    jour de Nol. Mais aussi il leur est facile de donner; ils sontsi riches ! et madame disait l'autre jour que c'tait pour elleun vrai plaisir que d'avoir soin des pauvres.

    Voil de bons et chauds vtements d'hiver, dit Pierre,que madame nous a donns pour nos quatre enfants valides.Mais l'infirme, il n'y a donc rien pour lui? Tous les ans,cependant, il recevait quelque beau cadeau.

    L'infirme, c'tait l'an; il s'appelait Jean. tant toutjeune, il tait on ne peut plus ingambe et plein de vivacit ; mais(tout coup, ses jambes devinrent faibles et bientt elles nupurent plus porter le poids de son petit corps ; il devintmme incapable de se soutenir debout et il y avait dj cinqans qu'il restait constamment couch au lit.

    Mais si, dit la mre, on m'a donn un cadeau pour lui :

    ce n'est pas grand'chose, ce n'est qu'un livre; mais, commeil aime lire, cela le distraira.

    Peut-tre, observa le pre ; mais je me serais attendu plus de la part de nos seigneurs.

    Jeanfutenchant du prsent. C'tait un garon fort veill ;la lecture mme de choses srieuses l'amusait beaucoup. Iltait aussi trs adroit de ses mains et il tenait se rendre utileautant que sa triste infirmit le lui permettait. Il tricotait desbas de laine ; il faisait encore au tricot d'autres ouvrages, descouvre-lits tout entiers ; la dame du chteau en avait achetunet l'avait trouv fort beau : oui, Jean tait bon et laborieux.

    Le livre qu'il venait de recevoir tait un livre de contes ;il en contenait beaucoup, ils taient d'une sage morale etportaient la rflexion.

  • 20 L'INFIRME.

    Ce livre n'est d'aucune utilit dans la maison, reprit le

    pre ; mais enfin ce sera pour ce pauvre Jean un passe-temps ;il ne peut pas tricoter des bas toute la journe.

    L'hiver passa, et arriva le printemps; le gazon, lesfeuilles, les fleurs commencrent pousser, mais aussi lesmauvaises herbes ; le chiendent, les ortiespullulaient de toutesparts. Il y avait bien de l'ouvrage pour Pierre et Christine ;il fallait planter, arroser, tenir en tat le jardin du chteau.

    Que de fatigues il nous faut endurer, dit un matin

    Christine. A peine avons-nous bien nettoy et ratiss les che-mins, qu'il vient des trangers qui vont et viennent partout,et il faut reprendre le rteau. Et les enfants qui marchentdans les plates-bandes ! il nous faut effacer les traces de leurspieds. Enfin le jardinier en chef, nous deux et les trois gar-ons jardiniers, nous sommes occups sans cesse : c'est unejolie dpense, rien que pour les fleurs ; mais il est vrai quenos seigneurs sont si riches !

    Je crois bien qu'ils sont riches ! dit Pierre. Comme lesbiens de ce monde sont singulirement distribus! Noussommes tous les enfants du bon Dieu, dit notre pasteur.Pourquoi donc tant de diffrence dans les fortunes ?

    Cela provient du pch originel, rpondit Christine.

    Et ils coururent au travail qui pressait. Mais, le soir, lorsqu'ilsrentrrent harasss, ils se runirent pour causer du mmesujet. Jean, pendant ce temps, lisait dans son livre.

    Le travail pnible, auquel leur indigence les avait con-damns ds leur enfance, avait non seulement rendu leursmains calleuses, il avait aussi endurci leurs coeurs; leuresprit tait morose ; ils taient mcontents de leur condition,et, comme ils n'apercevaient pas de chance qu'elle s'amlio-rt, leur dpit tournait l'aigreur et l'amertume.

  • L'INFIRME. 21

    Oui, dit Pierre, les uns naissent au milieu de l'opulence

    et des agrments de la vie, et le bonheur les suit constam-ment ; les autres ne cessent de vgter clans la misre. Pour-quoi souffrons-nous de la curiosit, de la dsobissance denos premiers parents? Certes, Christine et moi, si nous avionst dans le paradis, nous nous serions autrement comports.

    Vous auriez fait tout autant! s'cria Jean. Tenez, c'estimprim, l, clans mon livre.

    Qu'en sait-il, ce livre ? dit Pierre.

    coutez, rpondit Jean, et il leur lut le vieux conte

    du bcheron et de sa femme qui se plaignaient aussi de l'in-justice qu'il y avait leur faire supporter la faute d'Adamet Eve.

    Un jour, le roi, tant la chasse, traversa la fort et

    les entendit faire leur ternelle jrmiade.

    Mes braves gens,

    dit-il, vos malheurs sont finis. Suivez-moi et venez clans mon

    palais. Vous y serez installs comme des princes et vous serez traits comme ma propre Majest. Au dner, sept plats

    varis, et un huitime pour la vue. C'est une porcelaine des

    plus rares, aux peintures les plus dlicates. Mais gardez-vous

    d'en soulever le couvercle ; sinon, au mme moment c'en sera fait de la flicit que vous allez goter.

    Et il en fut comme le roi avait dit. Le bcheron et sa

    femme vivaient comme des coqs en pte et ils faisaient hon-neur leurs sept plats. Que peut-il bien y avoir de cach

    clans cette belle porcelaine ? dit un jour la femme.

    Qu'est-ce que cela peut nous faire? rpondit le bcheron.

    Je ne suis pas curieuse en gnral, reprit la femme;

    mais cela me taquine de ne pas savoir au moins pourquoi nous ne devons pas lever le couvercle. Il y a sans cloute de-

    clans quelque friandise exquise, rserve au roi seul.

  • 22 L'INFIRME.

    A moins que ce ne soit quelque vilaine mcanique sur-

    prise, dit l'homme ; il y a peut-tre un ressort qui, au moin-

    dre contact, fait partir un coup de pistolet qui serait entendu

    de tout le palais.

    Seigneur! que dis-tu l? s'cria enfrissonnant la femme, et elle n'osait presque | lus regarderle couvercle.

    Mais, la nuit suivante, elle vit en rve le bienheureux

    couvercle se lever de lui-mme et se tenir suspendu en l'air.Du plat s'exhalait une dlicieuse odeur, rappelant le punch leplus exquis qu'elle et jamais bu une noce ou un en-terrement. Au fond brillait une grande mdaille d'argent surlaquelle taient gravs ces mots : Si vous buvez de mona breuvage, vous deviendrez les plus riches Crsus de l'uni-vers; tous les autres ct de vous seront des men-te chants.

    A ce moment, elle s'veilla et elle raconta son mari cebeau rve. Cela ne prouve qu'une chose, dit-il, c'est que ton esprit est sans cesse proccup de ce plat.

    Lorsqu'ils furent de nouveau table, elle dit : Mais

    enfin, nouspourrions soulever le couvercle un tout petit peu,

    avec prcaution, juste ce qu'il faudrait pour jeter un coup

    d'oeil sur le contenu. Soit, dit le bcheron, mais fais bienattention.

    Et, en prenant bien garde, elle leva douce-ment le couvercle par un des bords seulement; mais, aussitt,deux petites souris blanches s'lancrent d'un bond dehorset, sautant parterre, disparurent par une fente du plancher.Saisie de frayeur, la femme avait laiss prcipitamment re-tomber le couvercle qui se fla. A ce bruit le roi arriva ; ilsauraient voulu se cacher sous terre.

    a Eh bien, dit Sa Majest, vous pouvez me faire vos

    adieux, car vous allez retourner votre fort et reprendre

  • L'INFIRME. 23

    la hache du bcheron. La vie va vous sembler plus amre

    que jamais ; mais ne murmurez plus contre Adam et Eve ;

  • 2t L'INFIRME.

    bcheron, dit Christine au petit Jean.

    Il y a clans lelivre encore bien d'autres jolis contes, rpondit Jean ; vousn'en connaissez aucun.

    Cela m'est gal, dit Pierre, qu'ilssoient beaux et nouveaux ; moi, j'aime entendre ceux queje connais dj.

    Et Jean relut l'histoire qu'ils demandaient, et, bien d'autressoirs, il lui fallut la leur lire encore.

    Plus je songe ce qui est arriv ce bcheron et sa

    femme, dit un jour Pierre, plus certaines choses me devien-nent comprhensibles. Cependant je ne vois pas encore tout fait clair. Il en est des hommes comme du lait : d'abord,cela ne semble faire qu'une seule masse ; puis, les couches sesparent : d'un ct, vous avez la belle crme dont on fait lebon beurre, les excellents fromages, et, de l'autre, le mauvaispetit-lait. De mme, vous voyez d'une part les misrables,de l'autre les gens qui ont de la chance en tout, qui viventdans une joie continuelle et n'ont aucune ide cls soucis etdes privations.

    Jean n'approuvait pas ces remarques amres et cependantlui, que son mal clouait au lit, aurait eu le plus se plaindredu sort ; mais il avait en partage un grand bon sens. Et,pour consoler ses parents, il leur lut encore un autre contebien instructif de son livre, celui de l'homme sans soucis etsans peines :

    O trouver cet homme, cet tre unique ; il fallait cepen-

    dant le dcouvrir. Le roi tait trs malade, et les plus clbresdocteurs avaient dclar qu'il ne gurirait que s'il mettait lachemise de l'homme qui pourrait dire en vrit qu'il n'avaitjamais eu de peines ni de soucis.

    On expdia des missaires aux quatre coins du monde ;ils explorrent les palais, les chteaux, les maisons des riches ;

  • L'INFIRME. 25

    partout, les gens qui paraissaient les plus gts par la for-tune reconnaissaienttousavoir eu, au moins une fois, quelquecruel chagrin.

    Ce n'est pas moi que pareille chose est arrive, dit

    un porcher qui tait assis au bord d'un foss et ne faisait que rire et chanter. Je n'ai pas cess un instant de ma vie

    d'tre content et joyeux.

    ...

    Je n'ai pas cesse un instant de ma vie d'tre content et joyeux.

    Levoil donc le phnix que nous cherchons, s'crirent

    les envoys du roi. Tu vas nous donner ta chemise ; c'est pour Sa Majest ; tu auras en retour la moiti de son royaume.

    Mais, surprise ! le gardeur de porcs, l'homme le plus

    heureux de la terre ne possdaitpas de chemise. Pierre et Christine ce rcit clatrent de rire, et ils con-

    tinurent rire de bon coeur plus longtemps que cela neleur tait arriv depuis bien des annes. En ce moment lematre d'cole passait devant leur chaumire.

  • 26 L'INFIRME.

    Qu'est-ce qui vous arrive? dit-il, pourquoi cette joie?

    avez-vous gagn le gros lot la loterie?

    Non, c'est bien plus drle, rpondit Pierre. Notre Jeanvient de nous lire l'histoire de l'homme qui n'avait ni soucisni peines, et le farceur n'avait pas de chemise. Ma foi, celavous remet du coeur au ventre d'entendre cette histoire ; etvoyez donc, elle est imprime clans un livre ; ce n'est pas unconte ordinaire. Oui, les riches qu'on envie ont bien aussileur fardeau d'ennuis; on n'est donc pas seul avoir destourments. C'est toujours une consolation.

    D'o vous vient donc ce livre ? demanda le matred'cole.

    Nos matres en ont fait cadeau Jean le der-nier Nol, dit Christine. Vous savez, il aime lire, cela ledistrait, le pauvre infirme. Alors, nous pensions qu'une pairede chemises neuves aurait mieux valu pour lui que celivre ; mais, aujourd'hui, nous voyons quel utile prsent celaa t, et comme on y trouve l'explication de bien des choses.

    L'instituteur prit le volume et le feuilleta. Lisez-nous, votre tour, dit Pierre, le conte de tout l'heure, que je lesaisisse bien ; et puis, si vous voulez tre bien gentil, vousme lirez l'histoire du bcheron et de sa femme.

    Ces deux contes suffisaient pleinement au brave Pierre ;ils taient pour lui comme deux rayons de soleil qui taientvenus reluire clans sa pauvre chambrette et avaient chassdes penses sombres qui obscurcissaient chez lui et chezChristine l'intelligence des choses de ce monde.

    Jean, lui, avait lu et relu plusieurs fois tout le volume ;ces contes le transportaient en esprit dans des rgions o sesfaibles jambes n'auraient jamais pu le porter.

    Le matre d'cole resta encore longtemps auprs du lit

  • L'INFIRME. 27

    causer avec Jean, et il trouva du plaisir la conversation del'enfant, dont la maladie et la solitude avaient mri l'intelli-gence sans lui aigrir le coeur, parce que son coeur tait excel-lent. Et, depuis, il repassa assez souvent pour tenir compa-gnie Jean, quand Pierre et Christine taient leur travail.C'tait chaque fois une fte pour Jean quand l'instituteurvenait le trouver ; avec quelle attention, quel plaisir il cou-tait ce qu'il lui racontait de l'tendue de la terre et des mer-veilles des divers pays ; quelle joie ce fut, lorsqu'il apprit quele soleil est plus d'un demi-million de fois plus grand quenotre globe et qu'il en est si loign qu'un boulet de canonmettrait plus de vingt-cinq ans pour parcourir la distancedu soleil la terre, tandis qu'il ne faut pour cela que huitminutes aux rayons de la lumire.

    Ces choses-l, tout bon colier les sait ds l'ge de neuf dix ans ; mais, pour Jean, c'tait tout fait nouveau, et cela luisemblait encore plus merveilleux que les contes de son livre.

    L'instituteur qui, deux ou trois fois par an, tait invit dner au chteau, y raconta la premire occasion quel im-portant rle ce volume d'histoires avait jou clans la pauvrechaumire, comment deux contes seuls avaient suffi pourrconforter le courage des parents, comment le petit garonmalingreavait, par sa lecture, ramen la gaiet dans la maison.

    Au dpart, la chtelaine lui remit deux beaux cus bril-lants pour le brave Jean : Ce sera pour papa et maman,dit l'enfant lorsqu'on lui prsenta le cadeau.

    Tiens, ditPierre, qui aurait cru que notre garon infirme serait utileet attirerait la bndiction sur sa famille ?

    Quelques jours aprs, les parents tant occups au jardin,la voiture des matres s'arrta devant la chaumire, et lachtelaine, qui tait la bont mme, en descendit; elle tait

  • "^

    28 L'INFIRME.

    enchante que son prsent de Nol et fait si bon effet, etelle venait voir le petit Jean. Elle lui apportait du gteau,des fruits, une bouteille de sirop doux, et puis, ce qui fit l'enfant bien plus de plaisir, dans une cage dore un jolipinson qui ne cessait de chanter de la plus gentille faon dumonde. La dame plaa la cage sur la vieille commode, prsdu lit de Jean, de sorte qu'il pouvait toujours apercevoir soncher oiselet, et le voir sautiller gaiement en lanant ses joyeuxtrilles.

    Pierre et Christine ne rentrrent que tard ; ils apprirentla visite de la chtelaine et ils virent combien Jean tait heu-reux avec son pinson ; mais il leur sembla que ce cadeau nefaisait que leur procurer un nouvel ennui.

    Ces gens riches, dit Pierre, ne comprennent pas la

    situation des pauvres gens. Nous voil forcs de prendre soinde cet oiseau, Jean ne le peut pas. Finalement le chat man-gera ce maudit pinson, qui piaille tout le temps.

    Une semaine se passa, puis une seconde ; le chat avait tbien souvent dans la chambre, sans avoir paru faire attention l'oiseau et sans l'avoir effray.

    Mais survint alors un grand vnement. Une aprs-midi,les parents taient au jardin, les autres enfants l'cole ;Jean tait tout seul la maison et lisait dans son livre leconte de la marchande de poissons qui avait reu le don devoir se raliser tous ses souhaits. Elle avait dsir les chosesles plus extravagantes, avait demand tre roi, ellel'tait devenue; puis elle avait voulu tre empereur, etcela s'tait fait. Mais voil qu'elle souhaita tre le bon Dieu ;alors eut lieu un pouvantable coup de tonnerre, et la sottemarchande se trouva de nouveau habille de bure, derrireses baquets de poissons.

  • L'INFIRME. 29

    L'histoire n'avait aucun rapport avec ce qui allait se pas-ser entre le chat et l'oiseau; mais il n'en est pas moins vraique c'tait l le conte crue Jean lisait lorsqu'arriva l'vne-ment dont le rcit va suivre et dont il se souvint toute sa vieainsi que de cette histoire.

    La cage donc tait sur la commode ; le chat tait accroupisur le plancher, ramass sur lui-mme et fixant l'oiseau deses yeux vert jaune. Et ces yeux parlaient et disaient :

    Petit oiseau, que tu es gentil ! je voudrais bien te croquer. Jean comprit ce langage, et cria : Va-t'en, vilain chat!veux-tu t'en aller bien vite !

    Mais le chat ne fit aucune attention cet ordre, et, bais-sant la tte, s'apprta sauter. Jean ne pouvait le chasser ;il n'avait, pour jeter la tte du chat, que son livre, soncher livre de contes ; il n'hsita pas et le lana sur la bte.Mais force d'avoir t lu si souvent, le volume s'tait dfait,la couverture vola d'un ct, les pages de l'autre, et le chatne fut pas atteint. L'animal, cependant, se retira un peu dect et parut rflchir ; il se dit probablement : Aprs tout,petit Jean, je n'ai pas peur de toi ; tu ne peux ni marcher,ni sauter, moi je puis l'un et l'autre ; donc tu ne m'emp-cheras pas de faire ce qui me plat.

    Et la cruelle bte se rapprocha de nouveau et se remit fixer l'oiseau, qui tait devenu inquiet et voletait et l enpoussant de petits cris de dtresse. Personne clans la mai-son, se disait Jean tout dsol; personne dans le voisinageque je puisse appeler pour qu'il vienne au secours.

    On aurait pens que le chat devinait qu'il en tait ainsi ; ilcourba le dos comme pour prendre son lan. Jean avait saisisa couverture de lit; cela, il pouvait le faire : il avait l'usagede ses mains. D'abord il agita la couverture en menaant le

  • 30 L'INFIRME.

    chat ; mais, l'animal ne bougeant pas, il la lana sur lui. Labte fit un bond de ct, puis sauta sur la chaise et de l.sur l'appui de la fentre, tout prs de la cage.

    Le sang du pauvre infirme bouillait dans ses veines, maisil n'y prenait garde ; toute sa pense tait concentre surson oiseau chri et sur le mchant chat. Comment emp-cher la catastrophe qui approchait? Il prouva le mme effetque si son coeur se retournait dans sa poitrine, lorsque le chat

    Dans son angoisse, Jean poussa un cri perant...

    s'lana sur la commode et, poussant la cage, la renversa.Le malheureux pinson, effarouch mort, s'agitait comme unperdu, se heurtant contre les barreaux.

    Dans son angoisse, Jean poussa un cri perant, il res-sentit dans tout son corps une commotion violente, et sansqu'il st comment cela se fit, le voil qui trouve la forcede sauter en bas du lit, de monter sur la chaise. Chassant lechat, il saisit la cage et, la tenant leve de ses deux mains,il sortit en courant hors de la maison.

    C'est alors seulement que la rflexion lui vint, et, pieu-

  • L'INFIRME. 31

    rant des larmes de joie, il s'cria : Je peux marcher, je peuxde nouveau marcher !

    Il avait en effet retrouv l'usage de ses jambes. Plustard, il lut dans des livres de science qu' la suite d'unemotion terrible et subite la maladie dont il souffrait segurit, trs rarement il est vrai ; mais, enfin, pour lui c'taitarriv.

    Le matre d'cole ne demeurait pas loin,- Jean courutchez lui, nu-pieds, en chemise et en camisole de nuit, telqu'il tait sorti du lit, tenant toujours la cage.

    Le matre d'cole n'en croyait pas ses yeux. Je puis marcher, Seigneur Dieu, merci, je puis mar-

    cher ! disait Jean, au milieu des sanglots que lui arrachaitle saisissement.

    Et quelle jubilation cela fut lorsque accoururent Pierre etChristine, que l'instituteur tait all chercher. Et ils embras-saient Jean ! Et ses frres et soeurs sautaient et dansaient au-tour de lui ! Il n'y avait qu'une ombre tout ce bonheur : legentil pinson, auquel Jean devait sa gurison, tait l tendusans mouvement ; il tait mort de frayeur. On l'enterra aupied du plus beau rosier du jardin.

    Le lendemain, Jean fut appel au chteau ; il y avait bien-tt six ans qu'il n'avait fait ce chemin ; il lui semblait queles tilleuls, les htres et les autres arbres qu'il connaissaittous, agitaient leurs branches pour le saluer et lui souhaiterla bienvenue.

    Et il fut accueilli avec des caresses par les bons chte-lains, qui avaient l'air aussi ravi de ce qui tait arriv Jeanque s'il avait t leur propre enfant.

    Et comme il remercia l'excellente dame qui lui avaitdonn le joli pinson et le beau livre qui avait servi de

  • 32 L'INFIRME.

    consolation ses parents au milieu des durs labeurs de lavie! Oh ! ce livre, il le garderait toute sa vie, comme laplus prcieuse relique.

    Et maintenant, dit-il encore, je pourrai tre utile mes

    parents et apprendre un mtier. Je voudrais bien tre re-lieur ; j'aurais alors occasion de lire tous les nouveaux livresqui paraissent.

    : L'aprs-midi, les chtelains firent venir Pierre et Chris-tine pour leur apprendre qu'ils avaient dlibr sur l'avenirdu petit Jean.

    C'est un enfant bien docile, dit la bonne clame, trs

    veill, heureusement dou ; il montre de grandes disposi-tions pour l'tude, et, avec l'aide de Dieu, il prosprera.

    Les parents rentrrent chez eux, heureux comme on nepeut l'tre davantage ; Christine surtout nageait dans la pluspure flicit ; mais huit jours aprs, elle pleurait. Jean quittaitla maison pour aller se prparer la carrire laquelle on ledestinait. On le conduisait au del de la mer, dans une autrele du Danemark, o se trouvait une fameuse cole; l ildevait apprendre une foule de sciences et mme le latin. Labonne chtelaine l'avait muni de tout ce qu'il lui fallait, et elledevait veiller ce que rien ne manqut son instruction.

    Son livre de contes, Jean ne l'emporta pas; quelque cherqu'il lui ft, il le laissa ses parents. Pierre y lisait souvent,mais toujours seulement les deux histoires que nous connais-sons ; il ne lisait pas trs couramment et il trouvait inutilede se donner de la peine pour de nouvelles histoires qui nepouvaient pas tre plus belles que celles qui le charmaient.

    Il arriva souvent des lettres de Jean, toutes pleines dejoie et de gaiet. La chtelainel'avait confi de braves gensqui prenaient le plus grand soin de lui, et, l'cole, on lui

  • L'INFIRME. 33

    enseignait les choses les plus intressantes. Oh !-

    il tait heu-reux ; les matres taient contents de lui et lui avaient ditqu'il serait un bon instituteur : c'tait l la carrire laquelleil se destinait.

    Vivrons-nous, dit Pierre un soir, jusqu'au jour o notre

    Vivrons-nous, dit Pierre un soir, jusqu'au jour o notre cher enfantsera ici...

    cher enfant sera ici la tte de l'cole, comme la bonne ch-telaine nous l'a promis?

    Dans tous les cas, dit Christine, nous pourrons quitterla terre rassurs' sur le sort de notre fils. Oui, certes, le bonDieu pense aussi aux enfants des pauvres gens. L'histoire denotre petit infirme est merveilleuse ; ne la dirait-on pas tiredu livre des contes ?

  • Et de plaisir il se mit trpigner.

    IL FAUT UNE DIFFRENCE

    C'tait aux approches de l't, le printemps avait t ma-gnifique; les arbres, les bosquets, les prs, les champs, taientdans toute leur splendeur. Il y avait des fleurs foison, parmyriades; l'clat de leurs couleurs rjouissait les yeux, l'airembaumait.

    Il y avait surtout au bas de la promenade, sur un jeunepommier, une branche de forme lgante et gracieuse chargede gros boutonsroses, d'unefracheur dlicieuse,prts clore;c'tait le vritable emblmedu printemps. Lajolie branchesavait

  • 36 IL FAUT UNE. DIFFERENCE.bien combien elle taitbelle, et elle ne fut nullement surprisede voir une voiture de matre s'arrter devant elle et unejeune comtesse en descendre, s'criant avec jubilation :

    Voyez donc, ma mre, cet amour de branche de pommier;elle serait digne de servir de couronne Flore en personne.

    Et la jeune fille coupa la branche, et, la tenantdlicatementclans sa main mignonne,l'abritant de son ombrelle contre l'ar-deur du soleil, elle commanda de retourner au chteau. Ellemonta un superbe escalier de marbre et, aprs avoir traversde riches appartements, elle arriva clans une grande et hautesalle, splendidementdcore, aux tentures somptueuses. Dansde magnifiques vases se trouvaient des bouquets, compossdes fleurs les plus rares; mais, la place d'honneur, la petitecomtesse fit placer un vase d'albtre et elle y mit sa branchede pommier au milieu de quelques branches de htre aufeuillage sombre et touffu, sur lequel les boutons roses se d-tachaient merveille.

    C'tait un vrai rgal pour les yeux. Et la branche s'enor-gueillit et devint toute fire de ces tmoignages d'admiration.Ce n'est pas aux hommes le lui reprocher; nous en aurionsfait tout autant.

    11 venait dans cette salle des personnes de tout rang; lesunes regardaient en silence, les autres avaient le droit d'expri-mer leur apprciation: parmi ces dernires, les unes parlaientpeu; les autres bavardaient beaucoup trop et disaient plusd'inepties que de paroles judicieuses. Mais, au milieu de ceverbiage, o il tait souvent question d'elle, notre branchecomprit une chose, c'est qu'en tout, mme parmi les vg-taux, il y a de grandes diffrences. Il y a des plantes, pen-sait-elle, qui ne sont que pour l'apparat; il y en a qui flattentl'odorat; d'autres qui servent la nourriture; il y en a d'autres

  • T * -M'-

    IL FAUT UNE DIFFRENCE. 37encore dont on ne sait pas quel peut tre l'usage, et quipourraient aussi bien ne pas exister. Et la branche, quitait place prs del fentre, jetait en mme temps un regardscrutateur sur la cour, le jardin et les champs, et examinaitd'un air capable toutes les varits de plantes qui y pous-saient : il y en avait de superbes, au feuillage opulent, auxriches couleurs ; il y en avait qui ne payaient pas de mine, etmme de tout fait chtives.

    Pauvres cratures dlaisses, dit la branche en voyant

    ces dernires, comme la nature vous a traites en martre !Comme elles doivent se sentir malheureuses, si, comme moiet mes pareilles, elles ont conscience de leur juste valeur !D'un autre ct il faut bien qu'il y ait une diffrence. Il enest qui sont en haut, d'autres en bas de l'chelle. Oui, il n'ya pas dire, il est ncessaire qu'il y ait une diffrence ; sanscela, nous serions tous gaux.

    Et la branche contempla avec compassion surtout uneespce de plante qui pullulait dans les champs, les fosss,oui, mme entre les pavs.

    Personne n'en faisait des bouquets; elle tait trop ordi-naire, c'tait vraiment une mauvaise herbe et quel vilainnom elle avait : c'tait le pissenlit.

    Infortune, dit la branche de pommier, comme on te

    mprise ! Ce n'est point ta faute cependant, si tu as si minceapparence; on a eu tort de te honnir de ce vilain nom. Mais, chezles vgtaux, comme chez les hommes, il faut une distinc-tion de rang, tant pis pour ceux qui sont les derniers. Il fautune diffrence.

    Survint un rayon de soleil; il jeta un chaud baisersur labelle branche en fleur, mais il baisa aussi les jaunes pissenlitsde la cour et des ruelles; et tous les frres du ravon de soleil

  • 38 IL FAUT UNE DIFFRENCE.faisaient de mme : ils caressaient les belles fleurs, et aussiles plus vulgaires.'

    La branche n'avait jamais rflchi que l'amour du Crateurest. infini et embrasse galement'.tout ce qui vit et se meuten lui;' elle ne s'tait jamais aperue: que bien des chosesbelles et bonnes restent caches et qu'on ne doit pas jugerselon les apparences.. Mais ce n'est pas aux hommes le luireprocher; nous en faisons autant.

    ;L rayon de soleil, la lumire pure savait mieux ce qui entait, et lui dit : 'Tu ne me parais pas voir bien clair. Quelleest donc cette plante ddaigneque tu plains tant?C'est cepauvre pissenlit, rpondit la branche. On n'en fait pas desbouquets, on ne le cueille pas, on le foule aux pieds sansscrupule. Il y en a aussi par trop. Et, quand il monte engraine, cela fait comme des flocons de vieille laine, cela vol-tige partout et s'attache aux habits des gens. C'est vraimentune mauvaise herbe. Mais il faut qu'il y en ait aussi decette sorte. Seulement je me flicite et je suis reconnaissanteenvers le Crateur de n'tre pas place un degr si bascrue ces malheureux pissenlits.

    Voil qu'on vit accourir, travers la prairie, une joyeusetroupe d'enfants; il y en avait un tout petit, qui savait peinemarcher et que les autres portaient en triomphe. Lorsqu'ilaperut une paisse touffe de pissenlits, il demanda treassis au beau milieu de ce massifde fleurs jaunes, et, de plaisir,il se mit trpigner avec ses petites jambes, et rire touthaut; il cueillit un bouquet, et, dans son innocente joie, il y.dposa un tendre baiser.

    Les enfants un peu plus gs, enlevant les fleurs des tiges,se mirent enfilercelles-ci les unes dans les autres, de faon enfaire des colliers, des bracelets, de grandes chanes avec une

  • Voil qu'on vit arriver, traVeVs la prairie, une joyeusetroupe d'enfants (P. 38.)

  • IL FAUT UNE DIFFRENCE. 39croix, qui descendaient des paules jusqu'au milieu de la poi-trine; et ils s'amusaient royalement s'orner ainsi.

    Les plus grands taient l'afft des fleurs en graine ; ilsles coupaient, et, saisissant dlicatement la tige, ils consid-raient curieusementcet assemblage de filaments et d'aigrettes,dlis et tnus, qui, groups savamment, soutiennent la cou-ronne des semences : c'tait une vritable oeuvred'art; on auraitdit un flocon de fines plumes d'dredon arranges par desdoigts de fes. Puis, les enfants approchaient de leur bouchetoujours avecprcaution ce lgerduvet, et, soufflant avec force,tchaient dfaire envolerd'un seul coup tous les filaments. Celuiqui russissait sautait de joie : Nol, comme disaient lesvieilles gens d'aprs une ancienne tradition, il aurait un su-perbe cadeau.

    Voil comment la plante si mprise faisait le bonheur detout ce petit monde.

    Vois-tu, dit le rayon la branche, vois-tu comme la

    pauvre fleur est apprcie, combien de joie elle procure !

    Oui, oui, rpondit la branche, elle est bonne pour amuserles enfants.

    Arriva une brave vieille qui, avec un couteau, attaquaune autre touffe de pissenlits, cherchant ceux qui n'taientpas en fleurs; elle enlevait les racines, qu'elle devait ven-dre un fabricant de chicore; les feuilles, elle pensait lesporter au march : ce serait de la salade pour les gens dupeuple.

    Cette plante ne manque cependantpas de toute utilit, se

    dit la branche. Mais elle est exclue de l'empire de l'idal etdu beau : l n'entrent que de rares lus. Oui, je m'en aper-ois de plus en plus ; il y a entre les plantes des diffrences,des distinctions, comme il y en a entre les hommes.

  • 40 IL FAUT UNE DIFFRENCE.Le rayon fit observer que toutes les cratures sont gales

    devant l'amour infini du Tout-Puissant, et qu'une mme jus-tice gouverne tout clans l'univers.

    Ce sont l de belles thories, rpliqua la branche, mais

    elles ne tiennent pas devant la ralit. La porte s'ouvrit; le seigneur, toute sa famille, sa fille, la

    jeune et jolie petite comtesse, entrrent dans la salle, de retourde la promenade. La charmante enfant ne pensait gure en cemoment la bellebranche qu'elle avait tantt place avec tantde soin clans le beau vase. Elle marchait doucement petitspas, toute proccupe de tenir avec des prcautions infiniesquelque chose qui tait enferm clans un cornet form degrandes feuilles de chne; elle fit fermer portes et fentrespour qu'aucun courant d'air ne vnt mettre en danger ce qu'elleportait avec tant d'attention ; certes, elle n'avait pas fait tantde faon avec la branche de pommier, toute belleque celle-citait.

    Et, avec mnagement, elle carta doucement les feuillesde chne, et qu'est-ce qui sortit de l'enveloppe? Une fleuren graine, de ce pissenlit tant mpris. C'tait pour prserverde tout choc, de tout souffle, le faisceau merveilleusementouvr de ces gentils filaments si fins, si dlicats, que lapetite comtesse s'tait donn tant de peine; et elle y avaitrussi. Le flocon, plus lger que du duvet, tait intact ;la jeune fille et tous les assistants en admiraient l'ingnieusedisposition.

    Comme la puissance infinie de Dieu clate dans les plus

    petites choses! dit la jeune comtesse. Apportez-moi mabote couleurs, que je peigne aussitt cette merveille de finesse surune mme toile avec ma jolie branche de pommier; toutesdeux, clans leur genre, portent la marque du beau. Les

  • IL FAUT UNE DIFFERENCE. 41

    hommes peuvent ddaigner et traiter de vulgaire la pauvreHeur; mais elle n'a pas se plaindre du bon Dieu.

    Et le rayon de soleil caressa le pissenlit, et il caressa labranche de pommier, qui semblaitquelque peu rougir de hontede voir la plante mprise mise ainsi sur le mme pied qu'elle-mme.

  • Je suis bien de votre avis, dit le mulet.

    LES COUREURS

    Un prix, deux prix mme, un premier et un second, furent

    un jour proposs pour ceux qui montreraient la plus grandevlocit non pas clans une seule course, mais pendant toute

    une anne.C'est le livre qui obtint le premier prix. Justice m'a t

    rendue, dit-il ; du reste, j'avais assez de parents et d'amisparmile jury, et j'tais sr de. mon affaire. Mais que le colimaon aitreu le second prix, cela, je trouve que c'est presque uneoffense pour moi.

  • U LES COUREURS.

    Du tout, observa le poteau, qui avait figur comme t-moin lors de la dlibration du jury; il fallait aussi prendre enconsidration la persvrance et la bonnevolont : c'est ce qu'ontaffirm plusieurs personnes respectables et j'ai bien comprisque c'tait quitable. Le colimaon, il est vrai, a mis six moispour se traner de la porte au fond du jardin, et les autressix mois pour revenir jusqu' la porte ; mais, pour ses forcesc'est dj une extrme rapidit ; aussi dans sa prcipitations'est-il rompu une corne en heurtant une racine. Toute l'anne,il n'a pens qu' la course, et, songez donc, il avait le poids desa maison sur son dos. Tout cela mritait rcompense et voilpourquoi on lui a donn le second prix.

    On aurait bien pu m'admettre au concours, interrompitl'hirondelle. Je pense que personne ne fend l'air, ne vire, netourne avec autant d'agilit que moi. J'ai t au loin, l'extr-mit de la terre. Oui, je vole vite, vite, vite.

    Oui, mais c'est l votre malheur, rpliqua le poteau.Vous tes trop vagabonde, toujours par monts et par vaux.Vous filez comme une flche l'tranger quand il commence geler chez nous. Vous n'avez pas de patriotisme : c'est clonejustice qu'on vous ait exclue.

    Mais, dit l'hirondelle, si je me niche pendant l'hiverdans les roseaux des tourbires, pour y dormir comme la mar-motte tout le temps froid, serai-je une autre fois admise concourir ?

    Oh, certainement! dclara le poteau. Mais il vous faudraapporter une attestation de la vieille sorcire qui rgne sur lestourbires, comme quoi vous aurez pass rellement l'hiverdans votre pays et non clans les pays chauds l'tranger. Celavous sera compt comme un bon point.

    J'aurais bien mrit le premier prix et non le second,

  • LES COUREURS. 45grommela le colimaon. Je sais une chose : ce qui faisait cou-rir le livre comme un drat, c'est la pure couardise ; par-tout, il voit des ennemis et du danger. Moi, au contraire, j'aichoisi la course comme but de ma vie, et j'y ai gagn unecicatrice honorable. Si, donc, quelqu'un tait digne du premierprix, c'tait bien moi. Mais je ne sais pas me faire valoir,flatter les puissants ; je mprise toutes les vanteries ; toutes lesbassesses me rpugnent.

    Et le brave limaon lana un crachat en signe de ddain.

    coutez, dit la vieille borne qui avait t membre dujury, les prix ont t adjugs avec quit et discernement; jele maintiens envers et contre tous, du moins quant ma voix.C'est que je procde toujours avec ordre et aprs mrerflexion. Voil dj sept fois que je fais partie du jury, maisce n'est qu'aujourd'hui que j'ai fait admettre mon avis parla majorit.

    Cependant chaque fois je basai mon jugement sur des

    principes. Tenez, admirez mon systme. Cette fois, commenous tions le 12 du mois, j'ai suivi les lettres de l'alpha-bet depuis Va, et j'ai compt jusqu' douze; j'tais arriv /:c'tait donc au livre que revenait le premier prix. Quant ausecond, j'ai recommenc mon petit mange ; et, comme il taittrois heures, au moment du vote, je me suis arrt au c et j'aidonn mon suffrage au colimaon.

    La prochaine fois si on maintient les dates fixes, ce sera

    Vf qui remportera le premier prix et le d le second. En touteschoses, il faut de la rgularit et un point de dpart fixe.

    Je suis bien de votre avis, dit le mulet ; et si je n'avaispas t parmi le jury, je me serais donn ma voix moi-mme.Car, enfin, la vlocit n'est pas tout ; il y a encore d'autres qua-lits, dont il faut tenir compte, par exemple, la force mus-

  • 46 LES COUREURS.

    culaire qui me permet de porter un lourd fardeau tout entrottant d'un bon pas. De cela, il n'tait pas question tantdonns les concurrents que nous avions juger. Je n'ai pasnon plus pris en considration la prudence, la ruse dulivre, son adresse faire tout coup un norme bond de ct

    .

    pour faire perdre sa piste aux chiens et aux chasseurs.a Ce qui m'a surtout proccup, c'tait de tenir compte de

    la beaut, qualit si essentielle. A mrite gal, m'tais-je dit, jedonnerai le prix au plus beau. Or, qu'y a-t-il au monde deplus beau que les longues oreilles du livre, si mobiles, siflexibles? C'est un vrai plaisir que de les voir retomber jus-qu'au milieu du dos ; il me semblait que je me revoyais telque j'tais aux jours de ma plus tendre enfance : aussi, n'ai-jepas hsit donner ma voix au livre.

    Pst ! dit la mouche, permettez-moi une simple observa-tion. Des livres, moi qui vous parle, j'en ai rattrap pas mal la course. Je me place souvent sur la locomotive des trains ;on y est son aise pour juger de sa propre vlocit. Que defois alors ne m'est-il pas arriv de dpasser les livres les plusrapides. Nagure, un jeune levraut, des plus ingambes, galo-pait en avant du train ; j'arrive et il est bien forc de se jeterde ct et de me cder la place. Mais il ne se gare pas assezvite et la roue de la locomotive lui enlve l'oreille droite. Voilce que c'est que de vouloir lutter avec moi. Votre vainqueur,vous voyez bien comme je le battrais facilement; mais je n'aipas besoin de prix, moi.

    Il me semble cependant, pensa l'glantine (elle auraitbien d le dire tout haut, mais elle est un peu sauvage et n'estpas communicative de sa nature), il me semble que c'est lerayon du soleil qui aurait mrit de recevoir le premier prixd'honneur et aussi le second. En un clin d'oeil, il fait l'immense

  • 'tS

    LES COUREURS. 47

    trajet du soleil la terre, et il y perd si peu de sa force quec'est lui qui anime toute la nature. C'est lui que moi, et lesroses, mes soeurs, nous devons notre clat et notre parfum.La haute et savante commission du jury ne parat pas s'en trecloute. Si j'tais rayon de soleil, je leur lancerais un jet dechaleur qui les rendrait tout fait fous.

    Mais je n'irai pas critiquer tout haut leur arrt. Il fait si

    bon vivre et fleurir prs de la belle et verte fort. Pourquoide vaines disputes ? Du reste, le rayon de soleil aura sa re-vanche ; il vivra plus longtemps qu'eux tous.

    En quoi consiste donc le premier prix ? entendit-ontout coup le ver de terre demander ; il venait de sortir deson trou o il avait dormi tout le temps ; sans cela, il se seraitbien mis sur les rangs.

    Le vainqueur, rpondit le mulet, a droit, sa vie durant,d'entrer librement dans un champ de choux et de s'y rgaler bouche que veux-tu. C'est moi qui ai propos ce prix. J'avaisbien devin que ce serait le livre qui l'emporterait, et alorsj'ai pens tout de suite qu'il fallait une rcompense qui lui ft.de quelque utilit ; je suis pour les choses pratiques, moi.

    Voil donc le livre qui a ce qu'il lui faut. Quant au coli-

    maon, il a le droit de rester tant que cela lui plaira sur cettebelle haie et se gorger d'aubpine, fleurs et feuilles. De plus,il est dornavant membre du jury ; c'est important pour nousd'avoir dans la commission quelqu'un qui, par exprience,connaisse les difficults du concours. Et, en juger d'aprs lasagesse dont nous avons dj fait preuve, certainement l'his-toire parlera de nous un jour.

  • Si je prenais une allumette, se dit-elle, une seule ?

    LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES

    Il faisait effroyablement froid ; il neigeait depuis le matin ;l faisait dj sombre; le soir approchait, le soir du dernierjour de l'anne. Au milieu des rafales, par ce froid glacial,une pauvre petite fille marchait dans la rue ; elle n'avait riensur sa tte, elle tait pieds nus. Lorsqu'elle tait sortie dechez elle le matin, elle avait eu des pantoufles, de vieillespantoufles, que sa mre avait longtemps portes, et qui taientbeaucoup trop grandes pour elle. Aussi les perdit-elle lorsqu'elleeut se sauver devant une file de voitures qui arrivaient au triplegalop; les voitures passes, elle chercha aprs ses chaussures;un mchant gamin s'enfuyait emportant en riant l'une despantoufles; l'autre avait t entirement crase par les voi-tures.

    4

  • 50 LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES.

    Voil la malheureuse enfant n'ayant plus rien pour abriterses pauvres petits petons, qui de froid taient rougeset bleus.Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes ; elle entenait la main un paquet. Mais, ce jour, la veille du nouvelan, tout le monde tait affair; par cet affreux temps, per-sonne ne s'arrtait pour considrer l'air suppliant de la petitequi faisait piti. La journe finissait, et elle n'avait pas encorevendu un seul paquet d'allumettes; personne ne lui avait faitl'aumne de la moindre pice de monnaie. Tremblante defroid et de faim, elle se tranait de rue en rue ; c'tait l'imagevivante de la plus cruelle misre.

    Des floconsde neige couvraient sa longue chevelure blonde,qui lui retombait sur le cou en jolies boucles. Certes, cen'est pas cela qui la proccupait. De toutes les fentres brillaientdes lumires ; de presque toutes les maisons sortait une dli-cieuse odeur, celle de l'oie, qu'on rtissait pour le festin dusoir

    :c'tait la Saint-Silvestre. Cela, oui, cela lui faisait arrter

    ses pas errants.Enfin, aprs avoir une dernire fois offert en vain son

    paquet d'allumettes, la pauvre enfant aperoit une encoignureentre deux maisons, dont l'une dpassait un peu l'autre.Harasse, elle s'y assied et s'y blottit, tirant elle ses petitspieds ; mais elle grelotte et frissonne encore plus qu'avant etcependant elle n'ose pas rentrer chez elle. Elle n'y rapporte-rait pas la plus petite monnaie, et son pre certainement labattrait. Du reste, dans leur misrable mansarde, il faisaitaussi bien froid; le toit au-dessus d'eux tait tout crevass;le vent soufflait travers ; et ils n'avaient pas de chauffage.

    L'enfant avait ses petites menottes toutes transies. Si jeprenais une allumette, se dit-elle, une seule (papa ne verrapas qu'elle manque), et si. j'en lirais un peu de feu pour

  • LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES. 51rchauffer mes doigts? C'est ce qu'elle fit; elle frotta, etpscht, rscht, comme cela flambe! Elle tint sa main autour!Quelle flamme merveilleuse c'tait ! Il sembla tout coup lapetite fille qu'elle se trouvait devant un grand pole en fonte,dcor d'ornements en cuivre. Le feu y ronflait; oh! quellebonne chaleur il rpandait. La petite allait tendre ses piedspour les rchauffer, lorsque la petite flamme s'teignit brus-quement; le pole disparut, et l'enfant restait l, tenant enmain un petit morceau de bois moiti brl.

    Elle frotta une seconde allumette ; la lueur se projetait surla muraille qui devint transparente, et la petite vit ce qui sepassait clans la salle qui tait derrire. La table tait mise ; elletait couverte d'une belle nappe blanche, sur laquelle brillaitune superbe vaisselle de porcelaine. Au milieu, s'talait unemagnifique oie rtie, entoure de compote de pommes; etvoil que la bte se met en mouvement et, avec un couteau etune fourchette fixs dans sa poitrine, vient se prsenter devantla pauvre petite. Et puis plus rien ; la flamme s'teint et il nereste plus que la muraille froide et humide.

    L'enfant prend une troisime allumette, et elle se voittransporte prs d'un arbre cle Nol, bien plus splendide quecelui qu'elle a, l'an dernier, aperu chez un riche marchandpar la porte vitre. Sur ses branches vertes, brillaient millebougies de couleurs; de tous cts, pendaient des bonbonstransparents, des joujoux dors, une foule de merveilles. Lapetite tendit la main pour saisir la moins belle; l'allumettes'teint. L'arbre semble monter vers le ciel et ses bougiesdeviennent des toiles; il y en a une qui se dtache et quiredescend vers la terre, laissant une trane de feu.

    Voil quelqu'un qui va mourir , se dit la petite. Sa

    vieille grand'mre, le seul tre qui l'avait aime et chrie, et

  • LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES.

    La grand'mre n'tait plus casse... elle taittransfigure.

    qui tait morte il n'yavait pas longtemps,lui avait dit que lors-qu'on voit une toilequi file, d'un autrect une me montevers le paradis.

    Elle frotta encoreune allumette ; unegrande clart se r-panditet, devant l'en-fante tenait lavieillegrand-mre; ses v-tements refltaientune lumire clatan-te ; son visage taitsi doux, si plein detendresse.

    Grand' mre,

    s'cria la petite,grand'mre, emm-ne-moi. Oh! tu vasme quitterquand l'al-lumette sera teinte ;tu t'vanouiras com-mele pole si chaud,le superbe rti d'oie,le splendide arbre deNol. Reste, reste,je te prie, ou em-porte-moi.

  • LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES. 53Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une

    autre, et enfin tout le paquet, pour voir la bonne grand'mrele plus longtemps possible. Et cela fit un clat de lumire plusbrillant que le plus beau clair de lune. La grand' mre n'taitplus casse et courbe comme lorsqu'elle quitta la terre;elle tait toute transfigure ; elle prit la petite dans ses braset, s'lanant clans les airs, elle la porta bien haut, bienhaut, en un lieu o il n'y avait plus ni de froid, ni de faim,ni de chagrin ; c'tait devant le trne de Dieu.

    Le lendemain matin, cependant, les passants trouvrentdans l'encoignure le corps de la petite; ses joues taient rouges,elle semblait sourire ; elle tait morte de froid, pendant la nuitqui avait apport tant d'autres des joies et des plaisirs.

    Elle tenait dans sa petite main, toute raidie, les restes br-ls d'un paquet d'allumettes.

    Quelle sottise! dit un sans-coeur; comment a-t-elle pu

    croire que cela la rchaufferait? D'autres versrent des larmes sur la pauvre enfant : c'est

    qu'ils ne savaient pas toutes les belles choses qu'elle avait vuespendant la nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elleavait bien souffert, elle gotait maintenant dans les bras desa grand'mre la plus douce flicit.

  • Je m'tais toujours dout que c'tait une pierre tombale...

    LA PIERRE TOMBALE

    HISTOIRE VRITABLE

    Par une magnifique soire d'automne, chez un honntebourgeois d'une petite ville de Fionie, toute la famille taitrunie clans la salle du rez-de-chausse ; la lampe brlait surla table, mais les fentres taient toutes grandes ouvertes;l'air tait doux et agrable, embaum par les fleurs qui gar-nissaient les parterres du jardin; il faisait un admirable claircle lune.

    On vint causer d'une grande et haute vieille pierre,qui se trouvait dans la cour, pas loin de la porte de la cui-sine. La servante y allait aiguiser les couteaux ou bien y

  • 56 LA PIERRE TOMBALE.

    plaait, pour les laisser scher, les ustensiles quand elle les.avait bien rcurs ; la pierre figurait souvent dans les jeuxdes enfants : elle servait de ce qu'ils appelaient le but.

    Je crois bien, dit le matre de la maison, qu'elle pro-

    vient du vieux cimetire qui tait prs du clotre. Lorsqu'ily a une quarantaine d'annes on fit par l une nouvelle rue,,la chapelle fut dmolie, le cimetire transport hors de la ville,,et les pierres tombales qui ne furent pas rclames par lesfamilles furent vendues ; c'est mon pre qui les a achetes, jeme le rappelle ; on en fit des pavs ; mais on en conservaune, je ne sais pourquoi ; c'est celle qui est l clans la cour.

    Je m'tais toujours clout que c'tait une pierre tom-bale, dit l'an des garons; on y voit un sablier et le reste-ci'une figure d'ange. L'inscription est moiti efface; on ylit encore le prnom de Preben et, au-dessous, celui de Mar-tha; quant au nom de famille, il n'en est rest que la premire-lettre, un S, et encore les caractres ne se distinguent-ils bienque lorsqu'arprs une bonne pluie la pierre est bien nette.

    Seigneur Dieu! s'cria un vieillard, le grand-oncle duimatre de la maison, la pierre provient du caveau de PrebenSchwane et de sa lemm. Oui, ils furent parmi les derniersqui furent enterrs clans ce cimetire. C'tait un couple vn-rable ; je me souviens que, dans mon enfance, je les ai vusfigurer clans les ftes de la ville, la tte des anciens. Toutle monde les aimait, les estimait. On disait qu'ils possdaientplus d'une tonne d'or, et cependant ils vivaient trs simple-ment et s'habillaient de bure; ils n'avaient qu'un luxe, lelinge; celui qu'ils portaient tait toujours d'une blancheurblouissante. Mais comme ils taient bons pour les pauvres !ils les vtissaient et les nourrissaient : c'taient des chrtiensmodles.

  • LA PIERRE TOMBALE. 57

    Oui, quel beau et respectable vieux couple cela faisait,

    Preben et Martha ! quand tous deux ils se reposaient sur lebanc de pierre devant leur maison, qui se trouvait prs dugrand tilleul, et qu'on venait passer devant .eux, ils voussaluaient d'un air si amical, si affable, qu'on en prouvait unevraie joie.

    Ce fut la vieille Martha qui mourut la premire; je me

    souviens encore parfaitement du jour o cela arriva. J'taisalors tout jeune ; j'avais accompagn mon pre chez le vieuxPreben, lorsqu'elle venait de s'endormir de son dernier som-meil. L'excellent homme tait hors de lui et pleurait commeun petit enfant. Le corps tait dans la chambre ct. Aprss'tre un peu calm, le vieux Preben dit mon pre et quelques voisins combien il allait se trouver seul sur terre, etil raconta comme elle avait t douce et bonne, et quel bon-heur ils avaient got pendant de longues annes. Us s'taientconnus tout enfants... et, s'animant peu peu au souvenir deses jours de flicit, il parla de leurs fianailles et dit combienelle avait t belle lorsqu'elle se prsenta l'autel avec lui.

    Et elle gisait l, morte, envelopped'un suaire, et lui, le

    .vieillard, rappelait en vain les temps de son heureuse jeu-nesse. Oui, c'est l le cours du monde. Moi, j'coutais avecintrt et piti ce rcit douloureux; et cependant je n'taisencore qu'un enfant d'ordinaire insouciant : aujourd'hui, j'ail'ge qu'avait alors Preben Schwane. Le temps passe, toutchange, tout disparat.

    Je me souviens encore de l'enterrement de la bonne

    Martha. Le vieux Preben, tout courb, marchait en sanglotantderrire le cercueil. Quelques annes auparavant, il avait faittailler la pierre qui devait recouvrir son tombeau et celui desa femme; l'inscription y tait grave, sauf l'anne de la

  • 58 LA PIERRE TOMBALE.

    mort. Et, le soir, la pierre fut mise en place; peine un anaprs, on la retira pour descendre dans la terre le vieuxPreben son tour.

    Il ne laissapas la fortune qu'on lui avait suppose d'aprs

    sa gnrosit pour les pauvres; l'hritage chut des parentstrs loigns, qui ne prirent aucun soin de la tombe. Lespauvres perdirent bientt le souvenir de leur bienfaiteur.L'an-tique maison des Schwane, aux fentres gothiques, fut dmoliequelque temps aprs; elle tait orne de curieuses sculptures,mais elle menaait ruine.

    Plus tard, ce fut le tour de la chapelle et du clotre; lecimetire fut condamn aussi; la belle grande rue, qui mne la place, passe sur la tombe du vieux Preben et de sa femmeMartha. Personne nepense plus eux. Leur pierre tombale, per-sonnene la rclama, et c'est ainsiqu'elle est parvenue clans cettecour pour jouer un rle dans les amusements des enfants.

    Et le vieillard, secouant mlancoliquement la tte, ditencore : Oublis ils sont. Mais, du reste, qu'est-ce qui n'estpas destin l'oubli?

    Puis on se mit causer de choses plus gaies. Mais le plusjeune des enfants, un garon aux grands yeux srieux, montasur une chaise et, regardant dans la cour o, en ce moment, lalune versait sa clart sur la vieille pierre, crut voir en elle unepage d'un grand livre de chronique ; et il lui semblait que lercit, que venait de faire le vieillard, des vertus du vnrablecouple, y tait rest grav en caractres de feu.

    Oublis ! oui, tout est condamn l'oubli ! Ces paroles

    chapprent tout coup au vieillard qui avait suivi le cours deses tristes penses, pendant qu'on parlait d'autre chose. Maisau mme instant un ange invisible, baisant l'enfant au front,lui murmura l'oreille :

  • LA PIERRE TOMBALE. 59

    Conserve en ton souvenir ce que tu viens d'entendre, ne

    le perds pas. Tu es destin faire revivre en lettres d'or devantla postrit la vieille inscription presque efface. Et on verrade nouveau le vieux Preben et Martha, sa femme, prenantsoin des malheureux ; et, le soir, aprs une journe consacreau bien, assis sur leur banc de pierre, souriant aux passantsqui tous les saluent, riches et pauvres. Le bien, le beau, non,l'oubli ne l'efface pas ; la posie le recueille et le transmet auxsicles futurs.

    Mais en mme temps un ange...

  • ..

    Voil le coffre qui s'enlve et monte dans les airs...

    LE COFFRE VOLANT

    Il y avait une fois un ngociant qui tait si riche, si riche,si riche, qu'il aurait pu faire paver de doubles cus d'argentla grande place, la longue rue et encore une ruelle de la villequ'il habitait; mais il n'y songeait gure : il savait mieuxemployer son argent. Quand il dpensait une livre, c'taitpour qu'il lui rentrt dans sa bourse un cu. Sa fortune s'aug-mentait toujours, et il venait justement de conclure uneaffaire qui devait lui rapporter un million, lorsqu'il mourutsubitement.

    Ce fut son fils unique qui hrita de ces trsors. Il menala plus joyeuse vie du monde ; tous les soirs il donnait desbals masqus, et chaque fois il y mettait un habillement neufet qui cotait gros ; il s'amusait lancer dans les airs des

  • LE COFFRE VOLANT.

    cerfs-volants faits avec des billets de banque, et il faisait, pen-dant des heures, des ricochets sur la rivire avec de bellespices d'or. A ce jeu-l, son magot, quelque gros qu'il ft,devait la longue s'puiser, et, en effet, c'est ce qui arriva.Un beau jour, un vilain jour plutt, le fils du riche marchandfit son compte et se trouva ne possdant plus que quatreliards; en fait de vtements, il n'avait plus qu'une vieille robede chambre et une paire de pantoufles. Tous ses amis, ne pou-vant plus se montrer avec lui dans la rue, l'abandonnrentla fois ; l'un d'eux cependant, qui tait bon enfant, lui envoyaun vieux coffre et lui fit dire : Allons, fais ton paquet.

    C'tait fort bien pens; mais notre jeune homme n'avaitrien emballer. Ma foi, il eut l'ide de se mettre lui-mmedans ce coffre. C'tait un coffre comme on en voit peu : dsqu'on pressait la serrure, il se soulevait de terre et se mettait voler. Le fils du marchand poussa par hasard cette serrure ;voil le coffre qui s'enlve, et, passant par la chemine qui,heureusement, tait large, monte dans les airs jusqu'au-des-sus des nuages et file droit vers le sud par-dessus les royau-mes, les empires et les mers. Le pauvre garon, saisi defrayeur,ne bougeait pas plus qu'une born ; cependant parfoisle fond de la malle craquait, et alors quelles transes ! Si laplanche avait cd, quelle culbute ! On frissonne rien que d'ypenser; que devait donc prouver le fils du marchand?

    A la fin des fins, il reprit ses sens et ordonna au coffre des'arrter; obissant sur-le-champ, la merveilleuse malle des-cendit et vint se poser terre, au milieu d'un bosquet de pal-miers. C'tait dans le pays des Turcs, lorsqu'ils habitaient en-core au fond de l'Asie. C'tait une heureuse chance. Le fils dumarchand pouvait se promener en public, avec sa robe dechambre et ses pantoufles : tout le monde tait habill de mme.

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    11 remisa son Coffre parmi un tas de feuilles mortes et ga-gna la route qui menait la ville. Il rencontra une nourriceavec un petit enfant : Nounou, lui dit-il, quel est donc cebeau palais-l, prs de la ville, o les murs n'ont de fentresque tout en haut, prs du toit ?

    C'est l que demeure la fille de notre sultan, rpondit-elle. A sa naissance, une fe a prdit qu'elle serait bien mal-heureuse par le fait d'un de ses fiancs. C'est pourquoi on l'aenferme clans ce chteau, qui est gard comme une prison ;personne ne peut l'approcher, moins que ses parents, le sul-tan et la sultane, ne soient prsents.

    Elle tait plus belle que la pleine lune, comme on dit dans son pays.

    Merci de tes renseignements! dit le fils du marchand,et il retourna auprs de ses palmiers, s'installa dans son coffreet lui ordonna de le porter sur le toit du palais. De l, par unelucarne, il entra clans les appartements et arriva clans la sallesplendide o se tenait la princesse.

    Elle tait tendue sur un sofa et elle dormait ; elle taitplus belle que la pleine lune, comme on dit clans son pays ; le

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    jeune homme, aprs l'avoir longtemps admire, lui baisa lebout de ses mains, toutes mignonnes. Elle se rveilla et entrad'abord dans la plus vive frayeur ; mais il lui dit qu'il tait ledieu des Turcs et qu'il tait arriv travers les airs et les nua-ges pour la contempler de prs ; elle fut trs flatte et se calmaaussitt.

    Il s'assit auprs d'elle et il lui dit, de ses yeux, qu'ilstaient brillants et profonds comme les plus beaux lacs, etqu'on y voyait nager les charmantes penses comme des sir-nes ; de son front, il lui dit que c'tait comme une cimeneigeuse aux reflets les plus clatants.

    La princesse trouvait ce langage fort doux ; alors il lui de-manda sa main ; sur-le-champ, elle dit oui.

    Il vous faut revenir samedi, ajouta-t-elle ; le sultan mon

    pre et la sultane ma mre viennent ce jour-l chez moiprendre le th. Ils seront bien fiers quand ils sauront quej'pouse le dieu de la glorieuse nation des Turcs. Mais, si vousvoulez leur plaire tout fait, contez-leur une de ces jolies his-toires dont ils raffolent ; ma mre aime que tout y soit moralet convenable ; mon pre tient ce qu'elles soient amusanteset qu'elles fassent bien rire.

    Je raconterai d'autant plus volontiers une histoire,rpon-dit-il, que ce sera l tout ce que je vous donnerai en fait decadeaux de noces, en dehors de l'honneur que je vous fais devous prendre pour femme.

    La princesse, de plus en plus flatte, lui fit don d'un beausabre la poigne en diamants et d'une belle bourse rempliede pices d'or ; elles lui venaient point.

    Il prit son vol, replaa son coffre dans le bosquet de pal-miers et alla en ville acheter une robe de chambre neuve ensoie et en velours et des babouches brodes d'or ; puis il se

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    mit composer une histoire ; il n'avait que trois jours pourl'inventer et la composer, ce n'tait pas tout fait assez, maisenfin il en vint bout.

    Le samedi, il retourna sur son coffre au palais; il y trouva lesultan, la' sultane et toute la cour rassembls autour de laprincesse qui avait annonc son arrive. Tout le monde lui fitfte.

    Vous allez donc nous conter une histoire, dit la sultane ;

    elle sera remplie de penses profondes et instructives.

    Et,en mme temps, vous nous ferez rire, dit le sultan.

    Vous serez contents tous deux, dit-il. coutez bien :

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    venu du feu et de la lumire. Et nous voil, nous, gens de

    distinction, confins dans une cuisine !

    Moi, dit le pot de fer, ma destine a t diffrente ; ce-

    pendant, elle ne manque pas de noblesse non plus. Ds que

    je suis entr dans ce monde, j'ai t employ pour la cuis- son d'une foule de succulents ragots, et, chaque fois, on me

    rcure nouveau. Je suis un ustensile indispensable, c'est

    moi qui ai la premire place ici. Aussi, comme on a soin de

    moi ! On me nettoie avec amour, et, le soir, je brille tellement que c'est un plaisir de me voir. C'est l ma joie, surtout

    quand je puis faire un bout de conversation srieuse avec mes camarades.

    Nous ne connaissons pas beaucoup le monde ; il n'y a

    que le seau qui, parfois, est descendu clans la cour pour rapporter de l'eau ; mais c'est surtout le panier qui nous

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