le bilinguisme législatif et le bijuridisme dans les lois

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Le bilinguisme législatif et le bijuridisme dans les lois fédérales, les provinces de common law et les territoires canadiens : l’exemple des obligations joint and several Frédéric Levesque* Le professeur Guy Tremblay nous a grandement influencé en tant que juriste. Il nous a transmis sa passion pour le droit constitu- tionnel et sa rigueur intellectuelle, tant sur le fond que sur le plan méthodologique. Même si nous avons finalement bifurqué vers le droit civil, une des trois composantes de la société distincte, le droit constitutionnel demeure l’un de nos champs d’intérêt, et ce, en grande partie grâce à lui. Le professeur Guy Tremblay s’est beaucoup intéressé au partage des compétences en droit privé. En plus des développements sur le sujet dans le classique ouvrage Droit constitu- tionnel, il a publié plusieurs articles scientifiques sur le sujet, le plus connu étant celui portant sur l’application du droit provincial en matière maritime après l’affaire Succession Ordon 1 . Le professeur Tremblay nous a également éveillé à la problématique du bilin- guisme législatif par la publication, en 2000, d’un texte intitulé « La version française des lois constitutionnelles du Canada » 2 . Il avait distribué des tirés à part de son texte dans le cadre de son cours Droit 719 * Professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval. 1. Guy TREMBLAY, « L’application du droit provincial en matière maritime après l’affaire Succession Ordon », (1999) 59 R. du B. 679. 2. (2000) 41 C. de D. 33.

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Le bilinguisme législatif etle bijuridisme dans les loisfédérales, les provinces de

common law et lesterritoires canadiens : l’exempledes obligations joint and several

Frédéric Levesque*

Le professeur Guy Tremblay nous a grandement influencé entant que juriste. Il nous a transmis sa passion pour le droit constitu-tionnel et sa rigueur intellectuelle, tant sur le fond que sur le planméthodologique. Même si nous avons finalement bifurqué vers ledroit civil, une des trois composantes de la société distincte, le droitconstitutionnel demeure l’un de nos champs d’intérêt, et ce, engrande partie grâce à lui. Le professeur Guy Tremblay s’est beaucoupintéressé au partage des compétences en droit privé. En plus desdéveloppements sur le sujet dans le classique ouvrage Droit constitu-tionnel, il a publié plusieurs articles scientifiques sur le sujet, le plusconnu étant celui portant sur l’application du droit provincial enmatière maritime après l’affaire Succession Ordon1. Le professeurTremblay nous a également éveillé à la problématique du bilin-guisme législatif par la publication, en 2000, d’un texte intitulé « Laversion française des lois constitutionnelles du Canada »2. Il avaitdistribué des tirés à part de son texte dans le cadre de son cours Droit

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* Professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval.1. Guy TREMBLAY, « L’application du droit provincial en matière maritime après

l’affaire Succession Ordon », (1999) 59 R. du B. 679.2. (2000) 41 C. de D. 33.

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constitutionnel. Parallèlement à son enseignement en droit constitu-tionnel, le professeur Tremblay a longtemps donné le premier coursque les nouveaux étudiants en droit devaient suivre lors de leurarrivée à la Faculté (Méthode et fondement du droit, maintenant inti-tulé L’univers du droit). Le professeur Tremblay a alors développé denombreux outils pédagogiques. Dans ces outils, il faisait bien sûrréférence au caractère bijuridique du Canada.

Dans le présent texte, que nous offrons au professeur Tremblay,nous avons combiné les divers champs d’intérêt décrits au para-graphe précédent. Il s’agit d’une preuve manifeste de l’influence duprofesseur Guy Tremblay sur nos travaux, même en droit civil. Leprésent texte est une version remaniée et enrichie d’un extrait denotre thèse de doctorat, qui portait sur le partage de la responsabilitéentre les défendeurs en matière de responsabilité civile, plus spécifi-quement sur la solidarité entre les débiteurs et l’obligation in soli-dum3. Même s’il s’agit en apparence d’un sujet de pur droit civil, nousy avons découvert, probablement en raison des enseignements duprofesseur Tremblay, un problème de partage des compétences, debilinguisme, de bijuridisme et de méthodologie.

Ainsi, le Canada est un pays bijuridique. La common law et ledroit civil y sont tous deux applicables. Il est aussi un État bilingue.En additionnant ces deux composantes, le Canada se retrouve avecquatre auditoires juridiques différents : des common lawyers anglo-phones, des civilistes francophones, des civilistes anglophones et descommon lawyers francophones. Alors que le droit civil québécois adepuis longtemps développé un vocabulaire en anglais, la notion decommon law en français est récente et entraîne une difficulté impor-tante lors de l’étude du droit privé canadien. De manière générale,nous pouvons dire qu’au Québec, les coresponsables d’un même pré-judice sont tenus solidairement (ou in solidum). Ils sont responsablesindividuellement de la totalité du préjudice. À l’origine restreinte auxdéfendeurs qui avaient commis une faute unique extracontractuelle4,la solidarité en matière de responsabilité civile (l’article 1106C.c.B.C. – 1526 C.c.Q.) a finalement été étendue aux coauteurs d’unmême préjudice au sens large du terme, même si les défendeurs ontcommis des fautes extracontractuelles distinctes5. En présence de

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3. Frédéric LEVESQUE, L’obligation in solidum en droit privé québécois, coll.« Minerve », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010.

4. Jeannotte c. Couillard, (1894) 3 B.R. 461, 494-495.5. Grand Trunk Railway Co. et Cité de Montréal c. McDonald, (1918) 57 R.C.S. 268,

285-288.

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fautes contractuelles ou d’une pluralité de fautes contractuelleset extracontractuelles, la jurisprudence a développé et reconnu lanotion d’obligation in solidum, qui permet également de condamnerindividuellement à la totalité de la dette tous les responsables. Leseffets secondaires de la solidarité liés à l’idée de représentationmutuelle entre les débiteurs ne sont toutefois pas applicables en pré-sence d’une obligation in solidum6.

Le Code civil du Québec traduit l’expression « solidarité » par leterme solidarity. Le Code civil du Bas Canada utilisait plutôt lanotion d’obligation joint and several. Dans le cadre de notre thèse dedoctorat, nous avons cru pertinent d’examiner les lois des provincesde common law et des territoires canadiens portant sur la responsabi-lité collective entre les débiteurs, de même que les textes fédéraux.Nous y avons fait des découvertes intéressantes. Dans les provincesde common law et dans les territoires, les versions anglaises des loisqui traitent de la responsabilité collective sont, pour la plupart, iden-tiques. Les coresponsables sont tenus d’une obligation joint andseveral. Par contre, les versions françaises de ces lois, lorsqu’ellesexistent, sont assez différentes, et même parfois surprenantes. Latâche est encore plus difficile pour le législateur fédéral qui doit êtrecompris par les quatre auditoires juridiques canadiens. La formuleretenue par le législateur fédéral est loin de nous satisfaire.

La présente étude vise à présenter le complexe panorama de laresponsabilité collective en droit privé canadien, en faisant ressortirle caractère bijuridique et bilingue de la problématique. Après avoireffectué un retour aux sources qui permettra de mieux comprendreles divers concepts ainsi que les traductions utilisées (1.), nous propo-sons des pistes de solution pour construire un droit canadien de laresponsabilité collective cohérent et compréhensible pour les quatreauditoires juridiques de la fédération (2.).

1. UN NÉCESSAIRE RETOUR AUX SOURCES

Une étude du droit applicable dans les provinces canadiennesrégies par la common law constitue une entreprise d’envergure. Lacompétence législative relative à « la propriété et aux droits civils »appartient, dans la fédération canadienne, aux provinces7. Chaqueprovince peut adopter une loi à propos de la responsabilité des coau-

FRÉDÉRIC LEVESQUE 721

6. Voir F. LEVESQUE, préc., note 3.7. Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 92 (13).

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teurs d’un même préjudice – c’est ce que le Québec a fait en adoptantle Code civil du Québec. Nous devons examiner la législation des neufautres provinces pour avoir un portrait complet. Les trois territoirescanadiens, bien qu’ils demeurent avant tout de simples créatures duParlement fédéral, possèdent des compétences législatives et des loisqui leur sont propres. Le Parlement fédéral a accordé aux territoirescanadiens la compétence relative à la « propriété et aux droitscivils »8. Les lois des territoires devront donc aussi être considérées.

Le Canada, en plus d’être un pays bijuridique, comme nousvenons de le voir, est aussi un pays bilingue. Le caractère bilingue duCanada fut pris en compte dans la Constitution canadienne et ilimplique des conséquences pratiques. Les lois que nous avons réper-toriées sont à l’occasion dans les deux langues officielles du Canada.Le Parlement fédéral, le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Mani-toba ont l’obligation constitutionnelle d’adopter toutes leurs lois dansles deux langues officielles9. L’Ontario n’y est pas astreint, mais iladopte tout de même toutes ses lois dans les deux langues. Les terri-toires canadiens, même si cette protection n’est pas incluse dans laConstitution canadienne, sont également soumis par le Parlementfédéral au bilinguisme législatif10.

Le droit civil ne possède pas de langue officielle, mais bien unemultitude de langues. Le français occupe une place importance, enraison de la notoriété des codes civil français et maintenant québé-cois, mais il existe aussi des codes civils en allemand, italien, espa-gnol, portugais, anglais, néerlandais, japonais, arabe... Le droit civilquébécois est « bilingue » depuis longtemps. Le Code civil du BasCanada était rédigé dans les deux langues. De nombreux ouvrages etjugements québécois furent, de tout temps, écrits en anglais. Le droitcivil québécois a depuis longtemps développé un vocabulaire anglo-

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8. Loi sur les Territoires du Nord-Ouest, L.C. 2014, c. 2, art. 18 (1) j) ; Loi sur le Yukon,L.C. 2002, c. 7, art. 18 (1) j) ; Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, c. 28, art. 23 (1) l).

9. Loi constitutionnelle de 1867, art. 133 ; Loi constitutionnelle de 1982, annexe B dela Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.), art. 16-22 ; Loi de 1870 sur leManitoba, L.R.C. (1985), app. II, no 8, art. 23.

10. Voir les lois suivantes, tant fédérales que territoriales : Loi sur le Yukon, préc.,note 8, art. 27 (1) ; Loi sur les langues, R.S.Y. 2002, c. 133, art. 4 et 13 ; Loi sur lesTerritoires du Nord-Ouest, préc., note 8, art. 32-33 ; Loi sur les langues officielles,R.S.N.W.T. 1988, c. O-1, art. 7 (aussi applicable au Nunavut) ; Loi sur le Nunavut,préc., note 8, art. 29 et 38 ; Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), c. 31(4e suppl.), art. 7.

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phone11. Comme la common law est principalement appliquée dansles anciennes colonies britanniques, l’anglais est de facto la langueofficielle de la tradition juridique. La notion de common law en fran-çais est récente, particulière au Canada et demeure peu développée.Comme la common law est élaborée par les tribunaux, particulière-ment ceux d’Angleterre, ces derniers ont longtemps rendu leurs juge-ments uniquement en anglais, de la première instance des provincesanglophones jusqu’au comité judiciaire du Conseil privé de Londres.Même aujourd’hui, la seule common law en français qui émane destribunaux est essentiellement les traductions des décisions de laCour suprême du Canada. Comme le professeur Guy Tremblay a tou-jours dit à ses élèves, avec son célèbre air ironique : « Connaissez-vousla personne qui a traduit le jugement ? ».

Il est facile de deviner que les législateurs canadiens-anglaisn’ont pas eu la tâche facile pour « produire » de la common law en fran-çais. Comme nous l’avons déjà annoncé, nous avons pris notre sujetde thèse pour examiner leur travail. Le législateur est intervenu danstous les territoires et provinces pour permettre une condamnation àla totalité de la dette et un partage de la responsabilité entre les coau-teurs d’un même préjudice. Ces différentes lois ont prévu le type delien qui unit ces nouveaux codéfendeurs. La consanguinité entre cestextes est évidente. Ils sont, pour la plupart, directement inspirés destravaux de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canadasur le sujet, plus particulièrement de l’Uniform Contributory Act12.Certains territoires et provinces ont officiellement adopté, en tout ouen partie, le projet d’uniformisation13. Il existe une version française

FRÉDÉRIC LEVESQUE 723

11. Voir par exemple Hyman Carl GOLDENBERG, The Law of Delicts Under theCivil Code of Quebec, Montréal, Wilson & Lafleur, 1935 ; George VAN VLIETNICHOLLS, The Responsibility for Offences and Quasi-Offences Under the Law ofQuebec, Toronto, Carswell, 1938 ; Jean-Gabriel CASTEL, The Civil Law System ofthe Province of Quebec, Toronto, Butterworths, 1962 ; John E.C. BRIERLEY etRoderick A. MACDONALD (dir.), Quebec Civil Law. An Introduction to QuebecPrivate Law, Toronto, Edmond Montgomery Publications, 1993 ; SébastienGRAMMOND, Anne-Françoise DEBRUCHE et Yan CAMPAGNOLO, QuebecContract Law, Montréal, Wilson & Lafleur, 2011.

12. UNIFORM LAW CONFERENCE OF CANADA – CONFÉRENCE POUR L’HAR-MONISATION DES LOIS AU CANADA, Uniform Contributory Fault Act,en ligne : <http://www.chlc.ca/en/uniform-acts-new-order/older-uniform-acts/647-contributory-fault-act/1405-uniform-contributory-fault-act> (page consultéele 8 avril 2015).

13. UNIFORM LAW CONFERENCE OF CANADA – CONFÉRENCE POUR L’HAR-MONISATION DES LOIS AU CANADA, Table III : Lois uniformes d’avant 2000mises en œuvre, selon la loi, en ligne : <http://www.chlc.ca/fr/renseignements-generaux-et-etat-des-lois-uniformes/autres-tableaux-sur-la-mise-en-œuvre-de-lois-uniformes/2132-table-iii-lois-uniformes-d-avant-2000-mises-en-œuvre-selon-la-loi> (page consultée le 8 avril 2015).

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de ce projet, qui semble toutefois être passée sous le radar des législa-teurs, comme nous allons le constater à l’instant14.

Les textes de lois qui prévoient la responsabilité collective sonttous contenus dans des lois qui renferment environ une dizained’articles. Il est pertinent de répertorier, de rapporter et de com-menter sommairement ces dispositions législatives. Ce travail nesemble jamais avoir été effectué, même chez nos collègues du Canadaanglais. Seule la possible condamnation à la totalité de la dette seraexaminée. Les différentes lois traitent également de la notion defaute de la victime (faute commune).

Dans les provinces non tenues au bilinguisme législatif, ou quine traduisent pas volontairement leurs lois en français, les textessont semblables. Toutes les lois prévoient que les coauteurs d’unmême préjudice sont tenus jointly and severally. À titre d’illustration,voici l’article 2 du Contributory Negligence Act15 de l’Alberta :

(1) When damage or loss has been caused by the fault of 2 or more per-sons, the court shall determine the degree in which each person was atfault.

(2) When 2 or more persons are found at fault, they are jointly and seve-rally liable to the person suffering the damage or loss, but as betweenthemselves, in the absence of a contract express or implied, they areliable to make contribution to and indemnify each other in the degree inwhich they are respectively found to have been at fault.[Nos italiques]

Les textes adoptés sont similaires en Colombie-Britannique16,en Saskatchewan17 et à l’Île-du-Prince-Édouard18. À Terre-Neuve etLabrador, l’article 3 du Contributory Negligence Act19 reprend lemême moule, mais il prévoit une responsabilité jointly and indivi-dually et non jointly and severally.

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14. UNIFORM LAW CONFERENCE OF CANADA – CONFÉRENCE POUR L’HAR-MONISATION DES LOIS AU CANADA, Loi uniforme sur la faute contributive,en ligne : <http://www.chlc.ca/fr/lois-uniformes-nouvelle-structure/lois-uniformes-moins-courantes/648-faute-contributive/1408-loi-uniforme-sur-la-faute-contributive> (page consultée le 8 avril 2015).

15. R.S.A. 2000, c. C-27.16. Voir l’article 4 du Negligence Act, R.S.B.C. 1996, c. 333.17. Voir l’article 3 du Contributory Negligence Act, R.S.S. 1978, c. C-31.18. Voir l’article 2 du Contributory Negligence Act, R.S.P.E.I. 1988, c. C-21.19. R.S.N.L. 1990, c. C-33.

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Ces différentes dispositions semblent viser les coauteurs d’unmême préjudice au sens large et s’appliquer à la responsabilité civilecontractuelle et extracontractuelle, pour utiliser un vocabulaire civi-liste qui ne possède pas vraiment d’équivalent en common law. Celadit, les différentes dispositions utilisent la locution the fault. Cettenotion renvoie à l’idée civiliste de faute unique commise par plusieursindividus. Toutefois, l’utilisation, par la suite, de l’expression at fault,qu’il est possible de traduire par « les personnes trouvées en faute ouen situation fautive », permet de considérer la première locutioncomme étant moins restrictive.

Les provinces (et les territoires) qui ont adopté des versionsfrançaises nous permettront peut-être de mieux répondre à cettequestion. Dans les Territoires-du-Nord-Ouest, l’article 3 du Contri-butory Negligence Act20 (la Loi sur la négligence de la victime), quis’applique aussi dans le territoire du Nunavut21, utilise en anglais lemême moule que la disposition qui fut précédemment citée : the fault,at fault et jointly and severally. Il est pertinent de reproduire laversion française :

(1) Si deux ou plusieurs personnes ont, par leur faute, causé un dom-mage ou une perte, un juge ou un jury, selon le cas, détermine la part deresponsabilité attribuable à chacune d’entre elles.

(2) Les personnes dont la responsabilité est constatée en conformitéavec le paragraphe (1) sont solidairement responsables envers la per-sonne lésée. En ce qui concerne leur responsabilité mutuelle, à défautde contrat entre elles, même implicite, chaque personne est tenue deverser une contribution aux autres et de les indemniser selon la part deresponsabilité qui lui a été attribuée.[Nos italiques]

L’expression « the fault » est traduite par « leur faute » au singu-lier. Par contre, l’expression « dont la responsabilité est constatée »peut confirmer que la locution at fault rend la disposition législativemoins restrictive. Par ailleurs, la présence d’une version françaiseamène la traduction de la locution jointly and severally. Le législa-teur des Territoires-du-Nord-Ouest a utilisé l’expression « solidaire-ment ». La notion de joint and several liability est-elle similaire à celle

FRÉDÉRIC LEVESQUE 725

20. R.S.N.W.T. 1988, c. C-18.21. Le Nunavut n’a pas encore adopté de loi à ce sujet. Dans cette éventualité, les lois

des Territoires-du-Nord-Ouest s’appliquent, sous réserve des adaptations néces-saires : Loi sur le Nunavut, préc., note 8, art. 29.

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d’obligation solidaire en droit civil ? La traduction retenue peut lelaisser croire.

Dans le territoire du Yukon, la version anglaise de l’article 2 duContributory Negligence Act (la Loi sur la négligence contributoire)22

est similaire à l’article prévu par le législateur des Territoires-du-Nord-Ouest. En anglais, il utilise le moule présent depuis le début denotre étude : the fault, at fault et jointly and severally. Par contre, laversion française traduit l’expression jointly and severally par lalocution « conjointement et individuellement ». Cette notion est nou-velle et inédite pour un civiliste.

Ainsi, dans l’étude des autres dispositions législatives, deuxquestions doivent maintenant être examinées. Les dispositionsvisent-elles les coauteurs d’une même faute ou d’un même préjudice,et quel sens faut-il donner à l’expression utilisée pour traduire lalocution jointly and severally ?

En Ontario, c’est l’article 1 du Negligence Act23 (la Loi sur le par-tage de la responsabilité) qui contient la règle qui nous intéresse.Il est pertinent de le citer en entier, car il se démarque sur plusieursaspects de ses homologues des autres provinces et territoires :

Si deux ou plusieurs personnesont, par leur faute ou par leurnégligence, causé des dommagesou contribué à en causer, le tribu-nal détermine leurs parts respec-tives de responsabilité. Lespersonnes dont le tribunal a cons-taté la faute ou la négligencesont solidairement responsablesenvers la personne qui a subi laperte ou le dommage ; en ce quiconcerne leur responsabilitémutuelle, à défaut de contratentre elles, même implicite,chaque personne est tenue de ver-ser une contribution aux autreset de les indemniser selon la

Where damages have beencaused or contributed to by thefault or neglect of two or more per-sons, the court shall determinethe degree in which each of suchpersons is at fault or negligent,and, where two or more personsare found at fault or negligent,they are jointly and severally lia-ble to the person suffering loss ordamage for such fault or negli-gence, but as between them-selves, in the absence of anycontract express or implied, eachis liable to make contribution andindemnify each other in thedegree in which they are respec-

726 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

22. R.S.Y. 2002, c. 42.23. R.S.O. 1990, c. N-1.

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part de responsabilité que letribunal lui a attribuée.

tively found to be at fault or negli-gent.

[Nos italiques] [Nos italiques]

Le législateur ontarien innove par rapport à ses confrères enintégrant la notion de neglect ou de « négligence ». Les termes utiliséssont, pour la plupart, prévus au singulier et la disposition sembleviser davantage les coauteurs d’une même faute que les coauteursd’un même préjudice. À la troisième ligne, le terme at fault est mêmetraduit par l’expression « la faute » au singulier. Si le législateur onta-rien avait voulu viser les coauteurs d’un même préjudice, il aurait,par exemple, pu mentionner « les personnes trouvées dans une situa-tion fautive ou en état de négligence » et non « les personnes dont letribunal a constaté la faute ou la négligence ». En ce qui a trait à notreautre question, le législateur ontarien a adopté la même formule queson homologue des Territoires-du-Nord-Ouest, soit l’expression« solidairement ».

Au Nouveau-Brunswick, c’est l’article 2 du Contributory Negli-gence Act24 (la Loi sur la négligence contributive) qui prévoit la règlequi nous intéresse. Il est pertinent de reproduire en entier ladisposition :

(1) Lorsque le dommage ou laperte ont été causés par la fautede deux personnes ou plus, le tri-bunal doit déterminer l’impor-tance relative de la faute dechacune.

(1) Where damage or loss hasbeen caused by the fault of two ormore persons, the Court shalldetermine the degree in whicheach person was at fault.

(2) Lorsque deux personnes ouplus sont reconnues fautives, ellessont conjointement et solidaire-ment responsables envers qui-conque a subi le dommage ou laperte ; mais, en l’absence de toutcontrat exprès ou tacite, elles ontla responsabilité les unes enversles autres, d’effectuer entre ellesune compensation calculée

(2) Where two or more personsare found at fault they are jointlyand severally liable to the personsuffering the damage or loss, butas between themselves, in theabsence of any contract express orimplied, they are liable to makecontributions to and indemnifyeach other in the degree in which

FRÉDÉRIC LEVESQUE 727

24. R.S.N.B. 1973, c. C-19.

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d’après l’importance relativeattribuée à la faute de chacuned’elles.

they are respectively found tohave been at fault.

[Nos italiques] [Nos italiques]

Malgré l’utilisation de l’expression the fault et « la faute » audébut de la disposition au nombre singulier, la suite du texte fait vrai-ment en sorte que la disposition dans son intégralité semble viser lescoauteurs d’un même préjudice et non seulement les coauteurs d’unemême faute. L’expression at fault est traduite par des termes qui ren-voient au nombre pluriel et aux coauteurs d’un même préjudice.

Concernant notre autre question, le législateur du Nouveau-Brunswick a adopté une nouvelle formule, soit « conjointement etsolidairement ». L’expression est-elle si inédite ? Elle se rapproche decelle utilisée par ses homologues des Territoires-du-Nord-Ouest et del’Ontario, soit « solidairement ». La locution « conjointement et soli-dairement » est moins surprenante pour un civiliste que les termes« conjointement et individuellement » utilisés par le législateur duYukon. Nous y reviendrons.

Au Manitoba, c’est l’article 5 du Tortfeasors and ContributoryNegligence Act25 (la Loi sur les auteurs de délits civils et la négligencecontributive) qui prévoit la règle qui nous intéresse :

Lorsque plusieurs défendeurssont coupables de négligence, ilssont conjointement et individuel-lement responsables envers ledemandeur pour la totalité desdommages-intérêts évaluéscontre eux.

Where two or more defendantsare found negligent they arejointly and severally liable to theplaintiff for the whole of the dam-ages apportioned against both orall of them.

[Nos italiques] [Nos italiques]

La formulation utilisée est claire et elle ne laisse pas de place àl’ambigüité : la disposition s’applique aux coauteurs d’un même pré-judice au sens large du terme. En ce qui a trait à notre autre question,

728 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

25. C.C.S.M., c. T-90.

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le législateur a repris la même expression que le législateur duYukon26.

Bref, dans les provinces et territoires canadiens, les coauteursd’un même préjudice sont tenus jointly and severally. La province deTerre-Neuve-et-Labrador utilise toutefois l’expression jointly andindividually. En français, les locutions suivantes sont utilisées pourtraduire la locution jointly and severally : solidairement (à deuxreprises) ; conjointement et solidairement (à une reprise) ; et conjoin-tement et individuellement (à deux reprises).

La dernière locution, « conjointement et individuellement »,peut s’avérer confondante pour un civiliste. En droit civil, une obliga-tion conjointe suppose la division de la dette (art. 1518 C.c.Q). Lalocution « conjointement et individuellement » implique donc uneforme de pléonasme, à moins qu’une responsabilité conjointe ou jointrenvoie, en common law, à une obligation à la totalité de la dette etqu’une responsabilité several ou individuelle réfère à une obligationdivisible. Ainsi, une obligation joint and several, ou conjointe et indi-viduelle sera alors pour la totalité de la dette ; le plus inclus le moins.Les légistes qui ont traduit l’expression jointly and severally par lalocution « solidairement » pourraient donc avoir bien agi. Par contre,le Nouveau-Brunswick a traduit l’expression jointly and severallypar « conjointement et solidairement », soit, pour un civiliste, de façondivisible et pour le tout, alors que jointly and severally doit impliquerune obligation pour le tout et divisible.

Une vision d’ensemble et un retour aux sources s’imposent.

Une obligation joint and several est le résultat de la jonction dedeux types de recours en common law classique. Traditionnellement,la common law, en matière de responsabilité civile, distinguait entreune joint liability et une several liability27. Les obligations joints etles obligations severals étaient deux types d’obligations distinctes :

FRÉDÉRIC LEVESQUE 729

26. Le Contributory Negligence Act, R.S.N.S. 1989, c. 95 et le Tortfeasors act, R.S.N.S.1989, c. 471 de la Nouvelle-Écosse ne contiennent aucune disposition qui prévoitclairement et explicitement le type de lien qui existe entre les coauteurs d’unmême préjudice. Toutefois, de manière implicite et détournée, ces deux lois, demoins de dix articles, permettent de parvenir au même résultat que les disposi-tions adoptées par les autres provinces et territoires canadiens.

27. L’ouvrage de référence à ce sujet demeure : Glanville WILLIAMS, Joint Torts andContributory Negligence: A Study of Concurrent Fault in Great Britain, Irelandand the Common-Law Dominions, London, Stevens & Sons, 1951.

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For a number of purposes, the common law used to, and to a modifiedextend still does, attach some significance to the distinction between« joint » and « several » tortfeasors. The problem arises where one andthe same injury is attributable to the tort of two or more wrongdoers.Such concurrent tortfeasors are regarded as « joint » when there is con-currence not only in the causal sequence leading to the single damage,but also in some common enterprise ; they are « several » when the con-currence is exclusively in the realm of causation. The former areresponsible for the same tort, the latter for the same damage.28

[Nos italiques]

Dans la première situation, joint liability, il s’agit d’un dom-mage qui découle du délit de plusieurs personnes engagées dansune entreprise commune, des personnes qui ont commis une fauteunique, pour utiliser un vocabulaire plus civiliste. Une joint actionpermettait au demandeur de réclamer la totalité du préjudice subi àtous les défendeurs. Par contre, s’il en oubliait un, il ne pouvait plus,après avoir obtenu jugement, poursuivre le défendeur oublié, niexécuter contre ce dernier :

At common law, a judgment against one joint wrongdoer released allthe others, even though it was not satisfied, and even though the defen-dant did not know of the existence of the other tortfeasors. The tort wasmerged in the judgment.29

Dans la seconde situation, several liability, le dommage découlede délits attribuables à plusieurs personnes, soit, dans un vocabu-laire civiliste, des fautes distinctes qui causent un même préjudice. Siles coauteurs étaient ainsi tenus severally, la victime avait un droitd’action à l’encontre de chacun d’eux, mais uniquement pour la partrespective de chaque coauteur dans le préjudice commun. Pour lescivilistes, la victime perdait alors l’avantage de la solidarité. Parcontre, si la victime était dans l’impossibilité d’exécuter le jugementobtenu contre un des défendeurs, elle n’était pas empêchée de pour-suivre les autres. Les causes d’actions étaient considérées commeétant séparées et distinctes.

730 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

28. John G. FLEMING, The Law of Torts, 7e éd., Toronto, The Law Book CompanyLimited, 1997, p. 231 (Soulignés de l’auteur). Voir aussi W.V.H. ROGERS, Win-field & Jolowicz on Tort, 17e éd., London, Sweet & Maxwell, 2006, no 21-2,p. 923-926.

29. R.F.V. HEUSTON and R.A. BUCKLEY, Salmond and Heuston on the Law ofTorts, 20e éd., London, Sweet & Maxwell, 1992, no 20.11 (3), p. 435-436.

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L’expression joint and several ou jointly and severally équivautà la jonction des effets d’une joint action avec celle d’une severalaction. La joint liability et la several liability se sont vues transformeren une joint and several liability par l’adoption de lois particulières.Au Royaume-Uni, la première loi à ce propos fut adoptée en 1935 etles textes se trouvent maintenant dans le Civil Liability (Contribu-tion) Act, 197830. En joignant ainsi les deux termes, les effets furentcumulés. Il existe en effet une complémentarité entre les deux typesd’actions.

Une joint and several liability permet à une victime de pour-suivre, à son choix, chaque défendeur individuellement pour la tota-lité du dommage subi ou encore tous les débiteurs dans la mêmeaction. Elle pourra faire valoir le jugement qu’elle obtient à l’égardde tous. Même si elle oublie un débiteur, elle pourra toujours lerejoindre, pour la totalité de la dette, sous réserve des délais applica-bles. Bref, la victime obtient les mêmes avantages qu’une obligationsolidaire. Par contre, les obligations joint and several de common lawne sont pas identiques aux obligations solidaires du droit civil. Ellesne possèdent aucun effet secondaire lié à l’idée de représentationmutuelle31. La locution in solidum est même utilisée à l’occasion dansla littérature de common law32. Il existe donc un parallèle intéressantentre l’obligation in solidum et la joint and several obligation33.

La fusion opérée entre les obligations joint et les obligationsseveral rend la distinction entre les coauteurs d’une faute et les coau-teurs d’un même préjudice superflue. Les deux réalités sont viséesdans toutes les dispositions. La rédaction utilisée, qui demeureample, permet d’inclure les coauteurs d’un même préjudice au senslarge du terme34.

La situation est somme toute analogue en matière contrac-tuelle. Les parties peuvent s’engager jointly. Toutes les parties seronttenues ensemble pour la totalité des obligations contractées. Si les

FRÉDÉRIC LEVESQUE 731

30. Voir W.V.H. ROGERS, préc., note 28, no 21-4 à 21-6, p. 926-931.31. Maurice TANCELIN, Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd., Montréal,

Wilson & Lafleur, 2009, no 1412, p. 952-953.32. Gerald Henry Louis FRIDMAN, The Law of Torts in Canada, 2e éd., Scarborough,

Carswell, 2002, p. 885-887 et 892.33. M. TANCELIN, préc., note 31, no 1412, p. 952-853.34. Voir W.V.H. ROGERS, préc., note 28, no 21-4, p. 927. L’auteur confirme que ce

type de dispositions s’applique autant en matière de responsabilité civile extra-contractuelle que contractuelle, pour reprendre un vocabulaire civiliste.

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cocontractants sont engagés severally, ils seront tenus individuelle-ment des obligations contractées, lesquelles seront divisibles entreeux. Toutefois, lorsqu’une obligation contractuelle est joint and seve-ral, les effets d’une obligation joint et d’une obligation several serontcombinés. De même, tout comme en droit civil, le législateur pourraprévoir dans une loi une responsabilité joint and several entre desdébiteurs (cf. art. 1525 C.c.Q.).

Le concept de joint and several obligation relève davantage de laprocédure que du droit substantiel. Il s’agit plus d’une règle de procé-dure qui permet de poursuivre chaque débiteur pour la totalité de ladette dans une même action que d’une modalité des obligations. Endroit civil, une joint and several obligation se retrouverait davantagedans le Code de procédure civile que dans le Code civil, aux côtés de lasolidarité. Le Code civil du Québec confirme ce fait. Pour traduire leconcept de la solidarité, il n’emploie plus dans sa version anglaisel’expression joint and several. Cette dernière se retrouvait pourtant àplusieurs endroits dans le Code civil du Bas Canada. Le Code civil duQuébec a préféré le terme solidarity et ses dérivés. L’expression jointand several était depuis longtemps considérée comme un usage inap-proprié d’un terme de common law35. Dans cette optique, que devons-nous penser de l’utilisation de l’expression « solidarité » en commonlaw ?

2. UN DROIT CANADIEN DE LA RESPONSABILITÉCOLLECTIVE COHÉRENT ET COMPRÉHENSIBLE

Une obligation joint and several de common law, même si elleest conceptuellement différente de l’obligation solidaire présente endroit civil, possède des effets similaires aux effets principaux de lasolidarité. Il existe une « équivalence fonctionnelle » entre une jointand several obligation de common law et une obligation solidaire dedroit civil. La principale différence est l’absence des effets secondai-res de la solidarité en common law.

L’utilisation de l’expression « solidarité » pour traduire la locu-tion joint and several dans les lois étudiées est donc acceptable. Cettesolution fut retenue par l’Ontario et par les Territoires-du-Nord-Ouest. Les spécialistes de la common law en français emploient offi-

732 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

35. Voir, par exemple J.E.C. BRIERLEY et R.A. MACDONALD, préc., note 11,no 534, à la p. 485.

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ciellement l’expression « conjointement et individuellement »36, unetraduction presque littérale de jointly and severally. Les législateursdu Manitoba et du Yukon ont choisi cette formule, qui est probable-ment la meilleure. De son côté, la locution « conjointement et solidai-rement », prévue dans la loi du Nouveau-Brunswick, n’est vraimentpas la meilleure expression à utiliser.

La minutie est importante en droit comparé, principalementdans un contexte bilingue et bijuridique comme celui du Canada. Endroit civil, une obligation conjointe est une obligation divisible entreles débiteurs, qui ne peuvent être tenus que pour leur part. Enanglais, en droit civil, le terme « conjoint » se traduit par le terme join-tly. Par contre, une joint obligation en droit civil ne possède pas lemême sens qu’une joint obligation en common law. En common law,en anglais, une joint obligation, qui se traduit en français par une« obligation conjointe », est une obligation à débiteurs multiples quisont tous tenus à la totalité de la dette, mais à condition d’être pour-suivis dans une seule et même action. Ainsi, pour un francophone, leterme « obligation conjointe » ne possède pas le même sens en com-mon law et en droit civil. De même, pour un anglophone, le terme join-tly ne possède pas le même sens en common law et en droit civil.

Au Canada, il ne faut pas oublier qu’il existe quatre auditoiresjuridiques différents : des common lawyers anglophones, des civilis-tes francophones, des civilistes anglophones et des common lawyersfrancophones. Dans plusieurs jugements anciens rendus par les tri-bunaux québécois, dans lesquels le droit civil était applicable, maisqui étaient rédigés en anglais, il est possible de lire des extraits sem-blables à celui-ci :

[T]he note being apparently joint only, not joint and several, judgmentcould go only for one half the amount.37

FRÉDÉRIC LEVESQUE 733

36. CENTRE DE TRADUCTION ET DE TERMINOLOGIE JURIDIQUES, Vocabu-laire anglais-français et lexique français-anglais de la « common law », t. III,Moncton, Centre universitaire de Moncton, 1983, p. 113 ; CENTRE DE TRADUC-TION ET DE TERMINOLOGIE JURIDIQUES, Vocabulaire anglais-français etlexique français-anglais de la « common law », t. IV, Moncton, Centre universi-taire de Moncton, 1986, p. 58.

37. Dagneau c. Décarie, (1907) 8 R.P. 141 (C.S.), 141. Voir aussi Chauvin c. Bicker-dike, (1938) 76 C.S. 451, 458-459 et le résumé de l’arrêtiste ; Fisher c. Hargreaves,[1969] R.P. 191 (protonotaire adjoint – C.S.), 192 ; Kaufman c. Weissfeld, [1972]C.A. 462, 463 ; Latraverse c. 120832 Canada Inc., J.E. 90-530 (C.A.), p. 1-2 (opi-nion majoritaire) et p. 7-13 (opinion dissidente) ; Bastien c. Beaulac, J.E. 2000-1963 (C.S.), p. 10-12 ; Axxa Realties Inc. c. Demper Holding Inc. (2943964 CanadaInc.), J.E. 2008-12 (C.S.), par. 84-95. Dans tous ces jugements, il existe un pro-blème combiné de bilinguisme et de bijuridisme.

Page 16: Le bilinguisme législatif et le bijuridisme dans les lois

Cet extrait peut s’avérer confondant pour un common lawyeranglophone. Pour ce juriste, une obligation joint, c’est pour le tout, etune obligation several, c’est pour la part seulement. Voici ce que lejuge doit mentionner, depuis 1994, soit depuis la mise en vigueur duCode civil du Québec. Le Code a banni du droit civil québécois la locu-tion joint and several, qui fut remplacée par la solidarity :

[T]he note being apparently joint only, not solidary, judgment could goonly for one half the amount.

Ainsi, les common lawyers et les civilistes anglophones, enayant à l’esprit que le droit applicable est le droit civil, comprendrontle sens de cette affirmation. De plus, en utilisant l’expression solidaryet non la locution joint and several, les juristes pourront identifier lafamille juridique applicable. La locution joint and several ne doit plusêtre utilisée en droit civil.

Dans le même sens, l’utilisation du terme « solidarité » en com-mon law n’est pas une bonne solution. Cette situation est rarissime,spécialement au Canada, mais il s’agit, à notre avis, d’un empruntinjustifié, d’un implant de droit civil en common law. L’emploi del’expression « conjointement et individuellement », qui renvoie à lajoint and several obligation, est de loin la meilleure solution. Si lesjuristes et les législateurs canadiens emboitent le pas, la common lawet le droit civil, mais surtout les obligations joints and severals et lesobligations solidaires conserveront leur intégrité et leur essence.

Dans la même optique d’ordre terminologique, des jugements,des contrats et d’autres documents juridiques en droit civil québécoisutilisent encore, même si cette pratique est en perte de vitesse, lesexpressions « tenu conjointement et solidairement » ou « obligationconjointe et solidaire ». Il s’agit évidemment d’un non-sens, carune obligation conjointe s’oppose directement à une obligation soli-daire38. L’expression est maintenant bannie dans les textes législa-tifs39 et dans les contrats bancaires.

734 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

38. Voir Jean-Louis BAUDOUIN, Pierre-Gabriel JOBIN et Nathalie VÉZINA, LesObligations, 7e éd., par P.-G. JOBIN et N. VÉZINA, Cowansville, ÉditionsYvon Blais, 2013, no 607, p. 704-705, principalement les autorités doctrinalescitées. En jurisprudence, voir, par exemple, Entreprises de peinture Serge Duretteinc. c. Garantie (La), compagnie d’assurances de l’Amérique du Nord, B.E. 2004BE-989 (C.Q.), par. 34-39 ; Boissonneault c. Hénault, B.E. 2005BE-384 (C.S.),par. 17-18.

39. Seules deux lois québécoises utilisent encore l’expression : Loi sur les compagniesminières, RLRQ, c. C-47, art. 10 ; Loi sur la Société des établissements de plein airdu Québec, RLRQ, c. S-13.01, art. 22 et 48.

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En droit civil québécois, il semble bien que l’expression « con-jointe et solidaire » constitue une mauvaise traduction de l’expressionanglaise et de common law joint and several. La version anglaise duCode civil du Bas Canada utilisait l’expression joint and several pourtraduire la « solidarité ». Plusieurs juristes ont « retraduit » l’expres-sion et utilisaient « conjointement et solidairement » pour désignersimplement la solidarité. Cette erreur de « retraduction » a même étécommise par les codificateurs eux-mêmes. Des parties du Code civildu Bas Canada furent rédigées, à l’origine, en anglais, d’autres enfrançais et elles furent traduites, par la suite, suivant toutefois uneprocédure rigoureuse. Le titre relatif aux obligations avait été rédigéen anglais40.

Dans la section relative à la solidarité, l’expression « conjointe etsolidaire » n’est pas utilisée. Par contre, elle se retrouve à d’autresendroits dans le Code41. Ainsi, les codificateurs ont, à l’occasion, tra-duit la locution joint and several par le terme « solidarité » et, àd’autres occasions, par la locution « conjointe et solidaire ». Si les codi-ficateurs avaient trouvé un autre terme pour traduire l’expression« solidarité » en anglais au lieu de calquer la common law, ils nel’auraient probablement pas « retraduite », à l’occasion, par la locu-tion « conjointe et solidaire ». Comme nous l’avons vu, le législateurquébécois a corrigé cette lacune dans le Code civil du Québec. L’ex-pression « solidarité » est maintenant traduite par la locution solida-rity.

Le particularisme du droit privé canadien engendre actuelle-ment des inégalités. Il fut déjà mentionné que la compétence législa-tive relative à « la propriété et aux droits civils » appartient, dans lafédération canadienne, aux provinces et aux territoires42. Il est doncnormal et justifié que le droit varie entre les entités fédérées. Desdébiteurs dans la même situation peuvent être tenus solidairementau Québec et jointly and severally dans les autres provinces et terri-toires. Par contre, le Parlement fédéral détient aussi des compétencesrésiduelles en droit privé et il peut créer des obligations à l’égard de

FRÉDÉRIC LEVESQUE 735

40. Frederick Parker WALTON, Le domaine et l’interprétation du Code civil du BasCanada, introduction et traduction par Maurice TANCELIN, Toronto, Butter-worths, 1980, p. 97.

41. Voir, par exemple, l’article 1688 C.c.B.C.42. Pour les provinces, voir l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour les

territoires, voir l’article 18 (1) j) de la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest, préc,note 8 ; l’article 18 (1) j) de la Loi sur le Yukon, préc., note 8 ; et l’article 23 (1) l) de laLoi sur le Nunavut, préc., note 8.

Page 18: Le bilinguisme législatif et le bijuridisme dans les lois

plusieurs parties. Le législateur fédéral doit alors aménager la res-ponsabilité des divers intervenants. Cette responsabilité devraitnormalement être la même, peu importe la province.

La plupart des lois fédérales canadiennes sont inspirées de lacommon law. Cette tendance est logique, car cette tradition juridiqueest appliquée dans tous les territoires et provinces à l’exception duQuébec. De même, les premières lois adoptées par le Parlement cana-dien étaient souvent des copies retouchées de lois britanniques, etcertaines sont toujours en vigueur. Toutefois, depuis le début desannées 1990, le législateur fédéral a déployé des efforts pour mieuxtenir compte de la présence du droit civil au Canada. L’harmonisa-tion du droit fédéral avec le droit civil fut une entreprise de grandeenvergure qui a mené à l’adoption de deux lois (en 2001 et en 2004)43.

Dans plusieurs dispositions législatives fédérales, il est prévu,dans le texte anglais, une responsabilité joint and several or solida-rily. Cette expression est traduite en français par le terme « solidaire-ment »44. En l’absence de règle précise dans une loi fédérale à proposd’un terme relatif à la propriété et aux droits civils, le droit provincialdevient applicable à titre supplétif. Il est prévu aux articles 8.1 et 8.2de la Loi d’interprétation (fédérale)45 :

Art. 8.1 : Le droit civil et la common law font pareillement autorité etsont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droitscivils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principesou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civilsen vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, saufrègle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes etnotions en vigueur dans cette province au moment de l’application dutexte.

Art. 8.2 : Sauf règle de droit s’y opposant, est entendu dans un sens com-patible avec le système juridique de la province d’application le textequi emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province deQuébec et des termes propres à la common law des autres provinces, ouqui emploie des termes qui ont un sens différent dans l’un et l’autre deces systèmes.

736 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

43. Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, c. 4 ; Loid’harmonisation no 2 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2004, c. 25. Voir géné-ralement à ce sujet : MINISTÈRE DE LA JUSTICE CANADA, Le bijuridisme –D’intérêt national, de portée globale, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2002.

44. Voir, par exemple, l’article 89 de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, c. 29.45. Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), c. I-21.

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Dans les autres provinces et dans les territoires canadiens,l’expression jointly and severally implique une obligation in solidum,sans aucun effet secondaire. Au Québec, une obligation solidaireimplique que tous les effets secondaires sont applicables (la mise endemeure extrajudiciaire et la plupart des actes qui perturbent lecours de la prescription valent pour tous les débiteurs [art. 1599, 2900et 2909 C.c.Q.]). Les justiciables québécois sont donc plus responsa-bles que leurs homologues des autres provinces canadiennes. Enconséquence, à notre avis, l’expression « solidarité » et ses dérivésdevraient être remplacés, dans toutes les lois fédérales, par une locu-tion comme « pour le tout », « à la totalité de la dette » ou même « insolidum ».

Au moment de la vague d’harmonisation du droit fédéral avec ledroit civil, un conseiller juridique du ministère de la Justice duCanada avait obtenu le mandat d’examiner l’opportunité d’harmo-niser le concept de solidarité dans les lois fédérales canadiennes.L’auteur n’a pas proposé notre solution, qu’il a tout de même ana-lysée, et le législateur fédéral ne l’a pas davantage retenue46. Le légis-lateur a jugé qu’il existait une « équivalence fonctionnelle » entre lasolidarité du droit civil et les joints and severals obligations de com-mon law. Dans les lois fédérales, avant la vague d’harmonisation,l’expression joint and several était traduite par le terme « solidarité ».Les textes sont donc demeurés, pour l’essentiel, inchangés, sauf quele terme solidarily a fait son apparition dans les textes anglais.

Comme le professeur Guy Tremblay nous l’enseignait si bien, leQuébec forme, dans le Canada, une société, voire un peuple distinct.La présence au Québec d’un système juridique d’inspiration civilisteet d’un code civil constitue l’une des composantes les plus importan-tes de cette caractéristique47. Ainsi, l’application d’une loi fédéralepeut différer dans la province de Québec, et il est vrai que la solidaritépossède une « équivalence fonctionnelle » avec les joints and severalsobligations de common law.

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46. L’auteur du rapport est Me Joseph Sirois (docteur en droit). Son rapport ne fut paspublié. Il nous l’a transmis gracieusement, non sans l’avoir auparavant enrichi.L’auteur est malheureusement décédé subitement le 18 novembre 2008, à l’âge de53 ans.

47. Voir Frédéric LEVESQUE, « L’alternance au poste de Gouverneur général et ladualité canadienne : règle de politesse ou convention constitutionnelle ? », (2007)27 R.G.D. 301, no 55-82, 327-340.

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Les nouveaux textes fédéraux s’avèrent critiquables sur unautre aspect. En continuité avec les propos qui furent déjà tenus, ilsauraient dû inclure, dans la version française, l’expression « conjoin-tement et individuellement ». Actuellement, les textes semblent tra-duire les expressions joint and several et solidarity par la locution« solidarité ». Il fut démontré que la notion de solidarité ne doit pas seretrouver en common law. Les dispositions législatives fédéralesdevraient emprunter le modèle fictif suivant :

Les débiteurs sont tenus conjoin-tement et individuellement, ousolidairement.

The debtors are liable jointly andseverally, or solidarily.

Malgré les efforts du législateur fédéral, ses lois ne sont pas uni-formes. De façon générale, il a ajouté le terme solidarily dans plu-sieurs lois en 2004, dans la seconde loi d’harmonisation. De même,toutes les lois adoptées depuis la fin des années 1990 et les modifica-tions apportées à une loi existante contiennent la nouvelle formule,qui constitue maintenant la norme48. Nous avons toutefois répertoriéplusieurs lois qui n’ont toujours pas été modifiées. La locution jointlyand severally est traduite par le terme « solidairement »49. Cettesituation n’est pas idéale, mais, en se référant par analogie aux nou-velles dispositions et à la nouvelle formule, les juristes des quatreauditoires juridiques canadiens pourront comprendre la portée de cestextes et le législateur fédéral continuera d’uniformiser ses lois.

Deux lois doivent toutefois être signalées. La loi fédérale, inti-tulée Tarif des douanes50, adoptée en 1997, contient la locution quenous avons suggérée, soit « conjointement et individuellement, ousolidairement » (en français) et jointly and severally, or solidarily (enanglais).

L’article 179 de la Loi sur les lettres de change51 contient uneautre formule inédite, mais qui s’avère, à notre avis, problématique.Cette disposition, applicable aux billets à ordre, n’a pas été modifiée

738 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME

48. La nouvelle formule était présente, en 1998, dans la Loi canadienne sur les coopé-ratives, L.C. 1998, c. 1, art. 101 et 102. Par contre, elle ne se trouve pas dans la Loisur les lettres et billets de dépôt, L.C. 1998, c. 13, art. 13 et 15.

49. Voir, par exemple, la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques,L.R.C. (1985), c. A-12, art. 7 (4) ; la Loi canadienne sur les paiements, L.R.C.(1985), c. C-21, art. 42 (2).

50. L.C. 1997, c. 36, art. 95 (1) b et 98 (1) b.51. L.R.C. (1985), c. B-4.

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lors de la vague d’harmonisation. Il y subsiste pourtant un problèmede bilinguisme et de bijuridisme. Voici le texte, en anglais et enfrançais :

179 (1) Un billet peut être souscritpar plusieurs personnes qui peu-vent s’engager conjointement ousolidairement, selon sa teneur.

179 (1) A note may be made bytwo or more makers, and theymay be liable thereon jointly, orjointly and severally, according toits tenor.

(2) Le billet qui porte les mots « Jepromets de payer » et la signaturede plusieurs personnes rend lessouscripteurs solidaires.

(2) Where a note bears the words« I promise to pay » and is signedby two or more persons, it isdeemed to be their joint and sev-eral note.

Avant 1985 et la révision des lois fédérales, la version françaisede l’alinéa 1 mentionnait « conjointement ou conjointement et solidai-rement ». De son côté, l’alinéa 2 prévoyait aussi une responsabilitéconjointe et solidaire. Les versions anglaises n’ont pas été modifiéeslors de la révision de 1985. L’article était demeuré identique depuisson adoption en 189052. Le changement apporté en 1985 est mineur.Il s’agit d’un rajeunissement du vocabulaire employé qui cadre avecles propos que nous venons de tenir. Le législateur fédéral a banni lalocution « conjointement et solidairement ».

L’alinéa 2 de l’article 179 se rapproche d’une disposition fédé-rale normale qui prévoit la solidarité. Le législateur n’a toutefois paseffectué d’ajustement au moment de la vague d’harmonisation. Lescommentaires qui furent déjà formulés s’appliquent mutatis mutan-dis. Les termes solidarily et « conjointement et individuellement »devraient être ajoutés à l’alinéa 2.

L’alinéa 1 est vraiment problématique. Pour un common lawyeranglophone, les débiteurs peuvent uniquement être engagés à latotalité de la dette : jointly ou jointly and severally. Dans la secondeéventualité, le créancier bénéficiera d’une protection plus efficace.Pour un common lawyer francophone, non éveillé au particularismedu droit privé canadien, l’obligation doit également être à la totalitéde la dette. Pour lui, une obligation conjointe, c’est pour le tout, et une

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52. Acte des lettres de change, 53 Vict. (1890), c. 33, art. 84.

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obligation solidaire, c’est un synonyme de la notion de joint and seve-ral liability.

Par contre, pour un civiliste, francophone ou anglophone, l’obli-gation peut être à la totalité de la dette, mais elle peut aussi être divi-sible. Pour un civiliste francophone, une obligation conjointe se diviseet une obligation solidaire implique une obligation à la totalité de ladette. Le législateur ne mentionne pas conjointement et solidaire-ment, mais bien conjointement ou solidairement. Pour un civilisteanglophone, une obligation joint se divise. De son côté, une obligationjoint and several peut toujours être considérée comme un synonymeen langue anglaise pour une obligation solidaire, soit une obligation àla totalité de la dette.

Il est clair que cette loi tire sa source de la common law. La ver-sion anglaise fut assurément rédigée en premier par un commonlawyer, et elle semble contenir l’intention véritable du législateur,soit une obligation à la totalité de la dette. Il fut déjà proposé quel’article soit interprété, même en droit québécois, à la lumière dudroit anglais, auquel l’article 9 de la loi renvoie à titre supplétif.Ainsi, le terme « conjointement » dans la version française devraitsignifier « solidairement » en droit québécois53. Le professeur AlbertBohémier, même s’il prétend, plus loin dans son étude, que cette idéepeut être défendable, qualifie un jugement qui a développé cette idée« d’égarement ». Il signale que l’obligation conjointe, comme l’entendle droit civil, est acceptable dans cette situation, alors que la severalobligation de common law serait problématique. Ce fait expliquepourquoi la responsabilité ne peut être que joint ou joint and severalen common law. Par contre, rien n’empêche qu’elle soit uniquementconjointe en droit civil54.

Le caractère bijuridique du Canada et le statut particulier duQuébec peuvent, encore une fois, justifier cette différence. Les Québé-cois seront moins responsables et ils pourront s’engager de façon divi-sible. D’ailleurs, il existait autrefois, dans la Loi sur les languesofficielles du Canada, une règle d’interprétation législative qui con-firme cette possibilité. Il fut de tout temps reconnu au Canada que les

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53. Entreprises Loyola Schmidt Ltée c. Cholette, [1976] C.S. 557, 559-561. Voir aussiOppenheim Forfait GmbH c. Campbell, B.E. 98BE-1024 (C.S.), p. 4.

54. Albert BOHÉMIER et Louise RICHARD, « Le billet brutalement présumé com-mercial », (1990) 24 R.J.T. 153, particulièrement 158 et 173-174. Voir aussiAlbert BOHÉMIER, « Les souscripteurs d’un billet promissoire sont-ils solidai-res ? », (1972) 32 R. du B. 426, 426-427.

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versions anglaises et françaises des lois faisaient également autorité.Par contre, une règle mentionnait qu’au Québec, en droit civil, en casd’ambigüité, la version française devait prévaloir et que le contraireétait aussi vrai dans les autres provinces. La règle fut abrogée, maisson contenu demeure logique et applicable par analogie. La versionfrançaise donne la règle du droit civil, alors que la version anglaiserenferme le droit applicable en common law55.

Si le législateur veut que le droit soit semblable dans toutes lesprovinces, il devrait prévoir que la responsabilité peut uniquementêtre solidaire en droit civil et joint and several en common law. Parcontre, l’alinéa 2 deviendrait alors superflu, car tous les cosouscrip-teurs de billets seront solidaires ou joint and several, peu importe lescirconstances.

L’article 179 de la loi devrait assurément être modifié pour queles quatre auditoires juridiques canadiens puissent bien comprendresa portée. En attendant, la disposition demeure contestable sur leplan théorique. Par contre, elle cause peu de problèmes au Québec,car la solidarité, spécialement la solidarité présente en matière decommerce, est généralement appliquée lorsqu’un billet est souscritpar plusieurs débiteurs. Néanmoins, en accord avec nos propositionsprécédentes, voici comment devrait être rédigé l’article 179 de la Loisur les lettres de change :

179. (1) Un billet peut être sous-crit par plusieurs personnes quipeuvent s’engager conjointementou conjointement et individuelle-ment, selon sa teneur. Dans laprovince de Québec, l’engage-ment peut être conjoint ou soli-daire.

(1) A note may be made by two ormore makers, and they may beliable thereon jointly, or jointlyand severally, according to itstenor. In the province of Québec,the engagement can be joint orsolidary.

(2) Le billet qui porte les mots « Jepromets de payer » et la signaturede plusieurs personnes rend lessouscripteurs conjoints et indivi-duels (solidaires dans la Provincede Québec).

(2) Where a note bears the words« I promise to pay » and is signedby two or more persons, is itdeemed to be their joint and sev-eral note (the solidarity is appli-cable in the Province of Quebec).

FRÉDÉRIC LEVESQUE 741

55. Voir, en ce sens, A. BOHÉMIER et L. RICHARD, id., p. 174. La règle était prévueà l’article 9 de la Loi.

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CONCLUSION

En raison de l’influence du professeur Guy Tremblay, qui nous aéveillé au bilinguisme législatif et à l’importance d’examiner une loiet un jugement de la Cour suprême dans les deux langues officielles,nous avons examiné les versions françaises des lois canadiennes por-tant sur la responsabilité collective, lorsqu’elles existent. Une simpleétude de droit privé comparé s’est alors transformée en un intéres-sant problème de bijuridisme, de bilinguisme, de partage des com-pétences et de méthodologie. Alors que les versions anglaisesdes différentes lois portant sur la responsabilité collective sontsemblables, fortement inspirées des travaux de la Conférence pourl’harmonisation des lois au Canada, les versions françaises peuventgrandement diverger. Alors que ces lois provinciales ou territorialesne s’adressent qu’à des common lawers, le législateur fédéral fait faceà une difficulté supplémentaire. Ses lois doivent être comprises parles quatre auditoires juridiques canadiens. Après avoir analysé cecomplexe panorama, nous croyons avoir proposé des pistes de solu-tion simples pour construire un droit privé de la responsabilitécollective cohérent pour l’ensemble de la fédération canadienne.

Il ressort de notre étude, d’un cas particulier, nous l’admettons,que les common lawers francophones semblent être les parents pau-vres en matière de bijuridisme et de bilinguisme dans la fédérationcanadienne. L’étude que nous avons effectuée devrait être répétéeavec d’autres concepts du droit privé canadien pour combler petit àpetit cette lacune.

742 LE BILINGUISME LÉGISLATIF ET LE BIJURIDISME