la poïétique de paul valéry

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La Poïétique de Paul Valéry A l’inverse d’une poétique de l’ivresse inconsciente, qui délègue au seul philosophe la responsabilité de la conscience, un jeune homme de vingt-quatre ans, Paul Valéry, publie en 1895 (rédaction 1894) dans La Nouvelle Revue le manifeste d’une poétique de la lucidité qu’il intitule significativement Introduction à la méthode de Léonard de Vinci . Il s’agit de l’un des textes clé de l’esthétique valéryenne, qu’il relira sans doute plus tard avec l’indulgence qu’on éprouve pour un essai de jeunesse, mais qu’il ne reniera jamais et surtout sur lequel il reviendra, comme à la source de son art, par deux fois, la première en 1919 avec Note et digression, un texte dont la modestie du titre ironise ce qu’il y avait d’un peu pompeux dans l’intitulé de l’essai de 1895 (1), mais d’un volume et d’une densité au moins égales à celles du premier essai ; et la seconde fois en 1929 dans une lettre à Léo Ferrero (2), significativement intitulée Léonard et les philosophes, dans laquelle il démontre que l’imagination du peintre est plus philosophique que l’entendement abstrait du philosophe. En outre, Valéry revient encore sur cet essai fondamental en y ajoutant des notes marginales rédigées en 1930. On peut donc dire que la prétendue « méthode de Léonard de Vinci » est le centre, auquel il faut toujours revenir, de sa poétique. Mieux encore : dans l’œuvre de Valéry prend forme le projet toujours inachevé d’un texte qui tente de parvenir à la claire conscience de lui-même. En ce sens, toute la poétique valéryenne ou, comme il le disait lui-même, toute sa « poïétique », s’efforce d’accomplir la promesse de l’autoportrait moderne (portrait de l’artiste en « Narcisse » de sa propre création), celle de déchiffrer le secret intime de l’esprit enfantant le poème, et d’en proposer la claire formule. Contre l’opposition radicale, posée par Kant, entre Newton et Homère (Critique de la faculté de juger, § 47) , Valéry entreprend d’être le Newton du génie poétique (comme Kant disait de Rousseau qu’il était le Newton de l’ordre moral). Cette poétique est latente depuis la renaissance, c'est-à- dire depuis notre entrée dans les temps modernes. Alberti, Vasari, et plus que tout autre Léonard, en effet le héros de cette histoire, ne se satifont plus d'être les simples producteurs de leurs oeuvres : il faut qu'ils en méditent les tenants et les aboutissants, et qu'ils apaisent une sourde inquiétude – ne rivalisent-ils pas avec le Créateur ? – par un travail d'analyse, presque de confession (les Carnetsde Léonard sont l'examen de conscience d'un artiste qui ne cesse de remettre en question sa propre pratique), qui soumet la divine fureur de l'imagination poétique à la discipline philosophique du « connais-toi toi-même ». Valéry, notre contemporain, se reconnaît en ces fondateurs, et revendique

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La Potique de Paul Valry

A linverse dune potique de livresse inconsciente, qui dlgue au seul philosophe la responsabilit de la conscience, un jeune homme de vingt-quatre ans, Paul Valry, publie en 1895 (rdaction 1894) dansLa Nouvelle Revuele manifeste dune potique de la lucidit quil intitule significativementIntroduction la mthode de Lonard de Vinci. Il sagit de lun des textes cl de lesthtique valryenne, quil relira sans doute plus tard avec lindulgence quon prouve pour un essai de jeunesse, mais quil ne reniera jamais et surtout sur lequel il reviendra, comme la source de son art, par deux fois, la premire en 1919 avecNote et digression, un texte dont la modestie du titre ironise ce quil y avait dun peu pompeux dans lintitul de lessai de 1895(1), mais dun volume et dune densit au moins gales celles du premier essai; et la seconde fois en 1929 dans une lettre Lo Ferrero(2), significativement intituleLonard et les philosophes, dans laquelle il dmontre que limagination du peintre est plus philosophique que lentendement abstrait du philosophe. En outre, Valry revient encore sur cet essai fondamental en y ajoutant des notes marginales rdiges en 1930. On peut donc dire que la prtendue mthode de Lonard de Vinci est le centre, auquel il faut toujours revenir, de sa potique. Mieux encore: dans luvre de Valry prend forme le projet toujours inachev dun texte qui tente de parvenir la claire conscience de lui-mme. En ce sens, toute la potique valryenne ou, comme il le disait lui-mme, toute sa potique, sefforce daccomplir la promesse de lautoportrait moderne (portrait de lartiste en Narcisse de sa propre cration), celle de dchiffrer le secret intime de lesprit enfantant le pome, et den proposer la claire formule. Contre lopposition radicale, pose par Kant, entre Newton et Homre (Critique de la facult de juger, 47) , Valry entreprend dtre le Newton du gnie potique (comme Kant disait de Rousseau quil tait le Newton de lordre moral). Cette potique est latente depuis la renaissance, c'est--dire depuis notre entre dans les temps modernes. Alberti, Vasari, et plus que tout autre Lonard, en effet le hros de cette histoire, ne se satifont plus d'tre les simples producteurs de leurs oeuvres : il faut qu'ils en mditent les tenants et les aboutissants, et qu'ils apaisent une sourde inquitude ne rivalisent-ils pas avec le Crateur ? par un travail d'analyse, presque de confession (lesCarnetsde Lonard sont l'examen de conscience d'un artiste qui ne cesse de remettre en question sa propre pratique), qui soumet la divine fureur de l'imagination potique la discipline philosophique du connais-toi toi-mme. Valry, notre contemporain, se reconnat en ces fondateurs, et revendique hautement leur hritage. Il compte parmi les rares esprits qui sont en mesure de nous offrir la cl (cest le premier mot, dit la lgende familiale, quapprit lenfant:uvres, I, 13) qui ouvre la porte qui spare les deux domaines jusque-l spars de lart et de la philosophie. En fidle disciple de Lonard, sil est un art que Valry refuse, pour lequel il prouve mme une sorte de rpulsion, cest bien celui de livresse inspire et de linconscience cratrice. Non seulement on ne saurait accepter que le philosophe ait seul le monopole de la conscience de soi, mais encore, faire de luvre potique lexpression inconsciente et aveugle dune pense qui dpasse son auteur, on fait prcisment de luvre une expression, c'est--dire un simple mdium de lIde, et qui devient inutile lorsque lIde parvient lge de raison, et apprend se dire elle-mme, sans passer par cette mdiation obscure et confuse de luvre dart. Pourtant, si luvre est un absolu, comme le croit le pote, alors on ne saurait la rduire au rle simplement subalterne dexpression de lIde. En se soumettant la doctrine de linspiration, le pote renonce donc non seulement la responsabilit de son esprit, mais encore lautonomie de son uvre mme. Lenthousiasme de linspiration nest donc quune sorte divrognerie esthtique, porte ouverte toutes les facilits, lintarissable flux des lyrismes romantiques: Je trouvais indigne, et je le trouve encore, dcrire par le seul enthousiasme. Lenthousiasme nest pas un tat dme dcrivain (Note et digression: I, 1204-05). La vritable inspiration nest pas pur et simple abandon aux associations de linconscient, mais travail savant sur ce matriau surgi du hasard, laboration intelligente dun chaos dabord saisissant. Ce travail de mise en forme demande une longue patience, et la mise en uvre de toutes les ressources de lintelligence: Quand je suis "inspir", je minterromps trs vite; je crains les vitesses de cet tat qui jettent dans labsurde. Je sais quil faut cueillir au vol et se dgriser (Cahiers, I, 268). Le hasard heureux ne vaut que comme une proposition donne la sagacit de lesprit, un thme dont tout le travail potique, minemment conscient de lui-mme, consiste dvelopper la variation: Nous attribuons la lgre certains rsultats obtenus inconsciemment une valeur propre tandis que cette valeur elle-mme rsulte du jugement par lequel nous acceptons ces ides. Une inspiration qui me vient, nentre en valeur que si je ne lcarte pas mais avant cette dcision du moi, elle nest ni plus ni moins gratuite que telle algue folle continuelle du cerveau (Cahiers, II, 211). Le pote nest donc inconscient que du don originaire do procde le pome mais, depuis cette amorce, cet appt de la cration, tout le dveloppement quil compose lui appartient pleinement, et relve de sa seule responsabilit: Les dieux, gracieusement, nous donnentpour rientel premier vers; mais cest nous de faonner le second, qui doit consonner avec lautre, et ne pas tre indigne de son an surnaturel. Ce nest pas trop de toutes les ressources de lexprience et de lesprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don (Au sujet dAdonis,uvres, I, 482)(3). Il est donc insultant de faire du pote, comme le fait Platon dans leIon(et comme le font aussi, aux yeux de Valry, Breton et les surralistes), un simple conducteur des champs magntiques qui linspirent. Le pote est larchitecte du hasard, il nen est pas la proie: Cest une image insupportable pour les potes que celle qui les reprsente recevant de cratures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages. Agents de transmission cest une conception de sauvages. Quant moi, je nen veux point. Je ne me sers que de ce hasard qui fait le fond de tous les esprits et puis dun travail opinitre qui estcontrece hasard (CahiersII, 1097). Ion se reconnat dans limage de lanneau de fer qui transmet le courant apollinien, mais Valry ne saurait accepter dtre linstrument de musique inconscient dont usent les dieux: Je ne vois aucun intrt tre inspir des dieux. Cest leur servir de flageolet. Et le devoir dun esprit noble serait de ne pas vouloir de cet emploi, de refuser des dons qui enflent le donataire, lequel sen dsenfle en faveur des tiers et se retrouve aussi sot que devant, dans sa gloire usurpe (CahiersII, 1055). Comme lartiste de la Renaissance, qui refuse dtre lauxiliaire du thologien et revendique son autonomie et la dignit des arts libraux, Valry, trop moderne pour ne pas se rvolter contre lalination que toute inspiration implique, refuse cette sujtion et entreprend le projet dune posie lucide, attentive avec intelligence sa propre construction, et dont la composition saccomplit dans la claire lumire de la conscience. Au fond, lillusion de linspiration est leffet dun malentendu: la lecture du pome prend quelques minutes, sa composition des mois, parfois des annes. De cette extrme concision, le lecteur induit une ide surhumaine de lauteur, quil imagine soumis quelque Muse: Un discours qui a demand trois mois de ttonnements, de dpouillements, de rectifications, de refus, de tirages au sort est apprci, lu, en 30 minutes par un individu autre. Celui-ci reconstitue, comme cause de ce discours, un auteur tel quil lui soit possible de parler ainsi c'est--dire un auteur impossible. On appelait Muse cet auteur (Cahiers, II, 1007). Le pote nest donc pas inspir: il a savamment construit un pome dont le but est de faire croire au lecteur que son tat desprit tait inspir par quelque puissance surnaturelle. Lauteur lui-mme est sans doute sans grand rapport avec ce personnage fabuleux suscit par lartifice du pome. Ce que nous appelons lauteur dun pome, ou dune uvre dart, nest donc quun effet textuel: la cause imaginaire de sa production, le principe complexe de son unit. Lauteur nest donc quun concept, produit dun travail danalyse. Hostile la thologie de linspiration, la potique valryenne est tout aussi oppose la subjectivit de linterprtation psychologique. Luvre dveloppe en la composant lide premire qui vient lesprit, elle nexprime nullement une subjectivit. Sinon, elle ne serait encore quun simple intermdiaire, le mdium de lexpression personnelle, et non ce quelle doit tre, beaut pure et absolue, et qui ne renvoie qu elle-mme. Cest ainsi que Valry, alors mme quil rdige son essai sur la mthode de Lonard de Vinci, reste trs indiffrent cet homme historique qui porta le nom de Lonard de Vinci. Dans une note marginale de 1930 ajoute au premier essai de 1894, Valry reconnat: En ralit, jai nommhommeetLonardce qui mapparaissait alors comme le pouvoir delesprit (uvres, I, 1155). Il ne faut pas lire ici le seul dgot de lrudition, le peu dintrt pour les recherches historiques, dont Valry fait souvent profession. Plus profondment, seule luvre existe, et les commentaires illimits quelle suscite, et lide que nous nous faisons de son auteur ne sont que des reconstructions accomplies par lesprit du spectateur ou du lecteur. En cette ide, lauteur ne se reconnat gure, lui qui a tellement de mal se connatre, nommer et fixer lidentit de son esprit. Cest ainsi que Valry a toujours accept les commentaires que son uvre a pu susciter, constatant avec quelque amusement les diverses mtamorphoses que subit son identit ce travail de reconstruction accompli par les autres. Aprs avoir cout la Sorbonne Gustave Cohen faire une leon surLe Cimetire marin, Valry note dans ses Ephmrides: Figure bizarre que je me fais. Il me demande la fin de parler Je termine en disant le vers: "Je hume ici ma future fume" (uvres, I, 52)(4). Bizarre de voir apparatre dans le miroir de luvre, quon a pourtant soi-mme compose, un visage trange, et que lon ne reconnat pas. En vrit, un texte potique na pas un sens: il en a de multiples, selon le gnie de linterprte. Et lon pourrait mme dire que la beaut dun texte est directement proportionnelle sa fcondit hermneutique: la machine textuelle na dautre sens qu produire du texte et du sens, donner la parole et communiquer le dsir de crer. Il ny a donc pas des textes profonds, et des textes superficiels, mais seulement des textes pauvres, qui ne fcondent pas lesprit, et des textes riches, qui enfantent des bibliothques: Il ny a pas de vrai sens dun texte. Pas dautorit de lauteur. Quoi quil aitvoulu dire, il a crit ce quil a crit. Une fois publi, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir sa guise et selon ses moyens: il nest pas sr que le constructeur en use mieux quun autre (Au sujet duCimetire marin,uvres, I, 1507). Dans Commentaires deCharmes, Valry revient sur ce point essentiel: Mes vers ont le sens quon leur prte. Celui que je leur donne ne sajuste qu moi, et nest opposable personne. Cest une erreur contraire la nature de la posie, et qui lui serait mme mortelle, que de prtendre qu tout pome correspond un sens vritable, unique, et conforme ou identique quelque pense de lauteur (uvres, I, 1509). Chacun est ainsi le propre lecteur de soi-mme, et utilise luvre pour apercevoir une disposition de son esprit qui lui serait demeure inconnue sans cette rvlation(5). Cest ainsi que la vritable identit de Lonard nest autre que celle de Valry lui-mme: Enfin, je le confesse, je ne trouvais pas mieux que dattribuer linfortun Lonard mes propres agitations, transportant le dsordre de mon esprit dans la complexit du sien (Note et digression,uvres, I, 1232). Mais en ce cas lauteur, qui est toujours le lecteur dune uvre qui lui a rvl sa vocation dauteur, ne sexprime-t-il pas dans sa lecture comme dans sa cration, ne ravale-t-il pas luvre jusqu ntre que le mdium de ses propres agitations, et du dsordre de son esprit? Nullement. En effet, le sujet paradoxal qui sexprime dans son uvre nest pas le sujet que le psychologue croit connatre, lhomme, cet individu singulier que ses familiers frquentent, mais plutt lesprit travaillant se connatre, en ce quil a de plus universel et ncessaire, loccasion de la trouvaille qui lui rvle par surprise les potentialits qui dormaient en son sein. Sur cet esprit enfantant des formes et des phrases, luvre men dit bien davantage que la biographie, toujours mdiocrement prisonnire de la particularit: Javais la manie de naimer que le fonctionnement des tres, et dans les uvres, que leur gnration. Je savais que ces uvres sont toujours des falsifications, des arrangements, lauteurntant heureusement jamais lhomme. La vie de celui-ci nest pas la vie de celui-l: accumulez tous les dtails que vous pourrez sur la vie de Racine, vous nen tirerez pas lart de faire ses vers. Toute la critique est domine par ce principe surann: lhomme estcausede luvre, comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutt leffet! [] Donc, ni matresses, ni cranciers, ni anecdotes, ni aventures, on est conduit au systme le plus honnte: imaginer lexclusion de tous ces dtails extrieurs, un tre thorique, unmodle psychologique plus ou moins grossier, mais qui reprsente, en quelque sorte, notre propre capacit de reconstruire luvre que nous nous sommes proposs dexpliquer (Note et digression,uvres, I, 1230-1231). Valry crit ces lignes en 1919, reprenant sans le savoir les ides que Proust avaient dj exprimes en 1909-1910 dans un essai non publi, leContre Sainte-Beuve, c'est--dire contre la critique psychologisante qui rapporte luvre la personnalit de son auteur, et qui fait de la biographie la cl de linterprtation. Pourtant, si lhomme nest pas cause de luvre, quel est cet auteur qui nest pas lhomme, et dont lnigme se rflchit dans le miroir de luvre? Le moi pur de la pense qui sveille lnigme quil est pour lui-mme loccasion dune rencontre faite au hasard, le frmissement dune pense qui se sent pensante par lappt qui la rvle elle-mme. Valry aime les oeuvres mathmatiques ou lidentit du sujet russit se dissoudre entirement dans la transparence de lquation, se rsoudre dans la pure structure du raisonnement. Ainsi luvre de Bach, o le nom mme de Bach devient le thme dune variation musicale, lauteur ntant plus alors que le prtexte de sa musique: Une uvre de musique absolument pure, une composition de Sbastien Bach par exemple, qui nemprunte rien au sentiment, mais qui construit unsentiment sans modle, et dont toute la beaut consiste dans ses combinaisons, dans ldification dun ordre intuitif spar, est une acquisition inestimable, une immense valeur tire du nant (Stphane Mallarm,uvres, I, 676). Du nant: de cet abme insondable que la pense est pour elle-mme, ce vide qui voit surgir de son sein, quand il se rend attentif, la forme sminale daprs laquelle, longuement, lintelligence faonnera le pome. La psychologie de lauteur se dissout ainsi dans lanonymat de la pense travaillant se rendre consciente delle-mme. Le moi pur, vritable auteur de luvre, est donc un tre sans visage, lacte daperception par lequel la pense entrevoit la clart qui la hante. Aussi ncrit-on nullement un livre pour exprimer sa personnalit profonde, mais au contraire pour se dbarrasser de soi-mme, et devenir ainsi plus lger, plus apte la pense: Jai donc ce grand ouvrage en tte, confie Faust Mphistophls, qui doit finalement me dbarrasser tout fait de moi-mme, duquel je suis dj si dtach Je veux finir lger, dli jamais de tout ce qui ressemble quelque chose (Mon Faust,uvres, II, 298). Evoquant lnigme de lesprit auteur dune uvre, Valry critencore : La conscience se pose enfin comme fille directe et ressemblante de ltre sans visage, sans origine, auquel se rapporte toute la tentative du cosmos Encore un peu, et elle ne compterait plus comme existences ncessaires que deux entits essentiellement inconnues: Soi et X. Toutes deux abstraites de tout, impliques dans tout, impliquant tout. Egales et consubstantielles (Note et digression,uvres, I, 1222-23). Soi (et non pas le Moi romantique, dont la confession indiscrte occulte la puret de luvre), c'est--dire la pense rflchissante, attentive elle-mme, et X, c'est--dire la trouvaille qui lillumine un bref instant et suffit cependant provoquer le pome. Il faut donc distinguer entre, d'une part, un moi fabriqu, masque sous lequel nous paradons en socit et qui nous tient lieu didentit aux yeux des autres, cette personnalit que les esprits faibles chrissent comme leur vritable substance, et qui nest en vrit quune sorte de routine, un rle facile en lequel nous nous complaisons et nous endormons ; et, d'autre part, le moi pur dont lunique activit est le faire potique: Notre personnalit elle-mme, que nous prenons grossirement pour notre plus intime et plus profondeproprit, pour notre souverain bien, nest quunechose, et muable et accidentelle, auprs de ce moile plus nu [] Notre personnalit nest donc quune divinit psychologique secondaire, qui habite notre miroir et qui obit notre nom. Elle est de lordre des Pnates [] Elle ne rsiste pas la force des vins, la dlicatesse des paroles, la sorcellerie de la musique. Elle se chrit [] Elle se disperse dans le carnaval de la dmence, elle se plie bizarrement aux anamorphoses du sommeil (Note et digression,uvres, I, 1226). Cette psychologie divrogne est celle, passive et faible, de lesprit qui se laisse aller la facilit de livresse, ravi par lextase et donc ncessairement strile. Mais sous ce travestissement de scne, se dissimule un moi pur et originaire, une conscience qui est pure attention soi-mme et facult en perptuelle attente dtonnement, attention au hasard heureux toujours sur le point de survenir. Tel est le vritable auteur du pome: Mais chaque vie si particulire possde toutefois, la profondeur dun trsor, la permanence fondamentale dune conscience que rien ne supporte [] lemoipur, lment unique et monotone de ltre mme dans le monde, retrouv, reperdu par lui-mme, habite ternellement notre sens; cette profondenotede lexistence domine, ds quon lcoute, toute la complication des conditions et des varits de lexistence [] Ce nest pas sa chrepersonnequil [le gnie] lve ce haut degr, puisquil la renonce en y pensant, et quil la substitue dans la place dusujetpar ce moi inqualifiable, qui na pas de nom, qui na pas dhistoire, qui nest pas plus sensible, ni moins rel que le centre dune bague ou dun systme plantaire mais qui rsulte de tout, quel que soit le tout (Note et digression,uvres, I, 1228). Centre lacunaire, vide central: lauteur nest que le vide amnag au centre de son uvre pour que le lecteur puisse venir sy loger lui-mme et, post ainsi au centre de la machinerie optique, lire en lui-mme. Comme aimait le dire Valry: Tantt je pense, tantt je suis (Discours aux chirurgiens,Varit V), puisque la personnalit se dissout dans la transparence de la pense, et que je ne pense vraiment que lorsque je russis me dlivrer du fardeau de lidentit pour ntre plus que pure attention de lesprit lui-mme. Formule plus conforme Descartes que Valry ne le crois lui-mme, car le je du je pense ne se limite certes pas lidentit dun certain Ren Descartes. Ainsi Narcisse, qui est le mouvement de la pense stonnant de sa substance mme, finit par sengloutir dans le vide o se perd son visage mme: Mon me ainsi se perd dans sa propre fort / O la puissance chappe ses formes suprmes/ Lme, aux yeux noirs, touche aux tnbres mmes / Elle se fait immense et ne rencontre rien/ Entre la mort et soi, quel regard est le sien (Fragments du Narcisse,uvres, I, 130). Dans le miroir, se rflchit la mort: Narcisse. Nest-ce point penser la mort que se regarder au miroir? Ny voit-on pas son prissable? (Mlange,uvres, I, p. 332). Et lange, qui se tient au bord de la fontaine, pleure de se sentir mourir dans son reflet: Une manire dange tait assis sur le bord dune fontaine. Il sy mirait, et se voyait Homme, et en larmes, il stonnait lextrme de sapparatre dans londe nue cette proie dune tristesse infinie (1945,uvres, I, p. 205). La biographie, pour cet crivain qui dtestait les biographies, illustre ironiquement ce naufrage du moi dans lanonymat de sa propre conscience: cinq ans, Paul Valry tombe dans le bassin du jardin public de Ste (alors Cette) et manque de se noyer. On pourrait dire que toute son uvre rpte cette scne primitive(6). Au bout de lui-mme, le pote rencontre le nant. Cette noyade est le motif toujours latent de lennui, dun intime dgot de vivre qui na jamais vraiment quitt Valry. Larbitraire de linvention potique(7), tout comme le respect des engagements et des convenances sociales, les fastidieuses confrences ou distributions des prix auxquelles il se fait un devoir de prendre la parole, ne dclinant aucune invitation, sont les occasions dchapper ce vide quil pressent en lui comme sa plus intime et proche identit: Voici quinze jours que je dors une heure par nuit. Lesprit me travaille et me tue: cest le principal de mes maux, et si je navais cette inquitude, cetaedium vitaerongeur qui sest implant en moi, ce dgot trop actif je serais guri depuis longtemps (lettre son frre Jules Valry, 1922,uvres, I, 44).En vrit, il ny a dautre gurison que la posie, et la cause de la maladie est aussi le remde du mal: car ce nant en lequel sabme lesprit est encore llment spirituel au sein duquel advient lide, ou plutt la trouvaille qui est lorigine du pome. Si le moindre hasard suffit fconder notre pense, cest sans doute dabord parce quil lui lance comme une boue dans cette fontaine de Narcisse o elle est tente de se noyer. La premire rencontre est un bon appt pour la production du pome, et il sen faut dun rien pour que naisse un chef duvre. Le pome est ainsi le fruit de laccouplement du miracle et de lennui. Lattention de la pense au vide universel en lequel se dissout son identit est le meilleur prlude la venue de la trouvaille. Mais pour susciter cet vnement fcond et originaire, qui me sauve du bassin de lennui en lequel chaque instant je manque de me noyer(8), il faut une convention, une rgle arbitraire, une gne exquise (comme on parle de douleur exquise, ce qui veut dire exactement localise) qui fasse obstacle au courant laminaire du temps qui passe, comme une pierre dans un torrent qui cre autour delle quantit de volutes savantes. De la turbulence occasionne par la trouvaille, nat le pome. Lartiste vritable qumande cet arbitraire et vit dans lattente de luvre qui va venir: Lartiste vit dans lintimit desonarbitraire et dans lattente desancessit. Il demande celle-ci tous les instants; il lobtient des circonstances les plus imprvues, les plus insignifiantes, et il ny a aucune proportion, aucune uniformit de relation entre la grandeur de leffet et limportance de la cause. Il attend une rponseabsolument prcise(puisquelle doit engendrer un acte dexcution) une questionessentiellement incomplte: il dsire leffet que produira en lui ce qui de lui peut natre (Discours sur lesthtique, uvres, I, 1309). Nimporte quoi, le moindre lapsus (LIde fixe,uvres, II, 222: Le mme vnement mental qui, physiologiquement, est ou devrait tre, assimilable un dchet, qui est un produit de la fatigue, dpuisement local, unhasard, une rponse locale comparable unlapsus linguae, peut,dautre part, prendre une valeur littraire par exemple), ou bien encore cet trange objet, rejet par la mer, fruit de lart ou de la nature, on ne sait, que le Socrate dEupalinostrouve en marchant sur le bord dune plage sans fin, est le motif occasionnel de luvre dart qui nous sauve un instant des eaux sans fond de lennui: Quelque grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines o lart lengage; il faut que des gnes bien places fassent obstacle sa dissipation totale, et quun retard adroitement oppos au retour invincible de lquilibre permette de soustraire quelque chose la chute infructueuse de lardeur (Note et digression,uvres, I, 1205). Lartifice, la contrainte ou la gne multiplient les occasions de rencontres heureuses, les motifs dinventer, mais il arrive aussi, mais ces vnements sont rares, que la trouvaille soit accidentelle, un pur jeu du hasard: Il ny aurait pas de posie si le travail et les artifices ne permettaient, par lessai dune quantit de substitutions, de multiplier les coups heureux et dassembler ce quil en faut pour composer une dure toute favorable. Mais ces coups heureux et isols dont je parle, que les potes attendent, pient, accumulent, dont ils font des cultures et essaient daccrotre la virulence, sil peuvent se produire dans une tte quelconque titre daccident et de simple rencontre, il sen faut toutefois que cet individu qui est leur lien, les remarque et les prise. La plupart ne sont pas sensibles ces productions de leur vie. Ainsi des mots denfant, parfois si remarquables, dont la grce, ou bien la porte, sont imperceptibles leurs auteurs (Variation, inVarit,uvres, I, 459). Il arrive en effet que le dieu donne le premier vers, mais toute lintelligence du pote est mobilise pour en faire un pome. Cest ainsi que le 15 juin 1891, Valry crit Gide: Jai fait un vers en dormant: "Assise la fileuse au bleu de la croise" (uvres, I, 19); quelques jours plus tard, il lui envoie les vingt-cinq vers deLa Fileuse, lun de ses premiers pomes. Il arrive alors parfois Valry de comparer la fabrication du pome aux arabesques compliques de lornement. Depuis lesQuestions de stylequAlos Riegl publie en 1893, une histoire artistique de lornement, conu comme forme organique dont la croissance, lpanouissement et le dclin obissent des lois autonomes, est possible. Aprs Riegl, selon cette cole quon dira de la pure visibilit, Wlfflin prolonge cette inspiration en dveloppant une vritable phnomnologie des formes esthtiques. De ce point de vue, la courbe dun rinceau ou les mtamorphoses dune arabesque sont plus significatives pour lhistoire du style que lcole de Rubens ou lopposition de Caravage et des Carrache. Cette pense nest pas trangre la France et donnera lieu au bel essai dHenri Focillon,Vie des formes(1943, publi aux PUF, Quadrige, 1996). Valry est sensible cette esthtique de lornement, pure intellectualise de la beaut, et qui semble fournir une cl pour lintelligence de lhistoire des formes. Toute la posie peut alors tre considre comme un art ornemental, naissance dune forme pure qui joue avec elle-mme, indpendamment de toute signification ou de tout contenu, et dont les courbes et contrecourbes, symtries et contrastes, viennent combler le vide que lennui dcouvre bant: Bergson me parle de mon "intellectualisme". Je lui dis quil ne faut pas confondre que je suis unformel et que le fait de procder par les formes partir desformesvers la matire des uvres ou des ides donne limpression dintellectualisme par analogie avec la logique. Mais que ces formes sontintuitivesdans lorigine et je lui dveloppe ma thorie de lornement formation par la sensibilit de ce qui remplit le vide selon des lois locales gnrales (contrastes-symtries) (Cahiers, I 117). Le pome nest plus alors lexpression dune ide prconue, mais le jeu abstrait (cette thorie de lornement nest pas sans rapport avec la naissance de labstraction) de la forme avec elle-mme, prolifration dune vgtation mentale qui comble le nant de lorigine, et clbre ainsi le mystre de lIde ltat naissant, la potique dune sorte dembryologie crbrale: Pourvu que la plume touche le papier, quelle porte de lencre, que je mennuie, que je moublie, je cre! Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase en exige une autre, qui et t avant elle; elle veut un pass quelle enfante pour natre aprs quelle a dj paru! Et ces courbes, ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature sa faon ne fait-elle de mme dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne et sembrouille tout le possible et linconcevable (Petite lettre sur les mythes, 1929,uvres, I, p. 963). Le pome devient ainsi une ornementation savante destine encadrer le nant de lorigine. Il y a des jours " ides". Ces jours-l, les ides tout coup naissent des moindres occasions, c'est--dire de RIEN (Mlange,uvres, I, p. 313). Valry, en ce sens, renverse la dramaturgie romantique de la temporalit: ce nest pas dans lorigine que logent le sens pur et simple, la vrit nave, tandis que lhistoire ne serait que corruption de cette parole premire, falsification et recouvrement; cest tout au contraire dans luvre labor, fruit dun long et patient travail, que prolifre le sens, linsu de son auteur et bien au-del de ses desseins conscients, tandis quau commencement ne se trouvait quun pauvre hasard, une insignifiance brve. Cest pourquoi lon peut poser, par un thorme qui na que lapparence du paradoxe, que le plus profond se dploie en vidence, panoui la surface du texte, tandis que larchologie qui entreprend de rgresser lorigine ne pche jamais que de pauvres poissons. Jentrevois ici la vie des viscres. Halte! Dfense dentrer. Danger de mort Restons la surface A propos de surface, est-il exact que vous ayez dit ou crit ceci:ce quil y a de plus profond en lhomme, cest la peau? Cest vrai. Quentendiez-vous par l? Cest simplicissime Un jour, agac que jtais par ces mots deprofondet deprofondeur (LIde fixe, uvres II, p. 215). Toute lattention de lesprit potique se trouve ainsi concentr la surface de son travail, dans le prsent de llaboration, et celui qui entreprend de plonger dans les abmes du pass, victime de lidoltrie de lorigine, ne trouvera aucun trsor. Une tude comparait la potique de Valry celle de Proust. Valry rpondit lauteur (lettre madame Pavel, 1935): Je nai pas de souvenirs denfance. En somme le pass est pour moi aboli dans sa structure chronologique et narrable. Jai le sentiment invincible que ce serait perdre mon temps que de retrouver le temps perdu (uvres, I, 60). On peut se demander toutefois si ce jeu de lesprit avec lui-mme, qui est la source vive de toute posie, nest pas vain. Valry est le fondateur discret de toute une littrature ludique(9) mais en ce sens o il ny a rien de plus srieux, dans une existence, que la part du jeu dont lexpression la plus clbre est lOuvroir de Littrature Potentielle, ou OULIPO, fond par Raymond Queneau et Franois le Lyonnais en 1960, sorte de transfiguration potique du copiage, en apparence absurde, auquel sont rduits, en fin de course, Bouvard et Pcuchet. Si lcriture nest quun jeu purement formel, dans lequel lesprit prcipite pour chapper son vaporation dans lennui, ne risque-t-elle pas de ntre quun divertissement sans importance? Il est vrai que sil est bien exact, comme lcrit Pascal (que Valry ne prise gure), que sans le divertissement, il ny a point de joie, avec le divertissement, il ny a point de tristesse, alors il faut sans doute conclure que le divertissement est une bien grande chose, et quil ny a rien de plus grand que ce divertissement extrme et suprieur en quoi consistent lart et la littrature. Pourtant, la potique valryenne ne se limite pas cette sans doute trop simple provocation. Car le jeu potique nest pas le jeu simplement arbitraire de la forme avec elle-mme,il est plus encore lobservatoire privilgi des formations et des cristallisations qui soprent sur le thtre de lesprit. La potique valryenne invente une dramaturgie crbrale, en laquelle toute lattention du pome est concentre sur lide qui lui donne naissance, sur le processus de sa gense, sur la source o elle sabreuve. La jeune Parque, qui donne son titre lun de ses grands pomes (1917), est celle qui prside la naissance, qui donne le jour comme la vieille Parque donne la mort, tandis que la Fe de lpanouissement, la Parque du milieu, prside la clbration du mariage. En ce sens la Jeune Parque est la Fe de la potique valryenne, personnification dune posie de la rflexion qui assiste sa propre naissance et se voit crotre et saffirmer. Tous les pomes de Valry nont quun seul et unique objet: dire leur propre formation dans le temps o ils se forment dans lesprit, clbrer le charme, ou lincantation qui les fait natre. Non pour la vrit ni mme la beaut de lide qui vient ainsi lesprit ce nest le plus souvent quun hasard insignifiant qui donne occasion au pome mais parce que cette exprimentation crbrale nous permet de goter un peu de vie ltat pur, et de triompher donc un instant de la mort, et de lennui qui la prlude. En ce sens, le pome est lui-mme son propre commentaire, et il ny a rien de plus odieux, aux yeux de Valry, que le commentaire scolaire du pome, qui prtend faire du pome lexpression dune sublime pense. Et si le pome peut donner lieu de multiples interprtations, toutes divergentes entre elles, cest parce quil contient en lui-mme cette multiplicit, ltat virtuel, image de sa composition erratique au cours de laquelle lesprit du pote se laisse tenter par linfinit des possibles, pour ne raliser en acte que ceux que retiendront les contraintes de la forme. Mille penses sont comme en suspens dans la naissance du pome, et ltat de llaboration finale (existe-t-il jamais? Valry ne cesse de reprendre ses pomes et de les rcrire sans fin) contient virtuellement ces suggestions qui nont pas t tentes: Cest lexcution du pome qui est le pome [] Les uvres de lesprit, pomes ou autres, ne se rapportent quce qui fait natre ce qui les fit natre elles-mmes, et absolument rien dautre. Sans doute, les divergences peuvent se manifester entre les interprtations potiques dun pome, entre les impressions et les significations ou plutt entre les rsonances que provoque, chez lun ou chez lautre, laction de louvrage. Mais voici que cette remarque banale doit prendre, la rflexion, une importance de premire grandeur: cette diversit possible des effets lgitimes dune uvre, est la marque mme de lesprit. Elle correspond dailleurs la pluralit des voies qui se sont offertes lauteur pendant son travail de production. Cest que tout acte de lesprit mme est toujours comme accompagn dune certaine atmosphre dindtermination plus ou moins sensible (Premire leon du cours de potique, dcembre 1937,uvresI, p. 1350). Cette indtermination convient bien luvre de lun des hros de cette espce dpope mentale quest la posie telle que Valry se la reprsente, Lonard de Vinci. Le peintre en effet a laiss nombre de ses uvres ltat inachev, selon cette esthtique dunon finitoqui se formule explicitement ds le XVIe sicle, et qui laisse voir luvre dans ltat de son engendrement, comme si elle tait toujours sur le point de se faire et de se composer. La plus clbre est de ce point de vue sans doute la premire, qui reprsente significativement une Nativit (Adoration des Mages, 1481-82, Florence), naissance du sauveur, mais aussi naissance du tableau lui-mme. Cest sans doute parce que Valry gotait cet tat de commencement perptu, en lequel lesprit peut jouir de tous les possibles quil ressent en lui vivants, sans se laisser emprisonner dans le dogme de laccompli ni du dfinitif, que Degas le surnommait lAnge, crature immatrielle qui flotte en suspens dans le pur possible, et ce nest sans doute pas un hasard si les anges de Lonard hantent de faon si convaincante lesprit de celui qui les voit(10). A linverse du philosophe hglien qui mdite, le soir venu, au milieu du champ de ruines que laissent aprs elles les batailles du jour, Valry pense le matin, quand laube se lve, et il nest pas dheure qui rsonne plus intimement selon lui avec lhumeur de linvention potique. Tous les matins, de 1894 (il a vingt-trois ans) jusqu sa mort en 1945, Valry se levait entre quatre et sept heures du matin et consacrait la matine rdiger les penses les plus diverses qui lui venaient lesprit, esprant trouver un jour quelque systme dans ce labyrinthe de fragments dont il na jamais pu faire un tout. Il a ainsi recouvert de sa belle criture 261 cahiers de formats divers, soit plus de 26.600 pages, dont quelques extraits seulement ont t publis en deux volumes de la Pliade, tandis que ldition complte est encore loin dtre acheve chez Gallimard. Ecriture intime, pourtant toujours universelle et jamais personnelle, dune pense qui ne se lasse pas de stonner delle-mme, dassister, frmissante, lclosion de ses propres ides sans pourtant jamais se rsoudre les figer en un systme. Le matin est mon sjour [] Le matin agit et pousse ses penses dans le temps vierge (Cahiers, I, p. 110-111); Je pense au pome de lIntellect. Aube Ce nest pas laube. Mais le dclin de la lune, perle ronge, glace fondante, et une lueur mourante qui le jour naissant se substitue peu peu Jaime ce moment si pur, final, initial. Mlange de calme, de renoncement, de ngation (uvres, I, p. 311-312); Je naime rien tant que ce qui va se produire; et jusque dans lamour, je ne trouve rien qui lemporte en volupt sur les tout premiers sentiments. De toutes les heures du jour, laube est ma prfre (Lme et la danse,uvres, II, 159); Je nexiste quesingulieret comme ltat naissant. Ne comprends que ce que jinvente (uvres, I, p. 161): singulier, par ltranget de lide nouvelle qui a le don de mtonner, et je ne comprends que ce que jinvente, dans le moment o je linvente, et non plus ce que jai dj compris. Voici le jour ple et pluvieux. Jtais fait pour chanter Matines (lettre labb Fernandat,uvres, I, p. 55). Ple et pluvieux: laube valryenne nest pas bienheureuse transparence; elle mle dsagrablement la ncessit de luvre et le sentiment de son absolue gratuit, sinon parfois de son inutilit, volont de lucidit et prescience dun vide que rien ne saurait combler: Le matin est mon sjour. Il sy trouve pour moi une tristesse sobre et transparente. Jai presque froid et encore chaud des chaleurs du lit. Je suis toujours ce point de la journe demi perc quant au cur de je ne sais quel trait qui me ferait venir des larmes sans cause demi fou de lucidit sans objet et dune froide et implacable tension de comprhension (Cahiers I, p. 110). La lucidit du pome qui na dautre motif que de parvenir la conscience de lui-mme est en effet folle, puisquelle na pas dobjet propre, ou plutt puisque son objet fuira toujours dentre ses mains. Mlancolie valryenne: il nest pas de plus haut exercice pour lesprit que celui de la posie, et pourtant cet exercice est vain. Comment fixer lvanescence, comment prserver le souffle vital des commencements? La posie est une offensive toujours recommence contre lhypnose de la pense, contre linertie de la btise, contre ce que Valry nomme lide fixe. Ce qui est fix nous abuse, et ce qui est fait pour tre regard change dallure, sennoblit. Cest mouvantes, irrsolues, encore la merci dun moment, que les oprations de lesprit vont pouvoir nous servir (Introduction la mthode,uvres, I, p. 1158). Quelle quelle soit, une pense qui se fixe prend les caractres dune hypnose et devient, dans le langage logique, une idole; dans le domaine de la construction potique et de lart, une infructueuse monotonie (Ibid., p. 1162). La vie de lesprit, que rflchit le pome, est perptuelle venue la conscience, mouvement sans fin de naissances et de mtamorphoses. Influence vidente de Bergson, pourtant peu reconnue par Valry: le monde de lesprit est celui du mouvant, de linstable, du fugace, et la conscience de soi est la conscience dune nativit toujours irrsolue, dun possible toujours renouvel, Valry plaant laccent sur le premier frmissement de la pense naissante plutt que sur la pure intuition de la dure. Lide est donc toujours en train de natre, lide fixe est une chose, non une pense, de mme que la forme acheve du pome nest que le dpt cristallis et non potique du seul vnement potique qui soit, la naissance du pome venant lesprit. "Ide fixe"!... Mais je nai point parl dides fixes Jai horreur de ce terme. Vous ne trouvez pas que ce nom dide fixeest mal fait? [] Cest quune ide ne peut pas trefixe. Peut trefixe(si quelque chose peut ltre)ce qui nest pas une ide. Une ide est un changement, ou plutt, un mode de changement, - et mme le mode le plus discontinu du changement Tenez. Point de thorie! Essayez un peu defixerune ide Je vais chronomtrer Mais cest inutile! Une ide est un moyen, ou unsignal de transformation, qui agit plus ou moins sur lensemble de ltre (Lide fixe,uvres, II, p. 204-205). Le pote valryen est un chasseur solitaire, afflig de ce quil nomme lui-mme sa schizophrnie(11), un archer qui tente dapprivoiser ses penses saisies au vol, et dexterminer les ides fixes qui, telles des perroquets, rptent toujours la mme chose: Je suis un insulaire psychique! Je vous lai dit et redit. Je fais le Robinson. Je fabrique mon arc et mes flches, et je descends mes oiseaux, quand il y en a. Et il y en a assez souvent, je crois? Le ciel de lesprit est surtout plein de perroquets. Il faut dabord tuer ceux-l Et puis, apprivoiser les autres (Ibid. p. 237)(12). Le mdecin qui, dansLIde fixe, sefforce de modrer ce fanatique de la lucidit, rsume la doctrine de son interlocuteur en un slogan quon peut prendre pour une variation plaisante du Ecrasons linfme de Voltaire: Exterminons le cacatos: Il faut dtendre cet arc de Robinson et mnager les perroquets [] Vous ferraillez pour et contre les ides, comme un beau diable, et exterminez le cacatos Tout cela nest pas inquitant. Mais vous exagrez. Croyez-moi Dtendez, dtendez Jai besoin de brler quelque chose (Ibid., II, p. 239). Lesprit est dvor du feu qui le fait vivre, il meurt de se ptrifier dans linfaillibilit de la btise. Pour forcer les perroquets, les contraindre prendre leur essor et redevenir oiseau, la posie doit dpayser la pense, accompagner son retour au pays natal de ltonnement, de la nativit nave. Sous le titre Ego, Valry note dans sesCahiers: Etonnement qui est mon essence. Je mveille toujours surpris (Cahiers, I, p. 121). Et le mdecin deLIde fixediagnostique la maladie de son interlocuteur: Vous avez la bosse de ltonnement, mon cher (uvres, II, p. 230)(13). A cette fin, le pote est contraint de prendre la parole contre le langage lui-mme, ses rigidits, ses cimentations proverbiales. DansDegas, danse, dessin, Valry rapporte lanecdote suivante: "Quel mtier! scriait Degas, jai perdu toute ma journe sur un sacr sonnet sans avancer dun pas Et cependant ce ne sont pas les ides qui me manquent Jen suis plein Jen ai trop" Et Mallarm, avec sa douce profondeur: "Mais Degas, ce nest point avec des ides que lon fait des versCest avec des mots". (Degas et le sonnet, Gallimard, 1964, p. 140). Avec, ou plutt contre les mots, tant les mots sont les dpts cristalliss dune pense devenue fixe. Les mots du langage ne sont que la rptition dune pense dj advenue, alors quil faudrait trouver chaque instant des mots nouveaux pour dire une pense toujours sur le point de natre. En prsence du beau, nous ne savons que dire: Laction mme du Beau sur quelquun consiste le rendre muet (Discours sur lesthtique,uvres, I, p. 1308). Le plaisir que nous prenons la beaut vient de ce quelle a le pouvoir, le charme, de nous restituer ltonnement natif de la pense: Beaut signifieinexprimabilit (et dsir de re-prouver cet effet) [] La proprit cardinale de ce beau tableau est dexciter le sentiment de ne pouvoir en finir avec lui par un systme dexpressions. De lineffabilit - "les mots manquent" La littrature essaie par desmotsde crer ltat du manque des mots (Cahiers,II, p. 971). DansMlange, Valry a log un pome intitul Tais-toi, qui commence par: Voil un excellent titre, et sachve ainsi: Te taire sera plus beau/que larme de souris et que les ruisseaux de perles/dont prodigue est la bouche des hommes (uvres, I, p. 299). Le peintre, en cela plus proche de la source de la posie que ne lest le pote lui-mme, travaille avec des images muettes, non avec des mots: Un peintre devrait toujours songer peindre pour quelquun auquel manquerait la facult du langage articul Noublions point quune trs belle chose nous rendmuetsdadmiration (Degas, danse, dessin, Le langage des arts, Gallimard, 1965, p. 207). Le pote use du langage pour sen jouer, et le restituer ltat naissant. Mais le philosophe est prisonnier dun langage hrit qui alourdit sa pense. Seul le peintre est prserv de la pesanteur du discours: Le philosophe aux yeux de qui lobserve, a pour fin trs simple:lexpression par le discours des rsultats de sa mditation. Il tche de constituer unsavoirentirement exprimable et transmissiblepar le langage. Mais Lonard, le langage ne lui est pas tout [] La parole, moyen et fin du philosophe; la parole, sa matire vile sur laquelle il souffle, et quil tourmente dans sa profondeur, ce ntait pour Lonard que le moindre de ses moyens (Lonard et les philosophes,uvres, I, p. 1252 et 1258). Aussi devons-nous nous efforcer, comme le peintre, de voir par les yeux, et non par les catgories du langage constitu: La plupart des gens y voient par lintellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu despaces colors, ils prennent connaissance de concepts (Introduction,uvres, I, p. 1165). A lincessante mtamorphose des sensations comme des ides, le langage non potique oppose la rigidit des ides toutes faites: Nous opposons ce chaos de palpitations et de substitutions un monde de solides et dobjets identifiables (note marginale de lIntroduction,uvres, I, p. 1170). A cette fixation du mouvant, meurt la posie; elle nat en revanche chaque fois que lesprit russit communiquer, lillusoire fixit de ce qui se croit inbranlable, le trouble dun mouvement naissant, linquitude dun commencement, le traumatisme dune naissance. La pense dont use le langage est ainsi une pense prdtermine, dj constitue avant mme quelle nait russi se formuler. Le pome est linverse cette pense qui enfante le mot et prcde tout langage. Il fait entendre la musique du verbe naissant sur les lvres, du souffle qui annonce la venue du discours. Au fond, peu importe ce que dit le pome, seul compte quil commence de le dire: Plus me chaut le faire que son objet. Cest le faire qui est louvrage, lobjet mes yeux, capital puisque la chose faite nest plus que lacte dautrui. Cela est du Narcisse tout pur Et, paradoxe, je dis: rien de plus strile que de produire. Larbre ne grandit pas pendant quil pousse ses fruits (Ephmrides, 1928,uvres, I, p. 52). Le pome en effet na dautre objet que le spectacle de sa propre naissance; strile, il est tout occup se voir se voyant. La beaut toute faite est indiffrente au pote. De la pense de Narcisse, il livre les fragments toujours inachevs de la conscience en laquelle point laurore: Le luxe mest indiffrent. Je ne regarde pas les belles choses. Cesten fairequi mintresse, en imaginer, en raliser. Une fois faites, ce sont des dchets. Nourrissez-vous de nos dchets. Transformer le dsordre en ordre. Mais une fois lordre cr, mon rle est termin.Vixi. Luvre dart me donne des ides, des enseignements, pas de plaisir. Car mon plaisir est defaire, non desubir (Fortune selon lesprit, inMlange,uvres, I, p. 319). Et proposant le projet dune science nouvelle, quil baptise potique, Valry sexplique, soucieux de faire pardonner le nologisme: Mais cest enfin la notion toute simple defaireque je voulais exprimer. Le faire, lepoein, dont je veux moccuper, est celui qui sachve en quelque uvre et que je viendrai restreindre bientt ce genre duvre quon est convenu dappeleruvres de lesprit (premire leon du cours de potique,uvres, I, p. 1342). On comprend alors que la potique la potique valryenne est une sorte de mythologie de lintelligence, c'est--dire de la pense attentive lnigme de sa source, qui a ses hros, qui nappartiennent qu elle. En premier lieu, Mallarm, en lequel Valry a toujours reconnu un pre en posie: Il rflchit sur les conditions de son art avec une prcision et une profondeur sans exemple dans les lettres. Sasingularitfut seulement de mditer sur ce que personne ne songe mditer. Il ne consentait pas dcrire sans savoir ce que cest que dcrire, et ce que peut signifier cette trange pratique (Stphane Mallarm dansVarit,uvres, I, p. 679). Mais aussi Edgar Poe, qui a os faire, contre lopposition bien franaise de la posie et de la science, une potique des aventures de lintellect, et avec le chef duvre dEurka, le pome de la cosmogonie des temps modernes: Notre posie ignore ou mme redoute, tout lpique et le pathtique de lintellect. Que si quelquefois elle sy est risque, elle sest faite morne et assommante. Lucrce, ni Dante, ne sont Franais. Nous navons point chez nous de pote de la connaissance (Au sujet dEurka,uvres, I, p. 856). Pourtant, les Franais possdent un philosophe qui est peut-tre, aux yeux de Valry, le plus grand de ces potes qui ont pris pour objet tout lpique et le pathtique de lintellect: il sagit de Descartes, auquel Valry a consacr de nombreux textes:Fragment dun Descartes,Descartes,Une vue sur Descartes,Seconde vue sur Descartes,Le retour de Hollande. Descartes est moins pour Valry un philosophe quun pote de lesprit, le grand capitaine qui forme le projet dune conqute radicale par lintelligence de lui-mme et du monde. Valry ne savait pas (il nen parle du moins jamais) que leDiscours de la mthode, rdig sur linvitation du cardinal de Brulle, devait dabord sintitulerHistoire de mon esprit. Mais il le devine avec une grande sret, tant il fait de Descartes le hros dune sorte dodysse de lesprit qui conduit seul son aventure et ne sy tient que pour lui-mme.Histoire de mon espritest en effet un titre trs valryen, qui conviendrait parfaitement toute son uvre. Et cest propos de Descartes quil crit ces lignes: La vie de lintelligence constitue un univers lyrique incomparable, un drame complet, o ne manquent ni laventure, ni les passions, ni la douleur (qui sy trouve dune essence toute particulire), ni le comique, ni rien dhumain. Il proteste quil existe un immense domaine de la sensibilit intellectuelle, sous des apparences parfois si dpouilles des attraits ordinaires que la plupart sen loignent comme de rserves dennui et de promesses de pnible contention. Ce monde de la pense, o lon entrevoit la pense de la pense et qui stend depuis le mystre central de la conscience jusqu ltendue lumineuse o sexcite la folie de la clart, est aussi vari, aussi mouvant, aussi surprenant par les coups de thtre et lintervention du hasard, aussi admirable par soi-mme, que le monde de la vie affective domin par les seuls instincts (Descartes,uvres, I, p. 796-797). Comment ne pas voir que, faisant le portrait de Descartes, Valry fait en mme temps son autoportrait? Mais il est un autre artiste de lintellect, contemporain de Descartes et amstellodamois comme lui, hros lui aussi de la potique valryenne, qui a su sentir sa profonde affinit avec le philosophe: il sagit de Rembrandt: Je viens dAmsterdam, o Descartes et Rembrandt ont coexist (Le retour de Hollande,uvres, I, p. 847). Valry propose en effet une magnifique lecture desphilosophesde Rembrandt, en fait des uvres de jeunesse qui datent de la priode o le peintre vivait encore Leyde: ces vieillards tasss dans leur fauteuil, desquels semble maner une lumire toute spirituelle, logs dans une cellule de mditation qui se trouve au centre du labyrinthe de la pense, sont les figures visibles de la pense invisiblement attentive la vie de son propre mystre, quelque chose comme les icnes du je pense: Lhlice dun escalier en vis qui descend des tnbres, la perspective dune galerie dserte introduisent ou accroissent insensiblement limpression de considrer lintrieur dun trange coquillage quhabite le petit animal intellectuel qui en a secrt la substance lumineuse. Lide de redploiement en soi-mme, celle deprofondeur, celle de la formation par ltre mme de sa sphre de connaissance, sont suggres par cette disposition qui engendre vaguement, mais invinciblement, des analogies spirituelles. Lingalit de la distribution de la lumire, la forme de la rgion claire, le domaine born de ce soleil captif dune cellule o il dfinit et situe quelques objets et en laisse dautres confusment mystrieux, font pressentir que lattentionet lattente de lidesont le sujet vritable de la composition (ibid. p. 852). Mallarm, Poe, Rembrandt et Descartes: la srie des hros de lintellect rgresse dans le temps. Le hros fondateur de cette ligne serait alors Lonard de Vinci, lartiste inquiet de son art, toujours hant par linachvement, ne cessant de questionner luvre dans le temps de son excution, osant le rve dune synthse impossible entre lart et la connaissance, refusant de prendre le pinceau sans se demander aussitt ce que cest que peindre. Lonard, le premier prendre conscience que la posie est tout entire thorie de la posie, et quil ny a dart vritable que celui qui entreprend de dvelopper la thorie de sa propre cration.Addition: pour complter cette analyse, il aurait fallu dvelopper la potique de linstant prsent chez Valry. En effet, pour Valry comme pour Bergson, le pass nexiste pas, il est une reconstruction des matriaux infinis du temps perdu du point de vue du prsent, un effet rtrograde du vrai. Quant lavenir, il nexiste pas davantage, puisquil est une extrapolation de ce pass imaginaire selon une logique de continuit, ou de rupture, peu importe. De mme que le pass, on ne se reprsente lavenir que par le prisme du prsent. Ainsi seul existe vraiment le prsent. Quest-ce donc que le prsent pour Valry? Cest, me semble-t-il, le mystre de la maturation potique, lattente merveilleuse du hasard fcond, le sentiment du pome toujours en train de se faire, le fruit qui fond en jouissance dans la bouche o sa forme se meurt. On pourrait dire en ce sens que le prsent lui-mme, le plus souvent hlas, nexiste gure: il nest rellement prsent que dans ces moments rares o nous sentons le pome natre en nous, o saccomplit dans le mystre infini de lesprit le miracle de la naissance du sens. Il me semble que lthique valryenne, si elle existe, est tout entire contenue dans cette attention extrme au dieu qui vient, attention qui fait scintiller le point dincandescence, toujours fuyant, du prsent. Bien vivre, cest vivre au plus prs de ce mystre insaisissable.NOTES

1-Le nom de mthode tait bien fort, en effet. Mthode fait songer quelque ordre assez bien dfini doprations; et je nenvisageais quune habitude singulire de transformer toutes les questions de mon esprit.2-Lo Ferrero, dramaturge italien, 1903-1933.3-Premire bauche de cette pense dansCahiers, II, 1093-94.4-Comme le fruit se fond en jouissance,/Comme en dlice il change son absence/Dans une bouche o la forme se meurt,/Je hume ici ma future fume,/Et le ciel chante lme consume/Le changement des rives en rumeur,Le Cimetire marin, 1920.5-Mes lecteurs ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs deux-mmes, mon livre ntant quune sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait un acheteur lopticien de Combray; mon livre, grce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mmes Proust,Le temps retrouv, Pliade, III, 10336-La scne biographique nest pourtant, en ce cas prcis, pas si accidentelle que cela, puisque cest lune des rares scnes de son enfance dont Valry consent se souvenir: Histoire de ma chute dans le bassin au milieu des cygnes et comment, soutenu par mes manteau et collerette empess, toutefois je commenais couler et avais dj perdu connaissance, quand un promeneur tonn de ce cygne qui sombrait, y reconnut un petit enfant, quil sauva. A tort ou raison (Cahiers, I, 144). Et surtout Enfance aux cygnes, dansMlange,uvres, I, p. 297: Et les cygnes, sans doute, stonnaient de ce cygne inconnu parmi eux, leur pareil par la blancheur; mais cygne improvis qui commence sombrer, car le manteau simbibe, et les collets et les robes. Lenfant dj a perdu connaissance.7-En mars 1921, Valry termine un dialogue la manire de Platon sur larchitecture et la musique (Eupalinos ou larchitecte, dition princeps en 1923). Luvre rpond en fait une commande: elle doit servir de prambule la revueArchitecture, et le nombre de mots est impos: Il fallait quil emplt 115.000 lettres. La forme dialogue permit dexcuter ce programme avec exactitude. Rien de plus lastique quun colloque (ddicace Paul Rouart pour son exemplaire dArchitecture:uvres, I? 43).8-On songe aux vers de Mallarm o rve, virtuelle, la potique valryenne: O miroir!/Eau froide par lennui dans ton cadre gele/Que de fois et pendant des heures, dsole/Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont/Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,/Je mapparus en toi comme une ombre lointaine,/Mais, horreur! des soirs, dans ta svre fontaine,/Jai de mon rve pars connu la nudit! (Hrodiade, 1864-66).9-Cest ainsi que Valry cite parfois Jarry, et nest pas indiffrent son insolite potique.10-(Cependant, il mappelaitlAnge, quelquefois. Je nai jamais su comment il lentendait),Degas, danse, dessin, Pch denvie, Gallimard 1965, p. 151, Pliade, II, p. 1213.11-Jai une schizophrnie intellectuelle car je suis aussi sociable en surface, facile en relations, que je suis sparatiste en profondeur. Je comprends difficilement ce double penchant: lun vers tous, lautre vers le seul, et ce seul trs absolu,Ephmrides, juin 1933,uvres, I, o. 58.12-LIde fixeest publie en 1932; on trouvait dj la mme ide dans laPetite lettre sur les mythesde 1928: Je suis pauvre, mais je suis roi; et sans doute, comme le Robinson, je ne rgne que sur mes singes et mes perroquets intrieurs; mais enfin, cest rgner encoreuvres, I, p. 961.13-Le philosophe est en ce sens pote, ou le pote philosophe, puisque le philosophe a pris le parti de faire de ltonnement son occupation professionnelle: Dans le mtier de philosophe, il est essentiel de ne pas comprendre. Il leur faut tomber de quelque astre, se faire dternels trangers. Ils doivent sexercer sbahir des choses les plus communes (Le retour de Hollande,uvres, I, p. 847)