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HONORÉ DE BALZAC LA MUSE DU DÉPARTEMENT

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Page 1: La muse du département - Bibebook · 2016. 11. 9. · HONORÉDEBALZAC LA MUSE DU DÉPARTEMENT Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-0994-9 BIBEBOOK

HONOREacute DE BALZAC

LA MUSE DUDEacutePARTEMENT

HONOREacute DE BALZAC

LA MUSE DUDEacutePARTEMENT

Un texte du domaine publicUne eacutedition libre

ISBNmdash978-2-8247-0994-9

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M F si les hasards (habent sua fata libelli) dumonde litteacuteraire font de ces lignes un long souvenir ce seracertainement peu de chose en comparaison des peines que

vous vous ecirctes donneacutees vous le drsquoHozier le Cheacuterin le Roi drsquoarmes desEacuteTUDES DE MŒURS  vous agrave qui les Navarreins les Cadignan la Lan-geais les Blamont-Chauvry les Chaulieu les drsquoArthez les drsquoEsgrignonles Mortsauf les Valois les cent maisons nobles qui constituent lrsquoaris-tocratie de la COMEacuteDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leursarmoiries si spirituelles Aussi LrsquoARMORIAL DES EacuteTUDES DE MŒURSINVENTEacute PAR FERDINAND DE GRAMONT GENTILHOMME est-ilune histoire complegravete du blason franccedilais ougrave vous nrsquoavez rien oublieacute pasmecircme les armes de lrsquoEmpire et que je conserverai comme un monumentde patience beacuteneacutedictine et drsquoamitieacuteQuelle connaissance du vieux langagefeacuteodal dans le  Pulchregrave sedens meliugraves agens  des Beauseacuteant  dans le Des partem leonis  des drsquoEspard  dans le  Ne se vend  des Vandenesse Enfin quelle coquetterie dans les mille deacutetails de cette savante iconogra-phie qui montrera jusqursquoougrave la fideacuteliteacute sera pousseacutee dans mon entrepriseagrave laquelle vous poegravete vous aurez aideacute

Votre vieil ami

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La muse du deacutepartement Chapitre

DE BALZAC

n

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S du Berry se trouve au bord de la Loire une ville quipar sa situation attire infailliblement lrsquoœil du voyageur Sancerreoccupe le point culminant drsquoune chaicircne de petites montagnes

derniegravere ondulation des mouvements de terrain du Nivernais La Loireinonde les terres au bas de ces collines en y laissant un limon jaune qui lesfertilise quand il ne les ensable pas agrave jamais par une de ces terribles crueseacutegalement familiegraveres agrave la Vistule cette Loire du Nord La montagne ausommet de laquelle sont groupeacutees les maisons de Sancerre srsquoeacutelegraveve agrave uneassez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibaultpuisse vivre de la vie de Sancerre Lagrave srsquoembarquent les vins lagrave se deacutebarquele merrain enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire

A lrsquoeacutepoque ougrave cette histoire eut lieu le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault deux ponts suspendus eacutetaient construits Les voyageurs venantde Paris agrave Sancerre par la route drsquoItalie ne traversaient plus la Loire deCosne agrave Saint-Thibault dans un bac nrsquoest-ce pas assez vous dire que leChassez-croisez de 1830 avait eu lieu  car la maison drsquoOrleacuteans a partoutchoyeacute les inteacuterecircts mateacuteriels mais agrave peu pregraves comme ces maris qui fontdes cadeaux agrave leurs femmes avec lrsquoargent de la dot

Excepteacute la partie de Sancerre qui occupe le plateau les rues sont plus

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La muse du deacutepartement Chapitre

ou moins en pente et la ville est enveloppeacutee de rampes dites les GrandsRemparts nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville Audelagrave de ces remparts srsquoeacutetend une ceinture de vignobles Le vin forme laprincipale industrie et le plus consideacuterable commerce du pays qui pos-segravede plusieurs crus de vins geacuteneacutereux pleins de bouquet et assez sem-blables aux produits de la Bourgogne pour qursquoagrave Paris les palais vulgairessrsquoy trompent Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une ra-pide consommation assez neacutecessaire drsquoailleurs agrave des vins qui ne peuventpas se garder plus de sept agrave huit ans Au-dessous de la ville sont assisquelques villages Fontenay Saint-Satur qui ressemblent agrave des faubourgset dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchacirctel en SuisseLa ville a conserveacute quelques traits de son ancienne physionomie ses ruessont eacutetroites et paveacutees en cailloux pris au lit de la Loire On y voit encorede vieilles maisons La tour ce reste de la force militaire et de lrsquoeacutepoquefeacuteodale rappelle lrsquoun des sieacuteges les plus terribles de nos guerres de re-ligion et pendant lequel les Calvinistes ont bien surpasseacute les farouchesCameacuteroniens de Walter Scott

La ville de Sancerre riche drsquoun illustre passeacute veuve de sa puissancemilitaire est en quelque sorte voueacutee agrave un avenir infertile car le mouve-ment commercial appartient agrave la rive droite de la Loire La rapide descrip-tion que vous venez de lire prouve que lrsquoisolement de Sancerre ira crois-sant malgreacute les deux ponts qui la rattachent agrave Cosne Sancerre lrsquoorgueilde la rive gauche a tout au plus trois mille cinq cents acircmes tandis qursquoonen compte aujourdrsquohui plus de six mille agrave Cosne Depuis un demi-siegraveclele rocircle de ces deux villes assises en face lrsquoune de lrsquoautre a compleacutetementchangeacute Cependant lrsquoavantage de la situation appartient agrave la ville histo-rique ougrave de toutes parts lrsquoon jouit drsquoun spectacle enchanteur ougrave lrsquoair estdrsquoune admirable pureteacute la veacutegeacutetation magnifique et ougrave les habitants enharmonie avec cette riante nature sont affables bons compagnons et sanspuritanisme quoique les deux tiers de la population soient resteacutes calvi-nistes

Dans un pareil eacutetat de choses si lrsquoon subit les inconveacutenients de la viedes petites villes si lrsquoon se trouve sous le coup de cette surveillance of-ficieuse qui fait de la vie priveacutee une vie quasi publique  en revanche lepatriotisme de localiteacute qui ne remplacera jamais lrsquoesprit de famille se deacute-

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La muse du deacutepartement Chapitre

ploie agrave un haut degreacute Aussi la ville de Sancerre est-elle tregraves-fiegravere drsquoavoirvu naicirctre une des gloires de la Meacutedecine moderne Horace Bianchon etun auteur du second ordre Eacutetienne Lousteau lrsquoun des feuilletonistes lesplus distingueacutes LrsquoArrondissement de Sancerre choqueacute de se voir soumisagrave sept ou huit grands proprieacutetaires les hauts barons de lrsquoEacutelection essayade secouer le joug eacutelectoral de la Doctrine qui en a fait son bourg-pourriCette conjuration de quelques amours-propres froisseacutes eacutechoua par la ja-lousie que causait aux coaliseacutes lrsquoeacuteleacutevation future drsquoun des conspirateursQuand le reacutesultat eut montreacute le vice radical de lrsquoentreprise on voulut y re-meacutedier en prenant lrsquoun des deux hommes qui repreacutesentent glorieusementSancerre agrave Paris pour champion du pays aux prochaines eacutelections

Cette ideacutee eacutetait extrecircmement avanceacutee pour notre pays ougrave depuis1830 la nomination des notabiliteacutes de clocher a fait de tels progregraves queles hommes drsquoEacutetat deviennent de plus en plus rares agrave la Chambre eacutelec-tive Aussi ce projet drsquoune reacutealisation assez hypotheacutetique fut-il conccedilupar la femme supeacuterieure de lrsquoArrondissement dux femina facti mais dansune penseacutee drsquointeacuterecirct personnel Cette penseacutee avait tant de racines dans lepasseacute de cette femme et embrassait si bien son avenir que sans un vif etsuccinct reacutecit de sa vie anteacuterieure on la comprendrait difficilement San-cerre srsquoenorgueillissait alors drsquoune femme supeacuterieure long-temps incom-prise mais qui vers 1836 jouissait drsquoune assez jolie renommeacutee deacuteparte-mentale Cette eacutepoque fut aussi le moment ougrave les noms des deux Sancer-rois atteignirent agrave Paris chacun dans leur sphegravere au plus haut degreacute lrsquounde la gloire lrsquoautre de la mode Eacutetienne Lousteau lrsquoun des collaborateursdes Revues signait le feuilleton drsquoun journal agrave huitmille abonneacutes  et Bian-chon deacutejagrave premier meacutedecin drsquoun hocircpital officier de la Leacutegion-drsquoHonneuret membre de lrsquoAcadeacutemie des sciences venait drsquoobtenir sa chaire

Si ce mot ne devait pas pour beaucoup de gens comporter une espegravecede blacircme on pourrait dire que George Sand a creacuteeacute le Sandisme tant il estvrai que moralement parlant le bien est presque toujours doubleacute drsquounmal Cette legravepre sentimentale a gacircteacute beaucoup de femmes qui sans leurspreacutetentions au geacutenie eussent eacuteteacute charmantes Le Sandisme a cependantcela de bon que la femme qui en est attaqueacutee faisant porter ses preacutetenduessupeacuterioriteacutes sur des sentimentsmeacuteconnus elle est en quelque sorte leBas-Bleu du cœur  il en reacutesulte alors moins drsquoennui lrsquoamour neutralisant un

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La muse du deacutepartement Chapitre

peu la litteacuterature Or lrsquoillustration de George Sand a eu pour principaleffet de faire reconnaicirctre que la France possegravede un nombre exorbitantde femmes supeacuterieures assez geacuteneacutereuses pour laisser jusqursquoagrave preacutesent lechamp libre agrave la petite-fille du mareacutechal de Saxe

La femme supeacuterieure de Sancerre demeurait agrave La Baudraye maisonde ville et de campagne agrave la fois situeacutee agrave dix minutes de la ville dansle village ou si vous voulez le faubourg de Saint-Satur Les La Baudrayedrsquoaujourdrsquohui comme il est arriveacute pour beaucoup de maisons nobles sesont substitueacutes aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et semecircle aux grands eacuteveacutenements de lrsquohistoire berruyegravere Ceci veut une expli-cation

Sous Louis XIV un certain eacutechevin nommeacute Milaud dont les ancecirctresfurent drsquoenrageacutes Calvinistes se convertit lors de la reacutevocation de lrsquoEacuteditde Nantes Pour encourager ce mouvement dans lrsquoun des sanctuaires ducalvinisme le Roi nomma cettui Milaud agrave un poste eacuteleveacute dans les Eaux etForecircts lui donna des armes et le titre de Sire de la Baudraye en lui faisantpreacutesent du fief des vrais La Baudraye Les heacuteritiers du fameux capitaineLa Baudraye tombegraverent heacutelas  dans lrsquoun des pieacuteges tendus aux heacutereacutetiquespar les ordonnances et furent pendus traitement indigne du Grand RoiSous Louis XVMilaud de La Baudraye de simple Eacutecuyer devint Chevalieret eut assez de creacutedit pour placer son fils cornette dans les mousquetairesLe cornette mourut agrave Fontenoy laissant un enfant agrave qui le Roi Louis XVIaccorda plus tard un brevet de fermier-geacuteneacuteral en meacutemoire du cornettemort sur le champ de bataille

Ce financier bel esprit occupeacute de charades de bouts rimeacutes de bou-quets agrave Chloris veacutecut dans le beau monde hanta la socieacuteteacute du duc deNivernois et se crut obligeacute de suivre la noblesse en exil  mais il eutsoin drsquoemporter ses capitaux Aussi le riche eacutemigreacute soutint-il alors plusdrsquoune grande maison noble Fatigueacute drsquoespeacuterer et peut-ecirctre aussi de precirc-ter il revint agrave Sancerre en 1800 et racheta La Baudraye par un senti-ment drsquoamour-propre et de vaniteacute nobiliaire explicable chez un petit-fils drsquoEacutechevin  mais qui sous le Consulat avait drsquoautant moins drsquoavenirque lrsquoex-fermier geacuteneacuteral comptait peu sur son heacuteritier pour continuer lesnouveaux La Baudraye Jean-Athanase-Melchior Milaud de La Baudrayeunique enfant du financier neacute plus que cheacutetif eacutetait bien le fruit drsquoun sang

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutepuiseacute de bonne heure par les plaisirs exageacutereacutes auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient agrave lrsquoaurore drsquoune vieillesse preacutematureacutee etfinissent ainsi par abacirctardir les sommiteacutes sociales

Pendant lrsquoeacutemigration madame de La Baudraye jeune fille sans au-cune fortune et qui fut eacutepouseacutee agrave cause de sa noblesse avait eu la patiencedrsquoeacutelever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait lrsquoamour excessifque les megraveres ont dans le cœur pour les avortons La mort de cette femmeune demoiselle de Casteacuteran-La-Tour contribua beaucoup agrave la rentreacutee enFrance de monsieur de La Baudraye Ce Lucullus des Milaud mourut enleacuteguant agrave son fils le fief sans lods et ventes mais orneacute de girouettes agrave sesarmes mille louis drsquoor somme assez consideacuterable en 1802 et ses creacuteancessur les plus illustres eacutemigreacutes contenues dans le portefeuille de ses poeacutesiesavec cette inscription  Vanitas vanitatum et omnia vanitas 

Si le jeune La Baudraye veacutecut il le dut agrave des habitudes drsquoune reacutegula-riteacute monastique agrave cette eacuteconomie de mouvement que Fontenelle precircchaitcomme la religion des valeacutetudinaires et surtout agrave lrsquoair de Sancerre agrave lrsquoin-fluence de ce site admirable drsquoougrave se deacutecouvre un panorama de quarantelieues dans le val de la Loire De 1802 agrave 1815 le petit La Baudraye aug-menta son ex-fief de plusieurs clos et srsquoadonna beaucoup agrave la culture desvignes Au deacutebut la Restauration lui parut si chancelante qursquoil nrsquoosa pastrop aller agrave Paris y faire ses reacuteclamations  mais apregraves la mort de Napoleacuteonil essaya de monnayer la poeacutesie de son pegravere car il ne comprit pas la pro-fonde philosophie accuseacutee par cemeacutelange des creacuteances et des charades Levigneron perdit tant de temps agrave se faire reconnaicirctre de messieurs les ducsde Navarreins et autres (telle eacutetait son expression) qursquoil revint agrave Sancerreappeleacute par ses chegraveres vendanges sans avoir rien obtenu que des offres deservices La Restauration rendit assez de lustre agrave la noblesse pour que LaBaudraye deacutesiracirct donner un sens agrave son ambition en se donnant un heacuteri-tier Ce beacuteneacutefice conjugal lui paraissait assez probleacutematique  autrementil nrsquoeucirct (eut) pas tant tardeacute mais vers la fin de 1823 en se voyant encoresur ses jambes agrave quarante-trois ans acircge qursquoaucun meacutedecin astrologueou sage-femme nrsquoeucirct oseacute lui preacutedire il espeacutera trouver la reacutecompense desa vertu forceacutee Neacuteanmoins son choix indiqua relativement agrave sa cheacutetiveconstitution un si grand deacutefaut de prudence qursquoil fut impossible de nrsquoypas voir un profond calcul

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La muse du deacutepartement Chapitre

A cette eacutepoque Son Eacuteminence Monseigneur lrsquoarchevecircque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant agravelrsquoune de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Cal-vinisme et qui gracircce agrave leur position obscure ou agrave des accommodementsavec le ciel eacutechappegraverent aux perseacutecutions de Louis XIV Artisans au XVIᵉsiegravecle les Pieacutedefer dont le nom reacutevegravele un de ces surnoms bizarres que sedonnegraverent les soldats de la Reacuteforme eacutetaient devenus drsquohonnecirctes drapiersSous le regravegne de Louis XVI Abraham Pieacutedefer fit de si mauvaises affairesqursquoil laissa vers 1786 eacutepoque de sa mort ses deux enfants dans un eacutetatvoisin de la misegravere Lrsquoun des deux Tobie (voir note agrave la fin du texte) Pieacutede-fer partit pour les Indes en abandonnant le modique heacuteritage agrave son aicircneacutePendant la reacutevolution Moiumlse Pieacutedefer acheta des biens nationaux abat-tit des abbayes et des eacuteglises agrave lrsquoinstar de ses ancecirctres et se maria choseeacutetrange avec une catholique fille unique drsquoun Conventionnel mort surlrsquoeacutechafaud Cet ambitieux Pieacutedefer mourut en 1819 laissant agrave sa femmeune fortune compromise par des speacuteculations agricoles et une petite fillede douze ans drsquoune beauteacute surprenante Eacuteleveacutee dans la religion calvinistecet enfant avait eacuteteacute nommeacutee Dinah suivant lrsquousage en vertu duquel lesreligionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour nrsquoavoir rien decommun avec les saints de lrsquoEacuteglise romaine

Mademoiselle Dinah Pieacutedefer mise par sa megravere dans un des meilleurspensionnats de Bourges celui des demoiselles Chamarolles y devint aussiceacutelegravebre par les qualiteacutes de son esprit que par sa beauteacute  mais elle srsquoytrouva primeacutee par des jeunes filles nobles riches et qui devaient plus tardjouer dans le monde un rocircle beaucoup plus beau que celui drsquoune rotu-riegravere dont la megravere attendait les reacutesultats de la liquidation Pieacutedefer Apregravesavoir su srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus de ses compagnes Dinahvoulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie Elle inventadonc drsquoabjurer le calvinisme en espeacuterant que le Cardinal proteacutegerait saconquecircte spirituelle et srsquooccuperait de son avenir Vous pouvez juger deacutejagravede la supeacuterioriteacute de mademoiselle Dinah qui degraves lrsquoacircge de dix-sept ans seconvertissait uniquement par ambition Lrsquoarchevecircque imbu de lrsquoideacutee queDinah Pieacutedefer devait faire lrsquoornement du monde essaya de la marierToutes les familles auxquelles srsquoadressa le Preacutelat srsquoeffrayegraverent drsquoune filledoueacutee drsquoune prestance de princesse qui passait pour la plus spirituelle des

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La muse du deacutepartement Chapitre

jeunes personnes eacuteleveacutees chez les demoiselles de Chamarolles et qui dansles solenniteacutes un peu theacuteacirctrales des distributions de prix jouait toujoursles premiers rocircles Assureacutement mille eacutecus de rentes que pouvait rappor-ter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la megravere eacutetaient peu dechose en comparaison des deacutepenses auxquelles les avantages personnelsdrsquoune creacuteature si spirituelle entraicircnerait un mari

Degraves que le petit Melchior de La Baudraye apprit ces deacutetails dont par-laient toutes les socieacuteteacutes du deacutepartement du Cher il se rendit agrave Bourgesau moment ougrave madame Pieacutedefer deacutevote agrave grandes Heures eacutetait agrave peupregraves deacutetermineacutee ainsi que sa fille agrave prendre selon lrsquoexpression du Berryle premier chien coiffeacute venu Si le Cardinal fut tregraves-heureux de rencon-trer monsieur de La Baudraye monsieur de La Baudraye fut encore plusheureux drsquoaccepter une femme de la main du Cardinal Le petit hommeexigea de son Eacuteminence la promesse formelle de sa protection aupregraves duPreacutesident du Conseil agrave cette fin de palper les creacuteances sur les ducs deNavarreins et autres en saisissant leurs indemniteacutes Ce moyen parut unpeu trop vif agrave lrsquohabile ministre du pavillon Marsan il fit savoir au vigne-ron qursquoon srsquooccuperait de lui en temps et lieu Chacun peut se figurer letapage produit dans le Sancerrois par le mariage insenseacute de monsieur LaBaudraye

― Cela srsquoexplique dit le Preacutesident Boirouge le petit homme auraitmrsquoa-t-on dit eacuteteacute tregraves-choqueacute drsquoavoir entendu sur le Mail le beau mon-sieur Milaud le Substitut de Nevers disant agrave monsieur de Clagny en luimontrant les tourelles de La Baudraye  ― Cela me reviendra  ― Maisa reacutepondu notre Procureur du Roi il peut se marier et avoir des en-fants ― Ccedila lui est deacutefendu  Vous pouvez imaginer la haine qursquoun avortoncomme le petit La Baudraye a ducirc vouer agrave ce colosse de Milaud

Il existait agrave Nevers une branche roturiegravere des Milaud qui srsquoeacutetait as-sez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le repreacutesentantde cette branche eucirct (eut) abordeacute la carriegravere du Ministegravere Public danslaquelle il fut proteacutegeacute par feu Marchangy

Peut-ecirctre convient-il drsquoeacutecheniller cette histoire ougrave le moral joue ungrand rocircle des vils inteacuterecircts mateacuteriels dont se preacuteoccupait exclusivementmonsieur de La Baudraye en racontant avec briegraveveteacute les reacutesultats de sesneacutegociations agrave Paris Ceci drsquoailleurs expliquera plusieurs parties mysteacute-

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La muse du deacutepartement Chapitre

rieuses de lrsquohistoire contemporaine et les difficulteacutes sous-jacentes querencontraient les Ministres pendant la Restauration sur le terrain poli-tique Les promesses ministeacuterielles eurent si peu de reacutealiteacute que monsieurde La Baudraye se rendit agrave Paris au moment ougrave le Cardinal y fut appeleacutepar la session des Chambres

Voici comment le duc de Navarreins le premier creacuteancier menaceacute parmonsieur de La Baudraye se tira drsquoaffaire Le Sancerrois vit arriver unmatin agrave lrsquohocirctel de Mayence ougrave il srsquoeacutetait logeacute rue Saint-Honoreacute pregraves dela place Vendocircme un confident des Ministres qui se connaissait en liqui-dations Cet eacuteleacutegant personnage sorti drsquoun eacuteleacutegant cabriolet et vecirctu dela faccedilon la plus eacuteleacutegante fut obligeacute de monter au numeacutero 37 crsquoest-agrave-direau troisiegraveme eacutetage dans une petite chambre ougrave il surprit le provincial secuisinant au feu de sa chemineacutee une tasse de cafeacute

― Est-ce agrave monsieur Milaud de La Baudraye que jrsquoai lrsquohonneurhellip― Oui reacutepondit le petit homme en se drapant dans sa robe de

chambreApregraves avoir lorgneacute ce produit incestueux drsquoun ancien par-dessus

chineacute de madame Pieacutedefer et drsquoune robe de feu madame de La Baudrayele neacutegociateur trouva lrsquohomme la robe de chambre et le petit fourneau deterre ougrave bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caracteacuteristiquesqursquoil jugea les finasseries inutiles

― Je parie monsieur dit-il audacieusement que vous dicircnez agrave qua-rante sous chez Hurbain au Palais-Royal

― Et pourquoi hellip― Oh  je vous reconnais pour vous y avoir vu reacutepliqua le Parisien

en gardant son seacuterieux Tous les creacuteanciers des princes y dicircnent Voussavez qursquoon trouve agrave peine dix pour cent des creacuteances sur les plus grandsseigneurshellip Je ne vous donnerais pas cinq pour cent drsquoune creacuteance sur lefeu duc drsquoOrleacuteans et mecircme surhellip (il baissa la voix) sur MONSIEURhellip

― Vous venez mrsquoacheter mes titreshellip dit le vigneron qui se crut spiri-tuel

― Acheter hellip fit le neacutegociateur pour qui me prenez-vous hellip Je suismonsieur des Lupeaulx maicirctre des requecirctes secreacutetaire-geacuteneacuteral du Minis-tegravere et je viens vous proposer une transaction

― Laquelle 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Vous nrsquoignorez pas monsieur la position de votre deacutebiteurhellip― De mes deacutebiteurshellip― Heacute  bien monsieur vous connaissez la situation de vos deacutebiteurs

ils sont dans les bonnes gracircces du Roi mais ils sont sans argent et obli-geacutes agrave une grande repreacutesentationhellip Vous nrsquoignorez pas les difficulteacutes dela politique  lrsquoaristocratie est agrave reconstruire en preacutesence drsquoun Tiers-Eacutetatformidable La penseacutee du Roi que la France juge tregraves-mal est de creacuteerdans la pairie une institution nationale analogue agrave celle de lrsquoAngleterrePour reacutealiser cette grande penseacutee il nous faut des anneacutees et des millionshellipNoblesse oblige le duc de Navarreins qui vous le savez est Premier Gen-tilhomme de la Chambre ne nie pas sa dette mais il ne peut pashellip (soyezraisonnable  Jugez la politique  Nous sortons de lrsquoabicircme des reacutevolutionsVous ecirctes noble aussi ) donc il ne peut pas vous payerhellip

― Monsieurhellip― Vous ecirctes vif dit des Lupeaulx eacutecoutez hellip il ne peut pas vous payer

en argent  heacute  bien en homme drsquoesprit que vous ecirctes payez-vous en fa-veurshellip royales ou ministeacuterielles

― Quoi mon pegravere aura donneacute en 1793 cent millehellip― Mon cher monsieur ne reacutecriminez pas  Eacutecoutez une proposition

drsquoarithmeacutetique politique  La recette de Sancerre est vacante un ancienpayeur geacuteneacuteral des armeacutees y a droit mais il nrsquoa pas de chances  vousavez des chances et vous nrsquoy avez aucun droit  vous obtiendrez la recetteVous exercerez pendant un trimestre vous donnerez votre deacutemission etmonsieur Gravier vous donnera vingt mille francs De plus vous serezdeacutecoreacute de lrsquoOrdre Royal de la Leacutegion-drsquoHonneur

― Crsquoest quelque chose dit le vigneron beaucoup plus appacircteacute par lasomme que par le ruban

― Mais reprit des Lupeaulx vous reconnaicirctrez les bonteacutes de Son Ex-cellence en rendant agrave Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titreshellip

Le vigneron revint agrave Sancerre en qualiteacute de Receveur des Contribu-tions Six mois apregraves il fut remplaceacute par monsieur Gravier qui passaitpour lrsquoun des hommes les plus aimables de la Finance sous lrsquoEmpire etqui naturellement fut preacutesenteacute par monsieur de La Baudraye agrave sa femme

Degraves qursquoil ne fut plus Receveur monsieur de La Baudraye revint agrave Parissrsquoexpliquer avec drsquoautres deacutebiteurs Cette fois il fut nommeacute Reacutefeacuterendaire

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La muse du deacutepartement Chapitre

au Sceau baron et officier de la Leacutegion-drsquoHonneur Apregraves avoir vendu lacharge de Reacutefeacuterendaire au Sceau le baron de La Baudraye fit quelques vi-sites agrave ses derniers deacutebiteurs et reparut agrave Sancerre avec le titre de Maicirctredes Requecirctes avec une place de Commissaire du Roi pregraves drsquoune Com-pagnie Anonyme eacutetablie en Nivernais aux appointements de six millefrancs une vraie sineacutecure Le bonhomme La Baudraye qui passa pouravoir fait une folie financiegraverement parlant fit donc une excellente affaireen eacutepousant sa femme

Gracircce agrave sa sordide eacuteconomie agrave lrsquoindemniteacute qursquoil reccedilut pour les biensde son pegravere nationalement vendus en 1793 le petit homme reacutealisa vers1827 le recircve de toute sa vie hellip En donnant quatre cent mille francs comp-tant et prenant des engagements qui le condamnaient agrave vivre pendantsix ans selon son expression de lrsquoair du temps il put acheter sur lesbords de la Loire agrave deux lieues au-dessus de Sancerre la terre drsquoAnzydont le magnifique chacircteau bacircti par Philibert de Lorme est lrsquoobjet de lajuste admiration des connaisseurs Il fut enfin compteacute parmi les grandsproprieacutetaires du pays  Il nrsquoest pas sucircr que la joie causeacutee par lrsquoeacuterectiondrsquoun majorat composeacute de la terre drsquoAnzy du fief de La Baudraye et dudomaine de La Hautoy en vertu de Lettres Patentes en date de deacutecembre1829 ait compenseacute les chagrins de Dinah qui se vit alors reacuteduite agrave unesecregravete indigence jusqursquoen 1835 Le prudent La Baudraye ne permit pasagrave sa femme drsquohabiter Anzy et drsquoy faire le moindre changement avant ledernier payement du prix

Ce coup drsquoœil sur la politique du premier baron de La Baudraye ex-plique lrsquohomme en entier Ceux agrave qui les manies des gens de provincesont familiegraveres reconnaicirctront en lui la passion de la terre passion deacutevo-rante passion exclusive espegravece drsquoavarice eacutetaleacutee au soleil et qui souventmegravene agrave la ruine par un deacutefaut drsquoeacutequilibre entre les inteacuterecircts hypotheacutecaireset les produits territoriaux Les gens qui de 1802 agrave 1827 se moquaient dupetit La Baudraye en le voyant trotter agrave Saint-Thibault et srsquoy occuper deses affaires avec lrsquoacircpreteacute drsquoun bourgeois vivant de sa vigne ceux qui necomprenaient pas son deacutedain de la faveur agrave laquelle il avait ducirc ses placesaussitocirct quitteacutees qursquoobtenues eurent enfin le mot de lrsquoeacutenigme quand ceformicaleo sauta sur sa proie apregraves avoir attendu le moment ougrave les prodi-galiteacutes de la duchesse de Maufrigneuse amenegraverent la vente de cette terre

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La muse du deacutepartement Chapitre

magnifique depuis trois cents ans dans la maison drsquoUxellesMadame Pieacutedefer vint vivre avec sa fille Les fortunes reacuteunies de mon-

sieur de La Baudraye et de sa belle-megravere qui srsquoeacutetait contenteacutee drsquoune renteviagegravere de douze cents francs en abandonnant agrave son gendre le domaine deLa Hautoy composegraverent un revenu visible drsquoenviron quinze mille francs

Pendant les premiers jours de son mariage Dinah obtint des chan-gements qui rendirent La Baudraye une maison tregraves-agreacuteable Elle fit unjardin anglais drsquoune cour immense en y abattant des celliers des pres-soirs et des communs ignobles Elle meacutenagea derriegravere le manoir petiteconstruction agrave tourelles et agrave pignons qui ne manquait pas de caractegravereun second jardin agrave massifs agrave fleurs agrave gazons et le seacutepara des vignes parun mur qursquoelle cacha sous des plantes grimpantes Enfin elle introdui-sit dans la vie inteacuterieure autant de comfort que lrsquoexiguiumlteacute des revenus lepermit Pour ne pas se laisser deacutevorer par une jeune personne aussi supeacute-rieure que Dinah paraissait lrsquoecirctre monsieur de La Baudraye eut lrsquoadressede se taire sur les recouvrements qursquoil faisait agrave Paris Ce profond secretgardeacute sur ses inteacuterecircts donna je ne sais quoi de mysteacuterieux agrave son caractegravereet le grandit aux yeux de sa femme pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariage tant le silence a de majesteacute hellip

Les changements opeacutereacutes agrave La Baudraye inspiregraverent un deacutesir drsquoautantplus vif de voir la jeune marieacutee que Dinah ne voulut pas se montrer ni re-cevoir avant drsquoavoir conquis toutes ses aises eacutetudieacute le pays et surtout lesilencieux La Baudraye Quand par une matineacutee de printemps en 1825on vit sur le Mail la belle madame de La Baudraye en robe de veloursbleu sa megravere en robe de velours noir une grande clameur srsquoeacuteleva dansSancerre Cette toilette confirma la supeacuterioriteacute de cette jeune femme eacutele-veacutee dans la capitale du Berry On craignit en recevant ce pheacutenix berruyerde ne pas dire des choses assez spirituelles et naturellement on se gourmadevant madame de La Baudraye qui produisit une espegravece de terreur parmila gent femelle Lorsqursquoon admira dans le salon de La Baudraye un tapisfaccedilonneacute comme un cachemire un meuble pompadour agrave bois doreacutes desrideaux de brocatelle aux fenecirctres et sur une table ronde un cornet ja-ponais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux  lorsqursquoonentendit la belle Dinah jouant agrave livre ouvert sans exeacutecuter la moindre ceacute-reacutemonie pour se mettre au piano lrsquoideacutee qursquoon se faisait de sa supeacuterioriteacute

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prit de grandes proportions Pour ne (ne se) jamais se laisser gagner parlrsquoincurie et par le mauvais goucirct Dinah avait reacutesolu de se tenir au cou-rant des modes et des moindres reacutevolutions du luxe en entretenant uneactive correspondance avec Anna Grossetecircte son amie de cœur au pen-sionnat Chamarolles Fille unique du Receveur Geacuteneacuteral de Bourges Annagracircce agrave sa fortune avait eacutepouseacute le troisiegraveme fils du comte de Fontaine Lesfemmes en venant agrave La Baudraye y furent alors constamment blesseacuteespar la prioriteacute que Dinah sut srsquoattribuer en fait de modes  et quoi qursquoellesfissent elles se virent toujours en arriegravere ou comme disent les amateursde courses distanceacutees Si toutes ces petites choses causegraverent une maligneenvie chez les femmes de Sancerre la conversation et lrsquoesprit de Dinahengendregraverent une veacuteritable aversion Dans le deacutesir drsquoentretenir son intel-ligence au niveau du mouvement parisien madame de La Baudraye nesouffrit chez personne ni propos vides ni galanterie arrieacutereacutee ni phrasessans valeur  elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles agrave cettemeacutedisance de bas eacutetage qui fait le fond de la langue en province Aimantagrave parler des deacutecouvertes dans la science ou dans les arts des œuvres fraicirc-chement eacutecloses au theacuteacirctre en poeacutesie elle parut remuer des penseacutees enremuant les mots agrave la mode

Lrsquoabbeacute Duret cureacute de Sancerre vieillard de lrsquoancien clergeacute de Francehomme de bonne compagnie agrave qui le jeu ne deacuteplaisait pas nrsquoosait se li-vrer agrave son penchant dans un pays aussi libeacuteral que Sancerre il fut donctregraves-heureux de lrsquoarriveacutee demadame de La Baudraye avec laquelle il srsquoen-tendit admirablement Le Sous-Preacutefet un vicomte de Chargebœuf fut en-chanteacute de trouver dans le salon de madame de La Baudraye une espegravecedrsquooasis ougrave lrsquoon faisait trecircve agrave la vie de provinceQuant agrave monsieur de Cla-gny le Procureur du Roi son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre Ce passionneacute magistrat refusa tout avancement et se mit agrave ai-mer pieusement cet ange de gracircce et de beauteacute Crsquoeacutetait un grand hommesec agrave figure patibulaire orneacutee de deux yeux terribles agrave orbites charbon-neacutees surmonteacutees de deux sourcils eacutenormes et dont lrsquoeacuteloquence bien dif-feacuterente de son amour ne manquait pas de mordant

Monsieur Gravier eacutetait un petit homme gros et gras qui sous lrsquoEmpirechantait admirablement la romance et qui dut agrave ce talent le poste eacuteminentde payeur-geacuteneacuteral drsquoarmeacutee Mecircleacute agrave de grands inteacuterecircts en Espagne avec

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certains geacuteneacuteraux en chef appartenant alors agrave lrsquoopposition il sut mettreagrave profit ces liaisons parlementaires aupregraves du Ministre qui par eacutegard agravesa position perdue lui promit la recette de Sancerre et finit par la luilaisser acheter Lrsquoesprit leacuteger le ton du temps de lrsquoEmpire srsquoeacutetait alourdichez monsieur Gravier il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendrela diffeacuterence eacutenorme qui seacutepara les mœurs de la Restauration de cellesde lrsquoEmpire  mais il se croyait bien supeacuterieur agrave monsieur de Clagny satenue eacutetait de meilleur goucirct il suivait les modes il se montrait en giletjaune en pantalon gris en petites redingotes serreacutees il avait au cou descravates de soieries agrave la mode orneacutees de bagues agrave diamants  tandis que leProcureur du Roi ne sortait pas de lrsquohabit du pantalon et du gilet noirssouvent racircpeacutes

Ces quatre personnages srsquoextasiegraverent les premiers sur lrsquoinstructionle bon goucirct la finesse de Dinah et la proclamegraverent une femme de la plushaute intelligence Les femmes se dirent alors entre elles  ― Madame deLa Baudraye doit joliment se moquer de noushellip Cette opinion plus oumoins juste eut pour reacutesultat drsquoempecirccher les femmes drsquoaller agrave La Bau-draye Atteinte et convaincue de peacutedantisme parce qursquoelle parlait correc-tement Dinah fut surnommeacutee la Sapho de Saint-Satur Chacun finit par semoquer effronteacutement des preacutetendues grandes qualiteacutes de celle qui devintainsi lrsquoennemie des Sancerroises Enfin on alla jusqursquoagrave nier une supeacuterio-riteacute purement relative drsquoailleurs qui relevait les ignorances et ne leurpardonnait point Quand tout le monde est bossu la belle taille devientla monstruositeacute  Dinah fut donc regardeacutee comme monstrueuse et dan-gereuse et le deacutesert se fit autour drsquoelle Eacutetonneacutee de ne voir les femmesmalgreacute ses avances qursquoagrave de longs intervalles et pendant des visites dequelques minutes Dinah demanda la raison de ce pheacutenomegravene agrave monsieurde Clagny

― Vous ecirctes une femme trop supeacuterieure pour que les autres femmesvous aiment reacutepondit le Procureur du Roi

Monsieur Gravier que la pauvre deacutelaisseacutee interrogea se fit eacutenormeacute-ment prier pour lui dire  ― Mais belle dame vous ne vous contentez pasdrsquoecirctre charmante vous avez de lrsquoesprit vous ecirctes instruite vous ecirctes aufait de tout ce qui srsquoeacutecrit vous aimez la poeacutesie vous ecirctes musicienne etvous avez une conversation ravissante  les femmes ne pardonnent pas

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tant de supeacuterioriteacutes hellipLes hommes dirent agrave monsieur de La Baudraye  ― Vous qui avez une

femme supeacuterieure vous ecirctes bien heureuxhellip Et il finit par dire  ― Moi quiai une femme supeacuterieure je suis bien etchellip

Madame Pieacutedefer flatteacutee dans sa fille se permit aussi de dire deschoses dans ce genre  ― Ma fille qui est une femme tregraves-supeacuterieure eacutecri-vait hier agrave madame de Fontaine telles telles choses

Pour qui connaicirct le monde la France Paris nrsquoest-il pas vrai que beau-coup de ceacuteleacutebriteacutes se sont eacutetablies ainsi 

Au bout de deux ans vers la fin de lrsquoanneacutee 1825 Dinah de La Baudrayefut accuseacutee de ne vouloir recevoir que des hommes  puis on lui fit uncrime de son eacuteloignement pour les femmes Pas une de ses deacutemarchesmecircme la plus indiffeacuterente ne passait sans ecirctre critiqueacutee ou deacutenatureacuteeApregraves avoir fait tous les sacrifices qursquoune femme bien eacuteleveacutee pouvait faireet avoir mis les proceacutedeacutes de son cocircteacute madame de La Baudraye eut le tortde reacutepondre agrave une fausse amie qui vint deacuteplorer son isolement  ― Jrsquoaimemieux mon eacutecuelle vide que rien dedans 

Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre et fut plustard cruellement retourneacutee contre la Sapho de Saint-Satur quand en lavoyant sans enfants apregraves cinq ans de mariage on se moqua du petit LaBaudraye

Pour faire comprendre cette plaisanterie de province il est neacutecessairede rappeler au souvenir de ceux qui lrsquoont connu le Bailli de Ferrette dequi lrsquoon disait qursquoil eacutetait lrsquohomme le plus courageux de lrsquoEurope parceqursquoil osait marcher sur ses deux jambes et qursquoon accusait aussi de mettredu plomb dans ses souliers pour ne pas ecirctre emporteacute par le vent Mon-sieur de La Baudraye petit homme jeune et quasi diaphane eucirct eacuteteacute prispar le Bailli de Ferrette pour premier gentilhomme de sa chambre si cediplomate eucirct eacuteteacute quelque peu Grand-Duc de Bade au lieu drsquoen ecirctre lrsquoen-voyeacute Monsieur de La Baudraye dont les jambes eacutetaient si grecircles qursquoilmettait par deacutecence de faux mollets dont les cuisses ressemblaient aubras drsquoun homme bien constitueacute dont le torse figurait assez bien le corpsdrsquoun hanneton eucirct eacuteteacute pour le bailli de Ferrette une flatterie perpeacutetuelleEn marchant le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibiatant il en faisait peu mystegravere et remerciait ceux qui lrsquoavertissaient de ce

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leacuteger contre-sens Il conserva les culottes courtes les bas de soie noirset le gilet blanc jusqursquoen 1824 Apregraves son mariage il porta des pantalonsbleus et des bottes agrave talons ce qui fit dire agrave tout Sancerre qursquoil srsquoeacutetaitdonneacute deux pouces pour atteindre au menton de sa femme On lui vitpendant dix ans la mecircme petite redingote vert-bouteille agrave grands boutonsde meacutetal blancs et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide etchafouine eacuteclaireacutee par des yeux drsquoun gris bleu fins et calmes comme desyeux de chat Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduiteil paraissait rendre sa femme tregraves-heureuse en ayant lrsquoair de ne jamais lacontrarier il lui laissait la parole et se contentait drsquoagir avec la lenteurmais avec la teacutenaciteacute drsquoun insecte

Adoreacutee pour sa beauteacute sans rivale admireacutee pour son esprit par leshommes les plus comme il faut de Sancerre Dinah entretint cette admira-tion par des conversations auxquelles dit-on plus tard elle se preacuteparaitEn se voyant eacutecouteacutee avec extase elle srsquohabitua par degreacutes agrave srsquoeacutecouteraussi prit plaisir agrave peacuterorer et finit par regarder ses amis comme autantde confidents de trageacutedie destineacutes agrave lui donner la reacuteplique Elle se procuradrsquoailleurs une fort belle collection de phrases et drsquoideacutees soit par ses lec-tures soit en srsquoassimilant les penseacutees de ses habitueacutes et devint ainsi uneespegravece de serinette dont les airs partaient degraves qursquoun accident de la conver-sation en accrochait la deacutetente Alteacutereacutee de savoir rendons-lui cette justiceDinah lut tout jusqursquoagrave des livres demeacutedecine de statistique de science dejurisprudence  car elle ne savait agrave quoi employer sesmatineacutees apregraves avoirpasseacute ses fleurs en revue et donneacute ses ordres au jardinier Doueacutee drsquounebelle meacutemoire et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditeacute drsquoun styleeacutetudieacute Aussi de Cosne de La Chariteacute de Nevers sur la rive droite etde Leacutereacute de Vailly drsquoArgent de Blancafort drsquoAubigneacute sur la rive gauchevenait-on se faire preacutesenter agrave madame de La Baudraye comme en Suisseon se faisait preacutesenter agrave madame de Staeumll Ceux qui nrsquoentendaient qursquouneseule fois les airs de cette tabatiegravere suisse srsquoen allaient eacutetourdis et disaientde Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses agrave dixlieues agrave la ronde

Il existe dans lrsquoadmiration qursquoon inspire ou dans lrsquoaction drsquoun rocirclejoueacute je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas agrave la critique drsquoar-

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river agrave lrsquoidole Une atmosphegravere produite peut-ecirctre par une constante di-latation nerveuse fait comme un nimbe agrave travers lequel on voit le mondeau-dessous de soi Comment expliquer autrement la perpeacutetuelle bonnefoi qui preacuteside agrave tant de nouvelles repreacutesentations des mecircmes effets et lacontinuelle meacuteconnaissance du conseil que donnent ou les enfants si ter-ribles pour leurs parents ou les maris si familiariseacutes avec les innocentesroueries de leurs femmes Monsieur de La Baudraye avait la candeur drsquounhomme qui deacuteploie un parapluie aux premiegraveres gouttes tombeacutees  quandsa femme entamait la question de la traite des negravegres ou lrsquoameacutelioration dusort des forccedilats il prenait sa petite casquette bleue et srsquoeacutevadait sans bruitavec la certitude de pouvoir aller agrave Saint-Thibault surveiller une livraisonde poinccedilons et revenir une heure apregraves en retrouvant la discussion agrave peupregraves mucircrie Srsquoil nrsquoavait rien agrave faire il allait se promener sur le Mail drsquoougravese deacutecouvre lrsquoadmirable panorama de la valleacutee de la Loire et prenait unbain drsquoair pendant que sa femme exeacutecutait une sonate de paroles et desduos de dialectique

Une fois poseacutee en femme supeacuterieure Dinah voulut donner des gagesvisibles de son amour pour les creacuteations les plus remarquables de lrsquoArt car elle srsquoassocia vivement aux ideacutees de lrsquoeacutecole romantique en comprenantdans lrsquoArt la poeacutesie et la peinture la page et la statue le meuble et lrsquoopeacuteraAussi devint-elle moyen-acircgiste Elle srsquoenquit des curiositeacutes qui pouvaientdater de la Renaissance et fit de ses fidegraveles autant de commissionnairesdeacutevoueacutes Elle acquit ainsi dans les premiers jours de son mariage le mo-bilier des Rouget agrave Issoudun lors de la vente qui eut lieu vers le commen-cement de 1824 Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans laHaute-Loire Aux eacutetrennes ou le jour de sa fecircte ses amis ne manquaientjamais agrave lui offrir quelques rareteacutes Ces fantaisies trouvegraverent gracircce auxyeux de monsieur de La Baudraye il eut lrsquoair de sacrifier quelques eacutecusau goucirct de sa femme  mais en reacutealiteacute lrsquohomme aux terres songeait agrave sonchacircteau drsquoAnzy Ces antiquiteacutes coucirctaient alors beaucoup moins que desmeubles modernes Au bout de cinq ou six ans lrsquoantichambre la salle agravemanger les deux salons et le boudoir que Dinah srsquoeacutetait arrangeacutes au rez-de-chausseacutee de La Baudraye tout jusqursquoagrave la cage de lrsquoescalier regorgeade chefs-drsquoœuvre trieacutes dans les quatre deacutepartements environnants Cetentourage qualifieacute drsquoeacutetrange dans le pays fut en harmonie avec Dinah

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Ces merveilles sur le point de revenir agrave la mode frappaient lrsquoimaginationdes gens preacutesenteacutes ils srsquoattendaient agrave des conceptions bizarres et ils trou-vaient leur attente surpasseacutee en voyant agrave travers un monde de fleurs cescatacombes de vieilleries disposeacutees comme chez feu du Sommerard cetOld Mortality des meubles  Ces trouvailles eacutetaient drsquoailleurs autant deressorts qui sur une question faisaient jaillir des tirades sur Jean Gou-jon sur Michel Columb sur Germain Pilon sur Boulle sur Van Huysiumsur Boucher ce grand peintre berrichon  sur Clodion le sculpteur en boissur les placages veacutenitiens sur Brustolone teacutenor italien le Michel-Angedes cadres  sur les treiziegraveme quatorziegraveme quinziegraveme seiziegraveme et dix-septiegraveme siegravecles sur les eacutemaux de Bernard de Palissy sur ceux de Petitotsur les gravures drsquoAlbrecht Durer (elle prononccedilait Dur) sur les veacutelinsenlumineacutes sur le gothique fleuri flamboyant orneacute pur agrave renverser lesvieillards et agrave enthousiasmer les jeunes gens

Animeacutee du deacutesir de vivifier Sancerre madame de La Baudraye tentadrsquoy former une Socieacuteteacute dite Litteacuteraire Le preacutesident du tribunal monsieurBoirouge qui se trouvait alors sur les bras une maison agrave jardin provenantde la succession Popinot-Chandier favorisa la creacuteation de cette SocieacuteteacuteCe ruseacute magistrat vint srsquoentendre sur les statuts avec madame de La Bau-draye il voulut ecirctre un des fondateurs et loua sa maison pour quinze ansagrave la Socieacuteteacute Litteacuteraire Degraves la seconde anneacutee on y jouait aux dominosau billard agrave la bouillotte en buvant du vin chaud sucreacute du punch et desliqueurs On y fit quelques petits soupers fins et lrsquoon y donna des balsmasqueacutes au carnaval En fait de litteacuterature on y lut les journaux lrsquoon yparla politique et lrsquoon y causa drsquoaffaires Monsieur de La Baudraye y allaitassidument agrave cause de sa femme disait-il plaisamment

Ces reacutesultats navregraverent cette femme supeacuterieure qui deacutesespeacutera de San-cerre et concentra degraves lors dans son salon tout lrsquoesprit du pays Neacutean-moins malgreacute la bonne volonteacute de messieurs de Chargebœuf Gravierde Clagny de lrsquoabbeacute Duret des premier et second substituts drsquoun jeunemeacutedecin drsquoun jeune juge-suppleacuteant aveugles admirateurs de Dinah il yeut des moments ougrave de guerre lasse on se permit des excursions dansle domaine des agreacuteables futiliteacutes qui composent le fonds commun desconversations du monde Monsieur Gravier appelait cela  passer du graveau doux Le wisth de lrsquoabbeacute Duret faisait une utile diversion aux quasi-

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monologues de la Diviniteacute Les trois rivaux fatigueacutes de tenir leur esprittendu sur des discussions de lrsquoordre le plus eacuteleveacute car ils caracteacuterisaientainsi leurs conversations mais nrsquoosant teacutemoigner la moindre satieacuteteacute setournaient parfois drsquoun air cacirclin vers le vieux precirctre

― Monsieur le cureacute meurt drsquoenvie de faire sa petite partie disaient-ilsLe spirituel cureacute se precirctait assez bien agrave lrsquohypocrisie de ses complices

il reacutesistait il srsquoeacutecriait  ― Nous perdrions trop agrave ne pas eacutecouter notre belleinspireacutee  Et il stimulait la geacuteneacuterositeacute de Dinah qui finissait par avoir pitieacutede son cher cureacute

Cette manœuvre hardie inventeacutee par le Sous-Preacutefet fut pratiqueacutee avectant drsquoastuce que Dinah ne soupccedilonna jamais lrsquoeacutevasion de ses forccedilats dansle preacuteau de la table agrave jouer On lui laissait alors le jeune substitut ou lemeacutedecin agrave gehenner Un jeune proprieacutetaire le dandy de Sancerre perditles bonnes gracircces de Dinah pour quelques imprudentes deacutemonstrationsApregraves avoir solliciteacute lrsquohonneur drsquoecirctre admis dans ce Ceacutenacle en se flattantdrsquoen enlever la fleur aux autoriteacutes constitueacutees qui la cultivaient il eut lemalheur de bacirciller pendant une explication queDinah daignait lui donnerpour la quatriegraveme fois il est vrai de la philosophie de Kant Monsieur deLa Thaumassiegravere le petit-fils de lrsquohistorien de Berry fut regardeacute commeun homme compleacutetement deacutepourvu drsquointelligence et drsquoacircme

Les trois amoureux en titre se soumettaient agrave ces exorbitantes deacute-penses drsquoesprit et drsquoattention dans lrsquoespoir du plus doux des triomphesau moment ougrave Dinah srsquohumaniserait car aucun drsquoeux nrsquoeucirct lrsquoaudace depenser qursquoelle perdrait son innocence conjugale avant drsquoavoir perdu sesillusions En 1826 eacutepoque agrave laquelle Dinah se vit entoureacutee drsquohommageselle atteignait agrave sa vingtiegraveme anneacutee et lrsquoabbeacute Duret la maintenait dansune espegravece de ferveur catholique  les adorateurs de Dinah se contentaientdonc de lrsquoaccabler de petits soins ils la comblaient de services drsquoatten-tions heureux drsquoecirctre pris pour les chevaliers drsquohonneur de cette reine parles gens preacutesenteacutes qui passaient une ou deux soireacutees agrave La Baudraye

― Madame de La Baudraye est un fruit qursquoil faut laisser mucircrir telleeacutetait lrsquoopinion de monsieur Gravier qui attendait

Quant au magistrat il eacutecrivait des lettres de quatre pages auxquellesDinah reacutepondait par des paroles calmantes en tournant apregraves le dicircner au-tour de son boulingrin en srsquoappuyant sur le bras de son adorateur Gardeacutee

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par ces trois passions madame de La Baudraye drsquoailleurs accompagneacuteede sa deacutevote megravere eacutevita tous les malheurs de la meacutedisance Il fut si patentdans Sancerre qursquoaucun de ces trois hommes nrsquoen laissait un seul pregraves demadame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comeacutedie Pour al-ler de la Porte-Ceacutesar agrave Saint-Thibault il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts et que dans les pays de montagneson appelle une coursiegravere mais qui se nomme agrave Sancerre le Casse-cou Cenom indique assez un sentier traceacute sur la pente la plus roide de la mon-tagne encombreacute de pierres et encaisseacute par les talus des clos de vignes Enprenant le Casse-cou lrsquoon abregravege la route de Sancerre agrave La Baudraye Lesfemmes jalouses de la Sapho de Saint-Satur se promenaient sur le Mailpour regarder ce Longchamps des autoriteacutes que souvent elles arrecirctaienten engageant dans quelque conversation tantocirct le Sous-Preacutefet tantocirct leProcureur du Roi qui donnaient alors les marques drsquoune visible impa-tience ou drsquoune impertinente distraction Comme du Mail on deacutecouvreles tourelles de La Baudraye plus drsquoun jeune homme y venait contemplerla demeure de Dinah en enviant le privileacutege des dix ou douze habitueacutesqui passaient la soireacutee aupregraves de la reine du Sancerrois Monsieur de LaBaudraye eut bientocirct remarqueacute lrsquoascendant que sa qualiteacute demari lui don-nait sur les galants de sa femme et il se servit drsquoeux avec la plus entiegraverecandeur il obtint des deacutegregravevements de contribution et gagna deux pro-cillons Dans tous ses litiges il fit pressentir lrsquoautoriteacute du Procureur duRoi de maniegravere agrave ne plus se rien voir contester et il eacutetait difficultueux etprocessif en affaires comme tous les nains mais toujours avec douceur

Neacuteanmoins plus lrsquoinnocence de madame de La Baudraye eacuteclataitmoins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes Sou-vent chez la preacutesidente Boirouge les dames drsquoun certain acircge discutaientpendant des soireacutees entiegraveres entre elles bien entendu sur le meacutenage LaBaudraye Toutes pressentaient un de ces mystegraveres dont le secret inteacute-resse vivement les femmes agrave qui la vie est connue Il se jouait en effet agrave LaBaudraye une de ces longues et monotones trageacutedies conjugales qui de-meureraient eacuteternellement inconnues si lrsquoavide scalpel du Dix-NeuviegravemeSiegravecle nrsquoallait pas conduit par la neacutecessiteacute de trouver du nouveau fouillerles coins les plus obscurs du cœur ou si vous voulez ceux que la pudeurdes siegravecles preacuteceacutedents avait respecteacutes Et ce drame domestique explique

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assez bien la vertu de Dinah pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariageUne jeune fille dont les succegraves au pensionnat Chamarolles avaient eu

lrsquoorgueil pour ressort dont le premier calcul avait eacuteteacute reacutecompenseacute parune premiegravere victoire ne devait pas srsquoarrecircter en si beau cheminQuelquecheacutetif que parucirct ecirctre monsieur de La Baudraye il fut pour mademoiselleDinah Pieacutedefer un parti vraiment inespeacutereacute Quelle pouvait ecirctre lrsquoarriegravere-penseacutee de ce vigneron en se mariant agrave quarante-quatre ans avec unejeune fille de dix-sept ans et quel parti sa femme pouvait-elle tirer delui  Tel fut le premier texte des meacuteditations de Dinah Le petit hommetrompa perpeacutetuellement lrsquoobservation de sa femme Ainsi tout drsquoabordil laissa prendre les deux preacutecieux hectares perdus en agreacutement autourde La Baudraye et il donna presque geacuteneacutereusement les sept agrave huit millefrancs neacutecessaires aux arrangements inteacuterieurs dirigeacutes par Dinah qui putacheter agrave Issoudun le mobilier Rouget et entreprendre chez elle le sys-tegraveme de ses deacutecorations Moyen-Acircge Louis XIV et Pompadour La jeunemarieacutee eut alors peine agrave croire que monsieur de La Baudraye fucirct avarecomme on le lui disait ou elle put penser avoir conquis un peu drsquoascen-dant sur lui Cette erreur dura dix-huit mois Apregraves le second voyage demonsieur de La Baudraye agrave Paris Dinah reconnut chez lui la froideurpolaire des avares de province en tout ce qui concernait lrsquoargent A lapremiegravere demande de capitaux elle joua la plus gracieuse de ces comeacute-dies dont le secret vient drsquoEgraveve  mais le petit homme expliqua nettementagrave sa femme qursquoil lui donnait deux cents francs par mois pour sa deacutepensepersonnelle qursquoil servait douze cents francs de rente viagegravere agrave madamePieacutedefer pour le domaine de La Hautoy qursquoainsi les mille eacutecus de la doteacutetaient deacutepasseacutes drsquoune somme de deux cents francs par an

― Je ne vous parle pas des deacutepenses de notre maison dit-il en termi-nant je vous laisse offrir des brioches et du theacute le soir agrave vos amis car ilfaut que vous vous amusiez  mais moi qui ne deacutepensais pas quinze centsfrancs par an avant mon mariage je deacutepense aujourdrsquohui six mille francsy compris les impositions les reacuteparations et crsquoest un peu trop eu eacutegardagrave la nature de nos biens Un vigneron nrsquoest jamais sucircr que de sa deacutepense les faccedilons les impocircts les tonneaux  tandis que la recette deacutepend drsquouncoup de soleil ou drsquoune geleacutee Les petits proprieacutetaires comme nous dontles revenus sont loin drsquoecirctre fixes doivent tabler sur leur minimum car

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ils nrsquoont aucun moyen de reacuteparer un exceacutedant de deacutepense ou une perteQue deviendrions-nous si unmarchand de vin faisait faillite  Aussi pourmoi des billets agrave toucher sont-ils des feuilles de chou Pour vivre commenous vivons nous devons donc avoir sans cesse une anneacutee de revenusdevant nous et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes

Il suffit drsquoune reacutesistance quelconque pour qursquoune femme deacutesire lavaincre et Dinah se heurta contre une acircme de bronze cotonneacutee des ma-niegraveres les plus douces Elle essaya drsquoinspirer des craintes et de la jalousieagrave ce petit homme mais elle le trouva cantonneacute dans la tranquilliteacute la plusinsolente Il quittait Dinah pour aller agrave Paris avec la certitude qursquoaurait euMeacutedor de la fideacuteliteacute drsquoAngeacutelique Quand elle se fit froide et deacutedaigneusepour piquer au vif cet avorton par le meacutepris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la preacutecision drsquoune vis depressoir monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixescomme ceux drsquoun chat qui devant un trouble domestique attend la me-nace drsquoun coup avant de quitter la place Lrsquoespegravece drsquoinquieacutetude inexpli-cable qui perccedilait agrave travers cette muette indiffeacuterence eacutepouvanta presquecette jeune femme de vingt ans elle ne comprit pas tout drsquoabord lrsquoeacutegoiumlstetranquilliteacute de cet homme comparable agrave un pot fecircleacute qui pour vivre avaitreacutegleacute les mouvements de son existence avec la preacutecision fatale que leshorlogers donnent agrave leurs pendules Aussi le petit homme eacutechappait-ilsans cesse agrave sa femme elle le combattait toujours agrave dix pieds au-dessusde la tecircte

Il est plus facile de comprendre que de deacutepeindre les rages auxquellesse livra Dinah quand elle se vit condamneacutee agrave ne pas sortir de La Bau-draye ni de Sancerre elle qui recircvait le maniement de la fortune et ladirection de ce nain agrave qui degraves lrsquoabord (drsquoabord) geacuteante elle avait obeacuteipour commander Dans lrsquoespoir de deacutebuter un jour sur le grand theacuteacirctrede Paris elle acceptait le vulgaire encens de ses chevaliers drsquohonneur ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de lrsquourne eacutelecto-rale car elle lui crut de lrsquoambition en le voyant revenir par trois fois deParis apregraves avoir gravi chaque fois un nouveau bacircton de lrsquoeacutechelle socialeMais quand elle interrogea le cœur de cet homme elle frappa commesur du marbre hellip Lrsquoex-receveur lrsquoex-reacutefeacuterendaire le maicirctre des requecircteslrsquoofficier de la Leacutegion-drsquoHonneur le commissaire royal eacutetait une taupe

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La muse du deacutepartement Chapitre

occupeacutee agrave tracer ses souterrains autour drsquoune piegravece de vigne  Quelqueseacuteleacutegies furent alors verseacutees dans le cœur du Procureur du Roi du Sous-Preacutefet et mecircme demonsieur Gravier qui tous en devinrent plus attacheacutesagrave cette sublime victime  car elle se garda bien comme toutes les femmesdrsquoailleurs de parler de ses calculs et comme toutes les femmes aussi ense voyant hors drsquoeacutetat de speacuteculer elle honnit la speacuteculation

Dinah battue par ces tempecirctes inteacuterieures atteignit indeacutecise agrave lrsquoan-neacutee 1827 ougrave vers la fin de lrsquoautomne eacuteclata la nouvelle de lrsquoacquisitionde la terre drsquoAnzy par le baron de La Baudraye Ce petit vieux eut alorsun mouvement de joie orgueilleuse qui changea pour quelques mois lesideacutees de sa femme  elle crut agrave je ne sais quoi de grand chez lui en luivoyant solliciter lrsquoeacuterection drsquoun majorat Dans son triomphe le petit ba-ron srsquoeacutecria  ― Dinah vous serez comtesse un jour  Il se fit alors entreles deux eacutepoux de ces replacirctrages qui ne tiennent pas et qui devaientfatiguer autant qursquohumilier une femme dont les supeacuterioriteacutes apparenteseacutetaient fausses et dont les supeacuterioriteacutes cacheacutees eacutetaient reacuteelles Ce contre-sens bizarre est plus freacutequent qursquoon ne le pense Dinah qui se rendaitridicule par les travers de son esprit eacutetait grande par les qualiteacutes de sonacircme  mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumiegraveretandis que la vie de province adulteacuterait de jour en jour la petite monnaiede son esprit Par un pheacutenomegravene contraire monsieur de La Baudrayesans force sans acircme et sans esprit devait paraicirctre un jour avoir un grandcaractegravere en suivant tranquillement un plan de conduite drsquoougrave sa deacutebiliteacutene lui permettait pas de sortir

Ceci fut dans cette existence une premiegravere phase qui dura six ans etpendant laquelle Dinah devint heacutelas  une femme de province A Parisil existe plusieurs espegraveces de femmes  il y a la duchesse et la femme dufinancier lrsquoambassadrice et la femme du consul la femme du ministre quiest ministre et la femme de celui qui ne lrsquoest plus  il y a la femme comme ilfaut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine  mais en provinceil nrsquoy a qursquoune femme et cette pauvre femme est la femme de provinceCette observation indique une des grandes plaies de notre socieacuteteacute mo-derne Sachons-le bien  la France au dix-neuviegraveme siegravecle est partageacutee endeux grandes zones  Paris et la province  la province jalouse de Paris Pa-ris ne pensant agrave la province que pour lui demander de lrsquoargent Autrefois

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Paris eacutetait la premiegravere ville de province la Cour primait la Ville  mainte-nant Paris est toute la Cour la Province est toute la VilleQuelque grandequelque belle quelque forte que soit agrave son deacutebut une jeune fille neacutee dansun deacutepartement quelconque  si comme Dinah Pieacutedefer elle se marie enprovince et si elle y reste elle devient bientocirct femme de province Malgreacuteses projets arrecircteacutes les lieux communs la meacutediocriteacute des ideacutees lrsquoinsou-ciance de la toilette lrsquohorticulture des vulgariteacutes envahissent lrsquoecirctre su-blime cacheacute dans cette acircme neuve et tout est dit la belle plante deacutepeacuteritComment en serait-il autrement  Degraves leur bas acircge les jeunes filles de pro-vince ne voient que des gens de province autour drsquoelles elles nrsquoinvententpas mieux elles nrsquoont agrave choisir qursquoentre des meacutediocriteacutes les pegraveres de pro-vince ne marient leurs filles qursquoagrave des garccedilons de province  personne nrsquoalrsquoideacutee de croiser les races lrsquoesprit srsquoabacirctardit neacutecessairement  aussi dansbeaucoup de villes lrsquointelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid Lrsquohomme srsquoy rabougrit sous les deux espegraveces car la sinistre ideacuteedes convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimo-niales Les gens de talent les artistes les hommes supeacuterieurs tout coq agraveplumes eacuteclatantes srsquoenvole agrave Paris Infeacuterieure comme femme une femmede province est encore infeacuterieure par son mari Vivez donc heureuse avecces deux penseacutees eacutecrasantes  Mais lrsquoinfeacuterioriteacute conjugale et lrsquoinfeacuterioriteacuteradicale de la femme de province sont aggraveacutees drsquoune troisiegraveme et ter-rible infeacuterioriteacute qui contribue agrave rendre cette figure segraveche et sombre agrave lareacutetreacutecir agrave lrsquoamoindrir agrave la grimer fatalement Lrsquoune des plus agreacuteablesflatteries que les femmes srsquoadressent agrave elles-mecircmes nrsquoest-elle pas la certi-tude drsquoecirctre pour quelque chose dans la vie drsquoun homme supeacuterieur choisipar elles en connaissance de cause comme pour prendre leur revanchedu mariage ougrave leurs goucircts ont eacuteteacute peu consulteacutes  Or en province srsquoil nrsquoya point de supeacuterioriteacute chez les maris il en existe encore moins chez lesceacutelibataires Aussi quand la femme de province commet sa petite fautesrsquoest-elle toujours eacuteprise drsquoun preacutetendu bel homme ou drsquoun dandy indi-gegravene drsquoun garccedilon qui porte des gants qui passe pour savoir monter agravecheval  mais au fond de son cœur elle sait que ses vœux poursuivent unlieu commun plus ou moins bien vecirctu Dinah fut preacuteserveacutee de ce dangerpar lrsquoideacutee qursquoon lui avait donneacutee de sa supeacuterioriteacute Elle nrsquoeucirct pas eacuteteacute pen-dant les premiers jours de son mariage aussi bien gardeacutee qursquoelle le fut par

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sa megravere dont la preacutesence ne lui fut importune qursquoau moment ougrave elle eutinteacuterecirct agrave lrsquoeacutecarter elle aurait eacuteteacute gardeacutee par son orgueil et par la hauteuragrave laquelle elle placcedilait ses destineacutees Assez flatteacutee de se voir entoureacutee drsquoad-mirateurs elle ne vit pas drsquoamant parmi eux Aucun homme ne reacutealisa lepoeacutetique ideacuteal qursquoelle avait jadis crayonneacute de concert avec Anna Grosse-tecircte Quand vaincue par les tentations involontaires que les hommageseacuteveillaient en elle elle se dit  ― Qui choisirais-je srsquoil fallait absolumentse donner  elle se sentit une preacutefeacuterence pour monsieur de Chargebœufgentilhomme de bonne maison dont la personne et les maniegraveres lui plai-saient mais dont lrsquoesprit froid dont lrsquoeacutegoiumlsme dont lrsquoambition borneacutee agraveune preacutefecture et agrave un bon mariage la reacutevoltaient Au premier mot desa famille qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue le vi-comte avait deacutejagrave laisseacute sans remords dans sa premiegravere sous-preacutefecture unefemme adoreacutee Au contraire la personne de monsieur de Clagny le seuldont lrsquoesprit parlacirct agrave celui de Dinah dont lrsquoambition avait lrsquoamour pourprincipe et qui savait aimer lui deacuteplaisait souverainementQuand elle futcondamneacutee agrave rester encore six ans agrave La Baudraye elle allait accepter lessoins de monsieur le vicomte de Chargebœuf  mais il fut nommeacute preacutefet etquitta le pays Au grand contentement du Procureur du Roi le nouveauSous-Preacutefet fut un homme marieacute dont la femme devint intime avec Di-nah Monsieur de Clagny nrsquoeut plus agrave combattre drsquoautre rivaliteacute que cellede monsieur Gravier Or monsieur Gravier eacutetait le type du quadrageacutenairedont se servent et dont se moquent les femmes dont les espeacuterances sontsavamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin drsquounebecircte de somme En six ans parmi tous les gens qui lui furent preacutesenteacutes devingt lieues agrave la ronde il ne srsquoen trouva pas un seul agrave lrsquoaspect de qui Dinahressentit cette commotion que cause la beauteacute la croyance au bonheur lechoc drsquoune acircme supeacuterieure ou le pressentiment drsquoun amour quelconquemecircme malheureux

Aucune des preacutecieuses faculteacutes de Dinah ne put donc se deacutevelopperelle deacutevora les blessures faites agrave son orgueil constamment opprimeacute parson mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scegravene desa vie Obligeacutee drsquoenterrer les treacutesors de son amour elle ne livra que desdehors agrave sa socieacuteteacute Par moments elle se secouait elle voulait prendre unereacutesolution virile  mais elle eacutetait tenue en lisiegraveres par la question drsquoargent

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Ainsi lentement et malgreacute les protestations ambitieuses malgreacute les reacutecri-minations eacuteleacutegiaques de son esprit elle subissait les transformations pro-vinciales qui viennent drsquoecirctre deacutecrites Chaque jour emportait un lambeaude ses premiegraveres reacutesolutions Elle srsquoeacutetait eacutecrit un programme de soins detoilette que par degreacutes elle abandonna Si drsquoabord elle suivit les modessi elle se tint au courant des petites inventions du luxe elle fut forceacuteede restreindre ses achats au chiffre de sa pension Au lieu de quatre cha-peaux de six bonnets de six robes elle se contenta drsquoune robe par saisonOn la trouva si jolie dans un certain chapeau qursquoelle fit servir le chapeaulrsquoanneacutee suivante Il en fut de tout ainsi Souvent elle immola les exigencesde sa toilette au deacutesir drsquoavoir un meuble gothique Elle en arriva deacutes laseptiegraveme anneacutee agrave trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robesdu matin par la plus habile couturiegravere du pays Sa megravere son mari sesamis la trouvegraverent charmante ainsi Comme elle nrsquoavait sous les yeux au-cun terme de comparaison elle tomba dans les pieacuteges tendus aux femmesde province Si une Parisienne nrsquoa pas les hanches assez bien dessineacuteesson esprit inventif et lrsquoenvie de plaire lui font trouver quelque remegravedeheacuteroiumlque  si elle a quelque vice quelque grain de laideur une tare quel-conque elle est capable drsquoen faire un agreacutement cela se voit souvent  maisla femme de province jamais  Si sa taille est trop courte si son embon-point se place mal eh  bien elle en prend son parti et ses adorateurssous peine de ne pas lrsquoaimer doivent lrsquoaccepter comme elle est tandisque la Parisienne veut toujours ecirctre prise pour ce qursquoelle nrsquoest pas Delagrave ces tournures grotesques ces maigreurs effronteacutees ces ampleurs ridi-cules ces lignes disgracieuses offertes avec ingeacutenuiteacute auxquelles touteune ville srsquoest habitueacutee et qui eacutetonnent quand une femme de province seproduit agrave Paris ou devant des Parisiens Dinah dont la taille eacutetait sveltela fit valoir agrave outrance et ne srsquoaperccedilut point du moment ougrave elle devint ri-dicule ougrave lrsquoennui lrsquoayant maigrie elle parut ecirctre un squelette habilleacute Sesamis en la voyant tous les jours ne remarquaient point les changementsinsensibles de sa personne Ce pheacutenomegravene est un des reacutesultats naturelsde la vie de province Malgreacute le mariage une jeune fille reste encore pen-dant quelque temps belle la ville en est fiegravere  mais chacun la voit tous lesjours et quand on se voit tous les jours lrsquoobservation se blase Si commemadame de La Baudraye elle perd un peu de son eacuteclat on srsquoen aperccediloit agrave

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peine Il y a mieux une petite rougeur on la comprend on srsquoy inteacuteresseUne petite neacutegligence est adoreacutee Drsquoailleurs la physionomie est si bieneacutetudieacutee si bien comprise que les leacutegegraveres alteacuterations sont agrave peine remar-queacutees et peut-ecirctre finit-on par les regarder comme des grains de beauteacuteQuand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison elle parut avoir faitune concession agrave la philosophie du pays

Il en est du parler des faccedilons du langage et des ideacutees comme du sen-timent  lrsquoesprit se rouille aussi bien que le corps srsquoil ne se renouvelle pasdans le milieu parisien  mais ce en quoi la vie de province se signe le plusest le geste la deacutemarche les mouvements qui perdent cette agiliteacute queParis communique incessamment La femme de province est habitueacutee agravemarcher agrave se mouvoir dans une sphegravere sans accidents sans transitions elle nrsquoa rien agrave eacuteviter elle va comme les recrues dans Paris en ne se dou-tant pas qursquoil y ait des obstacles  car il ne srsquoen trouve pas pour elle danssa province ougrave elle est connue ougrave elle est toujours agrave sa place et ougrave tout lemonde lui fait place La femme perd alors le charme de lrsquoimpreacutevu Enfinavez-vous remarqueacute le singulier pheacutenomegravene de la reacuteaction que produitsur lrsquohomme la vie en commun  Les ecirctres tendent par le sens indeacuteleacutebilede lrsquoimitation simiesque agrave se modeler les uns sur les autres On prendsans srsquoen apercevoir les gestes les faccedilons de parler les attitudes les airsle visage les uns des autres En six ans Dinah se mit au diapason de sasocieacuteteacute En prenant les ideacutees de monsieur de Clagny elle en prit le son devoix  elle imita sans srsquoen apercevoir les maniegraveres masculines en ne voyantque des hommes  elle crut se garantir de tous leurs ridicules en srsquoen mo-quant  mais comme il arrive agrave certains railleurs il resta quelques teintesde cettemoquerie dans sa nature Une Parisienne a trop drsquoexemples de bongoucirct pour que le pheacutenomegravene contraire nrsquoarrive pas Ainsi les femmes deParis attendent lrsquoheure et le moment de se faire valoir  tandis que ma-dame de La Baudraye habitueacutee agrave se mettre en scegravene contracta je ne saisquoi de theacuteacirctral et de dominateur un air de prima donna entrant en scegraveneque des sourires moqueurs eussent bientocirct reacuteformeacutes agrave Paris

Quand elle eut acquis son fonds de ridicules et que trompeacutee par sesadorateurs enchanteacutes elle crut avoir acquis des gracircces nouvelles elle eutun moment de reacuteveil terrible qui fut comme lrsquoavalanche tombeacutee de lamontagne Dinah fut ravageacutee en un jour par une affreuse comparaison

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En 1828 apregraves le deacutepart de monsieur de Chargebœuf elle fut agiteacuteepar lrsquoattente drsquoun petit bonheur  elle allait revoir la baronne de FontaineA la mort de son pegravere le mari drsquoAnna devenu Directeur-Geacuteneacuteral au Mi-nistegravere des Finances mit agrave profit un congeacute pour mener sa femme en Italiependant son deuil Anna voulut srsquoarrecircter un jour agrave Sancerre chez son amiedrsquoenfance Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste Anna beaucoupmoins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah parut en baronne deFontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye malgreacute safatigue et son costume de route Anna descendit drsquoun charmant coupeacutede voyage chargeacute des cartons de la Parisienne  elle avait avec elle unefemme de chambre dont lrsquoeacuteleacutegance effraya Dinah Toutes les diffeacuterencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province eacuteclategraverent aux yeuxintelligents de Dinah elle se vit alors telle qursquoelle paraissait agrave son amiequi la trouvameacuteconnaissable Anna deacutepensait six mille francs par an pourelle le total de ce que coucirctait la maison de monsieur de La Baudraye Envingt-quatre heures les deux amies eacutechangegraverent bien des confidences  etla Parisienne se trouvant supeacuterieure au pheacutenix du pensionnat Chama-rolles eut pour son amie de province de ces bonteacutes de ces attentionsen lui expliquant certaines choses qui firent de bien autres blessures agraveDinah  car la provinciale reconnut que les supeacuterioriteacutes de la Parisienneeacutetaient en surface  tandis que les siennes eacutetaient agrave jamais enfouies

Apregraves le deacutepart drsquoAnna madame de La Baudraye alors acircgeacutee de vingt-deux ans tomba dans un deacutesespoir sans bornes

― Qursquoavez-vous  lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue― Anna apprenait agrave vivre dit-elle pendant que jrsquoapprenais agrave souffrirhellipIl se jouait en effet dans le meacutenage de madame de La Baudraye une

tragi-comeacutedie en harmonie avec ses luttes relativement agrave la fortune avecses transformations successives et dont apregraves lrsquoabbeacute Duret monsieur deClagny seul eut connaissance lorsque Dinah par deacutesœuvrement par va-niteacute peut ecirctre lui livra le secret de sa gloire anonyme

Quoique lrsquoalliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueusedans la litteacuterature franccedilaise il est neacuteanmoins des exceptions agrave cette regravegleCette histoire offrira donc une des deux violations qui dans ces Eacutetudesseront commises envers la charte du Conte  car pour faire entrevoir lesluttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans lrsquoabsoudre il est neacutecessaire

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drsquoanalyser un poegraveme le fruit de son profond deacutesespoirMise agrave bout de sa patience et de sa reacutesignation par le deacutepart du vi-

comte de Chargebœuf Dinah suivit le conseil du bon abbeacute Duret qui luidit de convertir ses mauvaises penseacutees en poeacutesie  ce qui peut-ecirctre ex-plique certains poegravetes

― Il vous arrivera comme agrave ceux qui riment des eacutepitaphes ou des eacuteleacute-gies sur les ecirctres qursquoils ont perdus  la douleur se calme au cœur agrave mesureque les alexandrins bouillonnent dans la tecircte

Ce poegraveme eacutetrange mit en reacutevolution les deacutepartements de lrsquoAllier dela Niegravevre et du Cher heureux de posseacuteder un poegravete capable de lutter avecles illustrations parisiennes PAQUITA LA SEacuteVILLANE par JANDIAZ futpublieacute dans lrsquoEacutecho duMorvan espegravece de Revue qui lutta pendant dix-huitmois contre lrsquoindiffeacuterence provinciale Quelques gens drsquoesprits preacuteten-dirent agrave Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune eacutecole quiproduisait alors ces poeacutesies excentriques pleines de verve et drsquoimages ougravelrsquoon obtint de grands effets en violant la muse sous preacutetexte de fantaisiesallemandes anglaises et romanes

Le poegraveme commenccedilait par ce chant

Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante campagneSes jours chauds aux soirs si frais Drsquoamour de ciel de patrieTristes filles de NeustrieVous ne parleriez jamaisCrsquoest que lagrave sont drsquoautres hommesQursquoau froid pays ougrave nous sommes Ah  lagrave du soir au matinOn entend sur la pelouseDanser la vive AndalouseEn pantoufles de satinVous rougiriez les premiegraveresDe vos danses si grossiegraveresDe votre laid Carnaval

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Dont le froid bleuit les jouesEt qui saute dans les bouesChausseacute de peau de chevalCrsquoest dans un bouge obscur crsquoest agrave de pacircles fillesQue Paquita redit ces chants Dans ce Rouen si noir dont les frecircles aiguillesMacircchent lrsquoorage avec leurs dents Dans ce Rouen si laid si bruyant si colegraverehellip

Une magnifique description de Rouen ougrave jamais Dinah nrsquoeacutetait alleacuteefaite avec cette brutaliteacute postiche qui dicta plus tard tant de poeacutesies juveacute-nalesques opposait la vie des citeacutes industrielles agrave la vie nonchalante delrsquoEspagne lrsquoamour du ciel et des beauteacutes humaines au culte des machinesenfin la poeacutesie agrave la speacuteculation Et Jan Diaz expliquait lrsquohorreur de Paquitapour la Normandie en disant 

Paquita voyez-vous naquit dans la SeacutevilleAu bleu ciel aux soirs embaumeacutes Elle eacutetait agrave treize ans la reine de sa villeEt tous voulaient en ecirctre aimeacutesOui trois toreacuteadors se firent tuer pour elle Car le prix du vainqueur eacutetaitUn seul baiser agrave prendre aux legravevres de la belleQue tout Seacuteville convoitait

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis agrave tantde courtisanes dans tant de preacutetendus poegravemes qursquoil serait fastidieux dereproduire ici les cent vers dont il se compose Mais pour juger deshardiesses auxquelles Dinah srsquoeacutetait abandonneacutee il suffit drsquoen donner laconclusion Selon lrsquoardente madame de La Baudraye Paquita fut si biencreacuteeacutee pour lrsquoamour qursquoelle pouvait difficilement rencontrer des cavaliersdignes drsquoelle  car

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dans sa volupteacute viveOn les eucirct vus tous succomberQuand au festin drsquoamour dans son humeur lasciveElle nrsquoeucirct fait que srsquoattabler

Elle a pourtant quitteacute Seacuteville la joyeuseSes bois et ses champs drsquoorangersPour un soldat normand qui la fit amoureuseEt lrsquoentraicircna dans ses foyersElle ne pleurait rien de son AndalousieCe soldat eacutetait son bonheur 

Mais il fallut un jour partir pour la RussieSur les pas du grand Empereur

Rien de plus deacutelicat que la peinture des adieux de lrsquoEspagnole et ducapitaine drsquoartillerie normand qui dans le deacutelire drsquoune passion rendueavec un sentiment digne de Byron exigeait de Paquita une promesse defideacuteliteacute absolue dans la catheacutedrale de Rouen agrave lrsquoautel de la Vierge qui

Quoique vierge est femme et jamais ne pardonneAux traicirctres en serments drsquoamour

Une grande portion du poegraveme eacutetait consacreacutee agrave la peinture des souf-frances de Paquita seule dans Rouen attendant la fin de la campagne elle se tordait aux barreaux de ses fenecirctres en voyant passer de joyeuxcouples elle contenait lrsquoamour dans son cœur avec une eacutenergie qui ladeacutevorait elle vivait de narcotiques elle se deacutepensait en recircves 

Elle faillit mourir mais elle fut fidegraveleQuand son soldat fut de retourA la fin de lrsquoanneacutee il retrouva la belle

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Digne encor de tout son amourMais lui pacircle et glaceacute par la froide RussieJusque dans la moelle des osAccueillit tristement sa languissante amiehellip

Le poegraveme avait eacuteteacute conccedilu pour cette situation exploiteacutee avec uneverve une audace qui donnait un peu trop raison agrave lrsquoabbeacute Duret Pa-quita en reconnaissant les limites ougrave finissait lrsquoamour ne se jetait pascomme Heacuteloiumlse et Julie dans lrsquoinfini dans lrsquoideacuteal  non elle allait ce quipeut-ecirctre est atrocement naturel dans la voie du Vice mais sans aucunegrandeur faute drsquoeacuteleacutements car il est difficile de trouver agrave Rouen des gensassez passionneacutes pourmettre une Paquita dans sonmilieu de luxe et drsquoeacuteleacute-gance Cette affreuse reacutealiteacute releveacutee par une sombre poeacutesie avait dicteacutequelques-unes de ces pages dont abuse la Poeacutesie moderne et un peu tropsemblables agrave ce que les peintres appellent des eacutecorcheacutes Par un retour em-preint de philosophie le poegravete apregraves avoir deacutepeint lrsquoinfacircme maison ougravelrsquoAndalouse achevait ses jours revenait au chant du deacutebut 

Paquita maintenant est vieille et rideacuteeEt crsquoeacutetait elle qui chantait Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante etchellip

La sombre eacutenergie empreinte en ce poegraveme drsquoenviron six cents vers etqui srsquoil est permis drsquoemprunter ce mot agrave la peinture faisait un vigoureuxrepoussoir agrave deux seacuteguidilles semblables agrave celle qui commence et ter-mine lrsquoœuvre cette macircle expression drsquoune douleur indicible eacutepouvantala femme que trois deacutepartements admiraient sous le frac noir de lrsquoano-nyme Tout en savourant les enivrantes deacutelices du succegraves Dinah craignitles meacutechanceteacutes de la province ougrave plus drsquoune femme en cas drsquoindiscreacute-tion voudrait voir des rapports entre lrsquoauteur et Paquita Puis la reacuteflexionvint  Dinah freacutemit de honte agrave lrsquoideacutee drsquoavoir exploiteacute quelques-unes de sesdouleurs

― Ne faites plus rien lui dit lrsquoabbeacute Duret vous ne seriez plus unefemme vous seriez un poegravete

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On chercha Jan Diaz agrave Moulins agrave Nevers agrave Bourges  mais Dinah futimpeacuteneacutetrable Pour ne pas laisser drsquoelle une mauvaise ideacutee dans le cas ougravequelque hasard fatal reacutevegravelerait son nom elle fit un charmant poegraveme endeux chants sur le Checircne de la Messe une tradition du Nivernais que voici

Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge en guerre les unscontre les autres vinrent agrave lrsquoaurore pour se livrer une bataille mortelleaux uns ou aux autres et se rencontregraverent dans la forecirct de Faye Entreles deux partis se dressa de dessous un checircne un precirctre dont lrsquoattitude ausoleil levant eut quelque chose de si frappant que les deux partis eacutecoutantses ordres entendirent la messe qui fut dite sous un checircne et agrave la voix delrsquoEacutevangile ils se reacuteconciliegraverent On montre encore un checircne quelconquedans le bois de Faye

Ce poegraveme infiniment supeacuterieur agrave Paquita la Seacutevillane eut beaucoupmoins de succegraves Depuis ce double essai madame de La Baudraye en sesachant poegravete eut des eacuteclairs soudains sur le front dans les yeux qui larendirent plus belle qursquoautrefois Elle jetait les yeux sur Paris elle aspiraitagrave la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye dans ses chicanesjournaliegraveres avec son mari dans son cercle ougrave les caractegraveres les inten-tions le discours eacutetaient trop connus pour ne pas ecirctre devenus agrave la longueennuyeux Si elle trouva dans ses travaux litteacuteraires une distraction agrave sesmalheurs  si dans le vide de sa vie la poeacutesie eut de grands retentisse-ments si elle occupa ses forces la litteacuterature lui fit prendre en haine lagrise et lourde atmosphegravere de province

Quand apregraves la reacutevolution de 1830 la gloire de Georges Sand rayonnasur le Berry beaucoup de villes enviegraverent agrave La Chacirctre le privilegravege drsquoavoirvu naicirctre une rivale agrave madame de Staeumll agrave Camille Maupin et furent as-sez disposeacutees agrave honorer les moindres talents feacuteminins Aussi vit-on alorsbeaucoup de Dixiegravemes Muses en France jeunes filles ou jeunes femmesdeacutetourneacutees drsquoune vie paisible par un semblant de gloire  Drsquoeacutetranges doc-trines se publiaient alors sur le rocircle que les femmes devaient jouer dansla Socieacuteteacute Sans que le bon sens qui fait le fond de lrsquoesprit en France en fucirctperverti lrsquoon passait aux femmes drsquoexprimer des ideacutees de professer dessentiments qursquoelles nrsquoeussent pas avoueacutes quelques anneacutees auparavantMonsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour reacuteunir en unpetit volume in-18 qui fut imprimeacute par Desroziers agrave Moulins les œuvres

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de Jan Diaz Il composa sur ce jeune eacutecrivain ravi si preacutematureacutement auxLettres une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de lrsquoeacutenigme mais qui nrsquoavait pas alors en litteacuterature le meacuterite de la nouveauteacute Cesplaisanteries excellentes quand lrsquoincognito se garde deviennent un peufroides quand plus tard lrsquoauteur se montre Mais sous ce rapport la no-tice sur Jan Diaz fils drsquoun prisonnier espagnol et neacute vers 1807 agrave Bourgesa des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Univer-selles Rien nrsquoymanque ni les noms des professeurs du colleacutege de Bourgesni ceux des condisciples du poegravete mort tels que Lousteau Bianchon etautres ceacutelegravebres berruyers qui sont censeacutes lrsquoavoir connu recircveur meacutelanco-lique annonccedilant de preacutecoces dispositions pour la poeacutesie Une eacuteleacutegie in-tituleacutee  Tristesse faite au colleacutege les deux poegravemes de Paquita la Seacutevillaneet du Checircne de la messe trois sonnets une description de la catheacutedrale deBourges et de lrsquohocirctel de Jacques-Cœur enfin une nouvelle intituleacutee Ca-rola donneacutee comme lrsquoœuvre pendant laquelle il avait eacuteteacute surpris par lamort formaient le bagage litteacuteraire du deacutefunt dont les derniers instantspleins de misegravere et de deacutesespoir devaient serrer le cœur des ecirctres sen-sibles de la Niegravevre du Bourbonnais du Cher et du Morvan ougrave il avaitexpireacute pregraves de Chacircteau-Chinon inconnu de tous mecircme de celle qursquoil ai-mait hellip

Ce petit volume jaune fut tireacute agrave deux cents exemplaires dont cent cin-quante se vendirent environ cinquante par deacutepartement Cette moyennedes acircmes sensibles et poeacutetiques dans trois deacutepartements de la France estde nature agrave rafraicircchir lrsquoenthousiasme des auteurs sur la furia francese quide nos jours se porte beaucoup plus sur les inteacuterecircts que sur les livres Leslibeacuteraliteacutes de monsieur de Clagny faites car il avait signeacute la notice Di-nah garda sept ou huit exemplaires enveloppeacutes dans les journaux forainsqui rendirent compte de cette publication Vingt exemplaires envoyeacutes auxjournaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de reacutedactionNathan pris pour dupe ainsi que plusieurs Berrichons fit sur le grandhomme un article ougrave il lui trouva toutes les qualiteacutes qursquoon accorde auxgens enterreacutes Lousteau rendu prudent par ses camarades de colleacutege quine se rappelaient point Jan Diaz attendit des nouvelles de Sancerre etapprit que Jan Diaz eacutetait le pseudonyme drsquoune femme On se passionnadans lrsquoarrondissement de Sancerre pour madame de La Baudraye en qui

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lrsquoon voulut voir la future rivale de George Sand Depuis Sancerre jus-qursquoagrave Bourges on exaltait on vantait le poegraveme qui dans un autre tempseucirct eacuteteacute bien certainement honni Le public de province comme tous lespublics franccedilais peut-ecirctre adopte peu la passion du roi des Franccedilais lejuste-milieu  il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange

A cette eacutepoque le bon vieil abbeacute Duret le conseil de madame de LaBaudraye eacutetait mort  autrement il lrsquoeut empecirccheacutee de se livrer agrave la pu-bliciteacute Mais trois ans de travail et drsquoincognito pesaient au cœur de Di-nah qui substitua le tapage de la gloire agrave toutes ses ambitions trompeacuteesLa poeacutesie et les recircves de la ceacuteleacutebriteacute qui depuis son entrevue avec AnnaGrossetecircte avaient endormi ses douleurs ne suffisaient plus apregraves 1830 agravelrsquoactiviteacute de ce cœur malade Lrsquoabbeacute Duret qui parlait du monde quand lavoix de la religion eacutetait impuissante lrsquoabbeacute Duret qui comprenait Dinahqui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu reacutecompensait toutesles souffrances noblement supporteacutees cet aimable vieillard ne pouvaitplus srsquointerposer entre une faute agrave commettre et sa belle peacutenitente qursquoilnommait sa fille Ce vieux et savant precirctre avait plus drsquoune fois tenteacutedrsquoeacuteclairer Dinah sur le caractegravere de monsieur de La Baudraye en lui di-sant que cet homme savait haiumlr  mais les femmes ne sont pas disposeacutees agravereconnaicirctre une force agrave des ecirctres faibles et la haine est une trop constanteaction pour ne pas ecirctre une force vive En trouvant son mari profondeacute-ment indiffeacuterent en amour Dinah lui refusait la faculteacute de haiumlr

― Ne confondez pas la haine et la vengeance lui disait lrsquoabbeacute crsquoestdeux sentiments bien diffeacuterents lrsquoun est celui des petits esprits lrsquoautre estlrsquoeffet drsquoune loi agrave laquelle obeacuteissent les grandes acircmes Dieu se venge et nehait pas La haine est le vice des acircmes eacutetroites elles lrsquoalimentent de toutesleurs petitesses elles en font le preacutetexte de leurs basses tyrannies Aussigardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye  il vous pardonneraitune faute car il y trouverait un profit mais il serait doucement impla-cable si vous le touchiez agrave lrsquoendroit ougrave lrsquoa si cruellement atteint monsieurMilaud de Nevers et la vie ne serait plus possible pour vous

Or au moment ougrave le Nivernais le Sancerrois le Morvan le Berrysrsquoenorgueillissaient de madame de La Baudraye et la ceacuteleacutebraient sousle nom de Jan Diaz le petit La Baudraye recevait un coup mortel decette gloire Lui seul savait les secrets du poegraveme de Paquita la Seacutevillane

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La muse du deacutepartement Chapitre

Quand on parlait de cette œuvre terrible tout le monde disait de Dinah ― Pauvre femme  pauvre femme  Les femmes eacutetaient heureuses de pou-voir plaindre celle qui les avait tant opprimeacutees et jamais Dinah ne parutplus grande qursquoalors aux yeux du pays Le petit vieillard devenu plusjaune plus rideacute plus deacutebile que jamais ne teacutemoigna rien  mais Dinahsurprit parfois de lui sur elle des regards drsquoune froideur venimeuse quideacutementaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle Ellefinit par deviner ce qursquoelle crut ecirctre une simple brouille de meacutenage  maisen srsquoexpliquant avec son insecte comme le nommait monsieur Gravierelle sentit le froid la dureteacute lrsquoimpassibiliteacute de lrsquoacier  elle srsquoemporta ellelui reprocha sa vie depuis onze ans  elle fit avec intention de la faire ceque les femmes appellent une scegravene  mais le petit La Baudraye se tint surun fauteuil les yeux fermeacutes en eacutecoutant sans perdre son calme Et le naineut comme toujours raison de sa femme Dinah comprit qursquoelle avait eutort drsquoeacutecrire  elle se promit de ne jamais faire un vers et se tint paroleAussi fucirct-ce une deacutesolation dans tout le Sancerrois

― Pourquoi madame de la Baudraye ne compose-t-elle plus de vers(verse)  fut le mot de tout le monde

A cette eacutepoque madame de La Baudraye nrsquoavait plus drsquoennemies onaffluait chez elle il ne se passait pas de semaine qursquoil nrsquoy eucirct (eut) denouvelles preacutesentations La femme du Preacutesident du Tribunal une augustebourgeoise neacutee Popinot-Chandier avait dit agrave son fils jeune homme devingt-deux ans drsquoaller agrave La Baudraye y faire sa cour et se flattait de voirson Gatien dans les bonnes gracircces de cette femme supeacuterieure Le motfemme supeacuterieure avait remplaceacute le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur La Preacutesidente qui pendant neuf ans avait dirigeacute lrsquoopposition contreDinah fut si heureuse drsquoavoir vu son fils agreacuteeacute qursquoelle dit un bien infinide la Muse de Sancerre

― Apregraves tout srsquoeacutecria-t-elle en reacutepondant agrave une tirade de madame deClagny qui haiumlssait agrave la mort la preacutetendue maicirctresse de son mari crsquoest laplus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry 

Apregraves avoir rouleacute dans tant de halliers srsquoecirctre eacutelanceacutee enmille voies di-verses avoir recircveacute lrsquoamour dans sa splendeur avoir aspireacute les souffrancesdes drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs acheteacutes agrave bonmarcheacute tant la monotonie de sa vie eacutetait fatigante un jour Dinah tomba

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La muse du deacutepartement Chapitre

dans la fosse qursquoelle avait jureacute drsquoeacuteviter En voyant monsieur de Clagnyse sacrifiant toujours et qui refusa drsquoecirctre Avocat-Geacuteneacuteral agrave Paris ougrave lrsquoap-pelait sa famille elle se dit  ― Il mrsquoaime  Elle vainquit sa reacutepugnance etparut vouloir couronner tant de constance Ce fut agrave ce mouvement degeacuteneacuterositeacute chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux eacutelectionsen faveur de monsieur de Clagny Madame de La Baudraye avait recircveacutede suivre agrave Paris le deacuteputeacute de Sancerre Mais malgreacute de solennelles pro-messes les cent cinquante voix donneacutees agrave lrsquoadorateur de la belle Dinahqui voulait faire revecirctir la simarre du Garde des Sceaux agrave ce deacutefenseurde la veuve et de lrsquoorphelin se changegraverent en une imposante minoriteacute decinquante voix La jalousie du Preacutesident Boirouge la haine de monsieurGravier qui crut agrave la preacutepondeacuterance du candidat dans le cœur de Dinahfurent exploiteacutees par un jeune Sous-Preacutefet que pour ce fait les Doctri-naires firent nommer Preacutefet

― Je ne me consolerai jamais dit-il agrave un de ses amis en quittant San-cerre de ne pas avoir su plaire agrave madame de La Baudraye mon triompheeucirct eacuteteacute complethellip

Cette vie inteacuterieurement si tourmenteacutee offrait un meacutenage calme deuxecirctres mal assortis mais reacutesigneacutes je ne sais quoi de rangeacute de deacutecent cemensonge que veut la Socieacuteteacute mais qui faisait agrave Dinah comme un har-nais insupportable Pourquoi voulait-elle quitter son masque apregraves lrsquoavoirporteacute pendant douze ans  Drsquoougrave venait cette lassitude quand chaque jouraugmentait son espoir drsquoecirctre veuve  Si lrsquoon a suivi toutes les phasesde cette existence on comprendra tregraves-bien les diffeacuterentes deacuteceptionsauxquelles Dinah comme beaucoup de femmes drsquoailleurs srsquoeacutetait laisseacuteprendre Du deacutesir de dominer monsieur de La Baudraye elle eacutetait passeacuteeagrave lrsquoespoir drsquoecirctre megravere Entre les discussions de meacutenage et la triste connais-sance de son sort il srsquoeacutetait eacutecouleacute toute une peacuteriode Puis quand elle avaitvoulu se consoler le consolateur monsieur de Chargebœuf eacutetait partiLrsquoentraicircnement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avaitdonc jusqursquoalors manqueacute Srsquoil est enfin des femmes qui vont droit agrave unefaute nrsquoen est-il pas beaucoup qui srsquoaccrochent agrave bien des espeacuterances etqui nrsquoy arrivent qursquoapregraves avoir erreacute dans un deacutedale de malheurs secrets Telle fut Dinah Elle eacutetait si peu disposeacutee agrave manquer agrave ses devoirs qursquoellenrsquoaima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccegraves

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La muse du deacutepartement Chapitre

Son installation dans le chacircteau drsquoAnzy lrsquoarrangement de ses collectionsde ses curiositeacutes qui reccedilurent une valeur nouvelle du cadre magnifique etgrandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bacircti pour ce museacutee lrsquooc-cupegraverent pendant quelques mois et lui permirent de meacutediter une de cesreacutesolutions qui surprennent le public agrave qui les motifs sont cacheacutes maisqui souvent les trouve agrave force de causeries et de suppositions

La reacuteputation de Lousteau qui passait pour un homme agrave bonnes for-tunes agrave cause de ses liaisons avec des actrices frappa madame de La Bau-draye  elle voulut le connaicirctre elle lut ses ouvrages et se passionna pourlui moins peut-ecirctre agrave cause de son talent qursquoagrave cause de ses succegraves aupregravesdes femmes  elle inventa pour lrsquoamener dans le pays lrsquoobligation pourSancerre drsquoeacutelire aux prochaines Eacutelections une des deux ceacuteleacutebriteacutes du paysElle fit eacutecrire agrave lrsquoillustre meacutedecin par Gatien Boirouge qui se disait cou-sin de Bianchon par les Popinot  puis elle obtint drsquoun vieil ami de feumadame Lousteau de reacuteveiller lrsquoambition du feuilletoniste en lui faisantpart des intentions ougrave quelques personnes de Sancerre se trouvaient dechoisir leur deacuteputeacute parmi les gens ceacutelegravebres de Paris Fatigueacutee de son meacute-diocre entourage madame de La Baudraye allait enfin voir des hommesvraiment supeacuterieurs elle pourrait ennoblir sa faute de tout lrsquoeacuteclat de lagloire Ni Lousteau ni Bianchon ne reacutepondirent  peut-ecirctre attendaient-ilsles vacances Bianchon qui lrsquoanneacutee preacuteceacutedente avait obtenu sa chaireapregraves un brillant concours ne pouvait quitter son enseignement

Au mois de septembre en pleines vendanges les deux Parisiens arri-vegraverent dans leur pays natal et le trouvegraverent plongeacute dans les tyranniquesoccupations de la reacutecolte de 1836  il nrsquoy eut donc aucune manifestationde lrsquoopinion publique en leur faveur

― Nous faisons four dit Lousteau en parlant agrave son compatriote lalangue des coulisses

En 1836 Lousteau fatigueacute par seize anneacutees de luttes agrave Paris useacute toutautant par le plaisir que par la misegravere par les travaux et les meacutecomptesparaissait avoir quarante-huit ans quoiqursquoil nrsquoen eucirct que trente-sept Deacutejagravechauve il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines antici-peacutees avec les ravins traceacutes sur sa figure par lrsquoabus du vin de ChampagneIl mettait les stigmates de la deacutebauche sur le compte de la vie litteacuteraire enaccusant la Presse drsquoecirctre meurtriegravere il faisait entendre qursquoelle deacutevorait

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de grands talents afin de donner du prix agrave sa lassitude Il crut neacutecessairedrsquooutrer dans sa patrie et son faux deacutedain de la vie et sa misanthropie pos-tiche Neacuteanmoins parfois ses yeux jetaient encore des flammes commeces volcans qursquoon croit eacuteteints  et il essaya de remplacer par lrsquoeacuteleacutegancede la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux drsquounefemme

Horace Bianchon deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneur gros et gras commeun meacutedecin en faveur avait un air patriarcal de grands cheveux longsun front bombeacute la carrure du travailleur et le calme du penseur Cettephysionomie assez peu poeacutetique faisait ressortir admirablement son leacutegercompatriote

Ces deux illustrations restegraverent inconnues pendant toute une matineacuteeagrave lrsquoauberge ougrave elles eacutetaient descendues et monsieur de Clagny nrsquoappritleur arriveacutee que par hasard Madame de La Baudraye au deacutesespoir en-voya Gatien Boirouge qui nrsquoavait point de vignes inviter les deux Pari-siens agrave venir pour quelques jours au chacircteau drsquoAnzy Depuis un an Di-nah faisait la chacirctelaine et ne passait plus que les hivers agrave La BaudrayeMonsieur Gravier le Procureur du Roi le Preacutesident et Gatien Boirouge of-frirent aux deux hommes ceacutelegravebres un banquet auquel assistegraverent les per-sonnes les plus litteacuteraires de la ville En apprenant que la belle madame deLa Baudraye eacutetait Jan Diaz les deux Parisiens se laissegraverent conduire pourtrois jours au chacircteau drsquoAnzy dans un char-agrave-bancs que Gatien mena lui-mecircme Ce jeune homme plein drsquoillusions donna madame de La Baudrayeaux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancer-rois comme une femme supeacuterieure et capable drsquoinspirer de lrsquoinquieacutetudeagrave George Sand mais encore comme une femme qui produirait agrave Paris laplus profonde sensation Aussi lrsquoeacutetonnement du docteur Bianchon et dugoguenard feuilletoniste fut-il eacutetrange quoique reacuteprimeacute quand ils aper-ccedilurent au perron drsquoAnzy la chacirctelaine vecirctue drsquoune robe en leacuteger casimirnoir agrave guimpe semblable agrave une amazone sans queue  car ils reconnurentdes preacutetentions eacutenormes dans cette excessive simpliciteacute Dinah portaitun beacuteret de velours noir agrave la Raphaeumll drsquoougrave ses cheveux srsquoeacutechappaient engrosses boucles Ce vecirctement mettait en relief une assez jolie taille debeaux yeux de belles paupiegraveres presque fleacutetries par les ennuis de la viequi vient drsquoecirctre esquisseacutee Dans le Berry lrsquoeacutetrangeteacute de cette mise artiste

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deacuteguisait les romanesques affectations de la femme supeacuterieure En voyantles minauderies de leur trop aimable hocirctesse qui eacutetaient en quelque sortedesminauderies drsquoacircme et de penseacutee les deux amis eacutechangegraverent un regardet prirent une attitude profondeacutement seacuterieuse pour eacutecouter madame deLa Baudraye qui leur fit une allocution eacutetudieacutee en les remerciant drsquoecirctrevenus rompre la monotonie de sa vie Dinah promena ses hocirctes autourdu boulingrin orneacute de corbeilles de fleurs qui srsquoeacutetalait devant la faccediladedrsquoAnzy

― Comment demanda Lousteau le mystificateur une femme aussibelle que vous lrsquoecirctes et qui paraicirct si supeacuterieure a-t-elle pu rester en pro-vince  Comment faites-vous pour reacutesister agrave cette vie 

― Ah  voilagrave dit la chacirctelaine on nrsquoy reacutesiste pas Un profond deacutesespoirou une stupide reacutesignation ou lrsquoun ou lrsquoautre il nrsquoy a pas de choix telest le tuf sur lequel repose notre existence et ougrave srsquoarrecirctent mille penseacuteesstagnantes qui sans feacuteconder le terrain y nourrissent les fleurs eacutetioleacuteesde nos acircmes deacutesertes Ne croyez pas agrave lrsquoinsouciance  Lrsquoinsouciance tientau deacutesespoir ou agrave la reacutesignation chaque femme srsquoadonne alors agrave ce quiselon son caractegravere lui paraicirct un plaisir Quelques-unes se jettent dansles confitures et dans les lessives dans lrsquoeacuteconomie domestique dans lesplaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson dans la conservation desfruits dans la broderie des fichus dans les soins de la materniteacute dansles intrigues de petite ville Drsquoautres tracassent un piano inamovible quisonne comme un chaudron au bout de la septiegraveme anneacutee et qui finit sesjours asthmatique au chacircteau drsquoAnzyQuelques deacutevotes srsquoentretiennentdes diffeacuterents crus de la parole de Dieu  lrsquoon compare lrsquoabbeacute Fritaud agravelrsquoabbeacute Guinard On joue aux cartes le soir on danse pendant douze anneacuteesavec les mecircmes personnes dans les mecircmes salons aux mecircmes eacutepoquesCette belle vie est entremecircleacutee de promenades solennelles sur le Mail devisites drsquoeacutetiquette entre femmes qui vous demandent ougrave vous achetez voseacutetoffes La conversation est borneacutee au sud de lrsquointelligence par les ob-servations sur les intrigues cacheacutees au fond de lrsquoeau dormante de la viede province au nord par les mariages sur le tapis agrave lrsquoouest par les ja-lousies agrave lrsquoest par les petits mots piquants Aussi le voyez-vous  dit-elleen se posant une femme a des rides agrave vingt-neuf ans dix ans avant letemps fixeacute par les ordonnances du docteur Bianchon elle se couperose

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La muse du deacutepartement Chapitre

aussi tregraves-promptement et jaunit comme un coing quand elle doit jaunirnous en connaissons qui verdissentQuand nous en arrivons lagrave nous vou-lons justifier notre eacutetat normal Nous attaquons alors de nos dents aceacutereacuteescomme des dents de mulot les terribles passions de Paris Nous avons icides puritaines agrave contre-cœur qui deacutechirent les dentelles de la coquetterieet rongent la poeacutesie de vos beauteacutes parisiennes qui entament le bonheurdrsquoautrui en vantant leurs noix et leur lard rances en exaltant leur trou desouris eacuteconome les couleurs grises et les parfums monastiques de notrebelle vie sancerroise

― Jrsquoaime ce courage madame dit Bianchon Quand on eacuteprouve detels malheurs il faut avoir lrsquoesprit drsquoen faire des vertus

Stupeacutefait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la pro-vince agrave ses hocirctes dont les sarcasmes eacutetaient ainsi preacutevenus Gatien Boi-rouge poussa le coude agrave Lousteau en lui lanccedilant un regard et un sourirequi disaient  Hein  vous ai-je trompeacutes 

― Mais madame dit Lousteau vous nous prouvez que nous sommesencore agrave Paris je vous volerai cette tartine elle me vaudra dix francs dansmon feuilletonhellip

― Oh  monsieur reacutepliqua-t-elle deacutefiez-vous des femmes de province― Et pourquoi  dit LousteauMadame de La Baudraye eut la rouerie assez innocente drsquoailleurs de

signaler agrave ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vain-queur le pieacutege ougrave il se prendrait en pensant qursquoau moment ougrave il ne leverrait plus elle serait la plus forte

― On se moque drsquoelles en arrivant puis quand on a perdu le souvenirde lrsquoeacuteclat parisien en voyant la femme de province dans sa sphegravere onlui fait la cour ne fucirct-ce que par passe-temps Vous que vos passions ontrendu ceacutelegravebre vous serez lrsquoobjet drsquoune attention qui vous flatterahellip Pre-nez garde  srsquoeacutecria Dinah en faisant un geste coquet et srsquoeacutelevant par cesreacuteflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lous-teau Quand une pauvre petite provinciale conccediloit une passion excen-trique pour une supeacuterioriteacute pour un Parisien eacutegareacute en province elle enfait quelque chose de plus qursquoun sentiment elle y trouve une occupationet lrsquoeacutetend sur toute sa vie Il nrsquoy a rien de plus dangereux que lrsquoattache-ment drsquoune femme de province  elle compare elle eacutetudie elle reacutefleacutechit

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elle recircve elle nrsquoabandonne point son recircve elle pense agrave celui qursquoelle aimequand celui qursquoelle aime ne pense plus agrave elle Or une des fataliteacutes quipegravesent sur la femme de province est ce deacutenoucircment brusque de ses pas-sions qui se remarque souvent en Angleterre En province la vie agrave lrsquoeacutetatdrsquoobservation indienne force une femme agrave marcher droit dans son rail ouagrave en sortir vivement comme une machine agrave vapeur qui rencontre un obs-tacle Les combats strateacutegiques de la passion les coquetteries qui sont lamoitieacute de la Parisienne rien de tout cela nrsquoexiste ici

― Crsquoest vrai dit Lousteau Il y a dans le cœur drsquoune femme de provincedes surprises comme dans certains joujoux

― Oh  mon Dieu reprit Dinah une femme vous a parleacute trois fois pen-dant un hiver elle vous a serreacute dans son cœur agrave son insu  vient une par-tie de campagne une promenade tout est dit ou si vous voulez toutest fait Cette conduite bizarre pour ceux qui nrsquoobservent pas a quelquechose de tregraves-naturel Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant deacutepraveacutee un poegravete comme vous ou un philosophe un obser-vateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleusespoeacutesies ineacutedites enfin toutes les pages de ce beau roman dont le deacutenoucirc-ment profite agrave quelque heureux sous-lieutenant agrave quelque grand hommede province

― Les femmes de province que jrsquoai vues agrave Paris dit Lousteau eacutetaienten effet assez enleveuseshellip

― Dam  elles sont curieuses fit la chacirctelaine en commentant son motpar un petit geste drsquoeacutepaules

― Elles ressemblent agrave ces amateurs qui vont aux secondes repreacutesen-tations sucircrs que la piegravece ne tombera pas reacutepliqua le journaliste

― Quelle est donc la cause de vos maux  demanda Bianchon― Paris est le monstre qui fait nos chagrins reacutepondit la femme supeacute-

rieure Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier La pro-vince nrsquoexiste pas par elle-mecircme Lagrave seulement ougrave la nation est diviseacuteeen cinquante petits Eacutetats lagrave chacun peut avoir une physionomie et unefemme reflegravete alors lrsquoeacuteclat de la sphegravere ougrave elle regravegne Ce pheacutenomegravene socialse voit encore mrsquoa-t-on dit en Italie en Suisse et en Allemagne  mais enFrance comme dans tous les pays agrave capitale unique lrsquoaplatissement desmœurs sera la conseacutequence forceacutee de la centralisation

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― Les mœurs selon vous ne prendraient alors du ressort et de lrsquoori-ginaliteacute que par une feacutedeacuteration drsquoEacutetats franccedilais formant un mecircme empiredit Lousteau

― Ce nrsquoest peut-ecirctre pas agrave deacutesirer car la France aurait encore agraveconqueacuterir trop de pays dit Bianchon

― LrsquoAngleterre ne connaicirct pas ce malheur srsquoeacutecria Dinah Londres nrsquoyexerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France et agrave laquelle le geacute-nie franccedilais finira par remeacutedier  mais elle a quelque chose de plus horribledans son atroce hypocrisie qui est un bien autre mal 

― Lrsquoaristocratie anglaise reprit le journaliste qui preacutevit une tartinebyronienne et qui se hacircta de prendre la parole a sur la nocirctre lrsquoavantagede srsquoassimiler toutes les supeacuterioriteacutes elle vit dans ses magnifiques parcselle ne vient agrave Londres que pendant deux mois ni plus ni moins  elle viten province elle y fleurit et la fleurit

― Oui dit madame de La Baudraye Londres est la capitale des bou-tiques et des speacuteculations on y fait le gouvernement Lrsquoaristocratie srsquoyrecorde seulement pendant soixante jours elle y prend ses mots drsquoordreelle donne son coup drsquoœil agrave sa cuisine gouvernementale elle passe la re-vue de ses filles agrave marier et des eacutequipages agrave vendre elle se dit bonjour etsrsquoen va promptement  elle est si peu amusante qursquoelle ne se supporte paselle-mecircme plus que les quelques jours nommeacutes la saison

― Aussi dans la perfide Albion du Constitutionnel srsquoeacutecria Lousteaupour reacuteprimer par une eacutepigramme cette prestesse de langue y a-t-ilchance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points duroyaume

― Mais de charmantes femmes anglaises  reacutepliqua madame de LaBaudraye en souriant Voici ma megravere agrave laquelle je vais vous preacutesenterdit-elle en voyant venir madame Pieacutedefer

Une fois la preacutesentation des deux lions faite agrave ce squelette ambitieuxdu nom de femme qui srsquoappelait madame Pieacutedefer grand corps sec agrave vi-sage couperoseacute agrave dents suspectes aux cheveux teints Dinah laissa lesParisiens libres pendant quelques instants

― Eh  bien dit Gatien agrave Lousteau qursquoen pensez-vous ― Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout

bonnement la plus bavarde reacutepliqua le feuilletoniste

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― Une femme qui veut vous faire nommer deacuteputeacute hellip srsquoeacutecria Gatienun ange 

― Pardon jrsquooubliais que vous lrsquoaimez reprit Lousteau Vous excuserezle cynisme drsquoun vieux drocircle comme moi Demandez agrave Bianchon je nrsquoaiplus drsquoillusions je dis les choses comme elles sont Cette femme a biencertainement fait seacutecher sa megravere comme une perdrix exposeacutee agrave un tropgrand feuhellip

Gatien Boirouge trouva moyen de dire agrave madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste pendant le dicircner qui fut plantureux sinon splen-dide et pendant lequel la chacirctelaine eut soin de peu parler Cette lan-gueur dans la conversation reacuteveacutela lrsquoindiscreacutetion de Gatien Eacutetienne es-saya de rentrer en gracircce mais toutes les preacutevenances de Dinah furentpour Bianchon Neacuteanmoins au milieu de la soireacutee la baronne redevintgracieuse pour Lousteau Nrsquoavez-vous pas remarqueacute combien de grandeslacirccheteacutes sont commises pour de petites choses  Ainsi cette noble Dinahqui ne voulait pas se donner agrave des sots qui menait au fond de sa pro-vince une eacutepouvantable vie de luttes de reacutevoltes reacuteprimeacutees de poeacutesiesineacutedites et qui venait de gravir pour srsquoeacuteloigner de Lousteau la roche laplus haute et la plus escarpeacutee de ses deacutedains qui nrsquoen serait pas descendueen voyant ce faux Byron agrave ses pieds lui demandant merci deacutegringola sou-dain de cette hauteur en pensant agrave son album Madame de La Baudrayeavait donneacute dans la manie des autographes  elle posseacutedait un volume ob-long qui meacuteritait drsquoautant mieux son nom que les deux tiers des feuilletseacutetaient blancs La baronne de Fontaine agrave qui elle lrsquoavait envoyeacute pendanttrois mois obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini six me-sures de Meyerbeer les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les al-bums une strophe de Lamartine un mot de Beacuteranger Calypso ne pouvaitse consoler du deacutepart drsquoUlysse eacutecrit par George Sand les fameux vers sur leparapluie par Scribe une phrase de Charles Nodier une ligne drsquohorizonde Jules Dupreacute la signature de David drsquoAngers trois notes drsquoHector Ber-lioz Monsieur de Clagny reacutecolta pendant un seacutejour agrave Paris une chansonde Lacenaire autographe tregraves rechercheacute deux lignes de Fieschi et unelettre excessivement courte de Napoleacuteon qui toutes trois eacutetaient colleacuteessur le veacutelin de lrsquoalbum Monsieur Gravier pendant un voyage avait faiteacutecrire sur cet album mesdemoiselles Mars Georges Taglioni et Grisi les

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premiers artistes comme Freacutedeacuterick-Lemaicirctre Monrose Bouffeacute RubiniLablache Nourrit et Arnal  car il connaissait une socieacuteteacute de vieux gar-ccedilons nourris selon leur expression dans le Seacuterail qui lui procuregraverent cesfaveurs Ce commencement de collection fut drsquoautant plus preacutecieux agrave Di-nah qursquoelle eacutetait seule agrave dix lieues agrave la ronde agrave posseacuteder un album

Depuis deux ans beaucoup de jeunes personnes avaient des albumssur lesquels elles faisaient eacutecrire des phrases plus ou moins grotesquespar leurs amis et connaissances

O vous qui passez votre vie agrave recueillir des autographes gens heureuxet primitifs hollandais agrave tulipes vous excuserez alors Dinah quand crai-gnant de ne pas garder ses hocirctes plus de deux jours elle pria Bianchondrsquoenrichir son treacutesor par quelques lignes en le lui preacutesentant

Le meacutedecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette penseacutee sur lapremiegravere page 

laquo Ce qui rend le peuple si dangereux crsquoest qursquoil a pour tous ses crimesune absolution dans ses poches

raquo J-B DE CLAGNY raquo― Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la

monarchie dit agrave lrsquooreille de Lousteau le savant eacutelegraveve de Desplein Et Bian-chon eacutecrivit au-dessous 

laquo Ce qui distingue Napoleacuteon drsquoun porteur drsquoeau nrsquoest sensible que pourla Socieacuteteacute cela ne fait rien agrave la Nature Aussi la deacutemocratie qui se refuse agravelrsquoineacutegaliteacute des conditions en appelle-t-elle sans cesse agrave la Nature

raquo H BIANCHON raquo― Voilagrave les riches srsquoeacutecria Dinah stupeacutefaite ils tirent de leur bourse

une piegravece drsquoor comme les pauvres en tirent un liardhellip Je ne sais dit-elleen se tournant vers Lousteau si ce ne sera pas abuser de lrsquohospitaliteacute quede vous demander quelques stanceshellip

― Ah  madame vous me flattez Bianchon est un grand homme  maismoi je suis trop obscur hellip Dans vingt ans drsquoici mon nom serait plusdifficile agrave expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont lapenseacutee inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieumeacuteconnu Drsquoailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour im-proviser quelque meacuteditation bien amegravere  car je ne sais peindre que ce queje ressenshellip

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― Je voudrais vous voir me demander quinze jours dit gracieusementmadame de La Baudraye en tendant son album je vous garderais pluslong-temps

Le lendemain agrave cinq heures du matin les hocirctes du chacircteau drsquoAnzyfurent sur pied Le petit La Baudraye avait organiseacute pour les Parisiens unechasse  moins pour leur plaisir que par vaniteacute de proprieacutetaire il eacutetait bienaise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze centhectares de landes qursquoil recircvait de mettre en culture  entreprise qui voulaitquelque cent mille francs mais qui pouvait porter de trente agrave soixantemille francs les revenus de la terre drsquoAnzy

― Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi nrsquoa pas voulu venir chas-ser avec nous  dit Gatien Boirouge agrave monsieur Gravier

― Mais il nous lrsquoa dit il doit tenir lrsquoaudience aujourdrsquohui car le Tri-bunal juge correctionnellement reacutepondit le Receveur des Contributions

― Et vous croyez cela  srsquoeacutecria Gatien Eh  bien mon papa mrsquoa dit ― Vous nrsquoaurez pas monsieur Lebas de bonne heure car monsieur de Cla-gny a prieacute son substitut de tenir lrsquoaudience

― Ah  ah  fit Gravier dont la physionomie changea et monsieur deLa Baudraye qui part pour la Chariteacute 

― Mais pourquoi vous mecirclez-vous de ces affaires  dit Horace Bian-chon agrave Gatien

― Horace a raison dit Lousteau Je ne comprends pas comment vousvous occupez autant les uns des autres vous perdez votre temps agrave desriens

Horace Bianchon regarda Eacutetienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton les bons mots de petit journal eacutetaient incom-pris agrave Sancerre En atteignant un fourreacute monsieur Gravier laissa les deuxhommes ceacutelegravebres et Gatien srsquoy engager sous la conduite du garde dansun pli de terrain

― Eh  bien attendons le financier dit Bianchon quand les chasseursarrivegraverent agrave une clairiegravere

― Ah  bien si vous ecirctes un grand homme en Meacutedecine reacutepliqua Ga-tien vous ecirctes un ignorant en fait de vie de province Vous attendezmonsieur Gravier hellip mais il court comme un liegravevre malgreacute son petitventre rondelet  il est maintenant agrave vingt minutes drsquoAnzyhellip (Gatien tira

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La muse du deacutepartement Chapitre

sa montre) Bien  il arrivera juste agrave temps― Ougrave hellip― Au chacircteau pour le deacutejeuner reacutepondit Gatien Croyez-vous que je

serais agrave mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieurde Clagny  Les voilagrave deux ils se surveilleront Dinah sera bien gardeacutee

― Ah  ccedilagrave madame de La Baudraye en est donc encore agrave faire unchoix  dit Lousteau

― Maman le croit mais moi jrsquoai peur que monsieur de Clagny nrsquoaitfini par fasciner madame de La Baudraye  srsquoil a pu lui montrer dans ladeacuteputation quelques chances de revecirctir la simarre des Sceaux il a bienpu changer en agreacutements drsquoAdonis sa peau de taupe ses yeux terriblessa criniegravere eacutebouriffeacutee sa voix drsquohuissier enroueacute sa maigreur de poegravetecrotteacute Si Dinah voit monsieur de Clagny procureur-Geacuteneacuteral elle peut levoir joli garccedilon Lrsquoeacuteloquence a de grands privileacuteges Drsquoailleurs madamede La Baudraye est pleine drsquoambition Sancerre lui deacuteplaicirct elle recircve desgrandeurs parisiennes

― Mais quel inteacuterecirct avez-vous agrave cela dit Lousteau car si elle aime leProcureur du Roihellip Ah  vous croyez qursquoelle ne lrsquoaimera pas long-tempset vous espeacuterez lui succeacuteder

― Vous autres dit Gatien vous rencontrez agrave Paris autant de femmesdiffeacuterentes qursquoil y a de jours dans lrsquoanneacutee Mais agrave Sancerre ougrave il ne srsquoentrouve pas six et ougrave de ces six femmes cinq ont des preacutetentions deacutesor-donneacutees agrave la vertu  quand la plus belle vous tient agrave une distance eacutenormepar des regards deacutedaigneux comme si elle eacutetait princesse de sang royal ilest bien permis agrave un jeune homme de vingt-deux ans de chercher agrave devi-ner les secrets de cette femme  car alors elle sera forceacutee drsquoavoir des eacutegardspour lui

― Cela srsquoappelle ici des eacutegards dit le journaliste en souriant― Jrsquoaccorde agrave madame de La Baudraye trop de bon goucirct pour croire

qursquoelle srsquooccupe de ce vilain singe dit Horace Bianchon― Horace dit le journaliste voyons savant interpregravete de la nature

humaine tendons un pieacutege agrave loup au Procureur du Roi nous rendronsservice agrave notre ami Gatien et nous rirons Je nrsquoaime pas les Procureursdu Roi

― Tu as un juste pressentiment de ta destineacutee dit Horace Mais que

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La muse du deacutepartement Chapitre

faire ― Eh  bien racontons apregraves le dicircner quelques histoires de femmes

surprises par leurs maris et qui soient tueacutees assassineacutees avec des cir-constances terrifiantes Nous verrons la mine que feront madame de LaBaudraye et monsieur de Clagny

― Pasmal dit Bianchon il est difficile que lrsquoun ou lrsquoautre ne se trahisse(trahissent) pas par un geste ou par une reacuteflexion

― Je connais reprit le journaliste en srsquoadressant agrave Gatien un direc-teur de journal qui dans le but drsquoeacuteviter une triste destineacutee nrsquoadmet quedes histoires ougrave les amants sont brucircleacutes hacheacutes pileacutes disseacutequeacutes  ougrave lesfemmes sont bouillies frites cuites  il apporte alors ces effroyables reacutecitsagrave sa femme en espeacuterant qursquoelle lui sera fidegravele par peur  il se contente dece pis-aller le modeste mari  laquo Vois-tu ma mignonne ougrave conduit la pluspetite faute  raquo lui dit-il en traduisant le discours drsquoArnolphe agrave Agnegraves

― Madame de La Baudraye est parfaitement innocente ce jeunehomme a la berlue dit Bianchon Madame Pieacutedefer me paraicirct ecirctre beau-coup trop deacutevote pour inviter au chacircteau drsquoAnzy lrsquoamant de sa fille Ma-dame de La Baudraye aurait agrave tromper sa megravere son mari sa femme dechambre et celle de sa megravere  crsquoest trop drsquoouvrage je lrsquoacquitte

― Drsquoautant plus que son mari ne la quitte pas dit Gatien en riant deson calembour

― Nous nous souviendrons bien drsquoune ou deux histoires agrave faire trem-bler Dinah dit Lousteau Jeune homme et toi Bianchon je vous demandeune tenue seacutevegravere montrez-vous diplomates ayez un laissez-aller sans af-fectation eacutepiez sans en avoir lrsquoair la figure des deux criminels vous sa-vez hellip en dessous ou dans la glace agrave la deacuterobeacutee Ce matin nous chasse-rons le liegravevre ce soir nous chasserons le Procureur du Roi

La soireacutee commenccedila triomphalement pour Lousteau qui remit agrave lachacirctelaine son album ougrave elle trouva cette eacuteleacutegie

SpleenDes vers de moi cheacutetif et perdu dans la fouleDe ce monde eacutegoiumlste ougrave tristement je roule  Sans mrsquoattacher agrave rien Qui ne vis srsquoaccomplir jamais une espeacuterance

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La muse du deacutepartement Chapitre

Et dont lrsquoœil affaibli par la morne souffrance  Voit le mal sans le bien Cet album feuilleteacute par les doigts drsquoune femmeNe doit pas srsquoassombrir au reflet de mon acircme  Chaque chose en son lieu Pour une femme il faut parler drsquoamour de joieDe bals resplendissants de vecirctements de soie  Et mecircme un peu de DieuCe serait exercer sanglante raillerieQue de me dire agrave moi fatigueacute de la vie   Deacutepeins-nous le bonheur Au pauvre aveugle-neacute vante-t-on la lumiegravereA lrsquoorphelin pleurant parle-t-on drsquoune megravere  Sans leur briser le cœur Quand le froid deacutesespoir vous prend jeune en ce mondeQuand on nrsquoy peut trouver un cœur qui vous reacuteponde  Il nrsquoest plus drsquoavenirSi personne avec vous quand vous pleurez ne pleureQuand il nrsquoest pas aimeacute srsquoil faut qursquoun homme meure  Bientocirct je dois mourirPlaignez-moi  plaignez-moi  car souvent je blasphegravemeJusqursquoau nom saint de Dieu me disant en moi-mecircme   Il nrsquoa pour moi rien faitPourquoi le beacutenirais-je et que lui dois-je en somme Il eucirct pu me creacuteer beau riche gentilhomme  Et je suis pauvre et laid EacuteTIENNE LOUSTEAUSeptembre 1836 chacircteau drsquoAnzy

― Et vous avez composeacute ces vers depuis hier hellip srsquoeacutecria le Procureurdu Roi drsquoun ton deacutefiant

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Oh  mon Dieu oui tout en chassant mais cela ne se voit que trop Jrsquoaurais voulu faire mieux pour madame

― Ces vers sont ravissants fit Dinah en levant les yeux au ciel― Crsquoest lrsquoexpression drsquoun sentiment malheureusement trop vrai reacute-

pondit Lousteau drsquoun air profondeacutement tristeChacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa meacutemoire de-

puis au moins dix ans car ils lui furent inspireacutes sous la Restauration parla difficulteacute de parvenir Madame de La Baudraye regarda le journalisteavec la pitieacute que les malheurs du geacutenie inspirent et monsieur de Clagnyqui surprit ce regard eacuteprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade Ilse mit au trictrac avec le cureacute de Sancerre Le fils du Preacutesident eut lrsquoex-cessive complaisance drsquoapporter la lampe aux deux joueurs de maniegravereque la lumiegravere tombacirct drsquoaplomb sur madame de La Baudraye qui prit sonouvrage elle garnissait de laine lrsquoosier drsquoune corbeille agrave papier Les troisconspirateurs se groupegraverent aupregraves de ces personnages

― Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille madame  dit le jour-naliste Pour quelque loterie de bienfaisance 

― Non dit-elle je trouve beaucoup trop drsquoaffectation dans la bienfai-sance faite agrave son de trompe

― Vous ecirctes bien indiscret dit monsieur Gravier― Y a-t-il de lrsquoindiscreacutetion dit Lousteau agrave demander quel est lrsquoheu-

reux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame― Il nrsquoy a pas drsquoheureux mortel reprit Dinah elle est pour monsieur

de La BaudrayeLe Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye

et la corbeille comme srsquoil se fucirct dit inteacuterieurement  ― Voilagrave ma corbeilleagrave papier perdue 

― Comment madame vous ne voulez pas que nous le disions heureuxdrsquoavoir une jolie femme heureux de ce qursquoelle lui fait de si charmanteschoses sur ses corbeilles agrave papier  Le dessin est rouge et noir agrave la Robindes bois Si je me marie je souhaite qursquoapregraves douze ans de meacutenage lescorbeilles que brodera ma femme soient pour moi

― Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous  dit madame de La Bau-draye en levant sur Eacutetienne son bel œil gris plein de coquetterie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Les Parisiens ne croient agrave rien dit le Procureur du Roi drsquoun tonamer La vertu des femmes est surtout mise en question avec une ef-frayante audace Oui depuis quelque temps les livres que vous faitesmessieurs les eacutecrivains vos Revues vos piegraveces de theacuteacirctre toute votre in-facircme litteacuterature repose sur lrsquoadultegraverehellip

― Eh  monsieur le Procureur du Roi reprit Eacutetienne en riant je vouslaissais jouer tranquillement je ne vous attaquais point et voilagrave que vousfaites un reacutequisitoire contre moi Foi de journaliste jrsquoai brocheacute plus decent articles contre les auteurs de qui vous parlez  mais jrsquoavoue que sije les ai attaqueacutes crsquoeacutetait pour dire quelque chose qui ressemblacirct agrave de lacritique Soyons justes si vous les condamnez il faut condamner Homegravereet son Iliade qui roule sur la belle Heacutelegravene  il faut condamner le ParadisPerdu de Milton Egraveve et le serpent me paraissent un gentil petit adul-tegravere symbolique Il faut supprimer les Psaumes de David inspireacutes par lesamours excessivement adultegraveres de ce Louis XIV heacutebreu Il faut jeter aufeu Mithridate le Tartuffe lrsquoEacutecole des femmes Phegravedre Andromaque leMariage de Figaro lrsquoEnfer de Dante les Sonnets de Peacutetrarque tout Jean-Jacques Rousseau les romans du moyen-acircge lrsquoHistoire de France lrsquoHis-toire romaine etc etc Je ne crois pas hormis lrsquoHistoire des Variations deBossuet et les Provinciales de Pascal qursquoil y ait beaucoup de livres agrave liresi vous voulez en retrancher ceux ougrave il est question de femmes aimeacutees agravelrsquoencontre des lois

― Le beau malheur  dit monsieur de ClagnyEacutetienne piqueacute de lrsquoair magistral que prenait monsieur de Clagny vou-

lut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent agravedeacutefendre des opinions auxquelles on ne tient pas dans le but de rendrefurieux un pauvre homme de bonne foi veacuteritable plaisanterie de journa-liste

― En nous placcedilant au point de vue politique ougrave vous ecirctes forceacute devous mettre dit-il en continuant sans relever lrsquoexclamation du magistraten revecirctant la robe du Procureur-Geacuteneacuteral agrave toutes les eacutepoques car tousles gouvernements ont leur Ministegravere public eh  bien la religion catho-lique se trouve infecteacutee dans sa source drsquoune violente illeacutegaliteacute conjugaleAux yeux du roi Heacuterode agrave ceux de Pilate qui deacutefendait le gouvernementromain la femme de Joseph pouvait paraicirctre adultegravere puisque de son

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La muse du deacutepartement Chapitre

propre aveu Joseph nrsquoeacutetait pas le pegravere du Christ Le juge paiumlen nrsquoadmet-tait pas plus lrsquoimmaculeacutee conception que vous nrsquoadmettriez un miraclesemblable si quelque religion se produisait aujourdrsquohui en srsquoappuyant surun mystegravere de ce genre Croyez-vous qursquoun tribunal de police correction-nelle reconnaicirctrait une nouvelle opeacuteration du Saint-Esprit  or qui peutoser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore lrsquohumaniteacute  est-ellemeilleure aujourdrsquohui que sous Tibegravere 

― Votre raisonnement est un sacrileacutege reacutepondit le Procureur du Roi― Drsquoaccord dit le journaliste mais je ne le fais pas dans une mau-

vaise intention Vous ne pouvez supprimer les faits historiques Selonmoi Pilate condamnant Jeacutesus-Christ Anytus organe du parti aristocra-tique drsquoAthegravenes et demandant la mort de Socrate repreacutesentaient des so-cieacuteteacutes eacutetablies se croyant leacutegitimes revecirctues de pouvoirs consentis obli-geacutees de se deacutefendre Pilate et Anytus eacutetaient alors aussi logiques que lesprocureurs-geacuteneacuteraux qui demandaient la tecircte des sergents de la Rochelleet qui font tomber aujourdrsquohui la tecircte des reacutepublicains armeacutes contre letrocircne de juillet et celles des novateurs dont le but est de renverser agrave leurprofit les socieacuteteacutes sous preacutetexte de les mieux organiser En preacutesence desgrandes familles drsquoAthegravenes et de lrsquoempire romain Socrate et Jeacutesus eacutetaientcriminels  pour ces vieilles aristocraties leurs opinions ressemblaient agravecelles de la Montagne  supposez leurs sectateurs triomphants ils eussentfait un leacuteger 93 dans lrsquoempire romain ou dans lrsquoAttique

― Ougrave voulez-vous en venir monsieur  dit le Procureur du Roi― A lrsquoadultegravere  Ainsi monsieur un bouddhiste en fumant sa pipe

peut parfaitement dire que la religion des chreacutetiens est fondeacutee sur lrsquoadul-tegravere  comme nous croyons queMahomet est un imposteur que son Coranest une reacuteimpression de la Bible et de lrsquoEacutevangile et que Dieu nrsquoa jamaiseu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son pro-phegravete

― Srsquoil y avait en France beaucoup drsquohommes comme vous et il y ena malheureusement trop tout gouvernement y serait impossible

― Et il nrsquoy aurait pas de religion dit madame Pieacutedefer dont le visageavait fait drsquoeacutetranges grimaces pendant cette discussion

― Tu leur causes une peine infinie dit Bianchon agrave lrsquooreille drsquoEacutetiennene parle pas religion tu leur dis des choses agrave les renverser

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si jrsquoeacutetais eacutecrivain ou romancier dit monsieur Gravier je prendraisle parti des maris malheureux Moi qui ai vu beaucoup de choses etdrsquoeacutetranges choses je sais que dans le nombre des maris trompeacutes il srsquoentrouve dont lrsquoattitude ne manque point drsquoeacutenergie et qui dans la crisesont tregraves-dramatiques pour employer un de vos mots monsieur dit-il enregardant Eacutetienne

― Vous avez raison mon cher monsieur Gravier dit Lousteau je nrsquoaijamais trouveacute ridicules les maris trompeacutes  au contraire je les aimehellip

― Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance  dit alors Bian-chon il croit en sa femme il ne la soupccedilonne point il a la foi du charbon-nier Srsquoil a la faiblesse de se confier agrave sa femme vous vous en moquez  srsquoilest deacutefiant et jaloux vous le haiumlssez  dites-moi quel est le moyen termepour un homme drsquoesprit 

― Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer siouvertement contre lrsquoimmoraliteacute des reacutecits ougrave la charte conjugale est vio-leacutee je vous raconterais une vengeance de mari dit Lousteau

Monsieur de Clagny jeta ses deacutes drsquoune faccedilon convulsive et ne regardapoint le journaliste

― Comment donc mais une narration de vous srsquoeacutecria madame de LaBaudraye agrave peine aurais-je oseacute vous la demanderhellip

― Elle nrsquoest pas de moi madame je nrsquoai pas tant de talent  elle me futet avec quel charme  raconteacutee par un de nos eacutecrivains les plus ceacutelegravebresle plus grand musicien litteacuteraire que nous ayons Charles Nodier

― Eh  bien dites reprit Dinah je nrsquoai jamais entendu monsieur No-dier vous nrsquoavez pas de comparaison agrave craindre

― Peu de temps apregraves le 18 brumaire dit Lousteau vous savez qursquoily eut une leveacutee de boucliers en Bretagne et dans la Vendeacutee Le premierconsul empresseacute de pacifier la France entama des neacutegociations avec lesprincipaux chefs et deacuteploya les plus vigoureuses mesures militaires  maistout en combinant des plans de campagne avec les seacuteductions de sa diplo-matie italienne il mit en jeu les ressorts machiaveacuteliques de la police alorsconfieacutee agrave Foucheacute Rien de tout cela ne fut inutile pour eacutetouffer la guerreallumeacutee dans lrsquoouest A cette eacutepoque un jeune homme appartenant agrave lafamille de Mailleacute fut envoyeacute par les Chouans de Bretagne agrave Saumur afindrsquoeacutetablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des en-

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La muse du deacutepartement Chapitre

virons et les chefs de lrsquoinsurrection royaliste Instruite de ce voyage lapolice de Paris avait deacutepecirccheacute des agents chargeacutes de srsquoemparer du jeuneeacutemissaire agrave son arriveacutee agrave Saumur Effectivement lrsquoambassadeur fut arrecircteacutele jour mecircme de son deacutebarquement  car il vint en bateau sous un deacutegui-sement de maicirctre marinier Mais en homme drsquoexeacutecution il avait calculeacutetoutes les chances de son entreprise  son passe-port ses papiers eacutetaientsi bien en regravegle que les gens envoyeacutes pour se saisir de lui craignirent dese tromper Le chevalier de Beauvoir je me rappelle maintenant le nomavait bien meacutediteacute son rocircle  il se reacuteclama de sa famille drsquoemprunt alleacute-gua son faux domicile et soutint si hardiment son interrogatoire qursquoilaurait eacuteteacute mis en liberteacute sans lrsquoespegravece de croyance aveugle que les es-pions eurent en leurs instructions malheureusement trop preacutecises Dansle doute ces alguasils aimegraverent mieux commettre un acte arbitraire quede laisser eacutechapper un homme agrave la capture duquel le Ministre paraissaitattacher une grande importance Dans ces temps de liberteacute les agentsdu pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons au-jourdrsquohui la leacutegaliteacute Le chevalier fut donc provisoirement emprisonneacutejusqursquoagrave ce que les autoriteacutes supeacuterieures eussent pris une deacutecision agrave soneacutegard Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre La police or-donna de garder tregraves-eacutetroitement le prisonnier malgreacute ses deacuteneacutegations lechevalier de Beauvoir fut alors transfeacutereacute suivant de nouveaux ordres auchacircteau de lrsquoEscarpe dont le nom indique assez la situation Cette forte-resse assise sur des rochers drsquoune grande eacuteleacutevation a pour fosseacutes des preacute-cipices  on y arrive de tous cocircteacutes par des pentes rapides et dangereuses comme dans tous les anciens chacircteaux la porte principale est agrave pont-leviset deacutefendue par une large douve Le commandant de cette prison charmeacutedrsquoavoir agrave garder un homme de distinction dont les maniegraveres eacutetaient fortagreacuteables qui srsquoexprimait agrave merveille et paraissait instruit qualiteacutes raresagrave cette eacutepoque accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence  illui proposa drsquoecirctre agrave lrsquoEscarpe sur parole et de faire cause commune aveclui contre lrsquoennui Le prisonnier ne demanda pas mieux Beauvoir eacutetaitun loyal gentilhomme mais crsquoeacutetait aussi par malheur un fort joli garccedilonIl avait une figure attrayante lrsquoair reacutesolu la parole engageante une forceprodigieuse Leste bien deacutecoupleacute entreprenant aimant le danger il eucirctfait un excellent chef de partisans  il les faut ainsi Le commandant as-

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signa le plus commode des appartements agrave son prisonnier lrsquoadmit agrave satable et nrsquoeut drsquoabord qursquoagrave se louer du Vendeacuteen Ce commandant eacutetaitCorse et marieacute  sa femme jolie et agreacuteable lui semblait peut-ecirctre difficileagrave garder  bref il eacutetait jaloux en sa qualiteacute de Corse et de militaire assezmal tourneacute Beauvoir plut agrave la dame il la trouva fort agrave son goucirct  peut-ecirctre srsquoaimegraverent-ils  en prison lrsquoamour va si vite  Commirent-ils quelqueimprudence  Le sentiment qursquoils eurent lrsquoun pour lrsquoautre deacutepassa-t-il lesbornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirsenvers les femmes  Beauvoir ne srsquoest jamais franchement expliqueacute surce point assez obscur de son histoire  mais toujours est-il constant que lecommandant se crut en droit drsquoexercer des rigueurs extraordinaires surson prisonnier Beauvoir mis au donjon fut nourri de pain noir abreuveacutedrsquoeau claire et enchaicircneacute suivant le perpeacutetuel programme des divertisse-ments prodigueacutes aux captifs La cellule situeacutee sous la plate-forme eacutetaitvoucircteacutee en pierre dure les murailles avaient une eacutepaisseur deacutesespeacuterantela tour donnait sur le preacutecipice Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnulrsquoimpossibiliteacute drsquoune eacutevasion il tomba dans ces recircveries qui sont tout en-semble le deacutesespoir et la consolation des prisonniers Il srsquooccupa de cesriens qui deviennent de grandes affaires  il compta les heures et les joursil fit lrsquoapprentissage du triste eacutetat de prisonnier se replia sur lui-mecircmeet appreacutecia la valeur de lrsquoair et du soleil  puis apregraves une quinzaine dejours il eut cette maladie terrible cette fiegravevre de liberteacute qui pousse lesprisonniers agrave ces sublimes entreprises dont les prodigieux reacutesultats noussemblent inexplicables quoique reacuteels et que mon ami le docteur (il setourna vers Bianchon) attribuerait sans doute agrave des forces inconnues ledeacutesespoir de son analyse physiologique mystegraveres de la volonteacute humainedont la profondeur eacutepouvante la science (Bianchon fit un signe neacutegati)Beauvoir se rongeait le cœur car la mort seule pouvait le rendre libre Unmatin le porte-clefs chargeacute drsquoapporter la nourriture du prisonnier au lieude srsquoen aller apregraves lui avoir donneacute sa maigre pitance resta devant lui lesbras croiseacutes et le regarda singuliegraverement Entre eux la conversation sereacuteduisait ordinairement agrave peu de chose et jamais le gardien ne la com-menccedilait Aussi le chevalier fut-il tregraves-eacutetonneacute lorsque cet homme lui dit ― Monsieur vous avez sans doute votre ideacutee en vous faisant toujours ap-peler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun Cela ne me regarde pas mon

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affaire nrsquoest point de veacuterifier votre nom Que vous vous nommiez Pierreou Paul cela mrsquoest bien indiffeacuterent A chacun son meacutetier les vaches se-ront bien gardeacutees Cependant je sais dit-il en clignant de lrsquoœil que vousecirctes monsieur Charles-Feacutelix-Theacuteodore chevalier de Beauvoir et cousin demadame la duchesse de Mailleacutehellip― Hein  ajouta-t-il drsquoun air de triompheapregraves un moment de silence en regardant son prisonnier Beauvoir sevoyant incarceacutereacute fort et ferme ne crut pas que sa position pucirct empirerpar lrsquoaveu de son veacuteritable nom ― Eh  bien quand je serais le chevalierde Beauvoir qursquoy gagnerais-tu  lui dit-il ― Oh  tout est gagneacute reacutepliquale porte-clefs agrave voix basse Eacutecoutez-moi Jrsquoai reccedilu de lrsquoargent pour facilitervotre eacutevasion  mais un instant  Si jrsquoeacutetais soupccedilonneacute de la moindre choseje serais fusilleacute tout bellement Jrsquoai donc dit que je tremperais dans cetteaffaire juste pour gagner mon argent Tenez monsieur voici une clef dit-il en sortant de sa poche une petite lime Avec cela vous scierez un de vosbarreaux Dam  ce ne sera pas commode reprit-il en montrant lrsquoouver-ture eacutetroite par laquelle le jour entrait dans le cachot Crsquoeacutetait une espegravecede baie pratiqueacutee au-dessus du cordon qui couronnait exteacuterieurement ledonjon entre ces grosses pierres saillantes destineacutees agrave figurer les supportsdes creacuteneaux ― Monsieur dit le geocirclier il faudra scier le fer assez pregravespour que vous puissiez passer ― Oh  sois tranquille  jrsquoy passerai dit leprisonnier ― Et assez haut pour qursquoil vous reste de quoi attacher votrecorde reprit le porte-clefs ― Ougrave est-elle  demanda Beauvoir ― La voicireacutepondit le guichetier en lui jetant une corde agrave nœuds Elle a eacuteteacute fabriqueacuteeavec du linge afin de faire supposer que vous lrsquoavez confectionneacutee vous-mecircme et elle est de longueur suffisante Quand vous serez au derniernœud laissez-vous couler tout doucement le reste est votre affaire Voustrouverez probablement dans les environs une voiture tout atteleacutee et desamis qui vous attendent Mais je ne sais rien moi  Je nrsquoai pas besoin devous dire qursquoil y a une sentinelle au dret de la tour Vous saurez ben choisirune nuit noire et guetter le moment ougrave le soldat de faction dormira Vousrisquerez peut-ecirctre drsquoattraper un coup de fusil  maishellip ― Crsquoest bon  crsquoestbon je ne pourrirai pas ici srsquoeacutecria le chevalier ― Ah  ccedila se pourrait bientout de mecircme reacutepliqua le geocirclier drsquoun air becircte Beauvoir prit cela pourune de ces reacuteflexions niaises que font ces gens lagrave Lrsquoespoir drsquoecirctre bientocirctlibre le rendait si joyeux qursquoil ne pouvait guegravere srsquoarrecircter aux discours de

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cet homme espegravece de paysan renforceacute Il se mit agrave lrsquoouvrage aussitocirct etla journeacutee lui suffit pour scier les barreaux Craignant une visite du com-mandant il cacha son travail en bouchant les fentes avec de la mie depain rouleacutee dans de la rouille afin de lui donner la couleur du fer Il serrasa corde et se mit agrave eacutepier quelque nuit favorable avec cette impatienceconcentreacutee et cette profonde agitation drsquoacircme qui dramatisent la vie desprisonniers Enfin par une nuit grise une nuit drsquoautomne il acheva descier les barreaux attacha solidement sa corde srsquoaccroupit agrave lrsquoexteacuterieursur le support de pierre en se cramponnant drsquoune main au bout de fer quirestait dans la baie Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de lanuit et lrsquoheure agrave laquelle les sentinelles doivent dormir Crsquoest vers le ma-tin agrave peu pregraves Il connaissait la dureacutee des factions lrsquoinstant des rondestoutes choses dont srsquooccupent les prisonniers mecircme involontairement Ilguetta le moment ougrave lrsquoune des sentinelles serait aux deux tiers de sa fac-tion et retireacutee dans sa gueacuterite agrave cause du brouillard Certain drsquoavoir reacuteunitoutes les chances favorables agrave son eacutevasion il se mit alors agrave descendrenœud agrave nœud suspendu entre le ciel et la terre en tenant sa corde avecune force de geacuteant Tout alla bien A lrsquoavant-dernier nœud au moment dese laisser couler agrave terre il srsquoavisa par une penseacutee prudente de chercherle sol avec ses pieds et ne trouva pas de sol Le cas eacutetait assez embar-rassant pour un homme en sueur fatigueacute perplexe et dans une situationougrave il srsquoagissait de jouer sa vie agrave pair ou non Il allait srsquoeacutelancer Une rai-son frivole lrsquoen empecirccha  son chapeau venait de tomber heureusementil eacutecouta le bruit que sa chute devait produire et il nrsquoentendit rien  Leprisonnier conccedilut de vagues soupccedilons sur sa position  il se demanda si lecommandant ne lui avait pas tendu quelque pieacutege  mais dans quel inteacute-recirct  En proie agrave ces incertitudes il songea presque agrave remettre la partie agraveune autre nuit Provisoirement il reacutesolut drsquoattendre les clarteacutes indeacutecisesdu creacutepuscule  heure qui ne serait peut-ecirctre pas tout agrave fait deacutefavorable agravesa fuite Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon  maisil eacutetait presque eacutepuiseacute au moment ougrave il se remit sur le support exteacuterieurguettant tout comme un chat sur le bord drsquoune gouttiegravere Bientocirct agrave lafaible clarteacute de lrsquoaurore il aperccedilut en faisant flotter sa corde une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus dupreacutecipice ― Merci commandant  dit-il avec le sang-froid qui le carac-

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teacuterisait Puis apregraves avoir quelque peu reacutefleacutechi agrave cette habile vengeanceil jugea neacutecessaire de rentrer dans son cachot Il mit sa deacutefroque en eacutevi-dence sur son lit laissa la corde en dehors pour faire croire agrave sa chute il se tapit tranquillement derriegravere la porte et attendit lrsquoarriveacutee du perfideguichetier en tenant agrave la main une des barres de fer qursquoil avait scieacutees Leguichetier qui ne manqua pas de venir plus tocirct qursquoagrave lrsquoordinaire pour re-cueillir la succession dumort ouvrit la porte en sifflant  mais quand il futagrave une distance convenable Beauvoir lui asseacutena sur le cracircne un si furieuxcoup de barre que le traicirctre tomba comme une masse sans jeter un cri  labarre lui avait briseacute la tecircte Le chevalier deacuteshabilla promptement le mortprit ses habits imita son allure et gracircce agrave lrsquoheure matinale et au peu dedeacutefiance des sentinelles de la porte principale il srsquoeacutevada

Ni le Procureur du Roi ni madame de la Baudraye ne parurent croireqursquoil y eucirct dans ce reacutecit la moindre propheacutetie qui les concernacirct Les inteacute-resseacutes se jetegraverent des regards interrogatifs en gens surpris de la parfaiteindiffeacuterence des deux preacutetendus amants

― Bah  jrsquoai mieux agrave vous raconter dit Bianchon― Voyons dirent les auditeurs agrave un signe que fit Lousteau pour dire

que Bianchon avait sa petite reacuteputation de conteurDans les histoires dont se composait son fonds de narration car tous

les gens drsquoesprit ont une certaine quantiteacute drsquoanecdotes commemadame deLa Baudraye avait sa collection de phrases lrsquoillustre docteur choisit celleconnue sous le nom de La Grande Bretegraveche et devenue si ceacutelegravebre qursquoonen a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intituleacute Valentine Aussiest-il parfaitement inutile de reacutepeacuteter ici cette aventure quoiqursquoelle fucirctdu fruit nouveau pour les habitants du chacircteau drsquoAnzy Ce fut drsquoailleursla mecircme perfection dans les gestes dans les intonations qui valut tantdrsquoeacuteloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la racontapour la premiegravere fois Le dernier tableau du Grand drsquoEspagne mourant defaim et debout dans lrsquoarmoire ougrave lrsquoa mureacute le mari de madame de Merretet le dernier mot de ce mari reacutepondant agrave une derniegravere priegravere de sa femme ― Vous avez jureacute sur ce crucifix qursquoil nrsquoy avait lagrave personne  produisit toutson effet Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon

― Savez-vous messieurs dit alors madame de La Baudraye quelrsquoamour doit ecirctre une chose immense pour engager une femme agrave semettre

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en de pareilles situations ― Moi qui certes ai vu drsquoeacutetranges choses dans ma vie dit monsieur

Gravier jrsquoai eacuteteacute quasi teacutemoin en Espagne drsquoune aventure de ce genre-lagrave― Vous venez apregraves de grands acteurs lui dit madame de La Baudraye

en fecirctant les deux Parisiens par un regard coquet nrsquoimporte allez― Quelque temps apregraves son entreacutee agrave Madrid dit le Receveur des

contributions le grand-duc de Berg invita les principaux personnages decette ville agrave une fecircte offerte par lrsquoarmeacutee franccedilaise agrave la capitale nouvel-lement conquise Malgreacute la splendeur du gala les Espagnols nrsquoy furentpas tregraves-rieurs leurs femmes dansegraverent peu la plupart des convieacutes semirent agrave jouer Les jardins du palais eacutetaient illumineacutes assez splendide-ment pour que les dames pussent srsquoy promener avec autant de seacutecuriteacuteqursquoelles lrsquoeussent fait en plein jour La fecircte eacutetait impeacuterialement belle Rienne fut eacutepargneacute dans le but de donner aux Espagnols une haute ideacutee delrsquoEmpereur srsquoils voulaient le juger drsquoapregraves ses lieutenants Dans un bos-quet assez voisin du palais entre une heure et deux du matin plusieursmilitaires franccedilais srsquoentretenaient des chances de la guerre et de lrsquoavenirpeu rassurant que pronostiquait lrsquoattitude des Espagnols preacutesents agrave cettepompeuse fecircte ― Ma foi dit le Chirurgien en chef du Corps drsquoarmeacutee ougravejrsquoeacutetais Payeur Geacuteneacuteral hier jrsquoai formellement demandeacute mon rappel auprince Murat Sans avoir preacuteciseacutement peur de laisser mes os dans la Peacute-ninsule je preacuteegravere aller panser les blessures faites par nos bons voisinsles Allemands  leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans Puis la crainte de lrsquoEspagne est chez moi commeune superstition Degraves mon enfance jrsquoai lu des livres espagnols un tasdrsquoaventures sombres et mille histoires de ce pays qui mrsquoont vivement preacute-venu contre ses mœurs Eh  bien depuis notre entreacutee agrave Madrid il mrsquoestarriveacute drsquoecirctre deacutejagrave sinon le heacuteros du moins le complice de quelque peacute-rilleuse intrigue aussi noire aussi obscure que peut lrsquoecirctre un roman delady Radcliffe Jrsquoeacutecoute volontiers mes pressentiments et degraves demain jedeacutetale Murat ne me refusera certes pas mon congeacute car gracircce aux ser-vices que nous rendons nous avons des protections toujours efficaces― Puisque tu tires ta crampe dis-nous ton eacuteveacutenement reacutepondit un co-lonel vieux reacutepublicain qui du beau langage et des courtisaneries impeacute-riales ne se souciait guegravere Le Chirurgien en chef regarda soigneusement

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autour de lui comme pour reconnaicirctre les figures de ceux qui lrsquoenviron-naient et sucircr qursquoaucun Espagnol nrsquoeacutetait dans le voisinage il dit  ― Nousne sommes ici que des Franccedilais volontiers colonel Hulot Il y a six joursje revenais tranquillement agrave mon logis vers onze heures du soir apregravesavoir quitteacute le geacuteneacuteral Montcornet dont lrsquohocirctel se trouve agrave quelques pasdu mien Nous sortions tous les deux de chez lrsquoOrdonnateur en chef ougravenous avions fait une bouillotte assez animeacutee Tout agrave coup au coin drsquounepetite rue deux inconnus ou plutocirct deux diables se jettent sur moi mrsquoen-tortillent la tecircte et les bras dans un grand manteau Je criai vous devezme croire comme un chien fouetteacute  mais le drap eacutetouffait ma voix etje fus transporteacute dans une voiture avec la plus rapide dexteacuteriteacute Lorsquemes deux compagnons me deacutebarrassegraverent du manteau jrsquoentendis ces deacute-solantes paroles prononceacutees par une voix de femme en mauvais franccedilais ― Si vous criez ou si vous faites mine de vous eacutechapper si vous vous per-mettez le moindre geste eacutequivoque le monsieur qui est devant vous estcapable de vous poignarder sans scrupule Tenez-vous donc tranquilleMaintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlegravevement Si vousvoulez vous donner la peine drsquoeacutetendre votre main vers moi vous trou-verez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons en-voyeacute chercher chez vous de votre part  ils vous seront neacutecessaires nousvous emmenons dans une maison pour sauver lrsquohonneur drsquoune dame surle point drsquoaccoucher drsquoun enfant qursquoelle veut donner agrave ce gentilhommesans que son mari le sacheQuoique monsieur quitte peu madame de la-quelle il est toujours passionneacutement eacutepris qursquoil surveille avec toute lrsquoat-tention de la jalousie espagnole elle a pu lui cacher sa grossesse il lacroit malade Vous allez donc faire lrsquoaccouchement Les dangers de lrsquoen-treprise ne vous concernent pas  seulement obeacuteissez-nous  autrementlrsquoamant qui est en face de vous dans la voiture et qui ne sait pas un motde franccedilais vous poignarderait agrave la moindre imprudence ― Et qui ecirctes-vous  lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le braseacutetait enveloppeacute dans la manche drsquoun habit drsquouniforme ― Je suis la cameacute-riste de madame sa confidente et toute (tout) precircte agrave vous reacutecompenserpar moi-mecircme si vous vous precirctez galamment aux exigences de notresituation ― Volontiers dis-je en me voyant embarqueacute de force dans uneaventure dangereuse A la faveur de lrsquoombre je veacuterifiai si la figure et les

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formes de cette fille eacutetaient en harmonie avec les ideacutees que la qualiteacute desa voix mrsquoavait inspireacutees Cette bonne creacuteature srsquoeacutetait sans doute soumisepar avance agrave tous les hasards de ce singulier enlegravevement car elle gardale plus complaisant silence et la voiture nrsquoeut pas rouleacute pendant plus dedix minutes dans Madrid qursquoelle reccedilut et me rendit un baiser satisfaisantLrsquoamant que jrsquoavais en vis-agrave-vis ne srsquooffensa point de quelques coups depied dont je le gratifiai fort involontairement  mais comme il nrsquoentendaitpas le franccedilais je preacutesume qursquoil nrsquoy fit pas attention ― Je ne puis ecirctrevotre maicirctresse qursquoagrave une seule condition me dit la cameacuteriste en reacuteponseaux becirctises que je lui deacutebitais emporteacute par la chaleur drsquoune passion impro-viseacutee agrave laquelle tout faisait obstacle ― Et laquelle  ― Vous ne chercherezjamais agrave savoir agrave qui jrsquoappartiens Si je viens chez vous ce sera de nuitet vous me recevrez sans lumiegravere ― Bon lui dis-je Notre conversationen eacutetait lagrave quand la voiture arriva pregraves drsquoun mur de jardin ― Laissez-moivous bander les yeux me dit la femme de chambre vous vous appuie-rez sur mon bras et je vous conduirai moi-mecircme Elle me serra sur lesyeux un mouchoir qursquoelle noua fortement derriegravere ma tecircte Jrsquoentendis lebruit drsquoune clef mise avec preacutecaution dans la serrure drsquoune petite portepar le silencieux amant que jrsquoavais eu pour vis-agrave-vis Bientocirct la femme dechambre au corps cambreacute et qui avait du meneacuteho dans son allurehellip

― Crsquoest dit le Receveur en prenant un petit ton de supeacuterioriteacute un motde la langue espagnole un idiotisme qui peint les torsions que les femmessavent imprimer agrave une certaine partie de leur robe que vous devinezhellip

― La femme de chambre (je reprends le reacutecit du Chirurgien en Che)me conduisit agrave travers les alleacutees sableacutees drsquoun grand jardin jusqursquoagrave uncertain endroit ougrave elle srsquoarrecircta Par le bruit que nos pas firent dans lrsquoairje preacutesumai que nous eacutetions devant la maison ― Silence maintenant medit-elle agrave lrsquooreille et veillez bien sur vous-mecircme  Ne perdez pas de vue unseul de mes signes je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nousdeux et il srsquoagit en ce moment de vous sauver la vie Puis elle ajoutamais agrave haute voix  ― Madame est dans une chambre au rez-de-chausseacutee pour y arriver il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit deson mari  ne toussez pas marchez doucement et suivez-moi bien de peurde heurter quelques meubles ou de mettre les pieds hors du tapis que jrsquoaiarrangeacute Ici lrsquoamant grogna sourdement comme un homme impatienteacute de

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tant de retards La cameacuteriste se tut jrsquoentendis ouvrir une porte je sentislrsquoair chaud drsquoun appartement et nous allacircmes agrave pas de loup comme desvoleurs en expeacutedition Enfin la douce main de la fille mrsquoocircta mon bandeauJe me trouvai dans une grande chambre haute drsquoeacutetage et mal eacuteclaireacuteepar une lampe fumeuse La fenecirctre eacutetait ouverte mais elle avait eacuteteacute gar-nie de gros barreaux de fer par le jaloux mari Jrsquoeacutetais jeteacute lagrave comme aufond drsquoun sac A terre sur une natte une femme dont la tecircte eacutetait cou-verte drsquoun voile de mousseline mais agrave travers lequel ses yeux pleins delarmes brillaient de tout lrsquoeacuteclat des eacutetoiles serrait avec force sur sa boucheun mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient jamais je nrsquoai vu si beau corps mais ce corps se tordait sous la douleurcomme une corde de harpe jeteacutee au feu La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes en les appuyant sur une espegravece de commode puis de ses deux mains elle se tenait aux bacirctons drsquoune chaise en tendantses bras dont toutes les veines eacutetaient horriblement gonfleacutees Elle res-semblait ainsi agrave un criminel dans les angoisses de la question Pas un cridrsquoailleurs pas drsquoautre bruit que le sourd craquement de ses os Nous eacutetionslagrave tous trois muets et immobiles Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante reacutegulariteacute Je voulus examiner la cameacuteriste  mais elleavait remis le masque dont elle srsquoeacutetait sans doute deacutebarrasseacutee pendant laroute et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agreacuteablementprononceacutees Lrsquoamant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de samaicirctresse et replia en double sur la figure un voile demousseline Lorsquejrsquoeus soigneusement observeacute cette femme je reconnus agrave certains symp-tocircmes jadis remarqueacutes dans une bien triste circonstance de ma vie quelrsquoenfant eacutetait mort Je me penchai vers la fille pour lrsquoinstruire de cet eacuteveacute-nement En ce moment le deacutefiant inconnu tira son poignard  mais jrsquoeusle temps de tout dire agrave la femme de chambre qui lui cria deux mots agrave voixbasse En entendant mon arrecirct lrsquoamant eut un leacuteger frisson qui passa surlui des pieds agrave la tecircte comme un eacuteclair il me sembla voir pacirclir sa figuresous son masque de velours noir La cameacuteriste saisit un moment ougrave cethomme au deacutesespoir regardait la mourante qui devenait violette et memontra sur une table des verres de limonade tout preacutepareacutes en me faisantun signe neacutegatif Je compris qursquoil fallait mrsquoabstenir de boire malgreacute lrsquohor-rible chaleur qui me desseacutechait le gosier Lrsquoamant eut soif  il prit un verre

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vide lrsquoemplit de limonade et but En ce moment la dame eut une convul-sion violente quimrsquoannonccedila lrsquoheure favorable agrave lrsquoopeacuteration Jemrsquoarmai decourage et je pus apregraves une heure de travail extraire lrsquoenfant par mor-ceaux LrsquoEspagnol ne pensa plus agrave mrsquoempoisonner en comprenant queje venais de sauver sa maicirctresse De grosses larmes roulaient par instantssur son manteau La femme ne jeta pas un cri mais elle tressaillait commeune becircte fauve surprise et suait agrave grosses gouttes Dans un instant horri-blement critique elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari le mari venait de se retourner  de nous quatre elle seule avait entendu lefroissement des draps le bruissement du lit ou des rideaux Nous nousarrecirctacircmes et agrave travers les trous de leurs masques la cameacuteriste et lrsquoamantse jetegraverent des regards de feu comme pour se dire  ― Le tuerons-nous srsquoilsrsquoeacuteveille  Jrsquoeacutetendis alors la main pour prendre le verre de limonade quelrsquoinconnu avait entameacute LrsquoEspagnol crut que jrsquoallais boire un des verrespleins  il bondit comme un chat posa son long poignard sur les deuxverres empoisonneacutes et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste Il y avait tant drsquoideacutees tant de sentiment dans ce signe et dans sonvif mouvement que je lui pardonnai les atroces combinaisons meacutediteacuteespour me tuer et ensevelir ainsi toute meacutemoire de cet eacuteveacutenement Apregravesdeux heures de soins et de craintes la cameacuteriste et moi nous recouchacircmessa maicirctresse Cet homme jeteacute dans une entreprise si aventureuse avaitpris en preacutevision drsquoune fuite des diamants sur papier  il les mit agrave moninsu dans ma poche Par parenthegravese comme jrsquoignorais le somptueux ca-deau de lrsquoEspagnol mon domestique mrsquoa voleacute ce treacutesor le surlendemainet srsquoest enfui nanti drsquoune vraie fortune Je dis agrave lrsquooreille de la femme dechambre les preacutecautions qui restaient agrave prendre et je voulus deacutecamper Lacameacuteriste resta pregraves de sa maicirctresse circonstance qui ne me rassura pasexcessivement  mais je reacutesolus de me tenir sur mes gardes Lrsquoamant fit unpaquet de lrsquoenfant mort et des linges ougrave la femme de chambre avait reccedilule sang de sa maicirctresse  il le serra fortement le cacha sous son manteaume passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer et sortitle premier en mrsquoinvitant par un geste agrave tenir le pan de son habit Jrsquoobeacuteisnon sans donner un dernier regard agravemamaicirctresse de hasard La cameacuteristearracha son masque en voyant lrsquoEspagnol dehors et me montra la plusdeacutelicieuse figure du monde Quand je me trouvai dans le jardin en plein

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air jrsquoavoue que je respirai comme si lrsquoon mrsquoeucirct ocircteacute un poids eacutenorme dedessus la poitrine Je marchais agrave une distance respectueuse de mon guideen veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attentionArriveacutes agrave la petite porte il me prit par la main mrsquoappuya sur les legravevres uncachet monteacute en bague que je lui avais vu agrave un doigt de la main gauche etje lui fis entendre que je comprenais ce signe eacuteloquent Nous nous trou-vacircmes dans la rue ougrave deux chevaux nous attendaient  nous montacircmeschacun le nocirctre mon Espagnol srsquoempara de ma bride la tint dans sa maingauche prit entre ses dents les guides de sa monture car il avait son pa-quet sanglant dans sa main droite et nous particircmes avec la rapiditeacute delrsquoeacuteclair Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pucirct meservir agrave me faire reconnaicirctre la route que nous parcourions Au petit jourje me trouvai pregraves dema porte et lrsquoEspagnol srsquoenfuit en se dirigeant vers laporte drsquoAtocha ― Et vous nrsquoavez rien aperccedilu qui puisse vous faire soup-ccedilonner agrave quelle femme vous aviez affaire  dit le colonel au chirurgien― Une seule chose reprit-il Quand je disposai lrsquoinconnue je remarquaisur son bras agrave peu pregraves au milieu une petite envie grosse comme unelentille et environneacutee de poils bruns En ce moment lrsquoindiscret chirur-gien pacirclit  tous les yeux fixeacutes sur les siens en suivirent la direction  nousvicircmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe drsquooran-gers En se voyant lrsquoobjet de notre attention cet homme disparut avecune leacutegegravereteacute de sylphe Un capitaine srsquoeacutelanccedila vivement agrave sa poursuite― Sarpejeu mes amis  srsquoeacutecria le chirurgien cet œil de basilic mrsquoa glaceacuteJrsquoentends sonner des cloches dans mes oreilles  Recevez mes adieux vousmrsquoenterrerez ici  ― Es-tu becircte  dit le colonel Hulot Falcon srsquoest mis agrave lapiste de lrsquoEspagnol qui nous eacutecoutait il saura bien nous en rendre raison― Heacute  bien srsquoeacutecriegraverent les officiers en voyant revenir le capitaine toutessouffleacute ― Au diable  reacutepondit Falcon il a passeacute je crois agrave travers lesmurailles Comme je ne pense pas qursquoil soit sorcier il est sans doute de lamaison  il en connaicirct les passages les deacutetours et mrsquoa facilement eacutechappeacute― Je suis perdu  dit le chirurgien drsquoune voix sombre ― Allons tiens-toicalme Beacutega (il srsquoappelait Beacutega) lui reacutepondis-je nous nous casernerons agravetour de rocircle chez toi jusqursquoagrave ton deacutepart Ce soir nous trsquoaccompagneronsEn effet trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu re-conduisirent le chirurgien agrave son logement et lrsquoun de nous srsquooffrit agrave rester

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chez lui Le surlendemain Beacutega avait obtenu son renvoi en France il faisaittous ses preacuteparatifs pour partir avec une dame agrave laquelle Murat donnaitune forte escorte  il achevait de dicircner en compagnie de ses amis lorsqueson domestique vint le preacutevenir qursquoune jeune dame voulait lui parler Lechirurgien et les trois officiers descendirent aussitocirct en craignant quelquepieacutege Lrsquoinconnue ne put que dire agrave son amant  ― Prenez garde  et tombamorte Cette femme eacutetait la cameacuteriste qui se sentant empoisonneacutee espeacute-rait arriver agrave temps pour sauver le chirurgien ― Diable  diable  srsquoeacutecria lecapitaine Falcon voilagrave ce qui srsquoappelle aimer  une Espagnole est la seulefemme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans lebocal Beacutega resta singuliegraverement pensif Pour noyer les sinistres pressen-timents qui le tourmentaient il se remit agrave table et but immodeacutereacutementainsi que ses compagnons Tous agrave moitieacute ivres se couchegraverent de bonneheure Au milieu de la nuit le pauvre Beacutega fut reacuteveilleacute par le bruit aiguque firent les anneaux de ses rideaux violemment tireacutes sur les tringles Ilse mit sur son seacuteant en proie agrave la treacutepidationmeacutecanique qui nous saisit aumoment drsquoun semblable reacuteveil Il vit alors debout devant lui un Espagnolenveloppeacute dans sonmanteau et qui lui jetait le mecircme regard brucirclant partidu buisson pendant la fecircte Beacutega cria  ― Au secours  A moi mes amis  Ace cri de deacutetresse lrsquoEspagnol reacutepondit par un rire amer ― Lrsquoopium croicirctpour tout le monde reacutepondit-il Cette espegravece de sentence dite lrsquoinconnumontra les trois amis profondeacutement endormis tira de dessous son man-teau un bras de femme reacutecemment coupeacute le preacutesenta vivement agrave Beacutegaen lui faisant voir un signe semblable agrave celui qursquoil avait si imprudemmentdeacutecrit  ― Est-ce bien le mecircme  demanda-t-il A la lueur drsquoune lanterneposeacutee sur le lit Beacutega reconnut le bras et reacutepondit par sa stupeur Sansplus amples informations le mari de lrsquoinconnue lui plongea son poignarddans le cœur

― Il faut raconter cela dit le journaliste a des charbonniers car il fautune foi robuste Pourriez-vous mrsquoexpliquer qui du mort ou de lrsquoEspagnola causeacute 

― Monsieur reacutepondit le Receveur des contributions jrsquoai soigneacute cepauvre Beacutega qui mourut cinq jours apregraves dans drsquohorribles souffrancesCe nrsquoest pas tout Lors de lrsquoexpeacutedition entreprise pour reacutetablir FerdinandVII je fus nommeacute agrave un poste en Espagne et fort heureusement je nrsquoallai

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pas plus loin qursquoagrave Tours car on me fit alors espeacuterer la recette de San-cerre La veille de mon deacutepart jrsquoeacutetais agrave un bal chez madame de Listo-megravere ougrave devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction En quit-tant la table drsquoeacutecarteacute jrsquoaperccedilus un Grand drsquoEspagne un Afrancesado enexil arriveacute depuis quinze jours en Touraine Il eacutetait venu fort tard agrave cebal ougrave il apparaissait pour la premiegravere fois dans le monde et visitait lessalons accompagneacute de sa femme dont le bras droit eacutetait absolument im-mobile Nous nous seacuteparacircmes en silence pour laisser passer ce couple quenous ne vicircmes pas sans eacutemotion Imaginez un vivant tableau de Murillo Sous des orbites creuseacutes et noircis lrsquohomme montrait des yeux de feuqui restaient fixes  sa face eacutetait desseacutecheacutee son cracircne sans cheveux offraitdes tons ardents et son corps effrayait le regard tant il eacutetait maigre Lafemme  imaginez-la  non vous ne la feriez pas vraie Elle avait cette ad-mirable taille qui a fait creacuteer ce mot demeneacuteho dans la langue espagnole quoique pacircle elle eacutetait belle encore  son teint par un privileacutege inouiuml pourune Espagnole eacuteclatait de blancheur  mais son regard plein du soleil delrsquoEspagne tombait sur vous comme un jet de plomb fondu ― Madamedemandai-je agrave la marquise vers la fin de la soireacutee par quel eacuteveacutenementavez-vous donc perdu le bras  ― Dans la guerre de lrsquoindeacutependance mereacutepondit-elle

― LrsquoEspagne est un singulier pays dit madame de La Baudraye il yreste quelque chose des mœurs arabes

― Oh  dit le journaliste en riant cette manie de couper les bras y estfort ancienne elle reparaicirct agrave certaines eacutepoques comme quelques-uns denos canards dans les journaux car ce sujet avait deacutejagrave fourni des piegraveces auTheacuteacirctre Espagnol degraves 1570hellip

― Me croyez-vous donc capable drsquoinventer une histoire  dit monsieurGravier piqueacute de lrsquoair impertinent de Lousteau

― Vous en ecirctes incapable reacutepondit le journaliste― Bah  dit Bianchon les inventions des romanciers et des drama-

turges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs piegraveces dans la viereacuteelle que les eacuteveacutenements de la vie reacuteelle montent sur le theacuteacirctre et se preacute-lassent dans les livres Jrsquoai vu se reacutealiser sous mes yeux la comeacutedie deTartuffe agrave lrsquoexception du deacutenoucircment  on nrsquoa jamais pu dessiller les yeuxagrave Orgon

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― Croyez-vous qursquoil puisse encore arriver en France des aventurescomme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier  dit madamede La Baudraye

― Eh  mon Dieu srsquoeacutecria le Procureur du Roi sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commeent par anneacutee en France il srsquoen trouvela moitieacute dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires quecelles de vos aventures et qui tregraves-souvent les surpassent en romanesqueCette veacuteriteacute nrsquoest-elle pas drsquoailleurs prouveacutee par la publication de la Ga-zee des Tribunaux agrave mon sens lrsquoun des plus grands abus de la Presse Cejournal qui ne date que de 1826 ou 1827 nrsquoexistait donc pas lors de mondeacutebut dans la carriegravere du Ministegravere public et les deacutetails du crime dont jevais vous parler nrsquoont pas eacuteteacute connus au delagrave du Deacutepartement ougrave il futperpeacutetreacute Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps agrave Tours une femmedont le mari avait disparu lors du licenciement de lrsquoarmeacutee de la Loire en1816 et qui naturellement fut pleureacute beaucoup se fit remarquer par uneexcessive deacutevotion Quand les missionnaires parcoururent les villes deprovince pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des im-pieacuteteacutes reacutevolutionnaires cette veuve fut une des plus ardentes proseacutelyteselle porta la croix elle y cloua son cœur en argent traverseacute drsquoune flegravecheet long-temps apregraves la mission elle allait tous les soirs faire sa priegravereaux pieds de la croix qui fut planteacutee derriegravere le chevet de la catheacutedraleEnfin vaincue par ses remords elle se confessa drsquoun crime eacutepouvantableElle avait eacutegorgeacute son mari comme on avait eacutegorgeacute Fualdegraves en le saignantelle lrsquoavait saleacute mis dans deux vieux poinccedilons en morceaux absolumentcomme srsquoil se fucirct (fut) agi drsquoun porc Et pendant fort long-temps tous lesmatins elle en coupait unmorceau et lrsquoallait jeter dans la Loire Le confes-seur consulta ses supeacuterieurs et avertit sa peacutenitente qursquoil devait preacutevenirle Procureur du Roi La femme attendit la descente de la justice Le Procu-reur du Roi le Juge drsquoInstruction en visitant la cave y trouvegraverent encorela tecircte du mari dans le sel et dans un des poinccedilons ― Mais malheureusedit le Juge drsquoInstruction agrave lrsquoinculpeacutee puisque vous avez eu la barbarie dejeter ainsi dans la riviegravere le corps de votre mari pourquoi nrsquoavez-vouspas fait disparaicirctre aussi la tecircte il nrsquoy aurait plus eu de preuveshellip― Je lrsquoaibien souvent essayeacute monsieur dit-elle  mais je lrsquoai toujours trouveacutee troplourde

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― Eh  bien qursquoa-t-on fait de la femme hellip srsquoeacutecriegraverent les deux Pari-siens

― Elle a eacuteteacute condamneacutee et exeacutecuteacutee agrave Tours reacutepondit le magistrat mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer lrsquointeacuterecirct sur ellemalgreacute lrsquoeacutenormiteacute du crime

― Eh  sait-on dit Bianchon toutes les trageacutedies qui se jouent derriegraverele rideau du meacutenage que le public ne soulegraveve jamaishellip Je trouve la justicehumaine malvenue agrave juger des crimes entre eacutepoux  elle y a tout droitcomme police mais elle nrsquoy entend rien dans ses preacutetentions agrave lrsquoeacutequiteacute

― Bien souvent la victime a eacuteteacute pendant si long-temps le bourreaureacutepondit naiumlvement madame de La Baudraye que le crime paraicirctrait quel-quefois excusable si les accuseacutes osaient tout dire

Cette reacuteponse provoqueacutee par Bianchon et lrsquohistoire raconteacutee par leProcureur du Roi rendirent les deux Parisiens tregraves-perplexes sur la situa-tion de Dinah  Aussi lorsque lrsquoheure du coucher fut arriveacutee y eut-il un deces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux chacircteauxougrave les garccedilons restent tous leur bougeoir agrave la main agrave causer mysteacuterieu-sement Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soireacutee ougravelrsquoinnocence de madame de La Baudraye avait eacuteteacute mise en lumiegravere

― Apregraves tout dit Lousteau lrsquoimpassibiliteacute de notre chacirctelaine indi-querait aussi bien une profonde deacutepravation que la candeur la plus en-fantinehellip Le Procureur du Roi mrsquoa eu lrsquoair de proposer de mettre le petitLa Baudraye en saladehellip

― Il ne revient que demain qui sait ce qui se passera cette nuit  ditGatien

― Nous le saurons srsquoeacutecria monsieur GravierLa vie de chacircteau comporte une infiniteacute de mauvaises plaisanteries

parmi lesquelles il en est qui sont drsquoune horrible perfidie Monsieur Gra-vier qui avait vu tant de choses proposa de mettre les scelleacutes agrave la portede madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi Les canardsaccusateurs du poegravete Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu queles espions de la vie de chacircteau fixent sur lrsquoouverture drsquoune porte par deuxpetites boules de cire applaties et placeacutees si bas ou si haut qursquoil est impos-sible de se douter de ce pieacutege Le galant sort-il et ouvre-t-il lrsquoautre portesoupccedilonneacutee la coiumlncidence des cheveux arracheacutes dit toutQuand chacun

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fut censeacute endormi le meacutedecin le journaliste le Receveur des contribu-tions et Gatien vinrent pieds nus en vrais voleurs condamner mysteacute-rieusement les deux portes et se promirent de venir agrave cinq heures dumatin veacuterifier lrsquoeacutetat des scelleacutes Jugez de leur eacutetonnement et du plaisir deGatien lorsque tous quatre un bougeoir agrave la main agrave peine vecirctus vinrentexaminer les cheveux et trouvegraverent celui du Procureur du Roi et celui demadame de La Baudraye dans un satisfaisant eacutetat de conservation

― Est-ce la mecircme cire  dit monsieur Gravier― Est-ce les mecircmes cheveux  demanda Lousteau― Oui dit Gatien― Ceci change tout srsquoeacutecria Lousteau vous aurez battu les buissons

pour Robin-des-BoisLe Receveur des contributions et le fils du Preacutesident srsquointerrogegraverent

par un coup drsquoœil qui voulait dire  Nrsquoy a-t-il pas dans cette phrase quelquechose de piquant pour nous  devons-nous rire ou nous facirccher 

― Si dit le journaliste agrave lrsquooreille de Bianchon Dinah est vertueuseelle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour

Lrsquoideacutee drsquoemporter en quelques instants une place qui reacutesistait depuisneuf ans aux Sancerrois sourit alors agrave Lousteau Dans cette penseacutee il des-cendit le premier dans le jardin espeacuterant y rencontrer la chacirctelaine Cehasard arriva drsquoautant mieux que madame de La Baudraye avait aussi ledeacutesir de srsquoentretenir avec son critique La moitieacute des hasards sont cher-cheacutes

― Hier vous avez chasseacute monsieur dit madame de La Baudraye Cematin je suis assez embarrasseacutee de vous offrir quelque nouvel amuse-ment  agrave moins que vous ne vouliez venir agrave La Baudraye ougrave vous pourrezobserver la province un peumieux qursquoici  car vous nrsquoavez fait qursquoune bou-cheacutee de mes ridicules  mais le proverbe sur la plus belle fille du monderegarde aussi la pauvre femme de province

― Ce petit sot de Gatien reacutepondit Lousteau vous a reacutepeacuteteacute sans douteune phrase dite par moi pour lui faire avouer qursquoil vous adorait Votresilence avant-hier pendant le dicircner et pendant toute la soireacutee mrsquoa suffi-samment reacuteveacuteleacute lrsquoune de ces indiscreacutetions qui ne se commettent jamais agraveParis Que voulez-vous  je ne me flatte pas drsquoecirctre intelligible Ainsi jrsquoaicomploteacute de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour sa-

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La muse du deacutepartement Chapitre

voir si nous vous causerions agrave vous et agrave monsieur de Clagny quelque re-mordshellipOh  rassurez-vous nous avons la certitude de votre innocence Sivous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat vous eus-siez perdu tout votre prix agrave mes yeuxhellip Jrsquoaime ce qui est complet Vousnrsquoaimez pas vous ne pouvez pas aimer ce froid ce petit ce sec ce muetusurier en poinccedilons et en terres qui vous plante lagrave pour vingt-cinq cen-times agrave gagner sur des regains  Oh  jrsquoai bien reconnu lrsquoidentiteacute de mon-sieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris  crsquoest lamecircme natureVingt-huit ans belle sage sans enfantshellip tenez madame je nrsquoai jamaisrencontreacute le problegraveme de la vertu mieux poseacutehellip Lrsquoauteur de Paquita la Seacute-villane doit avoir recircveacute bien des recircves hellip Je puis vous parler de toutes ceschoses sans lrsquohypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent je suisvieux avant le temps Je nrsquoai plus drsquoillusions en conserve-t-on au meacutetierque jrsquoai fait hellip

En deacutebutant ainsi Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouillesil allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que lesfemmes se font demander pendant des anneacutees teacutemoin le pauvre Procu-reur du Roi pour qui la derniegravere faveur consistait agrave serrer un peu pluscoitement qursquoagrave lrsquoordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchantlrsquoheureux homme  Aussi pour ne pas mentir agrave son renom de femme su-peacuterieure madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfreddu Feuilleton en lui propheacutetisant tout un avenir drsquoamour auquel il nrsquoavaitpas songeacute

― Vous avez chercheacute le plaisir mais vous nrsquoavez pas encore aimeacute dit-elle Croyez-moi lrsquoamour veacuteritable arrive souvent agrave contre-sens de la vieVoyez monsieur de Gentz tombant dans sa vieillesse amoureux de FannyEllsler et abandonnant les reacutevolutions de juillet pour les reacutepeacutetitions decette danseuse 

― Cela me semble difficile reacutepondit Lousteau Je crois agrave lrsquoamour maisje ne crois plus agrave la femmehellip Il y a sans doute en moi des deacutefauts quimrsquoempecircchent drsquoecirctre aimeacute car jrsquoai souvent eacuteteacute quitteacute Peut-ecirctre ai-je trople sentiment de lrsquoideacutealhellip comme tous ceux qui ont creuseacute la reacutealiteacutehellip

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui jeteacutedans le milieu parisien le plus spirituel en rapportait les axiomes har-

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dis les deacutepravations presque naiumlves les convictions avanceacutees et qui srsquoilnrsquoeacutetait pas supeacuterieur jouait au moins tregraves-bien la supeacuterioriteacute Eacutetienne eutaupregraves de Dinah tout le succegraves drsquoune premiegravere repreacutesentation Paquita laSancerroise aspira les tempecirctes de Paris lrsquoair de Paris Elle passa lrsquounedes journeacutees les plus agreacuteables de sa vie entre Eacutetienne et Bianchon quilui racontegraverent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jourles traits drsquoesprit qui seront quelque jour lrsquoana de notre siegravecle  mots etfaits vulgaires agrave Paris mais tout nouveaux pour elle Naturellement Lous-teau dit beaucoup de mal de la grande ceacuteleacutebriteacute feacuteminine du Berry maisdans lrsquoeacutevidente intention de flatter madame de La Baudraye et de lrsquoame-ner sur le terrain des confidences litteacuteraires en lui faisant consideacuterer ceteacutecrivain comme sa rivale Cette louange enivra madame de La Baudrayequi parut agrave monsieur de Clagny au Receveur des contributions et agrave Ga-tien plus affectueuse que la veille avec Eacutetienne Ces amants de Dinah re-grettegraverent bien drsquoecirctre alleacutes tous agrave Sancerre ougrave ils avaient tambourineacute lasoireacutee drsquoAnzy Jamais agrave les entendre rien de si spirituel ne srsquoeacutetait dit LesHeures srsquoeacutetaient envoleacutees sans qursquoon pucirct en voir les pieds leacutegers Les deuxParisiens furent ceacuteleacutebreacutes par eux comme deux prodiges

Ces exageacuterations trompeteacutees sur le Mail eurent pour effet de faire ar-river seize personnes le soir au chacircteau drsquoAnzy les unes en cabriolet defamille les autres en char-agrave-bancs et quelques ceacutelibataires sur des che-vaux de louage Vers sept heures ces provinciaux firent plus ou moinsbien leurs entreacutees dans lrsquoimmense salon drsquoAnzy que Dinah preacutevenue decette invasion avait eacuteclaireacute largement auquel elle avait donneacute tout sonlustre en deacutepouillant ses beaux meubles de leurs housses grises car elleregarda cette soireacutee comme un de ses grands jours Lousteau Bianchon etDinah eacutechangegraverent des regards pleins de finesse en examinant les posesen eacutecoutant les phrases de ces visiteurs alleacutecheacutes par la curiositeacute Com-bien de rubans invalides de dentelles heacutereacuteditaires de vieilles fleurs plusartificieuses qursquoartificielles se preacutesentegraverent audacieusement sur des bon-nets bisannuels  La Preacutesidente Boirouge cousine de Bianchon eacutechangeaquelques phrases avec le docteur de qui elle obtint une consultation gra-tuite en lui expliquant de preacutetendues douleurs nerveuses agrave lrsquoestomac danslesquelles il reconnut des indigestions peacuteriodiques

― Prenez tout bonnement du theacute tous les jours une heure apregraves votre

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dicircner comme les Anglais et vous serez gueacuterie car ce que vous eacuteprouvezest une maladie anglaise reacutepondit gravement Bianchon

― Crsquoest deacutecideacutement un bien grand meacutedecin dit la Preacutesidente en reve-nant aupregraves de madame de Clagny de madame Popinot-Chandier et demadame Gorju la femme du maire

― On dit reacutepliqua sous son eacuteventail madame de Clagny que Dinahlrsquoa fait venir bien moins pour les Eacutelections que pour savoir drsquoougrave provientsa steacuteriliteacutehellip

Dans le premier moment de leur succegraves Lousteau preacutesenta le savantmeacutedecin comme le seul candidat possible aux prochaines Eacutelections MaisBianchon au grand contentement du nouveau Sous-Preacutefet fit observerqursquoil lui paraissait presque impossible drsquoabandonner la science pour lapolitique

― Il nrsquoy a dit-il que des meacutedecins sans clientegravele qui puissent se fairenommer deacuteputeacutes Nommez donc des hommes drsquoEacutetat des penseurs desgens dont les connaissances soient universelles et qui sachent se mettreagrave la hauteur ougrave doit ecirctre un leacutegislateur  voilagrave ce qui manque dans nosChambres et ce qursquoil faut agrave notre pays 

Deux ou trois jeunes personnes quelques jeunes gens et les femmesexaminaient Lousteau comme si crsquoeucirct eacuteteacute un faiseur de tours

― Monsieur Gatien Boirouge preacutetend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an agrave eacutecrire dit la femme du maire agrave madame deClagny le croyez-vous 

― Est-ce possible  puisqursquoon ne paye que mille eacutecus un Procureur duRoihellip

― Monsieur Gatien dit madame Chandier faites-donc parler touthaut monsieur Lousteau je ne lrsquoai pas encore entenduhellip

― Quelles jolies bottes il a dit mademoiselle Chandier agrave son fregravere etcomme elles reluisent 

― Bah  crsquoest du vernis ― Pourquoi nrsquoen as-tu pas Lousteau finit par trouver qursquoil posait un peu trop et reconnut

dans lrsquoattitude des Sancerrois les indices du deacutesir qui les avait ameneacutes― Quelle charge pourrait-on leur faire  pensa-t-il

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En ce moment le preacutetendu valet de chambre de La Baudraye un valetde ferme vecirctu drsquoune livreacutee apporta les lettres les journaux et remit un pa-quet drsquoeacutepreuves que le journaliste laissa prendre agrave Bianchon car madamede La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelleseacutetaient assez typographiques  ― Comment  la litteacuterature vous poursuitjusqursquoici 

― Non pas la litteacuterature reacutepondit-il mais la Revue ougrave jrsquoachegraveve uneNouvelle et qui paraicirct dans dix jours Je suis venu sous le coup de  La finagrave la prochaine livraison et jrsquoai ducirc donner mon adresse agrave lrsquoimprimeur Ah nous mangeons un pain bien chegraverement vendu par les speacuteculateurs enpapier noirci  Je vous peindrai lrsquoespegravece curieuse des Directeurs de Revue

― Quand la conversation commencera-t-elle  dit alors agrave Dinah ma-dame de Clagny comme on demande  A quelle heure le feu drsquoartifice 

― Je croyais dit madame Popinot-Chandier agrave sa cousine la PreacutesidenteBoirouge que nous aurions des histoires

En ce moment ougrave comme un parterre impatient les Sancerrois fai-saient entendre des murmures Lousteau vit Bianchon perdu dans unerecircverie inspireacutee par lrsquoenveloppe des eacutepreuves

― Qursquoas-tu  lui dit Eacutetienne― Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une macula-

ture qui enveloppait tes eacutepreuves Tiens lis  Olympia ou les Vengeancesromaines

― Voyons dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que luitendit le docteur et il lut agrave haute voix ceci 

caverne Rinaldo srsquoindignant de la lacirccheteacute de ses compa-gnons qui nrsquoavaient de courage qursquoen plein air et nrsquoosaientsrsquoaventurer dans Rome jeta sur eux un regard de meacutepris― Je suis donc seul hellip leur dit-ilIl parut penser puis il reprit  ― Vous ecirctes des miseacuterablesjrsquoirai seul et jrsquoaurai seul cette riche proiehellip vous mrsquoenten-dez hellip Adieu― Mon capitaine hellip dit Lamberti et si vous eacutetiez pris sansavoir reacuteussi hellip― Dieu me protegravege hellip reprit Rinaldo en montrant le ciel

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A ces mots il sortit et rencontra sur la route lrsquointendant deBracciano

― La page est finie dit Lousteau que tout le monde avait religieuse-ment eacutecouteacute

― Il nous lit son ouvrage dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier

― Drsquoapregraves les premiers mots il est eacutevident mesdames reprit le jour-naliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois que lesbrigands sont dans une caverne Quelle neacutegligence mettaient alors lesromanciers dans les deacutetails aujourdrsquohui si curieusement si longuementobserveacutes sous preacutetexte de couleur locale  Si les voleurs sont dans une ca-verne au lieu de  en montrant le ciel il aurait fallu  en montrant la voucircteMalgreacute cette incorrection Rinaldo me semble un homme drsquoexeacutecution etson apostrophe agrave Dieu sent lrsquoItalie Il y avait dans ce roman un soupccedilon decouleur locale Peste  des brigands une caverne un Lamberti qui sait cal-culerhellip Je vois tout un vaudeville dans cette page Ajoutez agrave ces premierseacuteleacutements un bout drsquointrigue une jeune paysanne agrave chevelure releveacutee agravejupes courtes et une centaine de couplets deacutetestableshellip oh  mon Dieu lepublic viendra Et puis Rinaldohellip comme ce nom-lagrave convient agrave Lafont En lui supposant des favoris noirs un pantalon collant un manteau desmoustaches un pistolet et un chapeau pointu  si le directeur du Vaude-ville a le courage de payer quelques articles de journaux voilagrave cinquanterepreacutesentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits drsquoau-teur si je veux dire du bien de la piegravece dans mon feuilleton Continuons

La duchesse de Bracciano retrouva son gant Certes Adolphequi lrsquoavait rameneacutee au bosquet drsquoorangers put croire qursquoily avait de la coquetterie dans cet oubli  car alors le bosqueteacutetait deacutesert Le bruit de la fecircte retentissait vaguement au loinLes fantoccini annonceacutes avaient attireacute tout le monde dansla galerie Jamais Olympia ne parut plus belle agrave son amantLeurs regards animeacutes du mecircme feu se comprirent Il y eutun moment de silence deacutelicieux pour leurs acircmes et impos-sible agrave rendre Ils srsquoassirent sur le mecircme banc ougrave ils srsquoeacutetaienttrouveacutes en preacutesence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

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― Malepeste  je ne vois plus notre Rinaldo srsquoeacutecria Lousteau Maisquels progregraves dans la compreacutehension de lrsquointrigue un homme litteacuterairene fera-t-il pas agrave cheval sur cette page  La duchesse Olympia est unefemme qui pouvait oublier agrave dessein ses gants dans un bosquet deacutesert 

― A moins drsquoecirctre placeacute entre lrsquohuicirctre et le sous-chef de bureau lesdeux creacuteations les plus voisines du marbre dans le regravegne zoologique ilest impossible de ne pas reconnaicirctre dans Olympia une femme de trenteans  dit madame de La Baudraye Adolphe en a degraves lors vingt-deux carune Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans

― Avec ces deux suppositions le roman peut se reconstruire repritLousteau Et ce chevalier de Paluzzi  hein hellip quel homme  Dans ces deuxpages le style est faible lrsquoauteur eacutetait peut-ecirctre un employeacute des Droits-Reacuteunis il aura fait le roman pour payer son tailleurhellip

― A cette eacutepoque dit Bianchon il y avait une censure et il faut ecirctreaussi indulgent pour lrsquohomme qui passait sous les ciseaux de 1805 quepour ceux qui allaient agrave lrsquoeacutechafaud en 1793

― Comprenez-vous quelque chose  demanda timidement madameGorju la femme du Maire agrave madame de Clagny

La femme du Procureur du Roi qui selon lrsquoexpression de monsieurGravier aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814 se raffermitsur ses hanches comme un cavalier sur ses eacutetriers et fit une moue agrave savoisine qui voulait dire  ― On nous regarde  sourions comme si nouscomprenions

― Crsquoest charmant  dit la mairesse agrave Gatien De gracircce monsieur Lous-teau continuez 

Lousteau regarda les deux femmes deux vraies pagodes indiennes etput tenir son seacuterieux Il jugea neacutecessaire de srsquoeacutecrier  Attention  en repre-nant ainsi 

robe frocircla dans le silence Tout agrave coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse Il avait un visage sombre son front semblait chargeacute de nuages et un sourire amer sedessinait dans ses rides― Madame dit-il vous ecirctes soupccedilonneacutee Si vous ecirctes cou-pable fuyez  si vous ne lrsquoecirctes pas fuyez encore  parce que

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vertueuse ou criminelle vous serez de loin bienmieux en eacutetatde vous deacutefendrehellip― Je remercie Votre Eacuteminence de sa sollicitude dit-elle leduc de Bracciano reparaicirctra quand je jurerai neacutecessaire defaire voir qursquoil existe

― Le cardinal Borborigano  srsquoeacutecria Bianchon Par les clefs du pape si vous ne mrsquoaccordez pas qursquoil se trouve une magnifique creacuteation seule-ment dans le nom si vous ne voyez pas agrave ces mots  robe frocircla dans lesilence  toute la poeacutesie du rocircle de Schedoni inventeacute par madame Radcliffedans le Confessionnal des Peacutenitents noirs vous ecirctes indigne de lire des ro-manshellip

― Pour moi reprit Dinah qui eut pitieacute des dix-huit figures qui regar-daient Lousteau la fable marche Je connais tout  je suis agrave Rome je voisle cadavre drsquoun mari assassineacute dont la femme audacieuse et perverse aeacutetabli son lit sur un crategravere A chaque nuit agrave chaque plaisir elle se dit Tout va se deacutecouvrir hellip

― La voyez-vous srsquoeacutecria Lousteau eacutetreignant ce monsieur Adolpheelle le serre elle veutmettre toute sa vie dans un baiser hellipAdolpheme faitlrsquoeffet drsquoecirctre un jeune homme parfaitement bien fait mais sans esprit unde ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes Rinaldo plane sur lrsquoin-trigue que nous se connaissons pas mais qui doit ecirctre corseacutee comme celledrsquounmeacutelodrame de Pixeacutereacutecourt Nous pouvons nous figurer drsquoailleurs queRinaldo passe dans le fond du theacuteacirctre comme un personnage des dramesde Victor Hugo

― Et crsquoest le mari peut-ecirctre srsquoeacutecria madame de La Baudraye― Comprenez-vous quelque chose agrave tout cela  demandamadame Pieacute-

defer agrave la Preacutesidente― Crsquoest ravissant dit madame de La Baudraye agrave sa megravereTous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des

piegraveces de cent sous― Continuez de gracircce fit madame de La BaudrayeLousteau continua

― Votre clef hellip― Lrsquoauriez-vous perdue hellip

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― Elle est dans le bosquethellip― Couronshellip― Le cardinal lrsquoaurait-il prise hellip― Nonhellip La voicihellip― De quel danger nous sortons Olympia regarda la clef elle crut reconnaicirctre la sienne  maisRinaldo lrsquoavait changeacutee  ses ruses avaient reacuteussi il posseacutedaitla veacuteritable clef Moderne Cartouche il avait autant drsquohabi-leteacute que de courage et soupccedilonnant que des treacutesors consideacute-rables pouvaient seuls obliger une duchesse agrave toujours porteragrave sa ceinture

― Cherche hellip srsquoeacutecria Lousteau La page qui faisait le recto suivant nrsquoyest pas il nrsquoy a plus pour nous tirer drsquoinquieacutetude que la page 212

― Si la clef avait eacuteteacute perdue ― Il serait morthellip― Mort  ne devriez-vous pas acceacuteder agrave la derniegravere priegravere qursquoilvous a faite et lui donner la liberteacute aux conditions qursquoilhellip― Vous ne le connaissez pashellip― Maishellip― Tais-toi Je trsquoai pris pour amant et non pour confesseurAdolphe garda le silence

― Puis voilagrave un Amour sur une chegravevre au galop une vignette dessineacuteepar Normand graveacutee par Duplathellip Oh  les noms y sont dit Lousteau

― Eh  bien la suite  dirent ceux des auditeurs qui comprenaient― Mais le chapitre est fini reacutepondit Lousteau La circonstance de la

vignette change totalement mes opinions sur lrsquoauteur Pour avoir ob-tenu sous lrsquoEmpire des vignettes graveacutees sur bois lrsquoauteur devait ecirctreun Conseiller drsquoEacutetat ou madame Bartheacutelemy-Hadot feu Desforges ou Se-wrin

― Adolphe garda le silence hellip Ah  dit Bianchon la duchesse a moinsde trente ans

― Srsquoil nrsquoy a plus rien inventez une fin  dit madame de La Baudraye

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― Mais dit Lousteau la maculature nrsquoa eacuteteacute tireacutee que drsquoun seul cocircteacute Enstyle typographique le cocircteacute de seconde ou pour vous mieux faire com-prendre tenez le revers qui aurait ducirc ecirctre imprimeacute se trouve avoir reccediluun nombre incommensurable drsquoempreintes diverses elle appartient agrave laclasse des feuilles dites de mise en train

Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistentles deacuteregraveglements drsquoune feuille demise en train sachez qursquoelle ne peut pasplus garder trace des douze premiegraveres pages que les pressiers y ont im-primeacutees que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premiercoup de bacircton qursquoon vous eucirct donneacute si quelque pacha vous eucirct condam-neacutee agrave en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds

― Je suis comme une folle dit madame Popinot-Chandier agrave monsieurGravier  je tacircche de mrsquoexpliquer le Conseiller drsquoEacutetat le Cardinal la clefet cette maculathellip

― Vous nrsquoavez pas la clef de cette plaisanterie dit monsieur Gravier eh  bien ni moi non plus belle dame rassurez-vous

― Mais il y a une autre feuille dit Bianchon qui regarda sur la tableougrave se trouvaient les eacutepreuves

― Bon dit Lousteau elle est saine et entiegravere  Elle est signeacutee IV  J 2ᵉeacutedition Mesdames le IV indique le quatriegraveme volume Le J dixiegraveme lettrede lrsquoalphabet la dixiegraveme feuille Il me paraicirct degraves lors prouveacute que sauf lesruses du libraire les Vengeances romaines ont eu du succegraves puisqursquoellesauraient eu deux eacuteditions Lisons et deacutechiffrons cette eacutenigme 

corridor  mais se sentant poursuivi par les gens de la du-chesse Rinaldo

― Va te promener ― Oh  dit madame de La Baudraye il y a eu des eacuteveacutenements impor-

tants entre votre fragment de maculature et cette page― Dites madame cette preacutecieuse bonne feuille  Mais la maculature

ougrave la duchesse a oublieacute ses gants dans le bosquet appartient-elle au qua-triegraveme volume  Au diable  continuons 

ne trouve pas drsquoasile plus sucircr que drsquoaller sur-le-champ dans lesouterrain ougrave devaient ecirctre les treacutesors de la maison de Brac-ciano Leacuteger comme la Camille du poegravete latin il courut vers

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lrsquoentreacutee mysteacuterieuse des Bains de Vespasien Deacutejagrave les torcheseacuteclairaient les murailles lorsque lrsquoadroit Rinaldo deacutecouvrantavec la perspicaciteacute dont lrsquoavait doueacute la nature la porte ca-cheacutee dans le mur disparut promptement Une horrible reacute-flexion sillonna lrsquoacircme de Rinaldo comme la foudre quand elledeacutechire les nuages Il srsquoeacutetait emprisonneacute hellip Il tacircta le

― Oh  cette bonne feuille et le fragment demaculature se suivent  Laderniegravere page du fragment est la 212 et nous avons ici 217  Et en effet sidans la maculature Rinaldo qui a voleacute la clef des treacutesors de la duchesseOlympia en lui en substituant une agrave peu pregraves semblable se trouve danscee bonne feuille au palais des ducs de Bracciano le roman me paraicirctmarcher agrave une conclusion quelconque Je souhaite que ce soit aussi clairpour vous que cela le devient pour moihellip Pour moi la fecircte est finie lesdeux amants sont revenus au palais Bracciano il est nuit il est une heuredu matin Rinaldo va faire un bon coup 

― Et Adolphe hellip dit le Preacutesident Boirouge qui passait pour ecirctre unpeu leste en paroles

― Et quel style  dit Bianchon  Rinaldo qui trouve lrsquoasile drsquoaller hellip― Eacutevidemment ni Maradan ni les Treuttel et Wurtz ni Doguereau

nrsquoont imprimeacute ce roman-lagrave dit Lousteau  car ils avaient des correcteursagrave leurs gages qui revoyaient leurs eacutepreuves  un luxe que nos eacutediteurs ac-tuels devraient bien se donner les auteurs drsquoaujourdrsquohui srsquoen trouveraientbienhellip Ce sera quelque pacotilleur du quaihellip

― Quel quai  dit une dame agrave sa voisine On parlait de bainshellip― Continuez dit madame de La Baudraye― En tout cas ce nrsquoest pas drsquoun Conseiller drsquoEacutetat dit Bianchon― Crsquoest peut-ecirctre de madame Hadot dit Lousteau― Pourquoi fourrent-ils lagrave-dedans madame Hadot de La Chariteacute  de-

manda la Preacutesidente agrave son fils― Cette madame Hadot ma chegravere Preacutesidente reacutepondit la chacirctelaine

eacutetait une femme-auteur qui vivait sous le Consulathellip― Les femmes eacutecrivaient donc sous lrsquoEmpereur  demanda madame

Popinot-Chandier― Et madame de Genlis et madame de Staeumll  fit le Procureur du Roi

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piqueacute pour Dinah de cette observation― Ah ― Continuez de gracircce dit madame La Baudraye agrave LousteauLousteau reprit la lecture en disant  ― Page 218 

mur avec une inquiegravete preacutecipitation et jeta un cri de deacuteses-poir quand il eut vainement chercheacute les traces de la serrureagrave secret Il lui fut impossible de se refuser agrave reconnaicirctre lrsquoaf-freuse veacuteriteacute La porte habilement construite pour servir lesvengeances de la duchesse ne pouvait pas srsquoouvrir en dedansRinaldo colla sa joue agrave divers endroits et ne sentit nulle partlrsquoair chaud de la galerie Il espeacuterait rencontrer une fente quilui indiquerait lrsquoendroit ougrave finissait le mur mais rien rien la paroi semblait ecirctre drsquoun seul bloc de marbrehellip Alors il luieacutechappe un sourd rugissement drsquohyegravenehellip

― Heacute  bien nous croyions avoir reacutecemment inventeacute les cris dehyegravene  dit Lousteau la litteacuterature de lrsquoEmpire les connaissait deacutejagrave lesmettait mecircme en scegravene avec un certain talent drsquohistoire naturelle  ce queprouve le mot sourd

― Ne faites plus de reacuteflexions monsieur dit madame de La Baudraye― Vous y voilagrave srsquoeacutecria Bianchon lrsquointeacuterecirct ce monstre romantique

vous a mis la main au collet comme agrave moi tout agrave lrsquoheure― Lisez  cria le Procureur du Roi je comprends ― Le fat  dit le Preacutesident agrave lrsquooreille de son voisin le Sous-Preacutefet― Il veut flatter madame de La Baudraye reacutepondit le nouveau Sous-

Preacutefet― Eh  bien je lis de suite dit solennellement LousteauOn eacutecouta le journaliste dans le plus profond silence

Un geacutemissement profond reacutepondit au cri de Rinaldo  maisdans son trouble il le prit pour un eacutecho tant ce geacutemissementeacutetait faible et creux  il ne pouvait pas sortir drsquoune poitrinehumainehellip― Santa Maria  dit lrsquoinconnu

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― Si je quitte cette place je ne saurai plus la retrouver  pensaRinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumeacute Frapper jeserai reconnu  que faire ― Qui donc est lagrave  demanda la voix― Hein  dit le brigand les crapauds parleraient-ils ici ― Je suis le duc de Bracciano  Qui que vous soyez si vousnrsquoappartenez pas agrave la duchesse venez au nom de tous lessaints venez agrave moihellip― Il faudrait savoir ougrave tu es monseigneur le duc reacuteponditRinaldo avec lrsquoimpertinence drsquoun homme qui se voit neacuteces-saire― Je te vois mon ami car mes yeux se sont accoutumeacutes agravelrsquoobscuriteacute Eacutecoute marche droit bienhellip tourne agrave gauchehellipviens icihellip Nous voilagrave reacuteunisRinaldo mettant ses mains en avant par prudence rencontrades barres de fer― On me trompe  cria le bandit― Non tu as toucheacute ma cagehellip Assieds-toi sur un fucirct de por-phyre qui est lagrave― Comment le duc de Bracciano peut-il ecirctre dans une cage demanda le bandit― Mon ami jrsquoy suis depuis trente mois debout sans avoirpu mrsquoasseoir Mais qui es-tu toi ― Je suis Rinaldo le prince de la campagne le chef de quatre-vingts braves que les lois nomment agrave tort des sceacuteleacuterats quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par unevieille habitude― Dieu soit loueacute hellip Je suis sauveacutehellip Un honnecircte homme au-rait eu peur  tandis que je suis sucircr de pouvoir tregraves-bien mrsquoen-tendre avec toi srsquoeacutecria le duc O mon cher libeacuterateur tu doisecirctre armeacute jusqursquoaux dents― E verissimo ― Aurais-tu deshellip

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― Oui des limes des pinceshellip Corpo di Bacco  je venais em-prunter indeacutefiniment les treacutesors des Bracciani― Tu en auras leacutegitimement une bonne part mon cher Ri-naldo et peut-ecirctre irai-je faire la chasse aux hommes en tacompagniehellip― Vous mrsquoeacutetonnez Excellence ― Eacutecoute-moi Rinaldo  Je ne te parlerai pas du deacutesir de ven-geance qui me ronge le cœur  je suis lagrave depuis trente mois mdashtu es Italien mdash tu me comprendras  Ah  mon ami ma fatigueet mon eacutepouvantable captiviteacute ne sont rien en comparaisondu mal qui me ronge le cœur La duchesse de Bracciano estencore une des plus belles femmes de Rome je lrsquoaimais assezpour en ecirctre jalouxhellip― Vous son mari hellip― Oui jrsquoavais tort peut-ecirctre ― Certes cela ne se fait pas dit Rinaldo― Ma jalousie fut exciteacutee par la conduite de la duchesse re-prit le duc Lrsquoeacuteveacutenement a prouveacute que jrsquoavais raison Un jeuneFranccedilais aimait Olympia il eacutetait aimeacute drsquoelle jrsquoeus des preuvesde leur mutuelle affectionhellip

― Mille pardons  mesdames dit Lousteau  mais voyez-vous il mrsquoestimpossible de ne pas vous faire observer combien la litteacuterature de lrsquoEm-pire allait droit au fait sans aucun deacutetail ce qui me semble le caractegraveredes temps primitifs La litteacuterature de cette eacutepoque tenait le milieu entrele sommaire des chapitres du Teacuteleacutemaque et les reacutequisitoires du Ministegraverepublic Elle avait des ideacutees mais elle ne les exprimait pas la deacutedaigneuse elle observait mais elle ne faisait part de ses observations agrave personnelrsquoavare  il nrsquoy avait que Foucheacute qui fit part de ses observations agrave quel-qursquoun La lieacuterature se contentait alors suivant lrsquoexpression drsquoun des plusniais critiques de la Revue des Deux-Mondes drsquoune assez pure esquisse etdu contour bien net de toutes les figures agrave lrsquoantique  elle ne dansait pas surles peacuteriodes  Je le crois bien elle nrsquoavait pas de peacuteriodes elle nrsquoavait pasde mots agrave faire chatoyer  elle vous disait Lubin aimait Toinette Toinettenrsquoaimait pas Lubin  Lubin tua Toinette et les gendarmes prirent Lubin qui

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fut mis en prison meneacute agrave la Cour drsquoAssises et guillotineacute Forte esquissecontour net  Quel beau drame  Eh  bien aujourdrsquohui les barbares fontchatoyer les mots

― Et quelquefois les morts dit monsieur de Clagny― Ah  reacutepliqua Lousteau vous vous donnez de ces R ― Que veut-il dire  demanda madame de Clagny que ce calembour

inquieacuteta― Il me semble que je marche dans un four reacutepondit la Mairesse― Sa plaisanterie perdrait agrave ecirctre expliqueacutee fit observer Gatien― Aujourdrsquohui reprit Lousteau les romanciers dessinent des carac-

tegraveres  et au lieu du contour net ils vous deacutevoilent le cœur humain ilsvous inteacuteressent soit agrave Toinette soit agrave Lubin

― Moi je suis effrayeacute de lrsquoeacuteducation du public en fait de litteacuterature ditBianchon Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoirla guerre le lecteur a fini par apprendre lrsquoart Jadis on ne demandait quede lrsquointeacuterecirct au roman  quant au style personne nrsquoy tenait pas mecircme lrsquoau-teur  quant agrave des ideacutees zeacutero  quant agrave la couleur locale neacuteant Insensible-ment le lecteur a voulu du style de lrsquointeacuterecirct du patheacutetique des connais-sances positives  il a exigeacute les cinq sens litteacuteraires  lrsquoinvention le style lapenseacutee le savoir le sentiment  puis la Critique est venue brochant surle tout Le critique incapable drsquoinventer autre chose que des calomnies apreacutetendu que toute œuvre qui nrsquoeacutemanait pas drsquoun cerveau complet eacutetaitboiteuseQuelques charlatans commeWalter Scott qui pouvaient reacuteunirles cinq sens litteacuteraires srsquoeacutetant alors montreacutes ceux qui nrsquoavaient que delrsquoesprit que du savoir que du style ou que du sentiment ces eacuteclopeacutes cesaceacutephales ces manchots ces borgnes litteacuteraires se sont mis agrave crier quetout eacutetait perdu ils ont precirccheacute des croisades contre les gens qui gacirctaientle meacutetier ou ils en ont nieacute les œuvres

― Crsquoest lrsquohistoire de vos derniegraveres querelles litteacuteraires fit observerDinah

― De gracircce  srsquoeacutecria monsieur de Clagny revenons au duc de Brac-ciano

Au grand deacutesespoir de lrsquoassembleacutee Lousteau reprit la lecture de labonne feuille

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La muse du deacutepartement Chapitre

Alors je voulus mrsquoassurer de mon malheur afin de pou-voir me venger sous lrsquoaile de la Providence et de la Loi Laduchesse avait devineacute mes projets Nous nous combattionspar la penseacutee avant de nous combattre le poison agrave la mainNous voulions nous imposer mutuellement une confianceque nous nrsquoavions pas  moi pour lui faire prendre un breu-vage elle pour srsquoemparer de moi Elle eacutetait femme elle lrsquoem-porta  car les femmes ont un pieacutege de plus que nous autresagrave tendre et jrsquoy tombai  je fus heureux  mais le lendemainmatin je me reacuteveillai dans cette cage de fer Je rugis pendanttoute la journeacutee dans lrsquoobscuriteacute de cette cave situeacutee sousla chambre agrave coucher de la duchesse Le soir enleveacute par uncontre-poids habilement meacutenageacute je traversai les plancherset vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta unmorceau de pain ma pitance de tous les soirs Voilagrave ma viedepuis trente mois  Dans cette prison de marbre mes cris nepeuvent parvenir agrave aucune oreille Pas de hasard pour moiJe nrsquoespeacuterais plus  En effet la chambre de la duchesse est aufond du palais et ma voix quand jrsquoy monte ne peut ecirctre en-tendue de personne Chaque fois que je vois ma femme ellememontre le poison que jrsquoavais preacutepareacute pour elle et pour sonamant  je le demande pour moi mais elle me refuse la mortelle me donne du pain et je mange  Jrsquoai bien fait de mangerde vivre jrsquoavais compteacute sans les bandits hellip― Oui Excellence quand ces imbeacuteciles drsquohonnecirctes gens sontendormis nous veillons nous― Ah  Rinaldo tous mes treacutesors sont agrave toi nous les parta-gerons en fregraveres et je voudrais te donner touthellip jusqursquoagrave monducheacutehellip― Excellence obtenez-moi du pape une absolution in articulomortis cela me vaudra mieux pour faire mon eacutetat― Tout ce que tu voudras  mais lime les barreaux de ma cageet precircte-moi ton poignardhellip Nous nrsquoavons guegravere de tempsva vitehellip Ah  si mes dents eacutetaient des limeshellip Jrsquoai essayeacute de

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La muse du deacutepartement Chapitre

macirccher ce ferhellip― Excellence dit Rinaldo en eacutecoutant les derniegraveres parolesdu duc jrsquoai deacutejagrave scieacute un barreau― Tu es un dieu ― Votre femme eacutetait agrave la fecircte de la princesse Villaviciosa elle est revenue avec son petit Franccedilais elle est ivre drsquoamournous avons donc le temps― As-tu fini ― Ouihellip― Ton poignard  demanda vivement le duc au bandit― Le voici― Bien― Jrsquoentends le bruit du ressort― Ne mrsquooubliez pas  dit le bandit qui se connaissait en re-connaissance― Pas plus que mon pegravere dit le duc― Adieu  lui dit Rinaldo Tiens comme il srsquoenvole  ajoutale bandit en voyant disparaicirctre le duc Pas plus que son pegraverese dit-il si crsquoest ainsi qursquoil compte se souvenir de moihellipAh  jrsquoavais pourtant fait le serment de ne jamais nuire auxfemmeshellipMais laissons pour un moment le bandit livreacute agrave ses reacute-flexions et montons comme le duc dans les appartements dupalais

― Encore une vignette un Amour sur un colimaccedilon  Puis la 230 estune page blanche dit le journaliste Voici deux autres pages blanchesprises par ce titre si deacutelicieux agrave eacutecrire quand on a lrsquoheureux malheur defaire des romans  Conclusion 

Jamais la duchesse nrsquoavait eacuteteacute si jolie  elle sortit de son bainvecirctue comme une deacuteesse et voyant Adolphe coucheacute volup-tueusement sur des piles de coussins ― Tu es bien beau lui dit-elle

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Et toi Olympia hellip― Tu mrsquoaimes toujours ― Toujours mieux dit-ilhellip― Ah  il nrsquoy a que les Franccedilais qui sachent aimer  srsquoeacutecria laduchesse Mrsquoaimeras-tu bien ce soir ― Ouihellip― Viens donc Et par un mouvement de haine et drsquoamour soit que le car-dinal Borborigano lui eucirct remis plus vivement au cœur sonmari soit qursquoelle se sentit plus drsquoamour agrave lui montrer elle fitpartir le ressort et tendit les bras agrave

― Voilagrave tout  srsquoeacutecria Lousteau car le prote a deacutechireacute le reste en enve-loppant mon eacutepreuve  mais crsquoest bien assez pour nous prouver que lrsquoau-teur donnait des espeacuterances

― Je nrsquoy comprends rien dit Gatien Boirouge qui rompit le premierle silence que gardaient les Sancerrois

― Ni moi non plus reacutepondit monsieur Gravier― Crsquoest cependant un roman fait sous lrsquoEmpire lui dit Lousteau― Ah  dit monsieur Gravier agrave la maniegravere dont lrsquoauteur fait parler

le bandit on voit qursquoil ne connaissait pas lrsquoItalie Les bandits ne se per-mettent pas de pareils concei

Madame Gorju vint agrave Bianchon qursquoelle vit recircveur et lui dit en luimontrant Eupheacutemie Gorju sa fille doueacutee drsquoune assez belle dot  ― Quelgalimatias  Les ordonnances que vous eacutecrivez valent mieux que ceschoses-lagrave

La mairesse avait profondeacutement meacutediteacute cette phrase qui selon elleannonccedilait un esprit fort

― Ah  madame il faut ecirctre indulgent car nous nrsquoavons que vingtpages surmille reacutepondit Bianchon en regardantmademoiselle Gorju dontla taille menaccedilait de tourner agrave la premiegravere grossesse

― Eh  bien monsieur de Clagny dit Lousteau nous parlions hier desvengeances inventeacutees par les maris que dites-vous de celles qursquoinvententles femmes 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Je pense reacutepondit le Procureur du Roi que le roman nrsquoest pas drsquounConseiller drsquoEacutetat mais drsquoune femme En conceptions bizarres lrsquoimagi-nation des femmes va plus loin que celle des hommes teacutemoin le Fran-kenstein de mistriss Shelley le Leone Leoni de George Sand les œuvresdrsquoAnne Radcliffe et le Nouveau Promeacutetheacutee de Camille Maupin

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant com-prendre par une expression qui le glaccedila que malgreacute tant drsquoillustresexemples elle prenait cette reacuteflexion pour Paquita la Seacutevillane

― Bah  dit le petit La Baudraye le duc de Bracciano que sa femme amis en cage et agrave qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de sonamant va la tuerhellip Vous appelez cela une vengeance hellip Nos tribunaux etla socieacuteteacute sont bien plus cruelshellip

― En quoi  fit Lousteau― Eh  bien voilagrave le petit La Baudraye qui parle dit le Preacutesident Boi-

rouge agrave sa femme― Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension le monde

lui tourne alors le dos  elle nrsquoa plus ni toilette ni consideacuteration deuxchoses qui selon moi sont toute la femme dit le petit vieillard

― Mais elle a le bonheur reacutepondit fastueusement madame de La Bau-draye

― Non reacutepliqua lrsquoavorton en allumant son bougeoir pour aller se cou-cher car elle a un amanthellip

― Pour un homme qui ne pense qursquoagrave ses provins et agrave ses baliveaux ila du trait dit Lousteau

― Il faut bien qursquoil ait quelque chose reacutepondit BianchonMadame de La Baudraye la seule qui pucirct entendre lemot de Bianchon

se mit agrave rire si finement et si amegraverement agrave la fois que le meacutedecin devina lesecret de la vie intime de la chacirctelaine dont les rides preacutematureacutees le preacute-occupaient depuis le matin Mais Dinah ne devina point elle les sinistrespropheacuteties que son mari venait de lui jeter dans un mot et que feu le bonabbeacute Duret nrsquoeucirct pas manqueacute de lui expliquer Le petit La Baudraye avaitsurpris dans les jeux de Dinah quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie cette rapide et lumineuse tendresse quidore le regard drsquoune femme agrave lrsquoheure ougrave la prudence cesse ougrave commencelrsquoentraicircnement Dinah ne prit pas plus garde agrave lrsquoinvitation que lui faisait

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La muse du deacutepartement Chapitre

ainsi son mari drsquoobserver les convenances que Lousteau ne prit pour luiles malicieux avis de Dinah le jour de son arriveacutee

Tout autre que Bianchon se serait eacutetonneacute du prompt succegraves de Lous-teau  mais il ne fut mecircme point blesseacute de la preacutefeacuterence que Dinah don-nait au Feuilleton sur la Faculteacute tant il eacutetait meacutedecin  En effet Dinahgrande elle-mecircme devait ecirctre plus accessible agrave lrsquoesprit qursquoagrave la grandeurLrsquoamour preacuteegravere ordinairement les contrastes aux similitudes La fran-chise et la bonhomie du docteur sa profession tout le desservait Voicipourquoi  les femmes qui veulent aimer et Dinah voulait autant aimerqursquoecirctre aimeacutee ont une horreur instinctive pour les hommes voueacutes agrave desoccupations tyranniques  elles sont malgreacute leurs supeacuterioriteacutes toujoursfemmes en fait drsquoenvahissement Poegravete et feuilletoniste le libertin Lous-teau pareacute de sa misanthropie offrait ce clinquant drsquoacircme et cette vie agrave demioisive qui plaicirct aux femmes Le bon sens carreacute les regards perspicaces delrsquohomme vraiment supeacuterieur gecircnaient Dinah qui ne srsquoavouait pas agrave elle-mecircme sa petitesse elle se disait  ― Le docteur vaut peut-ecirctre mieux quele journaliste mais il me plaicirct moins Puis elle pensait aux devoirs de laprofession et se demandait si une femme pouvait jamais ecirctre autre choseqursquoun sujet aux yeux drsquounmeacutedecin qui voit tant de sujets dans sa journeacutee La premiegravere proposition de la penseacutee inscrite par Bianchon sur lrsquoalbumeacutetait le reacutesultat drsquoune observation meacutedicale qui tombait trop agrave plomb surla femme pour que Dinah nrsquoen fucirct pas frappeacutee Enfin Bianchon agrave quisa clientegravele deacutefendait un plus long seacutejour partait le lendemain Quellefemme agrave moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidonpeut se deacutecider en si peu de temps  Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes une fois vues en masse par Bianchon il dit enquatre mots agrave Lousteau le singulier arrecirct qursquoil porta sur madame de LaBaudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient il srsquoeacutelevait un oragecontre la chacirctelaine parmi les Sancerrois qui ne comprenaient rien agrave laparaphrase ni aux commentaires de Lousteau Loin drsquoy voir le roman quele Procureur du Roi le Sous-Preacutefet le Preacutesident le premier Substitut Le-bas monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tireacute toutes les femmesgroupeacutees autour de la table agrave theacute nrsquoy voyaient qursquoune mystification etaccusaient la muse de Sancerre drsquoy avoir trempeacute Toutes srsquoattendaient agrave

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La muse du deacutepartement Chapitre

passer une soireacutee charmante toutes avaient inutilement tendu les facul-teacutes de leur esprit Rien ne reacutevolte plus les gens de province que lrsquoideacutee deservir de jouet aux gens de Paris

Madame Pieacutedefer quitta la table agrave theacute pour venir dire agrave sa fille  ― Vadonc parler agrave ces dames elles sont tregraves-choqueacutees de ta conduite

Lousteau ne put srsquoempecirccher de remarquer alors lrsquoeacutevidente supeacuterioriteacutede Dinah sur lrsquoeacutelite des femmes de Sancerre  elle eacutetait la mieux mise sesmouvements eacutetaient pleins de gracircce son teint prenait une deacutelicieuse blan-cheur aux lumiegraveres elle se deacutetachait enfin sur cette tapisserie de vieillesfaces de jeunes filles mal habilleacutees agrave tournures timides comme une reineau milieu de sa cour Les images parisiennes srsquoeffaccedilaient Lousteau se fai-sait agrave la vie de province  et srsquoil avait trop drsquoimagination pour ne pas ecirctreimpressionneacute par les magnificences royales de ce chacircteau par ses sculp-tures exquises par les antiques beauteacutes de lrsquointeacuterieur il avait aussi tropde savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau dela Renaissance Aussi lorsque les Sancerrois se furent retireacutes un agrave un re-conduits par Dinah car ils avaient tous pour une heure de chemin  quandil nrsquoy eut plus au salon que le Procureur du Roi monsieur Lebas Gatienet monsieur Gravier qui couchaient agrave Anzy le journaliste avait-il deacutejagravechangeacute drsquoopinion sur Dinah Sa penseacutee accomplissait cette eacutevolution quemadame de La Baudraye avait eu lrsquoaudace de lui signaler agrave leur premiegravererencontre

― Ah  comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin srsquoeacutecriala chacirctelaine en rentrant au salon apregraves avoir mis en voiture le Preacutesidentla Preacutesidente madame et mademoiselle Popinot-Chandier

Le reste de la soireacutee eut son cocircteacute reacutejouissant  car en petit comiteacute cha-cun versa dans la conversation son contingent drsquoeacutepigrammes sur les di-verses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentairesde Lousteau sur lrsquoenveloppe de ses eacutepreuves

― Mon cher dit en se couchant Bianchon agrave Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre agrave deux lits) tu seras lrsquoheureuxmortel choisi par cette femme neacutee Pieacutedefer 

― Tu crois ― Eh  cela srsquoexplique  tu passes ici pour avoir en beaucoup drsquoaven-

tures agrave Paris et pour les femmes il y a dans un homme agrave bonnes fortunes

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La muse du deacutepartement Chapitre

je ne sais quoi drsquoirritant qui les attire et le leur rend agreacuteable  est-ce la va-niteacute de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres  srsquoadressent-elles agrave son expeacuterience comme un malade surpaye un ceacutelegravebre meacutedecin ou bien sont-elles flatteacutees drsquoeacuteveiller un cœur blaseacute 

― Les sens et la vaniteacute sont pour tant de chose dans lrsquoamour quetoutes ces suppositions peuvent ecirctre vraies reacutepondit Lousteau Mais sije reste crsquoest agrave cause du certificat drsquoinnocence instruite que tu donnes agraveDinah  Elle est belle nrsquoest-ce pas 

― Elle deviendra charmante en aimant dit le meacutedecin Puis apregravestout ce sera un jour ou lrsquoautre une riche veuve  Et un enfant lui vau-drait la jouissance de la fortune du sire de La Baudrayehellip

― Mais crsquoest une bonne action que de lrsquoaimer cette femme srsquoeacutecriaLousteau

― Une fois megravere elle reprendra de lrsquoembonpoint les rides srsquoefface-ront elle paraicirctra nrsquoavoir que vingt anshellip

― Eh  bien fit Lousteau en se roulant dans ses draps si tu veux mrsquoai-der demain oui demain jehellip Enfin bonsoir

Le lendemain madame de La Baudraye agrave qui depuis six mois sonmari avait donneacute des chevaux dont il se servait pour ses labours et unevieille calegraveche qui sonnait la ferraille eut lrsquoideacutee de reconduire Bianchonjusqursquoagrave Cosne ougrave il devait aller prendre la diligence de Lyon agrave son pas-sage Elle emmena sa megravere et Lousteau  mais elle se proposa de laisser samegravere agrave La Baudraye de se rendre agrave Cosne avec les deux Parisiens et drsquoenrevenir seule avec Eacutetienne Elle fit une charmante toilette que lorgna lejournaliste  brodequins bronzeacutes bas de soie gris une robe drsquoorgandi unemantille de dentelle noire et une charmante capote de gaze noire orneacutee defleurs Quant agrave Lousteau le drocircle srsquoeacutetait mis sur le pied de guerre  bottesvernies pantalon drsquoeacutetoffe anglaise plisseacute par-devant un gilet tregraves-ouvertqui laissait voir une chemise extrafine et les cascades de satin noir brocheacutede sa plus belle cravate une redingote noire tregraves-courte et tregraves-leacutegegravere

Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardegraverent assez sin-guliegraverement quand ils virent les deux Parisiens dans la calegraveche et euxcomme deux niais au bas du perron Monsieur de La Baudraye qui duhaut de la derniegravere marche faisait au docteur un petit salut de sa petitemain ne put srsquoempecirccher de sourire en entendant monsieur de Clagny

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La muse du deacutepartement Chapitre

disant agrave monsieur Gravier  ― Vous auriez ducirc les accompagner agrave chevalEn ce moment Gatien monteacute sur la tranquille jument de monsieur de

La Baudraye deacuteboucha par lrsquoalleacutee qui conduisait aux eacutecuries et rejoignitla calegraveche

― Ah  bon dit le Receveur des contributions lrsquoenfant srsquoest mis deplanton

― Quel ennui srsquoeacutecria Dinah en voyant Gatien En treize ans car voicibientocirct treize ans que je suis marieacutee je ne nrsquoai pas eu trois heures deliberteacutehellip

― Marieacutee madame  dit le journaliste en souriant Vous me rappelezun mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins Il partait pour la Pa-lestine et ses amis lui faisaient des repreacutesentations sur son acircge sur lesdangers drsquoune pareille excursion Enfin lui dit lrsquoun drsquoeux vous ecirctes ma-rieacute  ― Oh  reacutepondit-il je le suis si peu 

La seacutevegravere madame Pieacutedefer ne put srsquoempecirccher de sourire― Je ne serais pas eacutetonneacutee de voir monsieur de Clagnymonteacute sur mon

poney venir compleacuteter lrsquoescorte srsquoeacutecria Dinah― Oh  si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas dit Lousteau vous

pourrez vous deacutebarrasser de ce petit jeune homme en arrivant agrave SancerreBianchon aura neacutecessairement oublieacute quelque chose sur sa table commele manuscrit de sa premiegravere leccedilon pour son Cours et vous prierez Gatiendrsquoaller le chercher agrave Anzy

Cette ruse quoique simple mit madame de La Baudraye en belle hu-meur La roule drsquoAnzy agrave Sancerre drsquoougrave se deacutecouvre par eacutechappeacutees demagnifiques paysages drsquoougrave souvent la superbe nappe de la Loire produitlrsquoeffet drsquoun lac se fit gaiement car Dinah eacutetait heureuse drsquoecirctre si biencomprise On parla drsquoamour en theacuteorie ce qui permet aux amants in peode prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs Le journaliste se mitsur un ton drsquoeacuteleacutegante corruption pour prouver que lrsquoamour nrsquoobeacuteissait agraveaucune loi que le caractegravere des amants en variait les accidents agrave lrsquoinfinique les eacuteveacutenements de la vie sociale augmentaient encore la varieacuteteacute despheacutenomegravenes que tout eacutetait possible et vrai dans ce sentiment que tellefemme apregraves avoir reacutesisteacute pendant long-temps agrave toutes les seacuteductions et agravedes passions vraies pouvait succomber en quelques heures agrave une penseacuteeagrave un ouragan inteacuterieur dans le secret desquels il nrsquoy avait que Dieu 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Eh  nrsquoest-ce pas lagrave le mot de toutes les aventures que nous noussommes raconteacutees depuis trois jours dit-il

Depuis trois jours lrsquoimagination si vive de Dinah eacutetait occupeacutee desromans les plus insidieux et la conversation des deux Parisiens avait agisur cette femme agrave la maniegravere des livres les plus dangereux Lousteau sui-vait de lrsquoœil les effets de cette habile manœuvre pour saisir le momentougrave cette proie dont la bonne volonteacute se cachait sous la recircverie que donnelrsquoirreacutesolution serait entiegraverement eacutetourdie Dinah voulut montrer La Bau-draye aux deux Parisiens et lrsquoon y joua la comeacutedie convenue dumanuscritoublieacute par Bianchon dans sa chambre drsquoAnzy Gatien partit au grand ga-lop agrave lrsquoordre de sa souveraine madame Pieacutedefer alla faire des emplettes agraveSancerre et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne

Lousteau se mit pregraves de la chacirctelaine et Bianchon se placcedila sur le de-vant de la voiture La conversation des deux amis fut affectueuse et pleinede pitieacute pour le sort de cette acircme drsquoeacutelite si peu comprise et surtout si malentoureacutee Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquantdu Procureur du Roi du Receveur des contributions et de Gatien  il y eutje ne sais quoi de si meacuteprisant dans ses observations que madame de LaBaudraye nrsquoosa pas deacutefendre ses adorateurs

― Je mrsquoexplique parfaitement dit le meacutedecin en traversant la Loirelrsquoeacutetat ougrave vous ecirctes resteacutee Vous ne pouviez ecirctre accessible qursquoagrave lrsquoamour detecircte qui souvent megravene agrave lrsquoamour de cœur et certes aucun de ces hommes-lagrave nrsquoest capable de deacuteguiser ce que les sens ont drsquoodieux dans les premiersjours de la vie aux yeux drsquoune femme deacutelicate Aujourdrsquohui pour vousaimer devient une neacutecessiteacute

― Une neacutecessiteacute  srsquoeacutecria Dinah qui regarda le meacutedecin avec curiositeacuteDois-je donc aimer par ordonnance 

― Si vous continuez agrave vivre comme vous vivez dans trois ans vousserez affreuse reacutepondit Bianchon drsquoun ton magistral

― Monsieur hellip dit madame de La Baudraye presque effrayeacutee― Excusez mon ami dit Lousteau drsquoun air plaisant agrave la baronne il est

toujours meacutedecin et lrsquoamour nrsquoest pour lui qursquoune question drsquohygiegraveneMais il nrsquoest pas eacutegoiumlste il ne srsquooccupe eacutevidemment que de vous puisqursquoilsrsquoen va dans une heurehellip

A Cosne il srsquoattroupa beaucoup de monde autour de la vieille ca-

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La muse du deacutepartement Chapitre

legraveche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes don-neacutees par Louis XIV aux neacuteo-La Baudraye  de gueules agrave une balance drsquoorau chef cousu drsquoazur chargeacute de trois croisees recroiseeacutees drsquoargent  poursupport deux leacutevriers drsquoargent colleteacutes drsquoazur et enchaicircneacutes drsquoor Cette iro-nique devise  Deo sic patet fides et hominibus avait eacuteteacute infligeacutee au calvi-niste converti par le satirique drsquoHozier

― Sortons on viendra nous avertir dit la baronne qui mit son cocheren vedette

Dinah prit le bras de Bianchon et le meacutedecin alla se promener sur lebord de la Loire drsquoun pas si rapide que le journaliste dut rester en arriegravereUn seul clignement drsquoyeux avait suffi au docteur pour faire comprendreagrave Lousteau qursquoil voulait le servir

― Eacutetienne vous a plu dit Bianchon agrave Dinah il a parleacute vivement agravevotre imagination nous nous sommes entretenus de vous hier au soir etil vous aimehellip Mais crsquoest un homme leacuteger difficile agrave fixer sa pauvreteacutele condamne agrave vivre agrave Paris tandis que tout vous ordonne de vivre agraveSancerrehellip Voyez la vie drsquoun peu haut hellip faites de Lousteau votre amine soyez pas exigeante il viendra trois fois par an passer quelques beauxjours pregraves de vous et vous lui devrez la beauteacute le bonheur et la fortuneMonsieur de La Baudraye peut vivre cent ans mais il peut aussi peacuterir enneuf jours faute drsquoavoir mis le suaire de flanelle dont il srsquoenveloppe  necompromettez donc rien Soyez sages tous deux Ne me dites pas un motJrsquoai lu dans votre cœur

Madame de La Baudraye eacutetait sans deacutefense devant des affirmationssi preacutecises et devant un homme qui se posait agrave la fois en meacutedecin enconfesseur et en confident

― Eh  comment dit-elle pouvez-vous imaginer qursquoune femme puissese mettre en concurrence avec les maicirctresses drsquoun journalistehellip MonsieurLousteau me parait agreacuteable spirituel mais il est blaseacute etc etchellip

Dinah revint sur ses pas et fut obligeacutee drsquoarrecircter le flux de paroles souslequel elle voulait cacher ses intentions  car Eacutetienne qui paraissait occupeacutedes progregraves de Cosne venait au-devant drsquoeux

― Croyez-moi lui dit Bianchon il a besoin drsquoecirctre aimeacute seacuterieusementet srsquoil change drsquoexistence son talent y gagnera

Le cocher de Dinah accourut essouffleacute pour annoncer lrsquoarriveacutee de la

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diligence et lrsquoon hacircta le pas Madame de La Baudraye allait entre les deuxParisiens

― Adieumes enfants dit Bianchon avant drsquoentrer dans Cosne je vousbeacutenishellip

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendreagrave Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresseQuelle diffeacuterence pour Dinah  le bras drsquoEacutetienne lui causa la plus vive eacutemo-tion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait eacuteprouver Il y eut alorsentre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que desaveux

― Il nrsquoy a plus que les femmes de province qui portent des robes drsquoor-gandi la seule eacutetoffe dont le chiffonnage ne peut pas srsquoeffacer se dit alorsen lui-mecircme Lousteau Cette femme qui mrsquoa choisi pour amant va fairedes faccedilons agrave cause de sa robe Si elle avait mis une robe de foulard jeserais heureuxhellip A quoi tiennent les reacutesistances

Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eulrsquointention de srsquoimposer agrave elle-mecircme une barriegravere infranchissable en choi-sissant une robe drsquoorgandi Bianchon aideacute par le cocher faisait chargerson bagage sur la diligence Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessi-vement affectueuse pour lui

― Retournez madame la baronne laissez-moihellip Gatien va venir luidit-il agrave lrsquooreille Il est tard reprit-il agrave haute voixhellip Adieu 

― Adieu grand homme  srsquoeacutecria Lousteau en donnant une poigneacutee demain agrave Bianchon

Quand le journaliste et madame de La Baudraye assis lrsquoun pregraves delrsquoautre au fond de cette vieille calegraveche repassegraverent la Loire ils heacutesitegraverenttous deux agrave parler Dans cette situation la parole par laquelle on romptle silence possegravede une effrayante porteacutee

― Savez-vous combien je vous aime  dit alors le journaliste agrave brucircle-pourpoint

La victoire pouvait flatter Lousteau mais la deacutefaite ne lui causait au-cun chagrin Cette indiffeacuterence fut le secret de son audace Il prit la mainde madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes et la serradans ses deux mains  mais Dinah deacutegagea doucement sa main

― Oui je vaux bien une grisette ou une actrice dit-elle drsquoune voix

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutemue tout en plaisantant  mais croyez-vous qursquoune femme qui malgreacuteses ridicules a quelque intelligence ait reacuteserveacute les plus beaux treacutesors ducœur pour un homme qui ne peut voir en elle qursquoun plaisir passagerhellip Jene suis pas surprise drsquoentendre de votre bouche un mot que tant de gensmrsquoont deacutejagrave dithellip maishellip

Le cocher se retourna ― Voici monsieur Gatienhellip dit-il― Je vous aime je vous veux et vous serez agrave moi car je nrsquoai jamais

senti pour aucune femme ce que vous mrsquoinspirez  cria Lousteau danslrsquooreille de Dinah

― Malgreacute moi peut-ecirctre  reacutepliqua-t-elle en souriant― Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez lrsquoair drsquoavoir eacuteteacute

vivement attaqueacutee dit le Parisien agrave qui la funeste proprieacuteteacute de lrsquoorgandisuggeacutera une ideacutee bouffonne

Avant que Gatien eucirct atteint le bout du pont lrsquoaudacieux journalistechiffonna si lestement la robe drsquoorgandi que madame de La Baudraye sevit dans un eacutetat agrave ne pas se montrer

― Ah  monsieur hellip srsquoeacutecria majestueusement Dinah― Vous mrsquoavez deacutefieacute reacutepondit-ilMais Gatien arrivait avec la ceacuteleacuteriteacute drsquoun amant dupeacute Pour regagner

un peu de lrsquoestime de madame de La Baudraye Lousteau srsquoefforccedila de deacute-rober la vue de la robe froisseacutee agrave Gatien en se jetant pour lui parler horsde la voiture du cocircteacute de Dinah

― Courez agrave notre auberge lui dit-il il en est temps encore la dili-gence ne part que dans une demi-heure le manuscrit est sur la table de lachambre occupeacutee par Bianchon il y tient car il ne saurait comment faireson Cours

― Allez donc Gatien dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme

Lrsquoenfant commandeacute par cette insistance rebroussa courant agrave brideabattue

― Vite agrave La Baudraye cria Lousteau au cocher madame la baronneest souffrantehellip Votre megravere sera seule dans le secret de ma ruse dit-il ense rasseyant aupregraves de Dinah

― Vous appelez cette infamie une ruse  dit madame de La Baudrayeen reacuteprimant quelques larmes qui furent seacutecheacutees au feu de lrsquoorgueil irriteacute

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La muse du deacutepartement Chapitre

Elle srsquoappuya dans le coin de la calegraveche se croisa les bras sur la poi-trine et regarda la Loire la campagne tout excepteacute Lousteau Le journa-liste prit alors un ton caressant et parla jusqursquoagrave La Baudraye ougrave Dinah sesauva de la calegraveche chez elle en tacircchant de nrsquoecirctre vue de personne Dansson trouble elle se preacutecipita sur un sofa pour y pleurer

― Si je suis pour vous un objet drsquohorreur de haine ou de meacutepris eh bien je pars dit alors Lousteau qui lrsquoavait suivie

Et le roueacute se mit aux pieds de Dinah Ce fut dans cette crise que ma-dame Pieacutedefer se montra disant agrave sa fille  ― Eh  bien qursquoas-tu  que sepasse-t-il 

― Donnez promptement une autre robe agrave votre fille dit lrsquoaudacieuxParisien agrave lrsquooreille de la deacutevote

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre ougrave la suivit sa megravere

― Il nrsquoy a rien agrave lrsquoauberge dit Gatien agrave Lousteau qui vint agrave sa ren-contre

― Et vous nrsquoavez rien trouveacute non plus au chacircteau drsquoAnzy reacuteponditLousteau

― Vous vous ecirctes moqueacutes de moi reacutepliqua Gatien drsquoun petit ton sec― En plein reacutepondit Lousteau Madame de La Baudraye a trouveacute tregraves-

inconvenant que vous la suiviez sans en ecirctre prieacute Croyez-moi crsquoest unmauvais moyen pour seacuteduire les femmes que de les ennuyer Dinah vousa mystifieacute vous lrsquoavez fait rire crsquoest un succegraves qursquoaucun de vous nrsquoa eudepuis treize ans aupregraves drsquoelle et que vous devez agrave Bianchon Oui votrecousin est lrsquoauteur du manuscrit hellip Le cheval en reviendra-t-il  demandaLousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait srsquoil devait ounon se facirccher

― Le cheval hellip reacutepeacuteta GatienEn ce moment madame de La Baudraye arriva vecirctue drsquoune robe de

velours et accompagneacutee de sa megravere qui lanccedilait agrave Lousteau des regardsirriteacutes Devant Gatien il eacutetait imprudent agrave Dinah de paraicirctre froide ouseacutevegravere avec Lousteau qui profitant de cette circonstance offrit son brasagrave cette fausse Lucregravece  mais elle le refusa

― Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voueacute sa vie  lui dit-ilen marchant pregraves drsquoelle je vais rester agrave Sancerre et partir demain

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Viens-tu mamegravere  dit madame de La Baudraye agravemadame Pieacutedeferen eacutevitant ainsi de reacutepondre agrave lrsquoargument direct par lequel Lousteau laforccedilait agrave prendre un parti

Le Parisien aida la megravere agrave monter en voiture il aida madame de LaBaudraye en la prenant doucement par le bras et il se placcedila sur le devantavec Gatien qui laissa le cheval agrave La Baudraye

― Vous avez changeacute de robe dit maladroitement Gatien agrave Dinah― Madame la baronne a eacuteteacute saisie par lrsquoair frais de la Loire reacutepondit

Lousteau Bianchon lui a conseilleacute de se vecirctir chaudementDinah devint rouge comme un coquelicot et madame Pieacutedefer prit un

visage seacutevegravere― Pauvre Bianchon il est sur la route de Paris quel noble cœur  dit

Lousteau― Oh  oui reacutepondit madame de La Baudraye il est grand et deacutelicat

celui-lagravehellip― Nous eacutetions si gais en partant dit Lousteau vous voilagrave souffrante

et vous me parlez avec amertume et pourquoi hellip Nrsquoecirctes-vous donc pasaccoutumeacutee agrave vous entendre dire que vous ecirctes belle et spirituelle  moije le deacuteclare devant Gatien je renonce agrave Paris je vais rester agrave Sancerre etgrossir le nombre de vos cavaliers-servants Je me suis senti si jeune dansmon pays natal jrsquoai deacutejagrave oublieacute Paris et ses corruptions et ses ennuis etses fatigants plaisirshellip Oui ma vie me semble comme purifieacuteehellip

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder  mais il y eut unmomentougrave lrsquoimprovisation de ce serpent devint si spirituelle sous lrsquoeffort qursquoil fitpour singer la passion par des phrases et par des ideacutees dont le sens ca-cheacute pour Gatien eacuteclatait dans le cœur de Dinah qursquoelle leva les yeuxsur lui Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verveet fit enfin rire madame de La Baudraye Lorsque dans une situation ougraveson orgueil est blesseacute si cruellement une femme a ri tout est compromisQuand on entra dans lrsquoimmense cour sableacutee et orneacutee de son boulingrinagrave corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la faccedilade drsquoAnzy le journa-liste disait  ― Lorsque les femmes nous aiment elles nous pardonnenttout mecircme nos crimes  lorsqursquoelles ne nous aiment pas elles ne nouspardonnent rien pas mecircme nos vertus  Me pardonnez-vous  ajouta-t-ilagrave lrsquooreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur

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par un geste plein de tendresse Dinah ne put srsquoempecirccher de sourirePendant le dicircner et pendant le reste de la soireacutee Lousteau fut drsquoune

gaieteacute drsquoun entrain charmant  mais tout en peignant ainsi son ivresse ilse livrait par moments agrave la recircverie en homme qui paraissait absorbeacute parson bonheur Apregraves le cafeacute madame de La Baudraye et sa megravere laissegraverentles hommes se promener dans les jardins Monsieur Gravier dit alors auProcureur du Roi  ― Avez-vous remarqueacute que madame de La Baudrayequi est partie en robe drsquoorgandi nous est revenue en robe de velours 

― En montant en voiture agrave Cosne la robe srsquoest accrocheacutee agrave un boutonde cuivre de la calegraveche et srsquoest deacutechireacutee du haut en bas reacutepondit Lousteau

― Oh  fit Gatien perceacute au cœur par la cruelle diffeacuterence des deux ex-plications du journaliste

Lousteau qui comptait sur cette surprise de Gatien le prit par le braset le lui serra pour lui demander le silence Quelques moments apregravesLousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls en srsquoemparant du pe-tit La Baudraye Gatien fut alors interrogeacute sur les eacuteveacutenements du voyageMonsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupeacutefaits drsquoapprendreque Dinah srsquoeacutetait trouveacutee seule au retour de Cosne avec Lousteau  maisplus stupeacutefaits encore des deux versions du Parisien sur le changementde robe Aussi lrsquoattitude de ces trois hommes deacuteconfits fut-elle tregraves-embarrasseacutee pendant la soireacutee Le lendemain matin chacun drsquoeux eutdes affaires qui lrsquoobligeaient agrave quitter Anzy ougrave Dinah resta seule avecsa megravere son mari et Lousteau

Le deacutepit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande cla-meur La chute de la Muse du Berry du Nivernais et du Morvan fut ac-compagneacutee drsquoun vrai charivari de meacutedisances de calomnies et de conjec-tures diverses parmi lesquelles figurait en premiegravere ligne lrsquohistoire de larobe drsquoorgandi Jamais toilette deDinah nrsquoeut autant de succegraves et nrsquoeacuteveillaplus lrsquoattention des jeunes personnes qui ne srsquoexpliquaient point les rap-ports entre lrsquoamour et lrsquoorgandi dont riaient tant les femmes marieacutees LaPreacutesidente Boirouge furieuse de la meacutesaventure de son Gatien oubliales eacuteloges qursquoelle avait prodigueacutes au poegraveme de Paquita la Seacutevillane  ellefulmina des censures horribles contre une femme capable de publier unepareille infamie

― La malheureuse fait ce qursquoelle a eacutecrit  disait-elle Peut-ecirctre finira-t-

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elle comme son heacuteroiumlne Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du mareacutechal Soult dans

les journaux de lrsquoopposition  tant qursquoil est ministre il a perdu la bataillede Toulouse  degraves qursquoil rentre dans le repos il lrsquoa gagneacutee  Vertueuse Dinahpassait pour la rivale des Camille Maupin des femmes les plus illustres mais heureuse elle eacutetait une malheureuse

Monsieur de Clagny deacutefendit courageusement Dinah il vint agrave plu-sieurs reprises au chacircteau drsquoAnzy pour avoir le droit de deacutementir le bruitqui courait sur celle qursquoil adorait toujours mecircme tombeacutee et il soutint qursquoilsrsquoagissait entre elle et Lousteau drsquoune collaboration agrave un grand ouvrageOn se moqua du Procureur du Roi

Le mois drsquooctobre fut ravissant lrsquoautomne est la plus belle saison desvalleacutees de la Loire  mais en 1836 il fut particuliegraverement magnifique Lanature semblait ecirctre la complice du bonheur de Dinah qui selon les preacute-dictions de Bianchon arriva par degreacutes agrave un violent amour de cœur Enun mois la chacirctelaine changea complegravetement Elle fut eacutetonneacutee de retrou-ver tant de faculteacutes inertes endormies inutiles jusqursquoalors Lousteau futun ange pour elle car lrsquoamour de cœur ce besoin reacuteel des acircmes grandesfaisait drsquoelle une femme entiegraverement nouvelle Dinah vivait  elle trou-vait lrsquoemploi de ses forces elle deacutecouvrait des perspectives inattenduesdans son avenir elle eacutetait heureuse enfin heureuse sans soucis sans en-traves Cet immense chacircteau les jardins le parc la forecirct eacutetaient si fa-vorables agrave lrsquoamour  Lousteau rencontra chez madame de La Baudrayeune naiumlveteacute drsquoimpression une innocence si vous voulez qui la renditoriginale  il y eut en elle du piquant de lrsquoimpreacutevu beaucoup plus quechez une jeune fille Lousteau fut sensible agrave une flatterie qui chez presquetoutes les femmes est une comeacutedie  mais qui chez Dinah fut vraie  elleapprenait de lui lrsquoamour il eacutetait bien le premier dans ce cœur Enfin ilse donna la peine drsquoecirctre excessivement aimable Les hommes ont commeles femmes drsquoailleurs un reacutepertoire de reacutecitatifs de cantilegravenes de noc-turnes de motifs de rentreacutees (faut-il dire de recettes quoiqursquoil srsquoagissedrsquoamour ) qursquoils croient leur exclusive proprieacuteteacute Les gens arriveacutes agrave lrsquoacircgede Lousteau tacircchent de distribuer habilement les piegraveces de ce treacutesor danslrsquoopeacutera drsquoune passion  mais en ne voyant qursquoune bonne fortune dans sonaventure avec Dinah le Parisien voulut graver son souvenir en traits in-

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effaccedilables sur ce cœur et il prodigua durant ce beau mois drsquooctobre sesplus coquettes meacutelodies et ses plus savantes barcaroles Enfin il eacutepuisales ressources de la mise en scegravene de lrsquoamour pour se servir drsquoune de cesexpressions deacutetourneacutees de lrsquoargot du theacuteacirctre et qui rend admirablementbien ce manegravege

― Si cette femme-lagrave mrsquooublie hellip se disait-il parfois en revenant avecelle au chacircteau drsquoune longue promenade dans les bois je ne lui en voudraipas elle aura trouveacute mieux hellip

Quand de part et drsquoautre deux ecirctres ont eacutechangeacute les duos de cette deacute-licieuse partition et qursquoils se plaisent encore on peut dire qursquoils srsquoaimentveacuteritablement Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se reacutepeacute-ter car il comptait quitter Anzy vers les premiers jours de novembre sonfeuilleton le rappelait agrave Paris Avant deacutejeuner la veille du deacutepart projeteacutele journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artistede Nevers un restaurateur de sculptures

― De quoi srsquoagit-il  dit Lousteau que voulez-vous faire agrave votre chacirc-teau 

― Voici ce que je veux reacutepondit le petit vieillard en emmenant le jour-naliste sa femme et lrsquoartiste de province sur la terrasse

Il montra sur la faccedilade au-dessus de la porte drsquoentreacutee un preacutecieux car-touche soutenu par deux siregravenes assez semblable agrave celui qui deacutecore lrsquoar-cade actuellement condamneacutee par ougrave lrsquoon allait jadis du quai des Tuileriesdans la cour du vieux Louvre et au-dessus de laquelle on lit  Bibliothegravequedu cabinet du Roi Ce cartouche offrait le vieil eacutecusson des drsquoUxelles quiportent drsquoor et de gueules agrave la fasce de lrsquoun agrave lrsquoautre avec deux lions degueules agrave dextre et drsquoor agrave senestre pour supports  lrsquoeacutecu timbreacute du casque dechevalier lambrequineacute des eacutemaux de lrsquoeacutecu et sommeacute de la couronne ducalePuis pour devise  Cy paroist  parole fiegravere et sonnante

― Je veux remplacer les armes de lamaison drsquoUxelles par les miennes et comme elles se trouvent reacutepeacuteteacutees six fois dans les deux faccedilades et dansles deux ailes ce nrsquoest pas une petite affaire

― Vos armes drsquohier  srsquoeacutecria Dinah et apregraves 1830 hellip― Nrsquoai-je pas constitueacute un majorat ― Je concevrais cela si vous aviez des enfants lui dit le journaliste― Oh  reacutepondit le petit vieillard madame de La Baudraye est encore

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jeune il nrsquoy a pas encore de temps perduCette fatuiteacute fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La

Baudraye― Heacute  bienDidine dit-il agrave lrsquooreille de madame de La Baudraye agrave quoi

bon tes remords Dinah plaida pour obtenir un jour de plus et les deux amants se

firent leurs adieux agrave la maniegravere de ces theacuteacirctres qui donnent dix fois desuite la derniegravere repreacutesentation drsquoune piegravece agrave recettes Mais combien depromesses eacutechangeacutees  combien de pactes solennels exigeacutes par Dinah etconclus sans difficulteacutes par lrsquoimpudent journaliste  Avec la supeacuterioriteacutedrsquoune femme supeacuterieure Dinah conduisit au vu et au su de tout le paysLousteau jusqursquoagrave Cosne en compagnie de samegravere et du petit La Baudraye

Quand dix jours apregraves madame de La Baudraye eut dans son salon agraveLa Baudraye messieurs de Clagny Gatien et Gravier elle trouva moyende dire audacieusement agrave chacun drsquoeux  ― Je dois agrave monsieur Lousteaudrsquoavoir su que je nrsquoeacutetais pas aimeacutee pour moi-mecircme

Et quelles belles tartines elle deacutebita sur les hommes sur la nature deleurs sentiments sur le but de leur vil amour etc Des trois amants deDinah monsieur de Clagny seul lui dit  ― je vous aime quand mecircme hellipaussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes lesdouceurs drsquoamitieacute que les femmes confisent pour les Gurth qui portentainsi le collier drsquoun esclavage adoreacute

De retour agrave Paris Lousteau perdit en quelques semaines le souvenirdes beaux jours passeacutes au chacircteau drsquoAnzy Voici pourquoi Lousteau vivaitde sa plume Dans ce siegravecle et surtout depuis le triomphe drsquoune bourgeoi-sie qui se garde bien drsquoimiter Franccedilois Iᵉʳ ou Louis XIV vivre de sa plumeest un travail auquel se refuseraient les forccedilats ils preacutefeacutereraient la mortVivre de sa plume nrsquoest-ce pas creacuteer  creacuteer aujourdrsquohui demain tou-jourshellip Ou avoir lrsquoair de creacuteer  or le semblant coucircte aussi cher que le reacuteel outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocherde Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume Eacutetiennetravaillait agrave trois ou quatre journaux litteacuteraires Mais rassurez-vous  il nemettait aucune conscience drsquoartiste agrave ses productions Le Sancerrois ap-partenait par sa faciliteacute par son insouciance si vous voulez agrave ce groupedrsquoeacutecrivains appeleacutes du nom de bons enfants En litteacuterature agrave Paris de nos

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jours la bonhomie est une deacutemission donneacutee de toutes preacutetentions agrave uneplace quelconque Lorsqursquoil ne peut plus ou qursquoil ne veut plus rien ecirctreun eacutecrivain se fait journaliste et bon enfant On megravene alors une vie as-sez agreacuteable Les deacutebutants les bas bleus les actrices qui commencent etcelles qui finissent leur carriegravere auteurs et libraires caressent ou choyentces plumes agrave tout faire Lousteau devenu viveur nrsquoavait plus guegravere queson loyer agrave payer en fait de deacutepenses Il avait des loges agrave tous les theacuteacirctresLa vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier  aussi disait-il agrave ces auteurs qui srsquoimpriment agrave leurs frais  ― Jrsquoaitoujours votre livre dans les mains Il percevait sur les amours-propresdes redevances en dessins en tableaux Tous ses jours eacutetaient pris pardes dicircners ses soireacutees par le theacuteacirctre la matineacutee par les amis par des vi-sites par la flacircnerie Son feuilleton ses articles et les deux nouvelles qursquoileacutecrivait par an pour les journaux hebdomadaires eacutetaient lrsquoimpocirct frappeacutesur cette vie heureuse Eacutetienne avait cependant combattu pendant dix anspour arriver agrave cette position Enfin connu de toute la litteacuterature aimeacute pourle bien comme pour le mal qursquoil commettait avec une irreacuteprochable bon-homie il se laissait aller en deacuterive insouciant de lrsquoavenir Il reacutegnait aumilieu drsquoune coterie de nouveaux venus il avait des amitieacutes crsquoest-agrave-diredes habitudes qui duraient depuis quinze ans des gens avec lesquels ilsoupait il dicircnait et se livrait agrave ses plaisanteries Il gagnait environ septagrave huit cents francs par mois somme que la prodigaliteacute particuliegravere auxpauvres rendait insuffisante Aussi Lousteau se trouvait il alors aussi mi-seacuterable qursquoagrave son deacutebut agrave Paris quand il se disait  ― Si jrsquoavais cinq centsfrancs par mois je serais bien riche  Voici la raison de ce pheacutenomegravene

Lousteau demeurait rue desMartyrs dans un joli petit rez-de-chausseacuteeagrave jardin meubleacutemagnifiquement Lors de son installation en 1833 il avaitfait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-ecirctre pendantlong-temps Cet appartement coucirctait douze cents francs de loyer Or lesmois de janvier drsquoavril de juillet et drsquooctobre eacutetaient selon son mot desmois indigents Le loyer et les notes du portier faisaient rafle Lousteaunrsquoen prenait pas moins des cabriolets nrsquoen deacutepensait pas moins une cen-taine de francs en deacutejeuners  il fumait pour trente francs de cigares et nesavait refuser ni un dicircner ni une robe agrave ses maicirctresses de hasard Il an-ticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants

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qursquoil ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa chemineacutee en gagnantsept agrave huit cents francs par mois que quand il en gagnait agrave peine deuxcents en 1822

Fatigueacute parfois de ces tournoiements de la vie litteacuteraire ennuyeacute duplaisir comme lrsquoest une courtisane Lousteau quittait le courant il srsquoas-seyait parfois sur le penchant de la berge et disait agrave certains de ses in-times agrave Nathan agrave Bixiou tout en fumant un cigare au fond de son jar-dinet devant un gazon toujours vert grand comme une table agrave manger ― Comment finirons-nous  Les cheveux blancs nous font leurs somma-tions respectueuses hellip

― Bah  nous nous marierons quand nous voudrons nous occuper denotre mariage autant que nous nous occupons drsquoun drame ou drsquoun livredisait Nathan

― Et Florine  reacutepondait Bixiou― Nous avons tous une Florine disait Eacutetienne en jetant son bout de

cigare sur le gazon et pensant agrave madame SchontzMadame Schontz eacutetait une femme assez jolie pour pouvoir vendre tregraves

cher lrsquousufruit de sa beauteacute tout en en conservant la nue proprieacuteteacute agrave Lous-teau son ami de cœur Comme toutes ces femmes qui du nom de lrsquoeacutegliseautour de laquelle elles se sont groupeacutees ont eacuteteacute nommeacutees Lorees elledemeurait rue Fleacutechier agrave deux pas de Lousteau Cette Lorette trouvait unejouissance drsquoamour-propre agrave narguer ses amies en se disant aimeacutee par unhomme drsquoesprit Ces deacutetails sur la vie et les finances de Lousteau sont neacute-cessaires  car cette peacutenurie et cette existence de Boheacutemien agrave qui le luxeparisien eacutetait indispensable devaient cruellement influer sur lrsquoavenir deDinah

Ceux agrave qui la Bohecircme de Paris est connue comprendront alors com-ment au bout de quinze jours le journaliste replongeacute dans son milieulitteacuteraire pouvait rire de sa baronne entre amis et mecircme avec madameSchontz Quant agrave ceux qui trouveront ces proceacutedeacutes infacircmes il est agrave peupregraves inutile de leur en preacutesenter des excuses inadmissibles

― Qursquoas-tu fait agrave Sancerre demanda Bixiou agrave Lousteau quand ils serencontregraverent

― Jrsquoai rendu service agrave trois braves provinciaux un Receveur descontributions un petit cousin et un Procureur du Roi qui tournaient de-

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puis dix ans reacutepondit-il autour drsquoune de ces cent et une dixiegravemes musesqui ornent les deacutepartements sans y plus toucher qursquoon ne touche agrave unplat monteacute du dessert jusqursquoagrave ce qursquoun esprit fort y donne un coup decouteauhellip

― Pauvre garccedilon  disait Bixiou je disais bien que tu allais agrave Sancerrepour y mettre ton esprit au vert

― Ton calembour est aussi deacutetestable quemamuse est belle mon cherreacutepliqua Lousteau Demande agrave Bianchon

― Une muse et un poegravete reacutepondit Bixiou ton aventure est alors untraitement homœopathique

Le dixiegraveme jour Lousteau reccedilut une lettre timbreacutee de Sancerre― Bien  bien  fit Lousteau laquo Ami cheacuteri idole de mon cœur et de

mon acircmehellip raquo Vingt pages drsquoeacutecriture  une par jour et dateacutee de minuit Elle mrsquoeacutecrit quand elle est seulehellip Pauvre femme Ah  ah  Post-scriptumlaquo Je nrsquoose te demander de mrsquoeacutecrire comme je le fais tous les jours  maisjrsquoespegravere avoir de mon bien-aimeacute deux lignes chaque semaine pour metranquilliserhellip raquo ― Quel dommage de brucircler cela  crsquoest cracircnement eacutecritse dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu apregraves les avoir lus Cettefemme est neacutee pour faire de la copie

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il eacutetait aimeacute pourlui-mecircme  mais il avait supplanteacute lrsquoun de ses amis dans le cœur drsquounemarquise La marquise femme assez libre de sa personne venait quel-quefois agrave lrsquoimproviste chez lui le soir en fiacre voileacutee et se permettaiten qualiteacute de femme de lettres de fouiller dans tous les tiroirs Huit joursapregraves Lousteau qui se souvenait agrave peine de Dinah fut bouleverseacute par unnouveau paquet de Sancerre  huit feuillets  seize pages  Il entendit lespas drsquoune femme il crut agrave quelque visite domiciliaire de la marquise etjeta ces ravissantes et deacutelicieuses preuves drsquoamour au feuhellip sans les lire 

― Une lettre de femme  srsquoeacutecria madame Schontz en entrant le papierla cire sentent trop bonnehellip

― Monsieur voici dit un facteur des messageries en posant dans lrsquoan-tichambre deux eacutenormissimes bourriches Tout est payeacute Voulez-vous si-gner mon registre hellip

― Tout est payeacute  srsquoeacutecria madame Schontz Ccedila ne peut venir que deSancerre

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― Oui madame dit le facteur― Ta dixiegraveme Muse est une femme de haute intelligence dit la Lo-

rette en deacutefaisant une bourriche pendant que Lousteau signait jrsquoaime uneMuse qui connaicirct le meacutenage et qui fait agrave la fois des pacircteacutes drsquoencre et despacircteacutes de gibier ― Oh  les belles fleurs hellip srsquoeacutecria-t-elle en deacutecouvrant laseconde bourriche Mais il nrsquoy a rien de plus beau dans Paris hellip De quoi de quoi  un liegravevre des perdreaux un demi-chevreuil Nous inviteronstes amis et nous ferons un fameux dicircner car Athalie possegravede un talentparticulier pour accommoder le chevreuil

Lousteau reacutepondit agrave Dinah  mais au lieu de reacutepondre avec son cœuril fit de lrsquoesprit La lettre nrsquoen fut que plus dangereuse elle ressemblait agraveune lettre de Mirabeau agrave Sophie Le style des vrais amants est limpideCrsquoest une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives orneacuteesdes riens de la vie eacutemailleacutees de ces fleurs de lrsquoacircme neacutees chaque jour etdont le charme est enivrant mais pour deux ecirctres seulement Aussi degravesqursquoune lettre drsquoamour peut faire plaisir au tiers qui la lit est-elle agrave coupsucircr sortie de la tecircte et non du cœur Mais les femmes y seront toujoursprises elles croient alors ecirctre lrsquounique source de cet esprit

Vers la fin du mois de deacutecembre Lousteau ne lisait plus les lettres deDinah qui srsquoaccumulegraverent dans un tiroir de sa commode toujours ouvertsous ses chemises qursquoelles parfumaient Il advenait agrave Lousteau lrsquoun de ceshasards que ces Boheacutemiens doivent saisir par tous ses cheveux Au milieude ce mois madame Schontz qui srsquointeacuteressait beaucoup agrave Lousteau le fitprier de passer chez elle un matin pour affaire

― Mon cher tu peux te marier lui dit-elle― Souvent ma chegravere heureusement ― Quand je dis te marier crsquoest faire un beau mariage Tu nrsquoas pas de

preacutejugeacutes on nrsquoa pas besoin de gazer  voici lrsquoaffaire Une jeune personnea commis une faute et la megravere nrsquoen sait pas le premier baiser Le pegravere estun honnecircte Notaire plein drsquohonneur il a eu la sagesse de ne rien eacutebruiterIl veut marier sa fille en quinze jours il donne une dot de cent cinquantemille francs car il a trois autres enfants  mais hellip mdash pas becircte mdash il ajouteun suppleacutement de cent mille francs de la main agrave la main pour couvrir ledeacutechet Il srsquoagit drsquoune vieille famille de la bourgeoisie parisienne quartierdes Lombardshellip

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― Eh  bien pourquoi lrsquoamant nrsquoeacutepouse-t-il pas ― Mort― Quel roman  il nrsquoy a plus que rue des Lombards ougrave les choses se

passent ainsihellip― Mais ne vas-tu pas croire qursquoun fregravere jaloux a tueacute le seacuteducteur hellipCe

jeune homme est tout becirctement mort drsquoune pleureacutesie attrapeacutee en sortantdu spectacle Premier clerc et sans un liard mon homme avait seacuteduit lafille pour avoir lrsquoEacutetude  en voilagrave une vengeance du ciel 

― Drsquoougrave sais-tu cela ― De Malaga le Notaire est son milord― Quoi crsquoest Cardot le fils de ce petit vieillard agrave queue et poudre le

premier ami de Florentine hellip― Preacuteciseacutement Malaga dont lrsquoamant est un petit criquet de musicien

de dix-huit ans ne peut pas en conscience le marier agrave cet acircge-lagrave  elle nrsquoaencore aucune raison de lui en vouloir Drsquoailleurs monsieur Cardot veutun homme drsquoau moins trente ans Ce Notaire selon moi sera tregraves-flatteacutedrsquoavoir pour gendre une ceacuteleacutebriteacute Ainsi tacircte-toi mon bonhomme  Tupayes tes dettes tu deviens riche de douze mille francs de rente et tunrsquoas pas lrsquoennui de te rendre pegravere  en voilagrave des avantages  Apregraves tout tueacutepouses une veuve consolable Il y a cinquante mille livres de rente dansla maison outre la charge  tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente et tu appartiens agrave une famille qui po-litiquement se trouve dans une belle position Cardot est le beau-fregravere duvieux Camusot le Deacuteputeacute qui est resteacute si long-temps avec Fanny Beaupreacute

― Oui dit Lousteau Camusot le pegravere a eacutepouseacute la fille aicircneacutee agrave feu lepetit pegravere Cardot et ils faisaient leurs farces ensemble

― Eh  bien reprit madame Schontz madame Cardot la Notaresse estune Chiffreville des fabricants de produits chimiques lrsquoaristocratie drsquoau-jourdrsquohui quoi  des Potasse  Lagrave est le mauvais cocircteacute  tu auras une terriblebelle-megraverehellip Oh  une femme agrave tuer sa fille si elle la savait dans lrsquoeacutetat ougravehellipCette Cardot est deacutevote elle a les legravevres comme deux faveurs drsquoun rosepasseacutehellip Un viveur comme toi ne serait jamais accepteacute par cette femme-lagrave qui dans une bonne intention espionnerait ton meacutenage de garccedilon etsaurait tout ton passeacute  mais Cardot fera dit-il usage de son pouvoir pater-nel Le pauvre homme sera forceacute drsquoecirctre gracieux pendant quelques jours

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pour sa femme une femme de bois mon cher  Malaga qui lrsquoa rencontreacuteelrsquoa nommeacutee une brosse de peacutenitence Cardot a quarante ans il sera Mairedans sonArrondissement il deviendra peut-ecirctre Deacuteputeacute Il offre agrave la placedes cent mille francs de donner une jolie maison rue Saint-Lazare entrecour et jardin qui ne lui a coucircteacute que soixante mille francs agrave la deacutebacirccle dejuillet  il te la vendrait histoire de te fournir lrsquooccasion drsquoaller et venirchez lui de voir la fille de plaire agrave la megraverehellip Cela te constituerait un avoiraux yeux de madame Cardot Enfin tu serais comme un prince dans cepetit hocirctel Tu te feras nommer par le creacutedit de Camusot bibliotheacutecaireagrave un Ministegravere ougrave il nrsquoy aura pas de livres Eh  bien si tu places ton ar-gent en cautionnement de journal tu auras dix mille francs de rente tuen gagnes six ta bibliothegraveque trsquoen donnera quatrehellip Trouve mieux  Tu temarierais agrave un agneau sans tache il pourrait se changer en femme leacutegegravereau bout de deux anshellip Que trsquoarrive-t-il  un dividende anticipeacute Crsquoest lamode  Si tu veux mrsquoen croire il faut venir dicircner demain chez Malaga Tuy verras ton beau-pegravere il saura lrsquoindiscreacutetion censeacutee commise par Ma-laga contre laquelle il ne peut pas se facirccher et tu le domines alorsQuantagrave ta femme Eh hellip mais sa faute te laisse garccedilonhellip

― Ah  ton langage nrsquoest pas plus hypocrite qursquoun boulet de canon― Je trsquoaime pour toi voilagrave tout et je raisonne Eh  bien qursquoas-tu agrave

rester lagrave comme un Abd-el-Kader en cire  Il nrsquoy a pas agrave reacutefleacutechir Crsquoestpile ou face le mariage Eh  bien tu as tireacute pile 

― Tu auras ma reacuteponse demain dit Lousteau― Jrsquoaimerais mieux lrsquoavoir tout de suite Malaga ferait lrsquoarticle pour

toi ce soir― Eh  bien ouihellipLousteau passa la soireacutee agrave eacutecrire agrave la marquise une longue lettre ougrave

il lui disait les raisons qui lrsquoobligeaient agrave se marier  sa constante misegraverela paresse de son imagination les cheveux blancs sa fatigue morale etphysique enfin quatre pages de raisons

― Quant agrave Dinah je lui enverrai le billet de faire part se dit-il Commedit Bixiou je nrsquoai pas mon pareil pour savoir couper la queue agrave une pas-sionhellip

Lousteau qui fit drsquoabord des faccedilons avec lui-mecircme en eacutetait arriveacute lelendemain agrave craindre que ce mariage manquacirct Aussi fut-il charmant avec

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La muse du deacutepartement Chapitre

le Notaire― Jrsquoai connu lui dit-il monsieur votre pegravere chez Florentine je devais

vous connaicirctre chez mademoiselle Turquet Bon chien chasse de race Ileacutetait tregraves-bon enfant et philosophe le petit pegravere Cardot car (vous per-mettez) nous lrsquoappelions ainsi Dans ce temps-lagrave Florine Florentine Tul-lia Coralie et Mariette eacutetaient comme les cinq doigts de la main Il y a decela maintenant quinze ans Vous comprenez que mes folies ne sont plusagrave fairehellip Dans ce temps lagrave le plaisir mrsquoemportait jrsquoai de lrsquoambition au-jourdrsquohui  mais nous sommes dans une eacutepoque ougrave pour parvenir il fautecirctre sans dettes avoir une fortune femme et enfants Si je paye le censsi je suis proprieacutetaire de mon journal au lieu drsquoen ecirctre un reacutedacteur jedeviendrai deacuteputeacute tout comme tant drsquoautres 

Maicirctre Cardot goucircta cette profession de foi Lousteau srsquoeacutetait mis sousles armes il plut au Notaire qui chose assez facile agrave concevoir eut plusdrsquoabandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de sonpegravere qursquoil nrsquoen aurait eu avec tout autre Le lendemain Lousteau fut preacute-senteacute comme acqueacutereur de la maison rue Saint-Lazare au sein de la fa-mille Cardot et il y dicircna trois jours apregraves

Cardot demeurait dans une vieille maison aupregraves de la place du Chacircte-let Tout eacutetait cossu chez lui LrsquoEacuteconomie y mettait les moindres doruressous des gazes vertes Les meubles eacutetaient couverts de housses Si lrsquoonnrsquoeacuteprouvait aucune inquieacutetude sur la fortune de la maison on y eacuteprouvaitune envie de bacirciller degraves la premiegravere demi-heure Lrsquoennui sieacutegeait sur tousles meubles Les draperies pendaient tristement La salle agrave manger res-semblait agrave celle drsquoHarpagon Lousteau nrsquoeucirct pas connu Malaga drsquoavanceagrave la seule inspection de ce meacutenage il aurait devineacute que lrsquoexistence du No-taire se passait sur un autre theacuteacirctre Le journaliste aperccedilut une grandejeune personne blonde agrave lrsquoœil bleu timide et langoureux agrave la fois Il plutau fregravere aicircneacute quatriegraveme clerc de lrsquoEacutetude que la gloire litteacuteraire attiraitdans ses pieacuteges et qui devait ecirctre le successeur de Cardot La sœur cadetteavait douze ans Lousteau caparaccedilonneacute drsquoun petit air jeacutesuite fit lrsquohommereligieux et monarchique avec la megravere il fut sobre doucereux poseacute com-plimenteur

Vingt jours apregraves la preacutesentation au quatriegraveme dicircner Feacutelicie Cardotqui eacutetudiait Lousteau du coin de lrsquoœil alla lui offrir sa tasse de cafeacute dans

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une embrasure de fenecirctre et lui dit agrave voix basse les larmes dans les yeux ― Toute ma vie monsieur sera employeacutee agrave vous remercier de votre deacute-vouement pour une pauvre fillehellip

Lousteau fut eacutemu tant il y avait de choses dans le regard dans lrsquoac-cent dans lrsquoattitude ― Elle ferait le bonheur drsquoun honnecircte homme sedit-il en lui pressant la main pour toute reacuteponse

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein drsquoave-nir  mais parmi toutes les belles qualiteacutes qursquoelle lui supposait elle eacutetaitenchanteacutee de sa moraliteacute Souffleacute par le roueacute Notaire Eacutetienne avait donneacutesa parole de nrsquoavoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pucirct compro-mettre lrsquoavenir de la chegravere Feacutelicie

― Vous pouvez me trouver un peu exageacutereacutee disait la deacutevote au jour-naliste  mais quand on donne une perle comme ma Feacutelicie agrave un hommeon doit veiller agrave son avenir Je ne suis pas de cesmegraveres qui sont enchanteacuteesde se deacutebarrasser de leurs filles Monsieur Cardot va de lrsquoavant il presse lemariage de sa fille il le voudrait fait Nous ne diffeacuterons qursquoen cecihellipQuoi-qursquoavec un homme comme vous monsieur un litteacuterateur dont la jeunessea eacuteteacute preacuteserveacutee de la deacutemoralisation actuelle par le travail on puisse ecirctreen sucircreteacute  neacuteanmoins vous vous moqueriez de moi si je mariais ma filleles yeux fermeacutes Je sais bien que vous nrsquoecirctes pas un innocent et jrsquoen seraisbien facirccheacutee pour ma Feacutelicie (ceci fut dit agrave lrsquooreille) mais si vous aviez deces liaisonshellip Tenez monsieur vous avez entendu parler de madame Ro-guin la femme drsquoun Notaire qui a eu malheureusement pour notre corpsune si cruelle ceacuteleacutebriteacute Madame Roguin est lieacutee et cela depuis 1820 avecun banquierhellip

― Oui du Tillet reacutepondit Eacutetienne qui se mordit la langue en songeantagrave lrsquoimprudence avec laquelle il avouait connaicirctre du Tillet

― Eh  bien monsieur si vous eacutetiez megravere ne trembleriez-vous pas enpensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet  A son acircgeet neacutee de Grandville avoir pour rivale une femme de cinquante ans pas-seacutes hellip Jrsquoaimerais mieux voir ma fille morte que de la donner agrave un hommequi aurait des relations avec une femmemarieacuteehellipUne grisette une femmede theacuteacirctre se prennent et se quittent  Selon moi ces femmes-lagrave ne sontpas dangereuses lrsquoamour est un eacutetat pour elles elles ne tiennent agrave per-sonne un de perdu deux de retrouveacutes hellip Mais une femme qui a manqueacute

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agrave ses devoirs doit srsquoattacher agrave sa faute elle nrsquoest excusable que par saconstance si jamais un pareil crime est excusable  Crsquoest ainsi du moinsque je comprends la faute drsquoune femme comme il faut et voilagrave ce qui larend si redoutablehellip

Au lieu de chercher le sens de ces paroles Eacutetienne en plaisanta chezMalaga ougrave il se rendit avec son futur beau-pegravere  car le Notaire et le jour-naliste eacutetaient au mieux ensemble

Lousteau srsquoeacutetait deacutejagrave poseacute devant ses intimes comme un homme im-portant  sa vie allait enfin avoir un sens le hasard lrsquoavait choyeacute il deve-nait sous peu de jours proprieacutetaire drsquoun charmant petit hocirctel rue Saint-Lazare  il se mariait il eacutepousait une femme charmante il aurait environvingt mille livres de rente  il pourrait donner carriegravere agrave son ambition  ileacutetait aimeacute de la jeune personne il appartenait agrave plusieurs familles hono-rableshellip Enfin il voguait agrave pleines voiles sur le lac bleu de lrsquoespeacuterance

Madame Cardot avait deacutesireacute voir les gravures de Gil Blas un de ceslivres illustreacutes que la librairie franccedilaise entreprenait alors et Lousteau laveille en avait remis les premiegraveres livraisons agrave madame Cardot La Nota-resse avait son plan elle nrsquoempruntait le livre que pour le rendre elle vou-lait un preacutetexte de tomber agrave lrsquoimproviste chez son gendre futur A lrsquoaspectde ce meacutenage de garccedilon que son mari lui peignait comme charmant elleen saurait plus disait elle qursquoon ne lui en disait sur les mœurs de Lous-teau Sa belle-sœur madame Camusot a qui le fatal secret eacutetait cacheacutesrsquoeffrayait de ce mariage pour sa niegravece Monsieur Camusot Conseiller agravela Cour royale fils drsquoun premier lit avait dit agrave sa belle-megravere madame Ca-musot sœur de maicirctre Cardot des choses peu flatteuses sur le comptedu journaliste Lousteau cet homme si spirituel ne trouva rien drsquoextra-ordinaire agrave ce que la femme drsquoun riche Notaire voulucirct voir un volumede quinze francs avant de lrsquoacheter Jamais lrsquohomme drsquoesprit ne se baissepour examiner les bourgeois qui lui eacutechappent agrave la faveur de cette inat-tention  et pendant qursquoil se moque drsquoeux ils ont le temps de le garrotter

Dans les premiers jours de janvier 1837 madame Cardot et sa filleprirent une urbaine et vinrent rue des Martyrs rendre les livraisons duGil Blas au futur de Feacutelicie enchanteacutees toutes deux de voir lrsquoappartementde Lousteau Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles fa-milles bourgeoises Le portier drsquoEacutetienne ne se trouva point  mais sa fille

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en apprenant de la digne bourgeoise qursquoelle parlait agrave la belle-megravere et agrave lafuture de monsieur Lousteau leur livra drsquoautant mieux la clef de lrsquoappar-tement que madame Cardot lui mit une niegravece drsquoor dans la main

Il eacutetait alors environ midi lrsquoheure agrave laquelle le journaliste revenait dedeacutejeuner du Cafeacute Anglais En franchissant lrsquoespace qui se trouve entreNotre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs Lousteau regarda par ha-sard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre et crutavoir une vision en y apercevant la figure de Dinah  Il resta glaceacute sur sesdeux jambes en trouvant effectivement sa Didine agrave la portiegravere

― Que viens-tu faire ici  srsquoeacutecria-t-ilLe vous nrsquoeacutetait pas possible avec une femme agrave renvoyer― Eh  mon amour srsquoeacutecria-t-elle nrsquoas-tu donc pas lu mes lettres hellip― Si reacutepondit Lousteau― Eh  bien ― Eh  bien ― Tu es pegravere reacutepondit la femme de province― Bah srsquoeacutecria-t-il sans prendre garde agrave la barbarie de cette exclama-

tion Enfin se dit-il en lui-mecircme il faut la preacuteparer agrave la catastrophehellipIl fit signe au cocher de srsquoarrecircter donna la main agrave madame de La Bau-

draye et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles en se promettantbien de renvoyer illico se dit-il la femme et ses paquets drsquoougrave elle venait

― Monsieur  monsieur  cria la petite PameacutelaLrsquoenfant avait de lrsquointelligence et savait que trois femmes ne doivent

pas se rencontrer dans un appartement de garccedilon― Bien  bien  fit le journaliste en entraicircnant DinahPameacutela crut alors que cette femme inconnue eacutetait une parente elle

ajouta cependant  ― La clef est agrave la porte votre belle-megravere y est Dans son trouble et en srsquoentendant dire par madame de la Baudraye

une myriade de phrases Eacutetienne entendit  ma megravere y est la seule cir-constance qui pour lui fucirct possible et il entra La future et la belle-megraverealors dans la chambre agrave coucher se tapirent dans un coin en voyant lrsquoen-treacutee drsquoEacutetienne et drsquoune femme

― Enfin mon Eacutetienne mon ange je suis agrave toi pour la vie  srsquoeacutecria Di-nah en lui sautant au cou et lrsquoeacutetreignant pendant qursquoil mettait la clef endedans La vie eacutetait une agonie perpeacutetuelle pour moi dans ce chacircteau

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La muse du deacutepartement Chapitre

drsquoAnzy je nrsquoy tenais plus et le jour ougrave il a fallu deacuteclarer ce qui fait monbonheur eh  bien je ne mrsquoen suis jamais senti la force Je trsquoamegravene tafemme et ton enfant  oh  ne pas mrsquoeacutecrire  me laisser deux mois sansnouvelles hellip

― Mais Dinah  tu me mets dans un embarrashellip― Mrsquoaimes-tu ― Comment ne trsquoaimerais-je pas hellipMais ne valait-il pas mieux rester

agrave Sancerrehellip Je suis ici dans la plus profonde misegravere et jrsquoai peur de te lafaire partagerhellip

― Ta misegravere sera le paradis pour moi Je veux vivre ici sans jamais ensortirhellip

― Mon Dieu crsquoest joli en paroles maishellipDinah srsquoassit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec

brusquerie Lousteau ne put reacutesister agrave cette explosion il serra la baronnedans ses bras et lrsquoembrassa

― Ne pleure pas Didine  srsquoeacutecria-t-ilEn lacircchant cette phrase le feuilletoniste aperccedilut dans la glace le fan-

tocircme de madame Cardot qui du fond de la chambre le regardait― Allons Didine va toi-mecircme avec Pameacutela voir agrave deacuteballer tes malles

lui dit-il agrave lrsquooreille Va ne pleure pas nous serons heureuxIl la conduisit jusqursquoagrave la porte et revint vers la notaresse pour conjurer

lrsquoorage― Monsieur lui dit madame Cardot je mrsquoapplaudis drsquoavoir voulu voir

par moi-mecircme le meacutenage de celui qui devait ecirctre mon gendre Ducirct maFeacutelicie en mourir elle ne sera pas la femme drsquoun homme tel que vousVous vous devez au bonheur de votre Didine monsieur

Et la deacutevote sortit en emmenant Feacutelicie qui pleurait aussi car Feacuteliciesrsquoeacutetait habitueacutee agrave Lousteau Lrsquoaffreuse madame Cardot remonta dans sonurbaine en regardant avec une insolente fixiteacute la pauvre Dinah qui sentaitencore dans son cœur le coup de poignard du  Crsquoest joli en paroles  maisqui semblable agrave toutes les femmes aimantes croyait neacuteanmoins au  ― Nepleure pas Didine 

Lousteau qui ne manquait pas de cette espegravece de reacutesolution quedonnent les hasards drsquoune vie agiteacutee se dit  ― Didine a de la noblesseune fois preacutevenue de mon mariage elle srsquoimmolera agrave mon avenir et je

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La muse du deacutepartement Chapitre

sais comment mrsquoy prendre pour lrsquoen instruireEnchanteacute de trouver une ruse dont le succegraves lui parut certain il se

mit agrave danser sur un air connu  ― Larifla  fla fla  Puis une fois Didineemballeacutee reprit-il en se parlant agrave lui-mecircme jrsquoirai faire une visite et unroman agrave maman Cardot  jrsquoaurai seacuteduit sa Feacutelicie agrave Saint-Eustachehellip Feacuteli-cie coupable par amour porte dans son sein le gage de notre bonheurethellip larifla fla fla hellip le pegravere ne peut pas me deacutementir fla flahellip ni la fillehelliplarifla  Ergo le notaire sa femme et sa fille sont enfonceacutes larifla fla fla hellip

A son grand eacutetonnement Dinah surprit Eacutetienne dansant une danseprohibeacutee

― Ton arriveacutee et notre bonheur me rendent ivre de joie hellip lui dit-il enlui expliquant ainsi ce mouvement de folie

― Et moi qui ne me croyais plus aimeacutee hellip srsquoeacutecria la pauvre femme enlacircchant le sac de nuit qursquoelle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuilougrave elle se laissa tomber

― Emmeacutenage-toi mon ange dit Eacutetienne en riant sous cape jrsquoai deuxmots agrave eacutecrire afin de me deacutegager drsquoune partie de garccedilon car je veux ecirctretout agrave toi Commande tu es ici chez toi

Eacutetienne eacutecrivit agrave Bixioulaquo Mon cher ma baronne me tombe sur les bras et va me faire man-

quer mon mariage si nous ne mettons pas en scegravene une des ruses les plusconnues des mille et un vaudevilles du Gymnase Donc je compte surtoi pour venir en vieillard de Moliegravere gronder ton neveu Leacuteandre sursa sottise pendant que la dixiegraveme Muse sera cacheacutee dans ma chambre  ilsrsquoagit de la prendre par les sentiments frappe fort sois meacutechant blesse-la Quant agrave moi tu comprends jrsquoexprime un deacutevouement aveugle Vienssi tu peux agrave sept heures

raquo Tout agrave toiraquo Eacute LOUSTEAU raquoUne fois cette lettre envoyeacutee par un commissionnaire agrave lrsquohomme de

Paris qui se plaisait le plus agrave ces railleries que les artistes ont nommeacutees descharges Lousteau parut empresseacute drsquoinstaller chez lui laMuse de Sancerre il srsquooccupa de lrsquoemmeacutenagement de tous les effets qursquoelle avait apporteacutes illa mit au fait des ecirctres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaiteavec un plaisir qui deacutebordait si bien en paroles et en caresses que Dinah

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put se croire la femme du monde la plus aimeacutee Cet appartement ougrave lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plusque son chacircteau drsquoAnzy Pameacutela Migeon cette intelligente petite fille dequatorze ans fut questionneacutee par le journaliste agrave cette fin de savoir sielle voulait devenir la femme de chambre de lrsquoimposante baronne Pa-meacutela ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dicircnerchez un restaurateur du boulevard Dinah comprit alors quel eacutetait le deacute-nucircment cacheacute sous le luxe purement exteacuterieur de ce meacutenage de garccedilon ennrsquoy voyant aucun des ustensiles neacutecessaires agrave la vie Tout en prenant pos-session des armoires des commodes elle forma les plus doux projets ellechangerait les mœurs de Lousteau elle le rendrait casanier elle lui com-pleacuteterait son bien-ecirctre au logis La nouveauteacute de sa position en cachaitle malheur agrave Dinah qui voyait dans un mutuel amour lrsquoabsolution de safaute et qui ne portait pas encore les yeux au delagrave de cet appartementPameacutela dont lrsquointelligence eacutetait eacutegale agrave celle drsquoune lorette alla droit chezmadame Schontz lui demander de lrsquoargenterie en lui racontant ce qui ve-nait drsquoarriver agrave Lousteau Apregraves avoir tout mis chez elle agrave la dispositionde Pameacutela madame Schontz courut chez Malaga son amie intime afinde preacutevenir Cardot du malheur advenu agrave son futur gendre

Sans inquieacutetude sur la crise qui affectait sonmariage le journaliste futde plus en plus charmant pour la femme de province Le dicircner occasionnaces deacutelicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux drsquoecirctreenfin agrave eux-mecircmes Le cafeacute pris au moment ougrave Lousteau tenait sa Dinahsur ses genoux devant le feu Pameacutela se montra tout effareacutee

― Voici monsieur Bixiou  que faut-il lui dire  demanda-t-elle― Entre dans la chambre dit le journaliste agrave sa maicirctresse je lrsquoaurai

bientocirct renvoyeacute crsquoest un de mes plus intimes amis agrave qui drsquoailleurs il fautavouer mon nouveau genre de vie

― Oh  oh  deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu  srsquoeacutecriale compegraverehellip je mrsquoen vaishellip Voilagrave ce que crsquoest que de se marier on fait sesadieux Comme on se trouve riche quand on deacutemeacutenage hein 

― Est-ce que je me marie  dit Lousteau― Comment  tu ne te maries plus agrave preacutesent  srsquoeacutecria Bixiou― Non ― Non  Ah  ccedilagrave que trsquoarrive-t-il ferais-tu par hasard des sottises 

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Quoi hellip toi qui par une beacuteneacutediction du ciel as trouveacute vingt mille francsde rente un hocirctel une femme appartenant aux premiegraveres familles de lahaute bourgeoisie enfin une femme de la rue des Lombardshellip

― Assez assez Bixiou tout est fini va-trsquoen ― Mrsquoen aller  jrsquoai les droits de lrsquoamitieacute jrsquoen abuseQue trsquoest-il arriveacute ― Il mrsquoest arriveacute cette dame de Sancerre elle est megravere et nous allons

vivre ensemble heureux le reste de nos jourshellip Tu saurais cela demainautant te lrsquoapprendre aujourdrsquohui

― Beaucoup de tuyaux de chemineacutee qui me tombent sur la tecirctecomme dit Arnal Mais si cette femme trsquoaime pour toi mon cher ellesrsquoen retournera drsquoougrave elle vient Est-ce qursquoune femme de province a jamaispu avoir le pied marin agrave Paris  elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres Oublies-tu ce qursquoest une femme de province  mais elle a le bon-heur aussi ennuyeux que le malheur elle deacuteploie autant de talent agrave eacuteviterla gracircce que la Parisienne en met agrave lrsquoinventer Eacutecoute Lousteau  que lapassion te fasse oublier en quel temps nous vivons je le conccedilois  maismoi ton ami je nrsquoai pas de bandeau mythologique sur les yeuxhellip Eh bien examine ta position  Tu roules depuis quinze ans dans le mondelitteacuteraire tu nrsquoes plus jeune tu marches sur tes tiges tant tu as marcheacute hellipOui mon bonhomme tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacherles trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons hellip En-fin ta plaisanterie est vieillotte Ta phrase est plus connue qursquoun remegravedesecrethellip

― Je te dirai comme le Reacutegent au cardinal Dubois  assez de coups depied comme ccedila  srsquoeacutecria Lousteau tout en riant

― Oh vieux jeune homme reacutepondit Bixiou tu sens le fer de lrsquoopeacute-rateur agrave ta plaie Tu trsquoes eacutepuiseacute nrsquoest-ce pas  Eh  bien  dans le feu dela jeunesse sous la pression de la misegravere qursquoas-tu gagneacute  Tu nrsquoes pasen premiegravere ligne et tu nrsquoas pas mille francs agrave toi Voilagrave ta position chif-freacutee Pourras-tu dans le deacuteclin de tes forces soutenir par ta plume unmeacutenage quand ta femme si elle est honnecircte nrsquoaura pas les ressourcesdrsquoune lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs ougrave lrsquohommele garde  Tu trsquoenfonces dans le troisiegraveme dessous du theacuteacirctre socialhellip Cecinrsquoest que le cocircteacute financier Voyons le cocircteacute politique  Nous naviguons dansune eacutepoque essentiellement bourgeoise ougrave lrsquohonneur la vertu la deacutelica-

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tesse le talent le savoir le geacutenie en un mot consiste agrave payer ses billets agravene rien devoir agrave personne et agrave bien faire ses petites affaires Soyez rangeacutesoyez deacutecent ayez femme et enfant acquittez vos loyers et vos contri-butions montez votre garde soyez semblable agrave tous les fusiliers de votrecompagnie et vous pouvez preacutetendre agrave tout devenir ministre et tu as deschances puisque tu nrsquoes pas un Montmorency  Tu allais remplir toutesles conditions voulues pour ecirctre un homme politique tu pouvais fairetoutes les saleteacutes exigeacutees pour lrsquoemploi mecircme jouer la meacutediocriteacute tu au-rais eacuteteacute presque nature Et pour une femme qui te plantera lagrave au termede toutes les passions eacuteternelles dans trois cinq ou sept ans apregraves avoirconsommeacute tes derniegraveres forces intellectuelles et physiques tu tournes ledos agrave la sainte famille agrave la rue des Lombards agrave tout un avenir politiqueagrave trente mille francs de rente agrave la consideacuterationhellip Est-ce lagrave par ougrave devaitfinir un homme qui nrsquoavait plus drsquoillusions hellip Tu ferais pot-bouille avecune actrice qui te rendrait heureux voilagrave ce qui srsquoappelle une questionde cabinet  mais vivre avec une femme marieacutee hellip crsquoest tirer agrave vue surle malheur  crsquoest avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir lesplaisirs

― Assez te dis-je tout finit par un mot  jrsquoaime madame de La Bau-draye et je la preacuteegravere agrave toutes les fortunes du monde agrave toutes les posi-tionshellip Jrsquoai pu me laisser aller agrave une bouffeacutee drsquoambitionhellip mais tout cegravedeau bonheur drsquoecirctre pegravere

― Ah  tu donnes dans la paterniteacute  Mais malheureux nous nesommes les pegraveres que des enfants de nos femmes leacutegitimes Qursquoest-ce quecrsquoest qursquoun moutard qui ne porte pas notre nom  crsquoest le dernier chapitredrsquoun roman  on te lrsquoenlegravevera ton enfant  Nous avons vu ce sujet-lagrave dansvingt vaudevilles depuis dix anshellip La Socieacuteteacute mon cher pegravesera sur voustocirct ou tard Relis Adolphe  Oh  mon Dieu  Je vous vois quand vous vousserez bien connus je vous vois malheureux triste-agrave-pattes sans consideacute-ration sans fortune vous battant comme les actionnaires drsquoune comman-dite attrapeacutes par leur geacuterant  Votre geacuterant agrave vous crsquoest le bonheur

― Pas un mot de plus Bixiou― Mais je commence agrave peine Eacutecoute mon cher On a beaucoup atta-

queacute le mariage depuis quelque temps  mais agrave part son avantage drsquoecirctre laseule maniegravere drsquoeacutetablir les successions comme il offre aux jolis garccedilons

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sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois il reacutesiste agrave tous ses in-conveacutenients  Aussi nrsquoy a-t-il pas de garccedilon qui ne se repente tocirct ou tarddrsquoavoir manqueacute par sa faute un mariage de trente mille livres de renteshellip

― Tu ne veux donc pas me comprendre  srsquoeacutecria Lousteau drsquoune voixexaspeacutereacutee va-trsquoenhellip Elle est lagravehellip

― Pardon pourquoi ne pas me lrsquoavoir dit plus tocircthellip tu es majeurhellip etelle aussi fit-il drsquoun ton plus bas mais assez haut cependant pour ecirctreentendu de Dinah Elle te fera joliment repentir de son bonheurhellip

― Si crsquoest une folie je veux la fairehellip Adieu ― Un homme agrave la mer  cria Bixiou― Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous cha-

pitrer dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre ougrave il trouva surun fauteuil madame La Baudraye affaisseacutee eacutetanchant ses yeux avec unmouchoir brodeacute

― Que suis-je venue faire ici hellip dit-elle Oh  mon Dieu  pourquoi hellipEacutetienne je ne suis pas si femme de province que vous le croyezhellip Vousvous jouez de moi

― Chegravere ange reacutepondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras la sou-leva du fauteuil et lrsquoamena quasi morte dans le salon nous avons chacuneacutechangeacute notre avenir sacrifice contre sacrifice Pendant que jrsquoaimais agraveSancerre on me mariait ici  mais je reacutesistaishellip va jrsquoeacutetais bien malheu-reux

― Oh  je pars  srsquoeacutecria Dinah en se dressant comme une folle et faisantdeux pas vers la porte

― Tu resteras ma Didine tout est fini Va  cette fortune est-elle agrave sibon marcheacute  ne dois-je pas eacutepouser une grande blonde dont le nez estsanguinolent la fille drsquoun notaire et endosser une belle-megravere qui rendraitdes points agrave madame Pieacutedefer en fait de deacutevotionhellip

Pameacutela se preacutecipita dans le salon et vint dire agrave lrsquooreille de Lousteau ― Madame Schontz hellip

Lousteau se leva laissa Dinah sur le divan et sortit― Tout est fini mon bichon lui dit la lorette Cardot ne veut pas se

brouiller avec sa femme agrave cause drsquoun gendre La deacutevote a fait une scegravenehellipune scegravene sterling  Enfin le premier clerc actuel qui eacutetait second premierclerc depuis deux ans accepte la fille et lrsquoEacutetude

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― Le lacircche  srsquoeacutecria Lousteau Comment en deux heures il a pu sedeacutecider

― Mon Dieu crsquoest bien simple Le drocircle qui avait les secrets du pre-mier clerc deacutefunt a devineacute la position du patron en saisissant quelquesmots de la querelle avec madame Cardot Le notaire compte sur ton hon-neur et sur ta deacutelicatesse car tout est convenu Le clerc dont la conduiteest excellente il se donnait le genre drsquoaller agrave la messe  un petit hypocritefini quoi  plaicirct agrave la notaresse Cardot et toi vous resterez amis Il va de-venir directeur drsquoune compagnie financiegravere immense il pourra te rendreservice Ah  tu te reacuteveilles drsquoun beau recircve

― Je perds une fortune une femme ethellip― Une maicirctresse dit madame Schontz en souriant car te voilagrave plus

que marieacute tu seras embecirctant tu voudras rentrer chez toi tu nrsquoauras plusrien de deacutecousu ni dans tes habits ni dans tes allureshellip Laisse-la-moivoir par le trou de la porte hellip demanda la lorette Il nrsquoy a pas srsquoeacutecria-t-elle de plus bel animal dans le deacutesert  tu es voleacute  Crsquoest digne crsquoest seccrsquoest pleurard il lui manque le turban de lady Dudley

Et la lorette se sauva― Qursquoy a-t-il encore hellip demanda madame de La Baudraye agrave lrsquooreille

de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmuresdrsquoune voix de femme

― Il y a mon ange srsquoeacutecria Lousteau que nous sommes indissoluble-ment unishellip On vient de mrsquoapporter une reacuteponse verbale agrave la lettre quetu mrsquoas vu eacutecrire et par laquelle je rompais mon mariagehellip

― Crsquoest lagrave cette partie dont tu te deacutegageais ― Oui ― Oh  je serai plus que ta femme je te donne ma vie je veux ecirctre

ton esclave hellip dit la pauvre creacuteature abuseacutee Je ne croyais pas qursquoil me fucirctpossible de trsquoaimer davantage hellip Je ne serai donc pas un accident dans tavie je serai toute ta vie hellip

― Oui ma belle ma noble Didine― Jure-moi reprit-elle que nous ne pourrons ecirctre seacutepareacutes que par la

mort hellipLousteau voulut embellir son serment de ses plus seacuteduisantes chatte-

ries Voici pourquoi

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La muse du deacutepartement Chapitre

De la porte de son appartement ougrave il avait reccedilu le baiser drsquoadieu dela lorette agrave celle du salon ougrave gisait la Muse eacutetourdie de tant de chocssuccessifs Lousteau srsquoeacutetait rappeleacute lrsquoeacutetat preacutecaire du petit La Baudrayesa fortune et ce mot de Bianchon sur Dinah  ― Ce sera une riche veuve Et il se dit en lui-mecircme ― Jrsquoaimemieux cent fois madame de La Baudrayeque Feacutelicie pour femme 

Aussi son parti fut-il promptement pris  il deacutecida de jouer lrsquoamouravec une admirable perfection et son lacircche calcul sa violente passioneurent de facirccheux reacutesultats En effet pendant son voyage de Sancerre agraveParis madame de La Baudraye avait meacutediteacute de vivre dans un appartementagrave elle agrave deux pas de Lousteau  mais les preuves drsquoamour que son amantvenait de lui donner en renonccedilant agrave ce bel avenir et surtout le bonheursi complet des premiers jours de ce mariage illeacutegal lrsquoempecircchegraverent de par-ler de cette seacuteparation Le lendemain devait ecirctre et fut une fecircte au milieude laquelle une pareille proposition faite agrave son ange eucirct produit la plushorrible discordance De son cocircteacute Lousteau qui voulait tenir Dinah danssa deacutependance la maintint dans une ivresse continuelle agrave coups de fecirctesCes eacuteveacutenements empecircchegraverent donc ces deux ecirctres si spirituels drsquoeacuteviter lebourbier ougrave ils tombegraverent celui drsquoune cohabitation insenseacutee dont mal-heureusement tant drsquoexemples existent agrave Paris dans le monde litteacuteraire

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de lrsquoamour enprovince si railleusement traceacute par madame de La Baudraye agrave Lousteaumais dont ni lrsquoun ni lrsquoautre ils ne se souvinrent La passion est sourde etmuette de naissance

Cet hiver fut donc agrave Paris pour madame de La Baudraye tout ce quele mois drsquooctobre avait eacuteteacute pour elle agrave Sancerre Eacutetienne pour initier safemme agrave la vie de Paris entremecircla cette nouvelle lune de miel de partiesde spectacles ougrave Dinah ne voulut aller qursquoen baignoires Au deacutebut ma-dame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provincialeelle eut peur drsquoecirctre vue elle cacha son bonheur Elle disait  ― Monsieurde Clagny monsieur Gravier sont capables de me suivre  Elle craignaitSancerre agrave Paris Lousteau dont lrsquoamour-propre eacutetait excessif fit lrsquoeacuteduca-tion de Dinah il la conduisit chez les meilleures faiseuses et lui montrales jeunes femmes alors agrave la mode en les lui recommandant comme desmodegraveles agrave suivre Aussi lrsquoexteacuterieur provincial de madame de La Baudraye

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changea-t-il promptement Lousteau rencontreacute par ses amis reccedilut descompliments sur sa conquecircte Pendant cette saison Eacutetienne produisit peude litteacuterature et srsquoendetta consideacuterablement quoique la fiegravere Dinah eucirctemployeacute toutes ses eacuteconomies agrave sa toilette et crucirct nrsquoavoir pas causeacute laplus leacutegegravere deacutepense agrave son cheacuteri Au bout de trois mois Dinah srsquoeacutetait ac-climateacutee elle srsquoeacutetait enivreacutee de musique aux Italiens elle connaissait lesreacutepertoires de tous les theacuteacirctres leurs acteurs les journaux et les plai-santeries du moment  elle srsquoeacutetait accoutumeacutee agrave cette vie de continuelleseacutemotions agrave ce courant rapide ougrave tout srsquooublie Elle ne tendait plus le coune mettait plus le nez en lrsquoair comme une statue de lrsquoEacutetonnement agrave pro-pos des continuelles surprises que Paris offre aux eacutetrangers Elle savaitrespirer lrsquoair de ce milieu spirituel animeacute feacutecond ougrave les gens drsquoesprit sesentent dans leur eacuteleacutement et qursquoils ne peuvent plus quitter

Un matin en lisant les journaux que Lousteau recevait tous deuxlignes lui rappelegraverent Sancerre et son passeacute deux lignes auxquelles ellenrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere et que voici 

laquo Monsieur le baron de Clagny Procureur du Roi pregraves le Tribunal deSancerre est nommeacute Substitut du Procureur-geacuteneacuteral pregraves la Cour royalede Paris raquo

― Comme il trsquoaime ce vertueux magistrat  dit en souriant le journa-liste

― Pauvre homme  reacutepondit-elle Que te disais-je  Il me suit En cemoment Eacutetienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante etla plus complegravete de la passion agrave cette peacuteriode ougrave lrsquoon srsquoest habitueacute par-faitement lrsquoun agrave lrsquoautre et ougrave neacuteanmoins lrsquoamour conserve de la saveurOn se connaicirct mais on ne srsquoest pas encore compris on nrsquoa pas repasseacutedans les mecircmes plis de lrsquoacircme on ne srsquoest pas eacutetudieacute de maniegravere agrave savoircomme plus tard la penseacutee les paroles le geste agrave propos des plus grandscomme des plus petits eacuteveacutenements On est dans lrsquoenchantement il nrsquoy apas eu de collision de divergences drsquoopinions de regards indiffeacuterents Lesacircmes vont agrave tout propos dumecircme cocircteacute Aussi Dinah disait elle agrave Lousteaude ces magiques paroles accompagneacutees drsquoexpressions de ces regards plusmagiques encore que toutes les femmes trouvent alors

― Tue-moi quand tu ne mrsquoaimeras plus ― Si tu ne mrsquoaimais plus jecrois que je pourrais te tuer et me tuer apregraves

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A ces deacutelicieuses exageacuterations Lousteau reacutepondait agrave Dinah  ― Toutce que je demande agrave Dieu crsquoest de te voir ma constance Ce sera toi quimrsquoabandonneras hellip

― Mon amour est absoluhellip― Absolu reacutepeacuteta Lousteau Voyons  Je suis entraicircneacute dans une partie

de garccedilon je retrouve une de mes anciennes maicirctresses elle se moque demoi  par vaniteacute je fais lrsquohomme libre et je ne rentre que le lendemainmatin icihellip Mrsquoaimeras-tu toujours 

― Une femme nrsquoest certaine drsquoecirctre aimeacutee que quand elle est preacutefeacute-reacutee et si tu me revenais sihellip Oh  tu me fais comprendre le bonheur depardonner une faute agrave celui qursquoon adore

― Eh  bien je suis donc aimeacute pour la premiegravere fois dema vie  srsquoeacutecriaitLousteau

― Enfin tu trsquoen aperccedilois  reacutepondait-elleLousteau proposa drsquoeacutecrire une lettre ougrave chacun drsquoeux expliquerait les

raisons qui lrsquoobligeraient agrave finir par un suicide  et avec cette lettre ensa possession chacun drsquoeux pourrait tuer sans danger lrsquoinfidegravele Malgreacuteleurs paroles eacutechangeacutees ni lrsquoun ni lrsquoautre ils nrsquoeacutecrivirent leur lettre

Heureux pour le moment le journaliste se promettait de bien trom-per Dinah quand il en serait las et de tout sacrifier aux exigences decette tromperie Pour lui madame de La Baudraye eacutetait toute une fortuneNeacuteanmoins il subit un joug En se mariant ainsi madame de La Baudrayelaissa voir et la noblesse de ses penseacutees et cette puissance que donne lerespect de soi-mecircme Dans cette intimiteacute complegravete ougrave chacun deacutepose sonmasque la jeune femme conserva de la pudeur montra sa probiteacute virile etcette force particuliegravere aux ambitions qui faisait la base de son caractegravereAussi Lousteau conccedilut-il pour elle une involontaire estime Devenue Pa-risienne Dinah fut drsquoailleurs supeacuterieure agrave la plus charmante lorette  ellepouvait ecirctre amusante dire des mots comme Malaga  mais son instruc-tion les habitudes de son esprit ses immenses lectures lui permettaientde geacuteneacuteraliser son esprit  tandis que les Schontz et les Florine nrsquoexercentle leur que sur un terrain tregraves-circonscrit

― Il y a chez Dinah disait Eacutetienne agrave Bixiou lrsquoeacutetoffe drsquoune Ninon etdrsquoune Staeumll

― Une femme chez qui lrsquoon trouve une bibliothegraveque et un seacuterail est

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bien dangereuse reacutepondait le railleurUne fois sa grossesse devenue visible madame de La Baudraye reacuteso-

lut de ne plus quitter son appartement  mais avant de srsquoy renfermer dene plus se promener que dans la campagne elle voulut assister agrave la pre-miegravere repreacutesentation drsquoun drame de Nathan Cette espegravece de solenniteacute lit-teacuteraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris Dinahqui nrsquoavait jamais vu de premiegravere repreacutesentation eacuteprouvait une curiositeacutebien naturelle Elle en eacutetait drsquoailleurs arriveacutee agrave un tel degreacute drsquoaffectionpour Lousteau qursquoelle se glorifiait de sa faute  elle mettait une force sau-vage agrave heurter le monde elle voulait le regarder en face sans deacutetourner latecircte Elle fit une toilette ravissante approprieacutee agrave son air souffrant agrave la ma-ladive morbidesse de sa figure Son teint pacircli lui donnait une expressiondistingueacutee et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortircette pacircleur Ses yeux gris eacutetincelants semblaient plus beaux cerneacutes parla fatigue Mais une horrible souffrance lrsquoattendait Par un hasard assezcommun la loge donneacutee au journaliste aux premiegraveres eacutetait agrave cocircteacute de celleloueacutee par Anna Grossetecircte Ces deux amies intimes ne se saluegraverent paset ne voulurent se reconnaicirctre ni lrsquoune ni lrsquoautre

Apregraves le premier acte Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seuleexposeacutee au feu de tous les regards agrave la clarteacute de tous les lorgnons tan-dis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse ve-nue avec Anna reccedilurent quelques-uns des hommes les plus distingueacutes dugrand monde La solitude ougrave restait Dinah fut un supplice drsquoautant plusgrand qursquoelle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en exa-minant les loges elle eut beau prendre une pose noble et pensive laisserson regard dans le vide elle se sentait trop le point de mire de tous lesyeux  elle ne put cacher sa preacuteoccupation elle fut un peu provinciale elleeacutetala son mouchoir elle fit convulsivement des gestes qursquoelle srsquoeacutetait in-terdits Enfin dans lrsquoentrrsquoacte du second au troisiegraveme acte un homme sefit ouvrir la loge de Dinah  Monsieur de Clagny se montra respectueuxmais triste

― Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir quemrsquoa causeacute votre promotion dit-elle

― Eh  madame pour qui suis-je venu agrave Paris hellip― Comment  dit-elle Serais-je donc pour quelque chose dans votre

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nomination ― Pour tout Degraves que vous nrsquoavez plus habiteacute Sancerre Sancerre mrsquoest

devenu insupportable jrsquoy mouraishellipDinah tendit la main au Substitut― Votre amitieacute sincegravere me fait du bien dit-elle Je suis dans une si-

tuation agrave choyer mes vrais amis maintenant je sais quel est leur prixhellipJe croyais avoir perdu votre estime  mais le teacutemoignage que vous mrsquoendonnez par votre visite me touche plus que vos dix ans drsquoattachement

― Vous ecirctes le sujet de la curiositeacute de toute la salle reprit le Substi-tut Ah  chegravere eacutetait-ce lagrave votre rocircle  Ne pouviez-vous pas ecirctre heureuseet rester honoreacutee  Je viens drsquoentendre dire que vous ecirctes la maicirctressede monsieur Eacutetienne Lousteau que vous vivez ensemble maritalement hellipVous avez rompu pour toujours avec la Socieacuteteacute mecircme pour le temps ougravesi vous eacutepousiez votre amant vous auriez besoin de cette consideacuterationque vousmeacuteprisez aujourdrsquohuihellipNe devriez-vous pas ecirctre chez vous avecvotre megravere qui vous aime assez pour vous couvrir de son eacutegide  au moinsles apparences seraient gardeacuteeshellip

― Jrsquoai le tort drsquoecirctre ici reacutepondit-elle voilagrave tout Jrsquoai dit adieu sans re-tour agrave tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui saventaccommoder leur bonheur avec les convenances Mon abneacutegation est sicomplegravete que jrsquoaurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de monamour un vaste deacutesert plein deDieu de lui et demoihellipNous nous sommesfait lrsquoun agrave lrsquoautre trop de sacrifices pour ne pas ecirctre unis  unis par la hontesi vous voulez mais indissolublement unishellip Je suis heureuse et si heu-reuse que je puis vous aimer agrave mon aise en ami vous donner plus deconfiance que par le passeacute  car maintenant il me faut un ami hellip

Le magistrat fut vraiment grand et mecircme sublime A cette deacuteclara-tion ougrave vibrait lrsquoacircme de Dinah il reacutepondit drsquoun son de voix deacutechirant ― Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous ecirctes aimeacuteehellip je seraistranquille votre avenir ne mrsquoeffrayerait plushellip Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices et y a-t-il de la reconnaissance dans sonamour hellip

― Venez rue des Martyrs et vous verrez ― Oui jrsquoirai dit-il Jrsquoai deacutejagrave passeacute devant la porte sans oser vous de-

mander Vous ne connaissez pas encore la litteacuterature reprit-il Certes il

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srsquoy trouve de glorieuses exceptions  mais ces gens de lettres traicircnent aveceux des maux inouiumls parmi lesquels je compte en premiegravere ligne la pu-bliciteacute qui fleacutetrit tout  Une femme commet une faute avechellip

― Un Procureur du Roi dit la baronne en souriant― Eh  bien apregraves une rupture il y a quelques ressources le monde

nrsquoa rien su  mais avec un homme plus ou moins ceacutelegravebre le public a toutappris Eh  tenezhellip quel exemple vous en avez lagrave sous les yeux Vousecirctes dos agrave dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire lesderniegraveres folies pour un homme plus ceacutelegravebre que Lousteau pour Nathanet les voilagrave seacutepareacutes agrave ne pas se reconnaicirctrehellip Apregraves ecirctre alleacutee au bord delrsquoabicircme la comtesse a eacuteteacute sauveacutee on ne sait comment elle nrsquoa quitteacute nisonmari ni samaison  mais comme il srsquoagissait drsquoun homme ceacutelegravebre on aparleacute drsquoelle pendant tout un hiver Sans la grande fortune le grand nom etla position de son mari sans lrsquohabileteacute de la conduite de cet homme drsquoEacutetatqui srsquoest montreacute dit-on excellent pour sa femme elle eucirct eacuteteacute perdue  agravesa place toute autre femme nrsquoaurait pu rester honoreacutee comme elle lrsquoesthellip

― Comment eacutetait Sancerre quand vous lrsquoavez quitteacute  dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation

― Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeaitque vos couches se fissent agrave Paris et qursquoil avait exigeacute que vous y allassiezpour y avoir les soins des princes de la meacutedecine reacutepondit le Substitut endevinant bien ce que Dinah voulait savoir Ainsi malgreacute le tapage qursquoafait votre deacutepart jusqursquoagrave ce soir vous eacutetiez encore dans la leacutegaliteacute

― Ah  srsquoeacutecria-t-elle monsieur de La Baudraye conserve encore desespeacuterances 

― Votre mari madame a fait comme toujours  il a calculeacuteLe magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer et il le

salua dignement― Tu as plus de succegraves que la piegravece dit Eacutetienne agrave DinahCe court moment de triomphe apporta plus de joie agrave cette femme

qursquoelle nrsquoen avait eu pendant toute sa vie en province  mais en sortantdu theacuteacirctre elle eacutetait pensive

― Qursquoas-tu  ma Didine  demanda Lousteau― Je me demande comment une femme peut dompter le monde 

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― Il y a deux maniegraveres  ecirctre madame de Staeumll ou posseacuteder deux centmille francs de rentes 

― La Socieacuteteacute dit-elle nous tient par la vaniteacute par lrsquoenvie de paraicirctrehellipBah  nous serons philosophes 

Cette soireacutee fut le dernier eacuteclair de lrsquoaisance trompeuse ougrave madamede La Baudraye vivait depuis son arriveacutee agrave Paris Trois jours apregraves elleaperccedilut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinetautour du gazon en fumant un cigare Cette femme agrave qui les mœurs dupetit La Baudraye avaient communiqueacute lrsquohabitude et le plaisir de ne ja-mais rien devoir apprit que son meacutenage eacutetait sans argent en preacutesence dedeux termes de loyer agrave la veille enfin drsquoun commandement  Cette reacutealiteacutede la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une eacutepine  ellese repentit drsquoavoir entraicircneacute Lousteau dans les dissipations de lrsquoamour Ilest si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a deacutevoreacute plusde poeacutesies que le malheur nrsquoen a fait jaillir en jets lumineux Heureuse devoir Eacutetienne nonchalant fumant un cigare apregraves son deacutejeuner la figureeacutepanouie eacutetendu comme un leacutezard au soleil jamais Dinah ne se sentitle courage de se faire lrsquohuissier drsquoune Revue Elle inventa drsquoengager parlrsquoentremise du sieur Migeon pegravere de Pameacutela le peu de bijoux qursquoelle pos-seacutedait et sur lesquelsma tante car elle commenccedilait agrave parler la langue duquartier lui precircta neuf cents francs Elle garda trois cents francs pour salayette pour les frais de ses couches et remit joyeusement la somme dueagrave Lousteau qui labourait sillon agrave sillon ou si voulez ligne agrave ligne uneNouvelle pour une Revue

― Mon petit chat lui dit-elle achegraveve ta Nouvelle sans rien sacrifier agravela neacutecessiteacute polis ton style creuse ton sujet Jrsquoai trop fait la dame je vaisfaire la bourgeoise et tenir le meacutenage

Depuis quatre mois Eacutetienne menait Dinah au cafeacute Riche dicircner dansun cabinet qursquoon leur reacuteservait La femme de province fut eacutepouvanteacutee enapprenant qursquoEacutetienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinzejours

― Comment nous buvions du vin agrave six francs la bouteille  une solenormande coucircte cent sous hellip un petit pain vingt centimes hellip srsquoeacutecria-t-elleen lisant la note que lui tendit le journaliste

― Mais ecirctre voleacute par un restaurateur ou par une cuisiniegravere il y a peu

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de diffeacuterence pour nous autres dit Lousteau― Tu vivras comme un prince pour le prix de ton dicircnerApregraves avoir obtenu du proprieacutetaire une cuisine et deux chambres de

domestiques madame de La Baudraye eacutecrivit un mot agrave sa megravere en luidemandant du linge et un precirct de mille francs Elle reccedilut deux mallesde linge de lrsquoargenterie deux mille francs par une cuisiniegravere honnecircte etdeacutevote que sa megravere lui envoyait

Dix jours apregraves la repreacutesentation ougrave ils srsquoeacutetaient rencontreacutes monsieurde Clagny vint voir madame de La Baudraye agrave quatre heures en sortantdu Palais et il la trouva brodant un petit bonnet Lrsquoaspect de cette femmesi fiegravere si ambitieuse dont lrsquoesprit eacutetait si cultiveacute qui trocircnait si bien dansle chacircteau drsquoAnzy descendue agrave des soins de meacutenage et cousant pour lrsquoen-fant agrave venir eacutemut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour drsquoAssises Envoyant des piqucircres agrave lrsquoun de ces doigts tourneacutes en fuseau qursquoil avait baiseacutesil comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupationun jeu de lrsquoamour maternel Pendant cette premiegravere entrevue le magis-trat lut dans lrsquoacircme de Dinah Cette perspicaciteacute chez un homme eacutepris eacutetaitun effort surhumain Il devina que Didine voulait se faire le bon geacutenie dujournaliste le mettre dans une noble voie  elle avait conclu des difficulteacutesde la vie mateacuterielle agrave quelque deacutesordre moral Entre deux ecirctres unis parun amour si vrai drsquoune part et si bien joueacute de lrsquoautre plus drsquoune confi-dence srsquoeacutetait eacutechangeacutee en quatre mois Malgreacute le soin avec lequel Eacutetiennese drapait plus drsquoune parole avait eacuteclaireacute Dinah sur les anteacuteceacutedents dece garccedilon dont le talent fut si comprimeacute par la misegravere si perverti par lemauvais exemple si contrarieacute par des difficulteacutes au-dessus de son cou-rage Il grandira dans lrsquoaisance srsquoeacutetait-elle dit Et elle voulait lui donnerle bonheur la seacutecuriteacute du chez soi par lrsquoeacuteconomie et par lrsquoordre familiersaux gens neacutes en province Dinah devint femme de meacutenage comme elleeacutetait devenue poegravete par un eacutelan de son acircme vers les sommets

― Son bonheur sera mon absolutionCette parole arracheacutee par le magistrat agrave madame de La Baudraye ex-

pliquait lrsquoeacutetat actuel des choses La publiciteacute donneacutee par Eacutetienne agrave sontriomphe le jour de la premiegravere repreacutesentation avait assez mis agrave nu auxyeux du magistrat les intentions du journaliste Pour Eacutetienne madame deLa Baudraye eacutetait selon une expression anglaise une assez belle plume agrave

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son bonnet Loin de goucircter les charmes drsquoun amour mysteacuterieux et timidede cacher agrave toute la terre un si grand bonheur il eacuteprouvait une jouissancede parvenu agrave se parer de la premiegravere femme comme il faut qui lrsquohonoraitde son amour Neacuteanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupedes soins que tout homme prodigue agrave une femme dans la situation ougrave setrouvait madame de La Baudraye et que Lousteau rendait charmants pardes cacirclineries particuliegraveres aux hommes dont les maniegraveres sont native-ment agreacuteables Il y a des hommes en effet qui naissent un peu singeschez qui lrsquoimitation des plus charmantes choses du sentiment est si na-turelle que le comeacutedien ne se sent plus et les dispositions naturelles duSancerrois avaient eacuteteacute tregraves-deacuteveloppeacutees sur le theacuteacirctre ougrave jusqursquoalors ilavait veacutecu

Entre le mois drsquoavril et le mois de juillet moment ougrave Dinah devaitaccoucher elle devina pourquoi Lousteau nrsquoavait pas vaincu la misegravere  ileacutetait paresseux et manquait de volonteacute Certainement le cerveau nrsquoobeacuteitqursquoagrave ses propres lois  il ne reconnaicirct ni les neacutecessiteacutes de la vie ni lescommandements de lrsquohonneur On ne produit pas une belle œuvre parceqursquoune femme expire ou pour payer des dettes deacuteshonorantes ou pournourrir des enfants Neacuteanmoins il nrsquoexiste pas de grand talent sans unegrande volonteacute Ces deux forces jumelles sont neacutecessaires agrave la construc-tion de lrsquoimmense eacutedifice drsquoune gloire Les hommes drsquoeacutelite maintiennentleur cerveau dans les conditions de la production comme jadis un preuxavait ses armes toujours en eacutetat Ils domptent la paresse ils se refusent auxplaisirs eacutenervants ou nrsquoy cegravedent qursquoavec une mesure indiqueacutee par lrsquoeacuteten-due de leurs faculteacutes  ainsi srsquoexpliquent Scribe Rossini Walter Scott Cu-vier Voltaire Newton Buffon Bayle Bossuet Leibnitz Lope de VeacutegaCalderon Boccace lrsquoAretin Aristote enfin tous les gens qui divertissentreacutegentent ou conduisent leur eacutepoque La volonteacute peut et doit ecirctre un sujetdrsquoorgueil bien plus que le talent Si le talent a son germe dans une preacutedis-position cultiveacutee le vouloir est une conquecircte faite agrave tout moment sur lesinstincts sur les goucircts dompteacutes refouleacutes sur les fantaisies et les entravesvaincues sur les difficulteacutes de tout genre heacuteroiumlquement surmonteacutees

Lrsquoabus du cigare entretenait la paresse de Lousteau Si le tabac endortle chagrin il engourdit infailliblement lrsquoeacutenergie Tout ce que le cigare eacutetei-gnait au physique la Critique lrsquoannihilait aumoral chez ce garccedilon si facile

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au plaisir La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre agravelrsquoavocat A ce meacutetier lrsquoesprit se fausse lrsquointelligence perd sa luciditeacute recti-ligne LrsquoEacutecrivain nrsquoexiste que par des partis pris Aussi doit-on distinguerdeux Critiques demecircme que dans la peinture on reconnaicirct lrsquoArt et leMeacute-tier Critiquer agrave la maniegravere de la plupart des feuilletonistes actuels crsquoestexprimer des jugements tels quels drsquoune faccedilon plus ou moins spirituellecomme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires Lesjournalistes bons enfants trouvent toujours un thegraveme agrave deacutevelopper danslrsquoœuvre qursquoils analysent Ainsi fait ce meacutetier convient aux esprits pa-resseux aux gens deacutepourvus de la faculteacute sublime drsquoimaginer ou qui laposseacutedant nrsquoont pas le courage de la cultiver Toute piegravece de theacuteacirctre toutlivre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coucircte aucun effort agrave leurimagination et dont le compte-rendu srsquoeacutecrit ou moqueur ou seacuterieux augreacute des passions du moment Quant au jugement quel qursquoil soit il esttoujours justifiable avec lrsquoesprit franccedilais qui se precircte admirablement auPour et au Contre La conscience est si peu consulteacutee ces bravi tiennentsi peu agrave leur avis qursquoils vantent dans un foyer de theacuteacirctre lrsquoœuvre qursquoilsdeacutechirent dans leurs articles On en a vu passant au besoin drsquoun journalagrave un autre sans prendre la peine drsquoobjecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent ecirctre diameacutetralement opposeacutees agrave celles de lrsquoancien Bienplus madame de La Baudraye souriait en voyant faire agrave Lousteau un ar-ticle dans le sens leacutegitimiste et un article dans le sens dynastique sur unmecircme eacuteveacutenement Elle applaudissait agrave cette maxime dite par lui  ― Noussommes les Avoueacutes de lrsquoopinion publique hellip Lrsquoautre Critique est touteune science elle exige une compreacutehension complegravete des œuvres une vuelucide sur les tendances drsquoune eacutepoque lrsquoadoption drsquoun systegraveme une foidans certains principes  crsquoest-agrave-dire une jurisprudence un rapport unarrecirct Ce critique devient alors le magistrat des ideacutees le censeur de sontemps il exerce un sacerdoce  tandis que lrsquoautre est un acrobate qui faitdes tours pour gagner sa vie tant qursquoil a des jambes Entre Claude Vignonet Lousteau se trouvait la distance qui seacutepare le Meacutetier de lrsquoArt

Dinah dont lrsquoesprit se deacuterouilla promptement et dont lrsquointelligenceavait de la porteacutee eut bientocirct jugeacute litteacuterairement son idole Elle vit Lous-teau travaillant au dernier moment sous les exigences les plus deacuteshono-rantes et lacircchant comme disent les peintres drsquoune œuvre ougrave manque le

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faire  mais elle le justifiait en se disant  ― Crsquoest un poegravete  tant elle avaitbesoin de se justifier agrave ses propres yeux En devinant ce secret de la vielitteacuteraire de bien des gens elle devina que la plume de Lousteau ne seraitjamais une ressource Lrsquoamour lui fit alors entreprendre des deacutemarchesauxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-mecircme Elle entamapar sa megravere des neacutegociations avec son mari pour en obtenir une pensionmais agrave lrsquoinsu de Lousteau dont la deacutelicatesse devait dans ses ideacutees ecirctremeacutenageacutee

Quelques jours avant la fin de juillet Dinah froissa de colegravere la lettreougrave sa megravere lui rapportait la reacuteponse deacutefinitive du petit La Baudraye

laquo Madame de La Baudraye nrsquoa pas besoin de pension agrave Paris quandelle a la plus belle existence du monde agrave son chacircteau drsquoAnzy  qursquoelle yvienne  raquo

Lousteau ramassa la lettre et la lut― Je nous vengerai dit-il agrave madame de La Baudraye de ce ton sinistre

qui plaicirct tant aux femmes quand on caresse leurs antipathiesCinq jours apregraves Bianchon et Duriau le ceacutelegravebre accoucheur eacutetaient

eacutetablis chez Lousteau qui depuis la reacuteponse du petit La Baudraye eacuteta-lait son bonheur et faisait du faste agrave propos de lrsquoaccouchement de DinahMonsieur de Clagny et madame Pieacutedefer arriveacutee en hacircte eacutetaient les par-rain etmarraine de lrsquoenfant attendu car le preacutevoyantmagistrat craignit devoir commettre quelque faute grave agrave Lousteau Madame de La Baudrayeeut un garccedilon agrave faire envie aux reines qui veulent un heacuteritier preacutesomptifBianchon accompagneacute de monsieur de Clagny alla faire inscrire cet en-fant agrave la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye agravelrsquoinsu drsquoEacutetienne qui de son cocircteacute courait agrave une imprimerie faire composerce billet 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur Eacutetienne Lousteau a le plaisir de vous en faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Un premier envoi de soixante billets avait eacuteteacute fait par Lousteau quandmonsieur de Clagny qui venait savoir des nouvelles de lrsquoaccoucheacutee aper-ccedilut la liste des personnes de Sancerre agrave qui Lousteau se proposait drsquoen-

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voyer ce curieux billet de faire part eacutecrite au-dessous des soixante Pari-siens qui lrsquoallaient recevoir Le Substitut saisit la liste et le reste des billetsil les montra drsquoabord agrave madame Pieacutedefer en lui disant de ne pas souffrirque Lousteau recommenccedilacirct cette infacircme plaisanterie et il se jeta dans uncabriolet Le deacutevoueacute magistrat commanda chez le mecircme imprimeur unautre billet ainsi conccedilu 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur le baronMelchior de La Baudraye a lrsquohonneur de vousen faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Apregraves avoir fait deacutetruire eacutepreuves composition tout ce qui pouvaitattester lrsquoexistence du premier billet monsieur de Clagny se mit en coursepour intercepter les billets partis  il en substitua beaucoup chez les por-tiers il obtint la restitution drsquoune trentaine  enfin apregraves trois jours decourses il nrsquoexistait plus qursquoun seul billet de faire part celui de NathanLe Substitut eacutetait revenu cinq fois chez cet homme ceacutelegravebre sans pouvoirle rencontrer Quand apregraves avoir demandeacute un rendez-vous monsieur deClagny fut reccedilu lrsquoanecdote du billet de faire part avait couru dans Pa-ris  les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies espegravece deplaie agrave laquelle sont sujettes toutes les reacuteputations mecircme les eacutepheacutemegraveres les autres affirmaient avoir lu le billet et lrsquoavoir rendu agrave un ami de lafamille La Baudraye  beaucoup de gens deacuteblateacuteraient contre lrsquoimmoraliteacutedes journalistes en sorte que le dernier billet existant eacutetait devenu commeune curiositeacute Florine avec qui Nathan vivait lrsquoavait montreacute timbreacute de laposte affranchi par la poste et portant lrsquoadresse eacutecrite par Eacutetienne Aussiquand le Substitut eut parleacute du billet de faire part Nathan se mit-il agrave sou-rire

― Vous rendre ce monument drsquoeacutetourderie et drsquoenfantillage  srsquoeacutecria-t-il Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver unathlegravete dans le cirque Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur debon goucirct de digniteacute qursquoil ne connaicirct ni le monde ni la morale publiqueqursquoil srsquoinsulte lui-mecircme quand il ne sait plus qui insulterhellip Il nrsquoy a quele fils drsquoun bourgeois venu de Sancerre pour ecirctre un poegravete et qui devient

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le bravo de la premiegravere Revue venue qui puisse envoyer un pareil billetde faire part  Convenez-en  ceci monsieur est une piegravece neacutecessaire auxarchives de notre eacutepoquehellip Aujourdrsquohui Lousteau me caresse demain ilpourra demander ma tecirctehellipAh  pardon de cette plaisanterie je ne pensaispas que vous ecirctes Substitut Jrsquoai eu dans le cœur une passion pour unegrande dame et aussi supeacuterieure agrave madame de La Baudraye que votredeacutelicatesse agrave vous monsieur est au-dessus de la gaminerie de Lousteau mais je serais mort avant drsquoavoir prononceacute son nomhellipQuelques mois deses gentillesses et de minauderies mrsquoont coucircteacute cent mille francs et monavenir  mais je ne les trouve pas trop chegraverement payeacutes  Et je ne me suisjamais plaint hellipQue les femmes trahissent le secret de leur passion crsquoestleur derniegravere offrande agrave lrsquoamour  mais que ce soit noushellip il faut ecirctre bienLousteau pour ccedila  Non pour mille eacutecus je ne donnerais pas ce papier

― Monsieur dit enfin lemagistrat apregraves une lutte oratoire drsquoune demi-heure jrsquoai vu agrave ce sujet quinze ou seize litteacuterateurs et vous seriez le seulinaccessible agrave des sentiments drsquohonneur hellip Il ne srsquoagit pas ici drsquoEacutetienneLousteau mais drsquoune femme et drsquoun enfant qui lrsquoun et lrsquoautre ignorent letort qursquoon leur fait dans leur fortune dans leur avenir dans leur honneurQui sait monsieur si vous ne serez pas obligeacute de demander agrave la justicequelque bienveillance pour un ami pour une personne agrave lrsquohonneur delaquelle vous tiendrez plus qursquoau vocirctre  la justice pourra se souvenir quevous avez eacuteteacute impitoyablehellip Un homme comme vous peut-il heacutesiter  ditle magistrat

― Jrsquoai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice  reacuteponditalors Nathan qui livra le billet en pensant agrave la position du magistrat etacceptant cette espegravece de marcheacute

Quand la sottise du journaliste eut eacuteteacute reacutepareacutee monsieur de Clagnyvint lui faire une semonce en preacutesence demadame Pieacutedefer  mais il trouvaLousteau tregraves-irriteacute de ces deacutemarches

― Ce que je faisais monsieur reacutepondit Eacutetienne eacutetait fait avec inten-tion Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes et refuseune pension agrave sa femme  je voulais lui faire sentir que jrsquoeacutetais le maicirctre decet enfant

― Eh  monsieur je vous ai bien devineacute reacutepondit le magistrat Aussime suis-je empresseacute drsquoaccepter le parrainage du petit Melchior il est ins-

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crit agrave lrsquoEacutetat-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudrayeet si vous avez des entrailles de pegravere vous devez ecirctre joyeux de savoircet enfant heacuteritier drsquoun des plus beaux majorats de France

― Eh  monsieur la megravere doit-elle mourir de faim ― Soyez tranquille monsieur dit amegraverement le magistrat qui avait

fait sortir du cœur de Lousteau lrsquoexpression du sentiment dont la preuveeacutetait depuis si long-temps attendue je me charge de cette neacutegociationavec monsieur de La Baudraye

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur  Dinah son idoleeacutetait aimeacutee par inteacuterecirct  Nrsquoouvrirait-elle pas les yeux trop tard  ― Pauvrefemme  se disait le magistrat en srsquoen allant

Rendons-lui cette justice car agrave qui la rendrait-on si ce nrsquoest agrave un Sub-stitut  il aimait trop sincegraverement Dinah pour voir dans lrsquoavilissement decette femme un moyen drsquoen triompher un jour il eacutetait tout compassiontout deacutevouement  il aimait

Les soins exigeacutes pour la nourriture de lrsquoenfant les cris de lrsquoenfant lerepos neacutecessaire agrave la megravere pendant les premiers jours la preacutesence de ma-dame Pieacutedefer tout conspirait si bien contre les travaux litteacuteraires queLousteau srsquoinstalla dans les trois chambres loueacutees au premier eacutetage pourla vieille deacutevote Le journaliste obligeacute drsquoaller aux premiegraveres repreacutesenta-tions sans Dinah et seacutepareacute drsquoelle la plupart du temps trouva je ne saisquel attrait dans lrsquoexercice de sa liberteacute Plus drsquoune fois il se laissa prendresous le bras et entraicircner dans une joyeuse partie Plus drsquoune fois il se re-trouva chez la lorette drsquoun ami dans le milieu de la Bohecircme Il revoyait desfemmes drsquoune jeunesse eacuteclatante mises splendidement et agrave qui lrsquoeacutecono-mie apparaissait comme une neacutegation de leur jeunesse et de leur pouvoirDinah malgreacute la beauteacute merveilleuse qursquoelle montra degraves son troisiegravememois de nourriture ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitocirct faneacutees mais si belles pendant le moment ougrave elles vivent les piedsdans lrsquoopulence Neacuteanmoins la vie de meacutenage eut de grands attraits pourEacutetienne En trois mois la megravere et la fille aideacutees par la cuisiniegravere venue deSancerre et par la petite Pameacutela donnegraverent agrave lrsquoappartement un aspect toutnouveau Le journaliste y trouva son deacutejeuner son dicircner servis avec unesorte de luxe Dinah belle et bien mise avait soin de preacutevenir les goucirctsde son cher Eacutetienne qui se sentit le roi du logis ougrave tout jusqursquoagrave lrsquoenfant

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fut subordonneacute pour ainsi dire agrave son eacutegoiumlsme La tendresse de Dinaheacuteclatait dans les plus petites choses il fut donc impossible agrave Lousteaude ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinteCependant Dinah preacutevit dans la vie exteacuterieure ougrave Lousteau se laissait en-gager une cause de ruine et pour son amour et pour le meacutenage Apregraves dixmois de nourriture elle sevra son fils remit sa megravere dans lrsquoappartementdrsquoEacutetienne et reacutetablit cette intimiteacute qui lie indissolublement un homme agraveune femme quand une femme est aimante et spirituelle Un des traits lesplus saillants de la Nouvelle due agrave Benjamin Constant et lrsquoune des ex-plications de lrsquoabandon drsquoElleacutenore est ce deacutefaut drsquointimiteacute journaliegravere ounocturne si vous voulez entre elle et Adolphe Chacun des deux amantsa son chez soi lrsquoun et lrsquoautre ont obeacutei au monde ils ont gardeacute les appa-rences Elleacutenore peacuteriodiquement quitteacutee est obligeacutee agrave drsquoeacutenormes travauxde tendresse pour chasser les penseacutees de liberteacute qui saisissent Adolpheau dehors Le perpeacutetuel eacutechange des regards et des penseacutees dans la vie encommun donne de telles armes aux femmes que pour les abandonner unhomme doit objecter des raisons majeures qursquoelles ne fournissent jamaistant qursquoelles aiment

Ce fut tout une nouvelle peacuteriode et pour Eacutetienne et pour Dinah Dinahvoulut ecirctre neacutecessaire elle voulut rendre de lrsquoeacutenergie agrave cet homme dont lafaiblesse lui souriait elle y voyait des garanties Elle lui trouva des sujetselle lui en dessina les canevas  et au besoin elle lui eacutecrivit des chapitresentiers Elle rajeunit les veines de ce talent agrave lrsquoagonie par un sang fraiselle lui donna ses ideacutees ses jugements  enfin elle fit deux livres qui eurentdu succegraves Plus drsquoune fois elle sauva lrsquoamour-propre drsquoEacutetienne au deacuteses-poir de se sentir sans ideacutees en lui dictant lui corrigeant ou lui finissantses feuilletons Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardeacute madame Pieacutedefer nrsquoen sut rien Ce galvanisme moral fut reacutecompenseacute parun surcroicirct de recettes qui permit au meacutenage de bien vivre jusqursquoagrave la finde lrsquoanneacutee 1838 Lousteau srsquohabituait agrave voir sa besogne faite par Dinahet il la payait comme dit le peuple dans son langage eacutenergique en mon-naie de singe Ces deacutepenses du deacutevouement deviennent un treacutesor auquelles acircmes geacuteneacutereuses srsquoattachent Il y eut un moment ougrave Lousteau coucirctaittrop agrave Dinah pour qursquoelle pucirct jamais renoncer agrave lui Mais elle eut une se-conde grossesse Lrsquoanneacutee fut terrible agrave passer Malgreacute les soins des deux

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femmes Lousteau contracta des dettes  il exceacuteda ses forces pour les payerpar son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva heacuteroiumlque tantelle le connaissait bien  Apregraves cet effort eacutepouvanteacute drsquoavoir deux femmesdeux enfants deux domestiques il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille quand lui seul nrsquoavait pu vivreIl laissa donc les choses aller agrave lrsquoaventure Ce feacuteroce calculateur outrala comeacutedie de lrsquoamour chez lui pour avoir au dehors plus de liberteacute Lafiegravere Dinah soutint le fardeau de cette existence agrave elle seule Cette pen-seacutee  il mrsquoaime  lui donna des forces surhumaines Elle travailla commetravaillent les plus vigoureux talents de cette eacutepoque Au risque de perdresa fraicirccheur et sa santeacute Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot Maisen se sacrifiant elle-mecircme elle commit la faute sublime de sacrifier satoilette  elle fit reteindre ses robes elle ne porta plus que du noir

― Elle pua le noir comme disait Malaga qui se moquait beaucoup deLousteau

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1839 Eacutetienne agrave lrsquoinstar de Louis XV en eacutetaitarriveacute par drsquoinsensibles capitulations de conscience agrave eacutetablir une distinc-tion entre sa bourse et celle de son meacutenage comme Louis XV distinguaitentre son treacutesor secret et sa cassette Le miseacuterable trompa Dinah sur lemontant des recettes En srsquoapercevant de ces lacirccheteacutes madame de La Bau-draye eut drsquoatroces souffrances de jalousie Elle voulut mener de front lavie dumonde et la vie litteacuteraire elle accompagna le journaliste agrave toutes lespremiegraveres repreacutesentations et surprit chez lui des mouvements drsquoamour-propre offenseacute Le noir de la toilette deacuteteignait sur lui rembrunissait saphysionomie et le rendait parfois brutal Jouant dans son meacutenage le rocirclede la femme il en eut les feacuteroces exigences  il reprochait agrave Dinah le peu defraicirccheur de sa mise tout en profitant de ce sacrifice qui coucircte tant agrave unemaicirctresse  absolument comme une femme qui apregraves vous avoir ordonneacutede passer par un eacutegout pour lui sauver lrsquohonneur vous dit  Je nrsquoaime pasla boue  quand vous en sortez

Dinah ramassa les guides jusqursquoalors assez flottantes de la dominationque toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonteacute  maisagrave cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral  les soupccedilonsqursquoelle laissa voir attirent aux femmes des querelles ougrave le manque de res-

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pect commence parce qursquoelles descendent elles-mecircmes de la hauteur agravelaquelle elles se sont primitivement placeacutees Puis elle fit des concessionsAinsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis Nathan Bixiou Blon-det Finot dont les maniegraveres les discours le contact eacutetaient deacutepravantsOn essaya de persuader agrave madame de La Baudraye que ses principes sesreacutepugnances eacutetaient un reste de pruderie provinciale Enfin on lui precircchale code de la supeacuterioriteacute feacuteminine Bientocirct sa jalousie donna des armescontre elle Au carnaval de 1840 elle se deacuteguisait allait au bal de lrsquoopeacuterafaisait quelques soupers afin de suivre Eacutetienne dans tous ses amusements

Le jour de la Mi-Carecircme ou plutocirct le lendemain agrave huit heures dumatin Dinah deacuteguiseacutee arrivait du bal pour se coucher Elle eacutetait alleacutee eacutepierLousteau qui la croyant malade avait disposeacute de sa mi-carecircme en faveurde Fanny Beaupreacute Le journaliste preacutevenu par un ami srsquoeacutetait comporteacutede maniegravere agrave tromper la pauvre femme qui ne demandait pas mieux quedrsquoecirctre trompeacutee En descendant de sa citadine Dinah rencontra monsieurde La Baudraye agrave qui le portier la deacutesigna Le petit vieillard dit froidementagrave sa femme en la prenant par le bras  ― Est-ce vous madame hellip

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait sipetite et surtout ce mot glaccedila presque le cœur agrave cette pauvre creacuteaturesurprise en deacutebardeur Pour mieux eacutechapper agrave lrsquoattention drsquoEacutetienne elleavait pris le deacuteguisement sous lequel il ne la chercherait point Elle pro-fita de ce qursquoelle eacutetait encore masqueacutee pour se sauver sans reacutepondre allase deacuteshabiller et monta chez sa megravere ougrave lrsquoattendait monsieur de La Bau-draye Malgreacute son air digne elle rougit en preacutesence du petit vieillard

― Que voulez-vous de moi monsieur  dit-elle Ne sommes-nous pasagrave jamais seacutepareacutes hellip

― De fait oui reacutepondit monsieur de La Baudraye  mais leacutegalementnonhellip

Madame Pieacutedefer faisait des signes agrave sa fille que Dinah finit par aper-cevoir

― Il nrsquoy a que vos inteacuterecircts qui puissent vous amener ici dit-elle avecamertume

― Nos inteacuterecircts reacutepondit froidement le petit homme car nous avonsdes enfantshellip Votre oncle Silas Pieacutedefer est mort agrave New-York ougrave apregravesavoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays il a fini par laisser

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quelque chose comme sept agrave huit cent mille francs on dit douze cent millefrancs  mais il srsquoagit de reacutealiser des marchandiseshellip Je suis le chef de lacommunauteacute jrsquoexerce vos droits

― Oh  srsquoeacutecria Dinah en tout ce qui concerne les affaires je nrsquoai deconfiance qursquoen monsieur de Clagny  il connaicirct les lois entendez-vousavec lui  ce qui sera fait par lui sera bien fait

― Je nrsquoai pas besoin de monsieur de Clagny dit monsieur de La Bau-draye pour vous retirer mes enfantshellip

― Vos enfants  srsquoeacutecria Dinah vos enfants agrave qui vous nrsquoavez pas en-voyeacute une obole  vos enfants hellip

Elle nrsquoajouta rien qursquoun immense eacuteclat de rire  mais lrsquoimpassibiliteacute dupetit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion

― Madame votre megravere vient de me les montrer ils sont charmants jene veux pas me seacuteparer drsquoeux et je les emmegravene agrave notre chacircteau drsquoAnzydit monsieur de La Baudraye quand ce ne serait que pour leur eacuteviter devoir leur megravere deacuteguiseacutee comme se deacuteguisent leshellip

― Assez  dit impeacuterieusement madame de La Baudraye Que vouliez-vous de moi en venant ici hellip

― Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle SilashellipDinah prit une plume eacutecrivit deux mots agrave monsieur de Clagny et dit agrave

son mari de revenir le soir A cinq heures lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral monsieur deClagny avait eu de lrsquoavancement eacuteclaira madame de la Baudraye sur saposition  mais il se chargea de la reacutegulariser en faisant un compromis avecle petit vieillard que lrsquoavarice avait ameneacute Monsieur de La Baudrayeagrave qui la procuration de sa femme eacutetait neacutecessaire pour agir agrave sa guiselrsquoacheta par les concessions suivantes  il srsquoengagea drsquoabord agrave faire agrave safemme une pension de dixmille francs tant qursquoil lui conviendrait fut-il ditdans lrsquoacte de vivre agrave Paris  mais agrave mesure que les enfants atteindraientagrave lrsquoacircge de six ans ils seraient remis agrave monsieur de La Baudraye Enfin lemagistrat obtint le paiement preacutealable drsquoune anneacutee de la pension Le petitLa Baudraye vint dire adieu galamment agrave sa femme et agrave ses enfants il semontra vecirctu drsquoun petit paletot blanc en caoutchouc Il eacutetait si ferme surses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836 que Dinah deacutesespeacuteradrsquoenterrer jamais ce terrible nain

Du jardin ougrave il fumait un cigare le journaliste vit monsieur de La

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Baudraye pendant le temps que cet insecte mit agrave traverser la cour  maisce fut assez pour Lousteau  il lui parut eacutevident que le petit homme avaitvoulu deacutetruire toutes les espeacuterances que sa mort pouvait inspirer agrave safemme Cette scegravene si rapide changea beaucoup les dispositions de soncœur et de son esprit En fumant un second cigare il se mit agrave reacutefleacutechir agravesa position La vie en commun qursquoil menait avec la baronne de La Bau-draye lui avait jusqursquoagrave preacutesent coucircteacute tout autant drsquoargent qursquoagrave elle Pourse servir drsquoune expression commerciale les comptes se balanccedilaient agrave larigueur Eu eacutegard agrave son peu de fortune agrave la peine avec laquelle il gagnaitson argent Lousteau se regardait moralement comme le creacuteancier Assu-reacutement lrsquoheure eacutetait favorable pour quitter cette femme Fatigueacute de jouerdepuis environ trois ans une comeacutedie qui ne devient jamais une habitudeil deacuteguisait perpeacutetuellement son ennui Ce garccedilon habitueacute agrave ne rien dissi-muler srsquoimposait au logis un sourire semblable agrave celui du deacutebiteur devantson creacuteancier Cette obligation lui devenait de jour en jour plus peacutenibleJusqursquoalors lrsquointeacuterecirct immense que preacutesentait lrsquoavenir lui avait donneacute desforces mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pourles Eacutetats-Unis que srsquoil srsquoagissait drsquoaller agrave Rouen par les bateaux agrave vapeuril ne crut plus agrave lrsquoavenir Il rentra du jardin dans le salon eacuteleacutegant ougrave Dinahvenait de recevoir les adieux de son mari

― Eacutetienne dit madame de La Baudraye sais-tu ce que mon seigneuret maicirctre vient de me proposer  Dans le cas ougrave il me plairait drsquohabiterAnzy pendant son absence il a donneacute ses ordres et il espegravere que les bonsconseils de ma megravere me deacutecideront agrave y revenir avec mes enfantshellip

― Le conseil est excellent reacutepondit segravechement Lousteau qui connais-sait assez Dinah pour savoir la reacuteponse passionneacutee qursquoelle mendiaitdrsquoailleurs par un regard

Ce ton lrsquoaccent le regard indiffeacuterent tout frappa si durement cettefemme qui vivait uniquement par son amour qursquoelle laissa couler de sesyeux le long de ses joues deux grosses larmes sans reacutepondre et Lousteaune srsquoen aperccedilut qursquoau moment ougrave elle prit son mouchoir pour essuyer cesdeux perles de douleur

― Qursquoas-tu Didine  reprit-il atteint au cœur par cette vivaciteacute de sen-sitive

― Au moment ougrave je mrsquoapplaudissais drsquoavoir conquis agrave jamais notre

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liberteacute dit-elle mdash au prix de ma fortune  mdash en vendant mdash ce qursquoune megraverea de plus preacutecieux mdash ses enfants hellip mdash car il me les prend agrave lrsquoacircge de six ansmdash et pour les voir il faudra retourner agrave Sancerre  mdash un supplice  mdash ah mon Dieu  qursquoai-je fait 

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en luiprodiguant ses plus caressantes chatteries

― Tu ne me comprends pas dit-il Je me juge et ne vaux pas tous cessacrifices mon cher ange Je suis litteacuterairement parlant un homme tregraves-secondaire Le jour ougrave je ne pourrai plus faire la parade au bas drsquoun jour-nal les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront lagrave comme unevieille pantoufle qursquoon jette au coin de la borne Penses-y  nous autresdanseurs de corde nous nrsquoavons pas de pension de retraite  Il se trouve-rait trop de gens de talent agrave pensionner si lrsquoEacutetat entrait dans cette voie debienfaisance  Jrsquoai quarante-deux ans je suis devenu paresseux commeune marmotte Je le sens  mon amour (il lui baisa bien tendrement lamain) ne peut que te devenir funeste Jrsquoai veacutecu tu le sais agrave vingt-deux ansavec Florine  mais ce qui srsquoexcuse au jeune acircge ce qui semble alors jolicharmant est deacuteshonorant agrave quarante ans Jusqursquoagrave preacutesent nous avonspartageacute le fardeau de notre existence elle nrsquoest pas belle depuis dix-huitmois Par deacutevouement pour moi tu vas mise tout en noir ce qui ne mefait pas honneurhellip

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements drsquoeacutepaule qui valent tousles discours du monde

― Oui dit Eacutetienne en continuant je le sais tu sacrifies tout agrave mesgoucircts mecircme ta beauteacute Et moi le cœur useacute dans les luttes lrsquoacircme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir je ne reacutecompense pas ton suaveamour par un amour eacutegal Nous avons eacuteteacute tregraves-heureux sans nuagespendant long-tempshellip Eh  bien je ne veux pas voir mal finir un si beaupoegraveme ai-je tort hellip

Madame de La Baudraye aimait tant Eacutetienne que cette sagesse dignede monsieur de Clagny lui fit plaisir et seacutecha ses larmes

― Il mrsquoaime donc pour moi  se dit-elle en le regardant avec un souriredans les yeux

Apregraves ces quatre anneacutees drsquointimiteacute lrsquoamour de cette femme avait finipar reacuteunir toutes les nuances deacutecouvertes par notre esprit drsquoanalyse et que

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la socieacuteteacute moderne a creacuteeacutees un des hommes les plus remarquables de cetemps dont la perte reacutecente afflige encore les lettres Beyle (Stendalh) lesa le premier parfaitement caracteacuteriseacutees Lousteau produisait sur Dinahcette vive commotion explicable par le magneacutetisme qui met en deacutesarroiles forces de lrsquoacircme de lrsquoesprit et du corps qui deacutetruit tout principe dereacutesistance chez les femmes Un regard de Lousteau samain poseacutee sur cellede Dinah la rendaient tout obeacuteissance Une parole douce un sourire decet homme fleurissaient lrsquoacircme de cette pauvre femme eacutemue ou attristeacuteepar la caresse ou par la froideur de ses yeux Lorsqursquoelle lui donnait lebras en marchant agrave son pas dans la rue ou sur le boulevard elle eacutetait sibien fondue en lui qursquoelle perdait la conscience de sonmoi Charmeacutee parlrsquoesprit magneacutetiseacutee par les maniegraveres de ce garccedilon elle ne voyait que deleacutegers deacutefauts dans ses vices Elle aimait les bouffeacutees de cigare que le ventlui apportait du jardin dans la chambre elle allait les respirer elle nrsquoenfaisait pas une grimace elle se cachait pour en jouir Elle haiumlssait le libraireou le directeur de journal qui refusait agrave Lousteau de lrsquoargent en objectantlrsquoeacutenormiteacute des avances deacutejagrave faites Elle allait jusqursquoagrave comprendre que ceboheacutemien eacutecrivicirct une Nouvelle dont le prix eacutetait agrave recevoir au lieu dela donner en paiement de lrsquoargent reccedilu Tel est sans doute le veacuteritableamour il comprend toutes les maniegraveres drsquoaimer  amour de cœur amourde tecircte amour-passion amour-caprice amour-goucirct selon les deacutefinitionsde Beyle Didine aimait tant qursquoen certains moments ougrave son sens critiquesi juste si continuellement exerceacute depuis son seacutejour agrave Paris lui faisait voirclair dans lrsquoacircme de Lousteau la sensation lrsquoemportait sur la raison et luisuggeacuterait des excuses

― Et moi lui reacutepondit-elle que suis-je  une femme qui srsquoest mise endehors dumondeQuand je manque agrave lrsquohonneur des femmes pourquoi neme sacrifierais-tu pas un peu de lrsquohonneur des hommes  Est-ce que nousne vivons pas en dehors des conventions sociales  Pourquoi ne pas ac-cepter de moi ce que Nathan accepte de Florine  nous compterons quandnous nous quitterons ethellip tu sais  la mort seule nous seacuteparera Ton hon-neur Eacutetienne crsquoest ma feacuteliciteacute  comme le mien est ma constance et tonbonheur Si je ne te rends pas heureux tout est dit Si je te donne unepeine condamne-moi Nos dettes sont payeacutees nous avons dixmille francsde rentes et nous gagnerons bien agrave nous deux huit mille francs par anhellip

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Je ferai du theacuteacirctre  Avec quinze cents francs par mois ne serons-nouspas aussi riches que les Rostchild  Sois tranquille Maintenant jrsquoaurai destoilettes deacutelicieuses je te donnerai tous les jours des plaisirs de vaniteacutecomme le jour de la premiegravere repreacutesentation de Nathanhellip

― Et ta megravere qui va tous les jours agrave la messe qui veut trsquoamener unprecirctre et te faire renoncer agrave ton genre de vie

― Chacun son vice Tu fumes elle me precircche pauvre femme  Maiselle a soin des enfants elle les megravene promener elle est drsquoun deacutevouementabsolu elle mrsquoidolacirctre  veux-tu lrsquoempecirccher de pleurer hellip

― Que dira-t-on de moi hellip― Mais nous ne vivons pas pour le monde  srsquoeacutecria-t-elle en relevant

Eacutetienne et le faisant asseoir preacutes drsquoelle Drsquoailleurs nous serons un jourmarieacuteshellip nous avons pour nous les chances de merhellip

― Je nrsquoy pensais pas srsquoeacutecria naiumlvement Lousteau qui se dit en lui-mecircme  Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye

A compter de cette journeacutee Lousteau veacutecut luxueusement Dinahpouvait lutter aux premiegraveres repreacutesentations avec les femmes les mieuxmises de Paris Caresseacute par ce bonheur inteacuterieur Lousteau jouait avec sesamis par fatuiteacute le personnage drsquoun homme exceacutedeacute ennuyeacute ruineacute parmadame de La Baudraye

― Oh  combien jrsquoaimerais lrsquoami qui me deacutelivrerait de Dinah  Maispersonne nrsquoy reacuteussirait  disait-il elle mrsquoaime agrave se jeter par la fenecirctre si jele lui disais

Le drocircle se faisait plaindre il prenait des preacutecautions contre la jalousiede Dinah quand il acceptait une partie Enfin il commettait des infideacuteli-teacutes sans vergogne Quand monsieur de Clagny vraiment deacutesespeacutereacute devoir Dinah dans une situation si deacuteshonorante quand elle pouvait ecirctre siriche si haut placeacutee et au moment ougrave ses primitives ambitions allaientecirctre accomplies arriva lui dire  ― On vous trompe  Elle reacutepondit  ― Jele sais 

Le magistrat resta stupide Il retrouva la parole pour faire une obser-vation

― Mrsquoaimez-vous encore  lui demanda madame de La Baudraye enlrsquointerrompant au premier mot

― A me perdre pour voushellip srsquoeacutecria-t-il en se dressant sur ses pieds

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Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches il tremblacomme une feuille il sentit son larynx immobile ses cheveux freacutemirentdans leurs racines il crut au bonheur drsquoecirctre pris par son idole comme unvengeur et ce pis-aller le rendit presque fou de joie

― De quoi vous eacutetonnez-vous  lui dit-elle en le faisant rasseoir voilagravecomment je lrsquoaime

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem  Et il eut deslarmes dans les yeux lui qui venait de faire condamner un homme agravemort La satieacuteteacute de Lousteau cet horrible deacutenoucircment du concubinage srsquoeacutetaittrahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jeteacutesaux vitres du pavillon magique ougrave lrsquoon recircve quand on aime Ces grainsde sable qui deviennent des cailloux Dinah ne les avait vus que quandils avaient eu la grosseur drsquoune pierre Madame de La Baudraye avait finipar bien juger Lousteau

― Crsquoest disait-elle agrave sa megravere un poegravete sans aucune deacutefense contre lemalheur lacircche par paresse et non par deacutefaut de cœur un peu trop com-plaisant agrave la volupteacute  enfin crsquoest un chat qursquoon ne peut pas haiumlr Quedeviendrait-il sans moi  Jrsquoai empecirccheacute son mariage il nrsquoa plus drsquoavenirSon talent peacuterirait dans la misegravere

― Oh  ma Dinah  srsquoeacutecria madame Pieacutedefer dans quel enfer vis-tu hellipQuel est le sentiment qui te donnera les forces de persisterhellip

― Je serai sa megravere  avait-elle ditIl est des positions horribles ougrave lrsquoon ne prend de parti qursquoau moment

ougrave nos amis srsquoaperccediloivent de notre deacuteshonneur On transige avec soi-mecircme tant qursquoon eacutechappe agrave un censeur qui vient faire le Procureur duRoi Monsieur de Clagny maladroit comme un patito venait de se faire lebourreau de Dinah 

― Je serai pour conserver mon amour ce que madame de Pompadourfut pour garder le pouvoir se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd agrave porter et qursquoilallait ecirctre un travail au lieu drsquoecirctre un plaisir

Le nouveau rocircle adopteacute par Dinah eacutetait horriblement douloureuxmais Lousteau ne le rendit pas facile agrave jouer En sa qualiteacute de bon en-fant quand il voulait sortir apregraves dicircner il jouait de petites scegravenes drsquoami-tieacute ravissantes il disait agrave Dinah des mots vraiment pleins de tendresse il

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La muse du deacutepartement Chapitre

prenait son compagnon par la chaicircne et quand il lrsquoen avait meurtrie dansles meurtrissures royal ingrat disait  ― Trsquoai-je fait mal 

Ces menteuses caresses ces deacuteguisements eurent quelquefois dessuites deacuteshonorantes pour Dinah qui croyait agrave des retours de tendresseHeacutelas  la megravere ceacutedait avec une honteuse faciliteacute la place agrave Didine Elle sesentit comme un jouet entre les mains de cet homme et elle finit par sedire  ― Eh  bien je veux ecirctre son jouet  en y trouvant des plaisirs aigusdes jouissances de damneacute

Quand cette femme drsquoun esprit si viril se jeta par la penseacutee dans lasolitude elle sentit son courage deacutefaillir Elle preacutefeacutera les supplices preacutevusineacutevitables de cette intimiteacute feacuteroce agrave la privation de jouissances drsquoautantplus exquises qursquoelles naissaient au milieu de remords de luttes eacutepou-vantables avec elle-mecircme de non qui se changeaient en oui  Ce fut agravetout moment la goutte drsquoeau saumacirctre trouveacutee dans le deacutesert bue avecplus de deacutelices que le voyageur nrsquoen goucircte agrave savourer les meilleurs vins agravela table drsquoun prince Quand Dinah se disait agrave minuit  ― Rentrera-t-il nerentrera-t-il pas  elle ne renaissait qursquoau bruit connu des bottes drsquoEacutetienneelle reconnaissait sa maniegravere de sonner Souvent elle essayait des volup-teacutes comme drsquoun frein elle se plaisait agrave lutter avec ses rivales agrave ne leurrien laisser dans ce cœur rassasieacute Combien de fois joua-t-elle la trageacutediedu Dernier Jour drsquoun Condamneacute se disant  ― Demain nous nous quit-terons  Et combien de fois un mot un regard une caresse empreinte denaiumlveteacute la fit-elle retomber dans lrsquoamour  Ce fut souvent terrible  elletourna plus drsquoune fois autour du suicide en tournant autour de ce gazonparisien drsquoougrave srsquoeacutelevaient des fleurs pacircles hellip Elle nrsquoavait pas enfin eacutepuiseacutelrsquoimmense treacutesor de deacutevouement et drsquoamour que les femmes aimantes ontdans le cœur Adolphe eacutetait sa Bible elle lrsquoeacutetudiait  car par-dessus touteschoses elle ne voulait pas ecirctre Elleacutenore Elle eacutevita les larmes se gardade toutes les amertumes si savamment deacutecrites par le critique auquel ondoit lrsquoanalyse de cette œuvre poignante et dont la glose paraissait agrave Di-nah presque supeacuterieure au livre Aussi relisait-elle souvent le magnifiquearticle du seul critique qursquoait eu la Revue des Deux-Mondes et qui setrouve en tecircte de la nouvelle eacutedition drsquoAdolphe

― laquo Non se disait-elle en en reacutepeacutetant les fatales paroles non je nedonnerai pas agrave mes priegraveres la forme du commandement je ne mrsquoempres-

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serai pas aux larmes comme agrave une vengeance je ne jugerai pas les actionsque jrsquoapprouvais autrefois sans controcircle je nrsquoattacherai point un œil cu-rieux agrave ses pas  srsquoil srsquoeacutechappe au retour il ne trouvera pas une boucheimpeacuterieuse dont le baiser soit un ordre sans reacuteplique Non  mon silencene sera pas une plainte et ma parole ne sera pas une querelle  raquo Je ne se-rai pas vulgaire se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaunequi deacutejagrave lui avait valu ce mot de Lousteau  ― Tiens  tu lis Adolphe hellipNrsquoeusseacute-je qursquoun jour ougrave il reconnaicirctra ma valeur et ougrave il se dira  Jamaisla victime nrsquoa crieacute  ce serait assez  Drsquoailleurs les autres nrsquoauront que desmoments et moi jrsquoaurai toute sa vie 

En se croyant autoriseacute par la conduite de sa femme agrave la punir au tri-bunal domestique monsieur de La Baudraye eut la deacutelicatesse de la volerpour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze centshectares de brandes agrave laquelle depuis 1836 il consacrait ses revenus envivant comme un rat Il manipula si bien les valeurs laisseacutees par monsieurSilas Pieacutedefer qursquoil put reacuteduire la liquidation authentique agrave huit cent millefrancs tout en en rapportant douze cent mille Il nrsquoannonccedila point son re-tour agrave sa femme  mais pendant qursquoelle souffrait des maux inouiumls il bacirctis-sait des fermes il creusait des fosseacutes il plantait des arbres il se livrait agrave desdeacutefrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomesles plus distingueacutes du Berry Les quatre cent mille francs pris agrave sa femmepassegraverent en trois ans agrave cette opeacuteration et la terre drsquoAnzy dut dans untemps donneacute rapporter soixante-douze mille francs de rentes nets drsquoim-pocircts Quant aux huit cent mille francs il en fit emploi en quatre et demipour cent agrave quatre-vingts francs gracircce agrave la crise financiegravere due au Minis-tegravere dit du Premier Mars En procurant ainsi quarante-huit mille francs derentes agrave sa femme il se regarda comme quitte envers elle Ne pouvait-ilpas lui repreacutesenter les douze cent mille francs le jour ougrave le quatre et demideacutepasserait cent francs Son importance ne fut plus primeacutee agrave Sancerre quepar celle du plus riche proprieacutetaire foncier de France dont il se faisait lerival Il se voyait cent quarante mille francs de rente dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat Apregraves avoir calculeacute qursquoagrave partses revenus il payait dix mille francs drsquoimpocircts trois mille francs de fraisdix mille francs agrave sa femme et douze cents agrave sa belle-megravere il disait enpleine Socieacuteteacute Litteacuteraire  ― On preacutetend que je suis un avare que je ne deacute-

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pense rien ma deacutepense monte encore agrave vingt-six mille cinq cents francspar an Et je vais avoir agrave payer lrsquoeacuteducation de mes deux enfants  ccedila ne faitpeut-ecirctre pas plaisir aux Milaud de Nevers mais la seconde maison deLa Baudraye aura peut-ecirctre une aussi belle carriegravere que la premiegravere Jrsquoiraivraisemblablement agrave Paris solliciter du Roi des Franccedilais le titre de comte(monsieur Roy est comte) cela fera plaisir agrave ma femme drsquoecirctre appeleacuteemadame la comtesse

Cela fut dit drsquoun si beau sang-froid que personne nrsquoosa se moquer dece petit homme Le Preacutesident Boirouge seul lui reacutepondit  ― A votre placeje ne me croirais heureux que si jrsquoavais une fille

― Mais dit le baron jrsquoirai bientocirct agrave ParishellipAu commencement de lrsquoanneacutee 1841 madame La Baudraye en se sen-

tant toujours prise comme pis-aller en eacutetait revenue agrave srsquoimmoler au bien-ecirctre de Lousteau  elle avait repris les vecirctements noirs  mais elle arboraitcette fois un deuil car ses plaisirs se changeaient en remords Elle avaittrop souvent honte drsquoelle-mecircme pour ne pas sentir parfois la pesanteurde sa chaicircne et sa megravere la surprit en ces moments de reacuteflexion profondeougrave la vision de lrsquoavenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeurMadame Pieacutedefer conseilleacutee par son confesseur eacutepiait le moment de las-situde que ce precirctre lui preacutedisait devoir arriver et sa voix plaidait alorspour les enfants Elle se contentait de demander une seacuteparation de domi-cile sans exiger une seacuteparation de cœur

Dans la nature ces sortes de situations violentes ne se terminent pascomme dans les livres par la mort ou par des catastrophes habilement ar-rangeacutees  elles finissent beaucoup moins poeacutetiquement par le deacutegoucirct parla fleacutetrissure de toutes les fleurs de lrsquoacircme par la vulgariteacute des habitudesmais tregraves-souvent aussi par une autre passion qui deacutepouille une femme decet inteacuterecirct dont on les entoure traditionnellement Or quand le bon sensla loi des convenances sociales lrsquointeacuterecirct de famille tous les eacuteleacutements de ceqursquoon appelait la morale publique sous la Restauration en haine du motReligion catholique fut appuyeacute par le sentiment de blessures un peu tropvives  quand la lassitude du deacutevouement arriva presque agrave la deacutefaillanceet que dans cette situation un coup par trop violent une de ces lacirccheteacutesque les hommes ne laissent voir qursquoagrave des femmes dont ils se croient tou-jours maicirctres met le comble au deacutegoucirct au deacutesenchantement lrsquoheure est

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arriveacutee pour lrsquoami qui poursuit la gueacuterison Madame Pieacutedefer eut doncpeu de chose agrave faire pour deacutetacher la taie aux yeux de sa fille Elle en-voya chercher lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral Monsieur de Clagny acheva lrsquoœuvre enaffirmant agrave madame de La Baudraye que si elle renonccedilait agrave vivre avecEacutetienne son mari lui laisserait ses enfants lui permettrait drsquohabiter Pariset lui rendrait la disposition de ses propres

― Quelle existence  dit-il En usant de preacutecautions avec lrsquoaide de per-sonnes pieuses et charitables vous pourriez avoir un salon et reconqueacuterirune position Paris nrsquoest pas Sancerre 

Dinah srsquoen remit agravemonsieur de Clagny du soin de neacutegocier une reacutecon-ciliation avec le petit vieillard Monsieur de La Baudraye avait bien venduses vins il avait vendu des laines il avait abattu des reacuteserves et il eacutetaitvenu sans rien dire agrave sa femme agrave Paris y placer deux cent mille francs enachetant rue de lrsquoArcade un charmant hocirctel provenant de la liquidationdrsquoune grande fortune aristocratique compromise Membre du Conseil-Geacuteneacuteral de son deacutepartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions il se trouvait doublement dans les conditions exigeacutees parla nouvelle loi sur la pairie Quelque temps avant lrsquoeacutelection geacuteneacuterale de1842 il deacuteclara sa candidature au cas ougrave il ne serait pas fait pair de FranceIl demandait eacutegalement agrave ecirctre revecirctu du titre de comte et promu comman-deur de la Leacutegion-drsquoHonneur En matiegravere drsquoeacutelections tout ce qui pou-vait consolider les nominations dynastiques eacutetait juste  or dans le cas ougravemonsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement Sancerre deve-nait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine Monsieur de Clagnydont les talents et la modestie eacutetaient de plus en plus appreacutecieacutes appuyamonsieur de La Baudraye  il montra dans lrsquoeacuteleacutevation de ce courageuxagronome des garanties agrave donner aux inteacuterecircts mateacuteriels Monsieur de LaBaudraye une fois nommeacute comte pair de France et commandeur de laLeacutegion-drsquoHonneur eut la vaniteacute de se faire repreacutesenter par une femmeet par une maison bien tenue il voulait dit-il jouir de la vie Il pria safemme par une lettre que dicta lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral drsquohabiter son hocirctel dele meubler drsquoy deacuteployer ce goucirct dont tant de preuves le charmaient dit-ildans son chacircteau drsquoAnzy Le nouveau comte fit observer agrave sa femme quelrsquoeacuteducation de leurs fils exigeait qursquoelle restacirct agrave Paris tandis que leurs in-teacuterecircts territoriaux lrsquoobligeaient agrave ne pas quitter Sancerre Le complaisant

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mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre agrave madame la com-tesse soixante mille francs pour lrsquoarrangement inteacuterieur de lrsquohocirctel de LaBaudraye en recommandant drsquoincruster une plaque de marbre au-dessusde la porte cochegravere avec cette inscription Hocirctel de La Baudraye Puis touten rendant compte agrave sa femme des reacutesultats de la liquidation Silas Pieacutede-fer monsieur de La Baudraye annonccedilait le placement en quatre et demipour cent des huit cent mille francs recueillis agrave New-York et lui allouaitcette inscription pour ses deacutepenses y compris celles de lrsquoeacuteducation desenfantsQuasi forceacute de venir agrave Paris pendant une partie de la session agrave laChambre des Pairs il recommandait alors agrave sa femme de lui reacuteserver unpetit appartement dans un entresol au-dessus des communs

― Ah  ccedilagrave mais il devient jeune il devient gentilhomme il devientmagnifique que va-t-il encore devenir  crsquoest agrave faire trembler dit madamede La Baudraye

― Il satisfait tous les deacutesirs que vous formiez agrave vingt ans hellip reacuteponditle magistrat

La comparaison de sa destineacutee agrave venir avec sa destineacutee actuelle nrsquoeacutetaitpas soutenable pour Dinah La veille encore Anna de Fontaine avaittourneacute la tecircte pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Cha-marolles

Dinah se dit  ― Je suis comtesse jrsquoaurai sur ma voiture le manteaubleu de la pairie et dans mon salon les sommiteacutes de la politique et de lalitteacuteraturehellip je la regarderai moi hellip

Cette petite jouissance pesa de tout son poids aumoment de la conver-sion

Un beau jour en mai 1842 madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son meacutenage et laissa mille eacutecus sur la liasse de tous les comptesacquitteacutes Apregraves avoir envoyeacute samegravere et ses enfants agrave lrsquohocirctel La Baudrayeelle attendit Lousteau tout habilleacutee comme pour sortirQuand lrsquoex-roi deson cœur rentra pour dicircner elle lui dit  ― Jrsquoai renverseacute la marmite monami Madame de La Baudraye vous donne agrave dicircner au Rocher de CancaleVenez 

Elle entraicircna Lousteau stupeacutefait du petit air deacutegageacute que prenait cettefemme encore asservie le matin agrave ses moindres caprices car elle aussi avait joueacute la comeacutedie depuis deux mois

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― Madame de La Baudraye est ficeleacutee comme pour une premiegravere dit-ilen se servant de lrsquoabreacuteviation par laquelle on deacutesigne en argot du journalune premiegravere repreacutesentation Et pourquoi pas Dinah 

― Nrsquooubliez pas le respect que vous devez agrave madame de La Baudrayedit gravement Dinah Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficeleacuteehellip

― Comment Didine  fit-il en la prenant par la taille― Il nrsquoy a plus de Didine vous lrsquoavez tueacutee mon ami reacutepondit-elle en

se deacutegageant Et je vous donne la premiegravere repreacutesentation de madame lacomtesse de La Baudrayehellip

― Crsquoest donc vrai notre insecte est pair de France ― La nomination sera ce soir dans le Moniteur mrsquoa dit monsieur de

Clagny qui lui-mecircme passe agrave la Cour de Cassation― Au fait dit le journaliste lrsquoentomologie sociale devait ecirctre repreacute-

senteacutee agrave la Chambre― Mon ami nous nous seacuteparons pour toujours dit madame de La

Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix Jrsquoai congeacutedieacute les deuxdomestiques En rentrant vous trouverez votre meacutenage en regravegle et sansdettes Jrsquoaurai toujours pour vous mais secregravetement le cœur drsquoune megravereQuittons-nous tranquillement sans bruit en gens comme il faut Avez-vous un reproche agrave me faire sur ma conduite pendant ces six anneacutees 

― Aucun si ce nrsquoest drsquoavoir briseacute ma vie et deacutetruit mon avenir dit-ildrsquoun ton sec Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant etvous avez mecircme eacutetudieacute lrsquoarticle de Gustave Planche  mais vous ne lrsquoavezlu qursquoavec des yeux de femmeQuoique vous ayez une de ces belles intel-ligences qui ferait la fortune drsquoun poegravete vous nrsquoavez pas oseacute vous mettreau point de vue des hommes Ce livre ma chegravere a les deux sexes Voussavez hellip Nous avons eacutetabli qursquoil y a des livres macircles ou femelles blondsou noirshellip Dans Adolphe les femmes ne voient qursquoElleacutenore les jeunesgens y voient Adolphe les hommes y voient Elleacutenore et Adolphe les po-litiques y voient la vie sociale  Vous vous ecirctes dispenseacutee comme votrecritique drsquoailleurs drsquoentrer dans lrsquoacircme drsquoAdolphe Ce qui tue ce pauvregarccedilon ma chegravere crsquoest drsquoavoir perdu son avenir pour une femme  de nepouvoir rien ecirctre de ce qursquoil serait devenu ni ambassadeur ni ministreni poegravete ni riche Il a donneacute six ans de son eacutenergie du moment de la vieougrave lrsquohomme peut accepter les rudesses drsquoun apprentissage quelconque agrave

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une jupe qursquoil a devanceacutee dans la carriegravere de lrsquoingratitude car une femmequi a pu quitter son premier amant devait tocirct ou tard laisser le secondAdolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperElleacutenore Il est des Adolphe qui font gracircce agrave leur Elleacutenore des querellesdeacuteshonorantes des plaintes et qui se disent  Je ne parlerai pas de ce quejrsquoai perdu  je ne montrerai pas toujours agrave lrsquoEacutegoiumlsme que jrsquoai couronneacutemon poing coupeacute comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth maisceux-lagrave ma chegravere on les quittehellip Adolphe est un fils de bonne maison uncœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs des placeset rattraper sa dot sociale sa consideacuteration compromise Vous jouez ence moment agrave la fois les deux personnages Vous ressentez la douleur quecause une position perdue et vous vous croyez en droit drsquoabandonner unpauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supeacuterieure pouradmettre que si chez lrsquohomme le cœur doit ecirctre constant le sexe peut selaisser aller agrave des capriceshellip

― Et croyez-vous que je ne serai pas occupeacutee de vous rendre ce que jevous ai fait perdre  Soyez tranquille reacutepondit madame de La Baudrayefoudroyeacutee par cette sortie votre Elleacutenore ne meurt pas et si Dieu lui precirctevie si vous changez de conduite si vous renoncez aux lorettes et auxactrices nous vous trouverons mieux qursquoune Feacutelicie Cardot

Chacun des deux amants devint maussade  Lousteau jouait la tris-tesse il voulait paraicirctre sec et froid  tandis que Dinah vraiment tristeeacutecoutait les reproches de son cœur

― Pourquoi dit Lousteau ne pas finir comme nous aurions ducirc com-mencer cacher agrave tous les yeux notre amour et nous voir secregravetement 

― Jamais  dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial Nedevinez-vous pas que nous sommes apregraves tout des ecirctres finis Nos sen-timents nous paraissent infinis agrave cause du pressentiment que nous avonsdu ciel  mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisationIl est des natures molles et lacircches qui peuvent recevoir un nombre infinide blessures et persister  mais il en est de plus fortement trempeacutees quifinissent par se briser sous les coups Vous mrsquoavezhellip

― Oh  assez dit-il ne faisons plus de copie hellip Votre article me sembleinutile car vous pouvez vous justifier par un seul mot  Je nrsquoaime plus hellip

― Ah  crsquoest moi qui nrsquoaime plus hellip srsquoeacutecria-t-elle eacutetourdie

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― Certainement Vous avez calculeacute que je vous causais plus de cha-grins plus drsquoennuis que de plaisirs et vous quittez votre associeacutehellip

― Je le quitte hellip srsquoeacutecria-t-elle en levant les deux mains― Ne venez-vous pas de dire  Jamais hellip― Eh  bien oui jamais reprit-elle avec forceCe dernier jamais dicteacute par la peur de retomber sous la domination de

Lousteau fut interpreacuteteacute par lui comme la fin de son pouvoir du momentougrave Dinah restait insensible agrave ses meacuteprisants sarcasmes Le journaliste neput retenir une larme  il perdait une affection sincegravere illimiteacutee Il avaittrouveacute dans Dinah la plus douce Lavalliegravere la plus agreacuteable Pompadourqursquoun eacutegoiumlste qui nrsquoest pas roi pouvait deacutesirer  et comme lrsquoenfant quisrsquoaperccediloit qursquoagrave force de tracasser son hanneton il lrsquoa tueacute Lousteau pleu-rait

Madame de La Baudraye srsquoeacutelanccedila hors de la petite salle ougrave elle dicircnaitpaya le dicircner et se sauva rue de lrsquoArcade en se grondant et se trouvantfeacuteroce

Dinah passa tout un trimestre agrave faire de son hocirctel un modegravele du com-fortable Elle se meacutetamorphosa elle-mecircme Cette double meacutetamorphosecoucircta trente mille francs au delagrave des preacutevisions du jeune pair de France

Le fatal eacuteveacutenement qui fit perdre agrave la famille drsquoOrleacuteans son heacuteritierpreacutesomptif ayant neacutecessiteacute la reacuteunion des Chambres en aoucirct 1842 le pe-tit La Baudraye vint preacutesenter ses titres agrave la noble Chambre plus tocirct qursquoilne le croyait Il fut si content des œuvres de sa femme qursquoil donna lestrente mille francs En revenant du Luxembourg ougrave selon les usages ilfut preacutesenteacute par deux pairs le baron de Nucingen et le marquis de Mon-triveau le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu lrsquoun de sesanciens creacuteanciers agrave pied un parapluie agrave la main  tandis qursquoil se trouvaitcampeacute dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillaitson eacutecusson et ougrave se lisait  Deo sic patet fides et hominibus Cette compa-raison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bour-geoisie depuis 1830 Madame La Baudraye fut effrayeacutee en revoyant alorsson mari mieux qursquoil nrsquoeacutetait le jour de son mariage En proie agrave une joiesuperlative lrsquoavorton triomphait agrave soixante-quatre ans de la vie qursquoon luideacuteniait de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait drsquoavoirde sa femme qui recevait chez elle agrave dicircner monsieur et madame de Cla-

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gny le cureacute de lrsquoAssomption et ses deux introducteurs agrave la Chambre Ilcaressa ses enfants avec une fatuiteacute charmante La beauteacute du service detable eut son approbation

― Voilagrave les toisons du Berry dit-il en montrant agrave monsieur Nucingenles cloches surmonteacutees de sa nouvelle couronne elles sont drsquoargent 

Quoique deacutevoreacutee drsquoune profonde meacutelancolie contenue avec la puis-sance drsquoune femme devenue vraiment supeacuterieure Dinah fut charmantespirituelle et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour

― Lrsquoon dirait srsquoeacutecria le petit La Baudraye en montrant sa femme agravemonsieur de Nucingen que la comtesse a moins de trente ans 

― Ah  matame aid eine fame te drende ansse  reprit le baron qui seservait des plaisanteries consacreacutees en y voyant une sorte de monnaiepour la conversation

― Dans toute la force du terme reacutepondit la comtesse car jrsquoen aitrente-cinq et jrsquoespegravere bien avoir une petite passion au cœurhellip

― Oui ma femme mrsquoa ruineacute en potiches en chinoiserieshellip― Madame a eu ce goucirct-lagrave de bonne heure dit le marquis de Montri-

veau en souriant― Oui reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis

de Montriveau qursquoil avait connu agrave Bourges vous savez qursquoelle a ramasseacuteen 25 26 et 27 pour plus drsquoun million de curiositeacutes qui font drsquoAnzy unmuseacuteehellip

― Quel aplomb  pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avarede province agrave la hauteur de sa nouvelle position

Les avares ont des eacuteconomies de tout genre agrave deacutepenser Le lendemaindu vote de la loi de reacutegence par la Chambre le petit pair de France allafaire ses vendanges agrave Sancerre et reprit ses habitudes Pendant lrsquohiver de1842 agrave 1843 la comtesse de La Baudraye aideacutee par lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral agravela Cour de Cassation essaya de se faire une socieacuteteacute Naturellement elleprit un jour elle distingua parmi les ceacuteleacutebriteacutes elle ne voulut voir quedes gens seacuterieux et drsquoun acircge mucircr Elle essaya de se distraire en allant auxItaliens et agrave lrsquoopeacutera Deux fois par semaine elle y menait sa megravere et ma-dame de Clagny que le magistrat forccedila de voir madame de La BaudrayeMais malgreacute son esprit ses faccedilons aimables malgreacute ses airs de femme agravela mode elle nrsquoeacutetait heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta

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toutes ses tendresses trompeacutees Lrsquoadmirablemonsieur de Clagny recrutaitdes femmes pour la socieacuteteacute de la comtesse et il y parvenait  Mais il reacuteus-sissait beaucoup plus aupregraves des femmes pieuses qursquoaupregraves des femmesdu monde

― Elles lrsquoennuient  se disait-il avec terreur en contemplant son idolemucircrie par le malheur pacirclie par les remords et alors dans tout lrsquoeacuteclat drsquounebeauteacute reconquise et par sa vie luxueuse et par sa materniteacute

Le deacutevoueacute magistrat soutenu dans son œuvre par la megravere et par lecureacute de la paroisse eacutetait admirable en expeacutedients Il servait chaque mer-credi quelque ceacuteleacutebriteacute drsquoAllemagne drsquoAngleterre drsquoItalie ou de Prusseagrave sa chegravere comtesse  il la donnait pour une femme hors ligne agrave des gensauxquels elle ne disait pas deux mots  mais qursquoelle eacutecoutait avec une siprofonde attention qursquoils srsquoen allaient convaincus de sa supeacuterioriteacute Di-nah vainquit agrave Paris par le silence comme agrave Sancerre par sa loquaciteacuteDe temps en temps une eacutepigramme sur les choses ou quelque observa-tion sur les ridicules reacuteveacutelait une femme habitueacutee agrave manier les ideacutees etqui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau Cetteeacutepoque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nom-meacutee lrsquoeacuteteacute de la Saint-Martin dans les anneacutees sans soleil Il se fit plusvieillard qursquoil ne lrsquoeacutetait pour avoir le droit drsquoecirctre lrsquoami de Dinah sans luifaire tort  mais comme srsquoil eucirct eacuteteacute jeune beau compromettant il se met-tait agrave distance en homme qui devait cacher son bonheur Il essayait decouvrir du plus profond secret ses petits soins ses leacutegers cadeaux queDinah montrait au grand jour Il tacircchait de donner des significations dan-gereuses agrave ses moindres obeacuteissances

― Il joue agrave la passion disait la comtesse en riantElle se moquait de monsieur de Clagny devant lui et le magistrat se

disait  ― Elle srsquooccupe de moi ― Je fais une si grande impression agrave ce pauvre homme disait-elle en

riant agrave sa megravere que si je lui disais oui je crois qursquoil dirait nonUn soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa

chegravere comtesse profondeacutement soucieuse Tous trois venaient drsquoassister agravela premiegravere repreacutesentation de la Main droite et la Main gauche le premierdrame de Leacuteon Gozlan

― A quoi pensez-vous  demanda le magistrat effrayeacute de la meacutelancolie

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de son idoleLa persistance de la tristesse cacheacutee mais profonde qui deacutevorait la

comtesse eacutetait un mal dangereux que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral ne savait pas com-battre car le veacuteritable amour est souvent maladroit surtout quand ilnrsquoest pas partageacute Le veacuteritable amour emprunte sa forme au caractegravereOr le digne magistrat aimait agrave la maniegravere drsquoAlceste quand madame deLa Baudraye voulait ecirctre aimeacutee agrave la maniegravere de Philinte Les lacirccheteacutes delrsquoamour srsquoaccommodent fort peu de la loyauteacute du Misanthrope Aussi Di-nah se gardait-elle bien drsquoouvrir son cœur agrave son Patito Comment oseravouer qursquoelle regrettait parfois son ancienne fange  Elle sentait un videeacutenorme dans la vie du monde elle ne savait agrave qui rapporter ses succegravesses triomphes ses toilettes Parfois les souvenirs de sesmisegraveres revenaientmecircleacutes au souvenir de volupteacutes deacutevorantes Elle en voulait parfois agrave Lous-teau de ne pas srsquooccuper drsquoelle elle aurait voulu recevoir de lui des lettresou tendres ou furieuses

Dinah ne reacutepondant pas le magistrat reacutepeacuteta sa question en prenantla main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes drsquoun air deacutevot

― Voulez-vous la main droite ou la main gauche  reacutepondit-elle ensouriant

― La main gauche dit-il car je preacutesume que vous parlez dumensongeet de la veacuteriteacute

― Eh  bien je lrsquoai vu lui reacutepliqua-t-elle en parlant de maniegravere agrave nrsquoecirctreentendu que du magistrat En lrsquoapercevant triste profondeacutement deacutecou-rageacute je me suis dit  A-t-il des cigares  a-t-il de lrsquoargent 

― Eh  Si vous voulez la veacuteriteacute je vous dirai srsquoeacutecria monsieur de Cla-gny qursquoil vit maritalement avec Fanny Beaupreacute Vous mrsquoarrachez cetteconfidence hellip je ne vous lrsquoaurais jamais appris  vous auriez cru peut-ecirctreagrave quelque sentiment peu geacuteneacutereux chez moi

Madame de La Baudraye donna une poigneacutee de main agrave lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral

― Vous avez pour mari dit-elle agrave son chaperon un des hommes lesplus rares Ah  pourquoihellip

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupeacute mais elle supprima le reste de sa phrase que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral devina Pourquoi Lousteau nrsquoa-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre

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mari hellipNeacuteanmoins cette nouvelle dissipa lameacutelancolie demadame de La Bau-

draye qui se jeta dans la vie des femmes agrave la mode  elle voulut avoir dusuccegraves et elle en obtint  mais elle faisait peu de progregraves dans le monde desfemmes  elle eacuteprouvait des difficulteacutes agrave srsquoy produire Au mois de mars lesprecirctres amis demadame Pieacutedefer et lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral frappegraverent un grandcoup en faisant nommer madame la comtesse de La Baudraye quecircteusepour lrsquoœuvre de bienfaisance fondeacutee par madame de Carcado Enfin ellefut deacutesigneacutee agrave la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes dutremblement de terre de la Guadeloupe

La marquise drsquoEspard agrave qui monsieur de Canalis lisait les noms de cesdames agrave lrsquoopeacutera dit en entendant celui de la comtesse  ― Je suis depuisbien long-temps dans le monde je ne me rappelle pas quelque chose deplus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de lrsquohonneur demadame de La Baudraye

Pendant les jours de printemps qursquoun caprice de notre planegravete fit luiresur Paris degraves la premiegravere semaine du mois de mars et qui permit de voirles Champs-Eacutelyseacutees feuilleacutes et verts agrave Longchamp plusieurs fois deacutejagravelrsquoamant de Fanny Beaupreacute dans ses promenades avait aperccedilu madame deLa Baudraye sans ecirctre vu drsquoelle Il fut alors plus drsquoune fois mordu au cœurpar un de ces mouvements de jalousie et drsquoenvie assez familiers aux gensneacutes et eacuteleveacutes en province quand il revoyait son ancienne maicirctresse bienposeacutee au fond drsquoune jolie voiture bien mise un air recircveur et ses deux en-fants agrave chaque portiegravere Il srsquoapostrophait drsquoautant plus en lui-mecircme qursquoilse trouvait aux prises avec la plus aigueuml de toutes les misegraveres une misegraverecacheacutee Il eacutetait comme toutes les natures essentiellement vaniteuses etleacutegegraveres sujet agrave ce singulier point drsquohonneur qui consiste agrave ne pas deacutechoiraux yeux de son public qui fait commettre des crimes leacutegaux aux hommesde Bourse pour ne pas ecirctre chasseacutes du temple de lrsquoagiotage qui donne agravecertains criminels le courage de faire des actes de vertu Lousteau dicircnaitet deacutejeunait fumait comme srsquoil eacutetait riche Il nrsquoeucirct pas pour une succes-sion manqueacute drsquoacheter les cigares les plus chers pour lui comme pourle dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Deacutebit Lejournaliste se promenait en bottes vernies  mais il craignait des saisiesqui selon lrsquoexpression des huissiers avaient reccedilu tous les sacrements

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La muse du deacutepartement Chapitre

Fanny Beaupreacute ne posseacutedait plus rien drsquoengageable et ses appointementseacutetaient frappeacutes drsquooppositions  Apregraves avoir eacutepuiseacute le chiffre possible desavances aux Revues aux journaux et chez les libraires Eacutetienne ne sa-vait plus de quelle encre faire or Les jeux si maladroitement supprimeacutesne pouvaient plus acquitter comme jadis les lettres de change tireacutees surleurs tapis verts par les Misegraveres au deacutesespoir Enfin le journaliste eacutetaitarriveacute agrave un tel deacutesespoir qursquoil venait drsquoemprunter au plus pauvre de sesamis agrave Bixiou agrave qui jamais il nrsquoavait rien demandeacute cent francs 

Ce qui peinait le plus Lousteau ce nrsquoeacutetait pas de devoir cinq millefrancs mais de se voir deacutepouilleacute de son eacuteleacutegance de son mobilier acquispar tant de privations enrichi par madame de La Baudraye Or le 3 avrilune affiche jaune arracheacutee par le portier apregraves avoir fleuri le mur avait in-diqueacute la vente drsquoun beau mobilier pour le samedi suivant jour des ventespar autoriteacute de justice

Lousteau se promena fumant des cigares et cherchant des ideacutees  carles ideacutees agrave Paris sont dans lrsquoair elles vous sourient au coin drsquoune rueelles srsquoeacutelancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue  Le flacircneuravait deacutejagrave chercheacute des ideacutees drsquoarticles et des sujets de nouvelles pendanttout un mois  mais il nrsquoavait rencontreacute que des amis qui lrsquoentraicircnaient agravedicircner au theacuteacirctre et qui grisaient son chagrin en lui disant que le vin deChampagne lrsquoinspirerait

― Prends garde lui dit un soir lrsquoatroce Bixiou qui pouvait tout agrave lafois donner cent francs agrave un camarade et le percer au cœur avec un motEn trsquoendormant toujours soucircl tu te reacuteveilleras fou

La veille le vendredi lemalheureux malgreacute son habitude de lamisegravereeacutetait affecteacute comme un condamneacute agrave mort Jadis il se serait dit  ― Bah mon mobilier est vieux je le renouvellerai Mais il se sentait incapablede recommencer des tours de force litteacuteraires La librairie deacutevoreacutee par lacontrefaccedilon payait peu Les journaux leacutesinaient avec les talents eacutereinteacutescomme les directeurs de theacuteacirctre avec les teacutenors qui baissent drsquoune noteEt drsquoaller devant lui lrsquoœil sur la foule sans y rien voir le cigare agrave la boucheet les mains dans ses goussets la figure crispeacutee en dedans un faux souriresur les legravevres Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture elleprenait le boulevard par la rue de la Chausseacutee-drsquoAntin pour se rendre auBois

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La muse du deacutepartement Chapitre

Il rentra chez lui srsquoy adoniser Le soir agrave sept heures il vint en citadineagrave la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parveniragrave la comtesse un mot ainsi conccedilu 

laquo Madame la comtesse veut-elle faire agrave monsieur Lousteau lagracircce de le recevoir un instant et agrave lrsquoinstant raquo

Ce mot eacutetait cacheteacute drsquoun cachet qui jadis servait aux deux amantsMadame de La Baudraye avait fait graver sur une veacuteritable cornalineorientale  parce que  Un grand mot le mot des femmes le mot qui peutexpliquer tout mecircme la creacuteation

La comtesse venait drsquoachever sa toilette pour aller agrave lrsquoOpeacutera le ven-dredi eacutetait son jour de loge Elle pacirclit en voyant le cachet

― Qursquoon attende  dit-elle en mettant le billet dans son corsageElle eut la force de cacher son trouble et pria sa megravere de coucher les

enfants Elle fit alors dire agrave Lousteau de venir et elle le reccedilut dans un bou-doir attenant agrave son grand salon les portes ouvertes Elle devait aller aubal apregraves le spectacle elle avait mis une deacutelicieuse robe en soie brocheacutee agraveraies alternativement mates et pleines de fleurs drsquoun bleu pacircle Ses gantsgarnis et agrave glands laissaient voir ses beaux bras blancs Elle eacutetincelait dedentelles et portait toutes les jolies futiliteacutes voulues par la mode Sa coif-fure agrave la Seacutevigneacute lui donnait un air fin Un collier de perles ressemblaitsur sa poitrine agrave des soufflures sur de la neige

― Qursquoavez-vous monsieur  dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours je croyais jrsquoespeacuteraisecirctre parfaitement oublieacuteehellip

― Je vous dirais jamais vous ne voudriez pas me croire dit Lousteauqui resta debout et se promena tout en macircchant des fleurs qursquoil prenait agravechaque tour aux jardiniegraveres dont les massifs embaumaient le boudoir

Un moment de silence reacutegna Madame de La Baudraye en examinantLousteau le trouva mis comme pouvait lrsquoecirctre le scrupuleux dandy

― Il nrsquoy a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendreune perche car je me noie et jrsquoai deacutejagrave bu plus drsquoune gorgeacuteehellip dit-il ensrsquoarrecirctant devant Dinah et paraissant ceacuteder agrave un effort suprecircme Si vousme voyez crsquoest que mes affaires vont bien mal

― Assez  dit-elle je comprends

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La muse du deacutepartement Chapitre

Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se re-tourna prit son mouchoir et eut lrsquoair drsquoessuyer une larme

― Que vous faut-il Eacutetienne  reprit-elle drsquoune voix maternelle Noussommes en ce moment de vieux camarades parlez-moi comme vous par-leriez agravehellip agrave Bixiouhellip

― Pour empecircchermonmobilier de sauter demain agrave lrsquohocirctel des Commissaires-Priseurs dix-huit cents francs  Pour rendre agrave mes amis autant  troistermes au proprieacutetaire que vous connaissezhellipMa tante exige cinq centsfrancshellip

― Et pour vous pour vivrehellip― Oh  jrsquoai ma plume hellip― Elle est agrave remuer drsquoune lourdeur qui ne se comprend pas quand

on vous lithellip dit-elle en souriant avec finesse ― Je nrsquoai pas la somme quevous me demandezhellip Venez demain agrave huit heures lrsquohuissier attendra bienjusqursquoagrave neuf surtout si vous lrsquoemmenez pour le payer

Elle sentit la neacutecessiteacute de congeacutedier Lousteau qui feignait de ne pasavoir la force de la regarder  mais elle eacuteprouvait une compassion agrave deacuteliertous les nœuds gordiens que noue la Socieacuteteacute

― Merci  dit-elle en se levant et tendant la main agrave Lousteau votreconfiance me fait un bien hellip Oh  il y a long-temps que je ne me suis sentitant de joie au cœurhellip

Lousteau prit la main lrsquoattira sur son cœur et la pressa tendrement― Une goutte drsquoeau dans le deacutesert ethellip par la main drsquoun ange  Dieu

fait toujours bien les choses Ce fut dit moitieacute plaisanterie et moitieacute attendrissement  mais croyez-

le bien ce fut aussi beau comme jeu de theacuteacirctre que celui de Talma dansson fameux rocircle de Leicester ougrave tout est en nuances de ce genre Dinahsentit battre le cœur agrave travers lrsquoeacutepaisseur du drap il battait de plaisircar le journaliste eacutechappait agrave lrsquoeacutepervier judiciaire  mais il battait aussidrsquoun deacutesir bien naturel agrave lrsquoaspect de Dinah rajeunie et renouveleacutee parlrsquoopulence Madame de La Baudraye en examinant Eacutetienne agrave la deacuterobeacuteeaperccedilut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs drsquoamour quipour elle renaissaient dans ce cœur palpitant  elle essaya de plonger sesyeux une fois dans les yeux de celui qursquoelle avait tant aimeacute mais unsang tumultueux se preacutecipita dans ses veines et lui troubla la tecircte Ces

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deux ecirctres eacutechangegraverent alors le mecircme regard rouge qui sur le quai deCosne avait donneacute lrsquoaudace agrave Lousteau de froisser la robe drsquoorgandi Ledrocircle attira Dinah par la taille elle se laissa prendre et les deux joues setouchegraverent

― Cache-toi voici mamegravere  srsquoeacutecria Dinah tout effrayeacutee Et elle courutau-devant de madame Pieacutedefer ― Maman dit-elle (ce mot eacutetait pour laseacutevegravere madame Pieacutedefer une caresse qui ne manquait jamais son effet)voulez-vous me faire un grand plaisir prenez la voiture allez vous-mecircmechez notre banquier monsieur Mongenod avec le petit mot que je vaisvous donner Venez venez il srsquoagit drsquoune bonne action venez dans machambre 

Et elle entraicircna sa megravere qui semblait vouloir regarder la personne quise trouvait dans le boudoir

Deux jours apregraves madame Pieacutedefer eacutetait en grande confeacuterence avecle cureacute de la paroisse Apregraves avoir eacutecouteacute les lamentations de cette vieillemegravere au deacutesespoir le cureacute lui dit gravement  ― Toute reacutegeacuteneacuteration mo-rale qui nrsquoest pas appuyeacutee drsquoun grand sentiment religieux et poursuivieau sein de lrsquoEacuteglise repose sur des fondements de sablehellip Toutes les pra-tiques si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonnesont autant de digues neacutecessaires agrave contenir les tempecirctes du mauvais es-prit Obtenez donc de madame votre fille qursquoelle accomplisse tous ses de-voirs religieux et nous la sauveronshellip

Dix jours apregraves cette confeacuterence lrsquohocirctel de La Baudraye eacutetait fermeacuteLa comtesse et ses enfants sa megravere enfin toute sa maison qursquoelle avaitaugmenteacutee drsquoun preacutecepteur eacutetait partie pour le Sancerrois ougrave Dinah vou-lait passer la belle saison Elle fut charmante dit-on pour le comte

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M F si les hasards (habent sua fata libelli) dumonde litteacuteraire font de ces lignes un long souvenir ce seracertainement peu de chose en comparaison des peines que

vous vous ecirctes donneacutees vous le drsquoHozier le Cheacuterin le Roi drsquoarmes desEacuteTUDES DE MŒURS  vous agrave qui les Navarreins les Cadignan la Lan-geais les Blamont-Chauvry les Chaulieu les drsquoArthez les drsquoEsgrignonles Mortsauf les Valois les cent maisons nobles qui constituent lrsquoaris-tocratie de la COMEacuteDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leursarmoiries si spirituelles Aussi LrsquoARMORIAL DES EacuteTUDES DE MŒURSINVENTEacute PAR FERDINAND DE GRAMONT GENTILHOMME est-ilune histoire complegravete du blason franccedilais ougrave vous nrsquoavez rien oublieacute pasmecircme les armes de lrsquoEmpire et que je conserverai comme un monumentde patience beacuteneacutedictine et drsquoamitieacuteQuelle connaissance du vieux langagefeacuteodal dans le  Pulchregrave sedens meliugraves agens  des Beauseacuteant  dans le Des partem leonis  des drsquoEspard  dans le  Ne se vend  des Vandenesse Enfin quelle coquetterie dans les mille deacutetails de cette savante iconogra-phie qui montrera jusqursquoougrave la fideacuteliteacute sera pousseacutee dans mon entrepriseagrave laquelle vous poegravete vous aurez aideacute

Votre vieil ami

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DE BALZAC

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S du Berry se trouve au bord de la Loire une ville quipar sa situation attire infailliblement lrsquoœil du voyageur Sancerreoccupe le point culminant drsquoune chaicircne de petites montagnes

derniegravere ondulation des mouvements de terrain du Nivernais La Loireinonde les terres au bas de ces collines en y laissant un limon jaune qui lesfertilise quand il ne les ensable pas agrave jamais par une de ces terribles crueseacutegalement familiegraveres agrave la Vistule cette Loire du Nord La montagne ausommet de laquelle sont groupeacutees les maisons de Sancerre srsquoeacutelegraveve agrave uneassez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibaultpuisse vivre de la vie de Sancerre Lagrave srsquoembarquent les vins lagrave se deacutebarquele merrain enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire

A lrsquoeacutepoque ougrave cette histoire eut lieu le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault deux ponts suspendus eacutetaient construits Les voyageurs venantde Paris agrave Sancerre par la route drsquoItalie ne traversaient plus la Loire deCosne agrave Saint-Thibault dans un bac nrsquoest-ce pas assez vous dire que leChassez-croisez de 1830 avait eu lieu  car la maison drsquoOrleacuteans a partoutchoyeacute les inteacuterecircts mateacuteriels mais agrave peu pregraves comme ces maris qui fontdes cadeaux agrave leurs femmes avec lrsquoargent de la dot

Excepteacute la partie de Sancerre qui occupe le plateau les rues sont plus

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La muse du deacutepartement Chapitre

ou moins en pente et la ville est enveloppeacutee de rampes dites les GrandsRemparts nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville Audelagrave de ces remparts srsquoeacutetend une ceinture de vignobles Le vin forme laprincipale industrie et le plus consideacuterable commerce du pays qui pos-segravede plusieurs crus de vins geacuteneacutereux pleins de bouquet et assez sem-blables aux produits de la Bourgogne pour qursquoagrave Paris les palais vulgairessrsquoy trompent Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une ra-pide consommation assez neacutecessaire drsquoailleurs agrave des vins qui ne peuventpas se garder plus de sept agrave huit ans Au-dessous de la ville sont assisquelques villages Fontenay Saint-Satur qui ressemblent agrave des faubourgset dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchacirctel en SuisseLa ville a conserveacute quelques traits de son ancienne physionomie ses ruessont eacutetroites et paveacutees en cailloux pris au lit de la Loire On y voit encorede vieilles maisons La tour ce reste de la force militaire et de lrsquoeacutepoquefeacuteodale rappelle lrsquoun des sieacuteges les plus terribles de nos guerres de re-ligion et pendant lequel les Calvinistes ont bien surpasseacute les farouchesCameacuteroniens de Walter Scott

La ville de Sancerre riche drsquoun illustre passeacute veuve de sa puissancemilitaire est en quelque sorte voueacutee agrave un avenir infertile car le mouve-ment commercial appartient agrave la rive droite de la Loire La rapide descrip-tion que vous venez de lire prouve que lrsquoisolement de Sancerre ira crois-sant malgreacute les deux ponts qui la rattachent agrave Cosne Sancerre lrsquoorgueilde la rive gauche a tout au plus trois mille cinq cents acircmes tandis qursquoonen compte aujourdrsquohui plus de six mille agrave Cosne Depuis un demi-siegraveclele rocircle de ces deux villes assises en face lrsquoune de lrsquoautre a compleacutetementchangeacute Cependant lrsquoavantage de la situation appartient agrave la ville histo-rique ougrave de toutes parts lrsquoon jouit drsquoun spectacle enchanteur ougrave lrsquoair estdrsquoune admirable pureteacute la veacutegeacutetation magnifique et ougrave les habitants enharmonie avec cette riante nature sont affables bons compagnons et sanspuritanisme quoique les deux tiers de la population soient resteacutes calvi-nistes

Dans un pareil eacutetat de choses si lrsquoon subit les inconveacutenients de la viedes petites villes si lrsquoon se trouve sous le coup de cette surveillance of-ficieuse qui fait de la vie priveacutee une vie quasi publique  en revanche lepatriotisme de localiteacute qui ne remplacera jamais lrsquoesprit de famille se deacute-

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ploie agrave un haut degreacute Aussi la ville de Sancerre est-elle tregraves-fiegravere drsquoavoirvu naicirctre une des gloires de la Meacutedecine moderne Horace Bianchon etun auteur du second ordre Eacutetienne Lousteau lrsquoun des feuilletonistes lesplus distingueacutes LrsquoArrondissement de Sancerre choqueacute de se voir soumisagrave sept ou huit grands proprieacutetaires les hauts barons de lrsquoEacutelection essayade secouer le joug eacutelectoral de la Doctrine qui en a fait son bourg-pourriCette conjuration de quelques amours-propres froisseacutes eacutechoua par la ja-lousie que causait aux coaliseacutes lrsquoeacuteleacutevation future drsquoun des conspirateursQuand le reacutesultat eut montreacute le vice radical de lrsquoentreprise on voulut y re-meacutedier en prenant lrsquoun des deux hommes qui repreacutesentent glorieusementSancerre agrave Paris pour champion du pays aux prochaines eacutelections

Cette ideacutee eacutetait extrecircmement avanceacutee pour notre pays ougrave depuis1830 la nomination des notabiliteacutes de clocher a fait de tels progregraves queles hommes drsquoEacutetat deviennent de plus en plus rares agrave la Chambre eacutelec-tive Aussi ce projet drsquoune reacutealisation assez hypotheacutetique fut-il conccedilupar la femme supeacuterieure de lrsquoArrondissement dux femina facti mais dansune penseacutee drsquointeacuterecirct personnel Cette penseacutee avait tant de racines dans lepasseacute de cette femme et embrassait si bien son avenir que sans un vif etsuccinct reacutecit de sa vie anteacuterieure on la comprendrait difficilement San-cerre srsquoenorgueillissait alors drsquoune femme supeacuterieure long-temps incom-prise mais qui vers 1836 jouissait drsquoune assez jolie renommeacutee deacuteparte-mentale Cette eacutepoque fut aussi le moment ougrave les noms des deux Sancer-rois atteignirent agrave Paris chacun dans leur sphegravere au plus haut degreacute lrsquounde la gloire lrsquoautre de la mode Eacutetienne Lousteau lrsquoun des collaborateursdes Revues signait le feuilleton drsquoun journal agrave huitmille abonneacutes  et Bian-chon deacutejagrave premier meacutedecin drsquoun hocircpital officier de la Leacutegion-drsquoHonneuret membre de lrsquoAcadeacutemie des sciences venait drsquoobtenir sa chaire

Si ce mot ne devait pas pour beaucoup de gens comporter une espegravecede blacircme on pourrait dire que George Sand a creacuteeacute le Sandisme tant il estvrai que moralement parlant le bien est presque toujours doubleacute drsquounmal Cette legravepre sentimentale a gacircteacute beaucoup de femmes qui sans leurspreacutetentions au geacutenie eussent eacuteteacute charmantes Le Sandisme a cependantcela de bon que la femme qui en est attaqueacutee faisant porter ses preacutetenduessupeacuterioriteacutes sur des sentimentsmeacuteconnus elle est en quelque sorte leBas-Bleu du cœur  il en reacutesulte alors moins drsquoennui lrsquoamour neutralisant un

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peu la litteacuterature Or lrsquoillustration de George Sand a eu pour principaleffet de faire reconnaicirctre que la France possegravede un nombre exorbitantde femmes supeacuterieures assez geacuteneacutereuses pour laisser jusqursquoagrave preacutesent lechamp libre agrave la petite-fille du mareacutechal de Saxe

La femme supeacuterieure de Sancerre demeurait agrave La Baudraye maisonde ville et de campagne agrave la fois situeacutee agrave dix minutes de la ville dansle village ou si vous voulez le faubourg de Saint-Satur Les La Baudrayedrsquoaujourdrsquohui comme il est arriveacute pour beaucoup de maisons nobles sesont substitueacutes aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et semecircle aux grands eacuteveacutenements de lrsquohistoire berruyegravere Ceci veut une expli-cation

Sous Louis XIV un certain eacutechevin nommeacute Milaud dont les ancecirctresfurent drsquoenrageacutes Calvinistes se convertit lors de la reacutevocation de lrsquoEacuteditde Nantes Pour encourager ce mouvement dans lrsquoun des sanctuaires ducalvinisme le Roi nomma cettui Milaud agrave un poste eacuteleveacute dans les Eaux etForecircts lui donna des armes et le titre de Sire de la Baudraye en lui faisantpreacutesent du fief des vrais La Baudraye Les heacuteritiers du fameux capitaineLa Baudraye tombegraverent heacutelas  dans lrsquoun des pieacuteges tendus aux heacutereacutetiquespar les ordonnances et furent pendus traitement indigne du Grand RoiSous Louis XVMilaud de La Baudraye de simple Eacutecuyer devint Chevalieret eut assez de creacutedit pour placer son fils cornette dans les mousquetairesLe cornette mourut agrave Fontenoy laissant un enfant agrave qui le Roi Louis XVIaccorda plus tard un brevet de fermier-geacuteneacuteral en meacutemoire du cornettemort sur le champ de bataille

Ce financier bel esprit occupeacute de charades de bouts rimeacutes de bou-quets agrave Chloris veacutecut dans le beau monde hanta la socieacuteteacute du duc deNivernois et se crut obligeacute de suivre la noblesse en exil  mais il eutsoin drsquoemporter ses capitaux Aussi le riche eacutemigreacute soutint-il alors plusdrsquoune grande maison noble Fatigueacute drsquoespeacuterer et peut-ecirctre aussi de precirc-ter il revint agrave Sancerre en 1800 et racheta La Baudraye par un senti-ment drsquoamour-propre et de vaniteacute nobiliaire explicable chez un petit-fils drsquoEacutechevin  mais qui sous le Consulat avait drsquoautant moins drsquoavenirque lrsquoex-fermier geacuteneacuteral comptait peu sur son heacuteritier pour continuer lesnouveaux La Baudraye Jean-Athanase-Melchior Milaud de La Baudrayeunique enfant du financier neacute plus que cheacutetif eacutetait bien le fruit drsquoun sang

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutepuiseacute de bonne heure par les plaisirs exageacutereacutes auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient agrave lrsquoaurore drsquoune vieillesse preacutematureacutee etfinissent ainsi par abacirctardir les sommiteacutes sociales

Pendant lrsquoeacutemigration madame de La Baudraye jeune fille sans au-cune fortune et qui fut eacutepouseacutee agrave cause de sa noblesse avait eu la patiencedrsquoeacutelever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait lrsquoamour excessifque les megraveres ont dans le cœur pour les avortons La mort de cette femmeune demoiselle de Casteacuteran-La-Tour contribua beaucoup agrave la rentreacutee enFrance de monsieur de La Baudraye Ce Lucullus des Milaud mourut enleacuteguant agrave son fils le fief sans lods et ventes mais orneacute de girouettes agrave sesarmes mille louis drsquoor somme assez consideacuterable en 1802 et ses creacuteancessur les plus illustres eacutemigreacutes contenues dans le portefeuille de ses poeacutesiesavec cette inscription  Vanitas vanitatum et omnia vanitas 

Si le jeune La Baudraye veacutecut il le dut agrave des habitudes drsquoune reacutegula-riteacute monastique agrave cette eacuteconomie de mouvement que Fontenelle precircchaitcomme la religion des valeacutetudinaires et surtout agrave lrsquoair de Sancerre agrave lrsquoin-fluence de ce site admirable drsquoougrave se deacutecouvre un panorama de quarantelieues dans le val de la Loire De 1802 agrave 1815 le petit La Baudraye aug-menta son ex-fief de plusieurs clos et srsquoadonna beaucoup agrave la culture desvignes Au deacutebut la Restauration lui parut si chancelante qursquoil nrsquoosa pastrop aller agrave Paris y faire ses reacuteclamations  mais apregraves la mort de Napoleacuteonil essaya de monnayer la poeacutesie de son pegravere car il ne comprit pas la pro-fonde philosophie accuseacutee par cemeacutelange des creacuteances et des charades Levigneron perdit tant de temps agrave se faire reconnaicirctre de messieurs les ducsde Navarreins et autres (telle eacutetait son expression) qursquoil revint agrave Sancerreappeleacute par ses chegraveres vendanges sans avoir rien obtenu que des offres deservices La Restauration rendit assez de lustre agrave la noblesse pour que LaBaudraye deacutesiracirct donner un sens agrave son ambition en se donnant un heacuteri-tier Ce beacuteneacutefice conjugal lui paraissait assez probleacutematique  autrementil nrsquoeucirct (eut) pas tant tardeacute mais vers la fin de 1823 en se voyant encoresur ses jambes agrave quarante-trois ans acircge qursquoaucun meacutedecin astrologueou sage-femme nrsquoeucirct oseacute lui preacutedire il espeacutera trouver la reacutecompense desa vertu forceacutee Neacuteanmoins son choix indiqua relativement agrave sa cheacutetiveconstitution un si grand deacutefaut de prudence qursquoil fut impossible de nrsquoypas voir un profond calcul

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La muse du deacutepartement Chapitre

A cette eacutepoque Son Eacuteminence Monseigneur lrsquoarchevecircque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant agravelrsquoune de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Cal-vinisme et qui gracircce agrave leur position obscure ou agrave des accommodementsavec le ciel eacutechappegraverent aux perseacutecutions de Louis XIV Artisans au XVIᵉsiegravecle les Pieacutedefer dont le nom reacutevegravele un de ces surnoms bizarres que sedonnegraverent les soldats de la Reacuteforme eacutetaient devenus drsquohonnecirctes drapiersSous le regravegne de Louis XVI Abraham Pieacutedefer fit de si mauvaises affairesqursquoil laissa vers 1786 eacutepoque de sa mort ses deux enfants dans un eacutetatvoisin de la misegravere Lrsquoun des deux Tobie (voir note agrave la fin du texte) Pieacutede-fer partit pour les Indes en abandonnant le modique heacuteritage agrave son aicircneacutePendant la reacutevolution Moiumlse Pieacutedefer acheta des biens nationaux abat-tit des abbayes et des eacuteglises agrave lrsquoinstar de ses ancecirctres et se maria choseeacutetrange avec une catholique fille unique drsquoun Conventionnel mort surlrsquoeacutechafaud Cet ambitieux Pieacutedefer mourut en 1819 laissant agrave sa femmeune fortune compromise par des speacuteculations agricoles et une petite fillede douze ans drsquoune beauteacute surprenante Eacuteleveacutee dans la religion calvinistecet enfant avait eacuteteacute nommeacutee Dinah suivant lrsquousage en vertu duquel lesreligionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour nrsquoavoir rien decommun avec les saints de lrsquoEacuteglise romaine

Mademoiselle Dinah Pieacutedefer mise par sa megravere dans un des meilleurspensionnats de Bourges celui des demoiselles Chamarolles y devint aussiceacutelegravebre par les qualiteacutes de son esprit que par sa beauteacute  mais elle srsquoytrouva primeacutee par des jeunes filles nobles riches et qui devaient plus tardjouer dans le monde un rocircle beaucoup plus beau que celui drsquoune rotu-riegravere dont la megravere attendait les reacutesultats de la liquidation Pieacutedefer Apregravesavoir su srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus de ses compagnes Dinahvoulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie Elle inventadonc drsquoabjurer le calvinisme en espeacuterant que le Cardinal proteacutegerait saconquecircte spirituelle et srsquooccuperait de son avenir Vous pouvez juger deacutejagravede la supeacuterioriteacute de mademoiselle Dinah qui degraves lrsquoacircge de dix-sept ans seconvertissait uniquement par ambition Lrsquoarchevecircque imbu de lrsquoideacutee queDinah Pieacutedefer devait faire lrsquoornement du monde essaya de la marierToutes les familles auxquelles srsquoadressa le Preacutelat srsquoeffrayegraverent drsquoune filledoueacutee drsquoune prestance de princesse qui passait pour la plus spirituelle des

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jeunes personnes eacuteleveacutees chez les demoiselles de Chamarolles et qui dansles solenniteacutes un peu theacuteacirctrales des distributions de prix jouait toujoursles premiers rocircles Assureacutement mille eacutecus de rentes que pouvait rappor-ter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la megravere eacutetaient peu dechose en comparaison des deacutepenses auxquelles les avantages personnelsdrsquoune creacuteature si spirituelle entraicircnerait un mari

Degraves que le petit Melchior de La Baudraye apprit ces deacutetails dont par-laient toutes les socieacuteteacutes du deacutepartement du Cher il se rendit agrave Bourgesau moment ougrave madame Pieacutedefer deacutevote agrave grandes Heures eacutetait agrave peupregraves deacutetermineacutee ainsi que sa fille agrave prendre selon lrsquoexpression du Berryle premier chien coiffeacute venu Si le Cardinal fut tregraves-heureux de rencon-trer monsieur de La Baudraye monsieur de La Baudraye fut encore plusheureux drsquoaccepter une femme de la main du Cardinal Le petit hommeexigea de son Eacuteminence la promesse formelle de sa protection aupregraves duPreacutesident du Conseil agrave cette fin de palper les creacuteances sur les ducs deNavarreins et autres en saisissant leurs indemniteacutes Ce moyen parut unpeu trop vif agrave lrsquohabile ministre du pavillon Marsan il fit savoir au vigne-ron qursquoon srsquooccuperait de lui en temps et lieu Chacun peut se figurer letapage produit dans le Sancerrois par le mariage insenseacute de monsieur LaBaudraye

― Cela srsquoexplique dit le Preacutesident Boirouge le petit homme auraitmrsquoa-t-on dit eacuteteacute tregraves-choqueacute drsquoavoir entendu sur le Mail le beau mon-sieur Milaud le Substitut de Nevers disant agrave monsieur de Clagny en luimontrant les tourelles de La Baudraye  ― Cela me reviendra  ― Maisa reacutepondu notre Procureur du Roi il peut se marier et avoir des en-fants ― Ccedila lui est deacutefendu  Vous pouvez imaginer la haine qursquoun avortoncomme le petit La Baudraye a ducirc vouer agrave ce colosse de Milaud

Il existait agrave Nevers une branche roturiegravere des Milaud qui srsquoeacutetait as-sez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le repreacutesentantde cette branche eucirct (eut) abordeacute la carriegravere du Ministegravere Public danslaquelle il fut proteacutegeacute par feu Marchangy

Peut-ecirctre convient-il drsquoeacutecheniller cette histoire ougrave le moral joue ungrand rocircle des vils inteacuterecircts mateacuteriels dont se preacuteoccupait exclusivementmonsieur de La Baudraye en racontant avec briegraveveteacute les reacutesultats de sesneacutegociations agrave Paris Ceci drsquoailleurs expliquera plusieurs parties mysteacute-

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rieuses de lrsquohistoire contemporaine et les difficulteacutes sous-jacentes querencontraient les Ministres pendant la Restauration sur le terrain poli-tique Les promesses ministeacuterielles eurent si peu de reacutealiteacute que monsieurde La Baudraye se rendit agrave Paris au moment ougrave le Cardinal y fut appeleacutepar la session des Chambres

Voici comment le duc de Navarreins le premier creacuteancier menaceacute parmonsieur de La Baudraye se tira drsquoaffaire Le Sancerrois vit arriver unmatin agrave lrsquohocirctel de Mayence ougrave il srsquoeacutetait logeacute rue Saint-Honoreacute pregraves dela place Vendocircme un confident des Ministres qui se connaissait en liqui-dations Cet eacuteleacutegant personnage sorti drsquoun eacuteleacutegant cabriolet et vecirctu dela faccedilon la plus eacuteleacutegante fut obligeacute de monter au numeacutero 37 crsquoest-agrave-direau troisiegraveme eacutetage dans une petite chambre ougrave il surprit le provincial secuisinant au feu de sa chemineacutee une tasse de cafeacute

― Est-ce agrave monsieur Milaud de La Baudraye que jrsquoai lrsquohonneurhellip― Oui reacutepondit le petit homme en se drapant dans sa robe de

chambreApregraves avoir lorgneacute ce produit incestueux drsquoun ancien par-dessus

chineacute de madame Pieacutedefer et drsquoune robe de feu madame de La Baudrayele neacutegociateur trouva lrsquohomme la robe de chambre et le petit fourneau deterre ougrave bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caracteacuteristiquesqursquoil jugea les finasseries inutiles

― Je parie monsieur dit-il audacieusement que vous dicircnez agrave qua-rante sous chez Hurbain au Palais-Royal

― Et pourquoi hellip― Oh  je vous reconnais pour vous y avoir vu reacutepliqua le Parisien

en gardant son seacuterieux Tous les creacuteanciers des princes y dicircnent Voussavez qursquoon trouve agrave peine dix pour cent des creacuteances sur les plus grandsseigneurshellip Je ne vous donnerais pas cinq pour cent drsquoune creacuteance sur lefeu duc drsquoOrleacuteans et mecircme surhellip (il baissa la voix) sur MONSIEURhellip

― Vous venez mrsquoacheter mes titreshellip dit le vigneron qui se crut spiri-tuel

― Acheter hellip fit le neacutegociateur pour qui me prenez-vous hellip Je suismonsieur des Lupeaulx maicirctre des requecirctes secreacutetaire-geacuteneacuteral du Minis-tegravere et je viens vous proposer une transaction

― Laquelle 

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― Vous nrsquoignorez pas monsieur la position de votre deacutebiteurhellip― De mes deacutebiteurshellip― Heacute  bien monsieur vous connaissez la situation de vos deacutebiteurs

ils sont dans les bonnes gracircces du Roi mais ils sont sans argent et obli-geacutes agrave une grande repreacutesentationhellip Vous nrsquoignorez pas les difficulteacutes dela politique  lrsquoaristocratie est agrave reconstruire en preacutesence drsquoun Tiers-Eacutetatformidable La penseacutee du Roi que la France juge tregraves-mal est de creacuteerdans la pairie une institution nationale analogue agrave celle de lrsquoAngleterrePour reacutealiser cette grande penseacutee il nous faut des anneacutees et des millionshellipNoblesse oblige le duc de Navarreins qui vous le savez est Premier Gen-tilhomme de la Chambre ne nie pas sa dette mais il ne peut pashellip (soyezraisonnable  Jugez la politique  Nous sortons de lrsquoabicircme des reacutevolutionsVous ecirctes noble aussi ) donc il ne peut pas vous payerhellip

― Monsieurhellip― Vous ecirctes vif dit des Lupeaulx eacutecoutez hellip il ne peut pas vous payer

en argent  heacute  bien en homme drsquoesprit que vous ecirctes payez-vous en fa-veurshellip royales ou ministeacuterielles

― Quoi mon pegravere aura donneacute en 1793 cent millehellip― Mon cher monsieur ne reacutecriminez pas  Eacutecoutez une proposition

drsquoarithmeacutetique politique  La recette de Sancerre est vacante un ancienpayeur geacuteneacuteral des armeacutees y a droit mais il nrsquoa pas de chances  vousavez des chances et vous nrsquoy avez aucun droit  vous obtiendrez la recetteVous exercerez pendant un trimestre vous donnerez votre deacutemission etmonsieur Gravier vous donnera vingt mille francs De plus vous serezdeacutecoreacute de lrsquoOrdre Royal de la Leacutegion-drsquoHonneur

― Crsquoest quelque chose dit le vigneron beaucoup plus appacircteacute par lasomme que par le ruban

― Mais reprit des Lupeaulx vous reconnaicirctrez les bonteacutes de Son Ex-cellence en rendant agrave Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titreshellip

Le vigneron revint agrave Sancerre en qualiteacute de Receveur des Contribu-tions Six mois apregraves il fut remplaceacute par monsieur Gravier qui passaitpour lrsquoun des hommes les plus aimables de la Finance sous lrsquoEmpire etqui naturellement fut preacutesenteacute par monsieur de La Baudraye agrave sa femme

Degraves qursquoil ne fut plus Receveur monsieur de La Baudraye revint agrave Parissrsquoexpliquer avec drsquoautres deacutebiteurs Cette fois il fut nommeacute Reacutefeacuterendaire

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au Sceau baron et officier de la Leacutegion-drsquoHonneur Apregraves avoir vendu lacharge de Reacutefeacuterendaire au Sceau le baron de La Baudraye fit quelques vi-sites agrave ses derniers deacutebiteurs et reparut agrave Sancerre avec le titre de Maicirctredes Requecirctes avec une place de Commissaire du Roi pregraves drsquoune Com-pagnie Anonyme eacutetablie en Nivernais aux appointements de six millefrancs une vraie sineacutecure Le bonhomme La Baudraye qui passa pouravoir fait une folie financiegraverement parlant fit donc une excellente affaireen eacutepousant sa femme

Gracircce agrave sa sordide eacuteconomie agrave lrsquoindemniteacute qursquoil reccedilut pour les biensde son pegravere nationalement vendus en 1793 le petit homme reacutealisa vers1827 le recircve de toute sa vie hellip En donnant quatre cent mille francs comp-tant et prenant des engagements qui le condamnaient agrave vivre pendantsix ans selon son expression de lrsquoair du temps il put acheter sur lesbords de la Loire agrave deux lieues au-dessus de Sancerre la terre drsquoAnzydont le magnifique chacircteau bacircti par Philibert de Lorme est lrsquoobjet de lajuste admiration des connaisseurs Il fut enfin compteacute parmi les grandsproprieacutetaires du pays  Il nrsquoest pas sucircr que la joie causeacutee par lrsquoeacuterectiondrsquoun majorat composeacute de la terre drsquoAnzy du fief de La Baudraye et dudomaine de La Hautoy en vertu de Lettres Patentes en date de deacutecembre1829 ait compenseacute les chagrins de Dinah qui se vit alors reacuteduite agrave unesecregravete indigence jusqursquoen 1835 Le prudent La Baudraye ne permit pasagrave sa femme drsquohabiter Anzy et drsquoy faire le moindre changement avant ledernier payement du prix

Ce coup drsquoœil sur la politique du premier baron de La Baudraye ex-plique lrsquohomme en entier Ceux agrave qui les manies des gens de provincesont familiegraveres reconnaicirctront en lui la passion de la terre passion deacutevo-rante passion exclusive espegravece drsquoavarice eacutetaleacutee au soleil et qui souventmegravene agrave la ruine par un deacutefaut drsquoeacutequilibre entre les inteacuterecircts hypotheacutecaireset les produits territoriaux Les gens qui de 1802 agrave 1827 se moquaient dupetit La Baudraye en le voyant trotter agrave Saint-Thibault et srsquoy occuper deses affaires avec lrsquoacircpreteacute drsquoun bourgeois vivant de sa vigne ceux qui necomprenaient pas son deacutedain de la faveur agrave laquelle il avait ducirc ses placesaussitocirct quitteacutees qursquoobtenues eurent enfin le mot de lrsquoeacutenigme quand ceformicaleo sauta sur sa proie apregraves avoir attendu le moment ougrave les prodi-galiteacutes de la duchesse de Maufrigneuse amenegraverent la vente de cette terre

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magnifique depuis trois cents ans dans la maison drsquoUxellesMadame Pieacutedefer vint vivre avec sa fille Les fortunes reacuteunies de mon-

sieur de La Baudraye et de sa belle-megravere qui srsquoeacutetait contenteacutee drsquoune renteviagegravere de douze cents francs en abandonnant agrave son gendre le domaine deLa Hautoy composegraverent un revenu visible drsquoenviron quinze mille francs

Pendant les premiers jours de son mariage Dinah obtint des chan-gements qui rendirent La Baudraye une maison tregraves-agreacuteable Elle fit unjardin anglais drsquoune cour immense en y abattant des celliers des pres-soirs et des communs ignobles Elle meacutenagea derriegravere le manoir petiteconstruction agrave tourelles et agrave pignons qui ne manquait pas de caractegravereun second jardin agrave massifs agrave fleurs agrave gazons et le seacutepara des vignes parun mur qursquoelle cacha sous des plantes grimpantes Enfin elle introdui-sit dans la vie inteacuterieure autant de comfort que lrsquoexiguiumlteacute des revenus lepermit Pour ne pas se laisser deacutevorer par une jeune personne aussi supeacute-rieure que Dinah paraissait lrsquoecirctre monsieur de La Baudraye eut lrsquoadressede se taire sur les recouvrements qursquoil faisait agrave Paris Ce profond secretgardeacute sur ses inteacuterecircts donna je ne sais quoi de mysteacuterieux agrave son caractegravereet le grandit aux yeux de sa femme pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariage tant le silence a de majesteacute hellip

Les changements opeacutereacutes agrave La Baudraye inspiregraverent un deacutesir drsquoautantplus vif de voir la jeune marieacutee que Dinah ne voulut pas se montrer ni re-cevoir avant drsquoavoir conquis toutes ses aises eacutetudieacute le pays et surtout lesilencieux La Baudraye Quand par une matineacutee de printemps en 1825on vit sur le Mail la belle madame de La Baudraye en robe de veloursbleu sa megravere en robe de velours noir une grande clameur srsquoeacuteleva dansSancerre Cette toilette confirma la supeacuterioriteacute de cette jeune femme eacutele-veacutee dans la capitale du Berry On craignit en recevant ce pheacutenix berruyerde ne pas dire des choses assez spirituelles et naturellement on se gourmadevant madame de La Baudraye qui produisit une espegravece de terreur parmila gent femelle Lorsqursquoon admira dans le salon de La Baudraye un tapisfaccedilonneacute comme un cachemire un meuble pompadour agrave bois doreacutes desrideaux de brocatelle aux fenecirctres et sur une table ronde un cornet ja-ponais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux  lorsqursquoonentendit la belle Dinah jouant agrave livre ouvert sans exeacutecuter la moindre ceacute-reacutemonie pour se mettre au piano lrsquoideacutee qursquoon se faisait de sa supeacuterioriteacute

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prit de grandes proportions Pour ne (ne se) jamais se laisser gagner parlrsquoincurie et par le mauvais goucirct Dinah avait reacutesolu de se tenir au cou-rant des modes et des moindres reacutevolutions du luxe en entretenant uneactive correspondance avec Anna Grossetecircte son amie de cœur au pen-sionnat Chamarolles Fille unique du Receveur Geacuteneacuteral de Bourges Annagracircce agrave sa fortune avait eacutepouseacute le troisiegraveme fils du comte de Fontaine Lesfemmes en venant agrave La Baudraye y furent alors constamment blesseacuteespar la prioriteacute que Dinah sut srsquoattribuer en fait de modes  et quoi qursquoellesfissent elles se virent toujours en arriegravere ou comme disent les amateursde courses distanceacutees Si toutes ces petites choses causegraverent une maligneenvie chez les femmes de Sancerre la conversation et lrsquoesprit de Dinahengendregraverent une veacuteritable aversion Dans le deacutesir drsquoentretenir son intel-ligence au niveau du mouvement parisien madame de La Baudraye nesouffrit chez personne ni propos vides ni galanterie arrieacutereacutee ni phrasessans valeur  elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles agrave cettemeacutedisance de bas eacutetage qui fait le fond de la langue en province Aimantagrave parler des deacutecouvertes dans la science ou dans les arts des œuvres fraicirc-chement eacutecloses au theacuteacirctre en poeacutesie elle parut remuer des penseacutees enremuant les mots agrave la mode

Lrsquoabbeacute Duret cureacute de Sancerre vieillard de lrsquoancien clergeacute de Francehomme de bonne compagnie agrave qui le jeu ne deacuteplaisait pas nrsquoosait se li-vrer agrave son penchant dans un pays aussi libeacuteral que Sancerre il fut donctregraves-heureux de lrsquoarriveacutee demadame de La Baudraye avec laquelle il srsquoen-tendit admirablement Le Sous-Preacutefet un vicomte de Chargebœuf fut en-chanteacute de trouver dans le salon de madame de La Baudraye une espegravecedrsquooasis ougrave lrsquoon faisait trecircve agrave la vie de provinceQuant agrave monsieur de Cla-gny le Procureur du Roi son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre Ce passionneacute magistrat refusa tout avancement et se mit agrave ai-mer pieusement cet ange de gracircce et de beauteacute Crsquoeacutetait un grand hommesec agrave figure patibulaire orneacutee de deux yeux terribles agrave orbites charbon-neacutees surmonteacutees de deux sourcils eacutenormes et dont lrsquoeacuteloquence bien dif-feacuterente de son amour ne manquait pas de mordant

Monsieur Gravier eacutetait un petit homme gros et gras qui sous lrsquoEmpirechantait admirablement la romance et qui dut agrave ce talent le poste eacuteminentde payeur-geacuteneacuteral drsquoarmeacutee Mecircleacute agrave de grands inteacuterecircts en Espagne avec

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certains geacuteneacuteraux en chef appartenant alors agrave lrsquoopposition il sut mettreagrave profit ces liaisons parlementaires aupregraves du Ministre qui par eacutegard agravesa position perdue lui promit la recette de Sancerre et finit par la luilaisser acheter Lrsquoesprit leacuteger le ton du temps de lrsquoEmpire srsquoeacutetait alourdichez monsieur Gravier il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendrela diffeacuterence eacutenorme qui seacutepara les mœurs de la Restauration de cellesde lrsquoEmpire  mais il se croyait bien supeacuterieur agrave monsieur de Clagny satenue eacutetait de meilleur goucirct il suivait les modes il se montrait en giletjaune en pantalon gris en petites redingotes serreacutees il avait au cou descravates de soieries agrave la mode orneacutees de bagues agrave diamants  tandis que leProcureur du Roi ne sortait pas de lrsquohabit du pantalon et du gilet noirssouvent racircpeacutes

Ces quatre personnages srsquoextasiegraverent les premiers sur lrsquoinstructionle bon goucirct la finesse de Dinah et la proclamegraverent une femme de la plushaute intelligence Les femmes se dirent alors entre elles  ― Madame deLa Baudraye doit joliment se moquer de noushellip Cette opinion plus oumoins juste eut pour reacutesultat drsquoempecirccher les femmes drsquoaller agrave La Bau-draye Atteinte et convaincue de peacutedantisme parce qursquoelle parlait correc-tement Dinah fut surnommeacutee la Sapho de Saint-Satur Chacun finit par semoquer effronteacutement des preacutetendues grandes qualiteacutes de celle qui devintainsi lrsquoennemie des Sancerroises Enfin on alla jusqursquoagrave nier une supeacuterio-riteacute purement relative drsquoailleurs qui relevait les ignorances et ne leurpardonnait point Quand tout le monde est bossu la belle taille devientla monstruositeacute  Dinah fut donc regardeacutee comme monstrueuse et dan-gereuse et le deacutesert se fit autour drsquoelle Eacutetonneacutee de ne voir les femmesmalgreacute ses avances qursquoagrave de longs intervalles et pendant des visites dequelques minutes Dinah demanda la raison de ce pheacutenomegravene agrave monsieurde Clagny

― Vous ecirctes une femme trop supeacuterieure pour que les autres femmesvous aiment reacutepondit le Procureur du Roi

Monsieur Gravier que la pauvre deacutelaisseacutee interrogea se fit eacutenormeacute-ment prier pour lui dire  ― Mais belle dame vous ne vous contentez pasdrsquoecirctre charmante vous avez de lrsquoesprit vous ecirctes instruite vous ecirctes aufait de tout ce qui srsquoeacutecrit vous aimez la poeacutesie vous ecirctes musicienne etvous avez une conversation ravissante  les femmes ne pardonnent pas

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tant de supeacuterioriteacutes hellipLes hommes dirent agrave monsieur de La Baudraye  ― Vous qui avez une

femme supeacuterieure vous ecirctes bien heureuxhellip Et il finit par dire  ― Moi quiai une femme supeacuterieure je suis bien etchellip

Madame Pieacutedefer flatteacutee dans sa fille se permit aussi de dire deschoses dans ce genre  ― Ma fille qui est une femme tregraves-supeacuterieure eacutecri-vait hier agrave madame de Fontaine telles telles choses

Pour qui connaicirct le monde la France Paris nrsquoest-il pas vrai que beau-coup de ceacuteleacutebriteacutes se sont eacutetablies ainsi 

Au bout de deux ans vers la fin de lrsquoanneacutee 1825 Dinah de La Baudrayefut accuseacutee de ne vouloir recevoir que des hommes  puis on lui fit uncrime de son eacuteloignement pour les femmes Pas une de ses deacutemarchesmecircme la plus indiffeacuterente ne passait sans ecirctre critiqueacutee ou deacutenatureacuteeApregraves avoir fait tous les sacrifices qursquoune femme bien eacuteleveacutee pouvait faireet avoir mis les proceacutedeacutes de son cocircteacute madame de La Baudraye eut le tortde reacutepondre agrave une fausse amie qui vint deacuteplorer son isolement  ― Jrsquoaimemieux mon eacutecuelle vide que rien dedans 

Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre et fut plustard cruellement retourneacutee contre la Sapho de Saint-Satur quand en lavoyant sans enfants apregraves cinq ans de mariage on se moqua du petit LaBaudraye

Pour faire comprendre cette plaisanterie de province il est neacutecessairede rappeler au souvenir de ceux qui lrsquoont connu le Bailli de Ferrette dequi lrsquoon disait qursquoil eacutetait lrsquohomme le plus courageux de lrsquoEurope parceqursquoil osait marcher sur ses deux jambes et qursquoon accusait aussi de mettredu plomb dans ses souliers pour ne pas ecirctre emporteacute par le vent Mon-sieur de La Baudraye petit homme jeune et quasi diaphane eucirct eacuteteacute prispar le Bailli de Ferrette pour premier gentilhomme de sa chambre si cediplomate eucirct eacuteteacute quelque peu Grand-Duc de Bade au lieu drsquoen ecirctre lrsquoen-voyeacute Monsieur de La Baudraye dont les jambes eacutetaient si grecircles qursquoilmettait par deacutecence de faux mollets dont les cuisses ressemblaient aubras drsquoun homme bien constitueacute dont le torse figurait assez bien le corpsdrsquoun hanneton eucirct eacuteteacute pour le bailli de Ferrette une flatterie perpeacutetuelleEn marchant le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibiatant il en faisait peu mystegravere et remerciait ceux qui lrsquoavertissaient de ce

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leacuteger contre-sens Il conserva les culottes courtes les bas de soie noirset le gilet blanc jusqursquoen 1824 Apregraves son mariage il porta des pantalonsbleus et des bottes agrave talons ce qui fit dire agrave tout Sancerre qursquoil srsquoeacutetaitdonneacute deux pouces pour atteindre au menton de sa femme On lui vitpendant dix ans la mecircme petite redingote vert-bouteille agrave grands boutonsde meacutetal blancs et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide etchafouine eacuteclaireacutee par des yeux drsquoun gris bleu fins et calmes comme desyeux de chat Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduiteil paraissait rendre sa femme tregraves-heureuse en ayant lrsquoair de ne jamais lacontrarier il lui laissait la parole et se contentait drsquoagir avec la lenteurmais avec la teacutenaciteacute drsquoun insecte

Adoreacutee pour sa beauteacute sans rivale admireacutee pour son esprit par leshommes les plus comme il faut de Sancerre Dinah entretint cette admira-tion par des conversations auxquelles dit-on plus tard elle se preacuteparaitEn se voyant eacutecouteacutee avec extase elle srsquohabitua par degreacutes agrave srsquoeacutecouteraussi prit plaisir agrave peacuterorer et finit par regarder ses amis comme autantde confidents de trageacutedie destineacutes agrave lui donner la reacuteplique Elle se procuradrsquoailleurs une fort belle collection de phrases et drsquoideacutees soit par ses lec-tures soit en srsquoassimilant les penseacutees de ses habitueacutes et devint ainsi uneespegravece de serinette dont les airs partaient degraves qursquoun accident de la conver-sation en accrochait la deacutetente Alteacutereacutee de savoir rendons-lui cette justiceDinah lut tout jusqursquoagrave des livres demeacutedecine de statistique de science dejurisprudence  car elle ne savait agrave quoi employer sesmatineacutees apregraves avoirpasseacute ses fleurs en revue et donneacute ses ordres au jardinier Doueacutee drsquounebelle meacutemoire et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditeacute drsquoun styleeacutetudieacute Aussi de Cosne de La Chariteacute de Nevers sur la rive droite etde Leacutereacute de Vailly drsquoArgent de Blancafort drsquoAubigneacute sur la rive gauchevenait-on se faire preacutesenter agrave madame de La Baudraye comme en Suisseon se faisait preacutesenter agrave madame de Staeumll Ceux qui nrsquoentendaient qursquouneseule fois les airs de cette tabatiegravere suisse srsquoen allaient eacutetourdis et disaientde Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses agrave dixlieues agrave la ronde

Il existe dans lrsquoadmiration qursquoon inspire ou dans lrsquoaction drsquoun rocirclejoueacute je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas agrave la critique drsquoar-

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river agrave lrsquoidole Une atmosphegravere produite peut-ecirctre par une constante di-latation nerveuse fait comme un nimbe agrave travers lequel on voit le mondeau-dessous de soi Comment expliquer autrement la perpeacutetuelle bonnefoi qui preacuteside agrave tant de nouvelles repreacutesentations des mecircmes effets et lacontinuelle meacuteconnaissance du conseil que donnent ou les enfants si ter-ribles pour leurs parents ou les maris si familiariseacutes avec les innocentesroueries de leurs femmes Monsieur de La Baudraye avait la candeur drsquounhomme qui deacuteploie un parapluie aux premiegraveres gouttes tombeacutees  quandsa femme entamait la question de la traite des negravegres ou lrsquoameacutelioration dusort des forccedilats il prenait sa petite casquette bleue et srsquoeacutevadait sans bruitavec la certitude de pouvoir aller agrave Saint-Thibault surveiller une livraisonde poinccedilons et revenir une heure apregraves en retrouvant la discussion agrave peupregraves mucircrie Srsquoil nrsquoavait rien agrave faire il allait se promener sur le Mail drsquoougravese deacutecouvre lrsquoadmirable panorama de la valleacutee de la Loire et prenait unbain drsquoair pendant que sa femme exeacutecutait une sonate de paroles et desduos de dialectique

Une fois poseacutee en femme supeacuterieure Dinah voulut donner des gagesvisibles de son amour pour les creacuteations les plus remarquables de lrsquoArt car elle srsquoassocia vivement aux ideacutees de lrsquoeacutecole romantique en comprenantdans lrsquoArt la poeacutesie et la peinture la page et la statue le meuble et lrsquoopeacuteraAussi devint-elle moyen-acircgiste Elle srsquoenquit des curiositeacutes qui pouvaientdater de la Renaissance et fit de ses fidegraveles autant de commissionnairesdeacutevoueacutes Elle acquit ainsi dans les premiers jours de son mariage le mo-bilier des Rouget agrave Issoudun lors de la vente qui eut lieu vers le commen-cement de 1824 Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans laHaute-Loire Aux eacutetrennes ou le jour de sa fecircte ses amis ne manquaientjamais agrave lui offrir quelques rareteacutes Ces fantaisies trouvegraverent gracircce auxyeux de monsieur de La Baudraye il eut lrsquoair de sacrifier quelques eacutecusau goucirct de sa femme  mais en reacutealiteacute lrsquohomme aux terres songeait agrave sonchacircteau drsquoAnzy Ces antiquiteacutes coucirctaient alors beaucoup moins que desmeubles modernes Au bout de cinq ou six ans lrsquoantichambre la salle agravemanger les deux salons et le boudoir que Dinah srsquoeacutetait arrangeacutes au rez-de-chausseacutee de La Baudraye tout jusqursquoagrave la cage de lrsquoescalier regorgeade chefs-drsquoœuvre trieacutes dans les quatre deacutepartements environnants Cetentourage qualifieacute drsquoeacutetrange dans le pays fut en harmonie avec Dinah

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Ces merveilles sur le point de revenir agrave la mode frappaient lrsquoimaginationdes gens preacutesenteacutes ils srsquoattendaient agrave des conceptions bizarres et ils trou-vaient leur attente surpasseacutee en voyant agrave travers un monde de fleurs cescatacombes de vieilleries disposeacutees comme chez feu du Sommerard cetOld Mortality des meubles  Ces trouvailles eacutetaient drsquoailleurs autant deressorts qui sur une question faisaient jaillir des tirades sur Jean Gou-jon sur Michel Columb sur Germain Pilon sur Boulle sur Van Huysiumsur Boucher ce grand peintre berrichon  sur Clodion le sculpteur en boissur les placages veacutenitiens sur Brustolone teacutenor italien le Michel-Angedes cadres  sur les treiziegraveme quatorziegraveme quinziegraveme seiziegraveme et dix-septiegraveme siegravecles sur les eacutemaux de Bernard de Palissy sur ceux de Petitotsur les gravures drsquoAlbrecht Durer (elle prononccedilait Dur) sur les veacutelinsenlumineacutes sur le gothique fleuri flamboyant orneacute pur agrave renverser lesvieillards et agrave enthousiasmer les jeunes gens

Animeacutee du deacutesir de vivifier Sancerre madame de La Baudraye tentadrsquoy former une Socieacuteteacute dite Litteacuteraire Le preacutesident du tribunal monsieurBoirouge qui se trouvait alors sur les bras une maison agrave jardin provenantde la succession Popinot-Chandier favorisa la creacuteation de cette SocieacuteteacuteCe ruseacute magistrat vint srsquoentendre sur les statuts avec madame de La Bau-draye il voulut ecirctre un des fondateurs et loua sa maison pour quinze ansagrave la Socieacuteteacute Litteacuteraire Degraves la seconde anneacutee on y jouait aux dominosau billard agrave la bouillotte en buvant du vin chaud sucreacute du punch et desliqueurs On y fit quelques petits soupers fins et lrsquoon y donna des balsmasqueacutes au carnaval En fait de litteacuterature on y lut les journaux lrsquoon yparla politique et lrsquoon y causa drsquoaffaires Monsieur de La Baudraye y allaitassidument agrave cause de sa femme disait-il plaisamment

Ces reacutesultats navregraverent cette femme supeacuterieure qui deacutesespeacutera de San-cerre et concentra degraves lors dans son salon tout lrsquoesprit du pays Neacutean-moins malgreacute la bonne volonteacute de messieurs de Chargebœuf Gravierde Clagny de lrsquoabbeacute Duret des premier et second substituts drsquoun jeunemeacutedecin drsquoun jeune juge-suppleacuteant aveugles admirateurs de Dinah il yeut des moments ougrave de guerre lasse on se permit des excursions dansle domaine des agreacuteables futiliteacutes qui composent le fonds commun desconversations du monde Monsieur Gravier appelait cela  passer du graveau doux Le wisth de lrsquoabbeacute Duret faisait une utile diversion aux quasi-

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monologues de la Diviniteacute Les trois rivaux fatigueacutes de tenir leur esprittendu sur des discussions de lrsquoordre le plus eacuteleveacute car ils caracteacuterisaientainsi leurs conversations mais nrsquoosant teacutemoigner la moindre satieacuteteacute setournaient parfois drsquoun air cacirclin vers le vieux precirctre

― Monsieur le cureacute meurt drsquoenvie de faire sa petite partie disaient-ilsLe spirituel cureacute se precirctait assez bien agrave lrsquohypocrisie de ses complices

il reacutesistait il srsquoeacutecriait  ― Nous perdrions trop agrave ne pas eacutecouter notre belleinspireacutee  Et il stimulait la geacuteneacuterositeacute de Dinah qui finissait par avoir pitieacutede son cher cureacute

Cette manœuvre hardie inventeacutee par le Sous-Preacutefet fut pratiqueacutee avectant drsquoastuce que Dinah ne soupccedilonna jamais lrsquoeacutevasion de ses forccedilats dansle preacuteau de la table agrave jouer On lui laissait alors le jeune substitut ou lemeacutedecin agrave gehenner Un jeune proprieacutetaire le dandy de Sancerre perditles bonnes gracircces de Dinah pour quelques imprudentes deacutemonstrationsApregraves avoir solliciteacute lrsquohonneur drsquoecirctre admis dans ce Ceacutenacle en se flattantdrsquoen enlever la fleur aux autoriteacutes constitueacutees qui la cultivaient il eut lemalheur de bacirciller pendant une explication queDinah daignait lui donnerpour la quatriegraveme fois il est vrai de la philosophie de Kant Monsieur deLa Thaumassiegravere le petit-fils de lrsquohistorien de Berry fut regardeacute commeun homme compleacutetement deacutepourvu drsquointelligence et drsquoacircme

Les trois amoureux en titre se soumettaient agrave ces exorbitantes deacute-penses drsquoesprit et drsquoattention dans lrsquoespoir du plus doux des triomphesau moment ougrave Dinah srsquohumaniserait car aucun drsquoeux nrsquoeucirct lrsquoaudace depenser qursquoelle perdrait son innocence conjugale avant drsquoavoir perdu sesillusions En 1826 eacutepoque agrave laquelle Dinah se vit entoureacutee drsquohommageselle atteignait agrave sa vingtiegraveme anneacutee et lrsquoabbeacute Duret la maintenait dansune espegravece de ferveur catholique  les adorateurs de Dinah se contentaientdonc de lrsquoaccabler de petits soins ils la comblaient de services drsquoatten-tions heureux drsquoecirctre pris pour les chevaliers drsquohonneur de cette reine parles gens preacutesenteacutes qui passaient une ou deux soireacutees agrave La Baudraye

― Madame de La Baudraye est un fruit qursquoil faut laisser mucircrir telleeacutetait lrsquoopinion de monsieur Gravier qui attendait

Quant au magistrat il eacutecrivait des lettres de quatre pages auxquellesDinah reacutepondait par des paroles calmantes en tournant apregraves le dicircner au-tour de son boulingrin en srsquoappuyant sur le bras de son adorateur Gardeacutee

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par ces trois passions madame de La Baudraye drsquoailleurs accompagneacuteede sa deacutevote megravere eacutevita tous les malheurs de la meacutedisance Il fut si patentdans Sancerre qursquoaucun de ces trois hommes nrsquoen laissait un seul pregraves demadame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comeacutedie Pour al-ler de la Porte-Ceacutesar agrave Saint-Thibault il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts et que dans les pays de montagneson appelle une coursiegravere mais qui se nomme agrave Sancerre le Casse-cou Cenom indique assez un sentier traceacute sur la pente la plus roide de la mon-tagne encombreacute de pierres et encaisseacute par les talus des clos de vignes Enprenant le Casse-cou lrsquoon abregravege la route de Sancerre agrave La Baudraye Lesfemmes jalouses de la Sapho de Saint-Satur se promenaient sur le Mailpour regarder ce Longchamps des autoriteacutes que souvent elles arrecirctaienten engageant dans quelque conversation tantocirct le Sous-Preacutefet tantocirct leProcureur du Roi qui donnaient alors les marques drsquoune visible impa-tience ou drsquoune impertinente distraction Comme du Mail on deacutecouvreles tourelles de La Baudraye plus drsquoun jeune homme y venait contemplerla demeure de Dinah en enviant le privileacutege des dix ou douze habitueacutesqui passaient la soireacutee aupregraves de la reine du Sancerrois Monsieur de LaBaudraye eut bientocirct remarqueacute lrsquoascendant que sa qualiteacute demari lui don-nait sur les galants de sa femme et il se servit drsquoeux avec la plus entiegraverecandeur il obtint des deacutegregravevements de contribution et gagna deux pro-cillons Dans tous ses litiges il fit pressentir lrsquoautoriteacute du Procureur duRoi de maniegravere agrave ne plus se rien voir contester et il eacutetait difficultueux etprocessif en affaires comme tous les nains mais toujours avec douceur

Neacuteanmoins plus lrsquoinnocence de madame de La Baudraye eacuteclataitmoins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes Sou-vent chez la preacutesidente Boirouge les dames drsquoun certain acircge discutaientpendant des soireacutees entiegraveres entre elles bien entendu sur le meacutenage LaBaudraye Toutes pressentaient un de ces mystegraveres dont le secret inteacute-resse vivement les femmes agrave qui la vie est connue Il se jouait en effet agrave LaBaudraye une de ces longues et monotones trageacutedies conjugales qui de-meureraient eacuteternellement inconnues si lrsquoavide scalpel du Dix-NeuviegravemeSiegravecle nrsquoallait pas conduit par la neacutecessiteacute de trouver du nouveau fouillerles coins les plus obscurs du cœur ou si vous voulez ceux que la pudeurdes siegravecles preacuteceacutedents avait respecteacutes Et ce drame domestique explique

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assez bien la vertu de Dinah pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariageUne jeune fille dont les succegraves au pensionnat Chamarolles avaient eu

lrsquoorgueil pour ressort dont le premier calcul avait eacuteteacute reacutecompenseacute parune premiegravere victoire ne devait pas srsquoarrecircter en si beau cheminQuelquecheacutetif que parucirct ecirctre monsieur de La Baudraye il fut pour mademoiselleDinah Pieacutedefer un parti vraiment inespeacutereacute Quelle pouvait ecirctre lrsquoarriegravere-penseacutee de ce vigneron en se mariant agrave quarante-quatre ans avec unejeune fille de dix-sept ans et quel parti sa femme pouvait-elle tirer delui  Tel fut le premier texte des meacuteditations de Dinah Le petit hommetrompa perpeacutetuellement lrsquoobservation de sa femme Ainsi tout drsquoabordil laissa prendre les deux preacutecieux hectares perdus en agreacutement autourde La Baudraye et il donna presque geacuteneacutereusement les sept agrave huit millefrancs neacutecessaires aux arrangements inteacuterieurs dirigeacutes par Dinah qui putacheter agrave Issoudun le mobilier Rouget et entreprendre chez elle le sys-tegraveme de ses deacutecorations Moyen-Acircge Louis XIV et Pompadour La jeunemarieacutee eut alors peine agrave croire que monsieur de La Baudraye fucirct avarecomme on le lui disait ou elle put penser avoir conquis un peu drsquoascen-dant sur lui Cette erreur dura dix-huit mois Apregraves le second voyage demonsieur de La Baudraye agrave Paris Dinah reconnut chez lui la froideurpolaire des avares de province en tout ce qui concernait lrsquoargent A lapremiegravere demande de capitaux elle joua la plus gracieuse de ces comeacute-dies dont le secret vient drsquoEgraveve  mais le petit homme expliqua nettementagrave sa femme qursquoil lui donnait deux cents francs par mois pour sa deacutepensepersonnelle qursquoil servait douze cents francs de rente viagegravere agrave madamePieacutedefer pour le domaine de La Hautoy qursquoainsi les mille eacutecus de la doteacutetaient deacutepasseacutes drsquoune somme de deux cents francs par an

― Je ne vous parle pas des deacutepenses de notre maison dit-il en termi-nant je vous laisse offrir des brioches et du theacute le soir agrave vos amis car ilfaut que vous vous amusiez  mais moi qui ne deacutepensais pas quinze centsfrancs par an avant mon mariage je deacutepense aujourdrsquohui six mille francsy compris les impositions les reacuteparations et crsquoest un peu trop eu eacutegardagrave la nature de nos biens Un vigneron nrsquoest jamais sucircr que de sa deacutepense les faccedilons les impocircts les tonneaux  tandis que la recette deacutepend drsquouncoup de soleil ou drsquoune geleacutee Les petits proprieacutetaires comme nous dontles revenus sont loin drsquoecirctre fixes doivent tabler sur leur minimum car

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ils nrsquoont aucun moyen de reacuteparer un exceacutedant de deacutepense ou une perteQue deviendrions-nous si unmarchand de vin faisait faillite  Aussi pourmoi des billets agrave toucher sont-ils des feuilles de chou Pour vivre commenous vivons nous devons donc avoir sans cesse une anneacutee de revenusdevant nous et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes

Il suffit drsquoune reacutesistance quelconque pour qursquoune femme deacutesire lavaincre et Dinah se heurta contre une acircme de bronze cotonneacutee des ma-niegraveres les plus douces Elle essaya drsquoinspirer des craintes et de la jalousieagrave ce petit homme mais elle le trouva cantonneacute dans la tranquilliteacute la plusinsolente Il quittait Dinah pour aller agrave Paris avec la certitude qursquoaurait euMeacutedor de la fideacuteliteacute drsquoAngeacutelique Quand elle se fit froide et deacutedaigneusepour piquer au vif cet avorton par le meacutepris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la preacutecision drsquoune vis depressoir monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixescomme ceux drsquoun chat qui devant un trouble domestique attend la me-nace drsquoun coup avant de quitter la place Lrsquoespegravece drsquoinquieacutetude inexpli-cable qui perccedilait agrave travers cette muette indiffeacuterence eacutepouvanta presquecette jeune femme de vingt ans elle ne comprit pas tout drsquoabord lrsquoeacutegoiumlstetranquilliteacute de cet homme comparable agrave un pot fecircleacute qui pour vivre avaitreacutegleacute les mouvements de son existence avec la preacutecision fatale que leshorlogers donnent agrave leurs pendules Aussi le petit homme eacutechappait-ilsans cesse agrave sa femme elle le combattait toujours agrave dix pieds au-dessusde la tecircte

Il est plus facile de comprendre que de deacutepeindre les rages auxquellesse livra Dinah quand elle se vit condamneacutee agrave ne pas sortir de La Bau-draye ni de Sancerre elle qui recircvait le maniement de la fortune et ladirection de ce nain agrave qui degraves lrsquoabord (drsquoabord) geacuteante elle avait obeacuteipour commander Dans lrsquoespoir de deacutebuter un jour sur le grand theacuteacirctrede Paris elle acceptait le vulgaire encens de ses chevaliers drsquohonneur ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de lrsquourne eacutelecto-rale car elle lui crut de lrsquoambition en le voyant revenir par trois fois deParis apregraves avoir gravi chaque fois un nouveau bacircton de lrsquoeacutechelle socialeMais quand elle interrogea le cœur de cet homme elle frappa commesur du marbre hellip Lrsquoex-receveur lrsquoex-reacutefeacuterendaire le maicirctre des requecircteslrsquoofficier de la Leacutegion-drsquoHonneur le commissaire royal eacutetait une taupe

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occupeacutee agrave tracer ses souterrains autour drsquoune piegravece de vigne  Quelqueseacuteleacutegies furent alors verseacutees dans le cœur du Procureur du Roi du Sous-Preacutefet et mecircme demonsieur Gravier qui tous en devinrent plus attacheacutesagrave cette sublime victime  car elle se garda bien comme toutes les femmesdrsquoailleurs de parler de ses calculs et comme toutes les femmes aussi ense voyant hors drsquoeacutetat de speacuteculer elle honnit la speacuteculation

Dinah battue par ces tempecirctes inteacuterieures atteignit indeacutecise agrave lrsquoan-neacutee 1827 ougrave vers la fin de lrsquoautomne eacuteclata la nouvelle de lrsquoacquisitionde la terre drsquoAnzy par le baron de La Baudraye Ce petit vieux eut alorsun mouvement de joie orgueilleuse qui changea pour quelques mois lesideacutees de sa femme  elle crut agrave je ne sais quoi de grand chez lui en luivoyant solliciter lrsquoeacuterection drsquoun majorat Dans son triomphe le petit ba-ron srsquoeacutecria  ― Dinah vous serez comtesse un jour  Il se fit alors entreles deux eacutepoux de ces replacirctrages qui ne tiennent pas et qui devaientfatiguer autant qursquohumilier une femme dont les supeacuterioriteacutes apparenteseacutetaient fausses et dont les supeacuterioriteacutes cacheacutees eacutetaient reacuteelles Ce contre-sens bizarre est plus freacutequent qursquoon ne le pense Dinah qui se rendaitridicule par les travers de son esprit eacutetait grande par les qualiteacutes de sonacircme  mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumiegraveretandis que la vie de province adulteacuterait de jour en jour la petite monnaiede son esprit Par un pheacutenomegravene contraire monsieur de La Baudrayesans force sans acircme et sans esprit devait paraicirctre un jour avoir un grandcaractegravere en suivant tranquillement un plan de conduite drsquoougrave sa deacutebiliteacutene lui permettait pas de sortir

Ceci fut dans cette existence une premiegravere phase qui dura six ans etpendant laquelle Dinah devint heacutelas  une femme de province A Parisil existe plusieurs espegraveces de femmes  il y a la duchesse et la femme dufinancier lrsquoambassadrice et la femme du consul la femme du ministre quiest ministre et la femme de celui qui ne lrsquoest plus  il y a la femme comme ilfaut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine  mais en provinceil nrsquoy a qursquoune femme et cette pauvre femme est la femme de provinceCette observation indique une des grandes plaies de notre socieacuteteacute mo-derne Sachons-le bien  la France au dix-neuviegraveme siegravecle est partageacutee endeux grandes zones  Paris et la province  la province jalouse de Paris Pa-ris ne pensant agrave la province que pour lui demander de lrsquoargent Autrefois

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Paris eacutetait la premiegravere ville de province la Cour primait la Ville  mainte-nant Paris est toute la Cour la Province est toute la VilleQuelque grandequelque belle quelque forte que soit agrave son deacutebut une jeune fille neacutee dansun deacutepartement quelconque  si comme Dinah Pieacutedefer elle se marie enprovince et si elle y reste elle devient bientocirct femme de province Malgreacuteses projets arrecircteacutes les lieux communs la meacutediocriteacute des ideacutees lrsquoinsou-ciance de la toilette lrsquohorticulture des vulgariteacutes envahissent lrsquoecirctre su-blime cacheacute dans cette acircme neuve et tout est dit la belle plante deacutepeacuteritComment en serait-il autrement  Degraves leur bas acircge les jeunes filles de pro-vince ne voient que des gens de province autour drsquoelles elles nrsquoinvententpas mieux elles nrsquoont agrave choisir qursquoentre des meacutediocriteacutes les pegraveres de pro-vince ne marient leurs filles qursquoagrave des garccedilons de province  personne nrsquoalrsquoideacutee de croiser les races lrsquoesprit srsquoabacirctardit neacutecessairement  aussi dansbeaucoup de villes lrsquointelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid Lrsquohomme srsquoy rabougrit sous les deux espegraveces car la sinistre ideacuteedes convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimo-niales Les gens de talent les artistes les hommes supeacuterieurs tout coq agraveplumes eacuteclatantes srsquoenvole agrave Paris Infeacuterieure comme femme une femmede province est encore infeacuterieure par son mari Vivez donc heureuse avecces deux penseacutees eacutecrasantes  Mais lrsquoinfeacuterioriteacute conjugale et lrsquoinfeacuterioriteacuteradicale de la femme de province sont aggraveacutees drsquoune troisiegraveme et ter-rible infeacuterioriteacute qui contribue agrave rendre cette figure segraveche et sombre agrave lareacutetreacutecir agrave lrsquoamoindrir agrave la grimer fatalement Lrsquoune des plus agreacuteablesflatteries que les femmes srsquoadressent agrave elles-mecircmes nrsquoest-elle pas la certi-tude drsquoecirctre pour quelque chose dans la vie drsquoun homme supeacuterieur choisipar elles en connaissance de cause comme pour prendre leur revanchedu mariage ougrave leurs goucircts ont eacuteteacute peu consulteacutes  Or en province srsquoil nrsquoya point de supeacuterioriteacute chez les maris il en existe encore moins chez lesceacutelibataires Aussi quand la femme de province commet sa petite fautesrsquoest-elle toujours eacuteprise drsquoun preacutetendu bel homme ou drsquoun dandy indi-gegravene drsquoun garccedilon qui porte des gants qui passe pour savoir monter agravecheval  mais au fond de son cœur elle sait que ses vœux poursuivent unlieu commun plus ou moins bien vecirctu Dinah fut preacuteserveacutee de ce dangerpar lrsquoideacutee qursquoon lui avait donneacutee de sa supeacuterioriteacute Elle nrsquoeucirct pas eacuteteacute pen-dant les premiers jours de son mariage aussi bien gardeacutee qursquoelle le fut par

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sa megravere dont la preacutesence ne lui fut importune qursquoau moment ougrave elle eutinteacuterecirct agrave lrsquoeacutecarter elle aurait eacuteteacute gardeacutee par son orgueil et par la hauteuragrave laquelle elle placcedilait ses destineacutees Assez flatteacutee de se voir entoureacutee drsquoad-mirateurs elle ne vit pas drsquoamant parmi eux Aucun homme ne reacutealisa lepoeacutetique ideacuteal qursquoelle avait jadis crayonneacute de concert avec Anna Grosse-tecircte Quand vaincue par les tentations involontaires que les hommageseacuteveillaient en elle elle se dit  ― Qui choisirais-je srsquoil fallait absolumentse donner  elle se sentit une preacutefeacuterence pour monsieur de Chargebœufgentilhomme de bonne maison dont la personne et les maniegraveres lui plai-saient mais dont lrsquoesprit froid dont lrsquoeacutegoiumlsme dont lrsquoambition borneacutee agraveune preacutefecture et agrave un bon mariage la reacutevoltaient Au premier mot desa famille qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue le vi-comte avait deacutejagrave laisseacute sans remords dans sa premiegravere sous-preacutefecture unefemme adoreacutee Au contraire la personne de monsieur de Clagny le seuldont lrsquoesprit parlacirct agrave celui de Dinah dont lrsquoambition avait lrsquoamour pourprincipe et qui savait aimer lui deacuteplaisait souverainementQuand elle futcondamneacutee agrave rester encore six ans agrave La Baudraye elle allait accepter lessoins de monsieur le vicomte de Chargebœuf  mais il fut nommeacute preacutefet etquitta le pays Au grand contentement du Procureur du Roi le nouveauSous-Preacutefet fut un homme marieacute dont la femme devint intime avec Di-nah Monsieur de Clagny nrsquoeut plus agrave combattre drsquoautre rivaliteacute que cellede monsieur Gravier Or monsieur Gravier eacutetait le type du quadrageacutenairedont se servent et dont se moquent les femmes dont les espeacuterances sontsavamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin drsquounebecircte de somme En six ans parmi tous les gens qui lui furent preacutesenteacutes devingt lieues agrave la ronde il ne srsquoen trouva pas un seul agrave lrsquoaspect de qui Dinahressentit cette commotion que cause la beauteacute la croyance au bonheur lechoc drsquoune acircme supeacuterieure ou le pressentiment drsquoun amour quelconquemecircme malheureux

Aucune des preacutecieuses faculteacutes de Dinah ne put donc se deacutevelopperelle deacutevora les blessures faites agrave son orgueil constamment opprimeacute parson mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scegravene desa vie Obligeacutee drsquoenterrer les treacutesors de son amour elle ne livra que desdehors agrave sa socieacuteteacute Par moments elle se secouait elle voulait prendre unereacutesolution virile  mais elle eacutetait tenue en lisiegraveres par la question drsquoargent

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Ainsi lentement et malgreacute les protestations ambitieuses malgreacute les reacutecri-minations eacuteleacutegiaques de son esprit elle subissait les transformations pro-vinciales qui viennent drsquoecirctre deacutecrites Chaque jour emportait un lambeaude ses premiegraveres reacutesolutions Elle srsquoeacutetait eacutecrit un programme de soins detoilette que par degreacutes elle abandonna Si drsquoabord elle suivit les modessi elle se tint au courant des petites inventions du luxe elle fut forceacuteede restreindre ses achats au chiffre de sa pension Au lieu de quatre cha-peaux de six bonnets de six robes elle se contenta drsquoune robe par saisonOn la trouva si jolie dans un certain chapeau qursquoelle fit servir le chapeaulrsquoanneacutee suivante Il en fut de tout ainsi Souvent elle immola les exigencesde sa toilette au deacutesir drsquoavoir un meuble gothique Elle en arriva deacutes laseptiegraveme anneacutee agrave trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robesdu matin par la plus habile couturiegravere du pays Sa megravere son mari sesamis la trouvegraverent charmante ainsi Comme elle nrsquoavait sous les yeux au-cun terme de comparaison elle tomba dans les pieacuteges tendus aux femmesde province Si une Parisienne nrsquoa pas les hanches assez bien dessineacuteesson esprit inventif et lrsquoenvie de plaire lui font trouver quelque remegravedeheacuteroiumlque  si elle a quelque vice quelque grain de laideur une tare quel-conque elle est capable drsquoen faire un agreacutement cela se voit souvent  maisla femme de province jamais  Si sa taille est trop courte si son embon-point se place mal eh  bien elle en prend son parti et ses adorateurssous peine de ne pas lrsquoaimer doivent lrsquoaccepter comme elle est tandisque la Parisienne veut toujours ecirctre prise pour ce qursquoelle nrsquoest pas Delagrave ces tournures grotesques ces maigreurs effronteacutees ces ampleurs ridi-cules ces lignes disgracieuses offertes avec ingeacutenuiteacute auxquelles touteune ville srsquoest habitueacutee et qui eacutetonnent quand une femme de province seproduit agrave Paris ou devant des Parisiens Dinah dont la taille eacutetait sveltela fit valoir agrave outrance et ne srsquoaperccedilut point du moment ougrave elle devint ri-dicule ougrave lrsquoennui lrsquoayant maigrie elle parut ecirctre un squelette habilleacute Sesamis en la voyant tous les jours ne remarquaient point les changementsinsensibles de sa personne Ce pheacutenomegravene est un des reacutesultats naturelsde la vie de province Malgreacute le mariage une jeune fille reste encore pen-dant quelque temps belle la ville en est fiegravere  mais chacun la voit tous lesjours et quand on se voit tous les jours lrsquoobservation se blase Si commemadame de La Baudraye elle perd un peu de son eacuteclat on srsquoen aperccediloit agrave

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peine Il y a mieux une petite rougeur on la comprend on srsquoy inteacuteresseUne petite neacutegligence est adoreacutee Drsquoailleurs la physionomie est si bieneacutetudieacutee si bien comprise que les leacutegegraveres alteacuterations sont agrave peine remar-queacutees et peut-ecirctre finit-on par les regarder comme des grains de beauteacuteQuand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison elle parut avoir faitune concession agrave la philosophie du pays

Il en est du parler des faccedilons du langage et des ideacutees comme du sen-timent  lrsquoesprit se rouille aussi bien que le corps srsquoil ne se renouvelle pasdans le milieu parisien  mais ce en quoi la vie de province se signe le plusest le geste la deacutemarche les mouvements qui perdent cette agiliteacute queParis communique incessamment La femme de province est habitueacutee agravemarcher agrave se mouvoir dans une sphegravere sans accidents sans transitions elle nrsquoa rien agrave eacuteviter elle va comme les recrues dans Paris en ne se dou-tant pas qursquoil y ait des obstacles  car il ne srsquoen trouve pas pour elle danssa province ougrave elle est connue ougrave elle est toujours agrave sa place et ougrave tout lemonde lui fait place La femme perd alors le charme de lrsquoimpreacutevu Enfinavez-vous remarqueacute le singulier pheacutenomegravene de la reacuteaction que produitsur lrsquohomme la vie en commun  Les ecirctres tendent par le sens indeacuteleacutebilede lrsquoimitation simiesque agrave se modeler les uns sur les autres On prendsans srsquoen apercevoir les gestes les faccedilons de parler les attitudes les airsle visage les uns des autres En six ans Dinah se mit au diapason de sasocieacuteteacute En prenant les ideacutees de monsieur de Clagny elle en prit le son devoix  elle imita sans srsquoen apercevoir les maniegraveres masculines en ne voyantque des hommes  elle crut se garantir de tous leurs ridicules en srsquoen mo-quant  mais comme il arrive agrave certains railleurs il resta quelques teintesde cettemoquerie dans sa nature Une Parisienne a trop drsquoexemples de bongoucirct pour que le pheacutenomegravene contraire nrsquoarrive pas Ainsi les femmes deParis attendent lrsquoheure et le moment de se faire valoir  tandis que ma-dame de La Baudraye habitueacutee agrave se mettre en scegravene contracta je ne saisquoi de theacuteacirctral et de dominateur un air de prima donna entrant en scegraveneque des sourires moqueurs eussent bientocirct reacuteformeacutes agrave Paris

Quand elle eut acquis son fonds de ridicules et que trompeacutee par sesadorateurs enchanteacutes elle crut avoir acquis des gracircces nouvelles elle eutun moment de reacuteveil terrible qui fut comme lrsquoavalanche tombeacutee de lamontagne Dinah fut ravageacutee en un jour par une affreuse comparaison

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En 1828 apregraves le deacutepart de monsieur de Chargebœuf elle fut agiteacuteepar lrsquoattente drsquoun petit bonheur  elle allait revoir la baronne de FontaineA la mort de son pegravere le mari drsquoAnna devenu Directeur-Geacuteneacuteral au Mi-nistegravere des Finances mit agrave profit un congeacute pour mener sa femme en Italiependant son deuil Anna voulut srsquoarrecircter un jour agrave Sancerre chez son amiedrsquoenfance Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste Anna beaucoupmoins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah parut en baronne deFontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye malgreacute safatigue et son costume de route Anna descendit drsquoun charmant coupeacutede voyage chargeacute des cartons de la Parisienne  elle avait avec elle unefemme de chambre dont lrsquoeacuteleacutegance effraya Dinah Toutes les diffeacuterencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province eacuteclategraverent aux yeuxintelligents de Dinah elle se vit alors telle qursquoelle paraissait agrave son amiequi la trouvameacuteconnaissable Anna deacutepensait six mille francs par an pourelle le total de ce que coucirctait la maison de monsieur de La Baudraye Envingt-quatre heures les deux amies eacutechangegraverent bien des confidences  etla Parisienne se trouvant supeacuterieure au pheacutenix du pensionnat Chama-rolles eut pour son amie de province de ces bonteacutes de ces attentionsen lui expliquant certaines choses qui firent de bien autres blessures agraveDinah  car la provinciale reconnut que les supeacuterioriteacutes de la Parisienneeacutetaient en surface  tandis que les siennes eacutetaient agrave jamais enfouies

Apregraves le deacutepart drsquoAnna madame de La Baudraye alors acircgeacutee de vingt-deux ans tomba dans un deacutesespoir sans bornes

― Qursquoavez-vous  lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue― Anna apprenait agrave vivre dit-elle pendant que jrsquoapprenais agrave souffrirhellipIl se jouait en effet dans le meacutenage de madame de La Baudraye une

tragi-comeacutedie en harmonie avec ses luttes relativement agrave la fortune avecses transformations successives et dont apregraves lrsquoabbeacute Duret monsieur deClagny seul eut connaissance lorsque Dinah par deacutesœuvrement par va-niteacute peut ecirctre lui livra le secret de sa gloire anonyme

Quoique lrsquoalliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueusedans la litteacuterature franccedilaise il est neacuteanmoins des exceptions agrave cette regravegleCette histoire offrira donc une des deux violations qui dans ces Eacutetudesseront commises envers la charte du Conte  car pour faire entrevoir lesluttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans lrsquoabsoudre il est neacutecessaire

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drsquoanalyser un poegraveme le fruit de son profond deacutesespoirMise agrave bout de sa patience et de sa reacutesignation par le deacutepart du vi-

comte de Chargebœuf Dinah suivit le conseil du bon abbeacute Duret qui luidit de convertir ses mauvaises penseacutees en poeacutesie  ce qui peut-ecirctre ex-plique certains poegravetes

― Il vous arrivera comme agrave ceux qui riment des eacutepitaphes ou des eacuteleacute-gies sur les ecirctres qursquoils ont perdus  la douleur se calme au cœur agrave mesureque les alexandrins bouillonnent dans la tecircte

Ce poegraveme eacutetrange mit en reacutevolution les deacutepartements de lrsquoAllier dela Niegravevre et du Cher heureux de posseacuteder un poegravete capable de lutter avecles illustrations parisiennes PAQUITA LA SEacuteVILLANE par JANDIAZ futpublieacute dans lrsquoEacutecho duMorvan espegravece de Revue qui lutta pendant dix-huitmois contre lrsquoindiffeacuterence provinciale Quelques gens drsquoesprits preacuteten-dirent agrave Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune eacutecole quiproduisait alors ces poeacutesies excentriques pleines de verve et drsquoimages ougravelrsquoon obtint de grands effets en violant la muse sous preacutetexte de fantaisiesallemandes anglaises et romanes

Le poegraveme commenccedilait par ce chant

Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante campagneSes jours chauds aux soirs si frais Drsquoamour de ciel de patrieTristes filles de NeustrieVous ne parleriez jamaisCrsquoest que lagrave sont drsquoautres hommesQursquoau froid pays ougrave nous sommes Ah  lagrave du soir au matinOn entend sur la pelouseDanser la vive AndalouseEn pantoufles de satinVous rougiriez les premiegraveresDe vos danses si grossiegraveresDe votre laid Carnaval

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La muse du deacutepartement Chapitre

Dont le froid bleuit les jouesEt qui saute dans les bouesChausseacute de peau de chevalCrsquoest dans un bouge obscur crsquoest agrave de pacircles fillesQue Paquita redit ces chants Dans ce Rouen si noir dont les frecircles aiguillesMacircchent lrsquoorage avec leurs dents Dans ce Rouen si laid si bruyant si colegraverehellip

Une magnifique description de Rouen ougrave jamais Dinah nrsquoeacutetait alleacuteefaite avec cette brutaliteacute postiche qui dicta plus tard tant de poeacutesies juveacute-nalesques opposait la vie des citeacutes industrielles agrave la vie nonchalante delrsquoEspagne lrsquoamour du ciel et des beauteacutes humaines au culte des machinesenfin la poeacutesie agrave la speacuteculation Et Jan Diaz expliquait lrsquohorreur de Paquitapour la Normandie en disant 

Paquita voyez-vous naquit dans la SeacutevilleAu bleu ciel aux soirs embaumeacutes Elle eacutetait agrave treize ans la reine de sa villeEt tous voulaient en ecirctre aimeacutesOui trois toreacuteadors se firent tuer pour elle Car le prix du vainqueur eacutetaitUn seul baiser agrave prendre aux legravevres de la belleQue tout Seacuteville convoitait

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis agrave tantde courtisanes dans tant de preacutetendus poegravemes qursquoil serait fastidieux dereproduire ici les cent vers dont il se compose Mais pour juger deshardiesses auxquelles Dinah srsquoeacutetait abandonneacutee il suffit drsquoen donner laconclusion Selon lrsquoardente madame de La Baudraye Paquita fut si biencreacuteeacutee pour lrsquoamour qursquoelle pouvait difficilement rencontrer des cavaliersdignes drsquoelle  car

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La muse du deacutepartement Chapitre

dans sa volupteacute viveOn les eucirct vus tous succomberQuand au festin drsquoamour dans son humeur lasciveElle nrsquoeucirct fait que srsquoattabler

Elle a pourtant quitteacute Seacuteville la joyeuseSes bois et ses champs drsquoorangersPour un soldat normand qui la fit amoureuseEt lrsquoentraicircna dans ses foyersElle ne pleurait rien de son AndalousieCe soldat eacutetait son bonheur 

Mais il fallut un jour partir pour la RussieSur les pas du grand Empereur

Rien de plus deacutelicat que la peinture des adieux de lrsquoEspagnole et ducapitaine drsquoartillerie normand qui dans le deacutelire drsquoune passion rendueavec un sentiment digne de Byron exigeait de Paquita une promesse defideacuteliteacute absolue dans la catheacutedrale de Rouen agrave lrsquoautel de la Vierge qui

Quoique vierge est femme et jamais ne pardonneAux traicirctres en serments drsquoamour

Une grande portion du poegraveme eacutetait consacreacutee agrave la peinture des souf-frances de Paquita seule dans Rouen attendant la fin de la campagne elle se tordait aux barreaux de ses fenecirctres en voyant passer de joyeuxcouples elle contenait lrsquoamour dans son cœur avec une eacutenergie qui ladeacutevorait elle vivait de narcotiques elle se deacutepensait en recircves 

Elle faillit mourir mais elle fut fidegraveleQuand son soldat fut de retourA la fin de lrsquoanneacutee il retrouva la belle

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La muse du deacutepartement Chapitre

Digne encor de tout son amourMais lui pacircle et glaceacute par la froide RussieJusque dans la moelle des osAccueillit tristement sa languissante amiehellip

Le poegraveme avait eacuteteacute conccedilu pour cette situation exploiteacutee avec uneverve une audace qui donnait un peu trop raison agrave lrsquoabbeacute Duret Pa-quita en reconnaissant les limites ougrave finissait lrsquoamour ne se jetait pascomme Heacuteloiumlse et Julie dans lrsquoinfini dans lrsquoideacuteal  non elle allait ce quipeut-ecirctre est atrocement naturel dans la voie du Vice mais sans aucunegrandeur faute drsquoeacuteleacutements car il est difficile de trouver agrave Rouen des gensassez passionneacutes pourmettre une Paquita dans sonmilieu de luxe et drsquoeacuteleacute-gance Cette affreuse reacutealiteacute releveacutee par une sombre poeacutesie avait dicteacutequelques-unes de ces pages dont abuse la Poeacutesie moderne et un peu tropsemblables agrave ce que les peintres appellent des eacutecorcheacutes Par un retour em-preint de philosophie le poegravete apregraves avoir deacutepeint lrsquoinfacircme maison ougravelrsquoAndalouse achevait ses jours revenait au chant du deacutebut 

Paquita maintenant est vieille et rideacuteeEt crsquoeacutetait elle qui chantait Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante etchellip

La sombre eacutenergie empreinte en ce poegraveme drsquoenviron six cents vers etqui srsquoil est permis drsquoemprunter ce mot agrave la peinture faisait un vigoureuxrepoussoir agrave deux seacuteguidilles semblables agrave celle qui commence et ter-mine lrsquoœuvre cette macircle expression drsquoune douleur indicible eacutepouvantala femme que trois deacutepartements admiraient sous le frac noir de lrsquoano-nyme Tout en savourant les enivrantes deacutelices du succegraves Dinah craignitles meacutechanceteacutes de la province ougrave plus drsquoune femme en cas drsquoindiscreacute-tion voudrait voir des rapports entre lrsquoauteur et Paquita Puis la reacuteflexionvint  Dinah freacutemit de honte agrave lrsquoideacutee drsquoavoir exploiteacute quelques-unes de sesdouleurs

― Ne faites plus rien lui dit lrsquoabbeacute Duret vous ne seriez plus unefemme vous seriez un poegravete

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La muse du deacutepartement Chapitre

On chercha Jan Diaz agrave Moulins agrave Nevers agrave Bourges  mais Dinah futimpeacuteneacutetrable Pour ne pas laisser drsquoelle une mauvaise ideacutee dans le cas ougravequelque hasard fatal reacutevegravelerait son nom elle fit un charmant poegraveme endeux chants sur le Checircne de la Messe une tradition du Nivernais que voici

Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge en guerre les unscontre les autres vinrent agrave lrsquoaurore pour se livrer une bataille mortelleaux uns ou aux autres et se rencontregraverent dans la forecirct de Faye Entreles deux partis se dressa de dessous un checircne un precirctre dont lrsquoattitude ausoleil levant eut quelque chose de si frappant que les deux partis eacutecoutantses ordres entendirent la messe qui fut dite sous un checircne et agrave la voix delrsquoEacutevangile ils se reacuteconciliegraverent On montre encore un checircne quelconquedans le bois de Faye

Ce poegraveme infiniment supeacuterieur agrave Paquita la Seacutevillane eut beaucoupmoins de succegraves Depuis ce double essai madame de La Baudraye en sesachant poegravete eut des eacuteclairs soudains sur le front dans les yeux qui larendirent plus belle qursquoautrefois Elle jetait les yeux sur Paris elle aspiraitagrave la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye dans ses chicanesjournaliegraveres avec son mari dans son cercle ougrave les caractegraveres les inten-tions le discours eacutetaient trop connus pour ne pas ecirctre devenus agrave la longueennuyeux Si elle trouva dans ses travaux litteacuteraires une distraction agrave sesmalheurs  si dans le vide de sa vie la poeacutesie eut de grands retentisse-ments si elle occupa ses forces la litteacuterature lui fit prendre en haine lagrise et lourde atmosphegravere de province

Quand apregraves la reacutevolution de 1830 la gloire de Georges Sand rayonnasur le Berry beaucoup de villes enviegraverent agrave La Chacirctre le privilegravege drsquoavoirvu naicirctre une rivale agrave madame de Staeumll agrave Camille Maupin et furent as-sez disposeacutees agrave honorer les moindres talents feacuteminins Aussi vit-on alorsbeaucoup de Dixiegravemes Muses en France jeunes filles ou jeunes femmesdeacutetourneacutees drsquoune vie paisible par un semblant de gloire  Drsquoeacutetranges doc-trines se publiaient alors sur le rocircle que les femmes devaient jouer dansla Socieacuteteacute Sans que le bon sens qui fait le fond de lrsquoesprit en France en fucirctperverti lrsquoon passait aux femmes drsquoexprimer des ideacutees de professer dessentiments qursquoelles nrsquoeussent pas avoueacutes quelques anneacutees auparavantMonsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour reacuteunir en unpetit volume in-18 qui fut imprimeacute par Desroziers agrave Moulins les œuvres

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La muse du deacutepartement Chapitre

de Jan Diaz Il composa sur ce jeune eacutecrivain ravi si preacutematureacutement auxLettres une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de lrsquoeacutenigme mais qui nrsquoavait pas alors en litteacuterature le meacuterite de la nouveauteacute Cesplaisanteries excellentes quand lrsquoincognito se garde deviennent un peufroides quand plus tard lrsquoauteur se montre Mais sous ce rapport la no-tice sur Jan Diaz fils drsquoun prisonnier espagnol et neacute vers 1807 agrave Bourgesa des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Univer-selles Rien nrsquoymanque ni les noms des professeurs du colleacutege de Bourgesni ceux des condisciples du poegravete mort tels que Lousteau Bianchon etautres ceacutelegravebres berruyers qui sont censeacutes lrsquoavoir connu recircveur meacutelanco-lique annonccedilant de preacutecoces dispositions pour la poeacutesie Une eacuteleacutegie in-tituleacutee  Tristesse faite au colleacutege les deux poegravemes de Paquita la Seacutevillaneet du Checircne de la messe trois sonnets une description de la catheacutedrale deBourges et de lrsquohocirctel de Jacques-Cœur enfin une nouvelle intituleacutee Ca-rola donneacutee comme lrsquoœuvre pendant laquelle il avait eacuteteacute surpris par lamort formaient le bagage litteacuteraire du deacutefunt dont les derniers instantspleins de misegravere et de deacutesespoir devaient serrer le cœur des ecirctres sen-sibles de la Niegravevre du Bourbonnais du Cher et du Morvan ougrave il avaitexpireacute pregraves de Chacircteau-Chinon inconnu de tous mecircme de celle qursquoil ai-mait hellip

Ce petit volume jaune fut tireacute agrave deux cents exemplaires dont cent cin-quante se vendirent environ cinquante par deacutepartement Cette moyennedes acircmes sensibles et poeacutetiques dans trois deacutepartements de la France estde nature agrave rafraicircchir lrsquoenthousiasme des auteurs sur la furia francese quide nos jours se porte beaucoup plus sur les inteacuterecircts que sur les livres Leslibeacuteraliteacutes de monsieur de Clagny faites car il avait signeacute la notice Di-nah garda sept ou huit exemplaires enveloppeacutes dans les journaux forainsqui rendirent compte de cette publication Vingt exemplaires envoyeacutes auxjournaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de reacutedactionNathan pris pour dupe ainsi que plusieurs Berrichons fit sur le grandhomme un article ougrave il lui trouva toutes les qualiteacutes qursquoon accorde auxgens enterreacutes Lousteau rendu prudent par ses camarades de colleacutege quine se rappelaient point Jan Diaz attendit des nouvelles de Sancerre etapprit que Jan Diaz eacutetait le pseudonyme drsquoune femme On se passionnadans lrsquoarrondissement de Sancerre pour madame de La Baudraye en qui

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lrsquoon voulut voir la future rivale de George Sand Depuis Sancerre jus-qursquoagrave Bourges on exaltait on vantait le poegraveme qui dans un autre tempseucirct eacuteteacute bien certainement honni Le public de province comme tous lespublics franccedilais peut-ecirctre adopte peu la passion du roi des Franccedilais lejuste-milieu  il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange

A cette eacutepoque le bon vieil abbeacute Duret le conseil de madame de LaBaudraye eacutetait mort  autrement il lrsquoeut empecirccheacutee de se livrer agrave la pu-bliciteacute Mais trois ans de travail et drsquoincognito pesaient au cœur de Di-nah qui substitua le tapage de la gloire agrave toutes ses ambitions trompeacuteesLa poeacutesie et les recircves de la ceacuteleacutebriteacute qui depuis son entrevue avec AnnaGrossetecircte avaient endormi ses douleurs ne suffisaient plus apregraves 1830 agravelrsquoactiviteacute de ce cœur malade Lrsquoabbeacute Duret qui parlait du monde quand lavoix de la religion eacutetait impuissante lrsquoabbeacute Duret qui comprenait Dinahqui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu reacutecompensait toutesles souffrances noblement supporteacutees cet aimable vieillard ne pouvaitplus srsquointerposer entre une faute agrave commettre et sa belle peacutenitente qursquoilnommait sa fille Ce vieux et savant precirctre avait plus drsquoune fois tenteacutedrsquoeacuteclairer Dinah sur le caractegravere de monsieur de La Baudraye en lui di-sant que cet homme savait haiumlr  mais les femmes ne sont pas disposeacutees agravereconnaicirctre une force agrave des ecirctres faibles et la haine est une trop constanteaction pour ne pas ecirctre une force vive En trouvant son mari profondeacute-ment indiffeacuterent en amour Dinah lui refusait la faculteacute de haiumlr

― Ne confondez pas la haine et la vengeance lui disait lrsquoabbeacute crsquoestdeux sentiments bien diffeacuterents lrsquoun est celui des petits esprits lrsquoautre estlrsquoeffet drsquoune loi agrave laquelle obeacuteissent les grandes acircmes Dieu se venge et nehait pas La haine est le vice des acircmes eacutetroites elles lrsquoalimentent de toutesleurs petitesses elles en font le preacutetexte de leurs basses tyrannies Aussigardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye  il vous pardonneraitune faute car il y trouverait un profit mais il serait doucement impla-cable si vous le touchiez agrave lrsquoendroit ougrave lrsquoa si cruellement atteint monsieurMilaud de Nevers et la vie ne serait plus possible pour vous

Or au moment ougrave le Nivernais le Sancerrois le Morvan le Berrysrsquoenorgueillissaient de madame de La Baudraye et la ceacuteleacutebraient sousle nom de Jan Diaz le petit La Baudraye recevait un coup mortel decette gloire Lui seul savait les secrets du poegraveme de Paquita la Seacutevillane

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Quand on parlait de cette œuvre terrible tout le monde disait de Dinah ― Pauvre femme  pauvre femme  Les femmes eacutetaient heureuses de pou-voir plaindre celle qui les avait tant opprimeacutees et jamais Dinah ne parutplus grande qursquoalors aux yeux du pays Le petit vieillard devenu plusjaune plus rideacute plus deacutebile que jamais ne teacutemoigna rien  mais Dinahsurprit parfois de lui sur elle des regards drsquoune froideur venimeuse quideacutementaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle Ellefinit par deviner ce qursquoelle crut ecirctre une simple brouille de meacutenage  maisen srsquoexpliquant avec son insecte comme le nommait monsieur Gravierelle sentit le froid la dureteacute lrsquoimpassibiliteacute de lrsquoacier  elle srsquoemporta ellelui reprocha sa vie depuis onze ans  elle fit avec intention de la faire ceque les femmes appellent une scegravene  mais le petit La Baudraye se tint surun fauteuil les yeux fermeacutes en eacutecoutant sans perdre son calme Et le naineut comme toujours raison de sa femme Dinah comprit qursquoelle avait eutort drsquoeacutecrire  elle se promit de ne jamais faire un vers et se tint paroleAussi fucirct-ce une deacutesolation dans tout le Sancerrois

― Pourquoi madame de la Baudraye ne compose-t-elle plus de vers(verse)  fut le mot de tout le monde

A cette eacutepoque madame de La Baudraye nrsquoavait plus drsquoennemies onaffluait chez elle il ne se passait pas de semaine qursquoil nrsquoy eucirct (eut) denouvelles preacutesentations La femme du Preacutesident du Tribunal une augustebourgeoise neacutee Popinot-Chandier avait dit agrave son fils jeune homme devingt-deux ans drsquoaller agrave La Baudraye y faire sa cour et se flattait de voirson Gatien dans les bonnes gracircces de cette femme supeacuterieure Le motfemme supeacuterieure avait remplaceacute le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur La Preacutesidente qui pendant neuf ans avait dirigeacute lrsquoopposition contreDinah fut si heureuse drsquoavoir vu son fils agreacuteeacute qursquoelle dit un bien infinide la Muse de Sancerre

― Apregraves tout srsquoeacutecria-t-elle en reacutepondant agrave une tirade de madame deClagny qui haiumlssait agrave la mort la preacutetendue maicirctresse de son mari crsquoest laplus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry 

Apregraves avoir rouleacute dans tant de halliers srsquoecirctre eacutelanceacutee enmille voies di-verses avoir recircveacute lrsquoamour dans sa splendeur avoir aspireacute les souffrancesdes drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs acheteacutes agrave bonmarcheacute tant la monotonie de sa vie eacutetait fatigante un jour Dinah tomba

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La muse du deacutepartement Chapitre

dans la fosse qursquoelle avait jureacute drsquoeacuteviter En voyant monsieur de Clagnyse sacrifiant toujours et qui refusa drsquoecirctre Avocat-Geacuteneacuteral agrave Paris ougrave lrsquoap-pelait sa famille elle se dit  ― Il mrsquoaime  Elle vainquit sa reacutepugnance etparut vouloir couronner tant de constance Ce fut agrave ce mouvement degeacuteneacuterositeacute chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux eacutelectionsen faveur de monsieur de Clagny Madame de La Baudraye avait recircveacutede suivre agrave Paris le deacuteputeacute de Sancerre Mais malgreacute de solennelles pro-messes les cent cinquante voix donneacutees agrave lrsquoadorateur de la belle Dinahqui voulait faire revecirctir la simarre du Garde des Sceaux agrave ce deacutefenseurde la veuve et de lrsquoorphelin se changegraverent en une imposante minoriteacute decinquante voix La jalousie du Preacutesident Boirouge la haine de monsieurGravier qui crut agrave la preacutepondeacuterance du candidat dans le cœur de Dinahfurent exploiteacutees par un jeune Sous-Preacutefet que pour ce fait les Doctri-naires firent nommer Preacutefet

― Je ne me consolerai jamais dit-il agrave un de ses amis en quittant San-cerre de ne pas avoir su plaire agrave madame de La Baudraye mon triompheeucirct eacuteteacute complethellip

Cette vie inteacuterieurement si tourmenteacutee offrait un meacutenage calme deuxecirctres mal assortis mais reacutesigneacutes je ne sais quoi de rangeacute de deacutecent cemensonge que veut la Socieacuteteacute mais qui faisait agrave Dinah comme un har-nais insupportable Pourquoi voulait-elle quitter son masque apregraves lrsquoavoirporteacute pendant douze ans  Drsquoougrave venait cette lassitude quand chaque jouraugmentait son espoir drsquoecirctre veuve  Si lrsquoon a suivi toutes les phasesde cette existence on comprendra tregraves-bien les diffeacuterentes deacuteceptionsauxquelles Dinah comme beaucoup de femmes drsquoailleurs srsquoeacutetait laisseacuteprendre Du deacutesir de dominer monsieur de La Baudraye elle eacutetait passeacuteeagrave lrsquoespoir drsquoecirctre megravere Entre les discussions de meacutenage et la triste connais-sance de son sort il srsquoeacutetait eacutecouleacute toute une peacuteriode Puis quand elle avaitvoulu se consoler le consolateur monsieur de Chargebœuf eacutetait partiLrsquoentraicircnement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avaitdonc jusqursquoalors manqueacute Srsquoil est enfin des femmes qui vont droit agrave unefaute nrsquoen est-il pas beaucoup qui srsquoaccrochent agrave bien des espeacuterances etqui nrsquoy arrivent qursquoapregraves avoir erreacute dans un deacutedale de malheurs secrets Telle fut Dinah Elle eacutetait si peu disposeacutee agrave manquer agrave ses devoirs qursquoellenrsquoaima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccegraves

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Son installation dans le chacircteau drsquoAnzy lrsquoarrangement de ses collectionsde ses curiositeacutes qui reccedilurent une valeur nouvelle du cadre magnifique etgrandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bacircti pour ce museacutee lrsquooc-cupegraverent pendant quelques mois et lui permirent de meacutediter une de cesreacutesolutions qui surprennent le public agrave qui les motifs sont cacheacutes maisqui souvent les trouve agrave force de causeries et de suppositions

La reacuteputation de Lousteau qui passait pour un homme agrave bonnes for-tunes agrave cause de ses liaisons avec des actrices frappa madame de La Bau-draye  elle voulut le connaicirctre elle lut ses ouvrages et se passionna pourlui moins peut-ecirctre agrave cause de son talent qursquoagrave cause de ses succegraves aupregravesdes femmes  elle inventa pour lrsquoamener dans le pays lrsquoobligation pourSancerre drsquoeacutelire aux prochaines Eacutelections une des deux ceacuteleacutebriteacutes du paysElle fit eacutecrire agrave lrsquoillustre meacutedecin par Gatien Boirouge qui se disait cou-sin de Bianchon par les Popinot  puis elle obtint drsquoun vieil ami de feumadame Lousteau de reacuteveiller lrsquoambition du feuilletoniste en lui faisantpart des intentions ougrave quelques personnes de Sancerre se trouvaient dechoisir leur deacuteputeacute parmi les gens ceacutelegravebres de Paris Fatigueacutee de son meacute-diocre entourage madame de La Baudraye allait enfin voir des hommesvraiment supeacuterieurs elle pourrait ennoblir sa faute de tout lrsquoeacuteclat de lagloire Ni Lousteau ni Bianchon ne reacutepondirent  peut-ecirctre attendaient-ilsles vacances Bianchon qui lrsquoanneacutee preacuteceacutedente avait obtenu sa chaireapregraves un brillant concours ne pouvait quitter son enseignement

Au mois de septembre en pleines vendanges les deux Parisiens arri-vegraverent dans leur pays natal et le trouvegraverent plongeacute dans les tyranniquesoccupations de la reacutecolte de 1836  il nrsquoy eut donc aucune manifestationde lrsquoopinion publique en leur faveur

― Nous faisons four dit Lousteau en parlant agrave son compatriote lalangue des coulisses

En 1836 Lousteau fatigueacute par seize anneacutees de luttes agrave Paris useacute toutautant par le plaisir que par la misegravere par les travaux et les meacutecomptesparaissait avoir quarante-huit ans quoiqursquoil nrsquoen eucirct que trente-sept Deacutejagravechauve il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines antici-peacutees avec les ravins traceacutes sur sa figure par lrsquoabus du vin de ChampagneIl mettait les stigmates de la deacutebauche sur le compte de la vie litteacuteraire enaccusant la Presse drsquoecirctre meurtriegravere il faisait entendre qursquoelle deacutevorait

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de grands talents afin de donner du prix agrave sa lassitude Il crut neacutecessairedrsquooutrer dans sa patrie et son faux deacutedain de la vie et sa misanthropie pos-tiche Neacuteanmoins parfois ses yeux jetaient encore des flammes commeces volcans qursquoon croit eacuteteints  et il essaya de remplacer par lrsquoeacuteleacutegancede la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux drsquounefemme

Horace Bianchon deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneur gros et gras commeun meacutedecin en faveur avait un air patriarcal de grands cheveux longsun front bombeacute la carrure du travailleur et le calme du penseur Cettephysionomie assez peu poeacutetique faisait ressortir admirablement son leacutegercompatriote

Ces deux illustrations restegraverent inconnues pendant toute une matineacuteeagrave lrsquoauberge ougrave elles eacutetaient descendues et monsieur de Clagny nrsquoappritleur arriveacutee que par hasard Madame de La Baudraye au deacutesespoir en-voya Gatien Boirouge qui nrsquoavait point de vignes inviter les deux Pari-siens agrave venir pour quelques jours au chacircteau drsquoAnzy Depuis un an Di-nah faisait la chacirctelaine et ne passait plus que les hivers agrave La BaudrayeMonsieur Gravier le Procureur du Roi le Preacutesident et Gatien Boirouge of-frirent aux deux hommes ceacutelegravebres un banquet auquel assistegraverent les per-sonnes les plus litteacuteraires de la ville En apprenant que la belle madame deLa Baudraye eacutetait Jan Diaz les deux Parisiens se laissegraverent conduire pourtrois jours au chacircteau drsquoAnzy dans un char-agrave-bancs que Gatien mena lui-mecircme Ce jeune homme plein drsquoillusions donna madame de La Baudrayeaux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancer-rois comme une femme supeacuterieure et capable drsquoinspirer de lrsquoinquieacutetudeagrave George Sand mais encore comme une femme qui produirait agrave Paris laplus profonde sensation Aussi lrsquoeacutetonnement du docteur Bianchon et dugoguenard feuilletoniste fut-il eacutetrange quoique reacuteprimeacute quand ils aper-ccedilurent au perron drsquoAnzy la chacirctelaine vecirctue drsquoune robe en leacuteger casimirnoir agrave guimpe semblable agrave une amazone sans queue  car ils reconnurentdes preacutetentions eacutenormes dans cette excessive simpliciteacute Dinah portaitun beacuteret de velours noir agrave la Raphaeumll drsquoougrave ses cheveux srsquoeacutechappaient engrosses boucles Ce vecirctement mettait en relief une assez jolie taille debeaux yeux de belles paupiegraveres presque fleacutetries par les ennuis de la viequi vient drsquoecirctre esquisseacutee Dans le Berry lrsquoeacutetrangeteacute de cette mise artiste

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La muse du deacutepartement Chapitre

deacuteguisait les romanesques affectations de la femme supeacuterieure En voyantles minauderies de leur trop aimable hocirctesse qui eacutetaient en quelque sortedesminauderies drsquoacircme et de penseacutee les deux amis eacutechangegraverent un regardet prirent une attitude profondeacutement seacuterieuse pour eacutecouter madame deLa Baudraye qui leur fit une allocution eacutetudieacutee en les remerciant drsquoecirctrevenus rompre la monotonie de sa vie Dinah promena ses hocirctes autourdu boulingrin orneacute de corbeilles de fleurs qui srsquoeacutetalait devant la faccediladedrsquoAnzy

― Comment demanda Lousteau le mystificateur une femme aussibelle que vous lrsquoecirctes et qui paraicirct si supeacuterieure a-t-elle pu rester en pro-vince  Comment faites-vous pour reacutesister agrave cette vie 

― Ah  voilagrave dit la chacirctelaine on nrsquoy reacutesiste pas Un profond deacutesespoirou une stupide reacutesignation ou lrsquoun ou lrsquoautre il nrsquoy a pas de choix telest le tuf sur lequel repose notre existence et ougrave srsquoarrecirctent mille penseacuteesstagnantes qui sans feacuteconder le terrain y nourrissent les fleurs eacutetioleacuteesde nos acircmes deacutesertes Ne croyez pas agrave lrsquoinsouciance  Lrsquoinsouciance tientau deacutesespoir ou agrave la reacutesignation chaque femme srsquoadonne alors agrave ce quiselon son caractegravere lui paraicirct un plaisir Quelques-unes se jettent dansles confitures et dans les lessives dans lrsquoeacuteconomie domestique dans lesplaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson dans la conservation desfruits dans la broderie des fichus dans les soins de la materniteacute dansles intrigues de petite ville Drsquoautres tracassent un piano inamovible quisonne comme un chaudron au bout de la septiegraveme anneacutee et qui finit sesjours asthmatique au chacircteau drsquoAnzyQuelques deacutevotes srsquoentretiennentdes diffeacuterents crus de la parole de Dieu  lrsquoon compare lrsquoabbeacute Fritaud agravelrsquoabbeacute Guinard On joue aux cartes le soir on danse pendant douze anneacuteesavec les mecircmes personnes dans les mecircmes salons aux mecircmes eacutepoquesCette belle vie est entremecircleacutee de promenades solennelles sur le Mail devisites drsquoeacutetiquette entre femmes qui vous demandent ougrave vous achetez voseacutetoffes La conversation est borneacutee au sud de lrsquointelligence par les ob-servations sur les intrigues cacheacutees au fond de lrsquoeau dormante de la viede province au nord par les mariages sur le tapis agrave lrsquoouest par les ja-lousies agrave lrsquoest par les petits mots piquants Aussi le voyez-vous  dit-elleen se posant une femme a des rides agrave vingt-neuf ans dix ans avant letemps fixeacute par les ordonnances du docteur Bianchon elle se couperose

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La muse du deacutepartement Chapitre

aussi tregraves-promptement et jaunit comme un coing quand elle doit jaunirnous en connaissons qui verdissentQuand nous en arrivons lagrave nous vou-lons justifier notre eacutetat normal Nous attaquons alors de nos dents aceacutereacuteescomme des dents de mulot les terribles passions de Paris Nous avons icides puritaines agrave contre-cœur qui deacutechirent les dentelles de la coquetterieet rongent la poeacutesie de vos beauteacutes parisiennes qui entament le bonheurdrsquoautrui en vantant leurs noix et leur lard rances en exaltant leur trou desouris eacuteconome les couleurs grises et les parfums monastiques de notrebelle vie sancerroise

― Jrsquoaime ce courage madame dit Bianchon Quand on eacuteprouve detels malheurs il faut avoir lrsquoesprit drsquoen faire des vertus

Stupeacutefait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la pro-vince agrave ses hocirctes dont les sarcasmes eacutetaient ainsi preacutevenus Gatien Boi-rouge poussa le coude agrave Lousteau en lui lanccedilant un regard et un sourirequi disaient  Hein  vous ai-je trompeacutes 

― Mais madame dit Lousteau vous nous prouvez que nous sommesencore agrave Paris je vous volerai cette tartine elle me vaudra dix francs dansmon feuilletonhellip

― Oh  monsieur reacutepliqua-t-elle deacutefiez-vous des femmes de province― Et pourquoi  dit LousteauMadame de La Baudraye eut la rouerie assez innocente drsquoailleurs de

signaler agrave ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vain-queur le pieacutege ougrave il se prendrait en pensant qursquoau moment ougrave il ne leverrait plus elle serait la plus forte

― On se moque drsquoelles en arrivant puis quand on a perdu le souvenirde lrsquoeacuteclat parisien en voyant la femme de province dans sa sphegravere onlui fait la cour ne fucirct-ce que par passe-temps Vous que vos passions ontrendu ceacutelegravebre vous serez lrsquoobjet drsquoune attention qui vous flatterahellip Pre-nez garde  srsquoeacutecria Dinah en faisant un geste coquet et srsquoeacutelevant par cesreacuteflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lous-teau Quand une pauvre petite provinciale conccediloit une passion excen-trique pour une supeacuterioriteacute pour un Parisien eacutegareacute en province elle enfait quelque chose de plus qursquoun sentiment elle y trouve une occupationet lrsquoeacutetend sur toute sa vie Il nrsquoy a rien de plus dangereux que lrsquoattache-ment drsquoune femme de province  elle compare elle eacutetudie elle reacutefleacutechit

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La muse du deacutepartement Chapitre

elle recircve elle nrsquoabandonne point son recircve elle pense agrave celui qursquoelle aimequand celui qursquoelle aime ne pense plus agrave elle Or une des fataliteacutes quipegravesent sur la femme de province est ce deacutenoucircment brusque de ses pas-sions qui se remarque souvent en Angleterre En province la vie agrave lrsquoeacutetatdrsquoobservation indienne force une femme agrave marcher droit dans son rail ouagrave en sortir vivement comme une machine agrave vapeur qui rencontre un obs-tacle Les combats strateacutegiques de la passion les coquetteries qui sont lamoitieacute de la Parisienne rien de tout cela nrsquoexiste ici

― Crsquoest vrai dit Lousteau Il y a dans le cœur drsquoune femme de provincedes surprises comme dans certains joujoux

― Oh  mon Dieu reprit Dinah une femme vous a parleacute trois fois pen-dant un hiver elle vous a serreacute dans son cœur agrave son insu  vient une par-tie de campagne une promenade tout est dit ou si vous voulez toutest fait Cette conduite bizarre pour ceux qui nrsquoobservent pas a quelquechose de tregraves-naturel Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant deacutepraveacutee un poegravete comme vous ou un philosophe un obser-vateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleusespoeacutesies ineacutedites enfin toutes les pages de ce beau roman dont le deacutenoucirc-ment profite agrave quelque heureux sous-lieutenant agrave quelque grand hommede province

― Les femmes de province que jrsquoai vues agrave Paris dit Lousteau eacutetaienten effet assez enleveuseshellip

― Dam  elles sont curieuses fit la chacirctelaine en commentant son motpar un petit geste drsquoeacutepaules

― Elles ressemblent agrave ces amateurs qui vont aux secondes repreacutesen-tations sucircrs que la piegravece ne tombera pas reacutepliqua le journaliste

― Quelle est donc la cause de vos maux  demanda Bianchon― Paris est le monstre qui fait nos chagrins reacutepondit la femme supeacute-

rieure Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier La pro-vince nrsquoexiste pas par elle-mecircme Lagrave seulement ougrave la nation est diviseacuteeen cinquante petits Eacutetats lagrave chacun peut avoir une physionomie et unefemme reflegravete alors lrsquoeacuteclat de la sphegravere ougrave elle regravegne Ce pheacutenomegravene socialse voit encore mrsquoa-t-on dit en Italie en Suisse et en Allemagne  mais enFrance comme dans tous les pays agrave capitale unique lrsquoaplatissement desmœurs sera la conseacutequence forceacutee de la centralisation

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Les mœurs selon vous ne prendraient alors du ressort et de lrsquoori-ginaliteacute que par une feacutedeacuteration drsquoEacutetats franccedilais formant un mecircme empiredit Lousteau

― Ce nrsquoest peut-ecirctre pas agrave deacutesirer car la France aurait encore agraveconqueacuterir trop de pays dit Bianchon

― LrsquoAngleterre ne connaicirct pas ce malheur srsquoeacutecria Dinah Londres nrsquoyexerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France et agrave laquelle le geacute-nie franccedilais finira par remeacutedier  mais elle a quelque chose de plus horribledans son atroce hypocrisie qui est un bien autre mal 

― Lrsquoaristocratie anglaise reprit le journaliste qui preacutevit une tartinebyronienne et qui se hacircta de prendre la parole a sur la nocirctre lrsquoavantagede srsquoassimiler toutes les supeacuterioriteacutes elle vit dans ses magnifiques parcselle ne vient agrave Londres que pendant deux mois ni plus ni moins  elle viten province elle y fleurit et la fleurit

― Oui dit madame de La Baudraye Londres est la capitale des bou-tiques et des speacuteculations on y fait le gouvernement Lrsquoaristocratie srsquoyrecorde seulement pendant soixante jours elle y prend ses mots drsquoordreelle donne son coup drsquoœil agrave sa cuisine gouvernementale elle passe la re-vue de ses filles agrave marier et des eacutequipages agrave vendre elle se dit bonjour etsrsquoen va promptement  elle est si peu amusante qursquoelle ne se supporte paselle-mecircme plus que les quelques jours nommeacutes la saison

― Aussi dans la perfide Albion du Constitutionnel srsquoeacutecria Lousteaupour reacuteprimer par une eacutepigramme cette prestesse de langue y a-t-ilchance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points duroyaume

― Mais de charmantes femmes anglaises  reacutepliqua madame de LaBaudraye en souriant Voici ma megravere agrave laquelle je vais vous preacutesenterdit-elle en voyant venir madame Pieacutedefer

Une fois la preacutesentation des deux lions faite agrave ce squelette ambitieuxdu nom de femme qui srsquoappelait madame Pieacutedefer grand corps sec agrave vi-sage couperoseacute agrave dents suspectes aux cheveux teints Dinah laissa lesParisiens libres pendant quelques instants

― Eh  bien dit Gatien agrave Lousteau qursquoen pensez-vous ― Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout

bonnement la plus bavarde reacutepliqua le feuilletoniste

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Une femme qui veut vous faire nommer deacuteputeacute hellip srsquoeacutecria Gatienun ange 

― Pardon jrsquooubliais que vous lrsquoaimez reprit Lousteau Vous excuserezle cynisme drsquoun vieux drocircle comme moi Demandez agrave Bianchon je nrsquoaiplus drsquoillusions je dis les choses comme elles sont Cette femme a biencertainement fait seacutecher sa megravere comme une perdrix exposeacutee agrave un tropgrand feuhellip

Gatien Boirouge trouva moyen de dire agrave madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste pendant le dicircner qui fut plantureux sinon splen-dide et pendant lequel la chacirctelaine eut soin de peu parler Cette lan-gueur dans la conversation reacuteveacutela lrsquoindiscreacutetion de Gatien Eacutetienne es-saya de rentrer en gracircce mais toutes les preacutevenances de Dinah furentpour Bianchon Neacuteanmoins au milieu de la soireacutee la baronne redevintgracieuse pour Lousteau Nrsquoavez-vous pas remarqueacute combien de grandeslacirccheteacutes sont commises pour de petites choses  Ainsi cette noble Dinahqui ne voulait pas se donner agrave des sots qui menait au fond de sa pro-vince une eacutepouvantable vie de luttes de reacutevoltes reacuteprimeacutees de poeacutesiesineacutedites et qui venait de gravir pour srsquoeacuteloigner de Lousteau la roche laplus haute et la plus escarpeacutee de ses deacutedains qui nrsquoen serait pas descendueen voyant ce faux Byron agrave ses pieds lui demandant merci deacutegringola sou-dain de cette hauteur en pensant agrave son album Madame de La Baudrayeavait donneacute dans la manie des autographes  elle posseacutedait un volume ob-long qui meacuteritait drsquoautant mieux son nom que les deux tiers des feuilletseacutetaient blancs La baronne de Fontaine agrave qui elle lrsquoavait envoyeacute pendanttrois mois obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini six me-sures de Meyerbeer les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les al-bums une strophe de Lamartine un mot de Beacuteranger Calypso ne pouvaitse consoler du deacutepart drsquoUlysse eacutecrit par George Sand les fameux vers sur leparapluie par Scribe une phrase de Charles Nodier une ligne drsquohorizonde Jules Dupreacute la signature de David drsquoAngers trois notes drsquoHector Ber-lioz Monsieur de Clagny reacutecolta pendant un seacutejour agrave Paris une chansonde Lacenaire autographe tregraves rechercheacute deux lignes de Fieschi et unelettre excessivement courte de Napoleacuteon qui toutes trois eacutetaient colleacuteessur le veacutelin de lrsquoalbum Monsieur Gravier pendant un voyage avait faiteacutecrire sur cet album mesdemoiselles Mars Georges Taglioni et Grisi les

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premiers artistes comme Freacutedeacuterick-Lemaicirctre Monrose Bouffeacute RubiniLablache Nourrit et Arnal  car il connaissait une socieacuteteacute de vieux gar-ccedilons nourris selon leur expression dans le Seacuterail qui lui procuregraverent cesfaveurs Ce commencement de collection fut drsquoautant plus preacutecieux agrave Di-nah qursquoelle eacutetait seule agrave dix lieues agrave la ronde agrave posseacuteder un album

Depuis deux ans beaucoup de jeunes personnes avaient des albumssur lesquels elles faisaient eacutecrire des phrases plus ou moins grotesquespar leurs amis et connaissances

O vous qui passez votre vie agrave recueillir des autographes gens heureuxet primitifs hollandais agrave tulipes vous excuserez alors Dinah quand crai-gnant de ne pas garder ses hocirctes plus de deux jours elle pria Bianchondrsquoenrichir son treacutesor par quelques lignes en le lui preacutesentant

Le meacutedecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette penseacutee sur lapremiegravere page 

laquo Ce qui rend le peuple si dangereux crsquoest qursquoil a pour tous ses crimesune absolution dans ses poches

raquo J-B DE CLAGNY raquo― Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la

monarchie dit agrave lrsquooreille de Lousteau le savant eacutelegraveve de Desplein Et Bian-chon eacutecrivit au-dessous 

laquo Ce qui distingue Napoleacuteon drsquoun porteur drsquoeau nrsquoest sensible que pourla Socieacuteteacute cela ne fait rien agrave la Nature Aussi la deacutemocratie qui se refuse agravelrsquoineacutegaliteacute des conditions en appelle-t-elle sans cesse agrave la Nature

raquo H BIANCHON raquo― Voilagrave les riches srsquoeacutecria Dinah stupeacutefaite ils tirent de leur bourse

une piegravece drsquoor comme les pauvres en tirent un liardhellip Je ne sais dit-elleen se tournant vers Lousteau si ce ne sera pas abuser de lrsquohospitaliteacute quede vous demander quelques stanceshellip

― Ah  madame vous me flattez Bianchon est un grand homme  maismoi je suis trop obscur hellip Dans vingt ans drsquoici mon nom serait plusdifficile agrave expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont lapenseacutee inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieumeacuteconnu Drsquoailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour im-proviser quelque meacuteditation bien amegravere  car je ne sais peindre que ce queje ressenshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Je voudrais vous voir me demander quinze jours dit gracieusementmadame de La Baudraye en tendant son album je vous garderais pluslong-temps

Le lendemain agrave cinq heures du matin les hocirctes du chacircteau drsquoAnzyfurent sur pied Le petit La Baudraye avait organiseacute pour les Parisiens unechasse  moins pour leur plaisir que par vaniteacute de proprieacutetaire il eacutetait bienaise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze centhectares de landes qursquoil recircvait de mettre en culture  entreprise qui voulaitquelque cent mille francs mais qui pouvait porter de trente agrave soixantemille francs les revenus de la terre drsquoAnzy

― Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi nrsquoa pas voulu venir chas-ser avec nous  dit Gatien Boirouge agrave monsieur Gravier

― Mais il nous lrsquoa dit il doit tenir lrsquoaudience aujourdrsquohui car le Tri-bunal juge correctionnellement reacutepondit le Receveur des Contributions

― Et vous croyez cela  srsquoeacutecria Gatien Eh  bien mon papa mrsquoa dit ― Vous nrsquoaurez pas monsieur Lebas de bonne heure car monsieur de Cla-gny a prieacute son substitut de tenir lrsquoaudience

― Ah  ah  fit Gravier dont la physionomie changea et monsieur deLa Baudraye qui part pour la Chariteacute 

― Mais pourquoi vous mecirclez-vous de ces affaires  dit Horace Bian-chon agrave Gatien

― Horace a raison dit Lousteau Je ne comprends pas comment vousvous occupez autant les uns des autres vous perdez votre temps agrave desriens

Horace Bianchon regarda Eacutetienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton les bons mots de petit journal eacutetaient incom-pris agrave Sancerre En atteignant un fourreacute monsieur Gravier laissa les deuxhommes ceacutelegravebres et Gatien srsquoy engager sous la conduite du garde dansun pli de terrain

― Eh  bien attendons le financier dit Bianchon quand les chasseursarrivegraverent agrave une clairiegravere

― Ah  bien si vous ecirctes un grand homme en Meacutedecine reacutepliqua Ga-tien vous ecirctes un ignorant en fait de vie de province Vous attendezmonsieur Gravier hellip mais il court comme un liegravevre malgreacute son petitventre rondelet  il est maintenant agrave vingt minutes drsquoAnzyhellip (Gatien tira

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sa montre) Bien  il arrivera juste agrave temps― Ougrave hellip― Au chacircteau pour le deacutejeuner reacutepondit Gatien Croyez-vous que je

serais agrave mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieurde Clagny  Les voilagrave deux ils se surveilleront Dinah sera bien gardeacutee

― Ah  ccedilagrave madame de La Baudraye en est donc encore agrave faire unchoix  dit Lousteau

― Maman le croit mais moi jrsquoai peur que monsieur de Clagny nrsquoaitfini par fasciner madame de La Baudraye  srsquoil a pu lui montrer dans ladeacuteputation quelques chances de revecirctir la simarre des Sceaux il a bienpu changer en agreacutements drsquoAdonis sa peau de taupe ses yeux terriblessa criniegravere eacutebouriffeacutee sa voix drsquohuissier enroueacute sa maigreur de poegravetecrotteacute Si Dinah voit monsieur de Clagny procureur-Geacuteneacuteral elle peut levoir joli garccedilon Lrsquoeacuteloquence a de grands privileacuteges Drsquoailleurs madamede La Baudraye est pleine drsquoambition Sancerre lui deacuteplaicirct elle recircve desgrandeurs parisiennes

― Mais quel inteacuterecirct avez-vous agrave cela dit Lousteau car si elle aime leProcureur du Roihellip Ah  vous croyez qursquoelle ne lrsquoaimera pas long-tempset vous espeacuterez lui succeacuteder

― Vous autres dit Gatien vous rencontrez agrave Paris autant de femmesdiffeacuterentes qursquoil y a de jours dans lrsquoanneacutee Mais agrave Sancerre ougrave il ne srsquoentrouve pas six et ougrave de ces six femmes cinq ont des preacutetentions deacutesor-donneacutees agrave la vertu  quand la plus belle vous tient agrave une distance eacutenormepar des regards deacutedaigneux comme si elle eacutetait princesse de sang royal ilest bien permis agrave un jeune homme de vingt-deux ans de chercher agrave devi-ner les secrets de cette femme  car alors elle sera forceacutee drsquoavoir des eacutegardspour lui

― Cela srsquoappelle ici des eacutegards dit le journaliste en souriant― Jrsquoaccorde agrave madame de La Baudraye trop de bon goucirct pour croire

qursquoelle srsquooccupe de ce vilain singe dit Horace Bianchon― Horace dit le journaliste voyons savant interpregravete de la nature

humaine tendons un pieacutege agrave loup au Procureur du Roi nous rendronsservice agrave notre ami Gatien et nous rirons Je nrsquoaime pas les Procureursdu Roi

― Tu as un juste pressentiment de ta destineacutee dit Horace Mais que

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faire ― Eh  bien racontons apregraves le dicircner quelques histoires de femmes

surprises par leurs maris et qui soient tueacutees assassineacutees avec des cir-constances terrifiantes Nous verrons la mine que feront madame de LaBaudraye et monsieur de Clagny

― Pasmal dit Bianchon il est difficile que lrsquoun ou lrsquoautre ne se trahisse(trahissent) pas par un geste ou par une reacuteflexion

― Je connais reprit le journaliste en srsquoadressant agrave Gatien un direc-teur de journal qui dans le but drsquoeacuteviter une triste destineacutee nrsquoadmet quedes histoires ougrave les amants sont brucircleacutes hacheacutes pileacutes disseacutequeacutes  ougrave lesfemmes sont bouillies frites cuites  il apporte alors ces effroyables reacutecitsagrave sa femme en espeacuterant qursquoelle lui sera fidegravele par peur  il se contente dece pis-aller le modeste mari  laquo Vois-tu ma mignonne ougrave conduit la pluspetite faute  raquo lui dit-il en traduisant le discours drsquoArnolphe agrave Agnegraves

― Madame de La Baudraye est parfaitement innocente ce jeunehomme a la berlue dit Bianchon Madame Pieacutedefer me paraicirct ecirctre beau-coup trop deacutevote pour inviter au chacircteau drsquoAnzy lrsquoamant de sa fille Ma-dame de La Baudraye aurait agrave tromper sa megravere son mari sa femme dechambre et celle de sa megravere  crsquoest trop drsquoouvrage je lrsquoacquitte

― Drsquoautant plus que son mari ne la quitte pas dit Gatien en riant deson calembour

― Nous nous souviendrons bien drsquoune ou deux histoires agrave faire trem-bler Dinah dit Lousteau Jeune homme et toi Bianchon je vous demandeune tenue seacutevegravere montrez-vous diplomates ayez un laissez-aller sans af-fectation eacutepiez sans en avoir lrsquoair la figure des deux criminels vous sa-vez hellip en dessous ou dans la glace agrave la deacuterobeacutee Ce matin nous chasse-rons le liegravevre ce soir nous chasserons le Procureur du Roi

La soireacutee commenccedila triomphalement pour Lousteau qui remit agrave lachacirctelaine son album ougrave elle trouva cette eacuteleacutegie

SpleenDes vers de moi cheacutetif et perdu dans la fouleDe ce monde eacutegoiumlste ougrave tristement je roule  Sans mrsquoattacher agrave rien Qui ne vis srsquoaccomplir jamais une espeacuterance

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Et dont lrsquoœil affaibli par la morne souffrance  Voit le mal sans le bien Cet album feuilleteacute par les doigts drsquoune femmeNe doit pas srsquoassombrir au reflet de mon acircme  Chaque chose en son lieu Pour une femme il faut parler drsquoamour de joieDe bals resplendissants de vecirctements de soie  Et mecircme un peu de DieuCe serait exercer sanglante raillerieQue de me dire agrave moi fatigueacute de la vie   Deacutepeins-nous le bonheur Au pauvre aveugle-neacute vante-t-on la lumiegravereA lrsquoorphelin pleurant parle-t-on drsquoune megravere  Sans leur briser le cœur Quand le froid deacutesespoir vous prend jeune en ce mondeQuand on nrsquoy peut trouver un cœur qui vous reacuteponde  Il nrsquoest plus drsquoavenirSi personne avec vous quand vous pleurez ne pleureQuand il nrsquoest pas aimeacute srsquoil faut qursquoun homme meure  Bientocirct je dois mourirPlaignez-moi  plaignez-moi  car souvent je blasphegravemeJusqursquoau nom saint de Dieu me disant en moi-mecircme   Il nrsquoa pour moi rien faitPourquoi le beacutenirais-je et que lui dois-je en somme Il eucirct pu me creacuteer beau riche gentilhomme  Et je suis pauvre et laid EacuteTIENNE LOUSTEAUSeptembre 1836 chacircteau drsquoAnzy

― Et vous avez composeacute ces vers depuis hier hellip srsquoeacutecria le Procureurdu Roi drsquoun ton deacutefiant

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― Oh  mon Dieu oui tout en chassant mais cela ne se voit que trop Jrsquoaurais voulu faire mieux pour madame

― Ces vers sont ravissants fit Dinah en levant les yeux au ciel― Crsquoest lrsquoexpression drsquoun sentiment malheureusement trop vrai reacute-

pondit Lousteau drsquoun air profondeacutement tristeChacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa meacutemoire de-

puis au moins dix ans car ils lui furent inspireacutes sous la Restauration parla difficulteacute de parvenir Madame de La Baudraye regarda le journalisteavec la pitieacute que les malheurs du geacutenie inspirent et monsieur de Clagnyqui surprit ce regard eacuteprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade Ilse mit au trictrac avec le cureacute de Sancerre Le fils du Preacutesident eut lrsquoex-cessive complaisance drsquoapporter la lampe aux deux joueurs de maniegravereque la lumiegravere tombacirct drsquoaplomb sur madame de La Baudraye qui prit sonouvrage elle garnissait de laine lrsquoosier drsquoune corbeille agrave papier Les troisconspirateurs se groupegraverent aupregraves de ces personnages

― Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille madame  dit le jour-naliste Pour quelque loterie de bienfaisance 

― Non dit-elle je trouve beaucoup trop drsquoaffectation dans la bienfai-sance faite agrave son de trompe

― Vous ecirctes bien indiscret dit monsieur Gravier― Y a-t-il de lrsquoindiscreacutetion dit Lousteau agrave demander quel est lrsquoheu-

reux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame― Il nrsquoy a pas drsquoheureux mortel reprit Dinah elle est pour monsieur

de La BaudrayeLe Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye

et la corbeille comme srsquoil se fucirct dit inteacuterieurement  ― Voilagrave ma corbeilleagrave papier perdue 

― Comment madame vous ne voulez pas que nous le disions heureuxdrsquoavoir une jolie femme heureux de ce qursquoelle lui fait de si charmanteschoses sur ses corbeilles agrave papier  Le dessin est rouge et noir agrave la Robindes bois Si je me marie je souhaite qursquoapregraves douze ans de meacutenage lescorbeilles que brodera ma femme soient pour moi

― Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous  dit madame de La Bau-draye en levant sur Eacutetienne son bel œil gris plein de coquetterie

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― Les Parisiens ne croient agrave rien dit le Procureur du Roi drsquoun tonamer La vertu des femmes est surtout mise en question avec une ef-frayante audace Oui depuis quelque temps les livres que vous faitesmessieurs les eacutecrivains vos Revues vos piegraveces de theacuteacirctre toute votre in-facircme litteacuterature repose sur lrsquoadultegraverehellip

― Eh  monsieur le Procureur du Roi reprit Eacutetienne en riant je vouslaissais jouer tranquillement je ne vous attaquais point et voilagrave que vousfaites un reacutequisitoire contre moi Foi de journaliste jrsquoai brocheacute plus decent articles contre les auteurs de qui vous parlez  mais jrsquoavoue que sije les ai attaqueacutes crsquoeacutetait pour dire quelque chose qui ressemblacirct agrave de lacritique Soyons justes si vous les condamnez il faut condamner Homegravereet son Iliade qui roule sur la belle Heacutelegravene  il faut condamner le ParadisPerdu de Milton Egraveve et le serpent me paraissent un gentil petit adul-tegravere symbolique Il faut supprimer les Psaumes de David inspireacutes par lesamours excessivement adultegraveres de ce Louis XIV heacutebreu Il faut jeter aufeu Mithridate le Tartuffe lrsquoEacutecole des femmes Phegravedre Andromaque leMariage de Figaro lrsquoEnfer de Dante les Sonnets de Peacutetrarque tout Jean-Jacques Rousseau les romans du moyen-acircge lrsquoHistoire de France lrsquoHis-toire romaine etc etc Je ne crois pas hormis lrsquoHistoire des Variations deBossuet et les Provinciales de Pascal qursquoil y ait beaucoup de livres agrave liresi vous voulez en retrancher ceux ougrave il est question de femmes aimeacutees agravelrsquoencontre des lois

― Le beau malheur  dit monsieur de ClagnyEacutetienne piqueacute de lrsquoair magistral que prenait monsieur de Clagny vou-

lut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent agravedeacutefendre des opinions auxquelles on ne tient pas dans le but de rendrefurieux un pauvre homme de bonne foi veacuteritable plaisanterie de journa-liste

― En nous placcedilant au point de vue politique ougrave vous ecirctes forceacute devous mettre dit-il en continuant sans relever lrsquoexclamation du magistraten revecirctant la robe du Procureur-Geacuteneacuteral agrave toutes les eacutepoques car tousles gouvernements ont leur Ministegravere public eh  bien la religion catho-lique se trouve infecteacutee dans sa source drsquoune violente illeacutegaliteacute conjugaleAux yeux du roi Heacuterode agrave ceux de Pilate qui deacutefendait le gouvernementromain la femme de Joseph pouvait paraicirctre adultegravere puisque de son

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propre aveu Joseph nrsquoeacutetait pas le pegravere du Christ Le juge paiumlen nrsquoadmet-tait pas plus lrsquoimmaculeacutee conception que vous nrsquoadmettriez un miraclesemblable si quelque religion se produisait aujourdrsquohui en srsquoappuyant surun mystegravere de ce genre Croyez-vous qursquoun tribunal de police correction-nelle reconnaicirctrait une nouvelle opeacuteration du Saint-Esprit  or qui peutoser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore lrsquohumaniteacute  est-ellemeilleure aujourdrsquohui que sous Tibegravere 

― Votre raisonnement est un sacrileacutege reacutepondit le Procureur du Roi― Drsquoaccord dit le journaliste mais je ne le fais pas dans une mau-

vaise intention Vous ne pouvez supprimer les faits historiques Selonmoi Pilate condamnant Jeacutesus-Christ Anytus organe du parti aristocra-tique drsquoAthegravenes et demandant la mort de Socrate repreacutesentaient des so-cieacuteteacutes eacutetablies se croyant leacutegitimes revecirctues de pouvoirs consentis obli-geacutees de se deacutefendre Pilate et Anytus eacutetaient alors aussi logiques que lesprocureurs-geacuteneacuteraux qui demandaient la tecircte des sergents de la Rochelleet qui font tomber aujourdrsquohui la tecircte des reacutepublicains armeacutes contre letrocircne de juillet et celles des novateurs dont le but est de renverser agrave leurprofit les socieacuteteacutes sous preacutetexte de les mieux organiser En preacutesence desgrandes familles drsquoAthegravenes et de lrsquoempire romain Socrate et Jeacutesus eacutetaientcriminels  pour ces vieilles aristocraties leurs opinions ressemblaient agravecelles de la Montagne  supposez leurs sectateurs triomphants ils eussentfait un leacuteger 93 dans lrsquoempire romain ou dans lrsquoAttique

― Ougrave voulez-vous en venir monsieur  dit le Procureur du Roi― A lrsquoadultegravere  Ainsi monsieur un bouddhiste en fumant sa pipe

peut parfaitement dire que la religion des chreacutetiens est fondeacutee sur lrsquoadul-tegravere  comme nous croyons queMahomet est un imposteur que son Coranest une reacuteimpression de la Bible et de lrsquoEacutevangile et que Dieu nrsquoa jamaiseu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son pro-phegravete

― Srsquoil y avait en France beaucoup drsquohommes comme vous et il y ena malheureusement trop tout gouvernement y serait impossible

― Et il nrsquoy aurait pas de religion dit madame Pieacutedefer dont le visageavait fait drsquoeacutetranges grimaces pendant cette discussion

― Tu leur causes une peine infinie dit Bianchon agrave lrsquooreille drsquoEacutetiennene parle pas religion tu leur dis des choses agrave les renverser

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si jrsquoeacutetais eacutecrivain ou romancier dit monsieur Gravier je prendraisle parti des maris malheureux Moi qui ai vu beaucoup de choses etdrsquoeacutetranges choses je sais que dans le nombre des maris trompeacutes il srsquoentrouve dont lrsquoattitude ne manque point drsquoeacutenergie et qui dans la crisesont tregraves-dramatiques pour employer un de vos mots monsieur dit-il enregardant Eacutetienne

― Vous avez raison mon cher monsieur Gravier dit Lousteau je nrsquoaijamais trouveacute ridicules les maris trompeacutes  au contraire je les aimehellip

― Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance  dit alors Bian-chon il croit en sa femme il ne la soupccedilonne point il a la foi du charbon-nier Srsquoil a la faiblesse de se confier agrave sa femme vous vous en moquez  srsquoilest deacutefiant et jaloux vous le haiumlssez  dites-moi quel est le moyen termepour un homme drsquoesprit 

― Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer siouvertement contre lrsquoimmoraliteacute des reacutecits ougrave la charte conjugale est vio-leacutee je vous raconterais une vengeance de mari dit Lousteau

Monsieur de Clagny jeta ses deacutes drsquoune faccedilon convulsive et ne regardapoint le journaliste

― Comment donc mais une narration de vous srsquoeacutecria madame de LaBaudraye agrave peine aurais-je oseacute vous la demanderhellip

― Elle nrsquoest pas de moi madame je nrsquoai pas tant de talent  elle me futet avec quel charme  raconteacutee par un de nos eacutecrivains les plus ceacutelegravebresle plus grand musicien litteacuteraire que nous ayons Charles Nodier

― Eh  bien dites reprit Dinah je nrsquoai jamais entendu monsieur No-dier vous nrsquoavez pas de comparaison agrave craindre

― Peu de temps apregraves le 18 brumaire dit Lousteau vous savez qursquoily eut une leveacutee de boucliers en Bretagne et dans la Vendeacutee Le premierconsul empresseacute de pacifier la France entama des neacutegociations avec lesprincipaux chefs et deacuteploya les plus vigoureuses mesures militaires  maistout en combinant des plans de campagne avec les seacuteductions de sa diplo-matie italienne il mit en jeu les ressorts machiaveacuteliques de la police alorsconfieacutee agrave Foucheacute Rien de tout cela ne fut inutile pour eacutetouffer la guerreallumeacutee dans lrsquoouest A cette eacutepoque un jeune homme appartenant agrave lafamille de Mailleacute fut envoyeacute par les Chouans de Bretagne agrave Saumur afindrsquoeacutetablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des en-

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virons et les chefs de lrsquoinsurrection royaliste Instruite de ce voyage lapolice de Paris avait deacutepecirccheacute des agents chargeacutes de srsquoemparer du jeuneeacutemissaire agrave son arriveacutee agrave Saumur Effectivement lrsquoambassadeur fut arrecircteacutele jour mecircme de son deacutebarquement  car il vint en bateau sous un deacutegui-sement de maicirctre marinier Mais en homme drsquoexeacutecution il avait calculeacutetoutes les chances de son entreprise  son passe-port ses papiers eacutetaientsi bien en regravegle que les gens envoyeacutes pour se saisir de lui craignirent dese tromper Le chevalier de Beauvoir je me rappelle maintenant le nomavait bien meacutediteacute son rocircle  il se reacuteclama de sa famille drsquoemprunt alleacute-gua son faux domicile et soutint si hardiment son interrogatoire qursquoilaurait eacuteteacute mis en liberteacute sans lrsquoespegravece de croyance aveugle que les es-pions eurent en leurs instructions malheureusement trop preacutecises Dansle doute ces alguasils aimegraverent mieux commettre un acte arbitraire quede laisser eacutechapper un homme agrave la capture duquel le Ministre paraissaitattacher une grande importance Dans ces temps de liberteacute les agentsdu pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons au-jourdrsquohui la leacutegaliteacute Le chevalier fut donc provisoirement emprisonneacutejusqursquoagrave ce que les autoriteacutes supeacuterieures eussent pris une deacutecision agrave soneacutegard Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre La police or-donna de garder tregraves-eacutetroitement le prisonnier malgreacute ses deacuteneacutegations lechevalier de Beauvoir fut alors transfeacutereacute suivant de nouveaux ordres auchacircteau de lrsquoEscarpe dont le nom indique assez la situation Cette forte-resse assise sur des rochers drsquoune grande eacuteleacutevation a pour fosseacutes des preacute-cipices  on y arrive de tous cocircteacutes par des pentes rapides et dangereuses comme dans tous les anciens chacircteaux la porte principale est agrave pont-leviset deacutefendue par une large douve Le commandant de cette prison charmeacutedrsquoavoir agrave garder un homme de distinction dont les maniegraveres eacutetaient fortagreacuteables qui srsquoexprimait agrave merveille et paraissait instruit qualiteacutes raresagrave cette eacutepoque accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence  illui proposa drsquoecirctre agrave lrsquoEscarpe sur parole et de faire cause commune aveclui contre lrsquoennui Le prisonnier ne demanda pas mieux Beauvoir eacutetaitun loyal gentilhomme mais crsquoeacutetait aussi par malheur un fort joli garccedilonIl avait une figure attrayante lrsquoair reacutesolu la parole engageante une forceprodigieuse Leste bien deacutecoupleacute entreprenant aimant le danger il eucirctfait un excellent chef de partisans  il les faut ainsi Le commandant as-

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signa le plus commode des appartements agrave son prisonnier lrsquoadmit agrave satable et nrsquoeut drsquoabord qursquoagrave se louer du Vendeacuteen Ce commandant eacutetaitCorse et marieacute  sa femme jolie et agreacuteable lui semblait peut-ecirctre difficileagrave garder  bref il eacutetait jaloux en sa qualiteacute de Corse et de militaire assezmal tourneacute Beauvoir plut agrave la dame il la trouva fort agrave son goucirct  peut-ecirctre srsquoaimegraverent-ils  en prison lrsquoamour va si vite  Commirent-ils quelqueimprudence  Le sentiment qursquoils eurent lrsquoun pour lrsquoautre deacutepassa-t-il lesbornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirsenvers les femmes  Beauvoir ne srsquoest jamais franchement expliqueacute surce point assez obscur de son histoire  mais toujours est-il constant que lecommandant se crut en droit drsquoexercer des rigueurs extraordinaires surson prisonnier Beauvoir mis au donjon fut nourri de pain noir abreuveacutedrsquoeau claire et enchaicircneacute suivant le perpeacutetuel programme des divertisse-ments prodigueacutes aux captifs La cellule situeacutee sous la plate-forme eacutetaitvoucircteacutee en pierre dure les murailles avaient une eacutepaisseur deacutesespeacuterantela tour donnait sur le preacutecipice Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnulrsquoimpossibiliteacute drsquoune eacutevasion il tomba dans ces recircveries qui sont tout en-semble le deacutesespoir et la consolation des prisonniers Il srsquooccupa de cesriens qui deviennent de grandes affaires  il compta les heures et les joursil fit lrsquoapprentissage du triste eacutetat de prisonnier se replia sur lui-mecircmeet appreacutecia la valeur de lrsquoair et du soleil  puis apregraves une quinzaine dejours il eut cette maladie terrible cette fiegravevre de liberteacute qui pousse lesprisonniers agrave ces sublimes entreprises dont les prodigieux reacutesultats noussemblent inexplicables quoique reacuteels et que mon ami le docteur (il setourna vers Bianchon) attribuerait sans doute agrave des forces inconnues ledeacutesespoir de son analyse physiologique mystegraveres de la volonteacute humainedont la profondeur eacutepouvante la science (Bianchon fit un signe neacutegati)Beauvoir se rongeait le cœur car la mort seule pouvait le rendre libre Unmatin le porte-clefs chargeacute drsquoapporter la nourriture du prisonnier au lieude srsquoen aller apregraves lui avoir donneacute sa maigre pitance resta devant lui lesbras croiseacutes et le regarda singuliegraverement Entre eux la conversation sereacuteduisait ordinairement agrave peu de chose et jamais le gardien ne la com-menccedilait Aussi le chevalier fut-il tregraves-eacutetonneacute lorsque cet homme lui dit ― Monsieur vous avez sans doute votre ideacutee en vous faisant toujours ap-peler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun Cela ne me regarde pas mon

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affaire nrsquoest point de veacuterifier votre nom Que vous vous nommiez Pierreou Paul cela mrsquoest bien indiffeacuterent A chacun son meacutetier les vaches se-ront bien gardeacutees Cependant je sais dit-il en clignant de lrsquoœil que vousecirctes monsieur Charles-Feacutelix-Theacuteodore chevalier de Beauvoir et cousin demadame la duchesse de Mailleacutehellip― Hein  ajouta-t-il drsquoun air de triompheapregraves un moment de silence en regardant son prisonnier Beauvoir sevoyant incarceacutereacute fort et ferme ne crut pas que sa position pucirct empirerpar lrsquoaveu de son veacuteritable nom ― Eh  bien quand je serais le chevalierde Beauvoir qursquoy gagnerais-tu  lui dit-il ― Oh  tout est gagneacute reacutepliquale porte-clefs agrave voix basse Eacutecoutez-moi Jrsquoai reccedilu de lrsquoargent pour facilitervotre eacutevasion  mais un instant  Si jrsquoeacutetais soupccedilonneacute de la moindre choseje serais fusilleacute tout bellement Jrsquoai donc dit que je tremperais dans cetteaffaire juste pour gagner mon argent Tenez monsieur voici une clef dit-il en sortant de sa poche une petite lime Avec cela vous scierez un de vosbarreaux Dam  ce ne sera pas commode reprit-il en montrant lrsquoouver-ture eacutetroite par laquelle le jour entrait dans le cachot Crsquoeacutetait une espegravecede baie pratiqueacutee au-dessus du cordon qui couronnait exteacuterieurement ledonjon entre ces grosses pierres saillantes destineacutees agrave figurer les supportsdes creacuteneaux ― Monsieur dit le geocirclier il faudra scier le fer assez pregravespour que vous puissiez passer ― Oh  sois tranquille  jrsquoy passerai dit leprisonnier ― Et assez haut pour qursquoil vous reste de quoi attacher votrecorde reprit le porte-clefs ― Ougrave est-elle  demanda Beauvoir ― La voicireacutepondit le guichetier en lui jetant une corde agrave nœuds Elle a eacuteteacute fabriqueacuteeavec du linge afin de faire supposer que vous lrsquoavez confectionneacutee vous-mecircme et elle est de longueur suffisante Quand vous serez au derniernœud laissez-vous couler tout doucement le reste est votre affaire Voustrouverez probablement dans les environs une voiture tout atteleacutee et desamis qui vous attendent Mais je ne sais rien moi  Je nrsquoai pas besoin devous dire qursquoil y a une sentinelle au dret de la tour Vous saurez ben choisirune nuit noire et guetter le moment ougrave le soldat de faction dormira Vousrisquerez peut-ecirctre drsquoattraper un coup de fusil  maishellip ― Crsquoest bon  crsquoestbon je ne pourrirai pas ici srsquoeacutecria le chevalier ― Ah  ccedila se pourrait bientout de mecircme reacutepliqua le geocirclier drsquoun air becircte Beauvoir prit cela pourune de ces reacuteflexions niaises que font ces gens lagrave Lrsquoespoir drsquoecirctre bientocirctlibre le rendait si joyeux qursquoil ne pouvait guegravere srsquoarrecircter aux discours de

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cet homme espegravece de paysan renforceacute Il se mit agrave lrsquoouvrage aussitocirct etla journeacutee lui suffit pour scier les barreaux Craignant une visite du com-mandant il cacha son travail en bouchant les fentes avec de la mie depain rouleacutee dans de la rouille afin de lui donner la couleur du fer Il serrasa corde et se mit agrave eacutepier quelque nuit favorable avec cette impatienceconcentreacutee et cette profonde agitation drsquoacircme qui dramatisent la vie desprisonniers Enfin par une nuit grise une nuit drsquoautomne il acheva descier les barreaux attacha solidement sa corde srsquoaccroupit agrave lrsquoexteacuterieursur le support de pierre en se cramponnant drsquoune main au bout de fer quirestait dans la baie Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de lanuit et lrsquoheure agrave laquelle les sentinelles doivent dormir Crsquoest vers le ma-tin agrave peu pregraves Il connaissait la dureacutee des factions lrsquoinstant des rondestoutes choses dont srsquooccupent les prisonniers mecircme involontairement Ilguetta le moment ougrave lrsquoune des sentinelles serait aux deux tiers de sa fac-tion et retireacutee dans sa gueacuterite agrave cause du brouillard Certain drsquoavoir reacuteunitoutes les chances favorables agrave son eacutevasion il se mit alors agrave descendrenœud agrave nœud suspendu entre le ciel et la terre en tenant sa corde avecune force de geacuteant Tout alla bien A lrsquoavant-dernier nœud au moment dese laisser couler agrave terre il srsquoavisa par une penseacutee prudente de chercherle sol avec ses pieds et ne trouva pas de sol Le cas eacutetait assez embar-rassant pour un homme en sueur fatigueacute perplexe et dans une situationougrave il srsquoagissait de jouer sa vie agrave pair ou non Il allait srsquoeacutelancer Une rai-son frivole lrsquoen empecirccha  son chapeau venait de tomber heureusementil eacutecouta le bruit que sa chute devait produire et il nrsquoentendit rien  Leprisonnier conccedilut de vagues soupccedilons sur sa position  il se demanda si lecommandant ne lui avait pas tendu quelque pieacutege  mais dans quel inteacute-recirct  En proie agrave ces incertitudes il songea presque agrave remettre la partie agraveune autre nuit Provisoirement il reacutesolut drsquoattendre les clarteacutes indeacutecisesdu creacutepuscule  heure qui ne serait peut-ecirctre pas tout agrave fait deacutefavorable agravesa fuite Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon  maisil eacutetait presque eacutepuiseacute au moment ougrave il se remit sur le support exteacuterieurguettant tout comme un chat sur le bord drsquoune gouttiegravere Bientocirct agrave lafaible clarteacute de lrsquoaurore il aperccedilut en faisant flotter sa corde une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus dupreacutecipice ― Merci commandant  dit-il avec le sang-froid qui le carac-

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teacuterisait Puis apregraves avoir quelque peu reacutefleacutechi agrave cette habile vengeanceil jugea neacutecessaire de rentrer dans son cachot Il mit sa deacutefroque en eacutevi-dence sur son lit laissa la corde en dehors pour faire croire agrave sa chute il se tapit tranquillement derriegravere la porte et attendit lrsquoarriveacutee du perfideguichetier en tenant agrave la main une des barres de fer qursquoil avait scieacutees Leguichetier qui ne manqua pas de venir plus tocirct qursquoagrave lrsquoordinaire pour re-cueillir la succession dumort ouvrit la porte en sifflant  mais quand il futagrave une distance convenable Beauvoir lui asseacutena sur le cracircne un si furieuxcoup de barre que le traicirctre tomba comme une masse sans jeter un cri  labarre lui avait briseacute la tecircte Le chevalier deacuteshabilla promptement le mortprit ses habits imita son allure et gracircce agrave lrsquoheure matinale et au peu dedeacutefiance des sentinelles de la porte principale il srsquoeacutevada

Ni le Procureur du Roi ni madame de la Baudraye ne parurent croireqursquoil y eucirct dans ce reacutecit la moindre propheacutetie qui les concernacirct Les inteacute-resseacutes se jetegraverent des regards interrogatifs en gens surpris de la parfaiteindiffeacuterence des deux preacutetendus amants

― Bah  jrsquoai mieux agrave vous raconter dit Bianchon― Voyons dirent les auditeurs agrave un signe que fit Lousteau pour dire

que Bianchon avait sa petite reacuteputation de conteurDans les histoires dont se composait son fonds de narration car tous

les gens drsquoesprit ont une certaine quantiteacute drsquoanecdotes commemadame deLa Baudraye avait sa collection de phrases lrsquoillustre docteur choisit celleconnue sous le nom de La Grande Bretegraveche et devenue si ceacutelegravebre qursquoonen a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intituleacute Valentine Aussiest-il parfaitement inutile de reacutepeacuteter ici cette aventure quoiqursquoelle fucirctdu fruit nouveau pour les habitants du chacircteau drsquoAnzy Ce fut drsquoailleursla mecircme perfection dans les gestes dans les intonations qui valut tantdrsquoeacuteloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la racontapour la premiegravere fois Le dernier tableau du Grand drsquoEspagne mourant defaim et debout dans lrsquoarmoire ougrave lrsquoa mureacute le mari de madame de Merretet le dernier mot de ce mari reacutepondant agrave une derniegravere priegravere de sa femme ― Vous avez jureacute sur ce crucifix qursquoil nrsquoy avait lagrave personne  produisit toutson effet Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon

― Savez-vous messieurs dit alors madame de La Baudraye quelrsquoamour doit ecirctre une chose immense pour engager une femme agrave semettre

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en de pareilles situations ― Moi qui certes ai vu drsquoeacutetranges choses dans ma vie dit monsieur

Gravier jrsquoai eacuteteacute quasi teacutemoin en Espagne drsquoune aventure de ce genre-lagrave― Vous venez apregraves de grands acteurs lui dit madame de La Baudraye

en fecirctant les deux Parisiens par un regard coquet nrsquoimporte allez― Quelque temps apregraves son entreacutee agrave Madrid dit le Receveur des

contributions le grand-duc de Berg invita les principaux personnages decette ville agrave une fecircte offerte par lrsquoarmeacutee franccedilaise agrave la capitale nouvel-lement conquise Malgreacute la splendeur du gala les Espagnols nrsquoy furentpas tregraves-rieurs leurs femmes dansegraverent peu la plupart des convieacutes semirent agrave jouer Les jardins du palais eacutetaient illumineacutes assez splendide-ment pour que les dames pussent srsquoy promener avec autant de seacutecuriteacuteqursquoelles lrsquoeussent fait en plein jour La fecircte eacutetait impeacuterialement belle Rienne fut eacutepargneacute dans le but de donner aux Espagnols une haute ideacutee delrsquoEmpereur srsquoils voulaient le juger drsquoapregraves ses lieutenants Dans un bos-quet assez voisin du palais entre une heure et deux du matin plusieursmilitaires franccedilais srsquoentretenaient des chances de la guerre et de lrsquoavenirpeu rassurant que pronostiquait lrsquoattitude des Espagnols preacutesents agrave cettepompeuse fecircte ― Ma foi dit le Chirurgien en chef du Corps drsquoarmeacutee ougravejrsquoeacutetais Payeur Geacuteneacuteral hier jrsquoai formellement demandeacute mon rappel auprince Murat Sans avoir preacuteciseacutement peur de laisser mes os dans la Peacute-ninsule je preacuteegravere aller panser les blessures faites par nos bons voisinsles Allemands  leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans Puis la crainte de lrsquoEspagne est chez moi commeune superstition Degraves mon enfance jrsquoai lu des livres espagnols un tasdrsquoaventures sombres et mille histoires de ce pays qui mrsquoont vivement preacute-venu contre ses mœurs Eh  bien depuis notre entreacutee agrave Madrid il mrsquoestarriveacute drsquoecirctre deacutejagrave sinon le heacuteros du moins le complice de quelque peacute-rilleuse intrigue aussi noire aussi obscure que peut lrsquoecirctre un roman delady Radcliffe Jrsquoeacutecoute volontiers mes pressentiments et degraves demain jedeacutetale Murat ne me refusera certes pas mon congeacute car gracircce aux ser-vices que nous rendons nous avons des protections toujours efficaces― Puisque tu tires ta crampe dis-nous ton eacuteveacutenement reacutepondit un co-lonel vieux reacutepublicain qui du beau langage et des courtisaneries impeacute-riales ne se souciait guegravere Le Chirurgien en chef regarda soigneusement

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autour de lui comme pour reconnaicirctre les figures de ceux qui lrsquoenviron-naient et sucircr qursquoaucun Espagnol nrsquoeacutetait dans le voisinage il dit  ― Nousne sommes ici que des Franccedilais volontiers colonel Hulot Il y a six joursje revenais tranquillement agrave mon logis vers onze heures du soir apregravesavoir quitteacute le geacuteneacuteral Montcornet dont lrsquohocirctel se trouve agrave quelques pasdu mien Nous sortions tous les deux de chez lrsquoOrdonnateur en chef ougravenous avions fait une bouillotte assez animeacutee Tout agrave coup au coin drsquounepetite rue deux inconnus ou plutocirct deux diables se jettent sur moi mrsquoen-tortillent la tecircte et les bras dans un grand manteau Je criai vous devezme croire comme un chien fouetteacute  mais le drap eacutetouffait ma voix etje fus transporteacute dans une voiture avec la plus rapide dexteacuteriteacute Lorsquemes deux compagnons me deacutebarrassegraverent du manteau jrsquoentendis ces deacute-solantes paroles prononceacutees par une voix de femme en mauvais franccedilais ― Si vous criez ou si vous faites mine de vous eacutechapper si vous vous per-mettez le moindre geste eacutequivoque le monsieur qui est devant vous estcapable de vous poignarder sans scrupule Tenez-vous donc tranquilleMaintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlegravevement Si vousvoulez vous donner la peine drsquoeacutetendre votre main vers moi vous trou-verez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons en-voyeacute chercher chez vous de votre part  ils vous seront neacutecessaires nousvous emmenons dans une maison pour sauver lrsquohonneur drsquoune dame surle point drsquoaccoucher drsquoun enfant qursquoelle veut donner agrave ce gentilhommesans que son mari le sacheQuoique monsieur quitte peu madame de la-quelle il est toujours passionneacutement eacutepris qursquoil surveille avec toute lrsquoat-tention de la jalousie espagnole elle a pu lui cacher sa grossesse il lacroit malade Vous allez donc faire lrsquoaccouchement Les dangers de lrsquoen-treprise ne vous concernent pas  seulement obeacuteissez-nous  autrementlrsquoamant qui est en face de vous dans la voiture et qui ne sait pas un motde franccedilais vous poignarderait agrave la moindre imprudence ― Et qui ecirctes-vous  lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le braseacutetait enveloppeacute dans la manche drsquoun habit drsquouniforme ― Je suis la cameacute-riste de madame sa confidente et toute (tout) precircte agrave vous reacutecompenserpar moi-mecircme si vous vous precirctez galamment aux exigences de notresituation ― Volontiers dis-je en me voyant embarqueacute de force dans uneaventure dangereuse A la faveur de lrsquoombre je veacuterifiai si la figure et les

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formes de cette fille eacutetaient en harmonie avec les ideacutees que la qualiteacute desa voix mrsquoavait inspireacutees Cette bonne creacuteature srsquoeacutetait sans doute soumisepar avance agrave tous les hasards de ce singulier enlegravevement car elle gardale plus complaisant silence et la voiture nrsquoeut pas rouleacute pendant plus dedix minutes dans Madrid qursquoelle reccedilut et me rendit un baiser satisfaisantLrsquoamant que jrsquoavais en vis-agrave-vis ne srsquooffensa point de quelques coups depied dont je le gratifiai fort involontairement  mais comme il nrsquoentendaitpas le franccedilais je preacutesume qursquoil nrsquoy fit pas attention ― Je ne puis ecirctrevotre maicirctresse qursquoagrave une seule condition me dit la cameacuteriste en reacuteponseaux becirctises que je lui deacutebitais emporteacute par la chaleur drsquoune passion impro-viseacutee agrave laquelle tout faisait obstacle ― Et laquelle  ― Vous ne chercherezjamais agrave savoir agrave qui jrsquoappartiens Si je viens chez vous ce sera de nuitet vous me recevrez sans lumiegravere ― Bon lui dis-je Notre conversationen eacutetait lagrave quand la voiture arriva pregraves drsquoun mur de jardin ― Laissez-moivous bander les yeux me dit la femme de chambre vous vous appuie-rez sur mon bras et je vous conduirai moi-mecircme Elle me serra sur lesyeux un mouchoir qursquoelle noua fortement derriegravere ma tecircte Jrsquoentendis lebruit drsquoune clef mise avec preacutecaution dans la serrure drsquoune petite portepar le silencieux amant que jrsquoavais eu pour vis-agrave-vis Bientocirct la femme dechambre au corps cambreacute et qui avait du meneacuteho dans son allurehellip

― Crsquoest dit le Receveur en prenant un petit ton de supeacuterioriteacute un motde la langue espagnole un idiotisme qui peint les torsions que les femmessavent imprimer agrave une certaine partie de leur robe que vous devinezhellip

― La femme de chambre (je reprends le reacutecit du Chirurgien en Che)me conduisit agrave travers les alleacutees sableacutees drsquoun grand jardin jusqursquoagrave uncertain endroit ougrave elle srsquoarrecircta Par le bruit que nos pas firent dans lrsquoairje preacutesumai que nous eacutetions devant la maison ― Silence maintenant medit-elle agrave lrsquooreille et veillez bien sur vous-mecircme  Ne perdez pas de vue unseul de mes signes je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nousdeux et il srsquoagit en ce moment de vous sauver la vie Puis elle ajoutamais agrave haute voix  ― Madame est dans une chambre au rez-de-chausseacutee pour y arriver il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit deson mari  ne toussez pas marchez doucement et suivez-moi bien de peurde heurter quelques meubles ou de mettre les pieds hors du tapis que jrsquoaiarrangeacute Ici lrsquoamant grogna sourdement comme un homme impatienteacute de

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tant de retards La cameacuteriste se tut jrsquoentendis ouvrir une porte je sentislrsquoair chaud drsquoun appartement et nous allacircmes agrave pas de loup comme desvoleurs en expeacutedition Enfin la douce main de la fille mrsquoocircta mon bandeauJe me trouvai dans une grande chambre haute drsquoeacutetage et mal eacuteclaireacuteepar une lampe fumeuse La fenecirctre eacutetait ouverte mais elle avait eacuteteacute gar-nie de gros barreaux de fer par le jaloux mari Jrsquoeacutetais jeteacute lagrave comme aufond drsquoun sac A terre sur une natte une femme dont la tecircte eacutetait cou-verte drsquoun voile de mousseline mais agrave travers lequel ses yeux pleins delarmes brillaient de tout lrsquoeacuteclat des eacutetoiles serrait avec force sur sa boucheun mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient jamais je nrsquoai vu si beau corps mais ce corps se tordait sous la douleurcomme une corde de harpe jeteacutee au feu La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes en les appuyant sur une espegravece de commode puis de ses deux mains elle se tenait aux bacirctons drsquoune chaise en tendantses bras dont toutes les veines eacutetaient horriblement gonfleacutees Elle res-semblait ainsi agrave un criminel dans les angoisses de la question Pas un cridrsquoailleurs pas drsquoautre bruit que le sourd craquement de ses os Nous eacutetionslagrave tous trois muets et immobiles Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante reacutegulariteacute Je voulus examiner la cameacuteriste  mais elleavait remis le masque dont elle srsquoeacutetait sans doute deacutebarrasseacutee pendant laroute et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agreacuteablementprononceacutees Lrsquoamant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de samaicirctresse et replia en double sur la figure un voile demousseline Lorsquejrsquoeus soigneusement observeacute cette femme je reconnus agrave certains symp-tocircmes jadis remarqueacutes dans une bien triste circonstance de ma vie quelrsquoenfant eacutetait mort Je me penchai vers la fille pour lrsquoinstruire de cet eacuteveacute-nement En ce moment le deacutefiant inconnu tira son poignard  mais jrsquoeusle temps de tout dire agrave la femme de chambre qui lui cria deux mots agrave voixbasse En entendant mon arrecirct lrsquoamant eut un leacuteger frisson qui passa surlui des pieds agrave la tecircte comme un eacuteclair il me sembla voir pacirclir sa figuresous son masque de velours noir La cameacuteriste saisit un moment ougrave cethomme au deacutesespoir regardait la mourante qui devenait violette et memontra sur une table des verres de limonade tout preacutepareacutes en me faisantun signe neacutegatif Je compris qursquoil fallait mrsquoabstenir de boire malgreacute lrsquohor-rible chaleur qui me desseacutechait le gosier Lrsquoamant eut soif  il prit un verre

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vide lrsquoemplit de limonade et but En ce moment la dame eut une convul-sion violente quimrsquoannonccedila lrsquoheure favorable agrave lrsquoopeacuteration Jemrsquoarmai decourage et je pus apregraves une heure de travail extraire lrsquoenfant par mor-ceaux LrsquoEspagnol ne pensa plus agrave mrsquoempoisonner en comprenant queje venais de sauver sa maicirctresse De grosses larmes roulaient par instantssur son manteau La femme ne jeta pas un cri mais elle tressaillait commeune becircte fauve surprise et suait agrave grosses gouttes Dans un instant horri-blement critique elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari le mari venait de se retourner  de nous quatre elle seule avait entendu lefroissement des draps le bruissement du lit ou des rideaux Nous nousarrecirctacircmes et agrave travers les trous de leurs masques la cameacuteriste et lrsquoamantse jetegraverent des regards de feu comme pour se dire  ― Le tuerons-nous srsquoilsrsquoeacuteveille  Jrsquoeacutetendis alors la main pour prendre le verre de limonade quelrsquoinconnu avait entameacute LrsquoEspagnol crut que jrsquoallais boire un des verrespleins  il bondit comme un chat posa son long poignard sur les deuxverres empoisonneacutes et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste Il y avait tant drsquoideacutees tant de sentiment dans ce signe et dans sonvif mouvement que je lui pardonnai les atroces combinaisons meacutediteacuteespour me tuer et ensevelir ainsi toute meacutemoire de cet eacuteveacutenement Apregravesdeux heures de soins et de craintes la cameacuteriste et moi nous recouchacircmessa maicirctresse Cet homme jeteacute dans une entreprise si aventureuse avaitpris en preacutevision drsquoune fuite des diamants sur papier  il les mit agrave moninsu dans ma poche Par parenthegravese comme jrsquoignorais le somptueux ca-deau de lrsquoEspagnol mon domestique mrsquoa voleacute ce treacutesor le surlendemainet srsquoest enfui nanti drsquoune vraie fortune Je dis agrave lrsquooreille de la femme dechambre les preacutecautions qui restaient agrave prendre et je voulus deacutecamper Lacameacuteriste resta pregraves de sa maicirctresse circonstance qui ne me rassura pasexcessivement  mais je reacutesolus de me tenir sur mes gardes Lrsquoamant fit unpaquet de lrsquoenfant mort et des linges ougrave la femme de chambre avait reccedilule sang de sa maicirctresse  il le serra fortement le cacha sous son manteaume passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer et sortitle premier en mrsquoinvitant par un geste agrave tenir le pan de son habit Jrsquoobeacuteisnon sans donner un dernier regard agravemamaicirctresse de hasard La cameacuteristearracha son masque en voyant lrsquoEspagnol dehors et me montra la plusdeacutelicieuse figure du monde Quand je me trouvai dans le jardin en plein

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air jrsquoavoue que je respirai comme si lrsquoon mrsquoeucirct ocircteacute un poids eacutenorme dedessus la poitrine Je marchais agrave une distance respectueuse de mon guideen veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attentionArriveacutes agrave la petite porte il me prit par la main mrsquoappuya sur les legravevres uncachet monteacute en bague que je lui avais vu agrave un doigt de la main gauche etje lui fis entendre que je comprenais ce signe eacuteloquent Nous nous trou-vacircmes dans la rue ougrave deux chevaux nous attendaient  nous montacircmeschacun le nocirctre mon Espagnol srsquoempara de ma bride la tint dans sa maingauche prit entre ses dents les guides de sa monture car il avait son pa-quet sanglant dans sa main droite et nous particircmes avec la rapiditeacute delrsquoeacuteclair Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pucirct meservir agrave me faire reconnaicirctre la route que nous parcourions Au petit jourje me trouvai pregraves dema porte et lrsquoEspagnol srsquoenfuit en se dirigeant vers laporte drsquoAtocha ― Et vous nrsquoavez rien aperccedilu qui puisse vous faire soup-ccedilonner agrave quelle femme vous aviez affaire  dit le colonel au chirurgien― Une seule chose reprit-il Quand je disposai lrsquoinconnue je remarquaisur son bras agrave peu pregraves au milieu une petite envie grosse comme unelentille et environneacutee de poils bruns En ce moment lrsquoindiscret chirur-gien pacirclit  tous les yeux fixeacutes sur les siens en suivirent la direction  nousvicircmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe drsquooran-gers En se voyant lrsquoobjet de notre attention cet homme disparut avecune leacutegegravereteacute de sylphe Un capitaine srsquoeacutelanccedila vivement agrave sa poursuite― Sarpejeu mes amis  srsquoeacutecria le chirurgien cet œil de basilic mrsquoa glaceacuteJrsquoentends sonner des cloches dans mes oreilles  Recevez mes adieux vousmrsquoenterrerez ici  ― Es-tu becircte  dit le colonel Hulot Falcon srsquoest mis agrave lapiste de lrsquoEspagnol qui nous eacutecoutait il saura bien nous en rendre raison― Heacute  bien srsquoeacutecriegraverent les officiers en voyant revenir le capitaine toutessouffleacute ― Au diable  reacutepondit Falcon il a passeacute je crois agrave travers lesmurailles Comme je ne pense pas qursquoil soit sorcier il est sans doute de lamaison  il en connaicirct les passages les deacutetours et mrsquoa facilement eacutechappeacute― Je suis perdu  dit le chirurgien drsquoune voix sombre ― Allons tiens-toicalme Beacutega (il srsquoappelait Beacutega) lui reacutepondis-je nous nous casernerons agravetour de rocircle chez toi jusqursquoagrave ton deacutepart Ce soir nous trsquoaccompagneronsEn effet trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu re-conduisirent le chirurgien agrave son logement et lrsquoun de nous srsquooffrit agrave rester

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chez lui Le surlendemain Beacutega avait obtenu son renvoi en France il faisaittous ses preacuteparatifs pour partir avec une dame agrave laquelle Murat donnaitune forte escorte  il achevait de dicircner en compagnie de ses amis lorsqueson domestique vint le preacutevenir qursquoune jeune dame voulait lui parler Lechirurgien et les trois officiers descendirent aussitocirct en craignant quelquepieacutege Lrsquoinconnue ne put que dire agrave son amant  ― Prenez garde  et tombamorte Cette femme eacutetait la cameacuteriste qui se sentant empoisonneacutee espeacute-rait arriver agrave temps pour sauver le chirurgien ― Diable  diable  srsquoeacutecria lecapitaine Falcon voilagrave ce qui srsquoappelle aimer  une Espagnole est la seulefemme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans lebocal Beacutega resta singuliegraverement pensif Pour noyer les sinistres pressen-timents qui le tourmentaient il se remit agrave table et but immodeacutereacutementainsi que ses compagnons Tous agrave moitieacute ivres se couchegraverent de bonneheure Au milieu de la nuit le pauvre Beacutega fut reacuteveilleacute par le bruit aiguque firent les anneaux de ses rideaux violemment tireacutes sur les tringles Ilse mit sur son seacuteant en proie agrave la treacutepidationmeacutecanique qui nous saisit aumoment drsquoun semblable reacuteveil Il vit alors debout devant lui un Espagnolenveloppeacute dans sonmanteau et qui lui jetait le mecircme regard brucirclant partidu buisson pendant la fecircte Beacutega cria  ― Au secours  A moi mes amis  Ace cri de deacutetresse lrsquoEspagnol reacutepondit par un rire amer ― Lrsquoopium croicirctpour tout le monde reacutepondit-il Cette espegravece de sentence dite lrsquoinconnumontra les trois amis profondeacutement endormis tira de dessous son man-teau un bras de femme reacutecemment coupeacute le preacutesenta vivement agrave Beacutegaen lui faisant voir un signe semblable agrave celui qursquoil avait si imprudemmentdeacutecrit  ― Est-ce bien le mecircme  demanda-t-il A la lueur drsquoune lanterneposeacutee sur le lit Beacutega reconnut le bras et reacutepondit par sa stupeur Sansplus amples informations le mari de lrsquoinconnue lui plongea son poignarddans le cœur

― Il faut raconter cela dit le journaliste a des charbonniers car il fautune foi robuste Pourriez-vous mrsquoexpliquer qui du mort ou de lrsquoEspagnola causeacute 

― Monsieur reacutepondit le Receveur des contributions jrsquoai soigneacute cepauvre Beacutega qui mourut cinq jours apregraves dans drsquohorribles souffrancesCe nrsquoest pas tout Lors de lrsquoexpeacutedition entreprise pour reacutetablir FerdinandVII je fus nommeacute agrave un poste en Espagne et fort heureusement je nrsquoallai

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pas plus loin qursquoagrave Tours car on me fit alors espeacuterer la recette de San-cerre La veille de mon deacutepart jrsquoeacutetais agrave un bal chez madame de Listo-megravere ougrave devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction En quit-tant la table drsquoeacutecarteacute jrsquoaperccedilus un Grand drsquoEspagne un Afrancesado enexil arriveacute depuis quinze jours en Touraine Il eacutetait venu fort tard agrave cebal ougrave il apparaissait pour la premiegravere fois dans le monde et visitait lessalons accompagneacute de sa femme dont le bras droit eacutetait absolument im-mobile Nous nous seacuteparacircmes en silence pour laisser passer ce couple quenous ne vicircmes pas sans eacutemotion Imaginez un vivant tableau de Murillo Sous des orbites creuseacutes et noircis lrsquohomme montrait des yeux de feuqui restaient fixes  sa face eacutetait desseacutecheacutee son cracircne sans cheveux offraitdes tons ardents et son corps effrayait le regard tant il eacutetait maigre Lafemme  imaginez-la  non vous ne la feriez pas vraie Elle avait cette ad-mirable taille qui a fait creacuteer ce mot demeneacuteho dans la langue espagnole quoique pacircle elle eacutetait belle encore  son teint par un privileacutege inouiuml pourune Espagnole eacuteclatait de blancheur  mais son regard plein du soleil delrsquoEspagne tombait sur vous comme un jet de plomb fondu ― Madamedemandai-je agrave la marquise vers la fin de la soireacutee par quel eacuteveacutenementavez-vous donc perdu le bras  ― Dans la guerre de lrsquoindeacutependance mereacutepondit-elle

― LrsquoEspagne est un singulier pays dit madame de La Baudraye il yreste quelque chose des mœurs arabes

― Oh  dit le journaliste en riant cette manie de couper les bras y estfort ancienne elle reparaicirct agrave certaines eacutepoques comme quelques-uns denos canards dans les journaux car ce sujet avait deacutejagrave fourni des piegraveces auTheacuteacirctre Espagnol degraves 1570hellip

― Me croyez-vous donc capable drsquoinventer une histoire  dit monsieurGravier piqueacute de lrsquoair impertinent de Lousteau

― Vous en ecirctes incapable reacutepondit le journaliste― Bah  dit Bianchon les inventions des romanciers et des drama-

turges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs piegraveces dans la viereacuteelle que les eacuteveacutenements de la vie reacuteelle montent sur le theacuteacirctre et se preacute-lassent dans les livres Jrsquoai vu se reacutealiser sous mes yeux la comeacutedie deTartuffe agrave lrsquoexception du deacutenoucircment  on nrsquoa jamais pu dessiller les yeuxagrave Orgon

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― Croyez-vous qursquoil puisse encore arriver en France des aventurescomme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier  dit madamede La Baudraye

― Eh  mon Dieu srsquoeacutecria le Procureur du Roi sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commeent par anneacutee en France il srsquoen trouvela moitieacute dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires quecelles de vos aventures et qui tregraves-souvent les surpassent en romanesqueCette veacuteriteacute nrsquoest-elle pas drsquoailleurs prouveacutee par la publication de la Ga-zee des Tribunaux agrave mon sens lrsquoun des plus grands abus de la Presse Cejournal qui ne date que de 1826 ou 1827 nrsquoexistait donc pas lors de mondeacutebut dans la carriegravere du Ministegravere public et les deacutetails du crime dont jevais vous parler nrsquoont pas eacuteteacute connus au delagrave du Deacutepartement ougrave il futperpeacutetreacute Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps agrave Tours une femmedont le mari avait disparu lors du licenciement de lrsquoarmeacutee de la Loire en1816 et qui naturellement fut pleureacute beaucoup se fit remarquer par uneexcessive deacutevotion Quand les missionnaires parcoururent les villes deprovince pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des im-pieacuteteacutes reacutevolutionnaires cette veuve fut une des plus ardentes proseacutelyteselle porta la croix elle y cloua son cœur en argent traverseacute drsquoune flegravecheet long-temps apregraves la mission elle allait tous les soirs faire sa priegravereaux pieds de la croix qui fut planteacutee derriegravere le chevet de la catheacutedraleEnfin vaincue par ses remords elle se confessa drsquoun crime eacutepouvantableElle avait eacutegorgeacute son mari comme on avait eacutegorgeacute Fualdegraves en le saignantelle lrsquoavait saleacute mis dans deux vieux poinccedilons en morceaux absolumentcomme srsquoil se fucirct (fut) agi drsquoun porc Et pendant fort long-temps tous lesmatins elle en coupait unmorceau et lrsquoallait jeter dans la Loire Le confes-seur consulta ses supeacuterieurs et avertit sa peacutenitente qursquoil devait preacutevenirle Procureur du Roi La femme attendit la descente de la justice Le Procu-reur du Roi le Juge drsquoInstruction en visitant la cave y trouvegraverent encorela tecircte du mari dans le sel et dans un des poinccedilons ― Mais malheureusedit le Juge drsquoInstruction agrave lrsquoinculpeacutee puisque vous avez eu la barbarie dejeter ainsi dans la riviegravere le corps de votre mari pourquoi nrsquoavez-vouspas fait disparaicirctre aussi la tecircte il nrsquoy aurait plus eu de preuveshellip― Je lrsquoaibien souvent essayeacute monsieur dit-elle  mais je lrsquoai toujours trouveacutee troplourde

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― Eh  bien qursquoa-t-on fait de la femme hellip srsquoeacutecriegraverent les deux Pari-siens

― Elle a eacuteteacute condamneacutee et exeacutecuteacutee agrave Tours reacutepondit le magistrat mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer lrsquointeacuterecirct sur ellemalgreacute lrsquoeacutenormiteacute du crime

― Eh  sait-on dit Bianchon toutes les trageacutedies qui se jouent derriegraverele rideau du meacutenage que le public ne soulegraveve jamaishellip Je trouve la justicehumaine malvenue agrave juger des crimes entre eacutepoux  elle y a tout droitcomme police mais elle nrsquoy entend rien dans ses preacutetentions agrave lrsquoeacutequiteacute

― Bien souvent la victime a eacuteteacute pendant si long-temps le bourreaureacutepondit naiumlvement madame de La Baudraye que le crime paraicirctrait quel-quefois excusable si les accuseacutes osaient tout dire

Cette reacuteponse provoqueacutee par Bianchon et lrsquohistoire raconteacutee par leProcureur du Roi rendirent les deux Parisiens tregraves-perplexes sur la situa-tion de Dinah  Aussi lorsque lrsquoheure du coucher fut arriveacutee y eut-il un deces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux chacircteauxougrave les garccedilons restent tous leur bougeoir agrave la main agrave causer mysteacuterieu-sement Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soireacutee ougravelrsquoinnocence de madame de La Baudraye avait eacuteteacute mise en lumiegravere

― Apregraves tout dit Lousteau lrsquoimpassibiliteacute de notre chacirctelaine indi-querait aussi bien une profonde deacutepravation que la candeur la plus en-fantinehellip Le Procureur du Roi mrsquoa eu lrsquoair de proposer de mettre le petitLa Baudraye en saladehellip

― Il ne revient que demain qui sait ce qui se passera cette nuit  ditGatien

― Nous le saurons srsquoeacutecria monsieur GravierLa vie de chacircteau comporte une infiniteacute de mauvaises plaisanteries

parmi lesquelles il en est qui sont drsquoune horrible perfidie Monsieur Gra-vier qui avait vu tant de choses proposa de mettre les scelleacutes agrave la portede madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi Les canardsaccusateurs du poegravete Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu queles espions de la vie de chacircteau fixent sur lrsquoouverture drsquoune porte par deuxpetites boules de cire applaties et placeacutees si bas ou si haut qursquoil est impos-sible de se douter de ce pieacutege Le galant sort-il et ouvre-t-il lrsquoautre portesoupccedilonneacutee la coiumlncidence des cheveux arracheacutes dit toutQuand chacun

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fut censeacute endormi le meacutedecin le journaliste le Receveur des contribu-tions et Gatien vinrent pieds nus en vrais voleurs condamner mysteacute-rieusement les deux portes et se promirent de venir agrave cinq heures dumatin veacuterifier lrsquoeacutetat des scelleacutes Jugez de leur eacutetonnement et du plaisir deGatien lorsque tous quatre un bougeoir agrave la main agrave peine vecirctus vinrentexaminer les cheveux et trouvegraverent celui du Procureur du Roi et celui demadame de La Baudraye dans un satisfaisant eacutetat de conservation

― Est-ce la mecircme cire  dit monsieur Gravier― Est-ce les mecircmes cheveux  demanda Lousteau― Oui dit Gatien― Ceci change tout srsquoeacutecria Lousteau vous aurez battu les buissons

pour Robin-des-BoisLe Receveur des contributions et le fils du Preacutesident srsquointerrogegraverent

par un coup drsquoœil qui voulait dire  Nrsquoy a-t-il pas dans cette phrase quelquechose de piquant pour nous  devons-nous rire ou nous facirccher 

― Si dit le journaliste agrave lrsquooreille de Bianchon Dinah est vertueuseelle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour

Lrsquoideacutee drsquoemporter en quelques instants une place qui reacutesistait depuisneuf ans aux Sancerrois sourit alors agrave Lousteau Dans cette penseacutee il des-cendit le premier dans le jardin espeacuterant y rencontrer la chacirctelaine Cehasard arriva drsquoautant mieux que madame de La Baudraye avait aussi ledeacutesir de srsquoentretenir avec son critique La moitieacute des hasards sont cher-cheacutes

― Hier vous avez chasseacute monsieur dit madame de La Baudraye Cematin je suis assez embarrasseacutee de vous offrir quelque nouvel amuse-ment  agrave moins que vous ne vouliez venir agrave La Baudraye ougrave vous pourrezobserver la province un peumieux qursquoici  car vous nrsquoavez fait qursquoune bou-cheacutee de mes ridicules  mais le proverbe sur la plus belle fille du monderegarde aussi la pauvre femme de province

― Ce petit sot de Gatien reacutepondit Lousteau vous a reacutepeacuteteacute sans douteune phrase dite par moi pour lui faire avouer qursquoil vous adorait Votresilence avant-hier pendant le dicircner et pendant toute la soireacutee mrsquoa suffi-samment reacuteveacuteleacute lrsquoune de ces indiscreacutetions qui ne se commettent jamais agraveParis Que voulez-vous  je ne me flatte pas drsquoecirctre intelligible Ainsi jrsquoaicomploteacute de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour sa-

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voir si nous vous causerions agrave vous et agrave monsieur de Clagny quelque re-mordshellipOh  rassurez-vous nous avons la certitude de votre innocence Sivous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat vous eus-siez perdu tout votre prix agrave mes yeuxhellip Jrsquoaime ce qui est complet Vousnrsquoaimez pas vous ne pouvez pas aimer ce froid ce petit ce sec ce muetusurier en poinccedilons et en terres qui vous plante lagrave pour vingt-cinq cen-times agrave gagner sur des regains  Oh  jrsquoai bien reconnu lrsquoidentiteacute de mon-sieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris  crsquoest lamecircme natureVingt-huit ans belle sage sans enfantshellip tenez madame je nrsquoai jamaisrencontreacute le problegraveme de la vertu mieux poseacutehellip Lrsquoauteur de Paquita la Seacute-villane doit avoir recircveacute bien des recircves hellip Je puis vous parler de toutes ceschoses sans lrsquohypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent je suisvieux avant le temps Je nrsquoai plus drsquoillusions en conserve-t-on au meacutetierque jrsquoai fait hellip

En deacutebutant ainsi Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouillesil allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que lesfemmes se font demander pendant des anneacutees teacutemoin le pauvre Procu-reur du Roi pour qui la derniegravere faveur consistait agrave serrer un peu pluscoitement qursquoagrave lrsquoordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchantlrsquoheureux homme  Aussi pour ne pas mentir agrave son renom de femme su-peacuterieure madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfreddu Feuilleton en lui propheacutetisant tout un avenir drsquoamour auquel il nrsquoavaitpas songeacute

― Vous avez chercheacute le plaisir mais vous nrsquoavez pas encore aimeacute dit-elle Croyez-moi lrsquoamour veacuteritable arrive souvent agrave contre-sens de la vieVoyez monsieur de Gentz tombant dans sa vieillesse amoureux de FannyEllsler et abandonnant les reacutevolutions de juillet pour les reacutepeacutetitions decette danseuse 

― Cela me semble difficile reacutepondit Lousteau Je crois agrave lrsquoamour maisje ne crois plus agrave la femmehellip Il y a sans doute en moi des deacutefauts quimrsquoempecircchent drsquoecirctre aimeacute car jrsquoai souvent eacuteteacute quitteacute Peut-ecirctre ai-je trople sentiment de lrsquoideacutealhellip comme tous ceux qui ont creuseacute la reacutealiteacutehellip

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui jeteacutedans le milieu parisien le plus spirituel en rapportait les axiomes har-

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dis les deacutepravations presque naiumlves les convictions avanceacutees et qui srsquoilnrsquoeacutetait pas supeacuterieur jouait au moins tregraves-bien la supeacuterioriteacute Eacutetienne eutaupregraves de Dinah tout le succegraves drsquoune premiegravere repreacutesentation Paquita laSancerroise aspira les tempecirctes de Paris lrsquoair de Paris Elle passa lrsquounedes journeacutees les plus agreacuteables de sa vie entre Eacutetienne et Bianchon quilui racontegraverent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jourles traits drsquoesprit qui seront quelque jour lrsquoana de notre siegravecle  mots etfaits vulgaires agrave Paris mais tout nouveaux pour elle Naturellement Lous-teau dit beaucoup de mal de la grande ceacuteleacutebriteacute feacuteminine du Berry maisdans lrsquoeacutevidente intention de flatter madame de La Baudraye et de lrsquoame-ner sur le terrain des confidences litteacuteraires en lui faisant consideacuterer ceteacutecrivain comme sa rivale Cette louange enivra madame de La Baudrayequi parut agrave monsieur de Clagny au Receveur des contributions et agrave Ga-tien plus affectueuse que la veille avec Eacutetienne Ces amants de Dinah re-grettegraverent bien drsquoecirctre alleacutes tous agrave Sancerre ougrave ils avaient tambourineacute lasoireacutee drsquoAnzy Jamais agrave les entendre rien de si spirituel ne srsquoeacutetait dit LesHeures srsquoeacutetaient envoleacutees sans qursquoon pucirct en voir les pieds leacutegers Les deuxParisiens furent ceacuteleacutebreacutes par eux comme deux prodiges

Ces exageacuterations trompeteacutees sur le Mail eurent pour effet de faire ar-river seize personnes le soir au chacircteau drsquoAnzy les unes en cabriolet defamille les autres en char-agrave-bancs et quelques ceacutelibataires sur des che-vaux de louage Vers sept heures ces provinciaux firent plus ou moinsbien leurs entreacutees dans lrsquoimmense salon drsquoAnzy que Dinah preacutevenue decette invasion avait eacuteclaireacute largement auquel elle avait donneacute tout sonlustre en deacutepouillant ses beaux meubles de leurs housses grises car elleregarda cette soireacutee comme un de ses grands jours Lousteau Bianchon etDinah eacutechangegraverent des regards pleins de finesse en examinant les posesen eacutecoutant les phrases de ces visiteurs alleacutecheacutes par la curiositeacute Com-bien de rubans invalides de dentelles heacutereacuteditaires de vieilles fleurs plusartificieuses qursquoartificielles se preacutesentegraverent audacieusement sur des bon-nets bisannuels  La Preacutesidente Boirouge cousine de Bianchon eacutechangeaquelques phrases avec le docteur de qui elle obtint une consultation gra-tuite en lui expliquant de preacutetendues douleurs nerveuses agrave lrsquoestomac danslesquelles il reconnut des indigestions peacuteriodiques

― Prenez tout bonnement du theacute tous les jours une heure apregraves votre

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dicircner comme les Anglais et vous serez gueacuterie car ce que vous eacuteprouvezest une maladie anglaise reacutepondit gravement Bianchon

― Crsquoest deacutecideacutement un bien grand meacutedecin dit la Preacutesidente en reve-nant aupregraves de madame de Clagny de madame Popinot-Chandier et demadame Gorju la femme du maire

― On dit reacutepliqua sous son eacuteventail madame de Clagny que Dinahlrsquoa fait venir bien moins pour les Eacutelections que pour savoir drsquoougrave provientsa steacuteriliteacutehellip

Dans le premier moment de leur succegraves Lousteau preacutesenta le savantmeacutedecin comme le seul candidat possible aux prochaines Eacutelections MaisBianchon au grand contentement du nouveau Sous-Preacutefet fit observerqursquoil lui paraissait presque impossible drsquoabandonner la science pour lapolitique

― Il nrsquoy a dit-il que des meacutedecins sans clientegravele qui puissent se fairenommer deacuteputeacutes Nommez donc des hommes drsquoEacutetat des penseurs desgens dont les connaissances soient universelles et qui sachent se mettreagrave la hauteur ougrave doit ecirctre un leacutegislateur  voilagrave ce qui manque dans nosChambres et ce qursquoil faut agrave notre pays 

Deux ou trois jeunes personnes quelques jeunes gens et les femmesexaminaient Lousteau comme si crsquoeucirct eacuteteacute un faiseur de tours

― Monsieur Gatien Boirouge preacutetend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an agrave eacutecrire dit la femme du maire agrave madame deClagny le croyez-vous 

― Est-ce possible  puisqursquoon ne paye que mille eacutecus un Procureur duRoihellip

― Monsieur Gatien dit madame Chandier faites-donc parler touthaut monsieur Lousteau je ne lrsquoai pas encore entenduhellip

― Quelles jolies bottes il a dit mademoiselle Chandier agrave son fregravere etcomme elles reluisent 

― Bah  crsquoest du vernis ― Pourquoi nrsquoen as-tu pas Lousteau finit par trouver qursquoil posait un peu trop et reconnut

dans lrsquoattitude des Sancerrois les indices du deacutesir qui les avait ameneacutes― Quelle charge pourrait-on leur faire  pensa-t-il

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En ce moment le preacutetendu valet de chambre de La Baudraye un valetde ferme vecirctu drsquoune livreacutee apporta les lettres les journaux et remit un pa-quet drsquoeacutepreuves que le journaliste laissa prendre agrave Bianchon car madamede La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelleseacutetaient assez typographiques  ― Comment  la litteacuterature vous poursuitjusqursquoici 

― Non pas la litteacuterature reacutepondit-il mais la Revue ougrave jrsquoachegraveve uneNouvelle et qui paraicirct dans dix jours Je suis venu sous le coup de  La finagrave la prochaine livraison et jrsquoai ducirc donner mon adresse agrave lrsquoimprimeur Ah nous mangeons un pain bien chegraverement vendu par les speacuteculateurs enpapier noirci  Je vous peindrai lrsquoespegravece curieuse des Directeurs de Revue

― Quand la conversation commencera-t-elle  dit alors agrave Dinah ma-dame de Clagny comme on demande  A quelle heure le feu drsquoartifice 

― Je croyais dit madame Popinot-Chandier agrave sa cousine la PreacutesidenteBoirouge que nous aurions des histoires

En ce moment ougrave comme un parterre impatient les Sancerrois fai-saient entendre des murmures Lousteau vit Bianchon perdu dans unerecircverie inspireacutee par lrsquoenveloppe des eacutepreuves

― Qursquoas-tu  lui dit Eacutetienne― Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une macula-

ture qui enveloppait tes eacutepreuves Tiens lis  Olympia ou les Vengeancesromaines

― Voyons dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que luitendit le docteur et il lut agrave haute voix ceci 

caverne Rinaldo srsquoindignant de la lacirccheteacute de ses compa-gnons qui nrsquoavaient de courage qursquoen plein air et nrsquoosaientsrsquoaventurer dans Rome jeta sur eux un regard de meacutepris― Je suis donc seul hellip leur dit-ilIl parut penser puis il reprit  ― Vous ecirctes des miseacuterablesjrsquoirai seul et jrsquoaurai seul cette riche proiehellip vous mrsquoenten-dez hellip Adieu― Mon capitaine hellip dit Lamberti et si vous eacutetiez pris sansavoir reacuteussi hellip― Dieu me protegravege hellip reprit Rinaldo en montrant le ciel

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A ces mots il sortit et rencontra sur la route lrsquointendant deBracciano

― La page est finie dit Lousteau que tout le monde avait religieuse-ment eacutecouteacute

― Il nous lit son ouvrage dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier

― Drsquoapregraves les premiers mots il est eacutevident mesdames reprit le jour-naliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois que lesbrigands sont dans une caverne Quelle neacutegligence mettaient alors lesromanciers dans les deacutetails aujourdrsquohui si curieusement si longuementobserveacutes sous preacutetexte de couleur locale  Si les voleurs sont dans une ca-verne au lieu de  en montrant le ciel il aurait fallu  en montrant la voucircteMalgreacute cette incorrection Rinaldo me semble un homme drsquoexeacutecution etson apostrophe agrave Dieu sent lrsquoItalie Il y avait dans ce roman un soupccedilon decouleur locale Peste  des brigands une caverne un Lamberti qui sait cal-culerhellip Je vois tout un vaudeville dans cette page Ajoutez agrave ces premierseacuteleacutements un bout drsquointrigue une jeune paysanne agrave chevelure releveacutee agravejupes courtes et une centaine de couplets deacutetestableshellip oh  mon Dieu lepublic viendra Et puis Rinaldohellip comme ce nom-lagrave convient agrave Lafont En lui supposant des favoris noirs un pantalon collant un manteau desmoustaches un pistolet et un chapeau pointu  si le directeur du Vaude-ville a le courage de payer quelques articles de journaux voilagrave cinquanterepreacutesentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits drsquoau-teur si je veux dire du bien de la piegravece dans mon feuilleton Continuons

La duchesse de Bracciano retrouva son gant Certes Adolphequi lrsquoavait rameneacutee au bosquet drsquoorangers put croire qursquoily avait de la coquetterie dans cet oubli  car alors le bosqueteacutetait deacutesert Le bruit de la fecircte retentissait vaguement au loinLes fantoccini annonceacutes avaient attireacute tout le monde dansla galerie Jamais Olympia ne parut plus belle agrave son amantLeurs regards animeacutes du mecircme feu se comprirent Il y eutun moment de silence deacutelicieux pour leurs acircmes et impos-sible agrave rendre Ils srsquoassirent sur le mecircme banc ougrave ils srsquoeacutetaienttrouveacutes en preacutesence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

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― Malepeste  je ne vois plus notre Rinaldo srsquoeacutecria Lousteau Maisquels progregraves dans la compreacutehension de lrsquointrigue un homme litteacuterairene fera-t-il pas agrave cheval sur cette page  La duchesse Olympia est unefemme qui pouvait oublier agrave dessein ses gants dans un bosquet deacutesert 

― A moins drsquoecirctre placeacute entre lrsquohuicirctre et le sous-chef de bureau lesdeux creacuteations les plus voisines du marbre dans le regravegne zoologique ilest impossible de ne pas reconnaicirctre dans Olympia une femme de trenteans  dit madame de La Baudraye Adolphe en a degraves lors vingt-deux carune Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans

― Avec ces deux suppositions le roman peut se reconstruire repritLousteau Et ce chevalier de Paluzzi  hein hellip quel homme  Dans ces deuxpages le style est faible lrsquoauteur eacutetait peut-ecirctre un employeacute des Droits-Reacuteunis il aura fait le roman pour payer son tailleurhellip

― A cette eacutepoque dit Bianchon il y avait une censure et il faut ecirctreaussi indulgent pour lrsquohomme qui passait sous les ciseaux de 1805 quepour ceux qui allaient agrave lrsquoeacutechafaud en 1793

― Comprenez-vous quelque chose  demanda timidement madameGorju la femme du Maire agrave madame de Clagny

La femme du Procureur du Roi qui selon lrsquoexpression de monsieurGravier aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814 se raffermitsur ses hanches comme un cavalier sur ses eacutetriers et fit une moue agrave savoisine qui voulait dire  ― On nous regarde  sourions comme si nouscomprenions

― Crsquoest charmant  dit la mairesse agrave Gatien De gracircce monsieur Lous-teau continuez 

Lousteau regarda les deux femmes deux vraies pagodes indiennes etput tenir son seacuterieux Il jugea neacutecessaire de srsquoeacutecrier  Attention  en repre-nant ainsi 

robe frocircla dans le silence Tout agrave coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse Il avait un visage sombre son front semblait chargeacute de nuages et un sourire amer sedessinait dans ses rides― Madame dit-il vous ecirctes soupccedilonneacutee Si vous ecirctes cou-pable fuyez  si vous ne lrsquoecirctes pas fuyez encore  parce que

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vertueuse ou criminelle vous serez de loin bienmieux en eacutetatde vous deacutefendrehellip― Je remercie Votre Eacuteminence de sa sollicitude dit-elle leduc de Bracciano reparaicirctra quand je jurerai neacutecessaire defaire voir qursquoil existe

― Le cardinal Borborigano  srsquoeacutecria Bianchon Par les clefs du pape si vous ne mrsquoaccordez pas qursquoil se trouve une magnifique creacuteation seule-ment dans le nom si vous ne voyez pas agrave ces mots  robe frocircla dans lesilence  toute la poeacutesie du rocircle de Schedoni inventeacute par madame Radcliffedans le Confessionnal des Peacutenitents noirs vous ecirctes indigne de lire des ro-manshellip

― Pour moi reprit Dinah qui eut pitieacute des dix-huit figures qui regar-daient Lousteau la fable marche Je connais tout  je suis agrave Rome je voisle cadavre drsquoun mari assassineacute dont la femme audacieuse et perverse aeacutetabli son lit sur un crategravere A chaque nuit agrave chaque plaisir elle se dit Tout va se deacutecouvrir hellip

― La voyez-vous srsquoeacutecria Lousteau eacutetreignant ce monsieur Adolpheelle le serre elle veutmettre toute sa vie dans un baiser hellipAdolpheme faitlrsquoeffet drsquoecirctre un jeune homme parfaitement bien fait mais sans esprit unde ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes Rinaldo plane sur lrsquoin-trigue que nous se connaissons pas mais qui doit ecirctre corseacutee comme celledrsquounmeacutelodrame de Pixeacutereacutecourt Nous pouvons nous figurer drsquoailleurs queRinaldo passe dans le fond du theacuteacirctre comme un personnage des dramesde Victor Hugo

― Et crsquoest le mari peut-ecirctre srsquoeacutecria madame de La Baudraye― Comprenez-vous quelque chose agrave tout cela  demandamadame Pieacute-

defer agrave la Preacutesidente― Crsquoest ravissant dit madame de La Baudraye agrave sa megravereTous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des

piegraveces de cent sous― Continuez de gracircce fit madame de La BaudrayeLousteau continua

― Votre clef hellip― Lrsquoauriez-vous perdue hellip

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― Elle est dans le bosquethellip― Couronshellip― Le cardinal lrsquoaurait-il prise hellip― Nonhellip La voicihellip― De quel danger nous sortons Olympia regarda la clef elle crut reconnaicirctre la sienne  maisRinaldo lrsquoavait changeacutee  ses ruses avaient reacuteussi il posseacutedaitla veacuteritable clef Moderne Cartouche il avait autant drsquohabi-leteacute que de courage et soupccedilonnant que des treacutesors consideacute-rables pouvaient seuls obliger une duchesse agrave toujours porteragrave sa ceinture

― Cherche hellip srsquoeacutecria Lousteau La page qui faisait le recto suivant nrsquoyest pas il nrsquoy a plus pour nous tirer drsquoinquieacutetude que la page 212

― Si la clef avait eacuteteacute perdue ― Il serait morthellip― Mort  ne devriez-vous pas acceacuteder agrave la derniegravere priegravere qursquoilvous a faite et lui donner la liberteacute aux conditions qursquoilhellip― Vous ne le connaissez pashellip― Maishellip― Tais-toi Je trsquoai pris pour amant et non pour confesseurAdolphe garda le silence

― Puis voilagrave un Amour sur une chegravevre au galop une vignette dessineacuteepar Normand graveacutee par Duplathellip Oh  les noms y sont dit Lousteau

― Eh  bien la suite  dirent ceux des auditeurs qui comprenaient― Mais le chapitre est fini reacutepondit Lousteau La circonstance de la

vignette change totalement mes opinions sur lrsquoauteur Pour avoir ob-tenu sous lrsquoEmpire des vignettes graveacutees sur bois lrsquoauteur devait ecirctreun Conseiller drsquoEacutetat ou madame Bartheacutelemy-Hadot feu Desforges ou Se-wrin

― Adolphe garda le silence hellip Ah  dit Bianchon la duchesse a moinsde trente ans

― Srsquoil nrsquoy a plus rien inventez une fin  dit madame de La Baudraye

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Mais dit Lousteau la maculature nrsquoa eacuteteacute tireacutee que drsquoun seul cocircteacute Enstyle typographique le cocircteacute de seconde ou pour vous mieux faire com-prendre tenez le revers qui aurait ducirc ecirctre imprimeacute se trouve avoir reccediluun nombre incommensurable drsquoempreintes diverses elle appartient agrave laclasse des feuilles dites de mise en train

Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistentles deacuteregraveglements drsquoune feuille demise en train sachez qursquoelle ne peut pasplus garder trace des douze premiegraveres pages que les pressiers y ont im-primeacutees que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premiercoup de bacircton qursquoon vous eucirct donneacute si quelque pacha vous eucirct condam-neacutee agrave en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds

― Je suis comme une folle dit madame Popinot-Chandier agrave monsieurGravier  je tacircche de mrsquoexpliquer le Conseiller drsquoEacutetat le Cardinal la clefet cette maculathellip

― Vous nrsquoavez pas la clef de cette plaisanterie dit monsieur Gravier eh  bien ni moi non plus belle dame rassurez-vous

― Mais il y a une autre feuille dit Bianchon qui regarda sur la tableougrave se trouvaient les eacutepreuves

― Bon dit Lousteau elle est saine et entiegravere  Elle est signeacutee IV  J 2ᵉeacutedition Mesdames le IV indique le quatriegraveme volume Le J dixiegraveme lettrede lrsquoalphabet la dixiegraveme feuille Il me paraicirct degraves lors prouveacute que sauf lesruses du libraire les Vengeances romaines ont eu du succegraves puisqursquoellesauraient eu deux eacuteditions Lisons et deacutechiffrons cette eacutenigme 

corridor  mais se sentant poursuivi par les gens de la du-chesse Rinaldo

― Va te promener ― Oh  dit madame de La Baudraye il y a eu des eacuteveacutenements impor-

tants entre votre fragment de maculature et cette page― Dites madame cette preacutecieuse bonne feuille  Mais la maculature

ougrave la duchesse a oublieacute ses gants dans le bosquet appartient-elle au qua-triegraveme volume  Au diable  continuons 

ne trouve pas drsquoasile plus sucircr que drsquoaller sur-le-champ dans lesouterrain ougrave devaient ecirctre les treacutesors de la maison de Brac-ciano Leacuteger comme la Camille du poegravete latin il courut vers

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La muse du deacutepartement Chapitre

lrsquoentreacutee mysteacuterieuse des Bains de Vespasien Deacutejagrave les torcheseacuteclairaient les murailles lorsque lrsquoadroit Rinaldo deacutecouvrantavec la perspicaciteacute dont lrsquoavait doueacute la nature la porte ca-cheacutee dans le mur disparut promptement Une horrible reacute-flexion sillonna lrsquoacircme de Rinaldo comme la foudre quand elledeacutechire les nuages Il srsquoeacutetait emprisonneacute hellip Il tacircta le

― Oh  cette bonne feuille et le fragment demaculature se suivent  Laderniegravere page du fragment est la 212 et nous avons ici 217  Et en effet sidans la maculature Rinaldo qui a voleacute la clef des treacutesors de la duchesseOlympia en lui en substituant une agrave peu pregraves semblable se trouve danscee bonne feuille au palais des ducs de Bracciano le roman me paraicirctmarcher agrave une conclusion quelconque Je souhaite que ce soit aussi clairpour vous que cela le devient pour moihellip Pour moi la fecircte est finie lesdeux amants sont revenus au palais Bracciano il est nuit il est une heuredu matin Rinaldo va faire un bon coup 

― Et Adolphe hellip dit le Preacutesident Boirouge qui passait pour ecirctre unpeu leste en paroles

― Et quel style  dit Bianchon  Rinaldo qui trouve lrsquoasile drsquoaller hellip― Eacutevidemment ni Maradan ni les Treuttel et Wurtz ni Doguereau

nrsquoont imprimeacute ce roman-lagrave dit Lousteau  car ils avaient des correcteursagrave leurs gages qui revoyaient leurs eacutepreuves  un luxe que nos eacutediteurs ac-tuels devraient bien se donner les auteurs drsquoaujourdrsquohui srsquoen trouveraientbienhellip Ce sera quelque pacotilleur du quaihellip

― Quel quai  dit une dame agrave sa voisine On parlait de bainshellip― Continuez dit madame de La Baudraye― En tout cas ce nrsquoest pas drsquoun Conseiller drsquoEacutetat dit Bianchon― Crsquoest peut-ecirctre de madame Hadot dit Lousteau― Pourquoi fourrent-ils lagrave-dedans madame Hadot de La Chariteacute  de-

manda la Preacutesidente agrave son fils― Cette madame Hadot ma chegravere Preacutesidente reacutepondit la chacirctelaine

eacutetait une femme-auteur qui vivait sous le Consulathellip― Les femmes eacutecrivaient donc sous lrsquoEmpereur  demanda madame

Popinot-Chandier― Et madame de Genlis et madame de Staeumll  fit le Procureur du Roi

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piqueacute pour Dinah de cette observation― Ah ― Continuez de gracircce dit madame La Baudraye agrave LousteauLousteau reprit la lecture en disant  ― Page 218 

mur avec une inquiegravete preacutecipitation et jeta un cri de deacuteses-poir quand il eut vainement chercheacute les traces de la serrureagrave secret Il lui fut impossible de se refuser agrave reconnaicirctre lrsquoaf-freuse veacuteriteacute La porte habilement construite pour servir lesvengeances de la duchesse ne pouvait pas srsquoouvrir en dedansRinaldo colla sa joue agrave divers endroits et ne sentit nulle partlrsquoair chaud de la galerie Il espeacuterait rencontrer une fente quilui indiquerait lrsquoendroit ougrave finissait le mur mais rien rien la paroi semblait ecirctre drsquoun seul bloc de marbrehellip Alors il luieacutechappe un sourd rugissement drsquohyegravenehellip

― Heacute  bien nous croyions avoir reacutecemment inventeacute les cris dehyegravene  dit Lousteau la litteacuterature de lrsquoEmpire les connaissait deacutejagrave lesmettait mecircme en scegravene avec un certain talent drsquohistoire naturelle  ce queprouve le mot sourd

― Ne faites plus de reacuteflexions monsieur dit madame de La Baudraye― Vous y voilagrave srsquoeacutecria Bianchon lrsquointeacuterecirct ce monstre romantique

vous a mis la main au collet comme agrave moi tout agrave lrsquoheure― Lisez  cria le Procureur du Roi je comprends ― Le fat  dit le Preacutesident agrave lrsquooreille de son voisin le Sous-Preacutefet― Il veut flatter madame de La Baudraye reacutepondit le nouveau Sous-

Preacutefet― Eh  bien je lis de suite dit solennellement LousteauOn eacutecouta le journaliste dans le plus profond silence

Un geacutemissement profond reacutepondit au cri de Rinaldo  maisdans son trouble il le prit pour un eacutecho tant ce geacutemissementeacutetait faible et creux  il ne pouvait pas sortir drsquoune poitrinehumainehellip― Santa Maria  dit lrsquoinconnu

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si je quitte cette place je ne saurai plus la retrouver  pensaRinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumeacute Frapper jeserai reconnu  que faire ― Qui donc est lagrave  demanda la voix― Hein  dit le brigand les crapauds parleraient-ils ici ― Je suis le duc de Bracciano  Qui que vous soyez si vousnrsquoappartenez pas agrave la duchesse venez au nom de tous lessaints venez agrave moihellip― Il faudrait savoir ougrave tu es monseigneur le duc reacuteponditRinaldo avec lrsquoimpertinence drsquoun homme qui se voit neacuteces-saire― Je te vois mon ami car mes yeux se sont accoutumeacutes agravelrsquoobscuriteacute Eacutecoute marche droit bienhellip tourne agrave gauchehellipviens icihellip Nous voilagrave reacuteunisRinaldo mettant ses mains en avant par prudence rencontrades barres de fer― On me trompe  cria le bandit― Non tu as toucheacute ma cagehellip Assieds-toi sur un fucirct de por-phyre qui est lagrave― Comment le duc de Bracciano peut-il ecirctre dans une cage demanda le bandit― Mon ami jrsquoy suis depuis trente mois debout sans avoirpu mrsquoasseoir Mais qui es-tu toi ― Je suis Rinaldo le prince de la campagne le chef de quatre-vingts braves que les lois nomment agrave tort des sceacuteleacuterats quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par unevieille habitude― Dieu soit loueacute hellip Je suis sauveacutehellip Un honnecircte homme au-rait eu peur  tandis que je suis sucircr de pouvoir tregraves-bien mrsquoen-tendre avec toi srsquoeacutecria le duc O mon cher libeacuterateur tu doisecirctre armeacute jusqursquoaux dents― E verissimo ― Aurais-tu deshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Oui des limes des pinceshellip Corpo di Bacco  je venais em-prunter indeacutefiniment les treacutesors des Bracciani― Tu en auras leacutegitimement une bonne part mon cher Ri-naldo et peut-ecirctre irai-je faire la chasse aux hommes en tacompagniehellip― Vous mrsquoeacutetonnez Excellence ― Eacutecoute-moi Rinaldo  Je ne te parlerai pas du deacutesir de ven-geance qui me ronge le cœur  je suis lagrave depuis trente mois mdashtu es Italien mdash tu me comprendras  Ah  mon ami ma fatigueet mon eacutepouvantable captiviteacute ne sont rien en comparaisondu mal qui me ronge le cœur La duchesse de Bracciano estencore une des plus belles femmes de Rome je lrsquoaimais assezpour en ecirctre jalouxhellip― Vous son mari hellip― Oui jrsquoavais tort peut-ecirctre ― Certes cela ne se fait pas dit Rinaldo― Ma jalousie fut exciteacutee par la conduite de la duchesse re-prit le duc Lrsquoeacuteveacutenement a prouveacute que jrsquoavais raison Un jeuneFranccedilais aimait Olympia il eacutetait aimeacute drsquoelle jrsquoeus des preuvesde leur mutuelle affectionhellip

― Mille pardons  mesdames dit Lousteau  mais voyez-vous il mrsquoestimpossible de ne pas vous faire observer combien la litteacuterature de lrsquoEm-pire allait droit au fait sans aucun deacutetail ce qui me semble le caractegraveredes temps primitifs La litteacuterature de cette eacutepoque tenait le milieu entrele sommaire des chapitres du Teacuteleacutemaque et les reacutequisitoires du Ministegraverepublic Elle avait des ideacutees mais elle ne les exprimait pas la deacutedaigneuse elle observait mais elle ne faisait part de ses observations agrave personnelrsquoavare  il nrsquoy avait que Foucheacute qui fit part de ses observations agrave quel-qursquoun La lieacuterature se contentait alors suivant lrsquoexpression drsquoun des plusniais critiques de la Revue des Deux-Mondes drsquoune assez pure esquisse etdu contour bien net de toutes les figures agrave lrsquoantique  elle ne dansait pas surles peacuteriodes  Je le crois bien elle nrsquoavait pas de peacuteriodes elle nrsquoavait pasde mots agrave faire chatoyer  elle vous disait Lubin aimait Toinette Toinettenrsquoaimait pas Lubin  Lubin tua Toinette et les gendarmes prirent Lubin qui

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La muse du deacutepartement Chapitre

fut mis en prison meneacute agrave la Cour drsquoAssises et guillotineacute Forte esquissecontour net  Quel beau drame  Eh  bien aujourdrsquohui les barbares fontchatoyer les mots

― Et quelquefois les morts dit monsieur de Clagny― Ah  reacutepliqua Lousteau vous vous donnez de ces R ― Que veut-il dire  demanda madame de Clagny que ce calembour

inquieacuteta― Il me semble que je marche dans un four reacutepondit la Mairesse― Sa plaisanterie perdrait agrave ecirctre expliqueacutee fit observer Gatien― Aujourdrsquohui reprit Lousteau les romanciers dessinent des carac-

tegraveres  et au lieu du contour net ils vous deacutevoilent le cœur humain ilsvous inteacuteressent soit agrave Toinette soit agrave Lubin

― Moi je suis effrayeacute de lrsquoeacuteducation du public en fait de litteacuterature ditBianchon Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoirla guerre le lecteur a fini par apprendre lrsquoart Jadis on ne demandait quede lrsquointeacuterecirct au roman  quant au style personne nrsquoy tenait pas mecircme lrsquoau-teur  quant agrave des ideacutees zeacutero  quant agrave la couleur locale neacuteant Insensible-ment le lecteur a voulu du style de lrsquointeacuterecirct du patheacutetique des connais-sances positives  il a exigeacute les cinq sens litteacuteraires  lrsquoinvention le style lapenseacutee le savoir le sentiment  puis la Critique est venue brochant surle tout Le critique incapable drsquoinventer autre chose que des calomnies apreacutetendu que toute œuvre qui nrsquoeacutemanait pas drsquoun cerveau complet eacutetaitboiteuseQuelques charlatans commeWalter Scott qui pouvaient reacuteunirles cinq sens litteacuteraires srsquoeacutetant alors montreacutes ceux qui nrsquoavaient que delrsquoesprit que du savoir que du style ou que du sentiment ces eacuteclopeacutes cesaceacutephales ces manchots ces borgnes litteacuteraires se sont mis agrave crier quetout eacutetait perdu ils ont precirccheacute des croisades contre les gens qui gacirctaientle meacutetier ou ils en ont nieacute les œuvres

― Crsquoest lrsquohistoire de vos derniegraveres querelles litteacuteraires fit observerDinah

― De gracircce  srsquoeacutecria monsieur de Clagny revenons au duc de Brac-ciano

Au grand deacutesespoir de lrsquoassembleacutee Lousteau reprit la lecture de labonne feuille

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La muse du deacutepartement Chapitre

Alors je voulus mrsquoassurer de mon malheur afin de pou-voir me venger sous lrsquoaile de la Providence et de la Loi Laduchesse avait devineacute mes projets Nous nous combattionspar la penseacutee avant de nous combattre le poison agrave la mainNous voulions nous imposer mutuellement une confianceque nous nrsquoavions pas  moi pour lui faire prendre un breu-vage elle pour srsquoemparer de moi Elle eacutetait femme elle lrsquoem-porta  car les femmes ont un pieacutege de plus que nous autresagrave tendre et jrsquoy tombai  je fus heureux  mais le lendemainmatin je me reacuteveillai dans cette cage de fer Je rugis pendanttoute la journeacutee dans lrsquoobscuriteacute de cette cave situeacutee sousla chambre agrave coucher de la duchesse Le soir enleveacute par uncontre-poids habilement meacutenageacute je traversai les plancherset vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta unmorceau de pain ma pitance de tous les soirs Voilagrave ma viedepuis trente mois  Dans cette prison de marbre mes cris nepeuvent parvenir agrave aucune oreille Pas de hasard pour moiJe nrsquoespeacuterais plus  En effet la chambre de la duchesse est aufond du palais et ma voix quand jrsquoy monte ne peut ecirctre en-tendue de personne Chaque fois que je vois ma femme ellememontre le poison que jrsquoavais preacutepareacute pour elle et pour sonamant  je le demande pour moi mais elle me refuse la mortelle me donne du pain et je mange  Jrsquoai bien fait de mangerde vivre jrsquoavais compteacute sans les bandits hellip― Oui Excellence quand ces imbeacuteciles drsquohonnecirctes gens sontendormis nous veillons nous― Ah  Rinaldo tous mes treacutesors sont agrave toi nous les parta-gerons en fregraveres et je voudrais te donner touthellip jusqursquoagrave monducheacutehellip― Excellence obtenez-moi du pape une absolution in articulomortis cela me vaudra mieux pour faire mon eacutetat― Tout ce que tu voudras  mais lime les barreaux de ma cageet precircte-moi ton poignardhellip Nous nrsquoavons guegravere de tempsva vitehellip Ah  si mes dents eacutetaient des limeshellip Jrsquoai essayeacute de

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macirccher ce ferhellip― Excellence dit Rinaldo en eacutecoutant les derniegraveres parolesdu duc jrsquoai deacutejagrave scieacute un barreau― Tu es un dieu ― Votre femme eacutetait agrave la fecircte de la princesse Villaviciosa elle est revenue avec son petit Franccedilais elle est ivre drsquoamournous avons donc le temps― As-tu fini ― Ouihellip― Ton poignard  demanda vivement le duc au bandit― Le voici― Bien― Jrsquoentends le bruit du ressort― Ne mrsquooubliez pas  dit le bandit qui se connaissait en re-connaissance― Pas plus que mon pegravere dit le duc― Adieu  lui dit Rinaldo Tiens comme il srsquoenvole  ajoutale bandit en voyant disparaicirctre le duc Pas plus que son pegraverese dit-il si crsquoest ainsi qursquoil compte se souvenir de moihellipAh  jrsquoavais pourtant fait le serment de ne jamais nuire auxfemmeshellipMais laissons pour un moment le bandit livreacute agrave ses reacute-flexions et montons comme le duc dans les appartements dupalais

― Encore une vignette un Amour sur un colimaccedilon  Puis la 230 estune page blanche dit le journaliste Voici deux autres pages blanchesprises par ce titre si deacutelicieux agrave eacutecrire quand on a lrsquoheureux malheur defaire des romans  Conclusion 

Jamais la duchesse nrsquoavait eacuteteacute si jolie  elle sortit de son bainvecirctue comme une deacuteesse et voyant Adolphe coucheacute volup-tueusement sur des piles de coussins ― Tu es bien beau lui dit-elle

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― Et toi Olympia hellip― Tu mrsquoaimes toujours ― Toujours mieux dit-ilhellip― Ah  il nrsquoy a que les Franccedilais qui sachent aimer  srsquoeacutecria laduchesse Mrsquoaimeras-tu bien ce soir ― Ouihellip― Viens donc Et par un mouvement de haine et drsquoamour soit que le car-dinal Borborigano lui eucirct remis plus vivement au cœur sonmari soit qursquoelle se sentit plus drsquoamour agrave lui montrer elle fitpartir le ressort et tendit les bras agrave

― Voilagrave tout  srsquoeacutecria Lousteau car le prote a deacutechireacute le reste en enve-loppant mon eacutepreuve  mais crsquoest bien assez pour nous prouver que lrsquoau-teur donnait des espeacuterances

― Je nrsquoy comprends rien dit Gatien Boirouge qui rompit le premierle silence que gardaient les Sancerrois

― Ni moi non plus reacutepondit monsieur Gravier― Crsquoest cependant un roman fait sous lrsquoEmpire lui dit Lousteau― Ah  dit monsieur Gravier agrave la maniegravere dont lrsquoauteur fait parler

le bandit on voit qursquoil ne connaissait pas lrsquoItalie Les bandits ne se per-mettent pas de pareils concei

Madame Gorju vint agrave Bianchon qursquoelle vit recircveur et lui dit en luimontrant Eupheacutemie Gorju sa fille doueacutee drsquoune assez belle dot  ― Quelgalimatias  Les ordonnances que vous eacutecrivez valent mieux que ceschoses-lagrave

La mairesse avait profondeacutement meacutediteacute cette phrase qui selon elleannonccedilait un esprit fort

― Ah  madame il faut ecirctre indulgent car nous nrsquoavons que vingtpages surmille reacutepondit Bianchon en regardantmademoiselle Gorju dontla taille menaccedilait de tourner agrave la premiegravere grossesse

― Eh  bien monsieur de Clagny dit Lousteau nous parlions hier desvengeances inventeacutees par les maris que dites-vous de celles qursquoinvententles femmes 

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― Je pense reacutepondit le Procureur du Roi que le roman nrsquoest pas drsquounConseiller drsquoEacutetat mais drsquoune femme En conceptions bizarres lrsquoimagi-nation des femmes va plus loin que celle des hommes teacutemoin le Fran-kenstein de mistriss Shelley le Leone Leoni de George Sand les œuvresdrsquoAnne Radcliffe et le Nouveau Promeacutetheacutee de Camille Maupin

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant com-prendre par une expression qui le glaccedila que malgreacute tant drsquoillustresexemples elle prenait cette reacuteflexion pour Paquita la Seacutevillane

― Bah  dit le petit La Baudraye le duc de Bracciano que sa femme amis en cage et agrave qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de sonamant va la tuerhellip Vous appelez cela une vengeance hellip Nos tribunaux etla socieacuteteacute sont bien plus cruelshellip

― En quoi  fit Lousteau― Eh  bien voilagrave le petit La Baudraye qui parle dit le Preacutesident Boi-

rouge agrave sa femme― Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension le monde

lui tourne alors le dos  elle nrsquoa plus ni toilette ni consideacuteration deuxchoses qui selon moi sont toute la femme dit le petit vieillard

― Mais elle a le bonheur reacutepondit fastueusement madame de La Bau-draye

― Non reacutepliqua lrsquoavorton en allumant son bougeoir pour aller se cou-cher car elle a un amanthellip

― Pour un homme qui ne pense qursquoagrave ses provins et agrave ses baliveaux ila du trait dit Lousteau

― Il faut bien qursquoil ait quelque chose reacutepondit BianchonMadame de La Baudraye la seule qui pucirct entendre lemot de Bianchon

se mit agrave rire si finement et si amegraverement agrave la fois que le meacutedecin devina lesecret de la vie intime de la chacirctelaine dont les rides preacutematureacutees le preacute-occupaient depuis le matin Mais Dinah ne devina point elle les sinistrespropheacuteties que son mari venait de lui jeter dans un mot et que feu le bonabbeacute Duret nrsquoeucirct pas manqueacute de lui expliquer Le petit La Baudraye avaitsurpris dans les jeux de Dinah quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie cette rapide et lumineuse tendresse quidore le regard drsquoune femme agrave lrsquoheure ougrave la prudence cesse ougrave commencelrsquoentraicircnement Dinah ne prit pas plus garde agrave lrsquoinvitation que lui faisait

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ainsi son mari drsquoobserver les convenances que Lousteau ne prit pour luiles malicieux avis de Dinah le jour de son arriveacutee

Tout autre que Bianchon se serait eacutetonneacute du prompt succegraves de Lous-teau  mais il ne fut mecircme point blesseacute de la preacutefeacuterence que Dinah don-nait au Feuilleton sur la Faculteacute tant il eacutetait meacutedecin  En effet Dinahgrande elle-mecircme devait ecirctre plus accessible agrave lrsquoesprit qursquoagrave la grandeurLrsquoamour preacuteegravere ordinairement les contrastes aux similitudes La fran-chise et la bonhomie du docteur sa profession tout le desservait Voicipourquoi  les femmes qui veulent aimer et Dinah voulait autant aimerqursquoecirctre aimeacutee ont une horreur instinctive pour les hommes voueacutes agrave desoccupations tyranniques  elles sont malgreacute leurs supeacuterioriteacutes toujoursfemmes en fait drsquoenvahissement Poegravete et feuilletoniste le libertin Lous-teau pareacute de sa misanthropie offrait ce clinquant drsquoacircme et cette vie agrave demioisive qui plaicirct aux femmes Le bon sens carreacute les regards perspicaces delrsquohomme vraiment supeacuterieur gecircnaient Dinah qui ne srsquoavouait pas agrave elle-mecircme sa petitesse elle se disait  ― Le docteur vaut peut-ecirctre mieux quele journaliste mais il me plaicirct moins Puis elle pensait aux devoirs de laprofession et se demandait si une femme pouvait jamais ecirctre autre choseqursquoun sujet aux yeux drsquounmeacutedecin qui voit tant de sujets dans sa journeacutee La premiegravere proposition de la penseacutee inscrite par Bianchon sur lrsquoalbumeacutetait le reacutesultat drsquoune observation meacutedicale qui tombait trop agrave plomb surla femme pour que Dinah nrsquoen fucirct pas frappeacutee Enfin Bianchon agrave quisa clientegravele deacutefendait un plus long seacutejour partait le lendemain Quellefemme agrave moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidonpeut se deacutecider en si peu de temps  Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes une fois vues en masse par Bianchon il dit enquatre mots agrave Lousteau le singulier arrecirct qursquoil porta sur madame de LaBaudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient il srsquoeacutelevait un oragecontre la chacirctelaine parmi les Sancerrois qui ne comprenaient rien agrave laparaphrase ni aux commentaires de Lousteau Loin drsquoy voir le roman quele Procureur du Roi le Sous-Preacutefet le Preacutesident le premier Substitut Le-bas monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tireacute toutes les femmesgroupeacutees autour de la table agrave theacute nrsquoy voyaient qursquoune mystification etaccusaient la muse de Sancerre drsquoy avoir trempeacute Toutes srsquoattendaient agrave

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passer une soireacutee charmante toutes avaient inutilement tendu les facul-teacutes de leur esprit Rien ne reacutevolte plus les gens de province que lrsquoideacutee deservir de jouet aux gens de Paris

Madame Pieacutedefer quitta la table agrave theacute pour venir dire agrave sa fille  ― Vadonc parler agrave ces dames elles sont tregraves-choqueacutees de ta conduite

Lousteau ne put srsquoempecirccher de remarquer alors lrsquoeacutevidente supeacuterioriteacutede Dinah sur lrsquoeacutelite des femmes de Sancerre  elle eacutetait la mieux mise sesmouvements eacutetaient pleins de gracircce son teint prenait une deacutelicieuse blan-cheur aux lumiegraveres elle se deacutetachait enfin sur cette tapisserie de vieillesfaces de jeunes filles mal habilleacutees agrave tournures timides comme une reineau milieu de sa cour Les images parisiennes srsquoeffaccedilaient Lousteau se fai-sait agrave la vie de province  et srsquoil avait trop drsquoimagination pour ne pas ecirctreimpressionneacute par les magnificences royales de ce chacircteau par ses sculp-tures exquises par les antiques beauteacutes de lrsquointeacuterieur il avait aussi tropde savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau dela Renaissance Aussi lorsque les Sancerrois se furent retireacutes un agrave un re-conduits par Dinah car ils avaient tous pour une heure de chemin  quandil nrsquoy eut plus au salon que le Procureur du Roi monsieur Lebas Gatienet monsieur Gravier qui couchaient agrave Anzy le journaliste avait-il deacutejagravechangeacute drsquoopinion sur Dinah Sa penseacutee accomplissait cette eacutevolution quemadame de La Baudraye avait eu lrsquoaudace de lui signaler agrave leur premiegravererencontre

― Ah  comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin srsquoeacutecriala chacirctelaine en rentrant au salon apregraves avoir mis en voiture le Preacutesidentla Preacutesidente madame et mademoiselle Popinot-Chandier

Le reste de la soireacutee eut son cocircteacute reacutejouissant  car en petit comiteacute cha-cun versa dans la conversation son contingent drsquoeacutepigrammes sur les di-verses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentairesde Lousteau sur lrsquoenveloppe de ses eacutepreuves

― Mon cher dit en se couchant Bianchon agrave Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre agrave deux lits) tu seras lrsquoheureuxmortel choisi par cette femme neacutee Pieacutedefer 

― Tu crois ― Eh  cela srsquoexplique  tu passes ici pour avoir en beaucoup drsquoaven-

tures agrave Paris et pour les femmes il y a dans un homme agrave bonnes fortunes

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je ne sais quoi drsquoirritant qui les attire et le leur rend agreacuteable  est-ce la va-niteacute de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres  srsquoadressent-elles agrave son expeacuterience comme un malade surpaye un ceacutelegravebre meacutedecin ou bien sont-elles flatteacutees drsquoeacuteveiller un cœur blaseacute 

― Les sens et la vaniteacute sont pour tant de chose dans lrsquoamour quetoutes ces suppositions peuvent ecirctre vraies reacutepondit Lousteau Mais sije reste crsquoest agrave cause du certificat drsquoinnocence instruite que tu donnes agraveDinah  Elle est belle nrsquoest-ce pas 

― Elle deviendra charmante en aimant dit le meacutedecin Puis apregravestout ce sera un jour ou lrsquoautre une riche veuve  Et un enfant lui vau-drait la jouissance de la fortune du sire de La Baudrayehellip

― Mais crsquoest une bonne action que de lrsquoaimer cette femme srsquoeacutecriaLousteau

― Une fois megravere elle reprendra de lrsquoembonpoint les rides srsquoefface-ront elle paraicirctra nrsquoavoir que vingt anshellip

― Eh  bien fit Lousteau en se roulant dans ses draps si tu veux mrsquoai-der demain oui demain jehellip Enfin bonsoir

Le lendemain madame de La Baudraye agrave qui depuis six mois sonmari avait donneacute des chevaux dont il se servait pour ses labours et unevieille calegraveche qui sonnait la ferraille eut lrsquoideacutee de reconduire Bianchonjusqursquoagrave Cosne ougrave il devait aller prendre la diligence de Lyon agrave son pas-sage Elle emmena sa megravere et Lousteau  mais elle se proposa de laisser samegravere agrave La Baudraye de se rendre agrave Cosne avec les deux Parisiens et drsquoenrevenir seule avec Eacutetienne Elle fit une charmante toilette que lorgna lejournaliste  brodequins bronzeacutes bas de soie gris une robe drsquoorgandi unemantille de dentelle noire et une charmante capote de gaze noire orneacutee defleurs Quant agrave Lousteau le drocircle srsquoeacutetait mis sur le pied de guerre  bottesvernies pantalon drsquoeacutetoffe anglaise plisseacute par-devant un gilet tregraves-ouvertqui laissait voir une chemise extrafine et les cascades de satin noir brocheacutede sa plus belle cravate une redingote noire tregraves-courte et tregraves-leacutegegravere

Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardegraverent assez sin-guliegraverement quand ils virent les deux Parisiens dans la calegraveche et euxcomme deux niais au bas du perron Monsieur de La Baudraye qui duhaut de la derniegravere marche faisait au docteur un petit salut de sa petitemain ne put srsquoempecirccher de sourire en entendant monsieur de Clagny

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La muse du deacutepartement Chapitre

disant agrave monsieur Gravier  ― Vous auriez ducirc les accompagner agrave chevalEn ce moment Gatien monteacute sur la tranquille jument de monsieur de

La Baudraye deacuteboucha par lrsquoalleacutee qui conduisait aux eacutecuries et rejoignitla calegraveche

― Ah  bon dit le Receveur des contributions lrsquoenfant srsquoest mis deplanton

― Quel ennui srsquoeacutecria Dinah en voyant Gatien En treize ans car voicibientocirct treize ans que je suis marieacutee je ne nrsquoai pas eu trois heures deliberteacutehellip

― Marieacutee madame  dit le journaliste en souriant Vous me rappelezun mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins Il partait pour la Pa-lestine et ses amis lui faisaient des repreacutesentations sur son acircge sur lesdangers drsquoune pareille excursion Enfin lui dit lrsquoun drsquoeux vous ecirctes ma-rieacute  ― Oh  reacutepondit-il je le suis si peu 

La seacutevegravere madame Pieacutedefer ne put srsquoempecirccher de sourire― Je ne serais pas eacutetonneacutee de voir monsieur de Clagnymonteacute sur mon

poney venir compleacuteter lrsquoescorte srsquoeacutecria Dinah― Oh  si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas dit Lousteau vous

pourrez vous deacutebarrasser de ce petit jeune homme en arrivant agrave SancerreBianchon aura neacutecessairement oublieacute quelque chose sur sa table commele manuscrit de sa premiegravere leccedilon pour son Cours et vous prierez Gatiendrsquoaller le chercher agrave Anzy

Cette ruse quoique simple mit madame de La Baudraye en belle hu-meur La roule drsquoAnzy agrave Sancerre drsquoougrave se deacutecouvre par eacutechappeacutees demagnifiques paysages drsquoougrave souvent la superbe nappe de la Loire produitlrsquoeffet drsquoun lac se fit gaiement car Dinah eacutetait heureuse drsquoecirctre si biencomprise On parla drsquoamour en theacuteorie ce qui permet aux amants in peode prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs Le journaliste se mitsur un ton drsquoeacuteleacutegante corruption pour prouver que lrsquoamour nrsquoobeacuteissait agraveaucune loi que le caractegravere des amants en variait les accidents agrave lrsquoinfinique les eacuteveacutenements de la vie sociale augmentaient encore la varieacuteteacute despheacutenomegravenes que tout eacutetait possible et vrai dans ce sentiment que tellefemme apregraves avoir reacutesisteacute pendant long-temps agrave toutes les seacuteductions et agravedes passions vraies pouvait succomber en quelques heures agrave une penseacuteeagrave un ouragan inteacuterieur dans le secret desquels il nrsquoy avait que Dieu 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Eh  nrsquoest-ce pas lagrave le mot de toutes les aventures que nous noussommes raconteacutees depuis trois jours dit-il

Depuis trois jours lrsquoimagination si vive de Dinah eacutetait occupeacutee desromans les plus insidieux et la conversation des deux Parisiens avait agisur cette femme agrave la maniegravere des livres les plus dangereux Lousteau sui-vait de lrsquoœil les effets de cette habile manœuvre pour saisir le momentougrave cette proie dont la bonne volonteacute se cachait sous la recircverie que donnelrsquoirreacutesolution serait entiegraverement eacutetourdie Dinah voulut montrer La Bau-draye aux deux Parisiens et lrsquoon y joua la comeacutedie convenue dumanuscritoublieacute par Bianchon dans sa chambre drsquoAnzy Gatien partit au grand ga-lop agrave lrsquoordre de sa souveraine madame Pieacutedefer alla faire des emplettes agraveSancerre et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne

Lousteau se mit pregraves de la chacirctelaine et Bianchon se placcedila sur le de-vant de la voiture La conversation des deux amis fut affectueuse et pleinede pitieacute pour le sort de cette acircme drsquoeacutelite si peu comprise et surtout si malentoureacutee Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquantdu Procureur du Roi du Receveur des contributions et de Gatien  il y eutje ne sais quoi de si meacuteprisant dans ses observations que madame de LaBaudraye nrsquoosa pas deacutefendre ses adorateurs

― Je mrsquoexplique parfaitement dit le meacutedecin en traversant la Loirelrsquoeacutetat ougrave vous ecirctes resteacutee Vous ne pouviez ecirctre accessible qursquoagrave lrsquoamour detecircte qui souvent megravene agrave lrsquoamour de cœur et certes aucun de ces hommes-lagrave nrsquoest capable de deacuteguiser ce que les sens ont drsquoodieux dans les premiersjours de la vie aux yeux drsquoune femme deacutelicate Aujourdrsquohui pour vousaimer devient une neacutecessiteacute

― Une neacutecessiteacute  srsquoeacutecria Dinah qui regarda le meacutedecin avec curiositeacuteDois-je donc aimer par ordonnance 

― Si vous continuez agrave vivre comme vous vivez dans trois ans vousserez affreuse reacutepondit Bianchon drsquoun ton magistral

― Monsieur hellip dit madame de La Baudraye presque effrayeacutee― Excusez mon ami dit Lousteau drsquoun air plaisant agrave la baronne il est

toujours meacutedecin et lrsquoamour nrsquoest pour lui qursquoune question drsquohygiegraveneMais il nrsquoest pas eacutegoiumlste il ne srsquooccupe eacutevidemment que de vous puisqursquoilsrsquoen va dans une heurehellip

A Cosne il srsquoattroupa beaucoup de monde autour de la vieille ca-

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La muse du deacutepartement Chapitre

legraveche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes don-neacutees par Louis XIV aux neacuteo-La Baudraye  de gueules agrave une balance drsquoorau chef cousu drsquoazur chargeacute de trois croisees recroiseeacutees drsquoargent  poursupport deux leacutevriers drsquoargent colleteacutes drsquoazur et enchaicircneacutes drsquoor Cette iro-nique devise  Deo sic patet fides et hominibus avait eacuteteacute infligeacutee au calvi-niste converti par le satirique drsquoHozier

― Sortons on viendra nous avertir dit la baronne qui mit son cocheren vedette

Dinah prit le bras de Bianchon et le meacutedecin alla se promener sur lebord de la Loire drsquoun pas si rapide que le journaliste dut rester en arriegravereUn seul clignement drsquoyeux avait suffi au docteur pour faire comprendreagrave Lousteau qursquoil voulait le servir

― Eacutetienne vous a plu dit Bianchon agrave Dinah il a parleacute vivement agravevotre imagination nous nous sommes entretenus de vous hier au soir etil vous aimehellip Mais crsquoest un homme leacuteger difficile agrave fixer sa pauvreteacutele condamne agrave vivre agrave Paris tandis que tout vous ordonne de vivre agraveSancerrehellip Voyez la vie drsquoun peu haut hellip faites de Lousteau votre amine soyez pas exigeante il viendra trois fois par an passer quelques beauxjours pregraves de vous et vous lui devrez la beauteacute le bonheur et la fortuneMonsieur de La Baudraye peut vivre cent ans mais il peut aussi peacuterir enneuf jours faute drsquoavoir mis le suaire de flanelle dont il srsquoenveloppe  necompromettez donc rien Soyez sages tous deux Ne me dites pas un motJrsquoai lu dans votre cœur

Madame de La Baudraye eacutetait sans deacutefense devant des affirmationssi preacutecises et devant un homme qui se posait agrave la fois en meacutedecin enconfesseur et en confident

― Eh  comment dit-elle pouvez-vous imaginer qursquoune femme puissese mettre en concurrence avec les maicirctresses drsquoun journalistehellip MonsieurLousteau me parait agreacuteable spirituel mais il est blaseacute etc etchellip

Dinah revint sur ses pas et fut obligeacutee drsquoarrecircter le flux de paroles souslequel elle voulait cacher ses intentions  car Eacutetienne qui paraissait occupeacutedes progregraves de Cosne venait au-devant drsquoeux

― Croyez-moi lui dit Bianchon il a besoin drsquoecirctre aimeacute seacuterieusementet srsquoil change drsquoexistence son talent y gagnera

Le cocher de Dinah accourut essouffleacute pour annoncer lrsquoarriveacutee de la

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La muse du deacutepartement Chapitre

diligence et lrsquoon hacircta le pas Madame de La Baudraye allait entre les deuxParisiens

― Adieumes enfants dit Bianchon avant drsquoentrer dans Cosne je vousbeacutenishellip

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendreagrave Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresseQuelle diffeacuterence pour Dinah  le bras drsquoEacutetienne lui causa la plus vive eacutemo-tion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait eacuteprouver Il y eut alorsentre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que desaveux

― Il nrsquoy a plus que les femmes de province qui portent des robes drsquoor-gandi la seule eacutetoffe dont le chiffonnage ne peut pas srsquoeffacer se dit alorsen lui-mecircme Lousteau Cette femme qui mrsquoa choisi pour amant va fairedes faccedilons agrave cause de sa robe Si elle avait mis une robe de foulard jeserais heureuxhellip A quoi tiennent les reacutesistances

Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eulrsquointention de srsquoimposer agrave elle-mecircme une barriegravere infranchissable en choi-sissant une robe drsquoorgandi Bianchon aideacute par le cocher faisait chargerson bagage sur la diligence Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessi-vement affectueuse pour lui

― Retournez madame la baronne laissez-moihellip Gatien va venir luidit-il agrave lrsquooreille Il est tard reprit-il agrave haute voixhellip Adieu 

― Adieu grand homme  srsquoeacutecria Lousteau en donnant une poigneacutee demain agrave Bianchon

Quand le journaliste et madame de La Baudraye assis lrsquoun pregraves delrsquoautre au fond de cette vieille calegraveche repassegraverent la Loire ils heacutesitegraverenttous deux agrave parler Dans cette situation la parole par laquelle on romptle silence possegravede une effrayante porteacutee

― Savez-vous combien je vous aime  dit alors le journaliste agrave brucircle-pourpoint

La victoire pouvait flatter Lousteau mais la deacutefaite ne lui causait au-cun chagrin Cette indiffeacuterence fut le secret de son audace Il prit la mainde madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes et la serradans ses deux mains  mais Dinah deacutegagea doucement sa main

― Oui je vaux bien une grisette ou une actrice dit-elle drsquoune voix

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutemue tout en plaisantant  mais croyez-vous qursquoune femme qui malgreacuteses ridicules a quelque intelligence ait reacuteserveacute les plus beaux treacutesors ducœur pour un homme qui ne peut voir en elle qursquoun plaisir passagerhellip Jene suis pas surprise drsquoentendre de votre bouche un mot que tant de gensmrsquoont deacutejagrave dithellip maishellip

Le cocher se retourna ― Voici monsieur Gatienhellip dit-il― Je vous aime je vous veux et vous serez agrave moi car je nrsquoai jamais

senti pour aucune femme ce que vous mrsquoinspirez  cria Lousteau danslrsquooreille de Dinah

― Malgreacute moi peut-ecirctre  reacutepliqua-t-elle en souriant― Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez lrsquoair drsquoavoir eacuteteacute

vivement attaqueacutee dit le Parisien agrave qui la funeste proprieacuteteacute de lrsquoorgandisuggeacutera une ideacutee bouffonne

Avant que Gatien eucirct atteint le bout du pont lrsquoaudacieux journalistechiffonna si lestement la robe drsquoorgandi que madame de La Baudraye sevit dans un eacutetat agrave ne pas se montrer

― Ah  monsieur hellip srsquoeacutecria majestueusement Dinah― Vous mrsquoavez deacutefieacute reacutepondit-ilMais Gatien arrivait avec la ceacuteleacuteriteacute drsquoun amant dupeacute Pour regagner

un peu de lrsquoestime de madame de La Baudraye Lousteau srsquoefforccedila de deacute-rober la vue de la robe froisseacutee agrave Gatien en se jetant pour lui parler horsde la voiture du cocircteacute de Dinah

― Courez agrave notre auberge lui dit-il il en est temps encore la dili-gence ne part que dans une demi-heure le manuscrit est sur la table de lachambre occupeacutee par Bianchon il y tient car il ne saurait comment faireson Cours

― Allez donc Gatien dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme

Lrsquoenfant commandeacute par cette insistance rebroussa courant agrave brideabattue

― Vite agrave La Baudraye cria Lousteau au cocher madame la baronneest souffrantehellip Votre megravere sera seule dans le secret de ma ruse dit-il ense rasseyant aupregraves de Dinah

― Vous appelez cette infamie une ruse  dit madame de La Baudrayeen reacuteprimant quelques larmes qui furent seacutecheacutees au feu de lrsquoorgueil irriteacute

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La muse du deacutepartement Chapitre

Elle srsquoappuya dans le coin de la calegraveche se croisa les bras sur la poi-trine et regarda la Loire la campagne tout excepteacute Lousteau Le journa-liste prit alors un ton caressant et parla jusqursquoagrave La Baudraye ougrave Dinah sesauva de la calegraveche chez elle en tacircchant de nrsquoecirctre vue de personne Dansson trouble elle se preacutecipita sur un sofa pour y pleurer

― Si je suis pour vous un objet drsquohorreur de haine ou de meacutepris eh bien je pars dit alors Lousteau qui lrsquoavait suivie

Et le roueacute se mit aux pieds de Dinah Ce fut dans cette crise que ma-dame Pieacutedefer se montra disant agrave sa fille  ― Eh  bien qursquoas-tu  que sepasse-t-il 

― Donnez promptement une autre robe agrave votre fille dit lrsquoaudacieuxParisien agrave lrsquooreille de la deacutevote

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre ougrave la suivit sa megravere

― Il nrsquoy a rien agrave lrsquoauberge dit Gatien agrave Lousteau qui vint agrave sa ren-contre

― Et vous nrsquoavez rien trouveacute non plus au chacircteau drsquoAnzy reacuteponditLousteau

― Vous vous ecirctes moqueacutes de moi reacutepliqua Gatien drsquoun petit ton sec― En plein reacutepondit Lousteau Madame de La Baudraye a trouveacute tregraves-

inconvenant que vous la suiviez sans en ecirctre prieacute Croyez-moi crsquoest unmauvais moyen pour seacuteduire les femmes que de les ennuyer Dinah vousa mystifieacute vous lrsquoavez fait rire crsquoest un succegraves qursquoaucun de vous nrsquoa eudepuis treize ans aupregraves drsquoelle et que vous devez agrave Bianchon Oui votrecousin est lrsquoauteur du manuscrit hellip Le cheval en reviendra-t-il  demandaLousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait srsquoil devait ounon se facirccher

― Le cheval hellip reacutepeacuteta GatienEn ce moment madame de La Baudraye arriva vecirctue drsquoune robe de

velours et accompagneacutee de sa megravere qui lanccedilait agrave Lousteau des regardsirriteacutes Devant Gatien il eacutetait imprudent agrave Dinah de paraicirctre froide ouseacutevegravere avec Lousteau qui profitant de cette circonstance offrit son brasagrave cette fausse Lucregravece  mais elle le refusa

― Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voueacute sa vie  lui dit-ilen marchant pregraves drsquoelle je vais rester agrave Sancerre et partir demain

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Viens-tu mamegravere  dit madame de La Baudraye agravemadame Pieacutedeferen eacutevitant ainsi de reacutepondre agrave lrsquoargument direct par lequel Lousteau laforccedilait agrave prendre un parti

Le Parisien aida la megravere agrave monter en voiture il aida madame de LaBaudraye en la prenant doucement par le bras et il se placcedila sur le devantavec Gatien qui laissa le cheval agrave La Baudraye

― Vous avez changeacute de robe dit maladroitement Gatien agrave Dinah― Madame la baronne a eacuteteacute saisie par lrsquoair frais de la Loire reacutepondit

Lousteau Bianchon lui a conseilleacute de se vecirctir chaudementDinah devint rouge comme un coquelicot et madame Pieacutedefer prit un

visage seacutevegravere― Pauvre Bianchon il est sur la route de Paris quel noble cœur  dit

Lousteau― Oh  oui reacutepondit madame de La Baudraye il est grand et deacutelicat

celui-lagravehellip― Nous eacutetions si gais en partant dit Lousteau vous voilagrave souffrante

et vous me parlez avec amertume et pourquoi hellip Nrsquoecirctes-vous donc pasaccoutumeacutee agrave vous entendre dire que vous ecirctes belle et spirituelle  moije le deacuteclare devant Gatien je renonce agrave Paris je vais rester agrave Sancerre etgrossir le nombre de vos cavaliers-servants Je me suis senti si jeune dansmon pays natal jrsquoai deacutejagrave oublieacute Paris et ses corruptions et ses ennuis etses fatigants plaisirshellip Oui ma vie me semble comme purifieacuteehellip

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder  mais il y eut unmomentougrave lrsquoimprovisation de ce serpent devint si spirituelle sous lrsquoeffort qursquoil fitpour singer la passion par des phrases et par des ideacutees dont le sens ca-cheacute pour Gatien eacuteclatait dans le cœur de Dinah qursquoelle leva les yeuxsur lui Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verveet fit enfin rire madame de La Baudraye Lorsque dans une situation ougraveson orgueil est blesseacute si cruellement une femme a ri tout est compromisQuand on entra dans lrsquoimmense cour sableacutee et orneacutee de son boulingrinagrave corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la faccedilade drsquoAnzy le journa-liste disait  ― Lorsque les femmes nous aiment elles nous pardonnenttout mecircme nos crimes  lorsqursquoelles ne nous aiment pas elles ne nouspardonnent rien pas mecircme nos vertus  Me pardonnez-vous  ajouta-t-ilagrave lrsquooreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur

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La muse du deacutepartement Chapitre

par un geste plein de tendresse Dinah ne put srsquoempecirccher de sourirePendant le dicircner et pendant le reste de la soireacutee Lousteau fut drsquoune

gaieteacute drsquoun entrain charmant  mais tout en peignant ainsi son ivresse ilse livrait par moments agrave la recircverie en homme qui paraissait absorbeacute parson bonheur Apregraves le cafeacute madame de La Baudraye et sa megravere laissegraverentles hommes se promener dans les jardins Monsieur Gravier dit alors auProcureur du Roi  ― Avez-vous remarqueacute que madame de La Baudrayequi est partie en robe drsquoorgandi nous est revenue en robe de velours 

― En montant en voiture agrave Cosne la robe srsquoest accrocheacutee agrave un boutonde cuivre de la calegraveche et srsquoest deacutechireacutee du haut en bas reacutepondit Lousteau

― Oh  fit Gatien perceacute au cœur par la cruelle diffeacuterence des deux ex-plications du journaliste

Lousteau qui comptait sur cette surprise de Gatien le prit par le braset le lui serra pour lui demander le silence Quelques moments apregravesLousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls en srsquoemparant du pe-tit La Baudraye Gatien fut alors interrogeacute sur les eacuteveacutenements du voyageMonsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupeacutefaits drsquoapprendreque Dinah srsquoeacutetait trouveacutee seule au retour de Cosne avec Lousteau  maisplus stupeacutefaits encore des deux versions du Parisien sur le changementde robe Aussi lrsquoattitude de ces trois hommes deacuteconfits fut-elle tregraves-embarrasseacutee pendant la soireacutee Le lendemain matin chacun drsquoeux eutdes affaires qui lrsquoobligeaient agrave quitter Anzy ougrave Dinah resta seule avecsa megravere son mari et Lousteau

Le deacutepit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande cla-meur La chute de la Muse du Berry du Nivernais et du Morvan fut ac-compagneacutee drsquoun vrai charivari de meacutedisances de calomnies et de conjec-tures diverses parmi lesquelles figurait en premiegravere ligne lrsquohistoire de larobe drsquoorgandi Jamais toilette deDinah nrsquoeut autant de succegraves et nrsquoeacuteveillaplus lrsquoattention des jeunes personnes qui ne srsquoexpliquaient point les rap-ports entre lrsquoamour et lrsquoorgandi dont riaient tant les femmes marieacutees LaPreacutesidente Boirouge furieuse de la meacutesaventure de son Gatien oubliales eacuteloges qursquoelle avait prodigueacutes au poegraveme de Paquita la Seacutevillane  ellefulmina des censures horribles contre une femme capable de publier unepareille infamie

― La malheureuse fait ce qursquoelle a eacutecrit  disait-elle Peut-ecirctre finira-t-

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elle comme son heacuteroiumlne Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du mareacutechal Soult dans

les journaux de lrsquoopposition  tant qursquoil est ministre il a perdu la bataillede Toulouse  degraves qursquoil rentre dans le repos il lrsquoa gagneacutee  Vertueuse Dinahpassait pour la rivale des Camille Maupin des femmes les plus illustres mais heureuse elle eacutetait une malheureuse

Monsieur de Clagny deacutefendit courageusement Dinah il vint agrave plu-sieurs reprises au chacircteau drsquoAnzy pour avoir le droit de deacutementir le bruitqui courait sur celle qursquoil adorait toujours mecircme tombeacutee et il soutint qursquoilsrsquoagissait entre elle et Lousteau drsquoune collaboration agrave un grand ouvrageOn se moqua du Procureur du Roi

Le mois drsquooctobre fut ravissant lrsquoautomne est la plus belle saison desvalleacutees de la Loire  mais en 1836 il fut particuliegraverement magnifique Lanature semblait ecirctre la complice du bonheur de Dinah qui selon les preacute-dictions de Bianchon arriva par degreacutes agrave un violent amour de cœur Enun mois la chacirctelaine changea complegravetement Elle fut eacutetonneacutee de retrou-ver tant de faculteacutes inertes endormies inutiles jusqursquoalors Lousteau futun ange pour elle car lrsquoamour de cœur ce besoin reacuteel des acircmes grandesfaisait drsquoelle une femme entiegraverement nouvelle Dinah vivait  elle trou-vait lrsquoemploi de ses forces elle deacutecouvrait des perspectives inattenduesdans son avenir elle eacutetait heureuse enfin heureuse sans soucis sans en-traves Cet immense chacircteau les jardins le parc la forecirct eacutetaient si fa-vorables agrave lrsquoamour  Lousteau rencontra chez madame de La Baudrayeune naiumlveteacute drsquoimpression une innocence si vous voulez qui la renditoriginale  il y eut en elle du piquant de lrsquoimpreacutevu beaucoup plus quechez une jeune fille Lousteau fut sensible agrave une flatterie qui chez presquetoutes les femmes est une comeacutedie  mais qui chez Dinah fut vraie  elleapprenait de lui lrsquoamour il eacutetait bien le premier dans ce cœur Enfin ilse donna la peine drsquoecirctre excessivement aimable Les hommes ont commeles femmes drsquoailleurs un reacutepertoire de reacutecitatifs de cantilegravenes de noc-turnes de motifs de rentreacutees (faut-il dire de recettes quoiqursquoil srsquoagissedrsquoamour ) qursquoils croient leur exclusive proprieacuteteacute Les gens arriveacutes agrave lrsquoacircgede Lousteau tacircchent de distribuer habilement les piegraveces de ce treacutesor danslrsquoopeacutera drsquoune passion  mais en ne voyant qursquoune bonne fortune dans sonaventure avec Dinah le Parisien voulut graver son souvenir en traits in-

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effaccedilables sur ce cœur et il prodigua durant ce beau mois drsquooctobre sesplus coquettes meacutelodies et ses plus savantes barcaroles Enfin il eacutepuisales ressources de la mise en scegravene de lrsquoamour pour se servir drsquoune de cesexpressions deacutetourneacutees de lrsquoargot du theacuteacirctre et qui rend admirablementbien ce manegravege

― Si cette femme-lagrave mrsquooublie hellip se disait-il parfois en revenant avecelle au chacircteau drsquoune longue promenade dans les bois je ne lui en voudraipas elle aura trouveacute mieux hellip

Quand de part et drsquoautre deux ecirctres ont eacutechangeacute les duos de cette deacute-licieuse partition et qursquoils se plaisent encore on peut dire qursquoils srsquoaimentveacuteritablement Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se reacutepeacute-ter car il comptait quitter Anzy vers les premiers jours de novembre sonfeuilleton le rappelait agrave Paris Avant deacutejeuner la veille du deacutepart projeteacutele journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artistede Nevers un restaurateur de sculptures

― De quoi srsquoagit-il  dit Lousteau que voulez-vous faire agrave votre chacirc-teau 

― Voici ce que je veux reacutepondit le petit vieillard en emmenant le jour-naliste sa femme et lrsquoartiste de province sur la terrasse

Il montra sur la faccedilade au-dessus de la porte drsquoentreacutee un preacutecieux car-touche soutenu par deux siregravenes assez semblable agrave celui qui deacutecore lrsquoar-cade actuellement condamneacutee par ougrave lrsquoon allait jadis du quai des Tuileriesdans la cour du vieux Louvre et au-dessus de laquelle on lit  Bibliothegravequedu cabinet du Roi Ce cartouche offrait le vieil eacutecusson des drsquoUxelles quiportent drsquoor et de gueules agrave la fasce de lrsquoun agrave lrsquoautre avec deux lions degueules agrave dextre et drsquoor agrave senestre pour supports  lrsquoeacutecu timbreacute du casque dechevalier lambrequineacute des eacutemaux de lrsquoeacutecu et sommeacute de la couronne ducalePuis pour devise  Cy paroist  parole fiegravere et sonnante

― Je veux remplacer les armes de lamaison drsquoUxelles par les miennes et comme elles se trouvent reacutepeacuteteacutees six fois dans les deux faccedilades et dansles deux ailes ce nrsquoest pas une petite affaire

― Vos armes drsquohier  srsquoeacutecria Dinah et apregraves 1830 hellip― Nrsquoai-je pas constitueacute un majorat ― Je concevrais cela si vous aviez des enfants lui dit le journaliste― Oh  reacutepondit le petit vieillard madame de La Baudraye est encore

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jeune il nrsquoy a pas encore de temps perduCette fatuiteacute fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La

Baudraye― Heacute  bienDidine dit-il agrave lrsquooreille de madame de La Baudraye agrave quoi

bon tes remords Dinah plaida pour obtenir un jour de plus et les deux amants se

firent leurs adieux agrave la maniegravere de ces theacuteacirctres qui donnent dix fois desuite la derniegravere repreacutesentation drsquoune piegravece agrave recettes Mais combien depromesses eacutechangeacutees  combien de pactes solennels exigeacutes par Dinah etconclus sans difficulteacutes par lrsquoimpudent journaliste  Avec la supeacuterioriteacutedrsquoune femme supeacuterieure Dinah conduisit au vu et au su de tout le paysLousteau jusqursquoagrave Cosne en compagnie de samegravere et du petit La Baudraye

Quand dix jours apregraves madame de La Baudraye eut dans son salon agraveLa Baudraye messieurs de Clagny Gatien et Gravier elle trouva moyende dire audacieusement agrave chacun drsquoeux  ― Je dois agrave monsieur Lousteaudrsquoavoir su que je nrsquoeacutetais pas aimeacutee pour moi-mecircme

Et quelles belles tartines elle deacutebita sur les hommes sur la nature deleurs sentiments sur le but de leur vil amour etc Des trois amants deDinah monsieur de Clagny seul lui dit  ― je vous aime quand mecircme hellipaussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes lesdouceurs drsquoamitieacute que les femmes confisent pour les Gurth qui portentainsi le collier drsquoun esclavage adoreacute

De retour agrave Paris Lousteau perdit en quelques semaines le souvenirdes beaux jours passeacutes au chacircteau drsquoAnzy Voici pourquoi Lousteau vivaitde sa plume Dans ce siegravecle et surtout depuis le triomphe drsquoune bourgeoi-sie qui se garde bien drsquoimiter Franccedilois Iᵉʳ ou Louis XIV vivre de sa plumeest un travail auquel se refuseraient les forccedilats ils preacutefeacutereraient la mortVivre de sa plume nrsquoest-ce pas creacuteer  creacuteer aujourdrsquohui demain tou-jourshellip Ou avoir lrsquoair de creacuteer  or le semblant coucircte aussi cher que le reacuteel outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocherde Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume Eacutetiennetravaillait agrave trois ou quatre journaux litteacuteraires Mais rassurez-vous  il nemettait aucune conscience drsquoartiste agrave ses productions Le Sancerrois ap-partenait par sa faciliteacute par son insouciance si vous voulez agrave ce groupedrsquoeacutecrivains appeleacutes du nom de bons enfants En litteacuterature agrave Paris de nos

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jours la bonhomie est une deacutemission donneacutee de toutes preacutetentions agrave uneplace quelconque Lorsqursquoil ne peut plus ou qursquoil ne veut plus rien ecirctreun eacutecrivain se fait journaliste et bon enfant On megravene alors une vie as-sez agreacuteable Les deacutebutants les bas bleus les actrices qui commencent etcelles qui finissent leur carriegravere auteurs et libraires caressent ou choyentces plumes agrave tout faire Lousteau devenu viveur nrsquoavait plus guegravere queson loyer agrave payer en fait de deacutepenses Il avait des loges agrave tous les theacuteacirctresLa vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier  aussi disait-il agrave ces auteurs qui srsquoimpriment agrave leurs frais  ― Jrsquoaitoujours votre livre dans les mains Il percevait sur les amours-propresdes redevances en dessins en tableaux Tous ses jours eacutetaient pris pardes dicircners ses soireacutees par le theacuteacirctre la matineacutee par les amis par des vi-sites par la flacircnerie Son feuilleton ses articles et les deux nouvelles qursquoileacutecrivait par an pour les journaux hebdomadaires eacutetaient lrsquoimpocirct frappeacutesur cette vie heureuse Eacutetienne avait cependant combattu pendant dix anspour arriver agrave cette position Enfin connu de toute la litteacuterature aimeacute pourle bien comme pour le mal qursquoil commettait avec une irreacuteprochable bon-homie il se laissait aller en deacuterive insouciant de lrsquoavenir Il reacutegnait aumilieu drsquoune coterie de nouveaux venus il avait des amitieacutes crsquoest-agrave-diredes habitudes qui duraient depuis quinze ans des gens avec lesquels ilsoupait il dicircnait et se livrait agrave ses plaisanteries Il gagnait environ septagrave huit cents francs par mois somme que la prodigaliteacute particuliegravere auxpauvres rendait insuffisante Aussi Lousteau se trouvait il alors aussi mi-seacuterable qursquoagrave son deacutebut agrave Paris quand il se disait  ― Si jrsquoavais cinq centsfrancs par mois je serais bien riche  Voici la raison de ce pheacutenomegravene

Lousteau demeurait rue desMartyrs dans un joli petit rez-de-chausseacuteeagrave jardin meubleacutemagnifiquement Lors de son installation en 1833 il avaitfait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-ecirctre pendantlong-temps Cet appartement coucirctait douze cents francs de loyer Or lesmois de janvier drsquoavril de juillet et drsquooctobre eacutetaient selon son mot desmois indigents Le loyer et les notes du portier faisaient rafle Lousteaunrsquoen prenait pas moins des cabriolets nrsquoen deacutepensait pas moins une cen-taine de francs en deacutejeuners  il fumait pour trente francs de cigares et nesavait refuser ni un dicircner ni une robe agrave ses maicirctresses de hasard Il an-ticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants

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qursquoil ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa chemineacutee en gagnantsept agrave huit cents francs par mois que quand il en gagnait agrave peine deuxcents en 1822

Fatigueacute parfois de ces tournoiements de la vie litteacuteraire ennuyeacute duplaisir comme lrsquoest une courtisane Lousteau quittait le courant il srsquoas-seyait parfois sur le penchant de la berge et disait agrave certains de ses in-times agrave Nathan agrave Bixiou tout en fumant un cigare au fond de son jar-dinet devant un gazon toujours vert grand comme une table agrave manger ― Comment finirons-nous  Les cheveux blancs nous font leurs somma-tions respectueuses hellip

― Bah  nous nous marierons quand nous voudrons nous occuper denotre mariage autant que nous nous occupons drsquoun drame ou drsquoun livredisait Nathan

― Et Florine  reacutepondait Bixiou― Nous avons tous une Florine disait Eacutetienne en jetant son bout de

cigare sur le gazon et pensant agrave madame SchontzMadame Schontz eacutetait une femme assez jolie pour pouvoir vendre tregraves

cher lrsquousufruit de sa beauteacute tout en en conservant la nue proprieacuteteacute agrave Lous-teau son ami de cœur Comme toutes ces femmes qui du nom de lrsquoeacutegliseautour de laquelle elles se sont groupeacutees ont eacuteteacute nommeacutees Lorees elledemeurait rue Fleacutechier agrave deux pas de Lousteau Cette Lorette trouvait unejouissance drsquoamour-propre agrave narguer ses amies en se disant aimeacutee par unhomme drsquoesprit Ces deacutetails sur la vie et les finances de Lousteau sont neacute-cessaires  car cette peacutenurie et cette existence de Boheacutemien agrave qui le luxeparisien eacutetait indispensable devaient cruellement influer sur lrsquoavenir deDinah

Ceux agrave qui la Bohecircme de Paris est connue comprendront alors com-ment au bout de quinze jours le journaliste replongeacute dans son milieulitteacuteraire pouvait rire de sa baronne entre amis et mecircme avec madameSchontz Quant agrave ceux qui trouveront ces proceacutedeacutes infacircmes il est agrave peupregraves inutile de leur en preacutesenter des excuses inadmissibles

― Qursquoas-tu fait agrave Sancerre demanda Bixiou agrave Lousteau quand ils serencontregraverent

― Jrsquoai rendu service agrave trois braves provinciaux un Receveur descontributions un petit cousin et un Procureur du Roi qui tournaient de-

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puis dix ans reacutepondit-il autour drsquoune de ces cent et une dixiegravemes musesqui ornent les deacutepartements sans y plus toucher qursquoon ne touche agrave unplat monteacute du dessert jusqursquoagrave ce qursquoun esprit fort y donne un coup decouteauhellip

― Pauvre garccedilon  disait Bixiou je disais bien que tu allais agrave Sancerrepour y mettre ton esprit au vert

― Ton calembour est aussi deacutetestable quemamuse est belle mon cherreacutepliqua Lousteau Demande agrave Bianchon

― Une muse et un poegravete reacutepondit Bixiou ton aventure est alors untraitement homœopathique

Le dixiegraveme jour Lousteau reccedilut une lettre timbreacutee de Sancerre― Bien  bien  fit Lousteau laquo Ami cheacuteri idole de mon cœur et de

mon acircmehellip raquo Vingt pages drsquoeacutecriture  une par jour et dateacutee de minuit Elle mrsquoeacutecrit quand elle est seulehellip Pauvre femme Ah  ah  Post-scriptumlaquo Je nrsquoose te demander de mrsquoeacutecrire comme je le fais tous les jours  maisjrsquoespegravere avoir de mon bien-aimeacute deux lignes chaque semaine pour metranquilliserhellip raquo ― Quel dommage de brucircler cela  crsquoest cracircnement eacutecritse dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu apregraves les avoir lus Cettefemme est neacutee pour faire de la copie

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il eacutetait aimeacute pourlui-mecircme  mais il avait supplanteacute lrsquoun de ses amis dans le cœur drsquounemarquise La marquise femme assez libre de sa personne venait quel-quefois agrave lrsquoimproviste chez lui le soir en fiacre voileacutee et se permettaiten qualiteacute de femme de lettres de fouiller dans tous les tiroirs Huit joursapregraves Lousteau qui se souvenait agrave peine de Dinah fut bouleverseacute par unnouveau paquet de Sancerre  huit feuillets  seize pages  Il entendit lespas drsquoune femme il crut agrave quelque visite domiciliaire de la marquise etjeta ces ravissantes et deacutelicieuses preuves drsquoamour au feuhellip sans les lire 

― Une lettre de femme  srsquoeacutecria madame Schontz en entrant le papierla cire sentent trop bonnehellip

― Monsieur voici dit un facteur des messageries en posant dans lrsquoan-tichambre deux eacutenormissimes bourriches Tout est payeacute Voulez-vous si-gner mon registre hellip

― Tout est payeacute  srsquoeacutecria madame Schontz Ccedila ne peut venir que deSancerre

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― Oui madame dit le facteur― Ta dixiegraveme Muse est une femme de haute intelligence dit la Lo-

rette en deacutefaisant une bourriche pendant que Lousteau signait jrsquoaime uneMuse qui connaicirct le meacutenage et qui fait agrave la fois des pacircteacutes drsquoencre et despacircteacutes de gibier ― Oh  les belles fleurs hellip srsquoeacutecria-t-elle en deacutecouvrant laseconde bourriche Mais il nrsquoy a rien de plus beau dans Paris hellip De quoi de quoi  un liegravevre des perdreaux un demi-chevreuil Nous inviteronstes amis et nous ferons un fameux dicircner car Athalie possegravede un talentparticulier pour accommoder le chevreuil

Lousteau reacutepondit agrave Dinah  mais au lieu de reacutepondre avec son cœuril fit de lrsquoesprit La lettre nrsquoen fut que plus dangereuse elle ressemblait agraveune lettre de Mirabeau agrave Sophie Le style des vrais amants est limpideCrsquoest une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives orneacuteesdes riens de la vie eacutemailleacutees de ces fleurs de lrsquoacircme neacutees chaque jour etdont le charme est enivrant mais pour deux ecirctres seulement Aussi degravesqursquoune lettre drsquoamour peut faire plaisir au tiers qui la lit est-elle agrave coupsucircr sortie de la tecircte et non du cœur Mais les femmes y seront toujoursprises elles croient alors ecirctre lrsquounique source de cet esprit

Vers la fin du mois de deacutecembre Lousteau ne lisait plus les lettres deDinah qui srsquoaccumulegraverent dans un tiroir de sa commode toujours ouvertsous ses chemises qursquoelles parfumaient Il advenait agrave Lousteau lrsquoun de ceshasards que ces Boheacutemiens doivent saisir par tous ses cheveux Au milieude ce mois madame Schontz qui srsquointeacuteressait beaucoup agrave Lousteau le fitprier de passer chez elle un matin pour affaire

― Mon cher tu peux te marier lui dit-elle― Souvent ma chegravere heureusement ― Quand je dis te marier crsquoest faire un beau mariage Tu nrsquoas pas de

preacutejugeacutes on nrsquoa pas besoin de gazer  voici lrsquoaffaire Une jeune personnea commis une faute et la megravere nrsquoen sait pas le premier baiser Le pegravere estun honnecircte Notaire plein drsquohonneur il a eu la sagesse de ne rien eacutebruiterIl veut marier sa fille en quinze jours il donne une dot de cent cinquantemille francs car il a trois autres enfants  mais hellip mdash pas becircte mdash il ajouteun suppleacutement de cent mille francs de la main agrave la main pour couvrir ledeacutechet Il srsquoagit drsquoune vieille famille de la bourgeoisie parisienne quartierdes Lombardshellip

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― Eh  bien pourquoi lrsquoamant nrsquoeacutepouse-t-il pas ― Mort― Quel roman  il nrsquoy a plus que rue des Lombards ougrave les choses se

passent ainsihellip― Mais ne vas-tu pas croire qursquoun fregravere jaloux a tueacute le seacuteducteur hellipCe

jeune homme est tout becirctement mort drsquoune pleureacutesie attrapeacutee en sortantdu spectacle Premier clerc et sans un liard mon homme avait seacuteduit lafille pour avoir lrsquoEacutetude  en voilagrave une vengeance du ciel 

― Drsquoougrave sais-tu cela ― De Malaga le Notaire est son milord― Quoi crsquoest Cardot le fils de ce petit vieillard agrave queue et poudre le

premier ami de Florentine hellip― Preacuteciseacutement Malaga dont lrsquoamant est un petit criquet de musicien

de dix-huit ans ne peut pas en conscience le marier agrave cet acircge-lagrave  elle nrsquoaencore aucune raison de lui en vouloir Drsquoailleurs monsieur Cardot veutun homme drsquoau moins trente ans Ce Notaire selon moi sera tregraves-flatteacutedrsquoavoir pour gendre une ceacuteleacutebriteacute Ainsi tacircte-toi mon bonhomme  Tupayes tes dettes tu deviens riche de douze mille francs de rente et tunrsquoas pas lrsquoennui de te rendre pegravere  en voilagrave des avantages  Apregraves tout tueacutepouses une veuve consolable Il y a cinquante mille livres de rente dansla maison outre la charge  tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente et tu appartiens agrave une famille qui po-litiquement se trouve dans une belle position Cardot est le beau-fregravere duvieux Camusot le Deacuteputeacute qui est resteacute si long-temps avec Fanny Beaupreacute

― Oui dit Lousteau Camusot le pegravere a eacutepouseacute la fille aicircneacutee agrave feu lepetit pegravere Cardot et ils faisaient leurs farces ensemble

― Eh  bien reprit madame Schontz madame Cardot la Notaresse estune Chiffreville des fabricants de produits chimiques lrsquoaristocratie drsquoau-jourdrsquohui quoi  des Potasse  Lagrave est le mauvais cocircteacute  tu auras une terriblebelle-megraverehellip Oh  une femme agrave tuer sa fille si elle la savait dans lrsquoeacutetat ougravehellipCette Cardot est deacutevote elle a les legravevres comme deux faveurs drsquoun rosepasseacutehellip Un viveur comme toi ne serait jamais accepteacute par cette femme-lagrave qui dans une bonne intention espionnerait ton meacutenage de garccedilon etsaurait tout ton passeacute  mais Cardot fera dit-il usage de son pouvoir pater-nel Le pauvre homme sera forceacute drsquoecirctre gracieux pendant quelques jours

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pour sa femme une femme de bois mon cher  Malaga qui lrsquoa rencontreacuteelrsquoa nommeacutee une brosse de peacutenitence Cardot a quarante ans il sera Mairedans sonArrondissement il deviendra peut-ecirctre Deacuteputeacute Il offre agrave la placedes cent mille francs de donner une jolie maison rue Saint-Lazare entrecour et jardin qui ne lui a coucircteacute que soixante mille francs agrave la deacutebacirccle dejuillet  il te la vendrait histoire de te fournir lrsquooccasion drsquoaller et venirchez lui de voir la fille de plaire agrave la megraverehellip Cela te constituerait un avoiraux yeux de madame Cardot Enfin tu serais comme un prince dans cepetit hocirctel Tu te feras nommer par le creacutedit de Camusot bibliotheacutecaireagrave un Ministegravere ougrave il nrsquoy aura pas de livres Eh  bien si tu places ton ar-gent en cautionnement de journal tu auras dix mille francs de rente tuen gagnes six ta bibliothegraveque trsquoen donnera quatrehellip Trouve mieux  Tu temarierais agrave un agneau sans tache il pourrait se changer en femme leacutegegravereau bout de deux anshellip Que trsquoarrive-t-il  un dividende anticipeacute Crsquoest lamode  Si tu veux mrsquoen croire il faut venir dicircner demain chez Malaga Tuy verras ton beau-pegravere il saura lrsquoindiscreacutetion censeacutee commise par Ma-laga contre laquelle il ne peut pas se facirccher et tu le domines alorsQuantagrave ta femme Eh hellip mais sa faute te laisse garccedilonhellip

― Ah  ton langage nrsquoest pas plus hypocrite qursquoun boulet de canon― Je trsquoaime pour toi voilagrave tout et je raisonne Eh  bien qursquoas-tu agrave

rester lagrave comme un Abd-el-Kader en cire  Il nrsquoy a pas agrave reacutefleacutechir Crsquoestpile ou face le mariage Eh  bien tu as tireacute pile 

― Tu auras ma reacuteponse demain dit Lousteau― Jrsquoaimerais mieux lrsquoavoir tout de suite Malaga ferait lrsquoarticle pour

toi ce soir― Eh  bien ouihellipLousteau passa la soireacutee agrave eacutecrire agrave la marquise une longue lettre ougrave

il lui disait les raisons qui lrsquoobligeaient agrave se marier  sa constante misegraverela paresse de son imagination les cheveux blancs sa fatigue morale etphysique enfin quatre pages de raisons

― Quant agrave Dinah je lui enverrai le billet de faire part se dit-il Commedit Bixiou je nrsquoai pas mon pareil pour savoir couper la queue agrave une pas-sionhellip

Lousteau qui fit drsquoabord des faccedilons avec lui-mecircme en eacutetait arriveacute lelendemain agrave craindre que ce mariage manquacirct Aussi fut-il charmant avec

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le Notaire― Jrsquoai connu lui dit-il monsieur votre pegravere chez Florentine je devais

vous connaicirctre chez mademoiselle Turquet Bon chien chasse de race Ileacutetait tregraves-bon enfant et philosophe le petit pegravere Cardot car (vous per-mettez) nous lrsquoappelions ainsi Dans ce temps-lagrave Florine Florentine Tul-lia Coralie et Mariette eacutetaient comme les cinq doigts de la main Il y a decela maintenant quinze ans Vous comprenez que mes folies ne sont plusagrave fairehellip Dans ce temps lagrave le plaisir mrsquoemportait jrsquoai de lrsquoambition au-jourdrsquohui  mais nous sommes dans une eacutepoque ougrave pour parvenir il fautecirctre sans dettes avoir une fortune femme et enfants Si je paye le censsi je suis proprieacutetaire de mon journal au lieu drsquoen ecirctre un reacutedacteur jedeviendrai deacuteputeacute tout comme tant drsquoautres 

Maicirctre Cardot goucircta cette profession de foi Lousteau srsquoeacutetait mis sousles armes il plut au Notaire qui chose assez facile agrave concevoir eut plusdrsquoabandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de sonpegravere qursquoil nrsquoen aurait eu avec tout autre Le lendemain Lousteau fut preacute-senteacute comme acqueacutereur de la maison rue Saint-Lazare au sein de la fa-mille Cardot et il y dicircna trois jours apregraves

Cardot demeurait dans une vieille maison aupregraves de la place du Chacircte-let Tout eacutetait cossu chez lui LrsquoEacuteconomie y mettait les moindres doruressous des gazes vertes Les meubles eacutetaient couverts de housses Si lrsquoonnrsquoeacuteprouvait aucune inquieacutetude sur la fortune de la maison on y eacuteprouvaitune envie de bacirciller degraves la premiegravere demi-heure Lrsquoennui sieacutegeait sur tousles meubles Les draperies pendaient tristement La salle agrave manger res-semblait agrave celle drsquoHarpagon Lousteau nrsquoeucirct pas connu Malaga drsquoavanceagrave la seule inspection de ce meacutenage il aurait devineacute que lrsquoexistence du No-taire se passait sur un autre theacuteacirctre Le journaliste aperccedilut une grandejeune personne blonde agrave lrsquoœil bleu timide et langoureux agrave la fois Il plutau fregravere aicircneacute quatriegraveme clerc de lrsquoEacutetude que la gloire litteacuteraire attiraitdans ses pieacuteges et qui devait ecirctre le successeur de Cardot La sœur cadetteavait douze ans Lousteau caparaccedilonneacute drsquoun petit air jeacutesuite fit lrsquohommereligieux et monarchique avec la megravere il fut sobre doucereux poseacute com-plimenteur

Vingt jours apregraves la preacutesentation au quatriegraveme dicircner Feacutelicie Cardotqui eacutetudiait Lousteau du coin de lrsquoœil alla lui offrir sa tasse de cafeacute dans

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une embrasure de fenecirctre et lui dit agrave voix basse les larmes dans les yeux ― Toute ma vie monsieur sera employeacutee agrave vous remercier de votre deacute-vouement pour une pauvre fillehellip

Lousteau fut eacutemu tant il y avait de choses dans le regard dans lrsquoac-cent dans lrsquoattitude ― Elle ferait le bonheur drsquoun honnecircte homme sedit-il en lui pressant la main pour toute reacuteponse

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein drsquoave-nir  mais parmi toutes les belles qualiteacutes qursquoelle lui supposait elle eacutetaitenchanteacutee de sa moraliteacute Souffleacute par le roueacute Notaire Eacutetienne avait donneacutesa parole de nrsquoavoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pucirct compro-mettre lrsquoavenir de la chegravere Feacutelicie

― Vous pouvez me trouver un peu exageacutereacutee disait la deacutevote au jour-naliste  mais quand on donne une perle comme ma Feacutelicie agrave un hommeon doit veiller agrave son avenir Je ne suis pas de cesmegraveres qui sont enchanteacuteesde se deacutebarrasser de leurs filles Monsieur Cardot va de lrsquoavant il presse lemariage de sa fille il le voudrait fait Nous ne diffeacuterons qursquoen cecihellipQuoi-qursquoavec un homme comme vous monsieur un litteacuterateur dont la jeunessea eacuteteacute preacuteserveacutee de la deacutemoralisation actuelle par le travail on puisse ecirctreen sucircreteacute  neacuteanmoins vous vous moqueriez de moi si je mariais ma filleles yeux fermeacutes Je sais bien que vous nrsquoecirctes pas un innocent et jrsquoen seraisbien facirccheacutee pour ma Feacutelicie (ceci fut dit agrave lrsquooreille) mais si vous aviez deces liaisonshellip Tenez monsieur vous avez entendu parler de madame Ro-guin la femme drsquoun Notaire qui a eu malheureusement pour notre corpsune si cruelle ceacuteleacutebriteacute Madame Roguin est lieacutee et cela depuis 1820 avecun banquierhellip

― Oui du Tillet reacutepondit Eacutetienne qui se mordit la langue en songeantagrave lrsquoimprudence avec laquelle il avouait connaicirctre du Tillet

― Eh  bien monsieur si vous eacutetiez megravere ne trembleriez-vous pas enpensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet  A son acircgeet neacutee de Grandville avoir pour rivale une femme de cinquante ans pas-seacutes hellip Jrsquoaimerais mieux voir ma fille morte que de la donner agrave un hommequi aurait des relations avec une femmemarieacuteehellipUne grisette une femmede theacuteacirctre se prennent et se quittent  Selon moi ces femmes-lagrave ne sontpas dangereuses lrsquoamour est un eacutetat pour elles elles ne tiennent agrave per-sonne un de perdu deux de retrouveacutes hellip Mais une femme qui a manqueacute

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agrave ses devoirs doit srsquoattacher agrave sa faute elle nrsquoest excusable que par saconstance si jamais un pareil crime est excusable  Crsquoest ainsi du moinsque je comprends la faute drsquoune femme comme il faut et voilagrave ce qui larend si redoutablehellip

Au lieu de chercher le sens de ces paroles Eacutetienne en plaisanta chezMalaga ougrave il se rendit avec son futur beau-pegravere  car le Notaire et le jour-naliste eacutetaient au mieux ensemble

Lousteau srsquoeacutetait deacutejagrave poseacute devant ses intimes comme un homme im-portant  sa vie allait enfin avoir un sens le hasard lrsquoavait choyeacute il deve-nait sous peu de jours proprieacutetaire drsquoun charmant petit hocirctel rue Saint-Lazare  il se mariait il eacutepousait une femme charmante il aurait environvingt mille livres de rente  il pourrait donner carriegravere agrave son ambition  ileacutetait aimeacute de la jeune personne il appartenait agrave plusieurs familles hono-rableshellip Enfin il voguait agrave pleines voiles sur le lac bleu de lrsquoespeacuterance

Madame Cardot avait deacutesireacute voir les gravures de Gil Blas un de ceslivres illustreacutes que la librairie franccedilaise entreprenait alors et Lousteau laveille en avait remis les premiegraveres livraisons agrave madame Cardot La Nota-resse avait son plan elle nrsquoempruntait le livre que pour le rendre elle vou-lait un preacutetexte de tomber agrave lrsquoimproviste chez son gendre futur A lrsquoaspectde ce meacutenage de garccedilon que son mari lui peignait comme charmant elleen saurait plus disait elle qursquoon ne lui en disait sur les mœurs de Lous-teau Sa belle-sœur madame Camusot a qui le fatal secret eacutetait cacheacutesrsquoeffrayait de ce mariage pour sa niegravece Monsieur Camusot Conseiller agravela Cour royale fils drsquoun premier lit avait dit agrave sa belle-megravere madame Ca-musot sœur de maicirctre Cardot des choses peu flatteuses sur le comptedu journaliste Lousteau cet homme si spirituel ne trouva rien drsquoextra-ordinaire agrave ce que la femme drsquoun riche Notaire voulucirct voir un volumede quinze francs avant de lrsquoacheter Jamais lrsquohomme drsquoesprit ne se baissepour examiner les bourgeois qui lui eacutechappent agrave la faveur de cette inat-tention  et pendant qursquoil se moque drsquoeux ils ont le temps de le garrotter

Dans les premiers jours de janvier 1837 madame Cardot et sa filleprirent une urbaine et vinrent rue des Martyrs rendre les livraisons duGil Blas au futur de Feacutelicie enchanteacutees toutes deux de voir lrsquoappartementde Lousteau Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles fa-milles bourgeoises Le portier drsquoEacutetienne ne se trouva point  mais sa fille

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en apprenant de la digne bourgeoise qursquoelle parlait agrave la belle-megravere et agrave lafuture de monsieur Lousteau leur livra drsquoautant mieux la clef de lrsquoappar-tement que madame Cardot lui mit une niegravece drsquoor dans la main

Il eacutetait alors environ midi lrsquoheure agrave laquelle le journaliste revenait dedeacutejeuner du Cafeacute Anglais En franchissant lrsquoespace qui se trouve entreNotre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs Lousteau regarda par ha-sard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre et crutavoir une vision en y apercevant la figure de Dinah  Il resta glaceacute sur sesdeux jambes en trouvant effectivement sa Didine agrave la portiegravere

― Que viens-tu faire ici  srsquoeacutecria-t-ilLe vous nrsquoeacutetait pas possible avec une femme agrave renvoyer― Eh  mon amour srsquoeacutecria-t-elle nrsquoas-tu donc pas lu mes lettres hellip― Si reacutepondit Lousteau― Eh  bien ― Eh  bien ― Tu es pegravere reacutepondit la femme de province― Bah srsquoeacutecria-t-il sans prendre garde agrave la barbarie de cette exclama-

tion Enfin se dit-il en lui-mecircme il faut la preacuteparer agrave la catastrophehellipIl fit signe au cocher de srsquoarrecircter donna la main agrave madame de La Bau-

draye et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles en se promettantbien de renvoyer illico se dit-il la femme et ses paquets drsquoougrave elle venait

― Monsieur  monsieur  cria la petite PameacutelaLrsquoenfant avait de lrsquointelligence et savait que trois femmes ne doivent

pas se rencontrer dans un appartement de garccedilon― Bien  bien  fit le journaliste en entraicircnant DinahPameacutela crut alors que cette femme inconnue eacutetait une parente elle

ajouta cependant  ― La clef est agrave la porte votre belle-megravere y est Dans son trouble et en srsquoentendant dire par madame de la Baudraye

une myriade de phrases Eacutetienne entendit  ma megravere y est la seule cir-constance qui pour lui fucirct possible et il entra La future et la belle-megraverealors dans la chambre agrave coucher se tapirent dans un coin en voyant lrsquoen-treacutee drsquoEacutetienne et drsquoune femme

― Enfin mon Eacutetienne mon ange je suis agrave toi pour la vie  srsquoeacutecria Di-nah en lui sautant au cou et lrsquoeacutetreignant pendant qursquoil mettait la clef endedans La vie eacutetait une agonie perpeacutetuelle pour moi dans ce chacircteau

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drsquoAnzy je nrsquoy tenais plus et le jour ougrave il a fallu deacuteclarer ce qui fait monbonheur eh  bien je ne mrsquoen suis jamais senti la force Je trsquoamegravene tafemme et ton enfant  oh  ne pas mrsquoeacutecrire  me laisser deux mois sansnouvelles hellip

― Mais Dinah  tu me mets dans un embarrashellip― Mrsquoaimes-tu ― Comment ne trsquoaimerais-je pas hellipMais ne valait-il pas mieux rester

agrave Sancerrehellip Je suis ici dans la plus profonde misegravere et jrsquoai peur de te lafaire partagerhellip

― Ta misegravere sera le paradis pour moi Je veux vivre ici sans jamais ensortirhellip

― Mon Dieu crsquoest joli en paroles maishellipDinah srsquoassit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec

brusquerie Lousteau ne put reacutesister agrave cette explosion il serra la baronnedans ses bras et lrsquoembrassa

― Ne pleure pas Didine  srsquoeacutecria-t-ilEn lacircchant cette phrase le feuilletoniste aperccedilut dans la glace le fan-

tocircme de madame Cardot qui du fond de la chambre le regardait― Allons Didine va toi-mecircme avec Pameacutela voir agrave deacuteballer tes malles

lui dit-il agrave lrsquooreille Va ne pleure pas nous serons heureuxIl la conduisit jusqursquoagrave la porte et revint vers la notaresse pour conjurer

lrsquoorage― Monsieur lui dit madame Cardot je mrsquoapplaudis drsquoavoir voulu voir

par moi-mecircme le meacutenage de celui qui devait ecirctre mon gendre Ducirct maFeacutelicie en mourir elle ne sera pas la femme drsquoun homme tel que vousVous vous devez au bonheur de votre Didine monsieur

Et la deacutevote sortit en emmenant Feacutelicie qui pleurait aussi car Feacuteliciesrsquoeacutetait habitueacutee agrave Lousteau Lrsquoaffreuse madame Cardot remonta dans sonurbaine en regardant avec une insolente fixiteacute la pauvre Dinah qui sentaitencore dans son cœur le coup de poignard du  Crsquoest joli en paroles  maisqui semblable agrave toutes les femmes aimantes croyait neacuteanmoins au  ― Nepleure pas Didine 

Lousteau qui ne manquait pas de cette espegravece de reacutesolution quedonnent les hasards drsquoune vie agiteacutee se dit  ― Didine a de la noblesseune fois preacutevenue de mon mariage elle srsquoimmolera agrave mon avenir et je

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sais comment mrsquoy prendre pour lrsquoen instruireEnchanteacute de trouver une ruse dont le succegraves lui parut certain il se

mit agrave danser sur un air connu  ― Larifla  fla fla  Puis une fois Didineemballeacutee reprit-il en se parlant agrave lui-mecircme jrsquoirai faire une visite et unroman agrave maman Cardot  jrsquoaurai seacuteduit sa Feacutelicie agrave Saint-Eustachehellip Feacuteli-cie coupable par amour porte dans son sein le gage de notre bonheurethellip larifla fla fla hellip le pegravere ne peut pas me deacutementir fla flahellip ni la fillehelliplarifla  Ergo le notaire sa femme et sa fille sont enfonceacutes larifla fla fla hellip

A son grand eacutetonnement Dinah surprit Eacutetienne dansant une danseprohibeacutee

― Ton arriveacutee et notre bonheur me rendent ivre de joie hellip lui dit-il enlui expliquant ainsi ce mouvement de folie

― Et moi qui ne me croyais plus aimeacutee hellip srsquoeacutecria la pauvre femme enlacircchant le sac de nuit qursquoelle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuilougrave elle se laissa tomber

― Emmeacutenage-toi mon ange dit Eacutetienne en riant sous cape jrsquoai deuxmots agrave eacutecrire afin de me deacutegager drsquoune partie de garccedilon car je veux ecirctretout agrave toi Commande tu es ici chez toi

Eacutetienne eacutecrivit agrave Bixioulaquo Mon cher ma baronne me tombe sur les bras et va me faire man-

quer mon mariage si nous ne mettons pas en scegravene une des ruses les plusconnues des mille et un vaudevilles du Gymnase Donc je compte surtoi pour venir en vieillard de Moliegravere gronder ton neveu Leacuteandre sursa sottise pendant que la dixiegraveme Muse sera cacheacutee dans ma chambre  ilsrsquoagit de la prendre par les sentiments frappe fort sois meacutechant blesse-la Quant agrave moi tu comprends jrsquoexprime un deacutevouement aveugle Vienssi tu peux agrave sept heures

raquo Tout agrave toiraquo Eacute LOUSTEAU raquoUne fois cette lettre envoyeacutee par un commissionnaire agrave lrsquohomme de

Paris qui se plaisait le plus agrave ces railleries que les artistes ont nommeacutees descharges Lousteau parut empresseacute drsquoinstaller chez lui laMuse de Sancerre il srsquooccupa de lrsquoemmeacutenagement de tous les effets qursquoelle avait apporteacutes illa mit au fait des ecirctres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaiteavec un plaisir qui deacutebordait si bien en paroles et en caresses que Dinah

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put se croire la femme du monde la plus aimeacutee Cet appartement ougrave lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plusque son chacircteau drsquoAnzy Pameacutela Migeon cette intelligente petite fille dequatorze ans fut questionneacutee par le journaliste agrave cette fin de savoir sielle voulait devenir la femme de chambre de lrsquoimposante baronne Pa-meacutela ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dicircnerchez un restaurateur du boulevard Dinah comprit alors quel eacutetait le deacute-nucircment cacheacute sous le luxe purement exteacuterieur de ce meacutenage de garccedilon ennrsquoy voyant aucun des ustensiles neacutecessaires agrave la vie Tout en prenant pos-session des armoires des commodes elle forma les plus doux projets ellechangerait les mœurs de Lousteau elle le rendrait casanier elle lui com-pleacuteterait son bien-ecirctre au logis La nouveauteacute de sa position en cachaitle malheur agrave Dinah qui voyait dans un mutuel amour lrsquoabsolution de safaute et qui ne portait pas encore les yeux au delagrave de cet appartementPameacutela dont lrsquointelligence eacutetait eacutegale agrave celle drsquoune lorette alla droit chezmadame Schontz lui demander de lrsquoargenterie en lui racontant ce qui ve-nait drsquoarriver agrave Lousteau Apregraves avoir tout mis chez elle agrave la dispositionde Pameacutela madame Schontz courut chez Malaga son amie intime afinde preacutevenir Cardot du malheur advenu agrave son futur gendre

Sans inquieacutetude sur la crise qui affectait sonmariage le journaliste futde plus en plus charmant pour la femme de province Le dicircner occasionnaces deacutelicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux drsquoecirctreenfin agrave eux-mecircmes Le cafeacute pris au moment ougrave Lousteau tenait sa Dinahsur ses genoux devant le feu Pameacutela se montra tout effareacutee

― Voici monsieur Bixiou  que faut-il lui dire  demanda-t-elle― Entre dans la chambre dit le journaliste agrave sa maicirctresse je lrsquoaurai

bientocirct renvoyeacute crsquoest un de mes plus intimes amis agrave qui drsquoailleurs il fautavouer mon nouveau genre de vie

― Oh  oh  deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu  srsquoeacutecriale compegraverehellip je mrsquoen vaishellip Voilagrave ce que crsquoest que de se marier on fait sesadieux Comme on se trouve riche quand on deacutemeacutenage hein 

― Est-ce que je me marie  dit Lousteau― Comment  tu ne te maries plus agrave preacutesent  srsquoeacutecria Bixiou― Non ― Non  Ah  ccedilagrave que trsquoarrive-t-il ferais-tu par hasard des sottises 

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La muse du deacutepartement Chapitre

Quoi hellip toi qui par une beacuteneacutediction du ciel as trouveacute vingt mille francsde rente un hocirctel une femme appartenant aux premiegraveres familles de lahaute bourgeoisie enfin une femme de la rue des Lombardshellip

― Assez assez Bixiou tout est fini va-trsquoen ― Mrsquoen aller  jrsquoai les droits de lrsquoamitieacute jrsquoen abuseQue trsquoest-il arriveacute ― Il mrsquoest arriveacute cette dame de Sancerre elle est megravere et nous allons

vivre ensemble heureux le reste de nos jourshellip Tu saurais cela demainautant te lrsquoapprendre aujourdrsquohui

― Beaucoup de tuyaux de chemineacutee qui me tombent sur la tecirctecomme dit Arnal Mais si cette femme trsquoaime pour toi mon cher ellesrsquoen retournera drsquoougrave elle vient Est-ce qursquoune femme de province a jamaispu avoir le pied marin agrave Paris  elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres Oublies-tu ce qursquoest une femme de province  mais elle a le bon-heur aussi ennuyeux que le malheur elle deacuteploie autant de talent agrave eacuteviterla gracircce que la Parisienne en met agrave lrsquoinventer Eacutecoute Lousteau  que lapassion te fasse oublier en quel temps nous vivons je le conccedilois  maismoi ton ami je nrsquoai pas de bandeau mythologique sur les yeuxhellip Eh bien examine ta position  Tu roules depuis quinze ans dans le mondelitteacuteraire tu nrsquoes plus jeune tu marches sur tes tiges tant tu as marcheacute hellipOui mon bonhomme tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacherles trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons hellip En-fin ta plaisanterie est vieillotte Ta phrase est plus connue qursquoun remegravedesecrethellip

― Je te dirai comme le Reacutegent au cardinal Dubois  assez de coups depied comme ccedila  srsquoeacutecria Lousteau tout en riant

― Oh vieux jeune homme reacutepondit Bixiou tu sens le fer de lrsquoopeacute-rateur agrave ta plaie Tu trsquoes eacutepuiseacute nrsquoest-ce pas  Eh  bien  dans le feu dela jeunesse sous la pression de la misegravere qursquoas-tu gagneacute  Tu nrsquoes pasen premiegravere ligne et tu nrsquoas pas mille francs agrave toi Voilagrave ta position chif-freacutee Pourras-tu dans le deacuteclin de tes forces soutenir par ta plume unmeacutenage quand ta femme si elle est honnecircte nrsquoaura pas les ressourcesdrsquoune lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs ougrave lrsquohommele garde  Tu trsquoenfonces dans le troisiegraveme dessous du theacuteacirctre socialhellip Cecinrsquoest que le cocircteacute financier Voyons le cocircteacute politique  Nous naviguons dansune eacutepoque essentiellement bourgeoise ougrave lrsquohonneur la vertu la deacutelica-

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La muse du deacutepartement Chapitre

tesse le talent le savoir le geacutenie en un mot consiste agrave payer ses billets agravene rien devoir agrave personne et agrave bien faire ses petites affaires Soyez rangeacutesoyez deacutecent ayez femme et enfant acquittez vos loyers et vos contri-butions montez votre garde soyez semblable agrave tous les fusiliers de votrecompagnie et vous pouvez preacutetendre agrave tout devenir ministre et tu as deschances puisque tu nrsquoes pas un Montmorency  Tu allais remplir toutesles conditions voulues pour ecirctre un homme politique tu pouvais fairetoutes les saleteacutes exigeacutees pour lrsquoemploi mecircme jouer la meacutediocriteacute tu au-rais eacuteteacute presque nature Et pour une femme qui te plantera lagrave au termede toutes les passions eacuteternelles dans trois cinq ou sept ans apregraves avoirconsommeacute tes derniegraveres forces intellectuelles et physiques tu tournes ledos agrave la sainte famille agrave la rue des Lombards agrave tout un avenir politiqueagrave trente mille francs de rente agrave la consideacuterationhellip Est-ce lagrave par ougrave devaitfinir un homme qui nrsquoavait plus drsquoillusions hellip Tu ferais pot-bouille avecune actrice qui te rendrait heureux voilagrave ce qui srsquoappelle une questionde cabinet  mais vivre avec une femme marieacutee hellip crsquoest tirer agrave vue surle malheur  crsquoest avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir lesplaisirs

― Assez te dis-je tout finit par un mot  jrsquoaime madame de La Bau-draye et je la preacuteegravere agrave toutes les fortunes du monde agrave toutes les posi-tionshellip Jrsquoai pu me laisser aller agrave une bouffeacutee drsquoambitionhellip mais tout cegravedeau bonheur drsquoecirctre pegravere

― Ah  tu donnes dans la paterniteacute  Mais malheureux nous nesommes les pegraveres que des enfants de nos femmes leacutegitimes Qursquoest-ce quecrsquoest qursquoun moutard qui ne porte pas notre nom  crsquoest le dernier chapitredrsquoun roman  on te lrsquoenlegravevera ton enfant  Nous avons vu ce sujet-lagrave dansvingt vaudevilles depuis dix anshellip La Socieacuteteacute mon cher pegravesera sur voustocirct ou tard Relis Adolphe  Oh  mon Dieu  Je vous vois quand vous vousserez bien connus je vous vois malheureux triste-agrave-pattes sans consideacute-ration sans fortune vous battant comme les actionnaires drsquoune comman-dite attrapeacutes par leur geacuterant  Votre geacuterant agrave vous crsquoest le bonheur

― Pas un mot de plus Bixiou― Mais je commence agrave peine Eacutecoute mon cher On a beaucoup atta-

queacute le mariage depuis quelque temps  mais agrave part son avantage drsquoecirctre laseule maniegravere drsquoeacutetablir les successions comme il offre aux jolis garccedilons

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La muse du deacutepartement Chapitre

sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois il reacutesiste agrave tous ses in-conveacutenients  Aussi nrsquoy a-t-il pas de garccedilon qui ne se repente tocirct ou tarddrsquoavoir manqueacute par sa faute un mariage de trente mille livres de renteshellip

― Tu ne veux donc pas me comprendre  srsquoeacutecria Lousteau drsquoune voixexaspeacutereacutee va-trsquoenhellip Elle est lagravehellip

― Pardon pourquoi ne pas me lrsquoavoir dit plus tocircthellip tu es majeurhellip etelle aussi fit-il drsquoun ton plus bas mais assez haut cependant pour ecirctreentendu de Dinah Elle te fera joliment repentir de son bonheurhellip

― Si crsquoest une folie je veux la fairehellip Adieu ― Un homme agrave la mer  cria Bixiou― Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous cha-

pitrer dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre ougrave il trouva surun fauteuil madame La Baudraye affaisseacutee eacutetanchant ses yeux avec unmouchoir brodeacute

― Que suis-je venue faire ici hellip dit-elle Oh  mon Dieu  pourquoi hellipEacutetienne je ne suis pas si femme de province que vous le croyezhellip Vousvous jouez de moi

― Chegravere ange reacutepondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras la sou-leva du fauteuil et lrsquoamena quasi morte dans le salon nous avons chacuneacutechangeacute notre avenir sacrifice contre sacrifice Pendant que jrsquoaimais agraveSancerre on me mariait ici  mais je reacutesistaishellip va jrsquoeacutetais bien malheu-reux

― Oh  je pars  srsquoeacutecria Dinah en se dressant comme une folle et faisantdeux pas vers la porte

― Tu resteras ma Didine tout est fini Va  cette fortune est-elle agrave sibon marcheacute  ne dois-je pas eacutepouser une grande blonde dont le nez estsanguinolent la fille drsquoun notaire et endosser une belle-megravere qui rendraitdes points agrave madame Pieacutedefer en fait de deacutevotionhellip

Pameacutela se preacutecipita dans le salon et vint dire agrave lrsquooreille de Lousteau ― Madame Schontz hellip

Lousteau se leva laissa Dinah sur le divan et sortit― Tout est fini mon bichon lui dit la lorette Cardot ne veut pas se

brouiller avec sa femme agrave cause drsquoun gendre La deacutevote a fait une scegravenehellipune scegravene sterling  Enfin le premier clerc actuel qui eacutetait second premierclerc depuis deux ans accepte la fille et lrsquoEacutetude

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Le lacircche  srsquoeacutecria Lousteau Comment en deux heures il a pu sedeacutecider

― Mon Dieu crsquoest bien simple Le drocircle qui avait les secrets du pre-mier clerc deacutefunt a devineacute la position du patron en saisissant quelquesmots de la querelle avec madame Cardot Le notaire compte sur ton hon-neur et sur ta deacutelicatesse car tout est convenu Le clerc dont la conduiteest excellente il se donnait le genre drsquoaller agrave la messe  un petit hypocritefini quoi  plaicirct agrave la notaresse Cardot et toi vous resterez amis Il va de-venir directeur drsquoune compagnie financiegravere immense il pourra te rendreservice Ah  tu te reacuteveilles drsquoun beau recircve

― Je perds une fortune une femme ethellip― Une maicirctresse dit madame Schontz en souriant car te voilagrave plus

que marieacute tu seras embecirctant tu voudras rentrer chez toi tu nrsquoauras plusrien de deacutecousu ni dans tes habits ni dans tes allureshellip Laisse-la-moivoir par le trou de la porte hellip demanda la lorette Il nrsquoy a pas srsquoeacutecria-t-elle de plus bel animal dans le deacutesert  tu es voleacute  Crsquoest digne crsquoest seccrsquoest pleurard il lui manque le turban de lady Dudley

Et la lorette se sauva― Qursquoy a-t-il encore hellip demanda madame de La Baudraye agrave lrsquooreille

de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmuresdrsquoune voix de femme

― Il y a mon ange srsquoeacutecria Lousteau que nous sommes indissoluble-ment unishellip On vient de mrsquoapporter une reacuteponse verbale agrave la lettre quetu mrsquoas vu eacutecrire et par laquelle je rompais mon mariagehellip

― Crsquoest lagrave cette partie dont tu te deacutegageais ― Oui ― Oh  je serai plus que ta femme je te donne ma vie je veux ecirctre

ton esclave hellip dit la pauvre creacuteature abuseacutee Je ne croyais pas qursquoil me fucirctpossible de trsquoaimer davantage hellip Je ne serai donc pas un accident dans tavie je serai toute ta vie hellip

― Oui ma belle ma noble Didine― Jure-moi reprit-elle que nous ne pourrons ecirctre seacutepareacutes que par la

mort hellipLousteau voulut embellir son serment de ses plus seacuteduisantes chatte-

ries Voici pourquoi

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La muse du deacutepartement Chapitre

De la porte de son appartement ougrave il avait reccedilu le baiser drsquoadieu dela lorette agrave celle du salon ougrave gisait la Muse eacutetourdie de tant de chocssuccessifs Lousteau srsquoeacutetait rappeleacute lrsquoeacutetat preacutecaire du petit La Baudrayesa fortune et ce mot de Bianchon sur Dinah  ― Ce sera une riche veuve Et il se dit en lui-mecircme ― Jrsquoaimemieux cent fois madame de La Baudrayeque Feacutelicie pour femme 

Aussi son parti fut-il promptement pris  il deacutecida de jouer lrsquoamouravec une admirable perfection et son lacircche calcul sa violente passioneurent de facirccheux reacutesultats En effet pendant son voyage de Sancerre agraveParis madame de La Baudraye avait meacutediteacute de vivre dans un appartementagrave elle agrave deux pas de Lousteau  mais les preuves drsquoamour que son amantvenait de lui donner en renonccedilant agrave ce bel avenir et surtout le bonheursi complet des premiers jours de ce mariage illeacutegal lrsquoempecircchegraverent de par-ler de cette seacuteparation Le lendemain devait ecirctre et fut une fecircte au milieude laquelle une pareille proposition faite agrave son ange eucirct produit la plushorrible discordance De son cocircteacute Lousteau qui voulait tenir Dinah danssa deacutependance la maintint dans une ivresse continuelle agrave coups de fecirctesCes eacuteveacutenements empecircchegraverent donc ces deux ecirctres si spirituels drsquoeacuteviter lebourbier ougrave ils tombegraverent celui drsquoune cohabitation insenseacutee dont mal-heureusement tant drsquoexemples existent agrave Paris dans le monde litteacuteraire

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de lrsquoamour enprovince si railleusement traceacute par madame de La Baudraye agrave Lousteaumais dont ni lrsquoun ni lrsquoautre ils ne se souvinrent La passion est sourde etmuette de naissance

Cet hiver fut donc agrave Paris pour madame de La Baudraye tout ce quele mois drsquooctobre avait eacuteteacute pour elle agrave Sancerre Eacutetienne pour initier safemme agrave la vie de Paris entremecircla cette nouvelle lune de miel de partiesde spectacles ougrave Dinah ne voulut aller qursquoen baignoires Au deacutebut ma-dame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provincialeelle eut peur drsquoecirctre vue elle cacha son bonheur Elle disait  ― Monsieurde Clagny monsieur Gravier sont capables de me suivre  Elle craignaitSancerre agrave Paris Lousteau dont lrsquoamour-propre eacutetait excessif fit lrsquoeacuteduca-tion de Dinah il la conduisit chez les meilleures faiseuses et lui montrales jeunes femmes alors agrave la mode en les lui recommandant comme desmodegraveles agrave suivre Aussi lrsquoexteacuterieur provincial de madame de La Baudraye

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changea-t-il promptement Lousteau rencontreacute par ses amis reccedilut descompliments sur sa conquecircte Pendant cette saison Eacutetienne produisit peude litteacuterature et srsquoendetta consideacuterablement quoique la fiegravere Dinah eucirctemployeacute toutes ses eacuteconomies agrave sa toilette et crucirct nrsquoavoir pas causeacute laplus leacutegegravere deacutepense agrave son cheacuteri Au bout de trois mois Dinah srsquoeacutetait ac-climateacutee elle srsquoeacutetait enivreacutee de musique aux Italiens elle connaissait lesreacutepertoires de tous les theacuteacirctres leurs acteurs les journaux et les plai-santeries du moment  elle srsquoeacutetait accoutumeacutee agrave cette vie de continuelleseacutemotions agrave ce courant rapide ougrave tout srsquooublie Elle ne tendait plus le coune mettait plus le nez en lrsquoair comme une statue de lrsquoEacutetonnement agrave pro-pos des continuelles surprises que Paris offre aux eacutetrangers Elle savaitrespirer lrsquoair de ce milieu spirituel animeacute feacutecond ougrave les gens drsquoesprit sesentent dans leur eacuteleacutement et qursquoils ne peuvent plus quitter

Un matin en lisant les journaux que Lousteau recevait tous deuxlignes lui rappelegraverent Sancerre et son passeacute deux lignes auxquelles ellenrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere et que voici 

laquo Monsieur le baron de Clagny Procureur du Roi pregraves le Tribunal deSancerre est nommeacute Substitut du Procureur-geacuteneacuteral pregraves la Cour royalede Paris raquo

― Comme il trsquoaime ce vertueux magistrat  dit en souriant le journa-liste

― Pauvre homme  reacutepondit-elle Que te disais-je  Il me suit En cemoment Eacutetienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante etla plus complegravete de la passion agrave cette peacuteriode ougrave lrsquoon srsquoest habitueacute par-faitement lrsquoun agrave lrsquoautre et ougrave neacuteanmoins lrsquoamour conserve de la saveurOn se connaicirct mais on ne srsquoest pas encore compris on nrsquoa pas repasseacutedans les mecircmes plis de lrsquoacircme on ne srsquoest pas eacutetudieacute de maniegravere agrave savoircomme plus tard la penseacutee les paroles le geste agrave propos des plus grandscomme des plus petits eacuteveacutenements On est dans lrsquoenchantement il nrsquoy apas eu de collision de divergences drsquoopinions de regards indiffeacuterents Lesacircmes vont agrave tout propos dumecircme cocircteacute Aussi Dinah disait elle agrave Lousteaude ces magiques paroles accompagneacutees drsquoexpressions de ces regards plusmagiques encore que toutes les femmes trouvent alors

― Tue-moi quand tu ne mrsquoaimeras plus ― Si tu ne mrsquoaimais plus jecrois que je pourrais te tuer et me tuer apregraves

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La muse du deacutepartement Chapitre

A ces deacutelicieuses exageacuterations Lousteau reacutepondait agrave Dinah  ― Toutce que je demande agrave Dieu crsquoest de te voir ma constance Ce sera toi quimrsquoabandonneras hellip

― Mon amour est absoluhellip― Absolu reacutepeacuteta Lousteau Voyons  Je suis entraicircneacute dans une partie

de garccedilon je retrouve une de mes anciennes maicirctresses elle se moque demoi  par vaniteacute je fais lrsquohomme libre et je ne rentre que le lendemainmatin icihellip Mrsquoaimeras-tu toujours 

― Une femme nrsquoest certaine drsquoecirctre aimeacutee que quand elle est preacutefeacute-reacutee et si tu me revenais sihellip Oh  tu me fais comprendre le bonheur depardonner une faute agrave celui qursquoon adore

― Eh  bien je suis donc aimeacute pour la premiegravere fois dema vie  srsquoeacutecriaitLousteau

― Enfin tu trsquoen aperccedilois  reacutepondait-elleLousteau proposa drsquoeacutecrire une lettre ougrave chacun drsquoeux expliquerait les

raisons qui lrsquoobligeraient agrave finir par un suicide  et avec cette lettre ensa possession chacun drsquoeux pourrait tuer sans danger lrsquoinfidegravele Malgreacuteleurs paroles eacutechangeacutees ni lrsquoun ni lrsquoautre ils nrsquoeacutecrivirent leur lettre

Heureux pour le moment le journaliste se promettait de bien trom-per Dinah quand il en serait las et de tout sacrifier aux exigences decette tromperie Pour lui madame de La Baudraye eacutetait toute une fortuneNeacuteanmoins il subit un joug En se mariant ainsi madame de La Baudrayelaissa voir et la noblesse de ses penseacutees et cette puissance que donne lerespect de soi-mecircme Dans cette intimiteacute complegravete ougrave chacun deacutepose sonmasque la jeune femme conserva de la pudeur montra sa probiteacute virile etcette force particuliegravere aux ambitions qui faisait la base de son caractegravereAussi Lousteau conccedilut-il pour elle une involontaire estime Devenue Pa-risienne Dinah fut drsquoailleurs supeacuterieure agrave la plus charmante lorette  ellepouvait ecirctre amusante dire des mots comme Malaga  mais son instruc-tion les habitudes de son esprit ses immenses lectures lui permettaientde geacuteneacuteraliser son esprit  tandis que les Schontz et les Florine nrsquoexercentle leur que sur un terrain tregraves-circonscrit

― Il y a chez Dinah disait Eacutetienne agrave Bixiou lrsquoeacutetoffe drsquoune Ninon etdrsquoune Staeumll

― Une femme chez qui lrsquoon trouve une bibliothegraveque et un seacuterail est

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La muse du deacutepartement Chapitre

bien dangereuse reacutepondait le railleurUne fois sa grossesse devenue visible madame de La Baudraye reacuteso-

lut de ne plus quitter son appartement  mais avant de srsquoy renfermer dene plus se promener que dans la campagne elle voulut assister agrave la pre-miegravere repreacutesentation drsquoun drame de Nathan Cette espegravece de solenniteacute lit-teacuteraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris Dinahqui nrsquoavait jamais vu de premiegravere repreacutesentation eacuteprouvait une curiositeacutebien naturelle Elle en eacutetait drsquoailleurs arriveacutee agrave un tel degreacute drsquoaffectionpour Lousteau qursquoelle se glorifiait de sa faute  elle mettait une force sau-vage agrave heurter le monde elle voulait le regarder en face sans deacutetourner latecircte Elle fit une toilette ravissante approprieacutee agrave son air souffrant agrave la ma-ladive morbidesse de sa figure Son teint pacircli lui donnait une expressiondistingueacutee et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortircette pacircleur Ses yeux gris eacutetincelants semblaient plus beaux cerneacutes parla fatigue Mais une horrible souffrance lrsquoattendait Par un hasard assezcommun la loge donneacutee au journaliste aux premiegraveres eacutetait agrave cocircteacute de celleloueacutee par Anna Grossetecircte Ces deux amies intimes ne se saluegraverent paset ne voulurent se reconnaicirctre ni lrsquoune ni lrsquoautre

Apregraves le premier acte Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seuleexposeacutee au feu de tous les regards agrave la clarteacute de tous les lorgnons tan-dis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse ve-nue avec Anna reccedilurent quelques-uns des hommes les plus distingueacutes dugrand monde La solitude ougrave restait Dinah fut un supplice drsquoautant plusgrand qursquoelle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en exa-minant les loges elle eut beau prendre une pose noble et pensive laisserson regard dans le vide elle se sentait trop le point de mire de tous lesyeux  elle ne put cacher sa preacuteoccupation elle fut un peu provinciale elleeacutetala son mouchoir elle fit convulsivement des gestes qursquoelle srsquoeacutetait in-terdits Enfin dans lrsquoentrrsquoacte du second au troisiegraveme acte un homme sefit ouvrir la loge de Dinah  Monsieur de Clagny se montra respectueuxmais triste

― Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir quemrsquoa causeacute votre promotion dit-elle

― Eh  madame pour qui suis-je venu agrave Paris hellip― Comment  dit-elle Serais-je donc pour quelque chose dans votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

nomination ― Pour tout Degraves que vous nrsquoavez plus habiteacute Sancerre Sancerre mrsquoest

devenu insupportable jrsquoy mouraishellipDinah tendit la main au Substitut― Votre amitieacute sincegravere me fait du bien dit-elle Je suis dans une si-

tuation agrave choyer mes vrais amis maintenant je sais quel est leur prixhellipJe croyais avoir perdu votre estime  mais le teacutemoignage que vous mrsquoendonnez par votre visite me touche plus que vos dix ans drsquoattachement

― Vous ecirctes le sujet de la curiositeacute de toute la salle reprit le Substi-tut Ah  chegravere eacutetait-ce lagrave votre rocircle  Ne pouviez-vous pas ecirctre heureuseet rester honoreacutee  Je viens drsquoentendre dire que vous ecirctes la maicirctressede monsieur Eacutetienne Lousteau que vous vivez ensemble maritalement hellipVous avez rompu pour toujours avec la Socieacuteteacute mecircme pour le temps ougravesi vous eacutepousiez votre amant vous auriez besoin de cette consideacuterationque vousmeacuteprisez aujourdrsquohuihellipNe devriez-vous pas ecirctre chez vous avecvotre megravere qui vous aime assez pour vous couvrir de son eacutegide  au moinsles apparences seraient gardeacuteeshellip

― Jrsquoai le tort drsquoecirctre ici reacutepondit-elle voilagrave tout Jrsquoai dit adieu sans re-tour agrave tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui saventaccommoder leur bonheur avec les convenances Mon abneacutegation est sicomplegravete que jrsquoaurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de monamour un vaste deacutesert plein deDieu de lui et demoihellipNous nous sommesfait lrsquoun agrave lrsquoautre trop de sacrifices pour ne pas ecirctre unis  unis par la hontesi vous voulez mais indissolublement unishellip Je suis heureuse et si heu-reuse que je puis vous aimer agrave mon aise en ami vous donner plus deconfiance que par le passeacute  car maintenant il me faut un ami hellip

Le magistrat fut vraiment grand et mecircme sublime A cette deacuteclara-tion ougrave vibrait lrsquoacircme de Dinah il reacutepondit drsquoun son de voix deacutechirant ― Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous ecirctes aimeacuteehellip je seraistranquille votre avenir ne mrsquoeffrayerait plushellip Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices et y a-t-il de la reconnaissance dans sonamour hellip

― Venez rue des Martyrs et vous verrez ― Oui jrsquoirai dit-il Jrsquoai deacutejagrave passeacute devant la porte sans oser vous de-

mander Vous ne connaissez pas encore la litteacuterature reprit-il Certes il

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srsquoy trouve de glorieuses exceptions  mais ces gens de lettres traicircnent aveceux des maux inouiumls parmi lesquels je compte en premiegravere ligne la pu-bliciteacute qui fleacutetrit tout  Une femme commet une faute avechellip

― Un Procureur du Roi dit la baronne en souriant― Eh  bien apregraves une rupture il y a quelques ressources le monde

nrsquoa rien su  mais avec un homme plus ou moins ceacutelegravebre le public a toutappris Eh  tenezhellip quel exemple vous en avez lagrave sous les yeux Vousecirctes dos agrave dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire lesderniegraveres folies pour un homme plus ceacutelegravebre que Lousteau pour Nathanet les voilagrave seacutepareacutes agrave ne pas se reconnaicirctrehellip Apregraves ecirctre alleacutee au bord delrsquoabicircme la comtesse a eacuteteacute sauveacutee on ne sait comment elle nrsquoa quitteacute nisonmari ni samaison  mais comme il srsquoagissait drsquoun homme ceacutelegravebre on aparleacute drsquoelle pendant tout un hiver Sans la grande fortune le grand nom etla position de son mari sans lrsquohabileteacute de la conduite de cet homme drsquoEacutetatqui srsquoest montreacute dit-on excellent pour sa femme elle eucirct eacuteteacute perdue  agravesa place toute autre femme nrsquoaurait pu rester honoreacutee comme elle lrsquoesthellip

― Comment eacutetait Sancerre quand vous lrsquoavez quitteacute  dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation

― Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeaitque vos couches se fissent agrave Paris et qursquoil avait exigeacute que vous y allassiezpour y avoir les soins des princes de la meacutedecine reacutepondit le Substitut endevinant bien ce que Dinah voulait savoir Ainsi malgreacute le tapage qursquoafait votre deacutepart jusqursquoagrave ce soir vous eacutetiez encore dans la leacutegaliteacute

― Ah  srsquoeacutecria-t-elle monsieur de La Baudraye conserve encore desespeacuterances 

― Votre mari madame a fait comme toujours  il a calculeacuteLe magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer et il le

salua dignement― Tu as plus de succegraves que la piegravece dit Eacutetienne agrave DinahCe court moment de triomphe apporta plus de joie agrave cette femme

qursquoelle nrsquoen avait eu pendant toute sa vie en province  mais en sortantdu theacuteacirctre elle eacutetait pensive

― Qursquoas-tu  ma Didine  demanda Lousteau― Je me demande comment une femme peut dompter le monde 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Il y a deux maniegraveres  ecirctre madame de Staeumll ou posseacuteder deux centmille francs de rentes 

― La Socieacuteteacute dit-elle nous tient par la vaniteacute par lrsquoenvie de paraicirctrehellipBah  nous serons philosophes 

Cette soireacutee fut le dernier eacuteclair de lrsquoaisance trompeuse ougrave madamede La Baudraye vivait depuis son arriveacutee agrave Paris Trois jours apregraves elleaperccedilut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinetautour du gazon en fumant un cigare Cette femme agrave qui les mœurs dupetit La Baudraye avaient communiqueacute lrsquohabitude et le plaisir de ne ja-mais rien devoir apprit que son meacutenage eacutetait sans argent en preacutesence dedeux termes de loyer agrave la veille enfin drsquoun commandement  Cette reacutealiteacutede la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une eacutepine  ellese repentit drsquoavoir entraicircneacute Lousteau dans les dissipations de lrsquoamour Ilest si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a deacutevoreacute plusde poeacutesies que le malheur nrsquoen a fait jaillir en jets lumineux Heureuse devoir Eacutetienne nonchalant fumant un cigare apregraves son deacutejeuner la figureeacutepanouie eacutetendu comme un leacutezard au soleil jamais Dinah ne se sentitle courage de se faire lrsquohuissier drsquoune Revue Elle inventa drsquoengager parlrsquoentremise du sieur Migeon pegravere de Pameacutela le peu de bijoux qursquoelle pos-seacutedait et sur lesquelsma tante car elle commenccedilait agrave parler la langue duquartier lui precircta neuf cents francs Elle garda trois cents francs pour salayette pour les frais de ses couches et remit joyeusement la somme dueagrave Lousteau qui labourait sillon agrave sillon ou si voulez ligne agrave ligne uneNouvelle pour une Revue

― Mon petit chat lui dit-elle achegraveve ta Nouvelle sans rien sacrifier agravela neacutecessiteacute polis ton style creuse ton sujet Jrsquoai trop fait la dame je vaisfaire la bourgeoise et tenir le meacutenage

Depuis quatre mois Eacutetienne menait Dinah au cafeacute Riche dicircner dansun cabinet qursquoon leur reacuteservait La femme de province fut eacutepouvanteacutee enapprenant qursquoEacutetienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinzejours

― Comment nous buvions du vin agrave six francs la bouteille  une solenormande coucircte cent sous hellip un petit pain vingt centimes hellip srsquoeacutecria-t-elleen lisant la note que lui tendit le journaliste

― Mais ecirctre voleacute par un restaurateur ou par une cuisiniegravere il y a peu

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La muse du deacutepartement Chapitre

de diffeacuterence pour nous autres dit Lousteau― Tu vivras comme un prince pour le prix de ton dicircnerApregraves avoir obtenu du proprieacutetaire une cuisine et deux chambres de

domestiques madame de La Baudraye eacutecrivit un mot agrave sa megravere en luidemandant du linge et un precirct de mille francs Elle reccedilut deux mallesde linge de lrsquoargenterie deux mille francs par une cuisiniegravere honnecircte etdeacutevote que sa megravere lui envoyait

Dix jours apregraves la repreacutesentation ougrave ils srsquoeacutetaient rencontreacutes monsieurde Clagny vint voir madame de La Baudraye agrave quatre heures en sortantdu Palais et il la trouva brodant un petit bonnet Lrsquoaspect de cette femmesi fiegravere si ambitieuse dont lrsquoesprit eacutetait si cultiveacute qui trocircnait si bien dansle chacircteau drsquoAnzy descendue agrave des soins de meacutenage et cousant pour lrsquoen-fant agrave venir eacutemut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour drsquoAssises Envoyant des piqucircres agrave lrsquoun de ces doigts tourneacutes en fuseau qursquoil avait baiseacutesil comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupationun jeu de lrsquoamour maternel Pendant cette premiegravere entrevue le magis-trat lut dans lrsquoacircme de Dinah Cette perspicaciteacute chez un homme eacutepris eacutetaitun effort surhumain Il devina que Didine voulait se faire le bon geacutenie dujournaliste le mettre dans une noble voie  elle avait conclu des difficulteacutesde la vie mateacuterielle agrave quelque deacutesordre moral Entre deux ecirctres unis parun amour si vrai drsquoune part et si bien joueacute de lrsquoautre plus drsquoune confi-dence srsquoeacutetait eacutechangeacutee en quatre mois Malgreacute le soin avec lequel Eacutetiennese drapait plus drsquoune parole avait eacuteclaireacute Dinah sur les anteacuteceacutedents dece garccedilon dont le talent fut si comprimeacute par la misegravere si perverti par lemauvais exemple si contrarieacute par des difficulteacutes au-dessus de son cou-rage Il grandira dans lrsquoaisance srsquoeacutetait-elle dit Et elle voulait lui donnerle bonheur la seacutecuriteacute du chez soi par lrsquoeacuteconomie et par lrsquoordre familiersaux gens neacutes en province Dinah devint femme de meacutenage comme elleeacutetait devenue poegravete par un eacutelan de son acircme vers les sommets

― Son bonheur sera mon absolutionCette parole arracheacutee par le magistrat agrave madame de La Baudraye ex-

pliquait lrsquoeacutetat actuel des choses La publiciteacute donneacutee par Eacutetienne agrave sontriomphe le jour de la premiegravere repreacutesentation avait assez mis agrave nu auxyeux du magistrat les intentions du journaliste Pour Eacutetienne madame deLa Baudraye eacutetait selon une expression anglaise une assez belle plume agrave

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son bonnet Loin de goucircter les charmes drsquoun amour mysteacuterieux et timidede cacher agrave toute la terre un si grand bonheur il eacuteprouvait une jouissancede parvenu agrave se parer de la premiegravere femme comme il faut qui lrsquohonoraitde son amour Neacuteanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupedes soins que tout homme prodigue agrave une femme dans la situation ougrave setrouvait madame de La Baudraye et que Lousteau rendait charmants pardes cacirclineries particuliegraveres aux hommes dont les maniegraveres sont native-ment agreacuteables Il y a des hommes en effet qui naissent un peu singeschez qui lrsquoimitation des plus charmantes choses du sentiment est si na-turelle que le comeacutedien ne se sent plus et les dispositions naturelles duSancerrois avaient eacuteteacute tregraves-deacuteveloppeacutees sur le theacuteacirctre ougrave jusqursquoalors ilavait veacutecu

Entre le mois drsquoavril et le mois de juillet moment ougrave Dinah devaitaccoucher elle devina pourquoi Lousteau nrsquoavait pas vaincu la misegravere  ileacutetait paresseux et manquait de volonteacute Certainement le cerveau nrsquoobeacuteitqursquoagrave ses propres lois  il ne reconnaicirct ni les neacutecessiteacutes de la vie ni lescommandements de lrsquohonneur On ne produit pas une belle œuvre parceqursquoune femme expire ou pour payer des dettes deacuteshonorantes ou pournourrir des enfants Neacuteanmoins il nrsquoexiste pas de grand talent sans unegrande volonteacute Ces deux forces jumelles sont neacutecessaires agrave la construc-tion de lrsquoimmense eacutedifice drsquoune gloire Les hommes drsquoeacutelite maintiennentleur cerveau dans les conditions de la production comme jadis un preuxavait ses armes toujours en eacutetat Ils domptent la paresse ils se refusent auxplaisirs eacutenervants ou nrsquoy cegravedent qursquoavec une mesure indiqueacutee par lrsquoeacuteten-due de leurs faculteacutes  ainsi srsquoexpliquent Scribe Rossini Walter Scott Cu-vier Voltaire Newton Buffon Bayle Bossuet Leibnitz Lope de VeacutegaCalderon Boccace lrsquoAretin Aristote enfin tous les gens qui divertissentreacutegentent ou conduisent leur eacutepoque La volonteacute peut et doit ecirctre un sujetdrsquoorgueil bien plus que le talent Si le talent a son germe dans une preacutedis-position cultiveacutee le vouloir est une conquecircte faite agrave tout moment sur lesinstincts sur les goucircts dompteacutes refouleacutes sur les fantaisies et les entravesvaincues sur les difficulteacutes de tout genre heacuteroiumlquement surmonteacutees

Lrsquoabus du cigare entretenait la paresse de Lousteau Si le tabac endortle chagrin il engourdit infailliblement lrsquoeacutenergie Tout ce que le cigare eacutetei-gnait au physique la Critique lrsquoannihilait aumoral chez ce garccedilon si facile

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au plaisir La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre agravelrsquoavocat A ce meacutetier lrsquoesprit se fausse lrsquointelligence perd sa luciditeacute recti-ligne LrsquoEacutecrivain nrsquoexiste que par des partis pris Aussi doit-on distinguerdeux Critiques demecircme que dans la peinture on reconnaicirct lrsquoArt et leMeacute-tier Critiquer agrave la maniegravere de la plupart des feuilletonistes actuels crsquoestexprimer des jugements tels quels drsquoune faccedilon plus ou moins spirituellecomme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires Lesjournalistes bons enfants trouvent toujours un thegraveme agrave deacutevelopper danslrsquoœuvre qursquoils analysent Ainsi fait ce meacutetier convient aux esprits pa-resseux aux gens deacutepourvus de la faculteacute sublime drsquoimaginer ou qui laposseacutedant nrsquoont pas le courage de la cultiver Toute piegravece de theacuteacirctre toutlivre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coucircte aucun effort agrave leurimagination et dont le compte-rendu srsquoeacutecrit ou moqueur ou seacuterieux augreacute des passions du moment Quant au jugement quel qursquoil soit il esttoujours justifiable avec lrsquoesprit franccedilais qui se precircte admirablement auPour et au Contre La conscience est si peu consulteacutee ces bravi tiennentsi peu agrave leur avis qursquoils vantent dans un foyer de theacuteacirctre lrsquoœuvre qursquoilsdeacutechirent dans leurs articles On en a vu passant au besoin drsquoun journalagrave un autre sans prendre la peine drsquoobjecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent ecirctre diameacutetralement opposeacutees agrave celles de lrsquoancien Bienplus madame de La Baudraye souriait en voyant faire agrave Lousteau un ar-ticle dans le sens leacutegitimiste et un article dans le sens dynastique sur unmecircme eacuteveacutenement Elle applaudissait agrave cette maxime dite par lui  ― Noussommes les Avoueacutes de lrsquoopinion publique hellip Lrsquoautre Critique est touteune science elle exige une compreacutehension complegravete des œuvres une vuelucide sur les tendances drsquoune eacutepoque lrsquoadoption drsquoun systegraveme une foidans certains principes  crsquoest-agrave-dire une jurisprudence un rapport unarrecirct Ce critique devient alors le magistrat des ideacutees le censeur de sontemps il exerce un sacerdoce  tandis que lrsquoautre est un acrobate qui faitdes tours pour gagner sa vie tant qursquoil a des jambes Entre Claude Vignonet Lousteau se trouvait la distance qui seacutepare le Meacutetier de lrsquoArt

Dinah dont lrsquoesprit se deacuterouilla promptement et dont lrsquointelligenceavait de la porteacutee eut bientocirct jugeacute litteacuterairement son idole Elle vit Lous-teau travaillant au dernier moment sous les exigences les plus deacuteshono-rantes et lacircchant comme disent les peintres drsquoune œuvre ougrave manque le

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faire  mais elle le justifiait en se disant  ― Crsquoest un poegravete  tant elle avaitbesoin de se justifier agrave ses propres yeux En devinant ce secret de la vielitteacuteraire de bien des gens elle devina que la plume de Lousteau ne seraitjamais une ressource Lrsquoamour lui fit alors entreprendre des deacutemarchesauxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-mecircme Elle entamapar sa megravere des neacutegociations avec son mari pour en obtenir une pensionmais agrave lrsquoinsu de Lousteau dont la deacutelicatesse devait dans ses ideacutees ecirctremeacutenageacutee

Quelques jours avant la fin de juillet Dinah froissa de colegravere la lettreougrave sa megravere lui rapportait la reacuteponse deacutefinitive du petit La Baudraye

laquo Madame de La Baudraye nrsquoa pas besoin de pension agrave Paris quandelle a la plus belle existence du monde agrave son chacircteau drsquoAnzy  qursquoelle yvienne  raquo

Lousteau ramassa la lettre et la lut― Je nous vengerai dit-il agrave madame de La Baudraye de ce ton sinistre

qui plaicirct tant aux femmes quand on caresse leurs antipathiesCinq jours apregraves Bianchon et Duriau le ceacutelegravebre accoucheur eacutetaient

eacutetablis chez Lousteau qui depuis la reacuteponse du petit La Baudraye eacuteta-lait son bonheur et faisait du faste agrave propos de lrsquoaccouchement de DinahMonsieur de Clagny et madame Pieacutedefer arriveacutee en hacircte eacutetaient les par-rain etmarraine de lrsquoenfant attendu car le preacutevoyantmagistrat craignit devoir commettre quelque faute grave agrave Lousteau Madame de La Baudrayeeut un garccedilon agrave faire envie aux reines qui veulent un heacuteritier preacutesomptifBianchon accompagneacute de monsieur de Clagny alla faire inscrire cet en-fant agrave la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye agravelrsquoinsu drsquoEacutetienne qui de son cocircteacute courait agrave une imprimerie faire composerce billet 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur Eacutetienne Lousteau a le plaisir de vous en faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Un premier envoi de soixante billets avait eacuteteacute fait par Lousteau quandmonsieur de Clagny qui venait savoir des nouvelles de lrsquoaccoucheacutee aper-ccedilut la liste des personnes de Sancerre agrave qui Lousteau se proposait drsquoen-

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voyer ce curieux billet de faire part eacutecrite au-dessous des soixante Pari-siens qui lrsquoallaient recevoir Le Substitut saisit la liste et le reste des billetsil les montra drsquoabord agrave madame Pieacutedefer en lui disant de ne pas souffrirque Lousteau recommenccedilacirct cette infacircme plaisanterie et il se jeta dans uncabriolet Le deacutevoueacute magistrat commanda chez le mecircme imprimeur unautre billet ainsi conccedilu 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur le baronMelchior de La Baudraye a lrsquohonneur de vousen faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Apregraves avoir fait deacutetruire eacutepreuves composition tout ce qui pouvaitattester lrsquoexistence du premier billet monsieur de Clagny se mit en coursepour intercepter les billets partis  il en substitua beaucoup chez les por-tiers il obtint la restitution drsquoune trentaine  enfin apregraves trois jours decourses il nrsquoexistait plus qursquoun seul billet de faire part celui de NathanLe Substitut eacutetait revenu cinq fois chez cet homme ceacutelegravebre sans pouvoirle rencontrer Quand apregraves avoir demandeacute un rendez-vous monsieur deClagny fut reccedilu lrsquoanecdote du billet de faire part avait couru dans Pa-ris  les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies espegravece deplaie agrave laquelle sont sujettes toutes les reacuteputations mecircme les eacutepheacutemegraveres les autres affirmaient avoir lu le billet et lrsquoavoir rendu agrave un ami de lafamille La Baudraye  beaucoup de gens deacuteblateacuteraient contre lrsquoimmoraliteacutedes journalistes en sorte que le dernier billet existant eacutetait devenu commeune curiositeacute Florine avec qui Nathan vivait lrsquoavait montreacute timbreacute de laposte affranchi par la poste et portant lrsquoadresse eacutecrite par Eacutetienne Aussiquand le Substitut eut parleacute du billet de faire part Nathan se mit-il agrave sou-rire

― Vous rendre ce monument drsquoeacutetourderie et drsquoenfantillage  srsquoeacutecria-t-il Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver unathlegravete dans le cirque Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur debon goucirct de digniteacute qursquoil ne connaicirct ni le monde ni la morale publiqueqursquoil srsquoinsulte lui-mecircme quand il ne sait plus qui insulterhellip Il nrsquoy a quele fils drsquoun bourgeois venu de Sancerre pour ecirctre un poegravete et qui devient

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le bravo de la premiegravere Revue venue qui puisse envoyer un pareil billetde faire part  Convenez-en  ceci monsieur est une piegravece neacutecessaire auxarchives de notre eacutepoquehellip Aujourdrsquohui Lousteau me caresse demain ilpourra demander ma tecirctehellipAh  pardon de cette plaisanterie je ne pensaispas que vous ecirctes Substitut Jrsquoai eu dans le cœur une passion pour unegrande dame et aussi supeacuterieure agrave madame de La Baudraye que votredeacutelicatesse agrave vous monsieur est au-dessus de la gaminerie de Lousteau mais je serais mort avant drsquoavoir prononceacute son nomhellipQuelques mois deses gentillesses et de minauderies mrsquoont coucircteacute cent mille francs et monavenir  mais je ne les trouve pas trop chegraverement payeacutes  Et je ne me suisjamais plaint hellipQue les femmes trahissent le secret de leur passion crsquoestleur derniegravere offrande agrave lrsquoamour  mais que ce soit noushellip il faut ecirctre bienLousteau pour ccedila  Non pour mille eacutecus je ne donnerais pas ce papier

― Monsieur dit enfin lemagistrat apregraves une lutte oratoire drsquoune demi-heure jrsquoai vu agrave ce sujet quinze ou seize litteacuterateurs et vous seriez le seulinaccessible agrave des sentiments drsquohonneur hellip Il ne srsquoagit pas ici drsquoEacutetienneLousteau mais drsquoune femme et drsquoun enfant qui lrsquoun et lrsquoautre ignorent letort qursquoon leur fait dans leur fortune dans leur avenir dans leur honneurQui sait monsieur si vous ne serez pas obligeacute de demander agrave la justicequelque bienveillance pour un ami pour une personne agrave lrsquohonneur delaquelle vous tiendrez plus qursquoau vocirctre  la justice pourra se souvenir quevous avez eacuteteacute impitoyablehellip Un homme comme vous peut-il heacutesiter  ditle magistrat

― Jrsquoai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice  reacuteponditalors Nathan qui livra le billet en pensant agrave la position du magistrat etacceptant cette espegravece de marcheacute

Quand la sottise du journaliste eut eacuteteacute reacutepareacutee monsieur de Clagnyvint lui faire une semonce en preacutesence demadame Pieacutedefer  mais il trouvaLousteau tregraves-irriteacute de ces deacutemarches

― Ce que je faisais monsieur reacutepondit Eacutetienne eacutetait fait avec inten-tion Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes et refuseune pension agrave sa femme  je voulais lui faire sentir que jrsquoeacutetais le maicirctre decet enfant

― Eh  monsieur je vous ai bien devineacute reacutepondit le magistrat Aussime suis-je empresseacute drsquoaccepter le parrainage du petit Melchior il est ins-

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crit agrave lrsquoEacutetat-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudrayeet si vous avez des entrailles de pegravere vous devez ecirctre joyeux de savoircet enfant heacuteritier drsquoun des plus beaux majorats de France

― Eh  monsieur la megravere doit-elle mourir de faim ― Soyez tranquille monsieur dit amegraverement le magistrat qui avait

fait sortir du cœur de Lousteau lrsquoexpression du sentiment dont la preuveeacutetait depuis si long-temps attendue je me charge de cette neacutegociationavec monsieur de La Baudraye

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur  Dinah son idoleeacutetait aimeacutee par inteacuterecirct  Nrsquoouvrirait-elle pas les yeux trop tard  ― Pauvrefemme  se disait le magistrat en srsquoen allant

Rendons-lui cette justice car agrave qui la rendrait-on si ce nrsquoest agrave un Sub-stitut  il aimait trop sincegraverement Dinah pour voir dans lrsquoavilissement decette femme un moyen drsquoen triompher un jour il eacutetait tout compassiontout deacutevouement  il aimait

Les soins exigeacutes pour la nourriture de lrsquoenfant les cris de lrsquoenfant lerepos neacutecessaire agrave la megravere pendant les premiers jours la preacutesence de ma-dame Pieacutedefer tout conspirait si bien contre les travaux litteacuteraires queLousteau srsquoinstalla dans les trois chambres loueacutees au premier eacutetage pourla vieille deacutevote Le journaliste obligeacute drsquoaller aux premiegraveres repreacutesenta-tions sans Dinah et seacutepareacute drsquoelle la plupart du temps trouva je ne saisquel attrait dans lrsquoexercice de sa liberteacute Plus drsquoune fois il se laissa prendresous le bras et entraicircner dans une joyeuse partie Plus drsquoune fois il se re-trouva chez la lorette drsquoun ami dans le milieu de la Bohecircme Il revoyait desfemmes drsquoune jeunesse eacuteclatante mises splendidement et agrave qui lrsquoeacutecono-mie apparaissait comme une neacutegation de leur jeunesse et de leur pouvoirDinah malgreacute la beauteacute merveilleuse qursquoelle montra degraves son troisiegravememois de nourriture ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitocirct faneacutees mais si belles pendant le moment ougrave elles vivent les piedsdans lrsquoopulence Neacuteanmoins la vie de meacutenage eut de grands attraits pourEacutetienne En trois mois la megravere et la fille aideacutees par la cuisiniegravere venue deSancerre et par la petite Pameacutela donnegraverent agrave lrsquoappartement un aspect toutnouveau Le journaliste y trouva son deacutejeuner son dicircner servis avec unesorte de luxe Dinah belle et bien mise avait soin de preacutevenir les goucirctsde son cher Eacutetienne qui se sentit le roi du logis ougrave tout jusqursquoagrave lrsquoenfant

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fut subordonneacute pour ainsi dire agrave son eacutegoiumlsme La tendresse de Dinaheacuteclatait dans les plus petites choses il fut donc impossible agrave Lousteaude ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinteCependant Dinah preacutevit dans la vie exteacuterieure ougrave Lousteau se laissait en-gager une cause de ruine et pour son amour et pour le meacutenage Apregraves dixmois de nourriture elle sevra son fils remit sa megravere dans lrsquoappartementdrsquoEacutetienne et reacutetablit cette intimiteacute qui lie indissolublement un homme agraveune femme quand une femme est aimante et spirituelle Un des traits lesplus saillants de la Nouvelle due agrave Benjamin Constant et lrsquoune des ex-plications de lrsquoabandon drsquoElleacutenore est ce deacutefaut drsquointimiteacute journaliegravere ounocturne si vous voulez entre elle et Adolphe Chacun des deux amantsa son chez soi lrsquoun et lrsquoautre ont obeacutei au monde ils ont gardeacute les appa-rences Elleacutenore peacuteriodiquement quitteacutee est obligeacutee agrave drsquoeacutenormes travauxde tendresse pour chasser les penseacutees de liberteacute qui saisissent Adolpheau dehors Le perpeacutetuel eacutechange des regards et des penseacutees dans la vie encommun donne de telles armes aux femmes que pour les abandonner unhomme doit objecter des raisons majeures qursquoelles ne fournissent jamaistant qursquoelles aiment

Ce fut tout une nouvelle peacuteriode et pour Eacutetienne et pour Dinah Dinahvoulut ecirctre neacutecessaire elle voulut rendre de lrsquoeacutenergie agrave cet homme dont lafaiblesse lui souriait elle y voyait des garanties Elle lui trouva des sujetselle lui en dessina les canevas  et au besoin elle lui eacutecrivit des chapitresentiers Elle rajeunit les veines de ce talent agrave lrsquoagonie par un sang fraiselle lui donna ses ideacutees ses jugements  enfin elle fit deux livres qui eurentdu succegraves Plus drsquoune fois elle sauva lrsquoamour-propre drsquoEacutetienne au deacuteses-poir de se sentir sans ideacutees en lui dictant lui corrigeant ou lui finissantses feuilletons Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardeacute madame Pieacutedefer nrsquoen sut rien Ce galvanisme moral fut reacutecompenseacute parun surcroicirct de recettes qui permit au meacutenage de bien vivre jusqursquoagrave la finde lrsquoanneacutee 1838 Lousteau srsquohabituait agrave voir sa besogne faite par Dinahet il la payait comme dit le peuple dans son langage eacutenergique en mon-naie de singe Ces deacutepenses du deacutevouement deviennent un treacutesor auquelles acircmes geacuteneacutereuses srsquoattachent Il y eut un moment ougrave Lousteau coucirctaittrop agrave Dinah pour qursquoelle pucirct jamais renoncer agrave lui Mais elle eut une se-conde grossesse Lrsquoanneacutee fut terrible agrave passer Malgreacute les soins des deux

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femmes Lousteau contracta des dettes  il exceacuteda ses forces pour les payerpar son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva heacuteroiumlque tantelle le connaissait bien  Apregraves cet effort eacutepouvanteacute drsquoavoir deux femmesdeux enfants deux domestiques il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille quand lui seul nrsquoavait pu vivreIl laissa donc les choses aller agrave lrsquoaventure Ce feacuteroce calculateur outrala comeacutedie de lrsquoamour chez lui pour avoir au dehors plus de liberteacute Lafiegravere Dinah soutint le fardeau de cette existence agrave elle seule Cette pen-seacutee  il mrsquoaime  lui donna des forces surhumaines Elle travailla commetravaillent les plus vigoureux talents de cette eacutepoque Au risque de perdresa fraicirccheur et sa santeacute Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot Maisen se sacrifiant elle-mecircme elle commit la faute sublime de sacrifier satoilette  elle fit reteindre ses robes elle ne porta plus que du noir

― Elle pua le noir comme disait Malaga qui se moquait beaucoup deLousteau

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1839 Eacutetienne agrave lrsquoinstar de Louis XV en eacutetaitarriveacute par drsquoinsensibles capitulations de conscience agrave eacutetablir une distinc-tion entre sa bourse et celle de son meacutenage comme Louis XV distinguaitentre son treacutesor secret et sa cassette Le miseacuterable trompa Dinah sur lemontant des recettes En srsquoapercevant de ces lacirccheteacutes madame de La Bau-draye eut drsquoatroces souffrances de jalousie Elle voulut mener de front lavie dumonde et la vie litteacuteraire elle accompagna le journaliste agrave toutes lespremiegraveres repreacutesentations et surprit chez lui des mouvements drsquoamour-propre offenseacute Le noir de la toilette deacuteteignait sur lui rembrunissait saphysionomie et le rendait parfois brutal Jouant dans son meacutenage le rocirclede la femme il en eut les feacuteroces exigences  il reprochait agrave Dinah le peu defraicirccheur de sa mise tout en profitant de ce sacrifice qui coucircte tant agrave unemaicirctresse  absolument comme une femme qui apregraves vous avoir ordonneacutede passer par un eacutegout pour lui sauver lrsquohonneur vous dit  Je nrsquoaime pasla boue  quand vous en sortez

Dinah ramassa les guides jusqursquoalors assez flottantes de la dominationque toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonteacute  maisagrave cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral  les soupccedilonsqursquoelle laissa voir attirent aux femmes des querelles ougrave le manque de res-

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pect commence parce qursquoelles descendent elles-mecircmes de la hauteur agravelaquelle elles se sont primitivement placeacutees Puis elle fit des concessionsAinsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis Nathan Bixiou Blon-det Finot dont les maniegraveres les discours le contact eacutetaient deacutepravantsOn essaya de persuader agrave madame de La Baudraye que ses principes sesreacutepugnances eacutetaient un reste de pruderie provinciale Enfin on lui precircchale code de la supeacuterioriteacute feacuteminine Bientocirct sa jalousie donna des armescontre elle Au carnaval de 1840 elle se deacuteguisait allait au bal de lrsquoopeacuterafaisait quelques soupers afin de suivre Eacutetienne dans tous ses amusements

Le jour de la Mi-Carecircme ou plutocirct le lendemain agrave huit heures dumatin Dinah deacuteguiseacutee arrivait du bal pour se coucher Elle eacutetait alleacutee eacutepierLousteau qui la croyant malade avait disposeacute de sa mi-carecircme en faveurde Fanny Beaupreacute Le journaliste preacutevenu par un ami srsquoeacutetait comporteacutede maniegravere agrave tromper la pauvre femme qui ne demandait pas mieux quedrsquoecirctre trompeacutee En descendant de sa citadine Dinah rencontra monsieurde La Baudraye agrave qui le portier la deacutesigna Le petit vieillard dit froidementagrave sa femme en la prenant par le bras  ― Est-ce vous madame hellip

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait sipetite et surtout ce mot glaccedila presque le cœur agrave cette pauvre creacuteaturesurprise en deacutebardeur Pour mieux eacutechapper agrave lrsquoattention drsquoEacutetienne elleavait pris le deacuteguisement sous lequel il ne la chercherait point Elle pro-fita de ce qursquoelle eacutetait encore masqueacutee pour se sauver sans reacutepondre allase deacuteshabiller et monta chez sa megravere ougrave lrsquoattendait monsieur de La Bau-draye Malgreacute son air digne elle rougit en preacutesence du petit vieillard

― Que voulez-vous de moi monsieur  dit-elle Ne sommes-nous pasagrave jamais seacutepareacutes hellip

― De fait oui reacutepondit monsieur de La Baudraye  mais leacutegalementnonhellip

Madame Pieacutedefer faisait des signes agrave sa fille que Dinah finit par aper-cevoir

― Il nrsquoy a que vos inteacuterecircts qui puissent vous amener ici dit-elle avecamertume

― Nos inteacuterecircts reacutepondit froidement le petit homme car nous avonsdes enfantshellip Votre oncle Silas Pieacutedefer est mort agrave New-York ougrave apregravesavoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays il a fini par laisser

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quelque chose comme sept agrave huit cent mille francs on dit douze cent millefrancs  mais il srsquoagit de reacutealiser des marchandiseshellip Je suis le chef de lacommunauteacute jrsquoexerce vos droits

― Oh  srsquoeacutecria Dinah en tout ce qui concerne les affaires je nrsquoai deconfiance qursquoen monsieur de Clagny  il connaicirct les lois entendez-vousavec lui  ce qui sera fait par lui sera bien fait

― Je nrsquoai pas besoin de monsieur de Clagny dit monsieur de La Bau-draye pour vous retirer mes enfantshellip

― Vos enfants  srsquoeacutecria Dinah vos enfants agrave qui vous nrsquoavez pas en-voyeacute une obole  vos enfants hellip

Elle nrsquoajouta rien qursquoun immense eacuteclat de rire  mais lrsquoimpassibiliteacute dupetit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion

― Madame votre megravere vient de me les montrer ils sont charmants jene veux pas me seacuteparer drsquoeux et je les emmegravene agrave notre chacircteau drsquoAnzydit monsieur de La Baudraye quand ce ne serait que pour leur eacuteviter devoir leur megravere deacuteguiseacutee comme se deacuteguisent leshellip

― Assez  dit impeacuterieusement madame de La Baudraye Que vouliez-vous de moi en venant ici hellip

― Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle SilashellipDinah prit une plume eacutecrivit deux mots agrave monsieur de Clagny et dit agrave

son mari de revenir le soir A cinq heures lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral monsieur deClagny avait eu de lrsquoavancement eacuteclaira madame de la Baudraye sur saposition  mais il se chargea de la reacutegulariser en faisant un compromis avecle petit vieillard que lrsquoavarice avait ameneacute Monsieur de La Baudrayeagrave qui la procuration de sa femme eacutetait neacutecessaire pour agir agrave sa guiselrsquoacheta par les concessions suivantes  il srsquoengagea drsquoabord agrave faire agrave safemme une pension de dixmille francs tant qursquoil lui conviendrait fut-il ditdans lrsquoacte de vivre agrave Paris  mais agrave mesure que les enfants atteindraientagrave lrsquoacircge de six ans ils seraient remis agrave monsieur de La Baudraye Enfin lemagistrat obtint le paiement preacutealable drsquoune anneacutee de la pension Le petitLa Baudraye vint dire adieu galamment agrave sa femme et agrave ses enfants il semontra vecirctu drsquoun petit paletot blanc en caoutchouc Il eacutetait si ferme surses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836 que Dinah deacutesespeacuteradrsquoenterrer jamais ce terrible nain

Du jardin ougrave il fumait un cigare le journaliste vit monsieur de La

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La muse du deacutepartement Chapitre

Baudraye pendant le temps que cet insecte mit agrave traverser la cour  maisce fut assez pour Lousteau  il lui parut eacutevident que le petit homme avaitvoulu deacutetruire toutes les espeacuterances que sa mort pouvait inspirer agrave safemme Cette scegravene si rapide changea beaucoup les dispositions de soncœur et de son esprit En fumant un second cigare il se mit agrave reacutefleacutechir agravesa position La vie en commun qursquoil menait avec la baronne de La Bau-draye lui avait jusqursquoagrave preacutesent coucircteacute tout autant drsquoargent qursquoagrave elle Pourse servir drsquoune expression commerciale les comptes se balanccedilaient agrave larigueur Eu eacutegard agrave son peu de fortune agrave la peine avec laquelle il gagnaitson argent Lousteau se regardait moralement comme le creacuteancier Assu-reacutement lrsquoheure eacutetait favorable pour quitter cette femme Fatigueacute de jouerdepuis environ trois ans une comeacutedie qui ne devient jamais une habitudeil deacuteguisait perpeacutetuellement son ennui Ce garccedilon habitueacute agrave ne rien dissi-muler srsquoimposait au logis un sourire semblable agrave celui du deacutebiteur devantson creacuteancier Cette obligation lui devenait de jour en jour plus peacutenibleJusqursquoalors lrsquointeacuterecirct immense que preacutesentait lrsquoavenir lui avait donneacute desforces mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pourles Eacutetats-Unis que srsquoil srsquoagissait drsquoaller agrave Rouen par les bateaux agrave vapeuril ne crut plus agrave lrsquoavenir Il rentra du jardin dans le salon eacuteleacutegant ougrave Dinahvenait de recevoir les adieux de son mari

― Eacutetienne dit madame de La Baudraye sais-tu ce que mon seigneuret maicirctre vient de me proposer  Dans le cas ougrave il me plairait drsquohabiterAnzy pendant son absence il a donneacute ses ordres et il espegravere que les bonsconseils de ma megravere me deacutecideront agrave y revenir avec mes enfantshellip

― Le conseil est excellent reacutepondit segravechement Lousteau qui connais-sait assez Dinah pour savoir la reacuteponse passionneacutee qursquoelle mendiaitdrsquoailleurs par un regard

Ce ton lrsquoaccent le regard indiffeacuterent tout frappa si durement cettefemme qui vivait uniquement par son amour qursquoelle laissa couler de sesyeux le long de ses joues deux grosses larmes sans reacutepondre et Lousteaune srsquoen aperccedilut qursquoau moment ougrave elle prit son mouchoir pour essuyer cesdeux perles de douleur

― Qursquoas-tu Didine  reprit-il atteint au cœur par cette vivaciteacute de sen-sitive

― Au moment ougrave je mrsquoapplaudissais drsquoavoir conquis agrave jamais notre

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liberteacute dit-elle mdash au prix de ma fortune  mdash en vendant mdash ce qursquoune megraverea de plus preacutecieux mdash ses enfants hellip mdash car il me les prend agrave lrsquoacircge de six ansmdash et pour les voir il faudra retourner agrave Sancerre  mdash un supplice  mdash ah mon Dieu  qursquoai-je fait 

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en luiprodiguant ses plus caressantes chatteries

― Tu ne me comprends pas dit-il Je me juge et ne vaux pas tous cessacrifices mon cher ange Je suis litteacuterairement parlant un homme tregraves-secondaire Le jour ougrave je ne pourrai plus faire la parade au bas drsquoun jour-nal les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront lagrave comme unevieille pantoufle qursquoon jette au coin de la borne Penses-y  nous autresdanseurs de corde nous nrsquoavons pas de pension de retraite  Il se trouve-rait trop de gens de talent agrave pensionner si lrsquoEacutetat entrait dans cette voie debienfaisance  Jrsquoai quarante-deux ans je suis devenu paresseux commeune marmotte Je le sens  mon amour (il lui baisa bien tendrement lamain) ne peut que te devenir funeste Jrsquoai veacutecu tu le sais agrave vingt-deux ansavec Florine  mais ce qui srsquoexcuse au jeune acircge ce qui semble alors jolicharmant est deacuteshonorant agrave quarante ans Jusqursquoagrave preacutesent nous avonspartageacute le fardeau de notre existence elle nrsquoest pas belle depuis dix-huitmois Par deacutevouement pour moi tu vas mise tout en noir ce qui ne mefait pas honneurhellip

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements drsquoeacutepaule qui valent tousles discours du monde

― Oui dit Eacutetienne en continuant je le sais tu sacrifies tout agrave mesgoucircts mecircme ta beauteacute Et moi le cœur useacute dans les luttes lrsquoacircme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir je ne reacutecompense pas ton suaveamour par un amour eacutegal Nous avons eacuteteacute tregraves-heureux sans nuagespendant long-tempshellip Eh  bien je ne veux pas voir mal finir un si beaupoegraveme ai-je tort hellip

Madame de La Baudraye aimait tant Eacutetienne que cette sagesse dignede monsieur de Clagny lui fit plaisir et seacutecha ses larmes

― Il mrsquoaime donc pour moi  se dit-elle en le regardant avec un souriredans les yeux

Apregraves ces quatre anneacutees drsquointimiteacute lrsquoamour de cette femme avait finipar reacuteunir toutes les nuances deacutecouvertes par notre esprit drsquoanalyse et que

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la socieacuteteacute moderne a creacuteeacutees un des hommes les plus remarquables de cetemps dont la perte reacutecente afflige encore les lettres Beyle (Stendalh) lesa le premier parfaitement caracteacuteriseacutees Lousteau produisait sur Dinahcette vive commotion explicable par le magneacutetisme qui met en deacutesarroiles forces de lrsquoacircme de lrsquoesprit et du corps qui deacutetruit tout principe dereacutesistance chez les femmes Un regard de Lousteau samain poseacutee sur cellede Dinah la rendaient tout obeacuteissance Une parole douce un sourire decet homme fleurissaient lrsquoacircme de cette pauvre femme eacutemue ou attristeacuteepar la caresse ou par la froideur de ses yeux Lorsqursquoelle lui donnait lebras en marchant agrave son pas dans la rue ou sur le boulevard elle eacutetait sibien fondue en lui qursquoelle perdait la conscience de sonmoi Charmeacutee parlrsquoesprit magneacutetiseacutee par les maniegraveres de ce garccedilon elle ne voyait que deleacutegers deacutefauts dans ses vices Elle aimait les bouffeacutees de cigare que le ventlui apportait du jardin dans la chambre elle allait les respirer elle nrsquoenfaisait pas une grimace elle se cachait pour en jouir Elle haiumlssait le libraireou le directeur de journal qui refusait agrave Lousteau de lrsquoargent en objectantlrsquoeacutenormiteacute des avances deacutejagrave faites Elle allait jusqursquoagrave comprendre que ceboheacutemien eacutecrivicirct une Nouvelle dont le prix eacutetait agrave recevoir au lieu dela donner en paiement de lrsquoargent reccedilu Tel est sans doute le veacuteritableamour il comprend toutes les maniegraveres drsquoaimer  amour de cœur amourde tecircte amour-passion amour-caprice amour-goucirct selon les deacutefinitionsde Beyle Didine aimait tant qursquoen certains moments ougrave son sens critiquesi juste si continuellement exerceacute depuis son seacutejour agrave Paris lui faisait voirclair dans lrsquoacircme de Lousteau la sensation lrsquoemportait sur la raison et luisuggeacuterait des excuses

― Et moi lui reacutepondit-elle que suis-je  une femme qui srsquoest mise endehors dumondeQuand je manque agrave lrsquohonneur des femmes pourquoi neme sacrifierais-tu pas un peu de lrsquohonneur des hommes  Est-ce que nousne vivons pas en dehors des conventions sociales  Pourquoi ne pas ac-cepter de moi ce que Nathan accepte de Florine  nous compterons quandnous nous quitterons ethellip tu sais  la mort seule nous seacuteparera Ton hon-neur Eacutetienne crsquoest ma feacuteliciteacute  comme le mien est ma constance et tonbonheur Si je ne te rends pas heureux tout est dit Si je te donne unepeine condamne-moi Nos dettes sont payeacutees nous avons dixmille francsde rentes et nous gagnerons bien agrave nous deux huit mille francs par anhellip

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Je ferai du theacuteacirctre  Avec quinze cents francs par mois ne serons-nouspas aussi riches que les Rostchild  Sois tranquille Maintenant jrsquoaurai destoilettes deacutelicieuses je te donnerai tous les jours des plaisirs de vaniteacutecomme le jour de la premiegravere repreacutesentation de Nathanhellip

― Et ta megravere qui va tous les jours agrave la messe qui veut trsquoamener unprecirctre et te faire renoncer agrave ton genre de vie

― Chacun son vice Tu fumes elle me precircche pauvre femme  Maiselle a soin des enfants elle les megravene promener elle est drsquoun deacutevouementabsolu elle mrsquoidolacirctre  veux-tu lrsquoempecirccher de pleurer hellip

― Que dira-t-on de moi hellip― Mais nous ne vivons pas pour le monde  srsquoeacutecria-t-elle en relevant

Eacutetienne et le faisant asseoir preacutes drsquoelle Drsquoailleurs nous serons un jourmarieacuteshellip nous avons pour nous les chances de merhellip

― Je nrsquoy pensais pas srsquoeacutecria naiumlvement Lousteau qui se dit en lui-mecircme  Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye

A compter de cette journeacutee Lousteau veacutecut luxueusement Dinahpouvait lutter aux premiegraveres repreacutesentations avec les femmes les mieuxmises de Paris Caresseacute par ce bonheur inteacuterieur Lousteau jouait avec sesamis par fatuiteacute le personnage drsquoun homme exceacutedeacute ennuyeacute ruineacute parmadame de La Baudraye

― Oh  combien jrsquoaimerais lrsquoami qui me deacutelivrerait de Dinah  Maispersonne nrsquoy reacuteussirait  disait-il elle mrsquoaime agrave se jeter par la fenecirctre si jele lui disais

Le drocircle se faisait plaindre il prenait des preacutecautions contre la jalousiede Dinah quand il acceptait une partie Enfin il commettait des infideacuteli-teacutes sans vergogne Quand monsieur de Clagny vraiment deacutesespeacutereacute devoir Dinah dans une situation si deacuteshonorante quand elle pouvait ecirctre siriche si haut placeacutee et au moment ougrave ses primitives ambitions allaientecirctre accomplies arriva lui dire  ― On vous trompe  Elle reacutepondit  ― Jele sais 

Le magistrat resta stupide Il retrouva la parole pour faire une obser-vation

― Mrsquoaimez-vous encore  lui demanda madame de La Baudraye enlrsquointerrompant au premier mot

― A me perdre pour voushellip srsquoeacutecria-t-il en se dressant sur ses pieds

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Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches il tremblacomme une feuille il sentit son larynx immobile ses cheveux freacutemirentdans leurs racines il crut au bonheur drsquoecirctre pris par son idole comme unvengeur et ce pis-aller le rendit presque fou de joie

― De quoi vous eacutetonnez-vous  lui dit-elle en le faisant rasseoir voilagravecomment je lrsquoaime

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem  Et il eut deslarmes dans les yeux lui qui venait de faire condamner un homme agravemort La satieacuteteacute de Lousteau cet horrible deacutenoucircment du concubinage srsquoeacutetaittrahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jeteacutesaux vitres du pavillon magique ougrave lrsquoon recircve quand on aime Ces grainsde sable qui deviennent des cailloux Dinah ne les avait vus que quandils avaient eu la grosseur drsquoune pierre Madame de La Baudraye avait finipar bien juger Lousteau

― Crsquoest disait-elle agrave sa megravere un poegravete sans aucune deacutefense contre lemalheur lacircche par paresse et non par deacutefaut de cœur un peu trop com-plaisant agrave la volupteacute  enfin crsquoest un chat qursquoon ne peut pas haiumlr Quedeviendrait-il sans moi  Jrsquoai empecirccheacute son mariage il nrsquoa plus drsquoavenirSon talent peacuterirait dans la misegravere

― Oh  ma Dinah  srsquoeacutecria madame Pieacutedefer dans quel enfer vis-tu hellipQuel est le sentiment qui te donnera les forces de persisterhellip

― Je serai sa megravere  avait-elle ditIl est des positions horribles ougrave lrsquoon ne prend de parti qursquoau moment

ougrave nos amis srsquoaperccediloivent de notre deacuteshonneur On transige avec soi-mecircme tant qursquoon eacutechappe agrave un censeur qui vient faire le Procureur duRoi Monsieur de Clagny maladroit comme un patito venait de se faire lebourreau de Dinah 

― Je serai pour conserver mon amour ce que madame de Pompadourfut pour garder le pouvoir se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd agrave porter et qursquoilallait ecirctre un travail au lieu drsquoecirctre un plaisir

Le nouveau rocircle adopteacute par Dinah eacutetait horriblement douloureuxmais Lousteau ne le rendit pas facile agrave jouer En sa qualiteacute de bon en-fant quand il voulait sortir apregraves dicircner il jouait de petites scegravenes drsquoami-tieacute ravissantes il disait agrave Dinah des mots vraiment pleins de tendresse il

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prenait son compagnon par la chaicircne et quand il lrsquoen avait meurtrie dansles meurtrissures royal ingrat disait  ― Trsquoai-je fait mal 

Ces menteuses caresses ces deacuteguisements eurent quelquefois dessuites deacuteshonorantes pour Dinah qui croyait agrave des retours de tendresseHeacutelas  la megravere ceacutedait avec une honteuse faciliteacute la place agrave Didine Elle sesentit comme un jouet entre les mains de cet homme et elle finit par sedire  ― Eh  bien je veux ecirctre son jouet  en y trouvant des plaisirs aigusdes jouissances de damneacute

Quand cette femme drsquoun esprit si viril se jeta par la penseacutee dans lasolitude elle sentit son courage deacutefaillir Elle preacutefeacutera les supplices preacutevusineacutevitables de cette intimiteacute feacuteroce agrave la privation de jouissances drsquoautantplus exquises qursquoelles naissaient au milieu de remords de luttes eacutepou-vantables avec elle-mecircme de non qui se changeaient en oui  Ce fut agravetout moment la goutte drsquoeau saumacirctre trouveacutee dans le deacutesert bue avecplus de deacutelices que le voyageur nrsquoen goucircte agrave savourer les meilleurs vins agravela table drsquoun prince Quand Dinah se disait agrave minuit  ― Rentrera-t-il nerentrera-t-il pas  elle ne renaissait qursquoau bruit connu des bottes drsquoEacutetienneelle reconnaissait sa maniegravere de sonner Souvent elle essayait des volup-teacutes comme drsquoun frein elle se plaisait agrave lutter avec ses rivales agrave ne leurrien laisser dans ce cœur rassasieacute Combien de fois joua-t-elle la trageacutediedu Dernier Jour drsquoun Condamneacute se disant  ― Demain nous nous quit-terons  Et combien de fois un mot un regard une caresse empreinte denaiumlveteacute la fit-elle retomber dans lrsquoamour  Ce fut souvent terrible  elletourna plus drsquoune fois autour du suicide en tournant autour de ce gazonparisien drsquoougrave srsquoeacutelevaient des fleurs pacircles hellip Elle nrsquoavait pas enfin eacutepuiseacutelrsquoimmense treacutesor de deacutevouement et drsquoamour que les femmes aimantes ontdans le cœur Adolphe eacutetait sa Bible elle lrsquoeacutetudiait  car par-dessus touteschoses elle ne voulait pas ecirctre Elleacutenore Elle eacutevita les larmes se gardade toutes les amertumes si savamment deacutecrites par le critique auquel ondoit lrsquoanalyse de cette œuvre poignante et dont la glose paraissait agrave Di-nah presque supeacuterieure au livre Aussi relisait-elle souvent le magnifiquearticle du seul critique qursquoait eu la Revue des Deux-Mondes et qui setrouve en tecircte de la nouvelle eacutedition drsquoAdolphe

― laquo Non se disait-elle en en reacutepeacutetant les fatales paroles non je nedonnerai pas agrave mes priegraveres la forme du commandement je ne mrsquoempres-

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serai pas aux larmes comme agrave une vengeance je ne jugerai pas les actionsque jrsquoapprouvais autrefois sans controcircle je nrsquoattacherai point un œil cu-rieux agrave ses pas  srsquoil srsquoeacutechappe au retour il ne trouvera pas une boucheimpeacuterieuse dont le baiser soit un ordre sans reacuteplique Non  mon silencene sera pas une plainte et ma parole ne sera pas une querelle  raquo Je ne se-rai pas vulgaire se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaunequi deacutejagrave lui avait valu ce mot de Lousteau  ― Tiens  tu lis Adolphe hellipNrsquoeusseacute-je qursquoun jour ougrave il reconnaicirctra ma valeur et ougrave il se dira  Jamaisla victime nrsquoa crieacute  ce serait assez  Drsquoailleurs les autres nrsquoauront que desmoments et moi jrsquoaurai toute sa vie 

En se croyant autoriseacute par la conduite de sa femme agrave la punir au tri-bunal domestique monsieur de La Baudraye eut la deacutelicatesse de la volerpour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze centshectares de brandes agrave laquelle depuis 1836 il consacrait ses revenus envivant comme un rat Il manipula si bien les valeurs laisseacutees par monsieurSilas Pieacutedefer qursquoil put reacuteduire la liquidation authentique agrave huit cent millefrancs tout en en rapportant douze cent mille Il nrsquoannonccedila point son re-tour agrave sa femme  mais pendant qursquoelle souffrait des maux inouiumls il bacirctis-sait des fermes il creusait des fosseacutes il plantait des arbres il se livrait agrave desdeacutefrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomesles plus distingueacutes du Berry Les quatre cent mille francs pris agrave sa femmepassegraverent en trois ans agrave cette opeacuteration et la terre drsquoAnzy dut dans untemps donneacute rapporter soixante-douze mille francs de rentes nets drsquoim-pocircts Quant aux huit cent mille francs il en fit emploi en quatre et demipour cent agrave quatre-vingts francs gracircce agrave la crise financiegravere due au Minis-tegravere dit du Premier Mars En procurant ainsi quarante-huit mille francs derentes agrave sa femme il se regarda comme quitte envers elle Ne pouvait-ilpas lui repreacutesenter les douze cent mille francs le jour ougrave le quatre et demideacutepasserait cent francs Son importance ne fut plus primeacutee agrave Sancerre quepar celle du plus riche proprieacutetaire foncier de France dont il se faisait lerival Il se voyait cent quarante mille francs de rente dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat Apregraves avoir calculeacute qursquoagrave partses revenus il payait dix mille francs drsquoimpocircts trois mille francs de fraisdix mille francs agrave sa femme et douze cents agrave sa belle-megravere il disait enpleine Socieacuteteacute Litteacuteraire  ― On preacutetend que je suis un avare que je ne deacute-

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pense rien ma deacutepense monte encore agrave vingt-six mille cinq cents francspar an Et je vais avoir agrave payer lrsquoeacuteducation de mes deux enfants  ccedila ne faitpeut-ecirctre pas plaisir aux Milaud de Nevers mais la seconde maison deLa Baudraye aura peut-ecirctre une aussi belle carriegravere que la premiegravere Jrsquoiraivraisemblablement agrave Paris solliciter du Roi des Franccedilais le titre de comte(monsieur Roy est comte) cela fera plaisir agrave ma femme drsquoecirctre appeleacuteemadame la comtesse

Cela fut dit drsquoun si beau sang-froid que personne nrsquoosa se moquer dece petit homme Le Preacutesident Boirouge seul lui reacutepondit  ― A votre placeje ne me croirais heureux que si jrsquoavais une fille

― Mais dit le baron jrsquoirai bientocirct agrave ParishellipAu commencement de lrsquoanneacutee 1841 madame La Baudraye en se sen-

tant toujours prise comme pis-aller en eacutetait revenue agrave srsquoimmoler au bien-ecirctre de Lousteau  elle avait repris les vecirctements noirs  mais elle arboraitcette fois un deuil car ses plaisirs se changeaient en remords Elle avaittrop souvent honte drsquoelle-mecircme pour ne pas sentir parfois la pesanteurde sa chaicircne et sa megravere la surprit en ces moments de reacuteflexion profondeougrave la vision de lrsquoavenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeurMadame Pieacutedefer conseilleacutee par son confesseur eacutepiait le moment de las-situde que ce precirctre lui preacutedisait devoir arriver et sa voix plaidait alorspour les enfants Elle se contentait de demander une seacuteparation de domi-cile sans exiger une seacuteparation de cœur

Dans la nature ces sortes de situations violentes ne se terminent pascomme dans les livres par la mort ou par des catastrophes habilement ar-rangeacutees  elles finissent beaucoup moins poeacutetiquement par le deacutegoucirct parla fleacutetrissure de toutes les fleurs de lrsquoacircme par la vulgariteacute des habitudesmais tregraves-souvent aussi par une autre passion qui deacutepouille une femme decet inteacuterecirct dont on les entoure traditionnellement Or quand le bon sensla loi des convenances sociales lrsquointeacuterecirct de famille tous les eacuteleacutements de ceqursquoon appelait la morale publique sous la Restauration en haine du motReligion catholique fut appuyeacute par le sentiment de blessures un peu tropvives  quand la lassitude du deacutevouement arriva presque agrave la deacutefaillanceet que dans cette situation un coup par trop violent une de ces lacirccheteacutesque les hommes ne laissent voir qursquoagrave des femmes dont ils se croient tou-jours maicirctres met le comble au deacutegoucirct au deacutesenchantement lrsquoheure est

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arriveacutee pour lrsquoami qui poursuit la gueacuterison Madame Pieacutedefer eut doncpeu de chose agrave faire pour deacutetacher la taie aux yeux de sa fille Elle en-voya chercher lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral Monsieur de Clagny acheva lrsquoœuvre enaffirmant agrave madame de La Baudraye que si elle renonccedilait agrave vivre avecEacutetienne son mari lui laisserait ses enfants lui permettrait drsquohabiter Pariset lui rendrait la disposition de ses propres

― Quelle existence  dit-il En usant de preacutecautions avec lrsquoaide de per-sonnes pieuses et charitables vous pourriez avoir un salon et reconqueacuterirune position Paris nrsquoest pas Sancerre 

Dinah srsquoen remit agravemonsieur de Clagny du soin de neacutegocier une reacutecon-ciliation avec le petit vieillard Monsieur de La Baudraye avait bien venduses vins il avait vendu des laines il avait abattu des reacuteserves et il eacutetaitvenu sans rien dire agrave sa femme agrave Paris y placer deux cent mille francs enachetant rue de lrsquoArcade un charmant hocirctel provenant de la liquidationdrsquoune grande fortune aristocratique compromise Membre du Conseil-Geacuteneacuteral de son deacutepartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions il se trouvait doublement dans les conditions exigeacutees parla nouvelle loi sur la pairie Quelque temps avant lrsquoeacutelection geacuteneacuterale de1842 il deacuteclara sa candidature au cas ougrave il ne serait pas fait pair de FranceIl demandait eacutegalement agrave ecirctre revecirctu du titre de comte et promu comman-deur de la Leacutegion-drsquoHonneur En matiegravere drsquoeacutelections tout ce qui pou-vait consolider les nominations dynastiques eacutetait juste  or dans le cas ougravemonsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement Sancerre deve-nait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine Monsieur de Clagnydont les talents et la modestie eacutetaient de plus en plus appreacutecieacutes appuyamonsieur de La Baudraye  il montra dans lrsquoeacuteleacutevation de ce courageuxagronome des garanties agrave donner aux inteacuterecircts mateacuteriels Monsieur de LaBaudraye une fois nommeacute comte pair de France et commandeur de laLeacutegion-drsquoHonneur eut la vaniteacute de se faire repreacutesenter par une femmeet par une maison bien tenue il voulait dit-il jouir de la vie Il pria safemme par une lettre que dicta lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral drsquohabiter son hocirctel dele meubler drsquoy deacuteployer ce goucirct dont tant de preuves le charmaient dit-ildans son chacircteau drsquoAnzy Le nouveau comte fit observer agrave sa femme quelrsquoeacuteducation de leurs fils exigeait qursquoelle restacirct agrave Paris tandis que leurs in-teacuterecircts territoriaux lrsquoobligeaient agrave ne pas quitter Sancerre Le complaisant

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mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre agrave madame la com-tesse soixante mille francs pour lrsquoarrangement inteacuterieur de lrsquohocirctel de LaBaudraye en recommandant drsquoincruster une plaque de marbre au-dessusde la porte cochegravere avec cette inscription Hocirctel de La Baudraye Puis touten rendant compte agrave sa femme des reacutesultats de la liquidation Silas Pieacutede-fer monsieur de La Baudraye annonccedilait le placement en quatre et demipour cent des huit cent mille francs recueillis agrave New-York et lui allouaitcette inscription pour ses deacutepenses y compris celles de lrsquoeacuteducation desenfantsQuasi forceacute de venir agrave Paris pendant une partie de la session agrave laChambre des Pairs il recommandait alors agrave sa femme de lui reacuteserver unpetit appartement dans un entresol au-dessus des communs

― Ah  ccedilagrave mais il devient jeune il devient gentilhomme il devientmagnifique que va-t-il encore devenir  crsquoest agrave faire trembler dit madamede La Baudraye

― Il satisfait tous les deacutesirs que vous formiez agrave vingt ans hellip reacuteponditle magistrat

La comparaison de sa destineacutee agrave venir avec sa destineacutee actuelle nrsquoeacutetaitpas soutenable pour Dinah La veille encore Anna de Fontaine avaittourneacute la tecircte pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Cha-marolles

Dinah se dit  ― Je suis comtesse jrsquoaurai sur ma voiture le manteaubleu de la pairie et dans mon salon les sommiteacutes de la politique et de lalitteacuteraturehellip je la regarderai moi hellip

Cette petite jouissance pesa de tout son poids aumoment de la conver-sion

Un beau jour en mai 1842 madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son meacutenage et laissa mille eacutecus sur la liasse de tous les comptesacquitteacutes Apregraves avoir envoyeacute samegravere et ses enfants agrave lrsquohocirctel La Baudrayeelle attendit Lousteau tout habilleacutee comme pour sortirQuand lrsquoex-roi deson cœur rentra pour dicircner elle lui dit  ― Jrsquoai renverseacute la marmite monami Madame de La Baudraye vous donne agrave dicircner au Rocher de CancaleVenez 

Elle entraicircna Lousteau stupeacutefait du petit air deacutegageacute que prenait cettefemme encore asservie le matin agrave ses moindres caprices car elle aussi avait joueacute la comeacutedie depuis deux mois

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― Madame de La Baudraye est ficeleacutee comme pour une premiegravere dit-ilen se servant de lrsquoabreacuteviation par laquelle on deacutesigne en argot du journalune premiegravere repreacutesentation Et pourquoi pas Dinah 

― Nrsquooubliez pas le respect que vous devez agrave madame de La Baudrayedit gravement Dinah Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficeleacuteehellip

― Comment Didine  fit-il en la prenant par la taille― Il nrsquoy a plus de Didine vous lrsquoavez tueacutee mon ami reacutepondit-elle en

se deacutegageant Et je vous donne la premiegravere repreacutesentation de madame lacomtesse de La Baudrayehellip

― Crsquoest donc vrai notre insecte est pair de France ― La nomination sera ce soir dans le Moniteur mrsquoa dit monsieur de

Clagny qui lui-mecircme passe agrave la Cour de Cassation― Au fait dit le journaliste lrsquoentomologie sociale devait ecirctre repreacute-

senteacutee agrave la Chambre― Mon ami nous nous seacuteparons pour toujours dit madame de La

Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix Jrsquoai congeacutedieacute les deuxdomestiques En rentrant vous trouverez votre meacutenage en regravegle et sansdettes Jrsquoaurai toujours pour vous mais secregravetement le cœur drsquoune megravereQuittons-nous tranquillement sans bruit en gens comme il faut Avez-vous un reproche agrave me faire sur ma conduite pendant ces six anneacutees 

― Aucun si ce nrsquoest drsquoavoir briseacute ma vie et deacutetruit mon avenir dit-ildrsquoun ton sec Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant etvous avez mecircme eacutetudieacute lrsquoarticle de Gustave Planche  mais vous ne lrsquoavezlu qursquoavec des yeux de femmeQuoique vous ayez une de ces belles intel-ligences qui ferait la fortune drsquoun poegravete vous nrsquoavez pas oseacute vous mettreau point de vue des hommes Ce livre ma chegravere a les deux sexes Voussavez hellip Nous avons eacutetabli qursquoil y a des livres macircles ou femelles blondsou noirshellip Dans Adolphe les femmes ne voient qursquoElleacutenore les jeunesgens y voient Adolphe les hommes y voient Elleacutenore et Adolphe les po-litiques y voient la vie sociale  Vous vous ecirctes dispenseacutee comme votrecritique drsquoailleurs drsquoentrer dans lrsquoacircme drsquoAdolphe Ce qui tue ce pauvregarccedilon ma chegravere crsquoest drsquoavoir perdu son avenir pour une femme  de nepouvoir rien ecirctre de ce qursquoil serait devenu ni ambassadeur ni ministreni poegravete ni riche Il a donneacute six ans de son eacutenergie du moment de la vieougrave lrsquohomme peut accepter les rudesses drsquoun apprentissage quelconque agrave

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une jupe qursquoil a devanceacutee dans la carriegravere de lrsquoingratitude car une femmequi a pu quitter son premier amant devait tocirct ou tard laisser le secondAdolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperElleacutenore Il est des Adolphe qui font gracircce agrave leur Elleacutenore des querellesdeacuteshonorantes des plaintes et qui se disent  Je ne parlerai pas de ce quejrsquoai perdu  je ne montrerai pas toujours agrave lrsquoEacutegoiumlsme que jrsquoai couronneacutemon poing coupeacute comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth maisceux-lagrave ma chegravere on les quittehellip Adolphe est un fils de bonne maison uncœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs des placeset rattraper sa dot sociale sa consideacuteration compromise Vous jouez ence moment agrave la fois les deux personnages Vous ressentez la douleur quecause une position perdue et vous vous croyez en droit drsquoabandonner unpauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supeacuterieure pouradmettre que si chez lrsquohomme le cœur doit ecirctre constant le sexe peut selaisser aller agrave des capriceshellip

― Et croyez-vous que je ne serai pas occupeacutee de vous rendre ce que jevous ai fait perdre  Soyez tranquille reacutepondit madame de La Baudrayefoudroyeacutee par cette sortie votre Elleacutenore ne meurt pas et si Dieu lui precirctevie si vous changez de conduite si vous renoncez aux lorettes et auxactrices nous vous trouverons mieux qursquoune Feacutelicie Cardot

Chacun des deux amants devint maussade  Lousteau jouait la tris-tesse il voulait paraicirctre sec et froid  tandis que Dinah vraiment tristeeacutecoutait les reproches de son cœur

― Pourquoi dit Lousteau ne pas finir comme nous aurions ducirc com-mencer cacher agrave tous les yeux notre amour et nous voir secregravetement 

― Jamais  dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial Nedevinez-vous pas que nous sommes apregraves tout des ecirctres finis Nos sen-timents nous paraissent infinis agrave cause du pressentiment que nous avonsdu ciel  mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisationIl est des natures molles et lacircches qui peuvent recevoir un nombre infinide blessures et persister  mais il en est de plus fortement trempeacutees quifinissent par se briser sous les coups Vous mrsquoavezhellip

― Oh  assez dit-il ne faisons plus de copie hellip Votre article me sembleinutile car vous pouvez vous justifier par un seul mot  Je nrsquoaime plus hellip

― Ah  crsquoest moi qui nrsquoaime plus hellip srsquoeacutecria-t-elle eacutetourdie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Certainement Vous avez calculeacute que je vous causais plus de cha-grins plus drsquoennuis que de plaisirs et vous quittez votre associeacutehellip

― Je le quitte hellip srsquoeacutecria-t-elle en levant les deux mains― Ne venez-vous pas de dire  Jamais hellip― Eh  bien oui jamais reprit-elle avec forceCe dernier jamais dicteacute par la peur de retomber sous la domination de

Lousteau fut interpreacuteteacute par lui comme la fin de son pouvoir du momentougrave Dinah restait insensible agrave ses meacuteprisants sarcasmes Le journaliste neput retenir une larme  il perdait une affection sincegravere illimiteacutee Il avaittrouveacute dans Dinah la plus douce Lavalliegravere la plus agreacuteable Pompadourqursquoun eacutegoiumlste qui nrsquoest pas roi pouvait deacutesirer  et comme lrsquoenfant quisrsquoaperccediloit qursquoagrave force de tracasser son hanneton il lrsquoa tueacute Lousteau pleu-rait

Madame de La Baudraye srsquoeacutelanccedila hors de la petite salle ougrave elle dicircnaitpaya le dicircner et se sauva rue de lrsquoArcade en se grondant et se trouvantfeacuteroce

Dinah passa tout un trimestre agrave faire de son hocirctel un modegravele du com-fortable Elle se meacutetamorphosa elle-mecircme Cette double meacutetamorphosecoucircta trente mille francs au delagrave des preacutevisions du jeune pair de France

Le fatal eacuteveacutenement qui fit perdre agrave la famille drsquoOrleacuteans son heacuteritierpreacutesomptif ayant neacutecessiteacute la reacuteunion des Chambres en aoucirct 1842 le pe-tit La Baudraye vint preacutesenter ses titres agrave la noble Chambre plus tocirct qursquoilne le croyait Il fut si content des œuvres de sa femme qursquoil donna lestrente mille francs En revenant du Luxembourg ougrave selon les usages ilfut preacutesenteacute par deux pairs le baron de Nucingen et le marquis de Mon-triveau le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu lrsquoun de sesanciens creacuteanciers agrave pied un parapluie agrave la main  tandis qursquoil se trouvaitcampeacute dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillaitson eacutecusson et ougrave se lisait  Deo sic patet fides et hominibus Cette compa-raison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bour-geoisie depuis 1830 Madame La Baudraye fut effrayeacutee en revoyant alorsson mari mieux qursquoil nrsquoeacutetait le jour de son mariage En proie agrave une joiesuperlative lrsquoavorton triomphait agrave soixante-quatre ans de la vie qursquoon luideacuteniait de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait drsquoavoirde sa femme qui recevait chez elle agrave dicircner monsieur et madame de Cla-

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La muse du deacutepartement Chapitre

gny le cureacute de lrsquoAssomption et ses deux introducteurs agrave la Chambre Ilcaressa ses enfants avec une fatuiteacute charmante La beauteacute du service detable eut son approbation

― Voilagrave les toisons du Berry dit-il en montrant agrave monsieur Nucingenles cloches surmonteacutees de sa nouvelle couronne elles sont drsquoargent 

Quoique deacutevoreacutee drsquoune profonde meacutelancolie contenue avec la puis-sance drsquoune femme devenue vraiment supeacuterieure Dinah fut charmantespirituelle et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour

― Lrsquoon dirait srsquoeacutecria le petit La Baudraye en montrant sa femme agravemonsieur de Nucingen que la comtesse a moins de trente ans 

― Ah  matame aid eine fame te drende ansse  reprit le baron qui seservait des plaisanteries consacreacutees en y voyant une sorte de monnaiepour la conversation

― Dans toute la force du terme reacutepondit la comtesse car jrsquoen aitrente-cinq et jrsquoespegravere bien avoir une petite passion au cœurhellip

― Oui ma femme mrsquoa ruineacute en potiches en chinoiserieshellip― Madame a eu ce goucirct-lagrave de bonne heure dit le marquis de Montri-

veau en souriant― Oui reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis

de Montriveau qursquoil avait connu agrave Bourges vous savez qursquoelle a ramasseacuteen 25 26 et 27 pour plus drsquoun million de curiositeacutes qui font drsquoAnzy unmuseacuteehellip

― Quel aplomb  pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avarede province agrave la hauteur de sa nouvelle position

Les avares ont des eacuteconomies de tout genre agrave deacutepenser Le lendemaindu vote de la loi de reacutegence par la Chambre le petit pair de France allafaire ses vendanges agrave Sancerre et reprit ses habitudes Pendant lrsquohiver de1842 agrave 1843 la comtesse de La Baudraye aideacutee par lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral agravela Cour de Cassation essaya de se faire une socieacuteteacute Naturellement elleprit un jour elle distingua parmi les ceacuteleacutebriteacutes elle ne voulut voir quedes gens seacuterieux et drsquoun acircge mucircr Elle essaya de se distraire en allant auxItaliens et agrave lrsquoopeacutera Deux fois par semaine elle y menait sa megravere et ma-dame de Clagny que le magistrat forccedila de voir madame de La BaudrayeMais malgreacute son esprit ses faccedilons aimables malgreacute ses airs de femme agravela mode elle nrsquoeacutetait heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta

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La muse du deacutepartement Chapitre

toutes ses tendresses trompeacutees Lrsquoadmirablemonsieur de Clagny recrutaitdes femmes pour la socieacuteteacute de la comtesse et il y parvenait  Mais il reacuteus-sissait beaucoup plus aupregraves des femmes pieuses qursquoaupregraves des femmesdu monde

― Elles lrsquoennuient  se disait-il avec terreur en contemplant son idolemucircrie par le malheur pacirclie par les remords et alors dans tout lrsquoeacuteclat drsquounebeauteacute reconquise et par sa vie luxueuse et par sa materniteacute

Le deacutevoueacute magistrat soutenu dans son œuvre par la megravere et par lecureacute de la paroisse eacutetait admirable en expeacutedients Il servait chaque mer-credi quelque ceacuteleacutebriteacute drsquoAllemagne drsquoAngleterre drsquoItalie ou de Prusseagrave sa chegravere comtesse  il la donnait pour une femme hors ligne agrave des gensauxquels elle ne disait pas deux mots  mais qursquoelle eacutecoutait avec une siprofonde attention qursquoils srsquoen allaient convaincus de sa supeacuterioriteacute Di-nah vainquit agrave Paris par le silence comme agrave Sancerre par sa loquaciteacuteDe temps en temps une eacutepigramme sur les choses ou quelque observa-tion sur les ridicules reacuteveacutelait une femme habitueacutee agrave manier les ideacutees etqui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau Cetteeacutepoque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nom-meacutee lrsquoeacuteteacute de la Saint-Martin dans les anneacutees sans soleil Il se fit plusvieillard qursquoil ne lrsquoeacutetait pour avoir le droit drsquoecirctre lrsquoami de Dinah sans luifaire tort  mais comme srsquoil eucirct eacuteteacute jeune beau compromettant il se met-tait agrave distance en homme qui devait cacher son bonheur Il essayait decouvrir du plus profond secret ses petits soins ses leacutegers cadeaux queDinah montrait au grand jour Il tacircchait de donner des significations dan-gereuses agrave ses moindres obeacuteissances

― Il joue agrave la passion disait la comtesse en riantElle se moquait de monsieur de Clagny devant lui et le magistrat se

disait  ― Elle srsquooccupe de moi ― Je fais une si grande impression agrave ce pauvre homme disait-elle en

riant agrave sa megravere que si je lui disais oui je crois qursquoil dirait nonUn soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa

chegravere comtesse profondeacutement soucieuse Tous trois venaient drsquoassister agravela premiegravere repreacutesentation de la Main droite et la Main gauche le premierdrame de Leacuteon Gozlan

― A quoi pensez-vous  demanda le magistrat effrayeacute de la meacutelancolie

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La muse du deacutepartement Chapitre

de son idoleLa persistance de la tristesse cacheacutee mais profonde qui deacutevorait la

comtesse eacutetait un mal dangereux que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral ne savait pas com-battre car le veacuteritable amour est souvent maladroit surtout quand ilnrsquoest pas partageacute Le veacuteritable amour emprunte sa forme au caractegravereOr le digne magistrat aimait agrave la maniegravere drsquoAlceste quand madame deLa Baudraye voulait ecirctre aimeacutee agrave la maniegravere de Philinte Les lacirccheteacutes delrsquoamour srsquoaccommodent fort peu de la loyauteacute du Misanthrope Aussi Di-nah se gardait-elle bien drsquoouvrir son cœur agrave son Patito Comment oseravouer qursquoelle regrettait parfois son ancienne fange  Elle sentait un videeacutenorme dans la vie du monde elle ne savait agrave qui rapporter ses succegravesses triomphes ses toilettes Parfois les souvenirs de sesmisegraveres revenaientmecircleacutes au souvenir de volupteacutes deacutevorantes Elle en voulait parfois agrave Lous-teau de ne pas srsquooccuper drsquoelle elle aurait voulu recevoir de lui des lettresou tendres ou furieuses

Dinah ne reacutepondant pas le magistrat reacutepeacuteta sa question en prenantla main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes drsquoun air deacutevot

― Voulez-vous la main droite ou la main gauche  reacutepondit-elle ensouriant

― La main gauche dit-il car je preacutesume que vous parlez dumensongeet de la veacuteriteacute

― Eh  bien je lrsquoai vu lui reacutepliqua-t-elle en parlant de maniegravere agrave nrsquoecirctreentendu que du magistrat En lrsquoapercevant triste profondeacutement deacutecou-rageacute je me suis dit  A-t-il des cigares  a-t-il de lrsquoargent 

― Eh  Si vous voulez la veacuteriteacute je vous dirai srsquoeacutecria monsieur de Cla-gny qursquoil vit maritalement avec Fanny Beaupreacute Vous mrsquoarrachez cetteconfidence hellip je ne vous lrsquoaurais jamais appris  vous auriez cru peut-ecirctreagrave quelque sentiment peu geacuteneacutereux chez moi

Madame de La Baudraye donna une poigneacutee de main agrave lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral

― Vous avez pour mari dit-elle agrave son chaperon un des hommes lesplus rares Ah  pourquoihellip

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupeacute mais elle supprima le reste de sa phrase que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral devina Pourquoi Lousteau nrsquoa-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

mari hellipNeacuteanmoins cette nouvelle dissipa lameacutelancolie demadame de La Bau-

draye qui se jeta dans la vie des femmes agrave la mode  elle voulut avoir dusuccegraves et elle en obtint  mais elle faisait peu de progregraves dans le monde desfemmes  elle eacuteprouvait des difficulteacutes agrave srsquoy produire Au mois de mars lesprecirctres amis demadame Pieacutedefer et lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral frappegraverent un grandcoup en faisant nommer madame la comtesse de La Baudraye quecircteusepour lrsquoœuvre de bienfaisance fondeacutee par madame de Carcado Enfin ellefut deacutesigneacutee agrave la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes dutremblement de terre de la Guadeloupe

La marquise drsquoEspard agrave qui monsieur de Canalis lisait les noms de cesdames agrave lrsquoopeacutera dit en entendant celui de la comtesse  ― Je suis depuisbien long-temps dans le monde je ne me rappelle pas quelque chose deplus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de lrsquohonneur demadame de La Baudraye

Pendant les jours de printemps qursquoun caprice de notre planegravete fit luiresur Paris degraves la premiegravere semaine du mois de mars et qui permit de voirles Champs-Eacutelyseacutees feuilleacutes et verts agrave Longchamp plusieurs fois deacutejagravelrsquoamant de Fanny Beaupreacute dans ses promenades avait aperccedilu madame deLa Baudraye sans ecirctre vu drsquoelle Il fut alors plus drsquoune fois mordu au cœurpar un de ces mouvements de jalousie et drsquoenvie assez familiers aux gensneacutes et eacuteleveacutes en province quand il revoyait son ancienne maicirctresse bienposeacutee au fond drsquoune jolie voiture bien mise un air recircveur et ses deux en-fants agrave chaque portiegravere Il srsquoapostrophait drsquoautant plus en lui-mecircme qursquoilse trouvait aux prises avec la plus aigueuml de toutes les misegraveres une misegraverecacheacutee Il eacutetait comme toutes les natures essentiellement vaniteuses etleacutegegraveres sujet agrave ce singulier point drsquohonneur qui consiste agrave ne pas deacutechoiraux yeux de son public qui fait commettre des crimes leacutegaux aux hommesde Bourse pour ne pas ecirctre chasseacutes du temple de lrsquoagiotage qui donne agravecertains criminels le courage de faire des actes de vertu Lousteau dicircnaitet deacutejeunait fumait comme srsquoil eacutetait riche Il nrsquoeucirct pas pour une succes-sion manqueacute drsquoacheter les cigares les plus chers pour lui comme pourle dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Deacutebit Lejournaliste se promenait en bottes vernies  mais il craignait des saisiesqui selon lrsquoexpression des huissiers avaient reccedilu tous les sacrements

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La muse du deacutepartement Chapitre

Fanny Beaupreacute ne posseacutedait plus rien drsquoengageable et ses appointementseacutetaient frappeacutes drsquooppositions  Apregraves avoir eacutepuiseacute le chiffre possible desavances aux Revues aux journaux et chez les libraires Eacutetienne ne sa-vait plus de quelle encre faire or Les jeux si maladroitement supprimeacutesne pouvaient plus acquitter comme jadis les lettres de change tireacutees surleurs tapis verts par les Misegraveres au deacutesespoir Enfin le journaliste eacutetaitarriveacute agrave un tel deacutesespoir qursquoil venait drsquoemprunter au plus pauvre de sesamis agrave Bixiou agrave qui jamais il nrsquoavait rien demandeacute cent francs 

Ce qui peinait le plus Lousteau ce nrsquoeacutetait pas de devoir cinq millefrancs mais de se voir deacutepouilleacute de son eacuteleacutegance de son mobilier acquispar tant de privations enrichi par madame de La Baudraye Or le 3 avrilune affiche jaune arracheacutee par le portier apregraves avoir fleuri le mur avait in-diqueacute la vente drsquoun beau mobilier pour le samedi suivant jour des ventespar autoriteacute de justice

Lousteau se promena fumant des cigares et cherchant des ideacutees  carles ideacutees agrave Paris sont dans lrsquoair elles vous sourient au coin drsquoune rueelles srsquoeacutelancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue  Le flacircneuravait deacutejagrave chercheacute des ideacutees drsquoarticles et des sujets de nouvelles pendanttout un mois  mais il nrsquoavait rencontreacute que des amis qui lrsquoentraicircnaient agravedicircner au theacuteacirctre et qui grisaient son chagrin en lui disant que le vin deChampagne lrsquoinspirerait

― Prends garde lui dit un soir lrsquoatroce Bixiou qui pouvait tout agrave lafois donner cent francs agrave un camarade et le percer au cœur avec un motEn trsquoendormant toujours soucircl tu te reacuteveilleras fou

La veille le vendredi lemalheureux malgreacute son habitude de lamisegravereeacutetait affecteacute comme un condamneacute agrave mort Jadis il se serait dit  ― Bah mon mobilier est vieux je le renouvellerai Mais il se sentait incapablede recommencer des tours de force litteacuteraires La librairie deacutevoreacutee par lacontrefaccedilon payait peu Les journaux leacutesinaient avec les talents eacutereinteacutescomme les directeurs de theacuteacirctre avec les teacutenors qui baissent drsquoune noteEt drsquoaller devant lui lrsquoœil sur la foule sans y rien voir le cigare agrave la boucheet les mains dans ses goussets la figure crispeacutee en dedans un faux souriresur les legravevres Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture elleprenait le boulevard par la rue de la Chausseacutee-drsquoAntin pour se rendre auBois

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La muse du deacutepartement Chapitre

Il rentra chez lui srsquoy adoniser Le soir agrave sept heures il vint en citadineagrave la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parveniragrave la comtesse un mot ainsi conccedilu 

laquo Madame la comtesse veut-elle faire agrave monsieur Lousteau lagracircce de le recevoir un instant et agrave lrsquoinstant raquo

Ce mot eacutetait cacheteacute drsquoun cachet qui jadis servait aux deux amantsMadame de La Baudraye avait fait graver sur une veacuteritable cornalineorientale  parce que  Un grand mot le mot des femmes le mot qui peutexpliquer tout mecircme la creacuteation

La comtesse venait drsquoachever sa toilette pour aller agrave lrsquoOpeacutera le ven-dredi eacutetait son jour de loge Elle pacirclit en voyant le cachet

― Qursquoon attende  dit-elle en mettant le billet dans son corsageElle eut la force de cacher son trouble et pria sa megravere de coucher les

enfants Elle fit alors dire agrave Lousteau de venir et elle le reccedilut dans un bou-doir attenant agrave son grand salon les portes ouvertes Elle devait aller aubal apregraves le spectacle elle avait mis une deacutelicieuse robe en soie brocheacutee agraveraies alternativement mates et pleines de fleurs drsquoun bleu pacircle Ses gantsgarnis et agrave glands laissaient voir ses beaux bras blancs Elle eacutetincelait dedentelles et portait toutes les jolies futiliteacutes voulues par la mode Sa coif-fure agrave la Seacutevigneacute lui donnait un air fin Un collier de perles ressemblaitsur sa poitrine agrave des soufflures sur de la neige

― Qursquoavez-vous monsieur  dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours je croyais jrsquoespeacuteraisecirctre parfaitement oublieacuteehellip

― Je vous dirais jamais vous ne voudriez pas me croire dit Lousteauqui resta debout et se promena tout en macircchant des fleurs qursquoil prenait agravechaque tour aux jardiniegraveres dont les massifs embaumaient le boudoir

Un moment de silence reacutegna Madame de La Baudraye en examinantLousteau le trouva mis comme pouvait lrsquoecirctre le scrupuleux dandy

― Il nrsquoy a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendreune perche car je me noie et jrsquoai deacutejagrave bu plus drsquoune gorgeacuteehellip dit-il ensrsquoarrecirctant devant Dinah et paraissant ceacuteder agrave un effort suprecircme Si vousme voyez crsquoest que mes affaires vont bien mal

― Assez  dit-elle je comprends

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La muse du deacutepartement Chapitre

Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se re-tourna prit son mouchoir et eut lrsquoair drsquoessuyer une larme

― Que vous faut-il Eacutetienne  reprit-elle drsquoune voix maternelle Noussommes en ce moment de vieux camarades parlez-moi comme vous par-leriez agravehellip agrave Bixiouhellip

― Pour empecircchermonmobilier de sauter demain agrave lrsquohocirctel des Commissaires-Priseurs dix-huit cents francs  Pour rendre agrave mes amis autant  troistermes au proprieacutetaire que vous connaissezhellipMa tante exige cinq centsfrancshellip

― Et pour vous pour vivrehellip― Oh  jrsquoai ma plume hellip― Elle est agrave remuer drsquoune lourdeur qui ne se comprend pas quand

on vous lithellip dit-elle en souriant avec finesse ― Je nrsquoai pas la somme quevous me demandezhellip Venez demain agrave huit heures lrsquohuissier attendra bienjusqursquoagrave neuf surtout si vous lrsquoemmenez pour le payer

Elle sentit la neacutecessiteacute de congeacutedier Lousteau qui feignait de ne pasavoir la force de la regarder  mais elle eacuteprouvait une compassion agrave deacuteliertous les nœuds gordiens que noue la Socieacuteteacute

― Merci  dit-elle en se levant et tendant la main agrave Lousteau votreconfiance me fait un bien hellip Oh  il y a long-temps que je ne me suis sentitant de joie au cœurhellip

Lousteau prit la main lrsquoattira sur son cœur et la pressa tendrement― Une goutte drsquoeau dans le deacutesert ethellip par la main drsquoun ange  Dieu

fait toujours bien les choses Ce fut dit moitieacute plaisanterie et moitieacute attendrissement  mais croyez-

le bien ce fut aussi beau comme jeu de theacuteacirctre que celui de Talma dansson fameux rocircle de Leicester ougrave tout est en nuances de ce genre Dinahsentit battre le cœur agrave travers lrsquoeacutepaisseur du drap il battait de plaisircar le journaliste eacutechappait agrave lrsquoeacutepervier judiciaire  mais il battait aussidrsquoun deacutesir bien naturel agrave lrsquoaspect de Dinah rajeunie et renouveleacutee parlrsquoopulence Madame de La Baudraye en examinant Eacutetienne agrave la deacuterobeacuteeaperccedilut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs drsquoamour quipour elle renaissaient dans ce cœur palpitant  elle essaya de plonger sesyeux une fois dans les yeux de celui qursquoelle avait tant aimeacute mais unsang tumultueux se preacutecipita dans ses veines et lui troubla la tecircte Ces

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deux ecirctres eacutechangegraverent alors le mecircme regard rouge qui sur le quai deCosne avait donneacute lrsquoaudace agrave Lousteau de froisser la robe drsquoorgandi Ledrocircle attira Dinah par la taille elle se laissa prendre et les deux joues setouchegraverent

― Cache-toi voici mamegravere  srsquoeacutecria Dinah tout effrayeacutee Et elle courutau-devant de madame Pieacutedefer ― Maman dit-elle (ce mot eacutetait pour laseacutevegravere madame Pieacutedefer une caresse qui ne manquait jamais son effet)voulez-vous me faire un grand plaisir prenez la voiture allez vous-mecircmechez notre banquier monsieur Mongenod avec le petit mot que je vaisvous donner Venez venez il srsquoagit drsquoune bonne action venez dans machambre 

Et elle entraicircna sa megravere qui semblait vouloir regarder la personne quise trouvait dans le boudoir

Deux jours apregraves madame Pieacutedefer eacutetait en grande confeacuterence avecle cureacute de la paroisse Apregraves avoir eacutecouteacute les lamentations de cette vieillemegravere au deacutesespoir le cureacute lui dit gravement  ― Toute reacutegeacuteneacuteration mo-rale qui nrsquoest pas appuyeacutee drsquoun grand sentiment religieux et poursuivieau sein de lrsquoEacuteglise repose sur des fondements de sablehellip Toutes les pra-tiques si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonnesont autant de digues neacutecessaires agrave contenir les tempecirctes du mauvais es-prit Obtenez donc de madame votre fille qursquoelle accomplisse tous ses de-voirs religieux et nous la sauveronshellip

Dix jours apregraves cette confeacuterence lrsquohocirctel de La Baudraye eacutetait fermeacuteLa comtesse et ses enfants sa megravere enfin toute sa maison qursquoelle avaitaugmenteacutee drsquoun preacutecepteur eacutetait partie pour le Sancerrois ougrave Dinah vou-lait passer la belle saison Elle fut charmante dit-on pour le comte

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M F si les hasards (habent sua fata libelli) dumonde litteacuteraire font de ces lignes un long souvenir ce seracertainement peu de chose en comparaison des peines que

vous vous ecirctes donneacutees vous le drsquoHozier le Cheacuterin le Roi drsquoarmes desEacuteTUDES DE MŒURS  vous agrave qui les Navarreins les Cadignan la Lan-geais les Blamont-Chauvry les Chaulieu les drsquoArthez les drsquoEsgrignonles Mortsauf les Valois les cent maisons nobles qui constituent lrsquoaris-tocratie de la COMEacuteDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leursarmoiries si spirituelles Aussi LrsquoARMORIAL DES EacuteTUDES DE MŒURSINVENTEacute PAR FERDINAND DE GRAMONT GENTILHOMME est-ilune histoire complegravete du blason franccedilais ougrave vous nrsquoavez rien oublieacute pasmecircme les armes de lrsquoEmpire et que je conserverai comme un monumentde patience beacuteneacutedictine et drsquoamitieacuteQuelle connaissance du vieux langagefeacuteodal dans le  Pulchregrave sedens meliugraves agens  des Beauseacuteant  dans le Des partem leonis  des drsquoEspard  dans le  Ne se vend  des Vandenesse Enfin quelle coquetterie dans les mille deacutetails de cette savante iconogra-phie qui montrera jusqursquoougrave la fideacuteliteacute sera pousseacutee dans mon entrepriseagrave laquelle vous poegravete vous aurez aideacute

Votre vieil ami

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La muse du deacutepartement Chapitre

DE BALZAC

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S du Berry se trouve au bord de la Loire une ville quipar sa situation attire infailliblement lrsquoœil du voyageur Sancerreoccupe le point culminant drsquoune chaicircne de petites montagnes

derniegravere ondulation des mouvements de terrain du Nivernais La Loireinonde les terres au bas de ces collines en y laissant un limon jaune qui lesfertilise quand il ne les ensable pas agrave jamais par une de ces terribles crueseacutegalement familiegraveres agrave la Vistule cette Loire du Nord La montagne ausommet de laquelle sont groupeacutees les maisons de Sancerre srsquoeacutelegraveve agrave uneassez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibaultpuisse vivre de la vie de Sancerre Lagrave srsquoembarquent les vins lagrave se deacutebarquele merrain enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire

A lrsquoeacutepoque ougrave cette histoire eut lieu le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault deux ponts suspendus eacutetaient construits Les voyageurs venantde Paris agrave Sancerre par la route drsquoItalie ne traversaient plus la Loire deCosne agrave Saint-Thibault dans un bac nrsquoest-ce pas assez vous dire que leChassez-croisez de 1830 avait eu lieu  car la maison drsquoOrleacuteans a partoutchoyeacute les inteacuterecircts mateacuteriels mais agrave peu pregraves comme ces maris qui fontdes cadeaux agrave leurs femmes avec lrsquoargent de la dot

Excepteacute la partie de Sancerre qui occupe le plateau les rues sont plus

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La muse du deacutepartement Chapitre

ou moins en pente et la ville est enveloppeacutee de rampes dites les GrandsRemparts nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville Audelagrave de ces remparts srsquoeacutetend une ceinture de vignobles Le vin forme laprincipale industrie et le plus consideacuterable commerce du pays qui pos-segravede plusieurs crus de vins geacuteneacutereux pleins de bouquet et assez sem-blables aux produits de la Bourgogne pour qursquoagrave Paris les palais vulgairessrsquoy trompent Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une ra-pide consommation assez neacutecessaire drsquoailleurs agrave des vins qui ne peuventpas se garder plus de sept agrave huit ans Au-dessous de la ville sont assisquelques villages Fontenay Saint-Satur qui ressemblent agrave des faubourgset dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchacirctel en SuisseLa ville a conserveacute quelques traits de son ancienne physionomie ses ruessont eacutetroites et paveacutees en cailloux pris au lit de la Loire On y voit encorede vieilles maisons La tour ce reste de la force militaire et de lrsquoeacutepoquefeacuteodale rappelle lrsquoun des sieacuteges les plus terribles de nos guerres de re-ligion et pendant lequel les Calvinistes ont bien surpasseacute les farouchesCameacuteroniens de Walter Scott

La ville de Sancerre riche drsquoun illustre passeacute veuve de sa puissancemilitaire est en quelque sorte voueacutee agrave un avenir infertile car le mouve-ment commercial appartient agrave la rive droite de la Loire La rapide descrip-tion que vous venez de lire prouve que lrsquoisolement de Sancerre ira crois-sant malgreacute les deux ponts qui la rattachent agrave Cosne Sancerre lrsquoorgueilde la rive gauche a tout au plus trois mille cinq cents acircmes tandis qursquoonen compte aujourdrsquohui plus de six mille agrave Cosne Depuis un demi-siegraveclele rocircle de ces deux villes assises en face lrsquoune de lrsquoautre a compleacutetementchangeacute Cependant lrsquoavantage de la situation appartient agrave la ville histo-rique ougrave de toutes parts lrsquoon jouit drsquoun spectacle enchanteur ougrave lrsquoair estdrsquoune admirable pureteacute la veacutegeacutetation magnifique et ougrave les habitants enharmonie avec cette riante nature sont affables bons compagnons et sanspuritanisme quoique les deux tiers de la population soient resteacutes calvi-nistes

Dans un pareil eacutetat de choses si lrsquoon subit les inconveacutenients de la viedes petites villes si lrsquoon se trouve sous le coup de cette surveillance of-ficieuse qui fait de la vie priveacutee une vie quasi publique  en revanche lepatriotisme de localiteacute qui ne remplacera jamais lrsquoesprit de famille se deacute-

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ploie agrave un haut degreacute Aussi la ville de Sancerre est-elle tregraves-fiegravere drsquoavoirvu naicirctre une des gloires de la Meacutedecine moderne Horace Bianchon etun auteur du second ordre Eacutetienne Lousteau lrsquoun des feuilletonistes lesplus distingueacutes LrsquoArrondissement de Sancerre choqueacute de se voir soumisagrave sept ou huit grands proprieacutetaires les hauts barons de lrsquoEacutelection essayade secouer le joug eacutelectoral de la Doctrine qui en a fait son bourg-pourriCette conjuration de quelques amours-propres froisseacutes eacutechoua par la ja-lousie que causait aux coaliseacutes lrsquoeacuteleacutevation future drsquoun des conspirateursQuand le reacutesultat eut montreacute le vice radical de lrsquoentreprise on voulut y re-meacutedier en prenant lrsquoun des deux hommes qui repreacutesentent glorieusementSancerre agrave Paris pour champion du pays aux prochaines eacutelections

Cette ideacutee eacutetait extrecircmement avanceacutee pour notre pays ougrave depuis1830 la nomination des notabiliteacutes de clocher a fait de tels progregraves queles hommes drsquoEacutetat deviennent de plus en plus rares agrave la Chambre eacutelec-tive Aussi ce projet drsquoune reacutealisation assez hypotheacutetique fut-il conccedilupar la femme supeacuterieure de lrsquoArrondissement dux femina facti mais dansune penseacutee drsquointeacuterecirct personnel Cette penseacutee avait tant de racines dans lepasseacute de cette femme et embrassait si bien son avenir que sans un vif etsuccinct reacutecit de sa vie anteacuterieure on la comprendrait difficilement San-cerre srsquoenorgueillissait alors drsquoune femme supeacuterieure long-temps incom-prise mais qui vers 1836 jouissait drsquoune assez jolie renommeacutee deacuteparte-mentale Cette eacutepoque fut aussi le moment ougrave les noms des deux Sancer-rois atteignirent agrave Paris chacun dans leur sphegravere au plus haut degreacute lrsquounde la gloire lrsquoautre de la mode Eacutetienne Lousteau lrsquoun des collaborateursdes Revues signait le feuilleton drsquoun journal agrave huitmille abonneacutes  et Bian-chon deacutejagrave premier meacutedecin drsquoun hocircpital officier de la Leacutegion-drsquoHonneuret membre de lrsquoAcadeacutemie des sciences venait drsquoobtenir sa chaire

Si ce mot ne devait pas pour beaucoup de gens comporter une espegravecede blacircme on pourrait dire que George Sand a creacuteeacute le Sandisme tant il estvrai que moralement parlant le bien est presque toujours doubleacute drsquounmal Cette legravepre sentimentale a gacircteacute beaucoup de femmes qui sans leurspreacutetentions au geacutenie eussent eacuteteacute charmantes Le Sandisme a cependantcela de bon que la femme qui en est attaqueacutee faisant porter ses preacutetenduessupeacuterioriteacutes sur des sentimentsmeacuteconnus elle est en quelque sorte leBas-Bleu du cœur  il en reacutesulte alors moins drsquoennui lrsquoamour neutralisant un

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peu la litteacuterature Or lrsquoillustration de George Sand a eu pour principaleffet de faire reconnaicirctre que la France possegravede un nombre exorbitantde femmes supeacuterieures assez geacuteneacutereuses pour laisser jusqursquoagrave preacutesent lechamp libre agrave la petite-fille du mareacutechal de Saxe

La femme supeacuterieure de Sancerre demeurait agrave La Baudraye maisonde ville et de campagne agrave la fois situeacutee agrave dix minutes de la ville dansle village ou si vous voulez le faubourg de Saint-Satur Les La Baudrayedrsquoaujourdrsquohui comme il est arriveacute pour beaucoup de maisons nobles sesont substitueacutes aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et semecircle aux grands eacuteveacutenements de lrsquohistoire berruyegravere Ceci veut une expli-cation

Sous Louis XIV un certain eacutechevin nommeacute Milaud dont les ancecirctresfurent drsquoenrageacutes Calvinistes se convertit lors de la reacutevocation de lrsquoEacuteditde Nantes Pour encourager ce mouvement dans lrsquoun des sanctuaires ducalvinisme le Roi nomma cettui Milaud agrave un poste eacuteleveacute dans les Eaux etForecircts lui donna des armes et le titre de Sire de la Baudraye en lui faisantpreacutesent du fief des vrais La Baudraye Les heacuteritiers du fameux capitaineLa Baudraye tombegraverent heacutelas  dans lrsquoun des pieacuteges tendus aux heacutereacutetiquespar les ordonnances et furent pendus traitement indigne du Grand RoiSous Louis XVMilaud de La Baudraye de simple Eacutecuyer devint Chevalieret eut assez de creacutedit pour placer son fils cornette dans les mousquetairesLe cornette mourut agrave Fontenoy laissant un enfant agrave qui le Roi Louis XVIaccorda plus tard un brevet de fermier-geacuteneacuteral en meacutemoire du cornettemort sur le champ de bataille

Ce financier bel esprit occupeacute de charades de bouts rimeacutes de bou-quets agrave Chloris veacutecut dans le beau monde hanta la socieacuteteacute du duc deNivernois et se crut obligeacute de suivre la noblesse en exil  mais il eutsoin drsquoemporter ses capitaux Aussi le riche eacutemigreacute soutint-il alors plusdrsquoune grande maison noble Fatigueacute drsquoespeacuterer et peut-ecirctre aussi de precirc-ter il revint agrave Sancerre en 1800 et racheta La Baudraye par un senti-ment drsquoamour-propre et de vaniteacute nobiliaire explicable chez un petit-fils drsquoEacutechevin  mais qui sous le Consulat avait drsquoautant moins drsquoavenirque lrsquoex-fermier geacuteneacuteral comptait peu sur son heacuteritier pour continuer lesnouveaux La Baudraye Jean-Athanase-Melchior Milaud de La Baudrayeunique enfant du financier neacute plus que cheacutetif eacutetait bien le fruit drsquoun sang

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eacutepuiseacute de bonne heure par les plaisirs exageacutereacutes auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient agrave lrsquoaurore drsquoune vieillesse preacutematureacutee etfinissent ainsi par abacirctardir les sommiteacutes sociales

Pendant lrsquoeacutemigration madame de La Baudraye jeune fille sans au-cune fortune et qui fut eacutepouseacutee agrave cause de sa noblesse avait eu la patiencedrsquoeacutelever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait lrsquoamour excessifque les megraveres ont dans le cœur pour les avortons La mort de cette femmeune demoiselle de Casteacuteran-La-Tour contribua beaucoup agrave la rentreacutee enFrance de monsieur de La Baudraye Ce Lucullus des Milaud mourut enleacuteguant agrave son fils le fief sans lods et ventes mais orneacute de girouettes agrave sesarmes mille louis drsquoor somme assez consideacuterable en 1802 et ses creacuteancessur les plus illustres eacutemigreacutes contenues dans le portefeuille de ses poeacutesiesavec cette inscription  Vanitas vanitatum et omnia vanitas 

Si le jeune La Baudraye veacutecut il le dut agrave des habitudes drsquoune reacutegula-riteacute monastique agrave cette eacuteconomie de mouvement que Fontenelle precircchaitcomme la religion des valeacutetudinaires et surtout agrave lrsquoair de Sancerre agrave lrsquoin-fluence de ce site admirable drsquoougrave se deacutecouvre un panorama de quarantelieues dans le val de la Loire De 1802 agrave 1815 le petit La Baudraye aug-menta son ex-fief de plusieurs clos et srsquoadonna beaucoup agrave la culture desvignes Au deacutebut la Restauration lui parut si chancelante qursquoil nrsquoosa pastrop aller agrave Paris y faire ses reacuteclamations  mais apregraves la mort de Napoleacuteonil essaya de monnayer la poeacutesie de son pegravere car il ne comprit pas la pro-fonde philosophie accuseacutee par cemeacutelange des creacuteances et des charades Levigneron perdit tant de temps agrave se faire reconnaicirctre de messieurs les ducsde Navarreins et autres (telle eacutetait son expression) qursquoil revint agrave Sancerreappeleacute par ses chegraveres vendanges sans avoir rien obtenu que des offres deservices La Restauration rendit assez de lustre agrave la noblesse pour que LaBaudraye deacutesiracirct donner un sens agrave son ambition en se donnant un heacuteri-tier Ce beacuteneacutefice conjugal lui paraissait assez probleacutematique  autrementil nrsquoeucirct (eut) pas tant tardeacute mais vers la fin de 1823 en se voyant encoresur ses jambes agrave quarante-trois ans acircge qursquoaucun meacutedecin astrologueou sage-femme nrsquoeucirct oseacute lui preacutedire il espeacutera trouver la reacutecompense desa vertu forceacutee Neacuteanmoins son choix indiqua relativement agrave sa cheacutetiveconstitution un si grand deacutefaut de prudence qursquoil fut impossible de nrsquoypas voir un profond calcul

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A cette eacutepoque Son Eacuteminence Monseigneur lrsquoarchevecircque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant agravelrsquoune de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Cal-vinisme et qui gracircce agrave leur position obscure ou agrave des accommodementsavec le ciel eacutechappegraverent aux perseacutecutions de Louis XIV Artisans au XVIᵉsiegravecle les Pieacutedefer dont le nom reacutevegravele un de ces surnoms bizarres que sedonnegraverent les soldats de la Reacuteforme eacutetaient devenus drsquohonnecirctes drapiersSous le regravegne de Louis XVI Abraham Pieacutedefer fit de si mauvaises affairesqursquoil laissa vers 1786 eacutepoque de sa mort ses deux enfants dans un eacutetatvoisin de la misegravere Lrsquoun des deux Tobie (voir note agrave la fin du texte) Pieacutede-fer partit pour les Indes en abandonnant le modique heacuteritage agrave son aicircneacutePendant la reacutevolution Moiumlse Pieacutedefer acheta des biens nationaux abat-tit des abbayes et des eacuteglises agrave lrsquoinstar de ses ancecirctres et se maria choseeacutetrange avec une catholique fille unique drsquoun Conventionnel mort surlrsquoeacutechafaud Cet ambitieux Pieacutedefer mourut en 1819 laissant agrave sa femmeune fortune compromise par des speacuteculations agricoles et une petite fillede douze ans drsquoune beauteacute surprenante Eacuteleveacutee dans la religion calvinistecet enfant avait eacuteteacute nommeacutee Dinah suivant lrsquousage en vertu duquel lesreligionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour nrsquoavoir rien decommun avec les saints de lrsquoEacuteglise romaine

Mademoiselle Dinah Pieacutedefer mise par sa megravere dans un des meilleurspensionnats de Bourges celui des demoiselles Chamarolles y devint aussiceacutelegravebre par les qualiteacutes de son esprit que par sa beauteacute  mais elle srsquoytrouva primeacutee par des jeunes filles nobles riches et qui devaient plus tardjouer dans le monde un rocircle beaucoup plus beau que celui drsquoune rotu-riegravere dont la megravere attendait les reacutesultats de la liquidation Pieacutedefer Apregravesavoir su srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus de ses compagnes Dinahvoulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie Elle inventadonc drsquoabjurer le calvinisme en espeacuterant que le Cardinal proteacutegerait saconquecircte spirituelle et srsquooccuperait de son avenir Vous pouvez juger deacutejagravede la supeacuterioriteacute de mademoiselle Dinah qui degraves lrsquoacircge de dix-sept ans seconvertissait uniquement par ambition Lrsquoarchevecircque imbu de lrsquoideacutee queDinah Pieacutedefer devait faire lrsquoornement du monde essaya de la marierToutes les familles auxquelles srsquoadressa le Preacutelat srsquoeffrayegraverent drsquoune filledoueacutee drsquoune prestance de princesse qui passait pour la plus spirituelle des

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jeunes personnes eacuteleveacutees chez les demoiselles de Chamarolles et qui dansles solenniteacutes un peu theacuteacirctrales des distributions de prix jouait toujoursles premiers rocircles Assureacutement mille eacutecus de rentes que pouvait rappor-ter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la megravere eacutetaient peu dechose en comparaison des deacutepenses auxquelles les avantages personnelsdrsquoune creacuteature si spirituelle entraicircnerait un mari

Degraves que le petit Melchior de La Baudraye apprit ces deacutetails dont par-laient toutes les socieacuteteacutes du deacutepartement du Cher il se rendit agrave Bourgesau moment ougrave madame Pieacutedefer deacutevote agrave grandes Heures eacutetait agrave peupregraves deacutetermineacutee ainsi que sa fille agrave prendre selon lrsquoexpression du Berryle premier chien coiffeacute venu Si le Cardinal fut tregraves-heureux de rencon-trer monsieur de La Baudraye monsieur de La Baudraye fut encore plusheureux drsquoaccepter une femme de la main du Cardinal Le petit hommeexigea de son Eacuteminence la promesse formelle de sa protection aupregraves duPreacutesident du Conseil agrave cette fin de palper les creacuteances sur les ducs deNavarreins et autres en saisissant leurs indemniteacutes Ce moyen parut unpeu trop vif agrave lrsquohabile ministre du pavillon Marsan il fit savoir au vigne-ron qursquoon srsquooccuperait de lui en temps et lieu Chacun peut se figurer letapage produit dans le Sancerrois par le mariage insenseacute de monsieur LaBaudraye

― Cela srsquoexplique dit le Preacutesident Boirouge le petit homme auraitmrsquoa-t-on dit eacuteteacute tregraves-choqueacute drsquoavoir entendu sur le Mail le beau mon-sieur Milaud le Substitut de Nevers disant agrave monsieur de Clagny en luimontrant les tourelles de La Baudraye  ― Cela me reviendra  ― Maisa reacutepondu notre Procureur du Roi il peut se marier et avoir des en-fants ― Ccedila lui est deacutefendu  Vous pouvez imaginer la haine qursquoun avortoncomme le petit La Baudraye a ducirc vouer agrave ce colosse de Milaud

Il existait agrave Nevers une branche roturiegravere des Milaud qui srsquoeacutetait as-sez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le repreacutesentantde cette branche eucirct (eut) abordeacute la carriegravere du Ministegravere Public danslaquelle il fut proteacutegeacute par feu Marchangy

Peut-ecirctre convient-il drsquoeacutecheniller cette histoire ougrave le moral joue ungrand rocircle des vils inteacuterecircts mateacuteriels dont se preacuteoccupait exclusivementmonsieur de La Baudraye en racontant avec briegraveveteacute les reacutesultats de sesneacutegociations agrave Paris Ceci drsquoailleurs expliquera plusieurs parties mysteacute-

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rieuses de lrsquohistoire contemporaine et les difficulteacutes sous-jacentes querencontraient les Ministres pendant la Restauration sur le terrain poli-tique Les promesses ministeacuterielles eurent si peu de reacutealiteacute que monsieurde La Baudraye se rendit agrave Paris au moment ougrave le Cardinal y fut appeleacutepar la session des Chambres

Voici comment le duc de Navarreins le premier creacuteancier menaceacute parmonsieur de La Baudraye se tira drsquoaffaire Le Sancerrois vit arriver unmatin agrave lrsquohocirctel de Mayence ougrave il srsquoeacutetait logeacute rue Saint-Honoreacute pregraves dela place Vendocircme un confident des Ministres qui se connaissait en liqui-dations Cet eacuteleacutegant personnage sorti drsquoun eacuteleacutegant cabriolet et vecirctu dela faccedilon la plus eacuteleacutegante fut obligeacute de monter au numeacutero 37 crsquoest-agrave-direau troisiegraveme eacutetage dans une petite chambre ougrave il surprit le provincial secuisinant au feu de sa chemineacutee une tasse de cafeacute

― Est-ce agrave monsieur Milaud de La Baudraye que jrsquoai lrsquohonneurhellip― Oui reacutepondit le petit homme en se drapant dans sa robe de

chambreApregraves avoir lorgneacute ce produit incestueux drsquoun ancien par-dessus

chineacute de madame Pieacutedefer et drsquoune robe de feu madame de La Baudrayele neacutegociateur trouva lrsquohomme la robe de chambre et le petit fourneau deterre ougrave bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caracteacuteristiquesqursquoil jugea les finasseries inutiles

― Je parie monsieur dit-il audacieusement que vous dicircnez agrave qua-rante sous chez Hurbain au Palais-Royal

― Et pourquoi hellip― Oh  je vous reconnais pour vous y avoir vu reacutepliqua le Parisien

en gardant son seacuterieux Tous les creacuteanciers des princes y dicircnent Voussavez qursquoon trouve agrave peine dix pour cent des creacuteances sur les plus grandsseigneurshellip Je ne vous donnerais pas cinq pour cent drsquoune creacuteance sur lefeu duc drsquoOrleacuteans et mecircme surhellip (il baissa la voix) sur MONSIEURhellip

― Vous venez mrsquoacheter mes titreshellip dit le vigneron qui se crut spiri-tuel

― Acheter hellip fit le neacutegociateur pour qui me prenez-vous hellip Je suismonsieur des Lupeaulx maicirctre des requecirctes secreacutetaire-geacuteneacuteral du Minis-tegravere et je viens vous proposer une transaction

― Laquelle 

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― Vous nrsquoignorez pas monsieur la position de votre deacutebiteurhellip― De mes deacutebiteurshellip― Heacute  bien monsieur vous connaissez la situation de vos deacutebiteurs

ils sont dans les bonnes gracircces du Roi mais ils sont sans argent et obli-geacutes agrave une grande repreacutesentationhellip Vous nrsquoignorez pas les difficulteacutes dela politique  lrsquoaristocratie est agrave reconstruire en preacutesence drsquoun Tiers-Eacutetatformidable La penseacutee du Roi que la France juge tregraves-mal est de creacuteerdans la pairie une institution nationale analogue agrave celle de lrsquoAngleterrePour reacutealiser cette grande penseacutee il nous faut des anneacutees et des millionshellipNoblesse oblige le duc de Navarreins qui vous le savez est Premier Gen-tilhomme de la Chambre ne nie pas sa dette mais il ne peut pashellip (soyezraisonnable  Jugez la politique  Nous sortons de lrsquoabicircme des reacutevolutionsVous ecirctes noble aussi ) donc il ne peut pas vous payerhellip

― Monsieurhellip― Vous ecirctes vif dit des Lupeaulx eacutecoutez hellip il ne peut pas vous payer

en argent  heacute  bien en homme drsquoesprit que vous ecirctes payez-vous en fa-veurshellip royales ou ministeacuterielles

― Quoi mon pegravere aura donneacute en 1793 cent millehellip― Mon cher monsieur ne reacutecriminez pas  Eacutecoutez une proposition

drsquoarithmeacutetique politique  La recette de Sancerre est vacante un ancienpayeur geacuteneacuteral des armeacutees y a droit mais il nrsquoa pas de chances  vousavez des chances et vous nrsquoy avez aucun droit  vous obtiendrez la recetteVous exercerez pendant un trimestre vous donnerez votre deacutemission etmonsieur Gravier vous donnera vingt mille francs De plus vous serezdeacutecoreacute de lrsquoOrdre Royal de la Leacutegion-drsquoHonneur

― Crsquoest quelque chose dit le vigneron beaucoup plus appacircteacute par lasomme que par le ruban

― Mais reprit des Lupeaulx vous reconnaicirctrez les bonteacutes de Son Ex-cellence en rendant agrave Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titreshellip

Le vigneron revint agrave Sancerre en qualiteacute de Receveur des Contribu-tions Six mois apregraves il fut remplaceacute par monsieur Gravier qui passaitpour lrsquoun des hommes les plus aimables de la Finance sous lrsquoEmpire etqui naturellement fut preacutesenteacute par monsieur de La Baudraye agrave sa femme

Degraves qursquoil ne fut plus Receveur monsieur de La Baudraye revint agrave Parissrsquoexpliquer avec drsquoautres deacutebiteurs Cette fois il fut nommeacute Reacutefeacuterendaire

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au Sceau baron et officier de la Leacutegion-drsquoHonneur Apregraves avoir vendu lacharge de Reacutefeacuterendaire au Sceau le baron de La Baudraye fit quelques vi-sites agrave ses derniers deacutebiteurs et reparut agrave Sancerre avec le titre de Maicirctredes Requecirctes avec une place de Commissaire du Roi pregraves drsquoune Com-pagnie Anonyme eacutetablie en Nivernais aux appointements de six millefrancs une vraie sineacutecure Le bonhomme La Baudraye qui passa pouravoir fait une folie financiegraverement parlant fit donc une excellente affaireen eacutepousant sa femme

Gracircce agrave sa sordide eacuteconomie agrave lrsquoindemniteacute qursquoil reccedilut pour les biensde son pegravere nationalement vendus en 1793 le petit homme reacutealisa vers1827 le recircve de toute sa vie hellip En donnant quatre cent mille francs comp-tant et prenant des engagements qui le condamnaient agrave vivre pendantsix ans selon son expression de lrsquoair du temps il put acheter sur lesbords de la Loire agrave deux lieues au-dessus de Sancerre la terre drsquoAnzydont le magnifique chacircteau bacircti par Philibert de Lorme est lrsquoobjet de lajuste admiration des connaisseurs Il fut enfin compteacute parmi les grandsproprieacutetaires du pays  Il nrsquoest pas sucircr que la joie causeacutee par lrsquoeacuterectiondrsquoun majorat composeacute de la terre drsquoAnzy du fief de La Baudraye et dudomaine de La Hautoy en vertu de Lettres Patentes en date de deacutecembre1829 ait compenseacute les chagrins de Dinah qui se vit alors reacuteduite agrave unesecregravete indigence jusqursquoen 1835 Le prudent La Baudraye ne permit pasagrave sa femme drsquohabiter Anzy et drsquoy faire le moindre changement avant ledernier payement du prix

Ce coup drsquoœil sur la politique du premier baron de La Baudraye ex-plique lrsquohomme en entier Ceux agrave qui les manies des gens de provincesont familiegraveres reconnaicirctront en lui la passion de la terre passion deacutevo-rante passion exclusive espegravece drsquoavarice eacutetaleacutee au soleil et qui souventmegravene agrave la ruine par un deacutefaut drsquoeacutequilibre entre les inteacuterecircts hypotheacutecaireset les produits territoriaux Les gens qui de 1802 agrave 1827 se moquaient dupetit La Baudraye en le voyant trotter agrave Saint-Thibault et srsquoy occuper deses affaires avec lrsquoacircpreteacute drsquoun bourgeois vivant de sa vigne ceux qui necomprenaient pas son deacutedain de la faveur agrave laquelle il avait ducirc ses placesaussitocirct quitteacutees qursquoobtenues eurent enfin le mot de lrsquoeacutenigme quand ceformicaleo sauta sur sa proie apregraves avoir attendu le moment ougrave les prodi-galiteacutes de la duchesse de Maufrigneuse amenegraverent la vente de cette terre

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magnifique depuis trois cents ans dans la maison drsquoUxellesMadame Pieacutedefer vint vivre avec sa fille Les fortunes reacuteunies de mon-

sieur de La Baudraye et de sa belle-megravere qui srsquoeacutetait contenteacutee drsquoune renteviagegravere de douze cents francs en abandonnant agrave son gendre le domaine deLa Hautoy composegraverent un revenu visible drsquoenviron quinze mille francs

Pendant les premiers jours de son mariage Dinah obtint des chan-gements qui rendirent La Baudraye une maison tregraves-agreacuteable Elle fit unjardin anglais drsquoune cour immense en y abattant des celliers des pres-soirs et des communs ignobles Elle meacutenagea derriegravere le manoir petiteconstruction agrave tourelles et agrave pignons qui ne manquait pas de caractegravereun second jardin agrave massifs agrave fleurs agrave gazons et le seacutepara des vignes parun mur qursquoelle cacha sous des plantes grimpantes Enfin elle introdui-sit dans la vie inteacuterieure autant de comfort que lrsquoexiguiumlteacute des revenus lepermit Pour ne pas se laisser deacutevorer par une jeune personne aussi supeacute-rieure que Dinah paraissait lrsquoecirctre monsieur de La Baudraye eut lrsquoadressede se taire sur les recouvrements qursquoil faisait agrave Paris Ce profond secretgardeacute sur ses inteacuterecircts donna je ne sais quoi de mysteacuterieux agrave son caractegravereet le grandit aux yeux de sa femme pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariage tant le silence a de majesteacute hellip

Les changements opeacutereacutes agrave La Baudraye inspiregraverent un deacutesir drsquoautantplus vif de voir la jeune marieacutee que Dinah ne voulut pas se montrer ni re-cevoir avant drsquoavoir conquis toutes ses aises eacutetudieacute le pays et surtout lesilencieux La Baudraye Quand par une matineacutee de printemps en 1825on vit sur le Mail la belle madame de La Baudraye en robe de veloursbleu sa megravere en robe de velours noir une grande clameur srsquoeacuteleva dansSancerre Cette toilette confirma la supeacuterioriteacute de cette jeune femme eacutele-veacutee dans la capitale du Berry On craignit en recevant ce pheacutenix berruyerde ne pas dire des choses assez spirituelles et naturellement on se gourmadevant madame de La Baudraye qui produisit une espegravece de terreur parmila gent femelle Lorsqursquoon admira dans le salon de La Baudraye un tapisfaccedilonneacute comme un cachemire un meuble pompadour agrave bois doreacutes desrideaux de brocatelle aux fenecirctres et sur une table ronde un cornet ja-ponais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux  lorsqursquoonentendit la belle Dinah jouant agrave livre ouvert sans exeacutecuter la moindre ceacute-reacutemonie pour se mettre au piano lrsquoideacutee qursquoon se faisait de sa supeacuterioriteacute

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prit de grandes proportions Pour ne (ne se) jamais se laisser gagner parlrsquoincurie et par le mauvais goucirct Dinah avait reacutesolu de se tenir au cou-rant des modes et des moindres reacutevolutions du luxe en entretenant uneactive correspondance avec Anna Grossetecircte son amie de cœur au pen-sionnat Chamarolles Fille unique du Receveur Geacuteneacuteral de Bourges Annagracircce agrave sa fortune avait eacutepouseacute le troisiegraveme fils du comte de Fontaine Lesfemmes en venant agrave La Baudraye y furent alors constamment blesseacuteespar la prioriteacute que Dinah sut srsquoattribuer en fait de modes  et quoi qursquoellesfissent elles se virent toujours en arriegravere ou comme disent les amateursde courses distanceacutees Si toutes ces petites choses causegraverent une maligneenvie chez les femmes de Sancerre la conversation et lrsquoesprit de Dinahengendregraverent une veacuteritable aversion Dans le deacutesir drsquoentretenir son intel-ligence au niveau du mouvement parisien madame de La Baudraye nesouffrit chez personne ni propos vides ni galanterie arrieacutereacutee ni phrasessans valeur  elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles agrave cettemeacutedisance de bas eacutetage qui fait le fond de la langue en province Aimantagrave parler des deacutecouvertes dans la science ou dans les arts des œuvres fraicirc-chement eacutecloses au theacuteacirctre en poeacutesie elle parut remuer des penseacutees enremuant les mots agrave la mode

Lrsquoabbeacute Duret cureacute de Sancerre vieillard de lrsquoancien clergeacute de Francehomme de bonne compagnie agrave qui le jeu ne deacuteplaisait pas nrsquoosait se li-vrer agrave son penchant dans un pays aussi libeacuteral que Sancerre il fut donctregraves-heureux de lrsquoarriveacutee demadame de La Baudraye avec laquelle il srsquoen-tendit admirablement Le Sous-Preacutefet un vicomte de Chargebœuf fut en-chanteacute de trouver dans le salon de madame de La Baudraye une espegravecedrsquooasis ougrave lrsquoon faisait trecircve agrave la vie de provinceQuant agrave monsieur de Cla-gny le Procureur du Roi son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre Ce passionneacute magistrat refusa tout avancement et se mit agrave ai-mer pieusement cet ange de gracircce et de beauteacute Crsquoeacutetait un grand hommesec agrave figure patibulaire orneacutee de deux yeux terribles agrave orbites charbon-neacutees surmonteacutees de deux sourcils eacutenormes et dont lrsquoeacuteloquence bien dif-feacuterente de son amour ne manquait pas de mordant

Monsieur Gravier eacutetait un petit homme gros et gras qui sous lrsquoEmpirechantait admirablement la romance et qui dut agrave ce talent le poste eacuteminentde payeur-geacuteneacuteral drsquoarmeacutee Mecircleacute agrave de grands inteacuterecircts en Espagne avec

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certains geacuteneacuteraux en chef appartenant alors agrave lrsquoopposition il sut mettreagrave profit ces liaisons parlementaires aupregraves du Ministre qui par eacutegard agravesa position perdue lui promit la recette de Sancerre et finit par la luilaisser acheter Lrsquoesprit leacuteger le ton du temps de lrsquoEmpire srsquoeacutetait alourdichez monsieur Gravier il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendrela diffeacuterence eacutenorme qui seacutepara les mœurs de la Restauration de cellesde lrsquoEmpire  mais il se croyait bien supeacuterieur agrave monsieur de Clagny satenue eacutetait de meilleur goucirct il suivait les modes il se montrait en giletjaune en pantalon gris en petites redingotes serreacutees il avait au cou descravates de soieries agrave la mode orneacutees de bagues agrave diamants  tandis que leProcureur du Roi ne sortait pas de lrsquohabit du pantalon et du gilet noirssouvent racircpeacutes

Ces quatre personnages srsquoextasiegraverent les premiers sur lrsquoinstructionle bon goucirct la finesse de Dinah et la proclamegraverent une femme de la plushaute intelligence Les femmes se dirent alors entre elles  ― Madame deLa Baudraye doit joliment se moquer de noushellip Cette opinion plus oumoins juste eut pour reacutesultat drsquoempecirccher les femmes drsquoaller agrave La Bau-draye Atteinte et convaincue de peacutedantisme parce qursquoelle parlait correc-tement Dinah fut surnommeacutee la Sapho de Saint-Satur Chacun finit par semoquer effronteacutement des preacutetendues grandes qualiteacutes de celle qui devintainsi lrsquoennemie des Sancerroises Enfin on alla jusqursquoagrave nier une supeacuterio-riteacute purement relative drsquoailleurs qui relevait les ignorances et ne leurpardonnait point Quand tout le monde est bossu la belle taille devientla monstruositeacute  Dinah fut donc regardeacutee comme monstrueuse et dan-gereuse et le deacutesert se fit autour drsquoelle Eacutetonneacutee de ne voir les femmesmalgreacute ses avances qursquoagrave de longs intervalles et pendant des visites dequelques minutes Dinah demanda la raison de ce pheacutenomegravene agrave monsieurde Clagny

― Vous ecirctes une femme trop supeacuterieure pour que les autres femmesvous aiment reacutepondit le Procureur du Roi

Monsieur Gravier que la pauvre deacutelaisseacutee interrogea se fit eacutenormeacute-ment prier pour lui dire  ― Mais belle dame vous ne vous contentez pasdrsquoecirctre charmante vous avez de lrsquoesprit vous ecirctes instruite vous ecirctes aufait de tout ce qui srsquoeacutecrit vous aimez la poeacutesie vous ecirctes musicienne etvous avez une conversation ravissante  les femmes ne pardonnent pas

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tant de supeacuterioriteacutes hellipLes hommes dirent agrave monsieur de La Baudraye  ― Vous qui avez une

femme supeacuterieure vous ecirctes bien heureuxhellip Et il finit par dire  ― Moi quiai une femme supeacuterieure je suis bien etchellip

Madame Pieacutedefer flatteacutee dans sa fille se permit aussi de dire deschoses dans ce genre  ― Ma fille qui est une femme tregraves-supeacuterieure eacutecri-vait hier agrave madame de Fontaine telles telles choses

Pour qui connaicirct le monde la France Paris nrsquoest-il pas vrai que beau-coup de ceacuteleacutebriteacutes se sont eacutetablies ainsi 

Au bout de deux ans vers la fin de lrsquoanneacutee 1825 Dinah de La Baudrayefut accuseacutee de ne vouloir recevoir que des hommes  puis on lui fit uncrime de son eacuteloignement pour les femmes Pas une de ses deacutemarchesmecircme la plus indiffeacuterente ne passait sans ecirctre critiqueacutee ou deacutenatureacuteeApregraves avoir fait tous les sacrifices qursquoune femme bien eacuteleveacutee pouvait faireet avoir mis les proceacutedeacutes de son cocircteacute madame de La Baudraye eut le tortde reacutepondre agrave une fausse amie qui vint deacuteplorer son isolement  ― Jrsquoaimemieux mon eacutecuelle vide que rien dedans 

Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre et fut plustard cruellement retourneacutee contre la Sapho de Saint-Satur quand en lavoyant sans enfants apregraves cinq ans de mariage on se moqua du petit LaBaudraye

Pour faire comprendre cette plaisanterie de province il est neacutecessairede rappeler au souvenir de ceux qui lrsquoont connu le Bailli de Ferrette dequi lrsquoon disait qursquoil eacutetait lrsquohomme le plus courageux de lrsquoEurope parceqursquoil osait marcher sur ses deux jambes et qursquoon accusait aussi de mettredu plomb dans ses souliers pour ne pas ecirctre emporteacute par le vent Mon-sieur de La Baudraye petit homme jeune et quasi diaphane eucirct eacuteteacute prispar le Bailli de Ferrette pour premier gentilhomme de sa chambre si cediplomate eucirct eacuteteacute quelque peu Grand-Duc de Bade au lieu drsquoen ecirctre lrsquoen-voyeacute Monsieur de La Baudraye dont les jambes eacutetaient si grecircles qursquoilmettait par deacutecence de faux mollets dont les cuisses ressemblaient aubras drsquoun homme bien constitueacute dont le torse figurait assez bien le corpsdrsquoun hanneton eucirct eacuteteacute pour le bailli de Ferrette une flatterie perpeacutetuelleEn marchant le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibiatant il en faisait peu mystegravere et remerciait ceux qui lrsquoavertissaient de ce

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leacuteger contre-sens Il conserva les culottes courtes les bas de soie noirset le gilet blanc jusqursquoen 1824 Apregraves son mariage il porta des pantalonsbleus et des bottes agrave talons ce qui fit dire agrave tout Sancerre qursquoil srsquoeacutetaitdonneacute deux pouces pour atteindre au menton de sa femme On lui vitpendant dix ans la mecircme petite redingote vert-bouteille agrave grands boutonsde meacutetal blancs et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide etchafouine eacuteclaireacutee par des yeux drsquoun gris bleu fins et calmes comme desyeux de chat Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduiteil paraissait rendre sa femme tregraves-heureuse en ayant lrsquoair de ne jamais lacontrarier il lui laissait la parole et se contentait drsquoagir avec la lenteurmais avec la teacutenaciteacute drsquoun insecte

Adoreacutee pour sa beauteacute sans rivale admireacutee pour son esprit par leshommes les plus comme il faut de Sancerre Dinah entretint cette admira-tion par des conversations auxquelles dit-on plus tard elle se preacuteparaitEn se voyant eacutecouteacutee avec extase elle srsquohabitua par degreacutes agrave srsquoeacutecouteraussi prit plaisir agrave peacuterorer et finit par regarder ses amis comme autantde confidents de trageacutedie destineacutes agrave lui donner la reacuteplique Elle se procuradrsquoailleurs une fort belle collection de phrases et drsquoideacutees soit par ses lec-tures soit en srsquoassimilant les penseacutees de ses habitueacutes et devint ainsi uneespegravece de serinette dont les airs partaient degraves qursquoun accident de la conver-sation en accrochait la deacutetente Alteacutereacutee de savoir rendons-lui cette justiceDinah lut tout jusqursquoagrave des livres demeacutedecine de statistique de science dejurisprudence  car elle ne savait agrave quoi employer sesmatineacutees apregraves avoirpasseacute ses fleurs en revue et donneacute ses ordres au jardinier Doueacutee drsquounebelle meacutemoire et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditeacute drsquoun styleeacutetudieacute Aussi de Cosne de La Chariteacute de Nevers sur la rive droite etde Leacutereacute de Vailly drsquoArgent de Blancafort drsquoAubigneacute sur la rive gauchevenait-on se faire preacutesenter agrave madame de La Baudraye comme en Suisseon se faisait preacutesenter agrave madame de Staeumll Ceux qui nrsquoentendaient qursquouneseule fois les airs de cette tabatiegravere suisse srsquoen allaient eacutetourdis et disaientde Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses agrave dixlieues agrave la ronde

Il existe dans lrsquoadmiration qursquoon inspire ou dans lrsquoaction drsquoun rocirclejoueacute je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas agrave la critique drsquoar-

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river agrave lrsquoidole Une atmosphegravere produite peut-ecirctre par une constante di-latation nerveuse fait comme un nimbe agrave travers lequel on voit le mondeau-dessous de soi Comment expliquer autrement la perpeacutetuelle bonnefoi qui preacuteside agrave tant de nouvelles repreacutesentations des mecircmes effets et lacontinuelle meacuteconnaissance du conseil que donnent ou les enfants si ter-ribles pour leurs parents ou les maris si familiariseacutes avec les innocentesroueries de leurs femmes Monsieur de La Baudraye avait la candeur drsquounhomme qui deacuteploie un parapluie aux premiegraveres gouttes tombeacutees  quandsa femme entamait la question de la traite des negravegres ou lrsquoameacutelioration dusort des forccedilats il prenait sa petite casquette bleue et srsquoeacutevadait sans bruitavec la certitude de pouvoir aller agrave Saint-Thibault surveiller une livraisonde poinccedilons et revenir une heure apregraves en retrouvant la discussion agrave peupregraves mucircrie Srsquoil nrsquoavait rien agrave faire il allait se promener sur le Mail drsquoougravese deacutecouvre lrsquoadmirable panorama de la valleacutee de la Loire et prenait unbain drsquoair pendant que sa femme exeacutecutait une sonate de paroles et desduos de dialectique

Une fois poseacutee en femme supeacuterieure Dinah voulut donner des gagesvisibles de son amour pour les creacuteations les plus remarquables de lrsquoArt car elle srsquoassocia vivement aux ideacutees de lrsquoeacutecole romantique en comprenantdans lrsquoArt la poeacutesie et la peinture la page et la statue le meuble et lrsquoopeacuteraAussi devint-elle moyen-acircgiste Elle srsquoenquit des curiositeacutes qui pouvaientdater de la Renaissance et fit de ses fidegraveles autant de commissionnairesdeacutevoueacutes Elle acquit ainsi dans les premiers jours de son mariage le mo-bilier des Rouget agrave Issoudun lors de la vente qui eut lieu vers le commen-cement de 1824 Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans laHaute-Loire Aux eacutetrennes ou le jour de sa fecircte ses amis ne manquaientjamais agrave lui offrir quelques rareteacutes Ces fantaisies trouvegraverent gracircce auxyeux de monsieur de La Baudraye il eut lrsquoair de sacrifier quelques eacutecusau goucirct de sa femme  mais en reacutealiteacute lrsquohomme aux terres songeait agrave sonchacircteau drsquoAnzy Ces antiquiteacutes coucirctaient alors beaucoup moins que desmeubles modernes Au bout de cinq ou six ans lrsquoantichambre la salle agravemanger les deux salons et le boudoir que Dinah srsquoeacutetait arrangeacutes au rez-de-chausseacutee de La Baudraye tout jusqursquoagrave la cage de lrsquoescalier regorgeade chefs-drsquoœuvre trieacutes dans les quatre deacutepartements environnants Cetentourage qualifieacute drsquoeacutetrange dans le pays fut en harmonie avec Dinah

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Ces merveilles sur le point de revenir agrave la mode frappaient lrsquoimaginationdes gens preacutesenteacutes ils srsquoattendaient agrave des conceptions bizarres et ils trou-vaient leur attente surpasseacutee en voyant agrave travers un monde de fleurs cescatacombes de vieilleries disposeacutees comme chez feu du Sommerard cetOld Mortality des meubles  Ces trouvailles eacutetaient drsquoailleurs autant deressorts qui sur une question faisaient jaillir des tirades sur Jean Gou-jon sur Michel Columb sur Germain Pilon sur Boulle sur Van Huysiumsur Boucher ce grand peintre berrichon  sur Clodion le sculpteur en boissur les placages veacutenitiens sur Brustolone teacutenor italien le Michel-Angedes cadres  sur les treiziegraveme quatorziegraveme quinziegraveme seiziegraveme et dix-septiegraveme siegravecles sur les eacutemaux de Bernard de Palissy sur ceux de Petitotsur les gravures drsquoAlbrecht Durer (elle prononccedilait Dur) sur les veacutelinsenlumineacutes sur le gothique fleuri flamboyant orneacute pur agrave renverser lesvieillards et agrave enthousiasmer les jeunes gens

Animeacutee du deacutesir de vivifier Sancerre madame de La Baudraye tentadrsquoy former une Socieacuteteacute dite Litteacuteraire Le preacutesident du tribunal monsieurBoirouge qui se trouvait alors sur les bras une maison agrave jardin provenantde la succession Popinot-Chandier favorisa la creacuteation de cette SocieacuteteacuteCe ruseacute magistrat vint srsquoentendre sur les statuts avec madame de La Bau-draye il voulut ecirctre un des fondateurs et loua sa maison pour quinze ansagrave la Socieacuteteacute Litteacuteraire Degraves la seconde anneacutee on y jouait aux dominosau billard agrave la bouillotte en buvant du vin chaud sucreacute du punch et desliqueurs On y fit quelques petits soupers fins et lrsquoon y donna des balsmasqueacutes au carnaval En fait de litteacuterature on y lut les journaux lrsquoon yparla politique et lrsquoon y causa drsquoaffaires Monsieur de La Baudraye y allaitassidument agrave cause de sa femme disait-il plaisamment

Ces reacutesultats navregraverent cette femme supeacuterieure qui deacutesespeacutera de San-cerre et concentra degraves lors dans son salon tout lrsquoesprit du pays Neacutean-moins malgreacute la bonne volonteacute de messieurs de Chargebœuf Gravierde Clagny de lrsquoabbeacute Duret des premier et second substituts drsquoun jeunemeacutedecin drsquoun jeune juge-suppleacuteant aveugles admirateurs de Dinah il yeut des moments ougrave de guerre lasse on se permit des excursions dansle domaine des agreacuteables futiliteacutes qui composent le fonds commun desconversations du monde Monsieur Gravier appelait cela  passer du graveau doux Le wisth de lrsquoabbeacute Duret faisait une utile diversion aux quasi-

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monologues de la Diviniteacute Les trois rivaux fatigueacutes de tenir leur esprittendu sur des discussions de lrsquoordre le plus eacuteleveacute car ils caracteacuterisaientainsi leurs conversations mais nrsquoosant teacutemoigner la moindre satieacuteteacute setournaient parfois drsquoun air cacirclin vers le vieux precirctre

― Monsieur le cureacute meurt drsquoenvie de faire sa petite partie disaient-ilsLe spirituel cureacute se precirctait assez bien agrave lrsquohypocrisie de ses complices

il reacutesistait il srsquoeacutecriait  ― Nous perdrions trop agrave ne pas eacutecouter notre belleinspireacutee  Et il stimulait la geacuteneacuterositeacute de Dinah qui finissait par avoir pitieacutede son cher cureacute

Cette manœuvre hardie inventeacutee par le Sous-Preacutefet fut pratiqueacutee avectant drsquoastuce que Dinah ne soupccedilonna jamais lrsquoeacutevasion de ses forccedilats dansle preacuteau de la table agrave jouer On lui laissait alors le jeune substitut ou lemeacutedecin agrave gehenner Un jeune proprieacutetaire le dandy de Sancerre perditles bonnes gracircces de Dinah pour quelques imprudentes deacutemonstrationsApregraves avoir solliciteacute lrsquohonneur drsquoecirctre admis dans ce Ceacutenacle en se flattantdrsquoen enlever la fleur aux autoriteacutes constitueacutees qui la cultivaient il eut lemalheur de bacirciller pendant une explication queDinah daignait lui donnerpour la quatriegraveme fois il est vrai de la philosophie de Kant Monsieur deLa Thaumassiegravere le petit-fils de lrsquohistorien de Berry fut regardeacute commeun homme compleacutetement deacutepourvu drsquointelligence et drsquoacircme

Les trois amoureux en titre se soumettaient agrave ces exorbitantes deacute-penses drsquoesprit et drsquoattention dans lrsquoespoir du plus doux des triomphesau moment ougrave Dinah srsquohumaniserait car aucun drsquoeux nrsquoeucirct lrsquoaudace depenser qursquoelle perdrait son innocence conjugale avant drsquoavoir perdu sesillusions En 1826 eacutepoque agrave laquelle Dinah se vit entoureacutee drsquohommageselle atteignait agrave sa vingtiegraveme anneacutee et lrsquoabbeacute Duret la maintenait dansune espegravece de ferveur catholique  les adorateurs de Dinah se contentaientdonc de lrsquoaccabler de petits soins ils la comblaient de services drsquoatten-tions heureux drsquoecirctre pris pour les chevaliers drsquohonneur de cette reine parles gens preacutesenteacutes qui passaient une ou deux soireacutees agrave La Baudraye

― Madame de La Baudraye est un fruit qursquoil faut laisser mucircrir telleeacutetait lrsquoopinion de monsieur Gravier qui attendait

Quant au magistrat il eacutecrivait des lettres de quatre pages auxquellesDinah reacutepondait par des paroles calmantes en tournant apregraves le dicircner au-tour de son boulingrin en srsquoappuyant sur le bras de son adorateur Gardeacutee

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par ces trois passions madame de La Baudraye drsquoailleurs accompagneacuteede sa deacutevote megravere eacutevita tous les malheurs de la meacutedisance Il fut si patentdans Sancerre qursquoaucun de ces trois hommes nrsquoen laissait un seul pregraves demadame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comeacutedie Pour al-ler de la Porte-Ceacutesar agrave Saint-Thibault il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts et que dans les pays de montagneson appelle une coursiegravere mais qui se nomme agrave Sancerre le Casse-cou Cenom indique assez un sentier traceacute sur la pente la plus roide de la mon-tagne encombreacute de pierres et encaisseacute par les talus des clos de vignes Enprenant le Casse-cou lrsquoon abregravege la route de Sancerre agrave La Baudraye Lesfemmes jalouses de la Sapho de Saint-Satur se promenaient sur le Mailpour regarder ce Longchamps des autoriteacutes que souvent elles arrecirctaienten engageant dans quelque conversation tantocirct le Sous-Preacutefet tantocirct leProcureur du Roi qui donnaient alors les marques drsquoune visible impa-tience ou drsquoune impertinente distraction Comme du Mail on deacutecouvreles tourelles de La Baudraye plus drsquoun jeune homme y venait contemplerla demeure de Dinah en enviant le privileacutege des dix ou douze habitueacutesqui passaient la soireacutee aupregraves de la reine du Sancerrois Monsieur de LaBaudraye eut bientocirct remarqueacute lrsquoascendant que sa qualiteacute demari lui don-nait sur les galants de sa femme et il se servit drsquoeux avec la plus entiegraverecandeur il obtint des deacutegregravevements de contribution et gagna deux pro-cillons Dans tous ses litiges il fit pressentir lrsquoautoriteacute du Procureur duRoi de maniegravere agrave ne plus se rien voir contester et il eacutetait difficultueux etprocessif en affaires comme tous les nains mais toujours avec douceur

Neacuteanmoins plus lrsquoinnocence de madame de La Baudraye eacuteclataitmoins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes Sou-vent chez la preacutesidente Boirouge les dames drsquoun certain acircge discutaientpendant des soireacutees entiegraveres entre elles bien entendu sur le meacutenage LaBaudraye Toutes pressentaient un de ces mystegraveres dont le secret inteacute-resse vivement les femmes agrave qui la vie est connue Il se jouait en effet agrave LaBaudraye une de ces longues et monotones trageacutedies conjugales qui de-meureraient eacuteternellement inconnues si lrsquoavide scalpel du Dix-NeuviegravemeSiegravecle nrsquoallait pas conduit par la neacutecessiteacute de trouver du nouveau fouillerles coins les plus obscurs du cœur ou si vous voulez ceux que la pudeurdes siegravecles preacuteceacutedents avait respecteacutes Et ce drame domestique explique

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assez bien la vertu de Dinah pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariageUne jeune fille dont les succegraves au pensionnat Chamarolles avaient eu

lrsquoorgueil pour ressort dont le premier calcul avait eacuteteacute reacutecompenseacute parune premiegravere victoire ne devait pas srsquoarrecircter en si beau cheminQuelquecheacutetif que parucirct ecirctre monsieur de La Baudraye il fut pour mademoiselleDinah Pieacutedefer un parti vraiment inespeacutereacute Quelle pouvait ecirctre lrsquoarriegravere-penseacutee de ce vigneron en se mariant agrave quarante-quatre ans avec unejeune fille de dix-sept ans et quel parti sa femme pouvait-elle tirer delui  Tel fut le premier texte des meacuteditations de Dinah Le petit hommetrompa perpeacutetuellement lrsquoobservation de sa femme Ainsi tout drsquoabordil laissa prendre les deux preacutecieux hectares perdus en agreacutement autourde La Baudraye et il donna presque geacuteneacutereusement les sept agrave huit millefrancs neacutecessaires aux arrangements inteacuterieurs dirigeacutes par Dinah qui putacheter agrave Issoudun le mobilier Rouget et entreprendre chez elle le sys-tegraveme de ses deacutecorations Moyen-Acircge Louis XIV et Pompadour La jeunemarieacutee eut alors peine agrave croire que monsieur de La Baudraye fucirct avarecomme on le lui disait ou elle put penser avoir conquis un peu drsquoascen-dant sur lui Cette erreur dura dix-huit mois Apregraves le second voyage demonsieur de La Baudraye agrave Paris Dinah reconnut chez lui la froideurpolaire des avares de province en tout ce qui concernait lrsquoargent A lapremiegravere demande de capitaux elle joua la plus gracieuse de ces comeacute-dies dont le secret vient drsquoEgraveve  mais le petit homme expliqua nettementagrave sa femme qursquoil lui donnait deux cents francs par mois pour sa deacutepensepersonnelle qursquoil servait douze cents francs de rente viagegravere agrave madamePieacutedefer pour le domaine de La Hautoy qursquoainsi les mille eacutecus de la doteacutetaient deacutepasseacutes drsquoune somme de deux cents francs par an

― Je ne vous parle pas des deacutepenses de notre maison dit-il en termi-nant je vous laisse offrir des brioches et du theacute le soir agrave vos amis car ilfaut que vous vous amusiez  mais moi qui ne deacutepensais pas quinze centsfrancs par an avant mon mariage je deacutepense aujourdrsquohui six mille francsy compris les impositions les reacuteparations et crsquoest un peu trop eu eacutegardagrave la nature de nos biens Un vigneron nrsquoest jamais sucircr que de sa deacutepense les faccedilons les impocircts les tonneaux  tandis que la recette deacutepend drsquouncoup de soleil ou drsquoune geleacutee Les petits proprieacutetaires comme nous dontles revenus sont loin drsquoecirctre fixes doivent tabler sur leur minimum car

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ils nrsquoont aucun moyen de reacuteparer un exceacutedant de deacutepense ou une perteQue deviendrions-nous si unmarchand de vin faisait faillite  Aussi pourmoi des billets agrave toucher sont-ils des feuilles de chou Pour vivre commenous vivons nous devons donc avoir sans cesse une anneacutee de revenusdevant nous et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes

Il suffit drsquoune reacutesistance quelconque pour qursquoune femme deacutesire lavaincre et Dinah se heurta contre une acircme de bronze cotonneacutee des ma-niegraveres les plus douces Elle essaya drsquoinspirer des craintes et de la jalousieagrave ce petit homme mais elle le trouva cantonneacute dans la tranquilliteacute la plusinsolente Il quittait Dinah pour aller agrave Paris avec la certitude qursquoaurait euMeacutedor de la fideacuteliteacute drsquoAngeacutelique Quand elle se fit froide et deacutedaigneusepour piquer au vif cet avorton par le meacutepris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la preacutecision drsquoune vis depressoir monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixescomme ceux drsquoun chat qui devant un trouble domestique attend la me-nace drsquoun coup avant de quitter la place Lrsquoespegravece drsquoinquieacutetude inexpli-cable qui perccedilait agrave travers cette muette indiffeacuterence eacutepouvanta presquecette jeune femme de vingt ans elle ne comprit pas tout drsquoabord lrsquoeacutegoiumlstetranquilliteacute de cet homme comparable agrave un pot fecircleacute qui pour vivre avaitreacutegleacute les mouvements de son existence avec la preacutecision fatale que leshorlogers donnent agrave leurs pendules Aussi le petit homme eacutechappait-ilsans cesse agrave sa femme elle le combattait toujours agrave dix pieds au-dessusde la tecircte

Il est plus facile de comprendre que de deacutepeindre les rages auxquellesse livra Dinah quand elle se vit condamneacutee agrave ne pas sortir de La Bau-draye ni de Sancerre elle qui recircvait le maniement de la fortune et ladirection de ce nain agrave qui degraves lrsquoabord (drsquoabord) geacuteante elle avait obeacuteipour commander Dans lrsquoespoir de deacutebuter un jour sur le grand theacuteacirctrede Paris elle acceptait le vulgaire encens de ses chevaliers drsquohonneur ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de lrsquourne eacutelecto-rale car elle lui crut de lrsquoambition en le voyant revenir par trois fois deParis apregraves avoir gravi chaque fois un nouveau bacircton de lrsquoeacutechelle socialeMais quand elle interrogea le cœur de cet homme elle frappa commesur du marbre hellip Lrsquoex-receveur lrsquoex-reacutefeacuterendaire le maicirctre des requecircteslrsquoofficier de la Leacutegion-drsquoHonneur le commissaire royal eacutetait une taupe

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occupeacutee agrave tracer ses souterrains autour drsquoune piegravece de vigne  Quelqueseacuteleacutegies furent alors verseacutees dans le cœur du Procureur du Roi du Sous-Preacutefet et mecircme demonsieur Gravier qui tous en devinrent plus attacheacutesagrave cette sublime victime  car elle se garda bien comme toutes les femmesdrsquoailleurs de parler de ses calculs et comme toutes les femmes aussi ense voyant hors drsquoeacutetat de speacuteculer elle honnit la speacuteculation

Dinah battue par ces tempecirctes inteacuterieures atteignit indeacutecise agrave lrsquoan-neacutee 1827 ougrave vers la fin de lrsquoautomne eacuteclata la nouvelle de lrsquoacquisitionde la terre drsquoAnzy par le baron de La Baudraye Ce petit vieux eut alorsun mouvement de joie orgueilleuse qui changea pour quelques mois lesideacutees de sa femme  elle crut agrave je ne sais quoi de grand chez lui en luivoyant solliciter lrsquoeacuterection drsquoun majorat Dans son triomphe le petit ba-ron srsquoeacutecria  ― Dinah vous serez comtesse un jour  Il se fit alors entreles deux eacutepoux de ces replacirctrages qui ne tiennent pas et qui devaientfatiguer autant qursquohumilier une femme dont les supeacuterioriteacutes apparenteseacutetaient fausses et dont les supeacuterioriteacutes cacheacutees eacutetaient reacuteelles Ce contre-sens bizarre est plus freacutequent qursquoon ne le pense Dinah qui se rendaitridicule par les travers de son esprit eacutetait grande par les qualiteacutes de sonacircme  mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumiegraveretandis que la vie de province adulteacuterait de jour en jour la petite monnaiede son esprit Par un pheacutenomegravene contraire monsieur de La Baudrayesans force sans acircme et sans esprit devait paraicirctre un jour avoir un grandcaractegravere en suivant tranquillement un plan de conduite drsquoougrave sa deacutebiliteacutene lui permettait pas de sortir

Ceci fut dans cette existence une premiegravere phase qui dura six ans etpendant laquelle Dinah devint heacutelas  une femme de province A Parisil existe plusieurs espegraveces de femmes  il y a la duchesse et la femme dufinancier lrsquoambassadrice et la femme du consul la femme du ministre quiest ministre et la femme de celui qui ne lrsquoest plus  il y a la femme comme ilfaut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine  mais en provinceil nrsquoy a qursquoune femme et cette pauvre femme est la femme de provinceCette observation indique une des grandes plaies de notre socieacuteteacute mo-derne Sachons-le bien  la France au dix-neuviegraveme siegravecle est partageacutee endeux grandes zones  Paris et la province  la province jalouse de Paris Pa-ris ne pensant agrave la province que pour lui demander de lrsquoargent Autrefois

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Paris eacutetait la premiegravere ville de province la Cour primait la Ville  mainte-nant Paris est toute la Cour la Province est toute la VilleQuelque grandequelque belle quelque forte que soit agrave son deacutebut une jeune fille neacutee dansun deacutepartement quelconque  si comme Dinah Pieacutedefer elle se marie enprovince et si elle y reste elle devient bientocirct femme de province Malgreacuteses projets arrecircteacutes les lieux communs la meacutediocriteacute des ideacutees lrsquoinsou-ciance de la toilette lrsquohorticulture des vulgariteacutes envahissent lrsquoecirctre su-blime cacheacute dans cette acircme neuve et tout est dit la belle plante deacutepeacuteritComment en serait-il autrement  Degraves leur bas acircge les jeunes filles de pro-vince ne voient que des gens de province autour drsquoelles elles nrsquoinvententpas mieux elles nrsquoont agrave choisir qursquoentre des meacutediocriteacutes les pegraveres de pro-vince ne marient leurs filles qursquoagrave des garccedilons de province  personne nrsquoalrsquoideacutee de croiser les races lrsquoesprit srsquoabacirctardit neacutecessairement  aussi dansbeaucoup de villes lrsquointelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid Lrsquohomme srsquoy rabougrit sous les deux espegraveces car la sinistre ideacuteedes convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimo-niales Les gens de talent les artistes les hommes supeacuterieurs tout coq agraveplumes eacuteclatantes srsquoenvole agrave Paris Infeacuterieure comme femme une femmede province est encore infeacuterieure par son mari Vivez donc heureuse avecces deux penseacutees eacutecrasantes  Mais lrsquoinfeacuterioriteacute conjugale et lrsquoinfeacuterioriteacuteradicale de la femme de province sont aggraveacutees drsquoune troisiegraveme et ter-rible infeacuterioriteacute qui contribue agrave rendre cette figure segraveche et sombre agrave lareacutetreacutecir agrave lrsquoamoindrir agrave la grimer fatalement Lrsquoune des plus agreacuteablesflatteries que les femmes srsquoadressent agrave elles-mecircmes nrsquoest-elle pas la certi-tude drsquoecirctre pour quelque chose dans la vie drsquoun homme supeacuterieur choisipar elles en connaissance de cause comme pour prendre leur revanchedu mariage ougrave leurs goucircts ont eacuteteacute peu consulteacutes  Or en province srsquoil nrsquoya point de supeacuterioriteacute chez les maris il en existe encore moins chez lesceacutelibataires Aussi quand la femme de province commet sa petite fautesrsquoest-elle toujours eacuteprise drsquoun preacutetendu bel homme ou drsquoun dandy indi-gegravene drsquoun garccedilon qui porte des gants qui passe pour savoir monter agravecheval  mais au fond de son cœur elle sait que ses vœux poursuivent unlieu commun plus ou moins bien vecirctu Dinah fut preacuteserveacutee de ce dangerpar lrsquoideacutee qursquoon lui avait donneacutee de sa supeacuterioriteacute Elle nrsquoeucirct pas eacuteteacute pen-dant les premiers jours de son mariage aussi bien gardeacutee qursquoelle le fut par

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sa megravere dont la preacutesence ne lui fut importune qursquoau moment ougrave elle eutinteacuterecirct agrave lrsquoeacutecarter elle aurait eacuteteacute gardeacutee par son orgueil et par la hauteuragrave laquelle elle placcedilait ses destineacutees Assez flatteacutee de se voir entoureacutee drsquoad-mirateurs elle ne vit pas drsquoamant parmi eux Aucun homme ne reacutealisa lepoeacutetique ideacuteal qursquoelle avait jadis crayonneacute de concert avec Anna Grosse-tecircte Quand vaincue par les tentations involontaires que les hommageseacuteveillaient en elle elle se dit  ― Qui choisirais-je srsquoil fallait absolumentse donner  elle se sentit une preacutefeacuterence pour monsieur de Chargebœufgentilhomme de bonne maison dont la personne et les maniegraveres lui plai-saient mais dont lrsquoesprit froid dont lrsquoeacutegoiumlsme dont lrsquoambition borneacutee agraveune preacutefecture et agrave un bon mariage la reacutevoltaient Au premier mot desa famille qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue le vi-comte avait deacutejagrave laisseacute sans remords dans sa premiegravere sous-preacutefecture unefemme adoreacutee Au contraire la personne de monsieur de Clagny le seuldont lrsquoesprit parlacirct agrave celui de Dinah dont lrsquoambition avait lrsquoamour pourprincipe et qui savait aimer lui deacuteplaisait souverainementQuand elle futcondamneacutee agrave rester encore six ans agrave La Baudraye elle allait accepter lessoins de monsieur le vicomte de Chargebœuf  mais il fut nommeacute preacutefet etquitta le pays Au grand contentement du Procureur du Roi le nouveauSous-Preacutefet fut un homme marieacute dont la femme devint intime avec Di-nah Monsieur de Clagny nrsquoeut plus agrave combattre drsquoautre rivaliteacute que cellede monsieur Gravier Or monsieur Gravier eacutetait le type du quadrageacutenairedont se servent et dont se moquent les femmes dont les espeacuterances sontsavamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin drsquounebecircte de somme En six ans parmi tous les gens qui lui furent preacutesenteacutes devingt lieues agrave la ronde il ne srsquoen trouva pas un seul agrave lrsquoaspect de qui Dinahressentit cette commotion que cause la beauteacute la croyance au bonheur lechoc drsquoune acircme supeacuterieure ou le pressentiment drsquoun amour quelconquemecircme malheureux

Aucune des preacutecieuses faculteacutes de Dinah ne put donc se deacutevelopperelle deacutevora les blessures faites agrave son orgueil constamment opprimeacute parson mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scegravene desa vie Obligeacutee drsquoenterrer les treacutesors de son amour elle ne livra que desdehors agrave sa socieacuteteacute Par moments elle se secouait elle voulait prendre unereacutesolution virile  mais elle eacutetait tenue en lisiegraveres par la question drsquoargent

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Ainsi lentement et malgreacute les protestations ambitieuses malgreacute les reacutecri-minations eacuteleacutegiaques de son esprit elle subissait les transformations pro-vinciales qui viennent drsquoecirctre deacutecrites Chaque jour emportait un lambeaude ses premiegraveres reacutesolutions Elle srsquoeacutetait eacutecrit un programme de soins detoilette que par degreacutes elle abandonna Si drsquoabord elle suivit les modessi elle se tint au courant des petites inventions du luxe elle fut forceacuteede restreindre ses achats au chiffre de sa pension Au lieu de quatre cha-peaux de six bonnets de six robes elle se contenta drsquoune robe par saisonOn la trouva si jolie dans un certain chapeau qursquoelle fit servir le chapeaulrsquoanneacutee suivante Il en fut de tout ainsi Souvent elle immola les exigencesde sa toilette au deacutesir drsquoavoir un meuble gothique Elle en arriva deacutes laseptiegraveme anneacutee agrave trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robesdu matin par la plus habile couturiegravere du pays Sa megravere son mari sesamis la trouvegraverent charmante ainsi Comme elle nrsquoavait sous les yeux au-cun terme de comparaison elle tomba dans les pieacuteges tendus aux femmesde province Si une Parisienne nrsquoa pas les hanches assez bien dessineacuteesson esprit inventif et lrsquoenvie de plaire lui font trouver quelque remegravedeheacuteroiumlque  si elle a quelque vice quelque grain de laideur une tare quel-conque elle est capable drsquoen faire un agreacutement cela se voit souvent  maisla femme de province jamais  Si sa taille est trop courte si son embon-point se place mal eh  bien elle en prend son parti et ses adorateurssous peine de ne pas lrsquoaimer doivent lrsquoaccepter comme elle est tandisque la Parisienne veut toujours ecirctre prise pour ce qursquoelle nrsquoest pas Delagrave ces tournures grotesques ces maigreurs effronteacutees ces ampleurs ridi-cules ces lignes disgracieuses offertes avec ingeacutenuiteacute auxquelles touteune ville srsquoest habitueacutee et qui eacutetonnent quand une femme de province seproduit agrave Paris ou devant des Parisiens Dinah dont la taille eacutetait sveltela fit valoir agrave outrance et ne srsquoaperccedilut point du moment ougrave elle devint ri-dicule ougrave lrsquoennui lrsquoayant maigrie elle parut ecirctre un squelette habilleacute Sesamis en la voyant tous les jours ne remarquaient point les changementsinsensibles de sa personne Ce pheacutenomegravene est un des reacutesultats naturelsde la vie de province Malgreacute le mariage une jeune fille reste encore pen-dant quelque temps belle la ville en est fiegravere  mais chacun la voit tous lesjours et quand on se voit tous les jours lrsquoobservation se blase Si commemadame de La Baudraye elle perd un peu de son eacuteclat on srsquoen aperccediloit agrave

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peine Il y a mieux une petite rougeur on la comprend on srsquoy inteacuteresseUne petite neacutegligence est adoreacutee Drsquoailleurs la physionomie est si bieneacutetudieacutee si bien comprise que les leacutegegraveres alteacuterations sont agrave peine remar-queacutees et peut-ecirctre finit-on par les regarder comme des grains de beauteacuteQuand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison elle parut avoir faitune concession agrave la philosophie du pays

Il en est du parler des faccedilons du langage et des ideacutees comme du sen-timent  lrsquoesprit se rouille aussi bien que le corps srsquoil ne se renouvelle pasdans le milieu parisien  mais ce en quoi la vie de province se signe le plusest le geste la deacutemarche les mouvements qui perdent cette agiliteacute queParis communique incessamment La femme de province est habitueacutee agravemarcher agrave se mouvoir dans une sphegravere sans accidents sans transitions elle nrsquoa rien agrave eacuteviter elle va comme les recrues dans Paris en ne se dou-tant pas qursquoil y ait des obstacles  car il ne srsquoen trouve pas pour elle danssa province ougrave elle est connue ougrave elle est toujours agrave sa place et ougrave tout lemonde lui fait place La femme perd alors le charme de lrsquoimpreacutevu Enfinavez-vous remarqueacute le singulier pheacutenomegravene de la reacuteaction que produitsur lrsquohomme la vie en commun  Les ecirctres tendent par le sens indeacuteleacutebilede lrsquoimitation simiesque agrave se modeler les uns sur les autres On prendsans srsquoen apercevoir les gestes les faccedilons de parler les attitudes les airsle visage les uns des autres En six ans Dinah se mit au diapason de sasocieacuteteacute En prenant les ideacutees de monsieur de Clagny elle en prit le son devoix  elle imita sans srsquoen apercevoir les maniegraveres masculines en ne voyantque des hommes  elle crut se garantir de tous leurs ridicules en srsquoen mo-quant  mais comme il arrive agrave certains railleurs il resta quelques teintesde cettemoquerie dans sa nature Une Parisienne a trop drsquoexemples de bongoucirct pour que le pheacutenomegravene contraire nrsquoarrive pas Ainsi les femmes deParis attendent lrsquoheure et le moment de se faire valoir  tandis que ma-dame de La Baudraye habitueacutee agrave se mettre en scegravene contracta je ne saisquoi de theacuteacirctral et de dominateur un air de prima donna entrant en scegraveneque des sourires moqueurs eussent bientocirct reacuteformeacutes agrave Paris

Quand elle eut acquis son fonds de ridicules et que trompeacutee par sesadorateurs enchanteacutes elle crut avoir acquis des gracircces nouvelles elle eutun moment de reacuteveil terrible qui fut comme lrsquoavalanche tombeacutee de lamontagne Dinah fut ravageacutee en un jour par une affreuse comparaison

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En 1828 apregraves le deacutepart de monsieur de Chargebœuf elle fut agiteacuteepar lrsquoattente drsquoun petit bonheur  elle allait revoir la baronne de FontaineA la mort de son pegravere le mari drsquoAnna devenu Directeur-Geacuteneacuteral au Mi-nistegravere des Finances mit agrave profit un congeacute pour mener sa femme en Italiependant son deuil Anna voulut srsquoarrecircter un jour agrave Sancerre chez son amiedrsquoenfance Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste Anna beaucoupmoins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah parut en baronne deFontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye malgreacute safatigue et son costume de route Anna descendit drsquoun charmant coupeacutede voyage chargeacute des cartons de la Parisienne  elle avait avec elle unefemme de chambre dont lrsquoeacuteleacutegance effraya Dinah Toutes les diffeacuterencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province eacuteclategraverent aux yeuxintelligents de Dinah elle se vit alors telle qursquoelle paraissait agrave son amiequi la trouvameacuteconnaissable Anna deacutepensait six mille francs par an pourelle le total de ce que coucirctait la maison de monsieur de La Baudraye Envingt-quatre heures les deux amies eacutechangegraverent bien des confidences  etla Parisienne se trouvant supeacuterieure au pheacutenix du pensionnat Chama-rolles eut pour son amie de province de ces bonteacutes de ces attentionsen lui expliquant certaines choses qui firent de bien autres blessures agraveDinah  car la provinciale reconnut que les supeacuterioriteacutes de la Parisienneeacutetaient en surface  tandis que les siennes eacutetaient agrave jamais enfouies

Apregraves le deacutepart drsquoAnna madame de La Baudraye alors acircgeacutee de vingt-deux ans tomba dans un deacutesespoir sans bornes

― Qursquoavez-vous  lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue― Anna apprenait agrave vivre dit-elle pendant que jrsquoapprenais agrave souffrirhellipIl se jouait en effet dans le meacutenage de madame de La Baudraye une

tragi-comeacutedie en harmonie avec ses luttes relativement agrave la fortune avecses transformations successives et dont apregraves lrsquoabbeacute Duret monsieur deClagny seul eut connaissance lorsque Dinah par deacutesœuvrement par va-niteacute peut ecirctre lui livra le secret de sa gloire anonyme

Quoique lrsquoalliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueusedans la litteacuterature franccedilaise il est neacuteanmoins des exceptions agrave cette regravegleCette histoire offrira donc une des deux violations qui dans ces Eacutetudesseront commises envers la charte du Conte  car pour faire entrevoir lesluttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans lrsquoabsoudre il est neacutecessaire

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drsquoanalyser un poegraveme le fruit de son profond deacutesespoirMise agrave bout de sa patience et de sa reacutesignation par le deacutepart du vi-

comte de Chargebœuf Dinah suivit le conseil du bon abbeacute Duret qui luidit de convertir ses mauvaises penseacutees en poeacutesie  ce qui peut-ecirctre ex-plique certains poegravetes

― Il vous arrivera comme agrave ceux qui riment des eacutepitaphes ou des eacuteleacute-gies sur les ecirctres qursquoils ont perdus  la douleur se calme au cœur agrave mesureque les alexandrins bouillonnent dans la tecircte

Ce poegraveme eacutetrange mit en reacutevolution les deacutepartements de lrsquoAllier dela Niegravevre et du Cher heureux de posseacuteder un poegravete capable de lutter avecles illustrations parisiennes PAQUITA LA SEacuteVILLANE par JANDIAZ futpublieacute dans lrsquoEacutecho duMorvan espegravece de Revue qui lutta pendant dix-huitmois contre lrsquoindiffeacuterence provinciale Quelques gens drsquoesprits preacuteten-dirent agrave Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune eacutecole quiproduisait alors ces poeacutesies excentriques pleines de verve et drsquoimages ougravelrsquoon obtint de grands effets en violant la muse sous preacutetexte de fantaisiesallemandes anglaises et romanes

Le poegraveme commenccedilait par ce chant

Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante campagneSes jours chauds aux soirs si frais Drsquoamour de ciel de patrieTristes filles de NeustrieVous ne parleriez jamaisCrsquoest que lagrave sont drsquoautres hommesQursquoau froid pays ougrave nous sommes Ah  lagrave du soir au matinOn entend sur la pelouseDanser la vive AndalouseEn pantoufles de satinVous rougiriez les premiegraveresDe vos danses si grossiegraveresDe votre laid Carnaval

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Dont le froid bleuit les jouesEt qui saute dans les bouesChausseacute de peau de chevalCrsquoest dans un bouge obscur crsquoest agrave de pacircles fillesQue Paquita redit ces chants Dans ce Rouen si noir dont les frecircles aiguillesMacircchent lrsquoorage avec leurs dents Dans ce Rouen si laid si bruyant si colegraverehellip

Une magnifique description de Rouen ougrave jamais Dinah nrsquoeacutetait alleacuteefaite avec cette brutaliteacute postiche qui dicta plus tard tant de poeacutesies juveacute-nalesques opposait la vie des citeacutes industrielles agrave la vie nonchalante delrsquoEspagne lrsquoamour du ciel et des beauteacutes humaines au culte des machinesenfin la poeacutesie agrave la speacuteculation Et Jan Diaz expliquait lrsquohorreur de Paquitapour la Normandie en disant 

Paquita voyez-vous naquit dans la SeacutevilleAu bleu ciel aux soirs embaumeacutes Elle eacutetait agrave treize ans la reine de sa villeEt tous voulaient en ecirctre aimeacutesOui trois toreacuteadors se firent tuer pour elle Car le prix du vainqueur eacutetaitUn seul baiser agrave prendre aux legravevres de la belleQue tout Seacuteville convoitait

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis agrave tantde courtisanes dans tant de preacutetendus poegravemes qursquoil serait fastidieux dereproduire ici les cent vers dont il se compose Mais pour juger deshardiesses auxquelles Dinah srsquoeacutetait abandonneacutee il suffit drsquoen donner laconclusion Selon lrsquoardente madame de La Baudraye Paquita fut si biencreacuteeacutee pour lrsquoamour qursquoelle pouvait difficilement rencontrer des cavaliersdignes drsquoelle  car

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dans sa volupteacute viveOn les eucirct vus tous succomberQuand au festin drsquoamour dans son humeur lasciveElle nrsquoeucirct fait que srsquoattabler

Elle a pourtant quitteacute Seacuteville la joyeuseSes bois et ses champs drsquoorangersPour un soldat normand qui la fit amoureuseEt lrsquoentraicircna dans ses foyersElle ne pleurait rien de son AndalousieCe soldat eacutetait son bonheur 

Mais il fallut un jour partir pour la RussieSur les pas du grand Empereur

Rien de plus deacutelicat que la peinture des adieux de lrsquoEspagnole et ducapitaine drsquoartillerie normand qui dans le deacutelire drsquoune passion rendueavec un sentiment digne de Byron exigeait de Paquita une promesse defideacuteliteacute absolue dans la catheacutedrale de Rouen agrave lrsquoautel de la Vierge qui

Quoique vierge est femme et jamais ne pardonneAux traicirctres en serments drsquoamour

Une grande portion du poegraveme eacutetait consacreacutee agrave la peinture des souf-frances de Paquita seule dans Rouen attendant la fin de la campagne elle se tordait aux barreaux de ses fenecirctres en voyant passer de joyeuxcouples elle contenait lrsquoamour dans son cœur avec une eacutenergie qui ladeacutevorait elle vivait de narcotiques elle se deacutepensait en recircves 

Elle faillit mourir mais elle fut fidegraveleQuand son soldat fut de retourA la fin de lrsquoanneacutee il retrouva la belle

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Digne encor de tout son amourMais lui pacircle et glaceacute par la froide RussieJusque dans la moelle des osAccueillit tristement sa languissante amiehellip

Le poegraveme avait eacuteteacute conccedilu pour cette situation exploiteacutee avec uneverve une audace qui donnait un peu trop raison agrave lrsquoabbeacute Duret Pa-quita en reconnaissant les limites ougrave finissait lrsquoamour ne se jetait pascomme Heacuteloiumlse et Julie dans lrsquoinfini dans lrsquoideacuteal  non elle allait ce quipeut-ecirctre est atrocement naturel dans la voie du Vice mais sans aucunegrandeur faute drsquoeacuteleacutements car il est difficile de trouver agrave Rouen des gensassez passionneacutes pourmettre une Paquita dans sonmilieu de luxe et drsquoeacuteleacute-gance Cette affreuse reacutealiteacute releveacutee par une sombre poeacutesie avait dicteacutequelques-unes de ces pages dont abuse la Poeacutesie moderne et un peu tropsemblables agrave ce que les peintres appellent des eacutecorcheacutes Par un retour em-preint de philosophie le poegravete apregraves avoir deacutepeint lrsquoinfacircme maison ougravelrsquoAndalouse achevait ses jours revenait au chant du deacutebut 

Paquita maintenant est vieille et rideacuteeEt crsquoeacutetait elle qui chantait Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante etchellip

La sombre eacutenergie empreinte en ce poegraveme drsquoenviron six cents vers etqui srsquoil est permis drsquoemprunter ce mot agrave la peinture faisait un vigoureuxrepoussoir agrave deux seacuteguidilles semblables agrave celle qui commence et ter-mine lrsquoœuvre cette macircle expression drsquoune douleur indicible eacutepouvantala femme que trois deacutepartements admiraient sous le frac noir de lrsquoano-nyme Tout en savourant les enivrantes deacutelices du succegraves Dinah craignitles meacutechanceteacutes de la province ougrave plus drsquoune femme en cas drsquoindiscreacute-tion voudrait voir des rapports entre lrsquoauteur et Paquita Puis la reacuteflexionvint  Dinah freacutemit de honte agrave lrsquoideacutee drsquoavoir exploiteacute quelques-unes de sesdouleurs

― Ne faites plus rien lui dit lrsquoabbeacute Duret vous ne seriez plus unefemme vous seriez un poegravete

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On chercha Jan Diaz agrave Moulins agrave Nevers agrave Bourges  mais Dinah futimpeacuteneacutetrable Pour ne pas laisser drsquoelle une mauvaise ideacutee dans le cas ougravequelque hasard fatal reacutevegravelerait son nom elle fit un charmant poegraveme endeux chants sur le Checircne de la Messe une tradition du Nivernais que voici

Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge en guerre les unscontre les autres vinrent agrave lrsquoaurore pour se livrer une bataille mortelleaux uns ou aux autres et se rencontregraverent dans la forecirct de Faye Entreles deux partis se dressa de dessous un checircne un precirctre dont lrsquoattitude ausoleil levant eut quelque chose de si frappant que les deux partis eacutecoutantses ordres entendirent la messe qui fut dite sous un checircne et agrave la voix delrsquoEacutevangile ils se reacuteconciliegraverent On montre encore un checircne quelconquedans le bois de Faye

Ce poegraveme infiniment supeacuterieur agrave Paquita la Seacutevillane eut beaucoupmoins de succegraves Depuis ce double essai madame de La Baudraye en sesachant poegravete eut des eacuteclairs soudains sur le front dans les yeux qui larendirent plus belle qursquoautrefois Elle jetait les yeux sur Paris elle aspiraitagrave la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye dans ses chicanesjournaliegraveres avec son mari dans son cercle ougrave les caractegraveres les inten-tions le discours eacutetaient trop connus pour ne pas ecirctre devenus agrave la longueennuyeux Si elle trouva dans ses travaux litteacuteraires une distraction agrave sesmalheurs  si dans le vide de sa vie la poeacutesie eut de grands retentisse-ments si elle occupa ses forces la litteacuterature lui fit prendre en haine lagrise et lourde atmosphegravere de province

Quand apregraves la reacutevolution de 1830 la gloire de Georges Sand rayonnasur le Berry beaucoup de villes enviegraverent agrave La Chacirctre le privilegravege drsquoavoirvu naicirctre une rivale agrave madame de Staeumll agrave Camille Maupin et furent as-sez disposeacutees agrave honorer les moindres talents feacuteminins Aussi vit-on alorsbeaucoup de Dixiegravemes Muses en France jeunes filles ou jeunes femmesdeacutetourneacutees drsquoune vie paisible par un semblant de gloire  Drsquoeacutetranges doc-trines se publiaient alors sur le rocircle que les femmes devaient jouer dansla Socieacuteteacute Sans que le bon sens qui fait le fond de lrsquoesprit en France en fucirctperverti lrsquoon passait aux femmes drsquoexprimer des ideacutees de professer dessentiments qursquoelles nrsquoeussent pas avoueacutes quelques anneacutees auparavantMonsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour reacuteunir en unpetit volume in-18 qui fut imprimeacute par Desroziers agrave Moulins les œuvres

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de Jan Diaz Il composa sur ce jeune eacutecrivain ravi si preacutematureacutement auxLettres une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de lrsquoeacutenigme mais qui nrsquoavait pas alors en litteacuterature le meacuterite de la nouveauteacute Cesplaisanteries excellentes quand lrsquoincognito se garde deviennent un peufroides quand plus tard lrsquoauteur se montre Mais sous ce rapport la no-tice sur Jan Diaz fils drsquoun prisonnier espagnol et neacute vers 1807 agrave Bourgesa des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Univer-selles Rien nrsquoymanque ni les noms des professeurs du colleacutege de Bourgesni ceux des condisciples du poegravete mort tels que Lousteau Bianchon etautres ceacutelegravebres berruyers qui sont censeacutes lrsquoavoir connu recircveur meacutelanco-lique annonccedilant de preacutecoces dispositions pour la poeacutesie Une eacuteleacutegie in-tituleacutee  Tristesse faite au colleacutege les deux poegravemes de Paquita la Seacutevillaneet du Checircne de la messe trois sonnets une description de la catheacutedrale deBourges et de lrsquohocirctel de Jacques-Cœur enfin une nouvelle intituleacutee Ca-rola donneacutee comme lrsquoœuvre pendant laquelle il avait eacuteteacute surpris par lamort formaient le bagage litteacuteraire du deacutefunt dont les derniers instantspleins de misegravere et de deacutesespoir devaient serrer le cœur des ecirctres sen-sibles de la Niegravevre du Bourbonnais du Cher et du Morvan ougrave il avaitexpireacute pregraves de Chacircteau-Chinon inconnu de tous mecircme de celle qursquoil ai-mait hellip

Ce petit volume jaune fut tireacute agrave deux cents exemplaires dont cent cin-quante se vendirent environ cinquante par deacutepartement Cette moyennedes acircmes sensibles et poeacutetiques dans trois deacutepartements de la France estde nature agrave rafraicircchir lrsquoenthousiasme des auteurs sur la furia francese quide nos jours se porte beaucoup plus sur les inteacuterecircts que sur les livres Leslibeacuteraliteacutes de monsieur de Clagny faites car il avait signeacute la notice Di-nah garda sept ou huit exemplaires enveloppeacutes dans les journaux forainsqui rendirent compte de cette publication Vingt exemplaires envoyeacutes auxjournaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de reacutedactionNathan pris pour dupe ainsi que plusieurs Berrichons fit sur le grandhomme un article ougrave il lui trouva toutes les qualiteacutes qursquoon accorde auxgens enterreacutes Lousteau rendu prudent par ses camarades de colleacutege quine se rappelaient point Jan Diaz attendit des nouvelles de Sancerre etapprit que Jan Diaz eacutetait le pseudonyme drsquoune femme On se passionnadans lrsquoarrondissement de Sancerre pour madame de La Baudraye en qui

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lrsquoon voulut voir la future rivale de George Sand Depuis Sancerre jus-qursquoagrave Bourges on exaltait on vantait le poegraveme qui dans un autre tempseucirct eacuteteacute bien certainement honni Le public de province comme tous lespublics franccedilais peut-ecirctre adopte peu la passion du roi des Franccedilais lejuste-milieu  il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange

A cette eacutepoque le bon vieil abbeacute Duret le conseil de madame de LaBaudraye eacutetait mort  autrement il lrsquoeut empecirccheacutee de se livrer agrave la pu-bliciteacute Mais trois ans de travail et drsquoincognito pesaient au cœur de Di-nah qui substitua le tapage de la gloire agrave toutes ses ambitions trompeacuteesLa poeacutesie et les recircves de la ceacuteleacutebriteacute qui depuis son entrevue avec AnnaGrossetecircte avaient endormi ses douleurs ne suffisaient plus apregraves 1830 agravelrsquoactiviteacute de ce cœur malade Lrsquoabbeacute Duret qui parlait du monde quand lavoix de la religion eacutetait impuissante lrsquoabbeacute Duret qui comprenait Dinahqui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu reacutecompensait toutesles souffrances noblement supporteacutees cet aimable vieillard ne pouvaitplus srsquointerposer entre une faute agrave commettre et sa belle peacutenitente qursquoilnommait sa fille Ce vieux et savant precirctre avait plus drsquoune fois tenteacutedrsquoeacuteclairer Dinah sur le caractegravere de monsieur de La Baudraye en lui di-sant que cet homme savait haiumlr  mais les femmes ne sont pas disposeacutees agravereconnaicirctre une force agrave des ecirctres faibles et la haine est une trop constanteaction pour ne pas ecirctre une force vive En trouvant son mari profondeacute-ment indiffeacuterent en amour Dinah lui refusait la faculteacute de haiumlr

― Ne confondez pas la haine et la vengeance lui disait lrsquoabbeacute crsquoestdeux sentiments bien diffeacuterents lrsquoun est celui des petits esprits lrsquoautre estlrsquoeffet drsquoune loi agrave laquelle obeacuteissent les grandes acircmes Dieu se venge et nehait pas La haine est le vice des acircmes eacutetroites elles lrsquoalimentent de toutesleurs petitesses elles en font le preacutetexte de leurs basses tyrannies Aussigardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye  il vous pardonneraitune faute car il y trouverait un profit mais il serait doucement impla-cable si vous le touchiez agrave lrsquoendroit ougrave lrsquoa si cruellement atteint monsieurMilaud de Nevers et la vie ne serait plus possible pour vous

Or au moment ougrave le Nivernais le Sancerrois le Morvan le Berrysrsquoenorgueillissaient de madame de La Baudraye et la ceacuteleacutebraient sousle nom de Jan Diaz le petit La Baudraye recevait un coup mortel decette gloire Lui seul savait les secrets du poegraveme de Paquita la Seacutevillane

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Quand on parlait de cette œuvre terrible tout le monde disait de Dinah ― Pauvre femme  pauvre femme  Les femmes eacutetaient heureuses de pou-voir plaindre celle qui les avait tant opprimeacutees et jamais Dinah ne parutplus grande qursquoalors aux yeux du pays Le petit vieillard devenu plusjaune plus rideacute plus deacutebile que jamais ne teacutemoigna rien  mais Dinahsurprit parfois de lui sur elle des regards drsquoune froideur venimeuse quideacutementaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle Ellefinit par deviner ce qursquoelle crut ecirctre une simple brouille de meacutenage  maisen srsquoexpliquant avec son insecte comme le nommait monsieur Gravierelle sentit le froid la dureteacute lrsquoimpassibiliteacute de lrsquoacier  elle srsquoemporta ellelui reprocha sa vie depuis onze ans  elle fit avec intention de la faire ceque les femmes appellent une scegravene  mais le petit La Baudraye se tint surun fauteuil les yeux fermeacutes en eacutecoutant sans perdre son calme Et le naineut comme toujours raison de sa femme Dinah comprit qursquoelle avait eutort drsquoeacutecrire  elle se promit de ne jamais faire un vers et se tint paroleAussi fucirct-ce une deacutesolation dans tout le Sancerrois

― Pourquoi madame de la Baudraye ne compose-t-elle plus de vers(verse)  fut le mot de tout le monde

A cette eacutepoque madame de La Baudraye nrsquoavait plus drsquoennemies onaffluait chez elle il ne se passait pas de semaine qursquoil nrsquoy eucirct (eut) denouvelles preacutesentations La femme du Preacutesident du Tribunal une augustebourgeoise neacutee Popinot-Chandier avait dit agrave son fils jeune homme devingt-deux ans drsquoaller agrave La Baudraye y faire sa cour et se flattait de voirson Gatien dans les bonnes gracircces de cette femme supeacuterieure Le motfemme supeacuterieure avait remplaceacute le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur La Preacutesidente qui pendant neuf ans avait dirigeacute lrsquoopposition contreDinah fut si heureuse drsquoavoir vu son fils agreacuteeacute qursquoelle dit un bien infinide la Muse de Sancerre

― Apregraves tout srsquoeacutecria-t-elle en reacutepondant agrave une tirade de madame deClagny qui haiumlssait agrave la mort la preacutetendue maicirctresse de son mari crsquoest laplus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry 

Apregraves avoir rouleacute dans tant de halliers srsquoecirctre eacutelanceacutee enmille voies di-verses avoir recircveacute lrsquoamour dans sa splendeur avoir aspireacute les souffrancesdes drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs acheteacutes agrave bonmarcheacute tant la monotonie de sa vie eacutetait fatigante un jour Dinah tomba

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dans la fosse qursquoelle avait jureacute drsquoeacuteviter En voyant monsieur de Clagnyse sacrifiant toujours et qui refusa drsquoecirctre Avocat-Geacuteneacuteral agrave Paris ougrave lrsquoap-pelait sa famille elle se dit  ― Il mrsquoaime  Elle vainquit sa reacutepugnance etparut vouloir couronner tant de constance Ce fut agrave ce mouvement degeacuteneacuterositeacute chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux eacutelectionsen faveur de monsieur de Clagny Madame de La Baudraye avait recircveacutede suivre agrave Paris le deacuteputeacute de Sancerre Mais malgreacute de solennelles pro-messes les cent cinquante voix donneacutees agrave lrsquoadorateur de la belle Dinahqui voulait faire revecirctir la simarre du Garde des Sceaux agrave ce deacutefenseurde la veuve et de lrsquoorphelin se changegraverent en une imposante minoriteacute decinquante voix La jalousie du Preacutesident Boirouge la haine de monsieurGravier qui crut agrave la preacutepondeacuterance du candidat dans le cœur de Dinahfurent exploiteacutees par un jeune Sous-Preacutefet que pour ce fait les Doctri-naires firent nommer Preacutefet

― Je ne me consolerai jamais dit-il agrave un de ses amis en quittant San-cerre de ne pas avoir su plaire agrave madame de La Baudraye mon triompheeucirct eacuteteacute complethellip

Cette vie inteacuterieurement si tourmenteacutee offrait un meacutenage calme deuxecirctres mal assortis mais reacutesigneacutes je ne sais quoi de rangeacute de deacutecent cemensonge que veut la Socieacuteteacute mais qui faisait agrave Dinah comme un har-nais insupportable Pourquoi voulait-elle quitter son masque apregraves lrsquoavoirporteacute pendant douze ans  Drsquoougrave venait cette lassitude quand chaque jouraugmentait son espoir drsquoecirctre veuve  Si lrsquoon a suivi toutes les phasesde cette existence on comprendra tregraves-bien les diffeacuterentes deacuteceptionsauxquelles Dinah comme beaucoup de femmes drsquoailleurs srsquoeacutetait laisseacuteprendre Du deacutesir de dominer monsieur de La Baudraye elle eacutetait passeacuteeagrave lrsquoespoir drsquoecirctre megravere Entre les discussions de meacutenage et la triste connais-sance de son sort il srsquoeacutetait eacutecouleacute toute une peacuteriode Puis quand elle avaitvoulu se consoler le consolateur monsieur de Chargebœuf eacutetait partiLrsquoentraicircnement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avaitdonc jusqursquoalors manqueacute Srsquoil est enfin des femmes qui vont droit agrave unefaute nrsquoen est-il pas beaucoup qui srsquoaccrochent agrave bien des espeacuterances etqui nrsquoy arrivent qursquoapregraves avoir erreacute dans un deacutedale de malheurs secrets Telle fut Dinah Elle eacutetait si peu disposeacutee agrave manquer agrave ses devoirs qursquoellenrsquoaima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccegraves

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Son installation dans le chacircteau drsquoAnzy lrsquoarrangement de ses collectionsde ses curiositeacutes qui reccedilurent une valeur nouvelle du cadre magnifique etgrandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bacircti pour ce museacutee lrsquooc-cupegraverent pendant quelques mois et lui permirent de meacutediter une de cesreacutesolutions qui surprennent le public agrave qui les motifs sont cacheacutes maisqui souvent les trouve agrave force de causeries et de suppositions

La reacuteputation de Lousteau qui passait pour un homme agrave bonnes for-tunes agrave cause de ses liaisons avec des actrices frappa madame de La Bau-draye  elle voulut le connaicirctre elle lut ses ouvrages et se passionna pourlui moins peut-ecirctre agrave cause de son talent qursquoagrave cause de ses succegraves aupregravesdes femmes  elle inventa pour lrsquoamener dans le pays lrsquoobligation pourSancerre drsquoeacutelire aux prochaines Eacutelections une des deux ceacuteleacutebriteacutes du paysElle fit eacutecrire agrave lrsquoillustre meacutedecin par Gatien Boirouge qui se disait cou-sin de Bianchon par les Popinot  puis elle obtint drsquoun vieil ami de feumadame Lousteau de reacuteveiller lrsquoambition du feuilletoniste en lui faisantpart des intentions ougrave quelques personnes de Sancerre se trouvaient dechoisir leur deacuteputeacute parmi les gens ceacutelegravebres de Paris Fatigueacutee de son meacute-diocre entourage madame de La Baudraye allait enfin voir des hommesvraiment supeacuterieurs elle pourrait ennoblir sa faute de tout lrsquoeacuteclat de lagloire Ni Lousteau ni Bianchon ne reacutepondirent  peut-ecirctre attendaient-ilsles vacances Bianchon qui lrsquoanneacutee preacuteceacutedente avait obtenu sa chaireapregraves un brillant concours ne pouvait quitter son enseignement

Au mois de septembre en pleines vendanges les deux Parisiens arri-vegraverent dans leur pays natal et le trouvegraverent plongeacute dans les tyranniquesoccupations de la reacutecolte de 1836  il nrsquoy eut donc aucune manifestationde lrsquoopinion publique en leur faveur

― Nous faisons four dit Lousteau en parlant agrave son compatriote lalangue des coulisses

En 1836 Lousteau fatigueacute par seize anneacutees de luttes agrave Paris useacute toutautant par le plaisir que par la misegravere par les travaux et les meacutecomptesparaissait avoir quarante-huit ans quoiqursquoil nrsquoen eucirct que trente-sept Deacutejagravechauve il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines antici-peacutees avec les ravins traceacutes sur sa figure par lrsquoabus du vin de ChampagneIl mettait les stigmates de la deacutebauche sur le compte de la vie litteacuteraire enaccusant la Presse drsquoecirctre meurtriegravere il faisait entendre qursquoelle deacutevorait

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de grands talents afin de donner du prix agrave sa lassitude Il crut neacutecessairedrsquooutrer dans sa patrie et son faux deacutedain de la vie et sa misanthropie pos-tiche Neacuteanmoins parfois ses yeux jetaient encore des flammes commeces volcans qursquoon croit eacuteteints  et il essaya de remplacer par lrsquoeacuteleacutegancede la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux drsquounefemme

Horace Bianchon deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneur gros et gras commeun meacutedecin en faveur avait un air patriarcal de grands cheveux longsun front bombeacute la carrure du travailleur et le calme du penseur Cettephysionomie assez peu poeacutetique faisait ressortir admirablement son leacutegercompatriote

Ces deux illustrations restegraverent inconnues pendant toute une matineacuteeagrave lrsquoauberge ougrave elles eacutetaient descendues et monsieur de Clagny nrsquoappritleur arriveacutee que par hasard Madame de La Baudraye au deacutesespoir en-voya Gatien Boirouge qui nrsquoavait point de vignes inviter les deux Pari-siens agrave venir pour quelques jours au chacircteau drsquoAnzy Depuis un an Di-nah faisait la chacirctelaine et ne passait plus que les hivers agrave La BaudrayeMonsieur Gravier le Procureur du Roi le Preacutesident et Gatien Boirouge of-frirent aux deux hommes ceacutelegravebres un banquet auquel assistegraverent les per-sonnes les plus litteacuteraires de la ville En apprenant que la belle madame deLa Baudraye eacutetait Jan Diaz les deux Parisiens se laissegraverent conduire pourtrois jours au chacircteau drsquoAnzy dans un char-agrave-bancs que Gatien mena lui-mecircme Ce jeune homme plein drsquoillusions donna madame de La Baudrayeaux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancer-rois comme une femme supeacuterieure et capable drsquoinspirer de lrsquoinquieacutetudeagrave George Sand mais encore comme une femme qui produirait agrave Paris laplus profonde sensation Aussi lrsquoeacutetonnement du docteur Bianchon et dugoguenard feuilletoniste fut-il eacutetrange quoique reacuteprimeacute quand ils aper-ccedilurent au perron drsquoAnzy la chacirctelaine vecirctue drsquoune robe en leacuteger casimirnoir agrave guimpe semblable agrave une amazone sans queue  car ils reconnurentdes preacutetentions eacutenormes dans cette excessive simpliciteacute Dinah portaitun beacuteret de velours noir agrave la Raphaeumll drsquoougrave ses cheveux srsquoeacutechappaient engrosses boucles Ce vecirctement mettait en relief une assez jolie taille debeaux yeux de belles paupiegraveres presque fleacutetries par les ennuis de la viequi vient drsquoecirctre esquisseacutee Dans le Berry lrsquoeacutetrangeteacute de cette mise artiste

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deacuteguisait les romanesques affectations de la femme supeacuterieure En voyantles minauderies de leur trop aimable hocirctesse qui eacutetaient en quelque sortedesminauderies drsquoacircme et de penseacutee les deux amis eacutechangegraverent un regardet prirent une attitude profondeacutement seacuterieuse pour eacutecouter madame deLa Baudraye qui leur fit une allocution eacutetudieacutee en les remerciant drsquoecirctrevenus rompre la monotonie de sa vie Dinah promena ses hocirctes autourdu boulingrin orneacute de corbeilles de fleurs qui srsquoeacutetalait devant la faccediladedrsquoAnzy

― Comment demanda Lousteau le mystificateur une femme aussibelle que vous lrsquoecirctes et qui paraicirct si supeacuterieure a-t-elle pu rester en pro-vince  Comment faites-vous pour reacutesister agrave cette vie 

― Ah  voilagrave dit la chacirctelaine on nrsquoy reacutesiste pas Un profond deacutesespoirou une stupide reacutesignation ou lrsquoun ou lrsquoautre il nrsquoy a pas de choix telest le tuf sur lequel repose notre existence et ougrave srsquoarrecirctent mille penseacuteesstagnantes qui sans feacuteconder le terrain y nourrissent les fleurs eacutetioleacuteesde nos acircmes deacutesertes Ne croyez pas agrave lrsquoinsouciance  Lrsquoinsouciance tientau deacutesespoir ou agrave la reacutesignation chaque femme srsquoadonne alors agrave ce quiselon son caractegravere lui paraicirct un plaisir Quelques-unes se jettent dansles confitures et dans les lessives dans lrsquoeacuteconomie domestique dans lesplaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson dans la conservation desfruits dans la broderie des fichus dans les soins de la materniteacute dansles intrigues de petite ville Drsquoautres tracassent un piano inamovible quisonne comme un chaudron au bout de la septiegraveme anneacutee et qui finit sesjours asthmatique au chacircteau drsquoAnzyQuelques deacutevotes srsquoentretiennentdes diffeacuterents crus de la parole de Dieu  lrsquoon compare lrsquoabbeacute Fritaud agravelrsquoabbeacute Guinard On joue aux cartes le soir on danse pendant douze anneacuteesavec les mecircmes personnes dans les mecircmes salons aux mecircmes eacutepoquesCette belle vie est entremecircleacutee de promenades solennelles sur le Mail devisites drsquoeacutetiquette entre femmes qui vous demandent ougrave vous achetez voseacutetoffes La conversation est borneacutee au sud de lrsquointelligence par les ob-servations sur les intrigues cacheacutees au fond de lrsquoeau dormante de la viede province au nord par les mariages sur le tapis agrave lrsquoouest par les ja-lousies agrave lrsquoest par les petits mots piquants Aussi le voyez-vous  dit-elleen se posant une femme a des rides agrave vingt-neuf ans dix ans avant letemps fixeacute par les ordonnances du docteur Bianchon elle se couperose

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aussi tregraves-promptement et jaunit comme un coing quand elle doit jaunirnous en connaissons qui verdissentQuand nous en arrivons lagrave nous vou-lons justifier notre eacutetat normal Nous attaquons alors de nos dents aceacutereacuteescomme des dents de mulot les terribles passions de Paris Nous avons icides puritaines agrave contre-cœur qui deacutechirent les dentelles de la coquetterieet rongent la poeacutesie de vos beauteacutes parisiennes qui entament le bonheurdrsquoautrui en vantant leurs noix et leur lard rances en exaltant leur trou desouris eacuteconome les couleurs grises et les parfums monastiques de notrebelle vie sancerroise

― Jrsquoaime ce courage madame dit Bianchon Quand on eacuteprouve detels malheurs il faut avoir lrsquoesprit drsquoen faire des vertus

Stupeacutefait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la pro-vince agrave ses hocirctes dont les sarcasmes eacutetaient ainsi preacutevenus Gatien Boi-rouge poussa le coude agrave Lousteau en lui lanccedilant un regard et un sourirequi disaient  Hein  vous ai-je trompeacutes 

― Mais madame dit Lousteau vous nous prouvez que nous sommesencore agrave Paris je vous volerai cette tartine elle me vaudra dix francs dansmon feuilletonhellip

― Oh  monsieur reacutepliqua-t-elle deacutefiez-vous des femmes de province― Et pourquoi  dit LousteauMadame de La Baudraye eut la rouerie assez innocente drsquoailleurs de

signaler agrave ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vain-queur le pieacutege ougrave il se prendrait en pensant qursquoau moment ougrave il ne leverrait plus elle serait la plus forte

― On se moque drsquoelles en arrivant puis quand on a perdu le souvenirde lrsquoeacuteclat parisien en voyant la femme de province dans sa sphegravere onlui fait la cour ne fucirct-ce que par passe-temps Vous que vos passions ontrendu ceacutelegravebre vous serez lrsquoobjet drsquoune attention qui vous flatterahellip Pre-nez garde  srsquoeacutecria Dinah en faisant un geste coquet et srsquoeacutelevant par cesreacuteflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lous-teau Quand une pauvre petite provinciale conccediloit une passion excen-trique pour une supeacuterioriteacute pour un Parisien eacutegareacute en province elle enfait quelque chose de plus qursquoun sentiment elle y trouve une occupationet lrsquoeacutetend sur toute sa vie Il nrsquoy a rien de plus dangereux que lrsquoattache-ment drsquoune femme de province  elle compare elle eacutetudie elle reacutefleacutechit

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elle recircve elle nrsquoabandonne point son recircve elle pense agrave celui qursquoelle aimequand celui qursquoelle aime ne pense plus agrave elle Or une des fataliteacutes quipegravesent sur la femme de province est ce deacutenoucircment brusque de ses pas-sions qui se remarque souvent en Angleterre En province la vie agrave lrsquoeacutetatdrsquoobservation indienne force une femme agrave marcher droit dans son rail ouagrave en sortir vivement comme une machine agrave vapeur qui rencontre un obs-tacle Les combats strateacutegiques de la passion les coquetteries qui sont lamoitieacute de la Parisienne rien de tout cela nrsquoexiste ici

― Crsquoest vrai dit Lousteau Il y a dans le cœur drsquoune femme de provincedes surprises comme dans certains joujoux

― Oh  mon Dieu reprit Dinah une femme vous a parleacute trois fois pen-dant un hiver elle vous a serreacute dans son cœur agrave son insu  vient une par-tie de campagne une promenade tout est dit ou si vous voulez toutest fait Cette conduite bizarre pour ceux qui nrsquoobservent pas a quelquechose de tregraves-naturel Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant deacutepraveacutee un poegravete comme vous ou un philosophe un obser-vateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleusespoeacutesies ineacutedites enfin toutes les pages de ce beau roman dont le deacutenoucirc-ment profite agrave quelque heureux sous-lieutenant agrave quelque grand hommede province

― Les femmes de province que jrsquoai vues agrave Paris dit Lousteau eacutetaienten effet assez enleveuseshellip

― Dam  elles sont curieuses fit la chacirctelaine en commentant son motpar un petit geste drsquoeacutepaules

― Elles ressemblent agrave ces amateurs qui vont aux secondes repreacutesen-tations sucircrs que la piegravece ne tombera pas reacutepliqua le journaliste

― Quelle est donc la cause de vos maux  demanda Bianchon― Paris est le monstre qui fait nos chagrins reacutepondit la femme supeacute-

rieure Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier La pro-vince nrsquoexiste pas par elle-mecircme Lagrave seulement ougrave la nation est diviseacuteeen cinquante petits Eacutetats lagrave chacun peut avoir une physionomie et unefemme reflegravete alors lrsquoeacuteclat de la sphegravere ougrave elle regravegne Ce pheacutenomegravene socialse voit encore mrsquoa-t-on dit en Italie en Suisse et en Allemagne  mais enFrance comme dans tous les pays agrave capitale unique lrsquoaplatissement desmœurs sera la conseacutequence forceacutee de la centralisation

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― Les mœurs selon vous ne prendraient alors du ressort et de lrsquoori-ginaliteacute que par une feacutedeacuteration drsquoEacutetats franccedilais formant un mecircme empiredit Lousteau

― Ce nrsquoest peut-ecirctre pas agrave deacutesirer car la France aurait encore agraveconqueacuterir trop de pays dit Bianchon

― LrsquoAngleterre ne connaicirct pas ce malheur srsquoeacutecria Dinah Londres nrsquoyexerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France et agrave laquelle le geacute-nie franccedilais finira par remeacutedier  mais elle a quelque chose de plus horribledans son atroce hypocrisie qui est un bien autre mal 

― Lrsquoaristocratie anglaise reprit le journaliste qui preacutevit une tartinebyronienne et qui se hacircta de prendre la parole a sur la nocirctre lrsquoavantagede srsquoassimiler toutes les supeacuterioriteacutes elle vit dans ses magnifiques parcselle ne vient agrave Londres que pendant deux mois ni plus ni moins  elle viten province elle y fleurit et la fleurit

― Oui dit madame de La Baudraye Londres est la capitale des bou-tiques et des speacuteculations on y fait le gouvernement Lrsquoaristocratie srsquoyrecorde seulement pendant soixante jours elle y prend ses mots drsquoordreelle donne son coup drsquoœil agrave sa cuisine gouvernementale elle passe la re-vue de ses filles agrave marier et des eacutequipages agrave vendre elle se dit bonjour etsrsquoen va promptement  elle est si peu amusante qursquoelle ne se supporte paselle-mecircme plus que les quelques jours nommeacutes la saison

― Aussi dans la perfide Albion du Constitutionnel srsquoeacutecria Lousteaupour reacuteprimer par une eacutepigramme cette prestesse de langue y a-t-ilchance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points duroyaume

― Mais de charmantes femmes anglaises  reacutepliqua madame de LaBaudraye en souriant Voici ma megravere agrave laquelle je vais vous preacutesenterdit-elle en voyant venir madame Pieacutedefer

Une fois la preacutesentation des deux lions faite agrave ce squelette ambitieuxdu nom de femme qui srsquoappelait madame Pieacutedefer grand corps sec agrave vi-sage couperoseacute agrave dents suspectes aux cheveux teints Dinah laissa lesParisiens libres pendant quelques instants

― Eh  bien dit Gatien agrave Lousteau qursquoen pensez-vous ― Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout

bonnement la plus bavarde reacutepliqua le feuilletoniste

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― Une femme qui veut vous faire nommer deacuteputeacute hellip srsquoeacutecria Gatienun ange 

― Pardon jrsquooubliais que vous lrsquoaimez reprit Lousteau Vous excuserezle cynisme drsquoun vieux drocircle comme moi Demandez agrave Bianchon je nrsquoaiplus drsquoillusions je dis les choses comme elles sont Cette femme a biencertainement fait seacutecher sa megravere comme une perdrix exposeacutee agrave un tropgrand feuhellip

Gatien Boirouge trouva moyen de dire agrave madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste pendant le dicircner qui fut plantureux sinon splen-dide et pendant lequel la chacirctelaine eut soin de peu parler Cette lan-gueur dans la conversation reacuteveacutela lrsquoindiscreacutetion de Gatien Eacutetienne es-saya de rentrer en gracircce mais toutes les preacutevenances de Dinah furentpour Bianchon Neacuteanmoins au milieu de la soireacutee la baronne redevintgracieuse pour Lousteau Nrsquoavez-vous pas remarqueacute combien de grandeslacirccheteacutes sont commises pour de petites choses  Ainsi cette noble Dinahqui ne voulait pas se donner agrave des sots qui menait au fond de sa pro-vince une eacutepouvantable vie de luttes de reacutevoltes reacuteprimeacutees de poeacutesiesineacutedites et qui venait de gravir pour srsquoeacuteloigner de Lousteau la roche laplus haute et la plus escarpeacutee de ses deacutedains qui nrsquoen serait pas descendueen voyant ce faux Byron agrave ses pieds lui demandant merci deacutegringola sou-dain de cette hauteur en pensant agrave son album Madame de La Baudrayeavait donneacute dans la manie des autographes  elle posseacutedait un volume ob-long qui meacuteritait drsquoautant mieux son nom que les deux tiers des feuilletseacutetaient blancs La baronne de Fontaine agrave qui elle lrsquoavait envoyeacute pendanttrois mois obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini six me-sures de Meyerbeer les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les al-bums une strophe de Lamartine un mot de Beacuteranger Calypso ne pouvaitse consoler du deacutepart drsquoUlysse eacutecrit par George Sand les fameux vers sur leparapluie par Scribe une phrase de Charles Nodier une ligne drsquohorizonde Jules Dupreacute la signature de David drsquoAngers trois notes drsquoHector Ber-lioz Monsieur de Clagny reacutecolta pendant un seacutejour agrave Paris une chansonde Lacenaire autographe tregraves rechercheacute deux lignes de Fieschi et unelettre excessivement courte de Napoleacuteon qui toutes trois eacutetaient colleacuteessur le veacutelin de lrsquoalbum Monsieur Gravier pendant un voyage avait faiteacutecrire sur cet album mesdemoiselles Mars Georges Taglioni et Grisi les

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premiers artistes comme Freacutedeacuterick-Lemaicirctre Monrose Bouffeacute RubiniLablache Nourrit et Arnal  car il connaissait une socieacuteteacute de vieux gar-ccedilons nourris selon leur expression dans le Seacuterail qui lui procuregraverent cesfaveurs Ce commencement de collection fut drsquoautant plus preacutecieux agrave Di-nah qursquoelle eacutetait seule agrave dix lieues agrave la ronde agrave posseacuteder un album

Depuis deux ans beaucoup de jeunes personnes avaient des albumssur lesquels elles faisaient eacutecrire des phrases plus ou moins grotesquespar leurs amis et connaissances

O vous qui passez votre vie agrave recueillir des autographes gens heureuxet primitifs hollandais agrave tulipes vous excuserez alors Dinah quand crai-gnant de ne pas garder ses hocirctes plus de deux jours elle pria Bianchondrsquoenrichir son treacutesor par quelques lignes en le lui preacutesentant

Le meacutedecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette penseacutee sur lapremiegravere page 

laquo Ce qui rend le peuple si dangereux crsquoest qursquoil a pour tous ses crimesune absolution dans ses poches

raquo J-B DE CLAGNY raquo― Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la

monarchie dit agrave lrsquooreille de Lousteau le savant eacutelegraveve de Desplein Et Bian-chon eacutecrivit au-dessous 

laquo Ce qui distingue Napoleacuteon drsquoun porteur drsquoeau nrsquoest sensible que pourla Socieacuteteacute cela ne fait rien agrave la Nature Aussi la deacutemocratie qui se refuse agravelrsquoineacutegaliteacute des conditions en appelle-t-elle sans cesse agrave la Nature

raquo H BIANCHON raquo― Voilagrave les riches srsquoeacutecria Dinah stupeacutefaite ils tirent de leur bourse

une piegravece drsquoor comme les pauvres en tirent un liardhellip Je ne sais dit-elleen se tournant vers Lousteau si ce ne sera pas abuser de lrsquohospitaliteacute quede vous demander quelques stanceshellip

― Ah  madame vous me flattez Bianchon est un grand homme  maismoi je suis trop obscur hellip Dans vingt ans drsquoici mon nom serait plusdifficile agrave expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont lapenseacutee inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieumeacuteconnu Drsquoailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour im-proviser quelque meacuteditation bien amegravere  car je ne sais peindre que ce queje ressenshellip

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― Je voudrais vous voir me demander quinze jours dit gracieusementmadame de La Baudraye en tendant son album je vous garderais pluslong-temps

Le lendemain agrave cinq heures du matin les hocirctes du chacircteau drsquoAnzyfurent sur pied Le petit La Baudraye avait organiseacute pour les Parisiens unechasse  moins pour leur plaisir que par vaniteacute de proprieacutetaire il eacutetait bienaise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze centhectares de landes qursquoil recircvait de mettre en culture  entreprise qui voulaitquelque cent mille francs mais qui pouvait porter de trente agrave soixantemille francs les revenus de la terre drsquoAnzy

― Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi nrsquoa pas voulu venir chas-ser avec nous  dit Gatien Boirouge agrave monsieur Gravier

― Mais il nous lrsquoa dit il doit tenir lrsquoaudience aujourdrsquohui car le Tri-bunal juge correctionnellement reacutepondit le Receveur des Contributions

― Et vous croyez cela  srsquoeacutecria Gatien Eh  bien mon papa mrsquoa dit ― Vous nrsquoaurez pas monsieur Lebas de bonne heure car monsieur de Cla-gny a prieacute son substitut de tenir lrsquoaudience

― Ah  ah  fit Gravier dont la physionomie changea et monsieur deLa Baudraye qui part pour la Chariteacute 

― Mais pourquoi vous mecirclez-vous de ces affaires  dit Horace Bian-chon agrave Gatien

― Horace a raison dit Lousteau Je ne comprends pas comment vousvous occupez autant les uns des autres vous perdez votre temps agrave desriens

Horace Bianchon regarda Eacutetienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton les bons mots de petit journal eacutetaient incom-pris agrave Sancerre En atteignant un fourreacute monsieur Gravier laissa les deuxhommes ceacutelegravebres et Gatien srsquoy engager sous la conduite du garde dansun pli de terrain

― Eh  bien attendons le financier dit Bianchon quand les chasseursarrivegraverent agrave une clairiegravere

― Ah  bien si vous ecirctes un grand homme en Meacutedecine reacutepliqua Ga-tien vous ecirctes un ignorant en fait de vie de province Vous attendezmonsieur Gravier hellip mais il court comme un liegravevre malgreacute son petitventre rondelet  il est maintenant agrave vingt minutes drsquoAnzyhellip (Gatien tira

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sa montre) Bien  il arrivera juste agrave temps― Ougrave hellip― Au chacircteau pour le deacutejeuner reacutepondit Gatien Croyez-vous que je

serais agrave mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieurde Clagny  Les voilagrave deux ils se surveilleront Dinah sera bien gardeacutee

― Ah  ccedilagrave madame de La Baudraye en est donc encore agrave faire unchoix  dit Lousteau

― Maman le croit mais moi jrsquoai peur que monsieur de Clagny nrsquoaitfini par fasciner madame de La Baudraye  srsquoil a pu lui montrer dans ladeacuteputation quelques chances de revecirctir la simarre des Sceaux il a bienpu changer en agreacutements drsquoAdonis sa peau de taupe ses yeux terriblessa criniegravere eacutebouriffeacutee sa voix drsquohuissier enroueacute sa maigreur de poegravetecrotteacute Si Dinah voit monsieur de Clagny procureur-Geacuteneacuteral elle peut levoir joli garccedilon Lrsquoeacuteloquence a de grands privileacuteges Drsquoailleurs madamede La Baudraye est pleine drsquoambition Sancerre lui deacuteplaicirct elle recircve desgrandeurs parisiennes

― Mais quel inteacuterecirct avez-vous agrave cela dit Lousteau car si elle aime leProcureur du Roihellip Ah  vous croyez qursquoelle ne lrsquoaimera pas long-tempset vous espeacuterez lui succeacuteder

― Vous autres dit Gatien vous rencontrez agrave Paris autant de femmesdiffeacuterentes qursquoil y a de jours dans lrsquoanneacutee Mais agrave Sancerre ougrave il ne srsquoentrouve pas six et ougrave de ces six femmes cinq ont des preacutetentions deacutesor-donneacutees agrave la vertu  quand la plus belle vous tient agrave une distance eacutenormepar des regards deacutedaigneux comme si elle eacutetait princesse de sang royal ilest bien permis agrave un jeune homme de vingt-deux ans de chercher agrave devi-ner les secrets de cette femme  car alors elle sera forceacutee drsquoavoir des eacutegardspour lui

― Cela srsquoappelle ici des eacutegards dit le journaliste en souriant― Jrsquoaccorde agrave madame de La Baudraye trop de bon goucirct pour croire

qursquoelle srsquooccupe de ce vilain singe dit Horace Bianchon― Horace dit le journaliste voyons savant interpregravete de la nature

humaine tendons un pieacutege agrave loup au Procureur du Roi nous rendronsservice agrave notre ami Gatien et nous rirons Je nrsquoaime pas les Procureursdu Roi

― Tu as un juste pressentiment de ta destineacutee dit Horace Mais que

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faire ― Eh  bien racontons apregraves le dicircner quelques histoires de femmes

surprises par leurs maris et qui soient tueacutees assassineacutees avec des cir-constances terrifiantes Nous verrons la mine que feront madame de LaBaudraye et monsieur de Clagny

― Pasmal dit Bianchon il est difficile que lrsquoun ou lrsquoautre ne se trahisse(trahissent) pas par un geste ou par une reacuteflexion

― Je connais reprit le journaliste en srsquoadressant agrave Gatien un direc-teur de journal qui dans le but drsquoeacuteviter une triste destineacutee nrsquoadmet quedes histoires ougrave les amants sont brucircleacutes hacheacutes pileacutes disseacutequeacutes  ougrave lesfemmes sont bouillies frites cuites  il apporte alors ces effroyables reacutecitsagrave sa femme en espeacuterant qursquoelle lui sera fidegravele par peur  il se contente dece pis-aller le modeste mari  laquo Vois-tu ma mignonne ougrave conduit la pluspetite faute  raquo lui dit-il en traduisant le discours drsquoArnolphe agrave Agnegraves

― Madame de La Baudraye est parfaitement innocente ce jeunehomme a la berlue dit Bianchon Madame Pieacutedefer me paraicirct ecirctre beau-coup trop deacutevote pour inviter au chacircteau drsquoAnzy lrsquoamant de sa fille Ma-dame de La Baudraye aurait agrave tromper sa megravere son mari sa femme dechambre et celle de sa megravere  crsquoest trop drsquoouvrage je lrsquoacquitte

― Drsquoautant plus que son mari ne la quitte pas dit Gatien en riant deson calembour

― Nous nous souviendrons bien drsquoune ou deux histoires agrave faire trem-bler Dinah dit Lousteau Jeune homme et toi Bianchon je vous demandeune tenue seacutevegravere montrez-vous diplomates ayez un laissez-aller sans af-fectation eacutepiez sans en avoir lrsquoair la figure des deux criminels vous sa-vez hellip en dessous ou dans la glace agrave la deacuterobeacutee Ce matin nous chasse-rons le liegravevre ce soir nous chasserons le Procureur du Roi

La soireacutee commenccedila triomphalement pour Lousteau qui remit agrave lachacirctelaine son album ougrave elle trouva cette eacuteleacutegie

SpleenDes vers de moi cheacutetif et perdu dans la fouleDe ce monde eacutegoiumlste ougrave tristement je roule  Sans mrsquoattacher agrave rien Qui ne vis srsquoaccomplir jamais une espeacuterance

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Et dont lrsquoœil affaibli par la morne souffrance  Voit le mal sans le bien Cet album feuilleteacute par les doigts drsquoune femmeNe doit pas srsquoassombrir au reflet de mon acircme  Chaque chose en son lieu Pour une femme il faut parler drsquoamour de joieDe bals resplendissants de vecirctements de soie  Et mecircme un peu de DieuCe serait exercer sanglante raillerieQue de me dire agrave moi fatigueacute de la vie   Deacutepeins-nous le bonheur Au pauvre aveugle-neacute vante-t-on la lumiegravereA lrsquoorphelin pleurant parle-t-on drsquoune megravere  Sans leur briser le cœur Quand le froid deacutesespoir vous prend jeune en ce mondeQuand on nrsquoy peut trouver un cœur qui vous reacuteponde  Il nrsquoest plus drsquoavenirSi personne avec vous quand vous pleurez ne pleureQuand il nrsquoest pas aimeacute srsquoil faut qursquoun homme meure  Bientocirct je dois mourirPlaignez-moi  plaignez-moi  car souvent je blasphegravemeJusqursquoau nom saint de Dieu me disant en moi-mecircme   Il nrsquoa pour moi rien faitPourquoi le beacutenirais-je et que lui dois-je en somme Il eucirct pu me creacuteer beau riche gentilhomme  Et je suis pauvre et laid EacuteTIENNE LOUSTEAUSeptembre 1836 chacircteau drsquoAnzy

― Et vous avez composeacute ces vers depuis hier hellip srsquoeacutecria le Procureurdu Roi drsquoun ton deacutefiant

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― Oh  mon Dieu oui tout en chassant mais cela ne se voit que trop Jrsquoaurais voulu faire mieux pour madame

― Ces vers sont ravissants fit Dinah en levant les yeux au ciel― Crsquoest lrsquoexpression drsquoun sentiment malheureusement trop vrai reacute-

pondit Lousteau drsquoun air profondeacutement tristeChacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa meacutemoire de-

puis au moins dix ans car ils lui furent inspireacutes sous la Restauration parla difficulteacute de parvenir Madame de La Baudraye regarda le journalisteavec la pitieacute que les malheurs du geacutenie inspirent et monsieur de Clagnyqui surprit ce regard eacuteprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade Ilse mit au trictrac avec le cureacute de Sancerre Le fils du Preacutesident eut lrsquoex-cessive complaisance drsquoapporter la lampe aux deux joueurs de maniegravereque la lumiegravere tombacirct drsquoaplomb sur madame de La Baudraye qui prit sonouvrage elle garnissait de laine lrsquoosier drsquoune corbeille agrave papier Les troisconspirateurs se groupegraverent aupregraves de ces personnages

― Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille madame  dit le jour-naliste Pour quelque loterie de bienfaisance 

― Non dit-elle je trouve beaucoup trop drsquoaffectation dans la bienfai-sance faite agrave son de trompe

― Vous ecirctes bien indiscret dit monsieur Gravier― Y a-t-il de lrsquoindiscreacutetion dit Lousteau agrave demander quel est lrsquoheu-

reux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame― Il nrsquoy a pas drsquoheureux mortel reprit Dinah elle est pour monsieur

de La BaudrayeLe Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye

et la corbeille comme srsquoil se fucirct dit inteacuterieurement  ― Voilagrave ma corbeilleagrave papier perdue 

― Comment madame vous ne voulez pas que nous le disions heureuxdrsquoavoir une jolie femme heureux de ce qursquoelle lui fait de si charmanteschoses sur ses corbeilles agrave papier  Le dessin est rouge et noir agrave la Robindes bois Si je me marie je souhaite qursquoapregraves douze ans de meacutenage lescorbeilles que brodera ma femme soient pour moi

― Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous  dit madame de La Bau-draye en levant sur Eacutetienne son bel œil gris plein de coquetterie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Les Parisiens ne croient agrave rien dit le Procureur du Roi drsquoun tonamer La vertu des femmes est surtout mise en question avec une ef-frayante audace Oui depuis quelque temps les livres que vous faitesmessieurs les eacutecrivains vos Revues vos piegraveces de theacuteacirctre toute votre in-facircme litteacuterature repose sur lrsquoadultegraverehellip

― Eh  monsieur le Procureur du Roi reprit Eacutetienne en riant je vouslaissais jouer tranquillement je ne vous attaquais point et voilagrave que vousfaites un reacutequisitoire contre moi Foi de journaliste jrsquoai brocheacute plus decent articles contre les auteurs de qui vous parlez  mais jrsquoavoue que sije les ai attaqueacutes crsquoeacutetait pour dire quelque chose qui ressemblacirct agrave de lacritique Soyons justes si vous les condamnez il faut condamner Homegravereet son Iliade qui roule sur la belle Heacutelegravene  il faut condamner le ParadisPerdu de Milton Egraveve et le serpent me paraissent un gentil petit adul-tegravere symbolique Il faut supprimer les Psaumes de David inspireacutes par lesamours excessivement adultegraveres de ce Louis XIV heacutebreu Il faut jeter aufeu Mithridate le Tartuffe lrsquoEacutecole des femmes Phegravedre Andromaque leMariage de Figaro lrsquoEnfer de Dante les Sonnets de Peacutetrarque tout Jean-Jacques Rousseau les romans du moyen-acircge lrsquoHistoire de France lrsquoHis-toire romaine etc etc Je ne crois pas hormis lrsquoHistoire des Variations deBossuet et les Provinciales de Pascal qursquoil y ait beaucoup de livres agrave liresi vous voulez en retrancher ceux ougrave il est question de femmes aimeacutees agravelrsquoencontre des lois

― Le beau malheur  dit monsieur de ClagnyEacutetienne piqueacute de lrsquoair magistral que prenait monsieur de Clagny vou-

lut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent agravedeacutefendre des opinions auxquelles on ne tient pas dans le but de rendrefurieux un pauvre homme de bonne foi veacuteritable plaisanterie de journa-liste

― En nous placcedilant au point de vue politique ougrave vous ecirctes forceacute devous mettre dit-il en continuant sans relever lrsquoexclamation du magistraten revecirctant la robe du Procureur-Geacuteneacuteral agrave toutes les eacutepoques car tousles gouvernements ont leur Ministegravere public eh  bien la religion catho-lique se trouve infecteacutee dans sa source drsquoune violente illeacutegaliteacute conjugaleAux yeux du roi Heacuterode agrave ceux de Pilate qui deacutefendait le gouvernementromain la femme de Joseph pouvait paraicirctre adultegravere puisque de son

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propre aveu Joseph nrsquoeacutetait pas le pegravere du Christ Le juge paiumlen nrsquoadmet-tait pas plus lrsquoimmaculeacutee conception que vous nrsquoadmettriez un miraclesemblable si quelque religion se produisait aujourdrsquohui en srsquoappuyant surun mystegravere de ce genre Croyez-vous qursquoun tribunal de police correction-nelle reconnaicirctrait une nouvelle opeacuteration du Saint-Esprit  or qui peutoser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore lrsquohumaniteacute  est-ellemeilleure aujourdrsquohui que sous Tibegravere 

― Votre raisonnement est un sacrileacutege reacutepondit le Procureur du Roi― Drsquoaccord dit le journaliste mais je ne le fais pas dans une mau-

vaise intention Vous ne pouvez supprimer les faits historiques Selonmoi Pilate condamnant Jeacutesus-Christ Anytus organe du parti aristocra-tique drsquoAthegravenes et demandant la mort de Socrate repreacutesentaient des so-cieacuteteacutes eacutetablies se croyant leacutegitimes revecirctues de pouvoirs consentis obli-geacutees de se deacutefendre Pilate et Anytus eacutetaient alors aussi logiques que lesprocureurs-geacuteneacuteraux qui demandaient la tecircte des sergents de la Rochelleet qui font tomber aujourdrsquohui la tecircte des reacutepublicains armeacutes contre letrocircne de juillet et celles des novateurs dont le but est de renverser agrave leurprofit les socieacuteteacutes sous preacutetexte de les mieux organiser En preacutesence desgrandes familles drsquoAthegravenes et de lrsquoempire romain Socrate et Jeacutesus eacutetaientcriminels  pour ces vieilles aristocraties leurs opinions ressemblaient agravecelles de la Montagne  supposez leurs sectateurs triomphants ils eussentfait un leacuteger 93 dans lrsquoempire romain ou dans lrsquoAttique

― Ougrave voulez-vous en venir monsieur  dit le Procureur du Roi― A lrsquoadultegravere  Ainsi monsieur un bouddhiste en fumant sa pipe

peut parfaitement dire que la religion des chreacutetiens est fondeacutee sur lrsquoadul-tegravere  comme nous croyons queMahomet est un imposteur que son Coranest une reacuteimpression de la Bible et de lrsquoEacutevangile et que Dieu nrsquoa jamaiseu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son pro-phegravete

― Srsquoil y avait en France beaucoup drsquohommes comme vous et il y ena malheureusement trop tout gouvernement y serait impossible

― Et il nrsquoy aurait pas de religion dit madame Pieacutedefer dont le visageavait fait drsquoeacutetranges grimaces pendant cette discussion

― Tu leur causes une peine infinie dit Bianchon agrave lrsquooreille drsquoEacutetiennene parle pas religion tu leur dis des choses agrave les renverser

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si jrsquoeacutetais eacutecrivain ou romancier dit monsieur Gravier je prendraisle parti des maris malheureux Moi qui ai vu beaucoup de choses etdrsquoeacutetranges choses je sais que dans le nombre des maris trompeacutes il srsquoentrouve dont lrsquoattitude ne manque point drsquoeacutenergie et qui dans la crisesont tregraves-dramatiques pour employer un de vos mots monsieur dit-il enregardant Eacutetienne

― Vous avez raison mon cher monsieur Gravier dit Lousteau je nrsquoaijamais trouveacute ridicules les maris trompeacutes  au contraire je les aimehellip

― Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance  dit alors Bian-chon il croit en sa femme il ne la soupccedilonne point il a la foi du charbon-nier Srsquoil a la faiblesse de se confier agrave sa femme vous vous en moquez  srsquoilest deacutefiant et jaloux vous le haiumlssez  dites-moi quel est le moyen termepour un homme drsquoesprit 

― Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer siouvertement contre lrsquoimmoraliteacute des reacutecits ougrave la charte conjugale est vio-leacutee je vous raconterais une vengeance de mari dit Lousteau

Monsieur de Clagny jeta ses deacutes drsquoune faccedilon convulsive et ne regardapoint le journaliste

― Comment donc mais une narration de vous srsquoeacutecria madame de LaBaudraye agrave peine aurais-je oseacute vous la demanderhellip

― Elle nrsquoest pas de moi madame je nrsquoai pas tant de talent  elle me futet avec quel charme  raconteacutee par un de nos eacutecrivains les plus ceacutelegravebresle plus grand musicien litteacuteraire que nous ayons Charles Nodier

― Eh  bien dites reprit Dinah je nrsquoai jamais entendu monsieur No-dier vous nrsquoavez pas de comparaison agrave craindre

― Peu de temps apregraves le 18 brumaire dit Lousteau vous savez qursquoily eut une leveacutee de boucliers en Bretagne et dans la Vendeacutee Le premierconsul empresseacute de pacifier la France entama des neacutegociations avec lesprincipaux chefs et deacuteploya les plus vigoureuses mesures militaires  maistout en combinant des plans de campagne avec les seacuteductions de sa diplo-matie italienne il mit en jeu les ressorts machiaveacuteliques de la police alorsconfieacutee agrave Foucheacute Rien de tout cela ne fut inutile pour eacutetouffer la guerreallumeacutee dans lrsquoouest A cette eacutepoque un jeune homme appartenant agrave lafamille de Mailleacute fut envoyeacute par les Chouans de Bretagne agrave Saumur afindrsquoeacutetablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des en-

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virons et les chefs de lrsquoinsurrection royaliste Instruite de ce voyage lapolice de Paris avait deacutepecirccheacute des agents chargeacutes de srsquoemparer du jeuneeacutemissaire agrave son arriveacutee agrave Saumur Effectivement lrsquoambassadeur fut arrecircteacutele jour mecircme de son deacutebarquement  car il vint en bateau sous un deacutegui-sement de maicirctre marinier Mais en homme drsquoexeacutecution il avait calculeacutetoutes les chances de son entreprise  son passe-port ses papiers eacutetaientsi bien en regravegle que les gens envoyeacutes pour se saisir de lui craignirent dese tromper Le chevalier de Beauvoir je me rappelle maintenant le nomavait bien meacutediteacute son rocircle  il se reacuteclama de sa famille drsquoemprunt alleacute-gua son faux domicile et soutint si hardiment son interrogatoire qursquoilaurait eacuteteacute mis en liberteacute sans lrsquoespegravece de croyance aveugle que les es-pions eurent en leurs instructions malheureusement trop preacutecises Dansle doute ces alguasils aimegraverent mieux commettre un acte arbitraire quede laisser eacutechapper un homme agrave la capture duquel le Ministre paraissaitattacher une grande importance Dans ces temps de liberteacute les agentsdu pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons au-jourdrsquohui la leacutegaliteacute Le chevalier fut donc provisoirement emprisonneacutejusqursquoagrave ce que les autoriteacutes supeacuterieures eussent pris une deacutecision agrave soneacutegard Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre La police or-donna de garder tregraves-eacutetroitement le prisonnier malgreacute ses deacuteneacutegations lechevalier de Beauvoir fut alors transfeacutereacute suivant de nouveaux ordres auchacircteau de lrsquoEscarpe dont le nom indique assez la situation Cette forte-resse assise sur des rochers drsquoune grande eacuteleacutevation a pour fosseacutes des preacute-cipices  on y arrive de tous cocircteacutes par des pentes rapides et dangereuses comme dans tous les anciens chacircteaux la porte principale est agrave pont-leviset deacutefendue par une large douve Le commandant de cette prison charmeacutedrsquoavoir agrave garder un homme de distinction dont les maniegraveres eacutetaient fortagreacuteables qui srsquoexprimait agrave merveille et paraissait instruit qualiteacutes raresagrave cette eacutepoque accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence  illui proposa drsquoecirctre agrave lrsquoEscarpe sur parole et de faire cause commune aveclui contre lrsquoennui Le prisonnier ne demanda pas mieux Beauvoir eacutetaitun loyal gentilhomme mais crsquoeacutetait aussi par malheur un fort joli garccedilonIl avait une figure attrayante lrsquoair reacutesolu la parole engageante une forceprodigieuse Leste bien deacutecoupleacute entreprenant aimant le danger il eucirctfait un excellent chef de partisans  il les faut ainsi Le commandant as-

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signa le plus commode des appartements agrave son prisonnier lrsquoadmit agrave satable et nrsquoeut drsquoabord qursquoagrave se louer du Vendeacuteen Ce commandant eacutetaitCorse et marieacute  sa femme jolie et agreacuteable lui semblait peut-ecirctre difficileagrave garder  bref il eacutetait jaloux en sa qualiteacute de Corse et de militaire assezmal tourneacute Beauvoir plut agrave la dame il la trouva fort agrave son goucirct  peut-ecirctre srsquoaimegraverent-ils  en prison lrsquoamour va si vite  Commirent-ils quelqueimprudence  Le sentiment qursquoils eurent lrsquoun pour lrsquoautre deacutepassa-t-il lesbornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirsenvers les femmes  Beauvoir ne srsquoest jamais franchement expliqueacute surce point assez obscur de son histoire  mais toujours est-il constant que lecommandant se crut en droit drsquoexercer des rigueurs extraordinaires surson prisonnier Beauvoir mis au donjon fut nourri de pain noir abreuveacutedrsquoeau claire et enchaicircneacute suivant le perpeacutetuel programme des divertisse-ments prodigueacutes aux captifs La cellule situeacutee sous la plate-forme eacutetaitvoucircteacutee en pierre dure les murailles avaient une eacutepaisseur deacutesespeacuterantela tour donnait sur le preacutecipice Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnulrsquoimpossibiliteacute drsquoune eacutevasion il tomba dans ces recircveries qui sont tout en-semble le deacutesespoir et la consolation des prisonniers Il srsquooccupa de cesriens qui deviennent de grandes affaires  il compta les heures et les joursil fit lrsquoapprentissage du triste eacutetat de prisonnier se replia sur lui-mecircmeet appreacutecia la valeur de lrsquoair et du soleil  puis apregraves une quinzaine dejours il eut cette maladie terrible cette fiegravevre de liberteacute qui pousse lesprisonniers agrave ces sublimes entreprises dont les prodigieux reacutesultats noussemblent inexplicables quoique reacuteels et que mon ami le docteur (il setourna vers Bianchon) attribuerait sans doute agrave des forces inconnues ledeacutesespoir de son analyse physiologique mystegraveres de la volonteacute humainedont la profondeur eacutepouvante la science (Bianchon fit un signe neacutegati)Beauvoir se rongeait le cœur car la mort seule pouvait le rendre libre Unmatin le porte-clefs chargeacute drsquoapporter la nourriture du prisonnier au lieude srsquoen aller apregraves lui avoir donneacute sa maigre pitance resta devant lui lesbras croiseacutes et le regarda singuliegraverement Entre eux la conversation sereacuteduisait ordinairement agrave peu de chose et jamais le gardien ne la com-menccedilait Aussi le chevalier fut-il tregraves-eacutetonneacute lorsque cet homme lui dit ― Monsieur vous avez sans doute votre ideacutee en vous faisant toujours ap-peler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun Cela ne me regarde pas mon

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affaire nrsquoest point de veacuterifier votre nom Que vous vous nommiez Pierreou Paul cela mrsquoest bien indiffeacuterent A chacun son meacutetier les vaches se-ront bien gardeacutees Cependant je sais dit-il en clignant de lrsquoœil que vousecirctes monsieur Charles-Feacutelix-Theacuteodore chevalier de Beauvoir et cousin demadame la duchesse de Mailleacutehellip― Hein  ajouta-t-il drsquoun air de triompheapregraves un moment de silence en regardant son prisonnier Beauvoir sevoyant incarceacutereacute fort et ferme ne crut pas que sa position pucirct empirerpar lrsquoaveu de son veacuteritable nom ― Eh  bien quand je serais le chevalierde Beauvoir qursquoy gagnerais-tu  lui dit-il ― Oh  tout est gagneacute reacutepliquale porte-clefs agrave voix basse Eacutecoutez-moi Jrsquoai reccedilu de lrsquoargent pour facilitervotre eacutevasion  mais un instant  Si jrsquoeacutetais soupccedilonneacute de la moindre choseje serais fusilleacute tout bellement Jrsquoai donc dit que je tremperais dans cetteaffaire juste pour gagner mon argent Tenez monsieur voici une clef dit-il en sortant de sa poche une petite lime Avec cela vous scierez un de vosbarreaux Dam  ce ne sera pas commode reprit-il en montrant lrsquoouver-ture eacutetroite par laquelle le jour entrait dans le cachot Crsquoeacutetait une espegravecede baie pratiqueacutee au-dessus du cordon qui couronnait exteacuterieurement ledonjon entre ces grosses pierres saillantes destineacutees agrave figurer les supportsdes creacuteneaux ― Monsieur dit le geocirclier il faudra scier le fer assez pregravespour que vous puissiez passer ― Oh  sois tranquille  jrsquoy passerai dit leprisonnier ― Et assez haut pour qursquoil vous reste de quoi attacher votrecorde reprit le porte-clefs ― Ougrave est-elle  demanda Beauvoir ― La voicireacutepondit le guichetier en lui jetant une corde agrave nœuds Elle a eacuteteacute fabriqueacuteeavec du linge afin de faire supposer que vous lrsquoavez confectionneacutee vous-mecircme et elle est de longueur suffisante Quand vous serez au derniernœud laissez-vous couler tout doucement le reste est votre affaire Voustrouverez probablement dans les environs une voiture tout atteleacutee et desamis qui vous attendent Mais je ne sais rien moi  Je nrsquoai pas besoin devous dire qursquoil y a une sentinelle au dret de la tour Vous saurez ben choisirune nuit noire et guetter le moment ougrave le soldat de faction dormira Vousrisquerez peut-ecirctre drsquoattraper un coup de fusil  maishellip ― Crsquoest bon  crsquoestbon je ne pourrirai pas ici srsquoeacutecria le chevalier ― Ah  ccedila se pourrait bientout de mecircme reacutepliqua le geocirclier drsquoun air becircte Beauvoir prit cela pourune de ces reacuteflexions niaises que font ces gens lagrave Lrsquoespoir drsquoecirctre bientocirctlibre le rendait si joyeux qursquoil ne pouvait guegravere srsquoarrecircter aux discours de

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cet homme espegravece de paysan renforceacute Il se mit agrave lrsquoouvrage aussitocirct etla journeacutee lui suffit pour scier les barreaux Craignant une visite du com-mandant il cacha son travail en bouchant les fentes avec de la mie depain rouleacutee dans de la rouille afin de lui donner la couleur du fer Il serrasa corde et se mit agrave eacutepier quelque nuit favorable avec cette impatienceconcentreacutee et cette profonde agitation drsquoacircme qui dramatisent la vie desprisonniers Enfin par une nuit grise une nuit drsquoautomne il acheva descier les barreaux attacha solidement sa corde srsquoaccroupit agrave lrsquoexteacuterieursur le support de pierre en se cramponnant drsquoune main au bout de fer quirestait dans la baie Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de lanuit et lrsquoheure agrave laquelle les sentinelles doivent dormir Crsquoest vers le ma-tin agrave peu pregraves Il connaissait la dureacutee des factions lrsquoinstant des rondestoutes choses dont srsquooccupent les prisonniers mecircme involontairement Ilguetta le moment ougrave lrsquoune des sentinelles serait aux deux tiers de sa fac-tion et retireacutee dans sa gueacuterite agrave cause du brouillard Certain drsquoavoir reacuteunitoutes les chances favorables agrave son eacutevasion il se mit alors agrave descendrenœud agrave nœud suspendu entre le ciel et la terre en tenant sa corde avecune force de geacuteant Tout alla bien A lrsquoavant-dernier nœud au moment dese laisser couler agrave terre il srsquoavisa par une penseacutee prudente de chercherle sol avec ses pieds et ne trouva pas de sol Le cas eacutetait assez embar-rassant pour un homme en sueur fatigueacute perplexe et dans une situationougrave il srsquoagissait de jouer sa vie agrave pair ou non Il allait srsquoeacutelancer Une rai-son frivole lrsquoen empecirccha  son chapeau venait de tomber heureusementil eacutecouta le bruit que sa chute devait produire et il nrsquoentendit rien  Leprisonnier conccedilut de vagues soupccedilons sur sa position  il se demanda si lecommandant ne lui avait pas tendu quelque pieacutege  mais dans quel inteacute-recirct  En proie agrave ces incertitudes il songea presque agrave remettre la partie agraveune autre nuit Provisoirement il reacutesolut drsquoattendre les clarteacutes indeacutecisesdu creacutepuscule  heure qui ne serait peut-ecirctre pas tout agrave fait deacutefavorable agravesa fuite Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon  maisil eacutetait presque eacutepuiseacute au moment ougrave il se remit sur le support exteacuterieurguettant tout comme un chat sur le bord drsquoune gouttiegravere Bientocirct agrave lafaible clarteacute de lrsquoaurore il aperccedilut en faisant flotter sa corde une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus dupreacutecipice ― Merci commandant  dit-il avec le sang-froid qui le carac-

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teacuterisait Puis apregraves avoir quelque peu reacutefleacutechi agrave cette habile vengeanceil jugea neacutecessaire de rentrer dans son cachot Il mit sa deacutefroque en eacutevi-dence sur son lit laissa la corde en dehors pour faire croire agrave sa chute il se tapit tranquillement derriegravere la porte et attendit lrsquoarriveacutee du perfideguichetier en tenant agrave la main une des barres de fer qursquoil avait scieacutees Leguichetier qui ne manqua pas de venir plus tocirct qursquoagrave lrsquoordinaire pour re-cueillir la succession dumort ouvrit la porte en sifflant  mais quand il futagrave une distance convenable Beauvoir lui asseacutena sur le cracircne un si furieuxcoup de barre que le traicirctre tomba comme une masse sans jeter un cri  labarre lui avait briseacute la tecircte Le chevalier deacuteshabilla promptement le mortprit ses habits imita son allure et gracircce agrave lrsquoheure matinale et au peu dedeacutefiance des sentinelles de la porte principale il srsquoeacutevada

Ni le Procureur du Roi ni madame de la Baudraye ne parurent croireqursquoil y eucirct dans ce reacutecit la moindre propheacutetie qui les concernacirct Les inteacute-resseacutes se jetegraverent des regards interrogatifs en gens surpris de la parfaiteindiffeacuterence des deux preacutetendus amants

― Bah  jrsquoai mieux agrave vous raconter dit Bianchon― Voyons dirent les auditeurs agrave un signe que fit Lousteau pour dire

que Bianchon avait sa petite reacuteputation de conteurDans les histoires dont se composait son fonds de narration car tous

les gens drsquoesprit ont une certaine quantiteacute drsquoanecdotes commemadame deLa Baudraye avait sa collection de phrases lrsquoillustre docteur choisit celleconnue sous le nom de La Grande Bretegraveche et devenue si ceacutelegravebre qursquoonen a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intituleacute Valentine Aussiest-il parfaitement inutile de reacutepeacuteter ici cette aventure quoiqursquoelle fucirctdu fruit nouveau pour les habitants du chacircteau drsquoAnzy Ce fut drsquoailleursla mecircme perfection dans les gestes dans les intonations qui valut tantdrsquoeacuteloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la racontapour la premiegravere fois Le dernier tableau du Grand drsquoEspagne mourant defaim et debout dans lrsquoarmoire ougrave lrsquoa mureacute le mari de madame de Merretet le dernier mot de ce mari reacutepondant agrave une derniegravere priegravere de sa femme ― Vous avez jureacute sur ce crucifix qursquoil nrsquoy avait lagrave personne  produisit toutson effet Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon

― Savez-vous messieurs dit alors madame de La Baudraye quelrsquoamour doit ecirctre une chose immense pour engager une femme agrave semettre

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en de pareilles situations ― Moi qui certes ai vu drsquoeacutetranges choses dans ma vie dit monsieur

Gravier jrsquoai eacuteteacute quasi teacutemoin en Espagne drsquoune aventure de ce genre-lagrave― Vous venez apregraves de grands acteurs lui dit madame de La Baudraye

en fecirctant les deux Parisiens par un regard coquet nrsquoimporte allez― Quelque temps apregraves son entreacutee agrave Madrid dit le Receveur des

contributions le grand-duc de Berg invita les principaux personnages decette ville agrave une fecircte offerte par lrsquoarmeacutee franccedilaise agrave la capitale nouvel-lement conquise Malgreacute la splendeur du gala les Espagnols nrsquoy furentpas tregraves-rieurs leurs femmes dansegraverent peu la plupart des convieacutes semirent agrave jouer Les jardins du palais eacutetaient illumineacutes assez splendide-ment pour que les dames pussent srsquoy promener avec autant de seacutecuriteacuteqursquoelles lrsquoeussent fait en plein jour La fecircte eacutetait impeacuterialement belle Rienne fut eacutepargneacute dans le but de donner aux Espagnols une haute ideacutee delrsquoEmpereur srsquoils voulaient le juger drsquoapregraves ses lieutenants Dans un bos-quet assez voisin du palais entre une heure et deux du matin plusieursmilitaires franccedilais srsquoentretenaient des chances de la guerre et de lrsquoavenirpeu rassurant que pronostiquait lrsquoattitude des Espagnols preacutesents agrave cettepompeuse fecircte ― Ma foi dit le Chirurgien en chef du Corps drsquoarmeacutee ougravejrsquoeacutetais Payeur Geacuteneacuteral hier jrsquoai formellement demandeacute mon rappel auprince Murat Sans avoir preacuteciseacutement peur de laisser mes os dans la Peacute-ninsule je preacuteegravere aller panser les blessures faites par nos bons voisinsles Allemands  leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans Puis la crainte de lrsquoEspagne est chez moi commeune superstition Degraves mon enfance jrsquoai lu des livres espagnols un tasdrsquoaventures sombres et mille histoires de ce pays qui mrsquoont vivement preacute-venu contre ses mœurs Eh  bien depuis notre entreacutee agrave Madrid il mrsquoestarriveacute drsquoecirctre deacutejagrave sinon le heacuteros du moins le complice de quelque peacute-rilleuse intrigue aussi noire aussi obscure que peut lrsquoecirctre un roman delady Radcliffe Jrsquoeacutecoute volontiers mes pressentiments et degraves demain jedeacutetale Murat ne me refusera certes pas mon congeacute car gracircce aux ser-vices que nous rendons nous avons des protections toujours efficaces― Puisque tu tires ta crampe dis-nous ton eacuteveacutenement reacutepondit un co-lonel vieux reacutepublicain qui du beau langage et des courtisaneries impeacute-riales ne se souciait guegravere Le Chirurgien en chef regarda soigneusement

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autour de lui comme pour reconnaicirctre les figures de ceux qui lrsquoenviron-naient et sucircr qursquoaucun Espagnol nrsquoeacutetait dans le voisinage il dit  ― Nousne sommes ici que des Franccedilais volontiers colonel Hulot Il y a six joursje revenais tranquillement agrave mon logis vers onze heures du soir apregravesavoir quitteacute le geacuteneacuteral Montcornet dont lrsquohocirctel se trouve agrave quelques pasdu mien Nous sortions tous les deux de chez lrsquoOrdonnateur en chef ougravenous avions fait une bouillotte assez animeacutee Tout agrave coup au coin drsquounepetite rue deux inconnus ou plutocirct deux diables se jettent sur moi mrsquoen-tortillent la tecircte et les bras dans un grand manteau Je criai vous devezme croire comme un chien fouetteacute  mais le drap eacutetouffait ma voix etje fus transporteacute dans une voiture avec la plus rapide dexteacuteriteacute Lorsquemes deux compagnons me deacutebarrassegraverent du manteau jrsquoentendis ces deacute-solantes paroles prononceacutees par une voix de femme en mauvais franccedilais ― Si vous criez ou si vous faites mine de vous eacutechapper si vous vous per-mettez le moindre geste eacutequivoque le monsieur qui est devant vous estcapable de vous poignarder sans scrupule Tenez-vous donc tranquilleMaintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlegravevement Si vousvoulez vous donner la peine drsquoeacutetendre votre main vers moi vous trou-verez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons en-voyeacute chercher chez vous de votre part  ils vous seront neacutecessaires nousvous emmenons dans une maison pour sauver lrsquohonneur drsquoune dame surle point drsquoaccoucher drsquoun enfant qursquoelle veut donner agrave ce gentilhommesans que son mari le sacheQuoique monsieur quitte peu madame de la-quelle il est toujours passionneacutement eacutepris qursquoil surveille avec toute lrsquoat-tention de la jalousie espagnole elle a pu lui cacher sa grossesse il lacroit malade Vous allez donc faire lrsquoaccouchement Les dangers de lrsquoen-treprise ne vous concernent pas  seulement obeacuteissez-nous  autrementlrsquoamant qui est en face de vous dans la voiture et qui ne sait pas un motde franccedilais vous poignarderait agrave la moindre imprudence ― Et qui ecirctes-vous  lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le braseacutetait enveloppeacute dans la manche drsquoun habit drsquouniforme ― Je suis la cameacute-riste de madame sa confidente et toute (tout) precircte agrave vous reacutecompenserpar moi-mecircme si vous vous precirctez galamment aux exigences de notresituation ― Volontiers dis-je en me voyant embarqueacute de force dans uneaventure dangereuse A la faveur de lrsquoombre je veacuterifiai si la figure et les

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formes de cette fille eacutetaient en harmonie avec les ideacutees que la qualiteacute desa voix mrsquoavait inspireacutees Cette bonne creacuteature srsquoeacutetait sans doute soumisepar avance agrave tous les hasards de ce singulier enlegravevement car elle gardale plus complaisant silence et la voiture nrsquoeut pas rouleacute pendant plus dedix minutes dans Madrid qursquoelle reccedilut et me rendit un baiser satisfaisantLrsquoamant que jrsquoavais en vis-agrave-vis ne srsquooffensa point de quelques coups depied dont je le gratifiai fort involontairement  mais comme il nrsquoentendaitpas le franccedilais je preacutesume qursquoil nrsquoy fit pas attention ― Je ne puis ecirctrevotre maicirctresse qursquoagrave une seule condition me dit la cameacuteriste en reacuteponseaux becirctises que je lui deacutebitais emporteacute par la chaleur drsquoune passion impro-viseacutee agrave laquelle tout faisait obstacle ― Et laquelle  ― Vous ne chercherezjamais agrave savoir agrave qui jrsquoappartiens Si je viens chez vous ce sera de nuitet vous me recevrez sans lumiegravere ― Bon lui dis-je Notre conversationen eacutetait lagrave quand la voiture arriva pregraves drsquoun mur de jardin ― Laissez-moivous bander les yeux me dit la femme de chambre vous vous appuie-rez sur mon bras et je vous conduirai moi-mecircme Elle me serra sur lesyeux un mouchoir qursquoelle noua fortement derriegravere ma tecircte Jrsquoentendis lebruit drsquoune clef mise avec preacutecaution dans la serrure drsquoune petite portepar le silencieux amant que jrsquoavais eu pour vis-agrave-vis Bientocirct la femme dechambre au corps cambreacute et qui avait du meneacuteho dans son allurehellip

― Crsquoest dit le Receveur en prenant un petit ton de supeacuterioriteacute un motde la langue espagnole un idiotisme qui peint les torsions que les femmessavent imprimer agrave une certaine partie de leur robe que vous devinezhellip

― La femme de chambre (je reprends le reacutecit du Chirurgien en Che)me conduisit agrave travers les alleacutees sableacutees drsquoun grand jardin jusqursquoagrave uncertain endroit ougrave elle srsquoarrecircta Par le bruit que nos pas firent dans lrsquoairje preacutesumai que nous eacutetions devant la maison ― Silence maintenant medit-elle agrave lrsquooreille et veillez bien sur vous-mecircme  Ne perdez pas de vue unseul de mes signes je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nousdeux et il srsquoagit en ce moment de vous sauver la vie Puis elle ajoutamais agrave haute voix  ― Madame est dans une chambre au rez-de-chausseacutee pour y arriver il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit deson mari  ne toussez pas marchez doucement et suivez-moi bien de peurde heurter quelques meubles ou de mettre les pieds hors du tapis que jrsquoaiarrangeacute Ici lrsquoamant grogna sourdement comme un homme impatienteacute de

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tant de retards La cameacuteriste se tut jrsquoentendis ouvrir une porte je sentislrsquoair chaud drsquoun appartement et nous allacircmes agrave pas de loup comme desvoleurs en expeacutedition Enfin la douce main de la fille mrsquoocircta mon bandeauJe me trouvai dans une grande chambre haute drsquoeacutetage et mal eacuteclaireacuteepar une lampe fumeuse La fenecirctre eacutetait ouverte mais elle avait eacuteteacute gar-nie de gros barreaux de fer par le jaloux mari Jrsquoeacutetais jeteacute lagrave comme aufond drsquoun sac A terre sur une natte une femme dont la tecircte eacutetait cou-verte drsquoun voile de mousseline mais agrave travers lequel ses yeux pleins delarmes brillaient de tout lrsquoeacuteclat des eacutetoiles serrait avec force sur sa boucheun mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient jamais je nrsquoai vu si beau corps mais ce corps se tordait sous la douleurcomme une corde de harpe jeteacutee au feu La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes en les appuyant sur une espegravece de commode puis de ses deux mains elle se tenait aux bacirctons drsquoune chaise en tendantses bras dont toutes les veines eacutetaient horriblement gonfleacutees Elle res-semblait ainsi agrave un criminel dans les angoisses de la question Pas un cridrsquoailleurs pas drsquoautre bruit que le sourd craquement de ses os Nous eacutetionslagrave tous trois muets et immobiles Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante reacutegulariteacute Je voulus examiner la cameacuteriste  mais elleavait remis le masque dont elle srsquoeacutetait sans doute deacutebarrasseacutee pendant laroute et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agreacuteablementprononceacutees Lrsquoamant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de samaicirctresse et replia en double sur la figure un voile demousseline Lorsquejrsquoeus soigneusement observeacute cette femme je reconnus agrave certains symp-tocircmes jadis remarqueacutes dans une bien triste circonstance de ma vie quelrsquoenfant eacutetait mort Je me penchai vers la fille pour lrsquoinstruire de cet eacuteveacute-nement En ce moment le deacutefiant inconnu tira son poignard  mais jrsquoeusle temps de tout dire agrave la femme de chambre qui lui cria deux mots agrave voixbasse En entendant mon arrecirct lrsquoamant eut un leacuteger frisson qui passa surlui des pieds agrave la tecircte comme un eacuteclair il me sembla voir pacirclir sa figuresous son masque de velours noir La cameacuteriste saisit un moment ougrave cethomme au deacutesespoir regardait la mourante qui devenait violette et memontra sur une table des verres de limonade tout preacutepareacutes en me faisantun signe neacutegatif Je compris qursquoil fallait mrsquoabstenir de boire malgreacute lrsquohor-rible chaleur qui me desseacutechait le gosier Lrsquoamant eut soif  il prit un verre

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vide lrsquoemplit de limonade et but En ce moment la dame eut une convul-sion violente quimrsquoannonccedila lrsquoheure favorable agrave lrsquoopeacuteration Jemrsquoarmai decourage et je pus apregraves une heure de travail extraire lrsquoenfant par mor-ceaux LrsquoEspagnol ne pensa plus agrave mrsquoempoisonner en comprenant queje venais de sauver sa maicirctresse De grosses larmes roulaient par instantssur son manteau La femme ne jeta pas un cri mais elle tressaillait commeune becircte fauve surprise et suait agrave grosses gouttes Dans un instant horri-blement critique elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari le mari venait de se retourner  de nous quatre elle seule avait entendu lefroissement des draps le bruissement du lit ou des rideaux Nous nousarrecirctacircmes et agrave travers les trous de leurs masques la cameacuteriste et lrsquoamantse jetegraverent des regards de feu comme pour se dire  ― Le tuerons-nous srsquoilsrsquoeacuteveille  Jrsquoeacutetendis alors la main pour prendre le verre de limonade quelrsquoinconnu avait entameacute LrsquoEspagnol crut que jrsquoallais boire un des verrespleins  il bondit comme un chat posa son long poignard sur les deuxverres empoisonneacutes et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste Il y avait tant drsquoideacutees tant de sentiment dans ce signe et dans sonvif mouvement que je lui pardonnai les atroces combinaisons meacutediteacuteespour me tuer et ensevelir ainsi toute meacutemoire de cet eacuteveacutenement Apregravesdeux heures de soins et de craintes la cameacuteriste et moi nous recouchacircmessa maicirctresse Cet homme jeteacute dans une entreprise si aventureuse avaitpris en preacutevision drsquoune fuite des diamants sur papier  il les mit agrave moninsu dans ma poche Par parenthegravese comme jrsquoignorais le somptueux ca-deau de lrsquoEspagnol mon domestique mrsquoa voleacute ce treacutesor le surlendemainet srsquoest enfui nanti drsquoune vraie fortune Je dis agrave lrsquooreille de la femme dechambre les preacutecautions qui restaient agrave prendre et je voulus deacutecamper Lacameacuteriste resta pregraves de sa maicirctresse circonstance qui ne me rassura pasexcessivement  mais je reacutesolus de me tenir sur mes gardes Lrsquoamant fit unpaquet de lrsquoenfant mort et des linges ougrave la femme de chambre avait reccedilule sang de sa maicirctresse  il le serra fortement le cacha sous son manteaume passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer et sortitle premier en mrsquoinvitant par un geste agrave tenir le pan de son habit Jrsquoobeacuteisnon sans donner un dernier regard agravemamaicirctresse de hasard La cameacuteristearracha son masque en voyant lrsquoEspagnol dehors et me montra la plusdeacutelicieuse figure du monde Quand je me trouvai dans le jardin en plein

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air jrsquoavoue que je respirai comme si lrsquoon mrsquoeucirct ocircteacute un poids eacutenorme dedessus la poitrine Je marchais agrave une distance respectueuse de mon guideen veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attentionArriveacutes agrave la petite porte il me prit par la main mrsquoappuya sur les legravevres uncachet monteacute en bague que je lui avais vu agrave un doigt de la main gauche etje lui fis entendre que je comprenais ce signe eacuteloquent Nous nous trou-vacircmes dans la rue ougrave deux chevaux nous attendaient  nous montacircmeschacun le nocirctre mon Espagnol srsquoempara de ma bride la tint dans sa maingauche prit entre ses dents les guides de sa monture car il avait son pa-quet sanglant dans sa main droite et nous particircmes avec la rapiditeacute delrsquoeacuteclair Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pucirct meservir agrave me faire reconnaicirctre la route que nous parcourions Au petit jourje me trouvai pregraves dema porte et lrsquoEspagnol srsquoenfuit en se dirigeant vers laporte drsquoAtocha ― Et vous nrsquoavez rien aperccedilu qui puisse vous faire soup-ccedilonner agrave quelle femme vous aviez affaire  dit le colonel au chirurgien― Une seule chose reprit-il Quand je disposai lrsquoinconnue je remarquaisur son bras agrave peu pregraves au milieu une petite envie grosse comme unelentille et environneacutee de poils bruns En ce moment lrsquoindiscret chirur-gien pacirclit  tous les yeux fixeacutes sur les siens en suivirent la direction  nousvicircmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe drsquooran-gers En se voyant lrsquoobjet de notre attention cet homme disparut avecune leacutegegravereteacute de sylphe Un capitaine srsquoeacutelanccedila vivement agrave sa poursuite― Sarpejeu mes amis  srsquoeacutecria le chirurgien cet œil de basilic mrsquoa glaceacuteJrsquoentends sonner des cloches dans mes oreilles  Recevez mes adieux vousmrsquoenterrerez ici  ― Es-tu becircte  dit le colonel Hulot Falcon srsquoest mis agrave lapiste de lrsquoEspagnol qui nous eacutecoutait il saura bien nous en rendre raison― Heacute  bien srsquoeacutecriegraverent les officiers en voyant revenir le capitaine toutessouffleacute ― Au diable  reacutepondit Falcon il a passeacute je crois agrave travers lesmurailles Comme je ne pense pas qursquoil soit sorcier il est sans doute de lamaison  il en connaicirct les passages les deacutetours et mrsquoa facilement eacutechappeacute― Je suis perdu  dit le chirurgien drsquoune voix sombre ― Allons tiens-toicalme Beacutega (il srsquoappelait Beacutega) lui reacutepondis-je nous nous casernerons agravetour de rocircle chez toi jusqursquoagrave ton deacutepart Ce soir nous trsquoaccompagneronsEn effet trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu re-conduisirent le chirurgien agrave son logement et lrsquoun de nous srsquooffrit agrave rester

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chez lui Le surlendemain Beacutega avait obtenu son renvoi en France il faisaittous ses preacuteparatifs pour partir avec une dame agrave laquelle Murat donnaitune forte escorte  il achevait de dicircner en compagnie de ses amis lorsqueson domestique vint le preacutevenir qursquoune jeune dame voulait lui parler Lechirurgien et les trois officiers descendirent aussitocirct en craignant quelquepieacutege Lrsquoinconnue ne put que dire agrave son amant  ― Prenez garde  et tombamorte Cette femme eacutetait la cameacuteriste qui se sentant empoisonneacutee espeacute-rait arriver agrave temps pour sauver le chirurgien ― Diable  diable  srsquoeacutecria lecapitaine Falcon voilagrave ce qui srsquoappelle aimer  une Espagnole est la seulefemme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans lebocal Beacutega resta singuliegraverement pensif Pour noyer les sinistres pressen-timents qui le tourmentaient il se remit agrave table et but immodeacutereacutementainsi que ses compagnons Tous agrave moitieacute ivres se couchegraverent de bonneheure Au milieu de la nuit le pauvre Beacutega fut reacuteveilleacute par le bruit aiguque firent les anneaux de ses rideaux violemment tireacutes sur les tringles Ilse mit sur son seacuteant en proie agrave la treacutepidationmeacutecanique qui nous saisit aumoment drsquoun semblable reacuteveil Il vit alors debout devant lui un Espagnolenveloppeacute dans sonmanteau et qui lui jetait le mecircme regard brucirclant partidu buisson pendant la fecircte Beacutega cria  ― Au secours  A moi mes amis  Ace cri de deacutetresse lrsquoEspagnol reacutepondit par un rire amer ― Lrsquoopium croicirctpour tout le monde reacutepondit-il Cette espegravece de sentence dite lrsquoinconnumontra les trois amis profondeacutement endormis tira de dessous son man-teau un bras de femme reacutecemment coupeacute le preacutesenta vivement agrave Beacutegaen lui faisant voir un signe semblable agrave celui qursquoil avait si imprudemmentdeacutecrit  ― Est-ce bien le mecircme  demanda-t-il A la lueur drsquoune lanterneposeacutee sur le lit Beacutega reconnut le bras et reacutepondit par sa stupeur Sansplus amples informations le mari de lrsquoinconnue lui plongea son poignarddans le cœur

― Il faut raconter cela dit le journaliste a des charbonniers car il fautune foi robuste Pourriez-vous mrsquoexpliquer qui du mort ou de lrsquoEspagnola causeacute 

― Monsieur reacutepondit le Receveur des contributions jrsquoai soigneacute cepauvre Beacutega qui mourut cinq jours apregraves dans drsquohorribles souffrancesCe nrsquoest pas tout Lors de lrsquoexpeacutedition entreprise pour reacutetablir FerdinandVII je fus nommeacute agrave un poste en Espagne et fort heureusement je nrsquoallai

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pas plus loin qursquoagrave Tours car on me fit alors espeacuterer la recette de San-cerre La veille de mon deacutepart jrsquoeacutetais agrave un bal chez madame de Listo-megravere ougrave devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction En quit-tant la table drsquoeacutecarteacute jrsquoaperccedilus un Grand drsquoEspagne un Afrancesado enexil arriveacute depuis quinze jours en Touraine Il eacutetait venu fort tard agrave cebal ougrave il apparaissait pour la premiegravere fois dans le monde et visitait lessalons accompagneacute de sa femme dont le bras droit eacutetait absolument im-mobile Nous nous seacuteparacircmes en silence pour laisser passer ce couple quenous ne vicircmes pas sans eacutemotion Imaginez un vivant tableau de Murillo Sous des orbites creuseacutes et noircis lrsquohomme montrait des yeux de feuqui restaient fixes  sa face eacutetait desseacutecheacutee son cracircne sans cheveux offraitdes tons ardents et son corps effrayait le regard tant il eacutetait maigre Lafemme  imaginez-la  non vous ne la feriez pas vraie Elle avait cette ad-mirable taille qui a fait creacuteer ce mot demeneacuteho dans la langue espagnole quoique pacircle elle eacutetait belle encore  son teint par un privileacutege inouiuml pourune Espagnole eacuteclatait de blancheur  mais son regard plein du soleil delrsquoEspagne tombait sur vous comme un jet de plomb fondu ― Madamedemandai-je agrave la marquise vers la fin de la soireacutee par quel eacuteveacutenementavez-vous donc perdu le bras  ― Dans la guerre de lrsquoindeacutependance mereacutepondit-elle

― LrsquoEspagne est un singulier pays dit madame de La Baudraye il yreste quelque chose des mœurs arabes

― Oh  dit le journaliste en riant cette manie de couper les bras y estfort ancienne elle reparaicirct agrave certaines eacutepoques comme quelques-uns denos canards dans les journaux car ce sujet avait deacutejagrave fourni des piegraveces auTheacuteacirctre Espagnol degraves 1570hellip

― Me croyez-vous donc capable drsquoinventer une histoire  dit monsieurGravier piqueacute de lrsquoair impertinent de Lousteau

― Vous en ecirctes incapable reacutepondit le journaliste― Bah  dit Bianchon les inventions des romanciers et des drama-

turges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs piegraveces dans la viereacuteelle que les eacuteveacutenements de la vie reacuteelle montent sur le theacuteacirctre et se preacute-lassent dans les livres Jrsquoai vu se reacutealiser sous mes yeux la comeacutedie deTartuffe agrave lrsquoexception du deacutenoucircment  on nrsquoa jamais pu dessiller les yeuxagrave Orgon

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― Croyez-vous qursquoil puisse encore arriver en France des aventurescomme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier  dit madamede La Baudraye

― Eh  mon Dieu srsquoeacutecria le Procureur du Roi sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commeent par anneacutee en France il srsquoen trouvela moitieacute dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires quecelles de vos aventures et qui tregraves-souvent les surpassent en romanesqueCette veacuteriteacute nrsquoest-elle pas drsquoailleurs prouveacutee par la publication de la Ga-zee des Tribunaux agrave mon sens lrsquoun des plus grands abus de la Presse Cejournal qui ne date que de 1826 ou 1827 nrsquoexistait donc pas lors de mondeacutebut dans la carriegravere du Ministegravere public et les deacutetails du crime dont jevais vous parler nrsquoont pas eacuteteacute connus au delagrave du Deacutepartement ougrave il futperpeacutetreacute Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps agrave Tours une femmedont le mari avait disparu lors du licenciement de lrsquoarmeacutee de la Loire en1816 et qui naturellement fut pleureacute beaucoup se fit remarquer par uneexcessive deacutevotion Quand les missionnaires parcoururent les villes deprovince pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des im-pieacuteteacutes reacutevolutionnaires cette veuve fut une des plus ardentes proseacutelyteselle porta la croix elle y cloua son cœur en argent traverseacute drsquoune flegravecheet long-temps apregraves la mission elle allait tous les soirs faire sa priegravereaux pieds de la croix qui fut planteacutee derriegravere le chevet de la catheacutedraleEnfin vaincue par ses remords elle se confessa drsquoun crime eacutepouvantableElle avait eacutegorgeacute son mari comme on avait eacutegorgeacute Fualdegraves en le saignantelle lrsquoavait saleacute mis dans deux vieux poinccedilons en morceaux absolumentcomme srsquoil se fucirct (fut) agi drsquoun porc Et pendant fort long-temps tous lesmatins elle en coupait unmorceau et lrsquoallait jeter dans la Loire Le confes-seur consulta ses supeacuterieurs et avertit sa peacutenitente qursquoil devait preacutevenirle Procureur du Roi La femme attendit la descente de la justice Le Procu-reur du Roi le Juge drsquoInstruction en visitant la cave y trouvegraverent encorela tecircte du mari dans le sel et dans un des poinccedilons ― Mais malheureusedit le Juge drsquoInstruction agrave lrsquoinculpeacutee puisque vous avez eu la barbarie dejeter ainsi dans la riviegravere le corps de votre mari pourquoi nrsquoavez-vouspas fait disparaicirctre aussi la tecircte il nrsquoy aurait plus eu de preuveshellip― Je lrsquoaibien souvent essayeacute monsieur dit-elle  mais je lrsquoai toujours trouveacutee troplourde

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― Eh  bien qursquoa-t-on fait de la femme hellip srsquoeacutecriegraverent les deux Pari-siens

― Elle a eacuteteacute condamneacutee et exeacutecuteacutee agrave Tours reacutepondit le magistrat mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer lrsquointeacuterecirct sur ellemalgreacute lrsquoeacutenormiteacute du crime

― Eh  sait-on dit Bianchon toutes les trageacutedies qui se jouent derriegraverele rideau du meacutenage que le public ne soulegraveve jamaishellip Je trouve la justicehumaine malvenue agrave juger des crimes entre eacutepoux  elle y a tout droitcomme police mais elle nrsquoy entend rien dans ses preacutetentions agrave lrsquoeacutequiteacute

― Bien souvent la victime a eacuteteacute pendant si long-temps le bourreaureacutepondit naiumlvement madame de La Baudraye que le crime paraicirctrait quel-quefois excusable si les accuseacutes osaient tout dire

Cette reacuteponse provoqueacutee par Bianchon et lrsquohistoire raconteacutee par leProcureur du Roi rendirent les deux Parisiens tregraves-perplexes sur la situa-tion de Dinah  Aussi lorsque lrsquoheure du coucher fut arriveacutee y eut-il un deces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux chacircteauxougrave les garccedilons restent tous leur bougeoir agrave la main agrave causer mysteacuterieu-sement Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soireacutee ougravelrsquoinnocence de madame de La Baudraye avait eacuteteacute mise en lumiegravere

― Apregraves tout dit Lousteau lrsquoimpassibiliteacute de notre chacirctelaine indi-querait aussi bien une profonde deacutepravation que la candeur la plus en-fantinehellip Le Procureur du Roi mrsquoa eu lrsquoair de proposer de mettre le petitLa Baudraye en saladehellip

― Il ne revient que demain qui sait ce qui se passera cette nuit  ditGatien

― Nous le saurons srsquoeacutecria monsieur GravierLa vie de chacircteau comporte une infiniteacute de mauvaises plaisanteries

parmi lesquelles il en est qui sont drsquoune horrible perfidie Monsieur Gra-vier qui avait vu tant de choses proposa de mettre les scelleacutes agrave la portede madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi Les canardsaccusateurs du poegravete Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu queles espions de la vie de chacircteau fixent sur lrsquoouverture drsquoune porte par deuxpetites boules de cire applaties et placeacutees si bas ou si haut qursquoil est impos-sible de se douter de ce pieacutege Le galant sort-il et ouvre-t-il lrsquoautre portesoupccedilonneacutee la coiumlncidence des cheveux arracheacutes dit toutQuand chacun

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fut censeacute endormi le meacutedecin le journaliste le Receveur des contribu-tions et Gatien vinrent pieds nus en vrais voleurs condamner mysteacute-rieusement les deux portes et se promirent de venir agrave cinq heures dumatin veacuterifier lrsquoeacutetat des scelleacutes Jugez de leur eacutetonnement et du plaisir deGatien lorsque tous quatre un bougeoir agrave la main agrave peine vecirctus vinrentexaminer les cheveux et trouvegraverent celui du Procureur du Roi et celui demadame de La Baudraye dans un satisfaisant eacutetat de conservation

― Est-ce la mecircme cire  dit monsieur Gravier― Est-ce les mecircmes cheveux  demanda Lousteau― Oui dit Gatien― Ceci change tout srsquoeacutecria Lousteau vous aurez battu les buissons

pour Robin-des-BoisLe Receveur des contributions et le fils du Preacutesident srsquointerrogegraverent

par un coup drsquoœil qui voulait dire  Nrsquoy a-t-il pas dans cette phrase quelquechose de piquant pour nous  devons-nous rire ou nous facirccher 

― Si dit le journaliste agrave lrsquooreille de Bianchon Dinah est vertueuseelle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour

Lrsquoideacutee drsquoemporter en quelques instants une place qui reacutesistait depuisneuf ans aux Sancerrois sourit alors agrave Lousteau Dans cette penseacutee il des-cendit le premier dans le jardin espeacuterant y rencontrer la chacirctelaine Cehasard arriva drsquoautant mieux que madame de La Baudraye avait aussi ledeacutesir de srsquoentretenir avec son critique La moitieacute des hasards sont cher-cheacutes

― Hier vous avez chasseacute monsieur dit madame de La Baudraye Cematin je suis assez embarrasseacutee de vous offrir quelque nouvel amuse-ment  agrave moins que vous ne vouliez venir agrave La Baudraye ougrave vous pourrezobserver la province un peumieux qursquoici  car vous nrsquoavez fait qursquoune bou-cheacutee de mes ridicules  mais le proverbe sur la plus belle fille du monderegarde aussi la pauvre femme de province

― Ce petit sot de Gatien reacutepondit Lousteau vous a reacutepeacuteteacute sans douteune phrase dite par moi pour lui faire avouer qursquoil vous adorait Votresilence avant-hier pendant le dicircner et pendant toute la soireacutee mrsquoa suffi-samment reacuteveacuteleacute lrsquoune de ces indiscreacutetions qui ne se commettent jamais agraveParis Que voulez-vous  je ne me flatte pas drsquoecirctre intelligible Ainsi jrsquoaicomploteacute de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour sa-

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voir si nous vous causerions agrave vous et agrave monsieur de Clagny quelque re-mordshellipOh  rassurez-vous nous avons la certitude de votre innocence Sivous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat vous eus-siez perdu tout votre prix agrave mes yeuxhellip Jrsquoaime ce qui est complet Vousnrsquoaimez pas vous ne pouvez pas aimer ce froid ce petit ce sec ce muetusurier en poinccedilons et en terres qui vous plante lagrave pour vingt-cinq cen-times agrave gagner sur des regains  Oh  jrsquoai bien reconnu lrsquoidentiteacute de mon-sieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris  crsquoest lamecircme natureVingt-huit ans belle sage sans enfantshellip tenez madame je nrsquoai jamaisrencontreacute le problegraveme de la vertu mieux poseacutehellip Lrsquoauteur de Paquita la Seacute-villane doit avoir recircveacute bien des recircves hellip Je puis vous parler de toutes ceschoses sans lrsquohypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent je suisvieux avant le temps Je nrsquoai plus drsquoillusions en conserve-t-on au meacutetierque jrsquoai fait hellip

En deacutebutant ainsi Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouillesil allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que lesfemmes se font demander pendant des anneacutees teacutemoin le pauvre Procu-reur du Roi pour qui la derniegravere faveur consistait agrave serrer un peu pluscoitement qursquoagrave lrsquoordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchantlrsquoheureux homme  Aussi pour ne pas mentir agrave son renom de femme su-peacuterieure madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfreddu Feuilleton en lui propheacutetisant tout un avenir drsquoamour auquel il nrsquoavaitpas songeacute

― Vous avez chercheacute le plaisir mais vous nrsquoavez pas encore aimeacute dit-elle Croyez-moi lrsquoamour veacuteritable arrive souvent agrave contre-sens de la vieVoyez monsieur de Gentz tombant dans sa vieillesse amoureux de FannyEllsler et abandonnant les reacutevolutions de juillet pour les reacutepeacutetitions decette danseuse 

― Cela me semble difficile reacutepondit Lousteau Je crois agrave lrsquoamour maisje ne crois plus agrave la femmehellip Il y a sans doute en moi des deacutefauts quimrsquoempecircchent drsquoecirctre aimeacute car jrsquoai souvent eacuteteacute quitteacute Peut-ecirctre ai-je trople sentiment de lrsquoideacutealhellip comme tous ceux qui ont creuseacute la reacutealiteacutehellip

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui jeteacutedans le milieu parisien le plus spirituel en rapportait les axiomes har-

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dis les deacutepravations presque naiumlves les convictions avanceacutees et qui srsquoilnrsquoeacutetait pas supeacuterieur jouait au moins tregraves-bien la supeacuterioriteacute Eacutetienne eutaupregraves de Dinah tout le succegraves drsquoune premiegravere repreacutesentation Paquita laSancerroise aspira les tempecirctes de Paris lrsquoair de Paris Elle passa lrsquounedes journeacutees les plus agreacuteables de sa vie entre Eacutetienne et Bianchon quilui racontegraverent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jourles traits drsquoesprit qui seront quelque jour lrsquoana de notre siegravecle  mots etfaits vulgaires agrave Paris mais tout nouveaux pour elle Naturellement Lous-teau dit beaucoup de mal de la grande ceacuteleacutebriteacute feacuteminine du Berry maisdans lrsquoeacutevidente intention de flatter madame de La Baudraye et de lrsquoame-ner sur le terrain des confidences litteacuteraires en lui faisant consideacuterer ceteacutecrivain comme sa rivale Cette louange enivra madame de La Baudrayequi parut agrave monsieur de Clagny au Receveur des contributions et agrave Ga-tien plus affectueuse que la veille avec Eacutetienne Ces amants de Dinah re-grettegraverent bien drsquoecirctre alleacutes tous agrave Sancerre ougrave ils avaient tambourineacute lasoireacutee drsquoAnzy Jamais agrave les entendre rien de si spirituel ne srsquoeacutetait dit LesHeures srsquoeacutetaient envoleacutees sans qursquoon pucirct en voir les pieds leacutegers Les deuxParisiens furent ceacuteleacutebreacutes par eux comme deux prodiges

Ces exageacuterations trompeteacutees sur le Mail eurent pour effet de faire ar-river seize personnes le soir au chacircteau drsquoAnzy les unes en cabriolet defamille les autres en char-agrave-bancs et quelques ceacutelibataires sur des che-vaux de louage Vers sept heures ces provinciaux firent plus ou moinsbien leurs entreacutees dans lrsquoimmense salon drsquoAnzy que Dinah preacutevenue decette invasion avait eacuteclaireacute largement auquel elle avait donneacute tout sonlustre en deacutepouillant ses beaux meubles de leurs housses grises car elleregarda cette soireacutee comme un de ses grands jours Lousteau Bianchon etDinah eacutechangegraverent des regards pleins de finesse en examinant les posesen eacutecoutant les phrases de ces visiteurs alleacutecheacutes par la curiositeacute Com-bien de rubans invalides de dentelles heacutereacuteditaires de vieilles fleurs plusartificieuses qursquoartificielles se preacutesentegraverent audacieusement sur des bon-nets bisannuels  La Preacutesidente Boirouge cousine de Bianchon eacutechangeaquelques phrases avec le docteur de qui elle obtint une consultation gra-tuite en lui expliquant de preacutetendues douleurs nerveuses agrave lrsquoestomac danslesquelles il reconnut des indigestions peacuteriodiques

― Prenez tout bonnement du theacute tous les jours une heure apregraves votre

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dicircner comme les Anglais et vous serez gueacuterie car ce que vous eacuteprouvezest une maladie anglaise reacutepondit gravement Bianchon

― Crsquoest deacutecideacutement un bien grand meacutedecin dit la Preacutesidente en reve-nant aupregraves de madame de Clagny de madame Popinot-Chandier et demadame Gorju la femme du maire

― On dit reacutepliqua sous son eacuteventail madame de Clagny que Dinahlrsquoa fait venir bien moins pour les Eacutelections que pour savoir drsquoougrave provientsa steacuteriliteacutehellip

Dans le premier moment de leur succegraves Lousteau preacutesenta le savantmeacutedecin comme le seul candidat possible aux prochaines Eacutelections MaisBianchon au grand contentement du nouveau Sous-Preacutefet fit observerqursquoil lui paraissait presque impossible drsquoabandonner la science pour lapolitique

― Il nrsquoy a dit-il que des meacutedecins sans clientegravele qui puissent se fairenommer deacuteputeacutes Nommez donc des hommes drsquoEacutetat des penseurs desgens dont les connaissances soient universelles et qui sachent se mettreagrave la hauteur ougrave doit ecirctre un leacutegislateur  voilagrave ce qui manque dans nosChambres et ce qursquoil faut agrave notre pays 

Deux ou trois jeunes personnes quelques jeunes gens et les femmesexaminaient Lousteau comme si crsquoeucirct eacuteteacute un faiseur de tours

― Monsieur Gatien Boirouge preacutetend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an agrave eacutecrire dit la femme du maire agrave madame deClagny le croyez-vous 

― Est-ce possible  puisqursquoon ne paye que mille eacutecus un Procureur duRoihellip

― Monsieur Gatien dit madame Chandier faites-donc parler touthaut monsieur Lousteau je ne lrsquoai pas encore entenduhellip

― Quelles jolies bottes il a dit mademoiselle Chandier agrave son fregravere etcomme elles reluisent 

― Bah  crsquoest du vernis ― Pourquoi nrsquoen as-tu pas Lousteau finit par trouver qursquoil posait un peu trop et reconnut

dans lrsquoattitude des Sancerrois les indices du deacutesir qui les avait ameneacutes― Quelle charge pourrait-on leur faire  pensa-t-il

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La muse du deacutepartement Chapitre

En ce moment le preacutetendu valet de chambre de La Baudraye un valetde ferme vecirctu drsquoune livreacutee apporta les lettres les journaux et remit un pa-quet drsquoeacutepreuves que le journaliste laissa prendre agrave Bianchon car madamede La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelleseacutetaient assez typographiques  ― Comment  la litteacuterature vous poursuitjusqursquoici 

― Non pas la litteacuterature reacutepondit-il mais la Revue ougrave jrsquoachegraveve uneNouvelle et qui paraicirct dans dix jours Je suis venu sous le coup de  La finagrave la prochaine livraison et jrsquoai ducirc donner mon adresse agrave lrsquoimprimeur Ah nous mangeons un pain bien chegraverement vendu par les speacuteculateurs enpapier noirci  Je vous peindrai lrsquoespegravece curieuse des Directeurs de Revue

― Quand la conversation commencera-t-elle  dit alors agrave Dinah ma-dame de Clagny comme on demande  A quelle heure le feu drsquoartifice 

― Je croyais dit madame Popinot-Chandier agrave sa cousine la PreacutesidenteBoirouge que nous aurions des histoires

En ce moment ougrave comme un parterre impatient les Sancerrois fai-saient entendre des murmures Lousteau vit Bianchon perdu dans unerecircverie inspireacutee par lrsquoenveloppe des eacutepreuves

― Qursquoas-tu  lui dit Eacutetienne― Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une macula-

ture qui enveloppait tes eacutepreuves Tiens lis  Olympia ou les Vengeancesromaines

― Voyons dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que luitendit le docteur et il lut agrave haute voix ceci 

caverne Rinaldo srsquoindignant de la lacirccheteacute de ses compa-gnons qui nrsquoavaient de courage qursquoen plein air et nrsquoosaientsrsquoaventurer dans Rome jeta sur eux un regard de meacutepris― Je suis donc seul hellip leur dit-ilIl parut penser puis il reprit  ― Vous ecirctes des miseacuterablesjrsquoirai seul et jrsquoaurai seul cette riche proiehellip vous mrsquoenten-dez hellip Adieu― Mon capitaine hellip dit Lamberti et si vous eacutetiez pris sansavoir reacuteussi hellip― Dieu me protegravege hellip reprit Rinaldo en montrant le ciel

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La muse du deacutepartement Chapitre

A ces mots il sortit et rencontra sur la route lrsquointendant deBracciano

― La page est finie dit Lousteau que tout le monde avait religieuse-ment eacutecouteacute

― Il nous lit son ouvrage dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier

― Drsquoapregraves les premiers mots il est eacutevident mesdames reprit le jour-naliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois que lesbrigands sont dans une caverne Quelle neacutegligence mettaient alors lesromanciers dans les deacutetails aujourdrsquohui si curieusement si longuementobserveacutes sous preacutetexte de couleur locale  Si les voleurs sont dans une ca-verne au lieu de  en montrant le ciel il aurait fallu  en montrant la voucircteMalgreacute cette incorrection Rinaldo me semble un homme drsquoexeacutecution etson apostrophe agrave Dieu sent lrsquoItalie Il y avait dans ce roman un soupccedilon decouleur locale Peste  des brigands une caverne un Lamberti qui sait cal-culerhellip Je vois tout un vaudeville dans cette page Ajoutez agrave ces premierseacuteleacutements un bout drsquointrigue une jeune paysanne agrave chevelure releveacutee agravejupes courtes et une centaine de couplets deacutetestableshellip oh  mon Dieu lepublic viendra Et puis Rinaldohellip comme ce nom-lagrave convient agrave Lafont En lui supposant des favoris noirs un pantalon collant un manteau desmoustaches un pistolet et un chapeau pointu  si le directeur du Vaude-ville a le courage de payer quelques articles de journaux voilagrave cinquanterepreacutesentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits drsquoau-teur si je veux dire du bien de la piegravece dans mon feuilleton Continuons

La duchesse de Bracciano retrouva son gant Certes Adolphequi lrsquoavait rameneacutee au bosquet drsquoorangers put croire qursquoily avait de la coquetterie dans cet oubli  car alors le bosqueteacutetait deacutesert Le bruit de la fecircte retentissait vaguement au loinLes fantoccini annonceacutes avaient attireacute tout le monde dansla galerie Jamais Olympia ne parut plus belle agrave son amantLeurs regards animeacutes du mecircme feu se comprirent Il y eutun moment de silence deacutelicieux pour leurs acircmes et impos-sible agrave rendre Ils srsquoassirent sur le mecircme banc ougrave ils srsquoeacutetaienttrouveacutes en preacutesence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Malepeste  je ne vois plus notre Rinaldo srsquoeacutecria Lousteau Maisquels progregraves dans la compreacutehension de lrsquointrigue un homme litteacuterairene fera-t-il pas agrave cheval sur cette page  La duchesse Olympia est unefemme qui pouvait oublier agrave dessein ses gants dans un bosquet deacutesert 

― A moins drsquoecirctre placeacute entre lrsquohuicirctre et le sous-chef de bureau lesdeux creacuteations les plus voisines du marbre dans le regravegne zoologique ilest impossible de ne pas reconnaicirctre dans Olympia une femme de trenteans  dit madame de La Baudraye Adolphe en a degraves lors vingt-deux carune Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans

― Avec ces deux suppositions le roman peut se reconstruire repritLousteau Et ce chevalier de Paluzzi  hein hellip quel homme  Dans ces deuxpages le style est faible lrsquoauteur eacutetait peut-ecirctre un employeacute des Droits-Reacuteunis il aura fait le roman pour payer son tailleurhellip

― A cette eacutepoque dit Bianchon il y avait une censure et il faut ecirctreaussi indulgent pour lrsquohomme qui passait sous les ciseaux de 1805 quepour ceux qui allaient agrave lrsquoeacutechafaud en 1793

― Comprenez-vous quelque chose  demanda timidement madameGorju la femme du Maire agrave madame de Clagny

La femme du Procureur du Roi qui selon lrsquoexpression de monsieurGravier aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814 se raffermitsur ses hanches comme un cavalier sur ses eacutetriers et fit une moue agrave savoisine qui voulait dire  ― On nous regarde  sourions comme si nouscomprenions

― Crsquoest charmant  dit la mairesse agrave Gatien De gracircce monsieur Lous-teau continuez 

Lousteau regarda les deux femmes deux vraies pagodes indiennes etput tenir son seacuterieux Il jugea neacutecessaire de srsquoeacutecrier  Attention  en repre-nant ainsi 

robe frocircla dans le silence Tout agrave coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse Il avait un visage sombre son front semblait chargeacute de nuages et un sourire amer sedessinait dans ses rides― Madame dit-il vous ecirctes soupccedilonneacutee Si vous ecirctes cou-pable fuyez  si vous ne lrsquoecirctes pas fuyez encore  parce que

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La muse du deacutepartement Chapitre

vertueuse ou criminelle vous serez de loin bienmieux en eacutetatde vous deacutefendrehellip― Je remercie Votre Eacuteminence de sa sollicitude dit-elle leduc de Bracciano reparaicirctra quand je jurerai neacutecessaire defaire voir qursquoil existe

― Le cardinal Borborigano  srsquoeacutecria Bianchon Par les clefs du pape si vous ne mrsquoaccordez pas qursquoil se trouve une magnifique creacuteation seule-ment dans le nom si vous ne voyez pas agrave ces mots  robe frocircla dans lesilence  toute la poeacutesie du rocircle de Schedoni inventeacute par madame Radcliffedans le Confessionnal des Peacutenitents noirs vous ecirctes indigne de lire des ro-manshellip

― Pour moi reprit Dinah qui eut pitieacute des dix-huit figures qui regar-daient Lousteau la fable marche Je connais tout  je suis agrave Rome je voisle cadavre drsquoun mari assassineacute dont la femme audacieuse et perverse aeacutetabli son lit sur un crategravere A chaque nuit agrave chaque plaisir elle se dit Tout va se deacutecouvrir hellip

― La voyez-vous srsquoeacutecria Lousteau eacutetreignant ce monsieur Adolpheelle le serre elle veutmettre toute sa vie dans un baiser hellipAdolpheme faitlrsquoeffet drsquoecirctre un jeune homme parfaitement bien fait mais sans esprit unde ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes Rinaldo plane sur lrsquoin-trigue que nous se connaissons pas mais qui doit ecirctre corseacutee comme celledrsquounmeacutelodrame de Pixeacutereacutecourt Nous pouvons nous figurer drsquoailleurs queRinaldo passe dans le fond du theacuteacirctre comme un personnage des dramesde Victor Hugo

― Et crsquoest le mari peut-ecirctre srsquoeacutecria madame de La Baudraye― Comprenez-vous quelque chose agrave tout cela  demandamadame Pieacute-

defer agrave la Preacutesidente― Crsquoest ravissant dit madame de La Baudraye agrave sa megravereTous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des

piegraveces de cent sous― Continuez de gracircce fit madame de La BaudrayeLousteau continua

― Votre clef hellip― Lrsquoauriez-vous perdue hellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Elle est dans le bosquethellip― Couronshellip― Le cardinal lrsquoaurait-il prise hellip― Nonhellip La voicihellip― De quel danger nous sortons Olympia regarda la clef elle crut reconnaicirctre la sienne  maisRinaldo lrsquoavait changeacutee  ses ruses avaient reacuteussi il posseacutedaitla veacuteritable clef Moderne Cartouche il avait autant drsquohabi-leteacute que de courage et soupccedilonnant que des treacutesors consideacute-rables pouvaient seuls obliger une duchesse agrave toujours porteragrave sa ceinture

― Cherche hellip srsquoeacutecria Lousteau La page qui faisait le recto suivant nrsquoyest pas il nrsquoy a plus pour nous tirer drsquoinquieacutetude que la page 212

― Si la clef avait eacuteteacute perdue ― Il serait morthellip― Mort  ne devriez-vous pas acceacuteder agrave la derniegravere priegravere qursquoilvous a faite et lui donner la liberteacute aux conditions qursquoilhellip― Vous ne le connaissez pashellip― Maishellip― Tais-toi Je trsquoai pris pour amant et non pour confesseurAdolphe garda le silence

― Puis voilagrave un Amour sur une chegravevre au galop une vignette dessineacuteepar Normand graveacutee par Duplathellip Oh  les noms y sont dit Lousteau

― Eh  bien la suite  dirent ceux des auditeurs qui comprenaient― Mais le chapitre est fini reacutepondit Lousteau La circonstance de la

vignette change totalement mes opinions sur lrsquoauteur Pour avoir ob-tenu sous lrsquoEmpire des vignettes graveacutees sur bois lrsquoauteur devait ecirctreun Conseiller drsquoEacutetat ou madame Bartheacutelemy-Hadot feu Desforges ou Se-wrin

― Adolphe garda le silence hellip Ah  dit Bianchon la duchesse a moinsde trente ans

― Srsquoil nrsquoy a plus rien inventez une fin  dit madame de La Baudraye

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Mais dit Lousteau la maculature nrsquoa eacuteteacute tireacutee que drsquoun seul cocircteacute Enstyle typographique le cocircteacute de seconde ou pour vous mieux faire com-prendre tenez le revers qui aurait ducirc ecirctre imprimeacute se trouve avoir reccediluun nombre incommensurable drsquoempreintes diverses elle appartient agrave laclasse des feuilles dites de mise en train

Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistentles deacuteregraveglements drsquoune feuille demise en train sachez qursquoelle ne peut pasplus garder trace des douze premiegraveres pages que les pressiers y ont im-primeacutees que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premiercoup de bacircton qursquoon vous eucirct donneacute si quelque pacha vous eucirct condam-neacutee agrave en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds

― Je suis comme une folle dit madame Popinot-Chandier agrave monsieurGravier  je tacircche de mrsquoexpliquer le Conseiller drsquoEacutetat le Cardinal la clefet cette maculathellip

― Vous nrsquoavez pas la clef de cette plaisanterie dit monsieur Gravier eh  bien ni moi non plus belle dame rassurez-vous

― Mais il y a une autre feuille dit Bianchon qui regarda sur la tableougrave se trouvaient les eacutepreuves

― Bon dit Lousteau elle est saine et entiegravere  Elle est signeacutee IV  J 2ᵉeacutedition Mesdames le IV indique le quatriegraveme volume Le J dixiegraveme lettrede lrsquoalphabet la dixiegraveme feuille Il me paraicirct degraves lors prouveacute que sauf lesruses du libraire les Vengeances romaines ont eu du succegraves puisqursquoellesauraient eu deux eacuteditions Lisons et deacutechiffrons cette eacutenigme 

corridor  mais se sentant poursuivi par les gens de la du-chesse Rinaldo

― Va te promener ― Oh  dit madame de La Baudraye il y a eu des eacuteveacutenements impor-

tants entre votre fragment de maculature et cette page― Dites madame cette preacutecieuse bonne feuille  Mais la maculature

ougrave la duchesse a oublieacute ses gants dans le bosquet appartient-elle au qua-triegraveme volume  Au diable  continuons 

ne trouve pas drsquoasile plus sucircr que drsquoaller sur-le-champ dans lesouterrain ougrave devaient ecirctre les treacutesors de la maison de Brac-ciano Leacuteger comme la Camille du poegravete latin il courut vers

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La muse du deacutepartement Chapitre

lrsquoentreacutee mysteacuterieuse des Bains de Vespasien Deacutejagrave les torcheseacuteclairaient les murailles lorsque lrsquoadroit Rinaldo deacutecouvrantavec la perspicaciteacute dont lrsquoavait doueacute la nature la porte ca-cheacutee dans le mur disparut promptement Une horrible reacute-flexion sillonna lrsquoacircme de Rinaldo comme la foudre quand elledeacutechire les nuages Il srsquoeacutetait emprisonneacute hellip Il tacircta le

― Oh  cette bonne feuille et le fragment demaculature se suivent  Laderniegravere page du fragment est la 212 et nous avons ici 217  Et en effet sidans la maculature Rinaldo qui a voleacute la clef des treacutesors de la duchesseOlympia en lui en substituant une agrave peu pregraves semblable se trouve danscee bonne feuille au palais des ducs de Bracciano le roman me paraicirctmarcher agrave une conclusion quelconque Je souhaite que ce soit aussi clairpour vous que cela le devient pour moihellip Pour moi la fecircte est finie lesdeux amants sont revenus au palais Bracciano il est nuit il est une heuredu matin Rinaldo va faire un bon coup 

― Et Adolphe hellip dit le Preacutesident Boirouge qui passait pour ecirctre unpeu leste en paroles

― Et quel style  dit Bianchon  Rinaldo qui trouve lrsquoasile drsquoaller hellip― Eacutevidemment ni Maradan ni les Treuttel et Wurtz ni Doguereau

nrsquoont imprimeacute ce roman-lagrave dit Lousteau  car ils avaient des correcteursagrave leurs gages qui revoyaient leurs eacutepreuves  un luxe que nos eacutediteurs ac-tuels devraient bien se donner les auteurs drsquoaujourdrsquohui srsquoen trouveraientbienhellip Ce sera quelque pacotilleur du quaihellip

― Quel quai  dit une dame agrave sa voisine On parlait de bainshellip― Continuez dit madame de La Baudraye― En tout cas ce nrsquoest pas drsquoun Conseiller drsquoEacutetat dit Bianchon― Crsquoest peut-ecirctre de madame Hadot dit Lousteau― Pourquoi fourrent-ils lagrave-dedans madame Hadot de La Chariteacute  de-

manda la Preacutesidente agrave son fils― Cette madame Hadot ma chegravere Preacutesidente reacutepondit la chacirctelaine

eacutetait une femme-auteur qui vivait sous le Consulathellip― Les femmes eacutecrivaient donc sous lrsquoEmpereur  demanda madame

Popinot-Chandier― Et madame de Genlis et madame de Staeumll  fit le Procureur du Roi

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La muse du deacutepartement Chapitre

piqueacute pour Dinah de cette observation― Ah ― Continuez de gracircce dit madame La Baudraye agrave LousteauLousteau reprit la lecture en disant  ― Page 218 

mur avec une inquiegravete preacutecipitation et jeta un cri de deacuteses-poir quand il eut vainement chercheacute les traces de la serrureagrave secret Il lui fut impossible de se refuser agrave reconnaicirctre lrsquoaf-freuse veacuteriteacute La porte habilement construite pour servir lesvengeances de la duchesse ne pouvait pas srsquoouvrir en dedansRinaldo colla sa joue agrave divers endroits et ne sentit nulle partlrsquoair chaud de la galerie Il espeacuterait rencontrer une fente quilui indiquerait lrsquoendroit ougrave finissait le mur mais rien rien la paroi semblait ecirctre drsquoun seul bloc de marbrehellip Alors il luieacutechappe un sourd rugissement drsquohyegravenehellip

― Heacute  bien nous croyions avoir reacutecemment inventeacute les cris dehyegravene  dit Lousteau la litteacuterature de lrsquoEmpire les connaissait deacutejagrave lesmettait mecircme en scegravene avec un certain talent drsquohistoire naturelle  ce queprouve le mot sourd

― Ne faites plus de reacuteflexions monsieur dit madame de La Baudraye― Vous y voilagrave srsquoeacutecria Bianchon lrsquointeacuterecirct ce monstre romantique

vous a mis la main au collet comme agrave moi tout agrave lrsquoheure― Lisez  cria le Procureur du Roi je comprends ― Le fat  dit le Preacutesident agrave lrsquooreille de son voisin le Sous-Preacutefet― Il veut flatter madame de La Baudraye reacutepondit le nouveau Sous-

Preacutefet― Eh  bien je lis de suite dit solennellement LousteauOn eacutecouta le journaliste dans le plus profond silence

Un geacutemissement profond reacutepondit au cri de Rinaldo  maisdans son trouble il le prit pour un eacutecho tant ce geacutemissementeacutetait faible et creux  il ne pouvait pas sortir drsquoune poitrinehumainehellip― Santa Maria  dit lrsquoinconnu

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si je quitte cette place je ne saurai plus la retrouver  pensaRinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumeacute Frapper jeserai reconnu  que faire ― Qui donc est lagrave  demanda la voix― Hein  dit le brigand les crapauds parleraient-ils ici ― Je suis le duc de Bracciano  Qui que vous soyez si vousnrsquoappartenez pas agrave la duchesse venez au nom de tous lessaints venez agrave moihellip― Il faudrait savoir ougrave tu es monseigneur le duc reacuteponditRinaldo avec lrsquoimpertinence drsquoun homme qui se voit neacuteces-saire― Je te vois mon ami car mes yeux se sont accoutumeacutes agravelrsquoobscuriteacute Eacutecoute marche droit bienhellip tourne agrave gauchehellipviens icihellip Nous voilagrave reacuteunisRinaldo mettant ses mains en avant par prudence rencontrades barres de fer― On me trompe  cria le bandit― Non tu as toucheacute ma cagehellip Assieds-toi sur un fucirct de por-phyre qui est lagrave― Comment le duc de Bracciano peut-il ecirctre dans une cage demanda le bandit― Mon ami jrsquoy suis depuis trente mois debout sans avoirpu mrsquoasseoir Mais qui es-tu toi ― Je suis Rinaldo le prince de la campagne le chef de quatre-vingts braves que les lois nomment agrave tort des sceacuteleacuterats quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par unevieille habitude― Dieu soit loueacute hellip Je suis sauveacutehellip Un honnecircte homme au-rait eu peur  tandis que je suis sucircr de pouvoir tregraves-bien mrsquoen-tendre avec toi srsquoeacutecria le duc O mon cher libeacuterateur tu doisecirctre armeacute jusqursquoaux dents― E verissimo ― Aurais-tu deshellip

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― Oui des limes des pinceshellip Corpo di Bacco  je venais em-prunter indeacutefiniment les treacutesors des Bracciani― Tu en auras leacutegitimement une bonne part mon cher Ri-naldo et peut-ecirctre irai-je faire la chasse aux hommes en tacompagniehellip― Vous mrsquoeacutetonnez Excellence ― Eacutecoute-moi Rinaldo  Je ne te parlerai pas du deacutesir de ven-geance qui me ronge le cœur  je suis lagrave depuis trente mois mdashtu es Italien mdash tu me comprendras  Ah  mon ami ma fatigueet mon eacutepouvantable captiviteacute ne sont rien en comparaisondu mal qui me ronge le cœur La duchesse de Bracciano estencore une des plus belles femmes de Rome je lrsquoaimais assezpour en ecirctre jalouxhellip― Vous son mari hellip― Oui jrsquoavais tort peut-ecirctre ― Certes cela ne se fait pas dit Rinaldo― Ma jalousie fut exciteacutee par la conduite de la duchesse re-prit le duc Lrsquoeacuteveacutenement a prouveacute que jrsquoavais raison Un jeuneFranccedilais aimait Olympia il eacutetait aimeacute drsquoelle jrsquoeus des preuvesde leur mutuelle affectionhellip

― Mille pardons  mesdames dit Lousteau  mais voyez-vous il mrsquoestimpossible de ne pas vous faire observer combien la litteacuterature de lrsquoEm-pire allait droit au fait sans aucun deacutetail ce qui me semble le caractegraveredes temps primitifs La litteacuterature de cette eacutepoque tenait le milieu entrele sommaire des chapitres du Teacuteleacutemaque et les reacutequisitoires du Ministegraverepublic Elle avait des ideacutees mais elle ne les exprimait pas la deacutedaigneuse elle observait mais elle ne faisait part de ses observations agrave personnelrsquoavare  il nrsquoy avait que Foucheacute qui fit part de ses observations agrave quel-qursquoun La lieacuterature se contentait alors suivant lrsquoexpression drsquoun des plusniais critiques de la Revue des Deux-Mondes drsquoune assez pure esquisse etdu contour bien net de toutes les figures agrave lrsquoantique  elle ne dansait pas surles peacuteriodes  Je le crois bien elle nrsquoavait pas de peacuteriodes elle nrsquoavait pasde mots agrave faire chatoyer  elle vous disait Lubin aimait Toinette Toinettenrsquoaimait pas Lubin  Lubin tua Toinette et les gendarmes prirent Lubin qui

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La muse du deacutepartement Chapitre

fut mis en prison meneacute agrave la Cour drsquoAssises et guillotineacute Forte esquissecontour net  Quel beau drame  Eh  bien aujourdrsquohui les barbares fontchatoyer les mots

― Et quelquefois les morts dit monsieur de Clagny― Ah  reacutepliqua Lousteau vous vous donnez de ces R ― Que veut-il dire  demanda madame de Clagny que ce calembour

inquieacuteta― Il me semble que je marche dans un four reacutepondit la Mairesse― Sa plaisanterie perdrait agrave ecirctre expliqueacutee fit observer Gatien― Aujourdrsquohui reprit Lousteau les romanciers dessinent des carac-

tegraveres  et au lieu du contour net ils vous deacutevoilent le cœur humain ilsvous inteacuteressent soit agrave Toinette soit agrave Lubin

― Moi je suis effrayeacute de lrsquoeacuteducation du public en fait de litteacuterature ditBianchon Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoirla guerre le lecteur a fini par apprendre lrsquoart Jadis on ne demandait quede lrsquointeacuterecirct au roman  quant au style personne nrsquoy tenait pas mecircme lrsquoau-teur  quant agrave des ideacutees zeacutero  quant agrave la couleur locale neacuteant Insensible-ment le lecteur a voulu du style de lrsquointeacuterecirct du patheacutetique des connais-sances positives  il a exigeacute les cinq sens litteacuteraires  lrsquoinvention le style lapenseacutee le savoir le sentiment  puis la Critique est venue brochant surle tout Le critique incapable drsquoinventer autre chose que des calomnies apreacutetendu que toute œuvre qui nrsquoeacutemanait pas drsquoun cerveau complet eacutetaitboiteuseQuelques charlatans commeWalter Scott qui pouvaient reacuteunirles cinq sens litteacuteraires srsquoeacutetant alors montreacutes ceux qui nrsquoavaient que delrsquoesprit que du savoir que du style ou que du sentiment ces eacuteclopeacutes cesaceacutephales ces manchots ces borgnes litteacuteraires se sont mis agrave crier quetout eacutetait perdu ils ont precirccheacute des croisades contre les gens qui gacirctaientle meacutetier ou ils en ont nieacute les œuvres

― Crsquoest lrsquohistoire de vos derniegraveres querelles litteacuteraires fit observerDinah

― De gracircce  srsquoeacutecria monsieur de Clagny revenons au duc de Brac-ciano

Au grand deacutesespoir de lrsquoassembleacutee Lousteau reprit la lecture de labonne feuille

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Alors je voulus mrsquoassurer de mon malheur afin de pou-voir me venger sous lrsquoaile de la Providence et de la Loi Laduchesse avait devineacute mes projets Nous nous combattionspar la penseacutee avant de nous combattre le poison agrave la mainNous voulions nous imposer mutuellement une confianceque nous nrsquoavions pas  moi pour lui faire prendre un breu-vage elle pour srsquoemparer de moi Elle eacutetait femme elle lrsquoem-porta  car les femmes ont un pieacutege de plus que nous autresagrave tendre et jrsquoy tombai  je fus heureux  mais le lendemainmatin je me reacuteveillai dans cette cage de fer Je rugis pendanttoute la journeacutee dans lrsquoobscuriteacute de cette cave situeacutee sousla chambre agrave coucher de la duchesse Le soir enleveacute par uncontre-poids habilement meacutenageacute je traversai les plancherset vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta unmorceau de pain ma pitance de tous les soirs Voilagrave ma viedepuis trente mois  Dans cette prison de marbre mes cris nepeuvent parvenir agrave aucune oreille Pas de hasard pour moiJe nrsquoespeacuterais plus  En effet la chambre de la duchesse est aufond du palais et ma voix quand jrsquoy monte ne peut ecirctre en-tendue de personne Chaque fois que je vois ma femme ellememontre le poison que jrsquoavais preacutepareacute pour elle et pour sonamant  je le demande pour moi mais elle me refuse la mortelle me donne du pain et je mange  Jrsquoai bien fait de mangerde vivre jrsquoavais compteacute sans les bandits hellip― Oui Excellence quand ces imbeacuteciles drsquohonnecirctes gens sontendormis nous veillons nous― Ah  Rinaldo tous mes treacutesors sont agrave toi nous les parta-gerons en fregraveres et je voudrais te donner touthellip jusqursquoagrave monducheacutehellip― Excellence obtenez-moi du pape une absolution in articulomortis cela me vaudra mieux pour faire mon eacutetat― Tout ce que tu voudras  mais lime les barreaux de ma cageet precircte-moi ton poignardhellip Nous nrsquoavons guegravere de tempsva vitehellip Ah  si mes dents eacutetaient des limeshellip Jrsquoai essayeacute de

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macirccher ce ferhellip― Excellence dit Rinaldo en eacutecoutant les derniegraveres parolesdu duc jrsquoai deacutejagrave scieacute un barreau― Tu es un dieu ― Votre femme eacutetait agrave la fecircte de la princesse Villaviciosa elle est revenue avec son petit Franccedilais elle est ivre drsquoamournous avons donc le temps― As-tu fini ― Ouihellip― Ton poignard  demanda vivement le duc au bandit― Le voici― Bien― Jrsquoentends le bruit du ressort― Ne mrsquooubliez pas  dit le bandit qui se connaissait en re-connaissance― Pas plus que mon pegravere dit le duc― Adieu  lui dit Rinaldo Tiens comme il srsquoenvole  ajoutale bandit en voyant disparaicirctre le duc Pas plus que son pegraverese dit-il si crsquoest ainsi qursquoil compte se souvenir de moihellipAh  jrsquoavais pourtant fait le serment de ne jamais nuire auxfemmeshellipMais laissons pour un moment le bandit livreacute agrave ses reacute-flexions et montons comme le duc dans les appartements dupalais

― Encore une vignette un Amour sur un colimaccedilon  Puis la 230 estune page blanche dit le journaliste Voici deux autres pages blanchesprises par ce titre si deacutelicieux agrave eacutecrire quand on a lrsquoheureux malheur defaire des romans  Conclusion 

Jamais la duchesse nrsquoavait eacuteteacute si jolie  elle sortit de son bainvecirctue comme une deacuteesse et voyant Adolphe coucheacute volup-tueusement sur des piles de coussins ― Tu es bien beau lui dit-elle

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― Et toi Olympia hellip― Tu mrsquoaimes toujours ― Toujours mieux dit-ilhellip― Ah  il nrsquoy a que les Franccedilais qui sachent aimer  srsquoeacutecria laduchesse Mrsquoaimeras-tu bien ce soir ― Ouihellip― Viens donc Et par un mouvement de haine et drsquoamour soit que le car-dinal Borborigano lui eucirct remis plus vivement au cœur sonmari soit qursquoelle se sentit plus drsquoamour agrave lui montrer elle fitpartir le ressort et tendit les bras agrave

― Voilagrave tout  srsquoeacutecria Lousteau car le prote a deacutechireacute le reste en enve-loppant mon eacutepreuve  mais crsquoest bien assez pour nous prouver que lrsquoau-teur donnait des espeacuterances

― Je nrsquoy comprends rien dit Gatien Boirouge qui rompit le premierle silence que gardaient les Sancerrois

― Ni moi non plus reacutepondit monsieur Gravier― Crsquoest cependant un roman fait sous lrsquoEmpire lui dit Lousteau― Ah  dit monsieur Gravier agrave la maniegravere dont lrsquoauteur fait parler

le bandit on voit qursquoil ne connaissait pas lrsquoItalie Les bandits ne se per-mettent pas de pareils concei

Madame Gorju vint agrave Bianchon qursquoelle vit recircveur et lui dit en luimontrant Eupheacutemie Gorju sa fille doueacutee drsquoune assez belle dot  ― Quelgalimatias  Les ordonnances que vous eacutecrivez valent mieux que ceschoses-lagrave

La mairesse avait profondeacutement meacutediteacute cette phrase qui selon elleannonccedilait un esprit fort

― Ah  madame il faut ecirctre indulgent car nous nrsquoavons que vingtpages surmille reacutepondit Bianchon en regardantmademoiselle Gorju dontla taille menaccedilait de tourner agrave la premiegravere grossesse

― Eh  bien monsieur de Clagny dit Lousteau nous parlions hier desvengeances inventeacutees par les maris que dites-vous de celles qursquoinvententles femmes 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Je pense reacutepondit le Procureur du Roi que le roman nrsquoest pas drsquounConseiller drsquoEacutetat mais drsquoune femme En conceptions bizarres lrsquoimagi-nation des femmes va plus loin que celle des hommes teacutemoin le Fran-kenstein de mistriss Shelley le Leone Leoni de George Sand les œuvresdrsquoAnne Radcliffe et le Nouveau Promeacutetheacutee de Camille Maupin

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant com-prendre par une expression qui le glaccedila que malgreacute tant drsquoillustresexemples elle prenait cette reacuteflexion pour Paquita la Seacutevillane

― Bah  dit le petit La Baudraye le duc de Bracciano que sa femme amis en cage et agrave qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de sonamant va la tuerhellip Vous appelez cela une vengeance hellip Nos tribunaux etla socieacuteteacute sont bien plus cruelshellip

― En quoi  fit Lousteau― Eh  bien voilagrave le petit La Baudraye qui parle dit le Preacutesident Boi-

rouge agrave sa femme― Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension le monde

lui tourne alors le dos  elle nrsquoa plus ni toilette ni consideacuteration deuxchoses qui selon moi sont toute la femme dit le petit vieillard

― Mais elle a le bonheur reacutepondit fastueusement madame de La Bau-draye

― Non reacutepliqua lrsquoavorton en allumant son bougeoir pour aller se cou-cher car elle a un amanthellip

― Pour un homme qui ne pense qursquoagrave ses provins et agrave ses baliveaux ila du trait dit Lousteau

― Il faut bien qursquoil ait quelque chose reacutepondit BianchonMadame de La Baudraye la seule qui pucirct entendre lemot de Bianchon

se mit agrave rire si finement et si amegraverement agrave la fois que le meacutedecin devina lesecret de la vie intime de la chacirctelaine dont les rides preacutematureacutees le preacute-occupaient depuis le matin Mais Dinah ne devina point elle les sinistrespropheacuteties que son mari venait de lui jeter dans un mot et que feu le bonabbeacute Duret nrsquoeucirct pas manqueacute de lui expliquer Le petit La Baudraye avaitsurpris dans les jeux de Dinah quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie cette rapide et lumineuse tendresse quidore le regard drsquoune femme agrave lrsquoheure ougrave la prudence cesse ougrave commencelrsquoentraicircnement Dinah ne prit pas plus garde agrave lrsquoinvitation que lui faisait

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La muse du deacutepartement Chapitre

ainsi son mari drsquoobserver les convenances que Lousteau ne prit pour luiles malicieux avis de Dinah le jour de son arriveacutee

Tout autre que Bianchon se serait eacutetonneacute du prompt succegraves de Lous-teau  mais il ne fut mecircme point blesseacute de la preacutefeacuterence que Dinah don-nait au Feuilleton sur la Faculteacute tant il eacutetait meacutedecin  En effet Dinahgrande elle-mecircme devait ecirctre plus accessible agrave lrsquoesprit qursquoagrave la grandeurLrsquoamour preacuteegravere ordinairement les contrastes aux similitudes La fran-chise et la bonhomie du docteur sa profession tout le desservait Voicipourquoi  les femmes qui veulent aimer et Dinah voulait autant aimerqursquoecirctre aimeacutee ont une horreur instinctive pour les hommes voueacutes agrave desoccupations tyranniques  elles sont malgreacute leurs supeacuterioriteacutes toujoursfemmes en fait drsquoenvahissement Poegravete et feuilletoniste le libertin Lous-teau pareacute de sa misanthropie offrait ce clinquant drsquoacircme et cette vie agrave demioisive qui plaicirct aux femmes Le bon sens carreacute les regards perspicaces delrsquohomme vraiment supeacuterieur gecircnaient Dinah qui ne srsquoavouait pas agrave elle-mecircme sa petitesse elle se disait  ― Le docteur vaut peut-ecirctre mieux quele journaliste mais il me plaicirct moins Puis elle pensait aux devoirs de laprofession et se demandait si une femme pouvait jamais ecirctre autre choseqursquoun sujet aux yeux drsquounmeacutedecin qui voit tant de sujets dans sa journeacutee La premiegravere proposition de la penseacutee inscrite par Bianchon sur lrsquoalbumeacutetait le reacutesultat drsquoune observation meacutedicale qui tombait trop agrave plomb surla femme pour que Dinah nrsquoen fucirct pas frappeacutee Enfin Bianchon agrave quisa clientegravele deacutefendait un plus long seacutejour partait le lendemain Quellefemme agrave moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidonpeut se deacutecider en si peu de temps  Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes une fois vues en masse par Bianchon il dit enquatre mots agrave Lousteau le singulier arrecirct qursquoil porta sur madame de LaBaudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient il srsquoeacutelevait un oragecontre la chacirctelaine parmi les Sancerrois qui ne comprenaient rien agrave laparaphrase ni aux commentaires de Lousteau Loin drsquoy voir le roman quele Procureur du Roi le Sous-Preacutefet le Preacutesident le premier Substitut Le-bas monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tireacute toutes les femmesgroupeacutees autour de la table agrave theacute nrsquoy voyaient qursquoune mystification etaccusaient la muse de Sancerre drsquoy avoir trempeacute Toutes srsquoattendaient agrave

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La muse du deacutepartement Chapitre

passer une soireacutee charmante toutes avaient inutilement tendu les facul-teacutes de leur esprit Rien ne reacutevolte plus les gens de province que lrsquoideacutee deservir de jouet aux gens de Paris

Madame Pieacutedefer quitta la table agrave theacute pour venir dire agrave sa fille  ― Vadonc parler agrave ces dames elles sont tregraves-choqueacutees de ta conduite

Lousteau ne put srsquoempecirccher de remarquer alors lrsquoeacutevidente supeacuterioriteacutede Dinah sur lrsquoeacutelite des femmes de Sancerre  elle eacutetait la mieux mise sesmouvements eacutetaient pleins de gracircce son teint prenait une deacutelicieuse blan-cheur aux lumiegraveres elle se deacutetachait enfin sur cette tapisserie de vieillesfaces de jeunes filles mal habilleacutees agrave tournures timides comme une reineau milieu de sa cour Les images parisiennes srsquoeffaccedilaient Lousteau se fai-sait agrave la vie de province  et srsquoil avait trop drsquoimagination pour ne pas ecirctreimpressionneacute par les magnificences royales de ce chacircteau par ses sculp-tures exquises par les antiques beauteacutes de lrsquointeacuterieur il avait aussi tropde savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau dela Renaissance Aussi lorsque les Sancerrois se furent retireacutes un agrave un re-conduits par Dinah car ils avaient tous pour une heure de chemin  quandil nrsquoy eut plus au salon que le Procureur du Roi monsieur Lebas Gatienet monsieur Gravier qui couchaient agrave Anzy le journaliste avait-il deacutejagravechangeacute drsquoopinion sur Dinah Sa penseacutee accomplissait cette eacutevolution quemadame de La Baudraye avait eu lrsquoaudace de lui signaler agrave leur premiegravererencontre

― Ah  comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin srsquoeacutecriala chacirctelaine en rentrant au salon apregraves avoir mis en voiture le Preacutesidentla Preacutesidente madame et mademoiselle Popinot-Chandier

Le reste de la soireacutee eut son cocircteacute reacutejouissant  car en petit comiteacute cha-cun versa dans la conversation son contingent drsquoeacutepigrammes sur les di-verses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentairesde Lousteau sur lrsquoenveloppe de ses eacutepreuves

― Mon cher dit en se couchant Bianchon agrave Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre agrave deux lits) tu seras lrsquoheureuxmortel choisi par cette femme neacutee Pieacutedefer 

― Tu crois ― Eh  cela srsquoexplique  tu passes ici pour avoir en beaucoup drsquoaven-

tures agrave Paris et pour les femmes il y a dans un homme agrave bonnes fortunes

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La muse du deacutepartement Chapitre

je ne sais quoi drsquoirritant qui les attire et le leur rend agreacuteable  est-ce la va-niteacute de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres  srsquoadressent-elles agrave son expeacuterience comme un malade surpaye un ceacutelegravebre meacutedecin ou bien sont-elles flatteacutees drsquoeacuteveiller un cœur blaseacute 

― Les sens et la vaniteacute sont pour tant de chose dans lrsquoamour quetoutes ces suppositions peuvent ecirctre vraies reacutepondit Lousteau Mais sije reste crsquoest agrave cause du certificat drsquoinnocence instruite que tu donnes agraveDinah  Elle est belle nrsquoest-ce pas 

― Elle deviendra charmante en aimant dit le meacutedecin Puis apregravestout ce sera un jour ou lrsquoautre une riche veuve  Et un enfant lui vau-drait la jouissance de la fortune du sire de La Baudrayehellip

― Mais crsquoest une bonne action que de lrsquoaimer cette femme srsquoeacutecriaLousteau

― Une fois megravere elle reprendra de lrsquoembonpoint les rides srsquoefface-ront elle paraicirctra nrsquoavoir que vingt anshellip

― Eh  bien fit Lousteau en se roulant dans ses draps si tu veux mrsquoai-der demain oui demain jehellip Enfin bonsoir

Le lendemain madame de La Baudraye agrave qui depuis six mois sonmari avait donneacute des chevaux dont il se servait pour ses labours et unevieille calegraveche qui sonnait la ferraille eut lrsquoideacutee de reconduire Bianchonjusqursquoagrave Cosne ougrave il devait aller prendre la diligence de Lyon agrave son pas-sage Elle emmena sa megravere et Lousteau  mais elle se proposa de laisser samegravere agrave La Baudraye de se rendre agrave Cosne avec les deux Parisiens et drsquoenrevenir seule avec Eacutetienne Elle fit une charmante toilette que lorgna lejournaliste  brodequins bronzeacutes bas de soie gris une robe drsquoorgandi unemantille de dentelle noire et une charmante capote de gaze noire orneacutee defleurs Quant agrave Lousteau le drocircle srsquoeacutetait mis sur le pied de guerre  bottesvernies pantalon drsquoeacutetoffe anglaise plisseacute par-devant un gilet tregraves-ouvertqui laissait voir une chemise extrafine et les cascades de satin noir brocheacutede sa plus belle cravate une redingote noire tregraves-courte et tregraves-leacutegegravere

Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardegraverent assez sin-guliegraverement quand ils virent les deux Parisiens dans la calegraveche et euxcomme deux niais au bas du perron Monsieur de La Baudraye qui duhaut de la derniegravere marche faisait au docteur un petit salut de sa petitemain ne put srsquoempecirccher de sourire en entendant monsieur de Clagny

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La muse du deacutepartement Chapitre

disant agrave monsieur Gravier  ― Vous auriez ducirc les accompagner agrave chevalEn ce moment Gatien monteacute sur la tranquille jument de monsieur de

La Baudraye deacuteboucha par lrsquoalleacutee qui conduisait aux eacutecuries et rejoignitla calegraveche

― Ah  bon dit le Receveur des contributions lrsquoenfant srsquoest mis deplanton

― Quel ennui srsquoeacutecria Dinah en voyant Gatien En treize ans car voicibientocirct treize ans que je suis marieacutee je ne nrsquoai pas eu trois heures deliberteacutehellip

― Marieacutee madame  dit le journaliste en souriant Vous me rappelezun mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins Il partait pour la Pa-lestine et ses amis lui faisaient des repreacutesentations sur son acircge sur lesdangers drsquoune pareille excursion Enfin lui dit lrsquoun drsquoeux vous ecirctes ma-rieacute  ― Oh  reacutepondit-il je le suis si peu 

La seacutevegravere madame Pieacutedefer ne put srsquoempecirccher de sourire― Je ne serais pas eacutetonneacutee de voir monsieur de Clagnymonteacute sur mon

poney venir compleacuteter lrsquoescorte srsquoeacutecria Dinah― Oh  si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas dit Lousteau vous

pourrez vous deacutebarrasser de ce petit jeune homme en arrivant agrave SancerreBianchon aura neacutecessairement oublieacute quelque chose sur sa table commele manuscrit de sa premiegravere leccedilon pour son Cours et vous prierez Gatiendrsquoaller le chercher agrave Anzy

Cette ruse quoique simple mit madame de La Baudraye en belle hu-meur La roule drsquoAnzy agrave Sancerre drsquoougrave se deacutecouvre par eacutechappeacutees demagnifiques paysages drsquoougrave souvent la superbe nappe de la Loire produitlrsquoeffet drsquoun lac se fit gaiement car Dinah eacutetait heureuse drsquoecirctre si biencomprise On parla drsquoamour en theacuteorie ce qui permet aux amants in peode prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs Le journaliste se mitsur un ton drsquoeacuteleacutegante corruption pour prouver que lrsquoamour nrsquoobeacuteissait agraveaucune loi que le caractegravere des amants en variait les accidents agrave lrsquoinfinique les eacuteveacutenements de la vie sociale augmentaient encore la varieacuteteacute despheacutenomegravenes que tout eacutetait possible et vrai dans ce sentiment que tellefemme apregraves avoir reacutesisteacute pendant long-temps agrave toutes les seacuteductions et agravedes passions vraies pouvait succomber en quelques heures agrave une penseacuteeagrave un ouragan inteacuterieur dans le secret desquels il nrsquoy avait que Dieu 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Eh  nrsquoest-ce pas lagrave le mot de toutes les aventures que nous noussommes raconteacutees depuis trois jours dit-il

Depuis trois jours lrsquoimagination si vive de Dinah eacutetait occupeacutee desromans les plus insidieux et la conversation des deux Parisiens avait agisur cette femme agrave la maniegravere des livres les plus dangereux Lousteau sui-vait de lrsquoœil les effets de cette habile manœuvre pour saisir le momentougrave cette proie dont la bonne volonteacute se cachait sous la recircverie que donnelrsquoirreacutesolution serait entiegraverement eacutetourdie Dinah voulut montrer La Bau-draye aux deux Parisiens et lrsquoon y joua la comeacutedie convenue dumanuscritoublieacute par Bianchon dans sa chambre drsquoAnzy Gatien partit au grand ga-lop agrave lrsquoordre de sa souveraine madame Pieacutedefer alla faire des emplettes agraveSancerre et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne

Lousteau se mit pregraves de la chacirctelaine et Bianchon se placcedila sur le de-vant de la voiture La conversation des deux amis fut affectueuse et pleinede pitieacute pour le sort de cette acircme drsquoeacutelite si peu comprise et surtout si malentoureacutee Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquantdu Procureur du Roi du Receveur des contributions et de Gatien  il y eutje ne sais quoi de si meacuteprisant dans ses observations que madame de LaBaudraye nrsquoosa pas deacutefendre ses adorateurs

― Je mrsquoexplique parfaitement dit le meacutedecin en traversant la Loirelrsquoeacutetat ougrave vous ecirctes resteacutee Vous ne pouviez ecirctre accessible qursquoagrave lrsquoamour detecircte qui souvent megravene agrave lrsquoamour de cœur et certes aucun de ces hommes-lagrave nrsquoest capable de deacuteguiser ce que les sens ont drsquoodieux dans les premiersjours de la vie aux yeux drsquoune femme deacutelicate Aujourdrsquohui pour vousaimer devient une neacutecessiteacute

― Une neacutecessiteacute  srsquoeacutecria Dinah qui regarda le meacutedecin avec curiositeacuteDois-je donc aimer par ordonnance 

― Si vous continuez agrave vivre comme vous vivez dans trois ans vousserez affreuse reacutepondit Bianchon drsquoun ton magistral

― Monsieur hellip dit madame de La Baudraye presque effrayeacutee― Excusez mon ami dit Lousteau drsquoun air plaisant agrave la baronne il est

toujours meacutedecin et lrsquoamour nrsquoest pour lui qursquoune question drsquohygiegraveneMais il nrsquoest pas eacutegoiumlste il ne srsquooccupe eacutevidemment que de vous puisqursquoilsrsquoen va dans une heurehellip

A Cosne il srsquoattroupa beaucoup de monde autour de la vieille ca-

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La muse du deacutepartement Chapitre

legraveche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes don-neacutees par Louis XIV aux neacuteo-La Baudraye  de gueules agrave une balance drsquoorau chef cousu drsquoazur chargeacute de trois croisees recroiseeacutees drsquoargent  poursupport deux leacutevriers drsquoargent colleteacutes drsquoazur et enchaicircneacutes drsquoor Cette iro-nique devise  Deo sic patet fides et hominibus avait eacuteteacute infligeacutee au calvi-niste converti par le satirique drsquoHozier

― Sortons on viendra nous avertir dit la baronne qui mit son cocheren vedette

Dinah prit le bras de Bianchon et le meacutedecin alla se promener sur lebord de la Loire drsquoun pas si rapide que le journaliste dut rester en arriegravereUn seul clignement drsquoyeux avait suffi au docteur pour faire comprendreagrave Lousteau qursquoil voulait le servir

― Eacutetienne vous a plu dit Bianchon agrave Dinah il a parleacute vivement agravevotre imagination nous nous sommes entretenus de vous hier au soir etil vous aimehellip Mais crsquoest un homme leacuteger difficile agrave fixer sa pauvreteacutele condamne agrave vivre agrave Paris tandis que tout vous ordonne de vivre agraveSancerrehellip Voyez la vie drsquoun peu haut hellip faites de Lousteau votre amine soyez pas exigeante il viendra trois fois par an passer quelques beauxjours pregraves de vous et vous lui devrez la beauteacute le bonheur et la fortuneMonsieur de La Baudraye peut vivre cent ans mais il peut aussi peacuterir enneuf jours faute drsquoavoir mis le suaire de flanelle dont il srsquoenveloppe  necompromettez donc rien Soyez sages tous deux Ne me dites pas un motJrsquoai lu dans votre cœur

Madame de La Baudraye eacutetait sans deacutefense devant des affirmationssi preacutecises et devant un homme qui se posait agrave la fois en meacutedecin enconfesseur et en confident

― Eh  comment dit-elle pouvez-vous imaginer qursquoune femme puissese mettre en concurrence avec les maicirctresses drsquoun journalistehellip MonsieurLousteau me parait agreacuteable spirituel mais il est blaseacute etc etchellip

Dinah revint sur ses pas et fut obligeacutee drsquoarrecircter le flux de paroles souslequel elle voulait cacher ses intentions  car Eacutetienne qui paraissait occupeacutedes progregraves de Cosne venait au-devant drsquoeux

― Croyez-moi lui dit Bianchon il a besoin drsquoecirctre aimeacute seacuterieusementet srsquoil change drsquoexistence son talent y gagnera

Le cocher de Dinah accourut essouffleacute pour annoncer lrsquoarriveacutee de la

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La muse du deacutepartement Chapitre

diligence et lrsquoon hacircta le pas Madame de La Baudraye allait entre les deuxParisiens

― Adieumes enfants dit Bianchon avant drsquoentrer dans Cosne je vousbeacutenishellip

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendreagrave Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresseQuelle diffeacuterence pour Dinah  le bras drsquoEacutetienne lui causa la plus vive eacutemo-tion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait eacuteprouver Il y eut alorsentre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que desaveux

― Il nrsquoy a plus que les femmes de province qui portent des robes drsquoor-gandi la seule eacutetoffe dont le chiffonnage ne peut pas srsquoeffacer se dit alorsen lui-mecircme Lousteau Cette femme qui mrsquoa choisi pour amant va fairedes faccedilons agrave cause de sa robe Si elle avait mis une robe de foulard jeserais heureuxhellip A quoi tiennent les reacutesistances

Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eulrsquointention de srsquoimposer agrave elle-mecircme une barriegravere infranchissable en choi-sissant une robe drsquoorgandi Bianchon aideacute par le cocher faisait chargerson bagage sur la diligence Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessi-vement affectueuse pour lui

― Retournez madame la baronne laissez-moihellip Gatien va venir luidit-il agrave lrsquooreille Il est tard reprit-il agrave haute voixhellip Adieu 

― Adieu grand homme  srsquoeacutecria Lousteau en donnant une poigneacutee demain agrave Bianchon

Quand le journaliste et madame de La Baudraye assis lrsquoun pregraves delrsquoautre au fond de cette vieille calegraveche repassegraverent la Loire ils heacutesitegraverenttous deux agrave parler Dans cette situation la parole par laquelle on romptle silence possegravede une effrayante porteacutee

― Savez-vous combien je vous aime  dit alors le journaliste agrave brucircle-pourpoint

La victoire pouvait flatter Lousteau mais la deacutefaite ne lui causait au-cun chagrin Cette indiffeacuterence fut le secret de son audace Il prit la mainde madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes et la serradans ses deux mains  mais Dinah deacutegagea doucement sa main

― Oui je vaux bien une grisette ou une actrice dit-elle drsquoune voix

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutemue tout en plaisantant  mais croyez-vous qursquoune femme qui malgreacuteses ridicules a quelque intelligence ait reacuteserveacute les plus beaux treacutesors ducœur pour un homme qui ne peut voir en elle qursquoun plaisir passagerhellip Jene suis pas surprise drsquoentendre de votre bouche un mot que tant de gensmrsquoont deacutejagrave dithellip maishellip

Le cocher se retourna ― Voici monsieur Gatienhellip dit-il― Je vous aime je vous veux et vous serez agrave moi car je nrsquoai jamais

senti pour aucune femme ce que vous mrsquoinspirez  cria Lousteau danslrsquooreille de Dinah

― Malgreacute moi peut-ecirctre  reacutepliqua-t-elle en souriant― Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez lrsquoair drsquoavoir eacuteteacute

vivement attaqueacutee dit le Parisien agrave qui la funeste proprieacuteteacute de lrsquoorgandisuggeacutera une ideacutee bouffonne

Avant que Gatien eucirct atteint le bout du pont lrsquoaudacieux journalistechiffonna si lestement la robe drsquoorgandi que madame de La Baudraye sevit dans un eacutetat agrave ne pas se montrer

― Ah  monsieur hellip srsquoeacutecria majestueusement Dinah― Vous mrsquoavez deacutefieacute reacutepondit-ilMais Gatien arrivait avec la ceacuteleacuteriteacute drsquoun amant dupeacute Pour regagner

un peu de lrsquoestime de madame de La Baudraye Lousteau srsquoefforccedila de deacute-rober la vue de la robe froisseacutee agrave Gatien en se jetant pour lui parler horsde la voiture du cocircteacute de Dinah

― Courez agrave notre auberge lui dit-il il en est temps encore la dili-gence ne part que dans une demi-heure le manuscrit est sur la table de lachambre occupeacutee par Bianchon il y tient car il ne saurait comment faireson Cours

― Allez donc Gatien dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme

Lrsquoenfant commandeacute par cette insistance rebroussa courant agrave brideabattue

― Vite agrave La Baudraye cria Lousteau au cocher madame la baronneest souffrantehellip Votre megravere sera seule dans le secret de ma ruse dit-il ense rasseyant aupregraves de Dinah

― Vous appelez cette infamie une ruse  dit madame de La Baudrayeen reacuteprimant quelques larmes qui furent seacutecheacutees au feu de lrsquoorgueil irriteacute

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La muse du deacutepartement Chapitre

Elle srsquoappuya dans le coin de la calegraveche se croisa les bras sur la poi-trine et regarda la Loire la campagne tout excepteacute Lousteau Le journa-liste prit alors un ton caressant et parla jusqursquoagrave La Baudraye ougrave Dinah sesauva de la calegraveche chez elle en tacircchant de nrsquoecirctre vue de personne Dansson trouble elle se preacutecipita sur un sofa pour y pleurer

― Si je suis pour vous un objet drsquohorreur de haine ou de meacutepris eh bien je pars dit alors Lousteau qui lrsquoavait suivie

Et le roueacute se mit aux pieds de Dinah Ce fut dans cette crise que ma-dame Pieacutedefer se montra disant agrave sa fille  ― Eh  bien qursquoas-tu  que sepasse-t-il 

― Donnez promptement une autre robe agrave votre fille dit lrsquoaudacieuxParisien agrave lrsquooreille de la deacutevote

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre ougrave la suivit sa megravere

― Il nrsquoy a rien agrave lrsquoauberge dit Gatien agrave Lousteau qui vint agrave sa ren-contre

― Et vous nrsquoavez rien trouveacute non plus au chacircteau drsquoAnzy reacuteponditLousteau

― Vous vous ecirctes moqueacutes de moi reacutepliqua Gatien drsquoun petit ton sec― En plein reacutepondit Lousteau Madame de La Baudraye a trouveacute tregraves-

inconvenant que vous la suiviez sans en ecirctre prieacute Croyez-moi crsquoest unmauvais moyen pour seacuteduire les femmes que de les ennuyer Dinah vousa mystifieacute vous lrsquoavez fait rire crsquoest un succegraves qursquoaucun de vous nrsquoa eudepuis treize ans aupregraves drsquoelle et que vous devez agrave Bianchon Oui votrecousin est lrsquoauteur du manuscrit hellip Le cheval en reviendra-t-il  demandaLousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait srsquoil devait ounon se facirccher

― Le cheval hellip reacutepeacuteta GatienEn ce moment madame de La Baudraye arriva vecirctue drsquoune robe de

velours et accompagneacutee de sa megravere qui lanccedilait agrave Lousteau des regardsirriteacutes Devant Gatien il eacutetait imprudent agrave Dinah de paraicirctre froide ouseacutevegravere avec Lousteau qui profitant de cette circonstance offrit son brasagrave cette fausse Lucregravece  mais elle le refusa

― Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voueacute sa vie  lui dit-ilen marchant pregraves drsquoelle je vais rester agrave Sancerre et partir demain

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Viens-tu mamegravere  dit madame de La Baudraye agravemadame Pieacutedeferen eacutevitant ainsi de reacutepondre agrave lrsquoargument direct par lequel Lousteau laforccedilait agrave prendre un parti

Le Parisien aida la megravere agrave monter en voiture il aida madame de LaBaudraye en la prenant doucement par le bras et il se placcedila sur le devantavec Gatien qui laissa le cheval agrave La Baudraye

― Vous avez changeacute de robe dit maladroitement Gatien agrave Dinah― Madame la baronne a eacuteteacute saisie par lrsquoair frais de la Loire reacutepondit

Lousteau Bianchon lui a conseilleacute de se vecirctir chaudementDinah devint rouge comme un coquelicot et madame Pieacutedefer prit un

visage seacutevegravere― Pauvre Bianchon il est sur la route de Paris quel noble cœur  dit

Lousteau― Oh  oui reacutepondit madame de La Baudraye il est grand et deacutelicat

celui-lagravehellip― Nous eacutetions si gais en partant dit Lousteau vous voilagrave souffrante

et vous me parlez avec amertume et pourquoi hellip Nrsquoecirctes-vous donc pasaccoutumeacutee agrave vous entendre dire que vous ecirctes belle et spirituelle  moije le deacuteclare devant Gatien je renonce agrave Paris je vais rester agrave Sancerre etgrossir le nombre de vos cavaliers-servants Je me suis senti si jeune dansmon pays natal jrsquoai deacutejagrave oublieacute Paris et ses corruptions et ses ennuis etses fatigants plaisirshellip Oui ma vie me semble comme purifieacuteehellip

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder  mais il y eut unmomentougrave lrsquoimprovisation de ce serpent devint si spirituelle sous lrsquoeffort qursquoil fitpour singer la passion par des phrases et par des ideacutees dont le sens ca-cheacute pour Gatien eacuteclatait dans le cœur de Dinah qursquoelle leva les yeuxsur lui Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verveet fit enfin rire madame de La Baudraye Lorsque dans une situation ougraveson orgueil est blesseacute si cruellement une femme a ri tout est compromisQuand on entra dans lrsquoimmense cour sableacutee et orneacutee de son boulingrinagrave corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la faccedilade drsquoAnzy le journa-liste disait  ― Lorsque les femmes nous aiment elles nous pardonnenttout mecircme nos crimes  lorsqursquoelles ne nous aiment pas elles ne nouspardonnent rien pas mecircme nos vertus  Me pardonnez-vous  ajouta-t-ilagrave lrsquooreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur

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La muse du deacutepartement Chapitre

par un geste plein de tendresse Dinah ne put srsquoempecirccher de sourirePendant le dicircner et pendant le reste de la soireacutee Lousteau fut drsquoune

gaieteacute drsquoun entrain charmant  mais tout en peignant ainsi son ivresse ilse livrait par moments agrave la recircverie en homme qui paraissait absorbeacute parson bonheur Apregraves le cafeacute madame de La Baudraye et sa megravere laissegraverentles hommes se promener dans les jardins Monsieur Gravier dit alors auProcureur du Roi  ― Avez-vous remarqueacute que madame de La Baudrayequi est partie en robe drsquoorgandi nous est revenue en robe de velours 

― En montant en voiture agrave Cosne la robe srsquoest accrocheacutee agrave un boutonde cuivre de la calegraveche et srsquoest deacutechireacutee du haut en bas reacutepondit Lousteau

― Oh  fit Gatien perceacute au cœur par la cruelle diffeacuterence des deux ex-plications du journaliste

Lousteau qui comptait sur cette surprise de Gatien le prit par le braset le lui serra pour lui demander le silence Quelques moments apregravesLousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls en srsquoemparant du pe-tit La Baudraye Gatien fut alors interrogeacute sur les eacuteveacutenements du voyageMonsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupeacutefaits drsquoapprendreque Dinah srsquoeacutetait trouveacutee seule au retour de Cosne avec Lousteau  maisplus stupeacutefaits encore des deux versions du Parisien sur le changementde robe Aussi lrsquoattitude de ces trois hommes deacuteconfits fut-elle tregraves-embarrasseacutee pendant la soireacutee Le lendemain matin chacun drsquoeux eutdes affaires qui lrsquoobligeaient agrave quitter Anzy ougrave Dinah resta seule avecsa megravere son mari et Lousteau

Le deacutepit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande cla-meur La chute de la Muse du Berry du Nivernais et du Morvan fut ac-compagneacutee drsquoun vrai charivari de meacutedisances de calomnies et de conjec-tures diverses parmi lesquelles figurait en premiegravere ligne lrsquohistoire de larobe drsquoorgandi Jamais toilette deDinah nrsquoeut autant de succegraves et nrsquoeacuteveillaplus lrsquoattention des jeunes personnes qui ne srsquoexpliquaient point les rap-ports entre lrsquoamour et lrsquoorgandi dont riaient tant les femmes marieacutees LaPreacutesidente Boirouge furieuse de la meacutesaventure de son Gatien oubliales eacuteloges qursquoelle avait prodigueacutes au poegraveme de Paquita la Seacutevillane  ellefulmina des censures horribles contre une femme capable de publier unepareille infamie

― La malheureuse fait ce qursquoelle a eacutecrit  disait-elle Peut-ecirctre finira-t-

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elle comme son heacuteroiumlne Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du mareacutechal Soult dans

les journaux de lrsquoopposition  tant qursquoil est ministre il a perdu la bataillede Toulouse  degraves qursquoil rentre dans le repos il lrsquoa gagneacutee  Vertueuse Dinahpassait pour la rivale des Camille Maupin des femmes les plus illustres mais heureuse elle eacutetait une malheureuse

Monsieur de Clagny deacutefendit courageusement Dinah il vint agrave plu-sieurs reprises au chacircteau drsquoAnzy pour avoir le droit de deacutementir le bruitqui courait sur celle qursquoil adorait toujours mecircme tombeacutee et il soutint qursquoilsrsquoagissait entre elle et Lousteau drsquoune collaboration agrave un grand ouvrageOn se moqua du Procureur du Roi

Le mois drsquooctobre fut ravissant lrsquoautomne est la plus belle saison desvalleacutees de la Loire  mais en 1836 il fut particuliegraverement magnifique Lanature semblait ecirctre la complice du bonheur de Dinah qui selon les preacute-dictions de Bianchon arriva par degreacutes agrave un violent amour de cœur Enun mois la chacirctelaine changea complegravetement Elle fut eacutetonneacutee de retrou-ver tant de faculteacutes inertes endormies inutiles jusqursquoalors Lousteau futun ange pour elle car lrsquoamour de cœur ce besoin reacuteel des acircmes grandesfaisait drsquoelle une femme entiegraverement nouvelle Dinah vivait  elle trou-vait lrsquoemploi de ses forces elle deacutecouvrait des perspectives inattenduesdans son avenir elle eacutetait heureuse enfin heureuse sans soucis sans en-traves Cet immense chacircteau les jardins le parc la forecirct eacutetaient si fa-vorables agrave lrsquoamour  Lousteau rencontra chez madame de La Baudrayeune naiumlveteacute drsquoimpression une innocence si vous voulez qui la renditoriginale  il y eut en elle du piquant de lrsquoimpreacutevu beaucoup plus quechez une jeune fille Lousteau fut sensible agrave une flatterie qui chez presquetoutes les femmes est une comeacutedie  mais qui chez Dinah fut vraie  elleapprenait de lui lrsquoamour il eacutetait bien le premier dans ce cœur Enfin ilse donna la peine drsquoecirctre excessivement aimable Les hommes ont commeles femmes drsquoailleurs un reacutepertoire de reacutecitatifs de cantilegravenes de noc-turnes de motifs de rentreacutees (faut-il dire de recettes quoiqursquoil srsquoagissedrsquoamour ) qursquoils croient leur exclusive proprieacuteteacute Les gens arriveacutes agrave lrsquoacircgede Lousteau tacircchent de distribuer habilement les piegraveces de ce treacutesor danslrsquoopeacutera drsquoune passion  mais en ne voyant qursquoune bonne fortune dans sonaventure avec Dinah le Parisien voulut graver son souvenir en traits in-

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effaccedilables sur ce cœur et il prodigua durant ce beau mois drsquooctobre sesplus coquettes meacutelodies et ses plus savantes barcaroles Enfin il eacutepuisales ressources de la mise en scegravene de lrsquoamour pour se servir drsquoune de cesexpressions deacutetourneacutees de lrsquoargot du theacuteacirctre et qui rend admirablementbien ce manegravege

― Si cette femme-lagrave mrsquooublie hellip se disait-il parfois en revenant avecelle au chacircteau drsquoune longue promenade dans les bois je ne lui en voudraipas elle aura trouveacute mieux hellip

Quand de part et drsquoautre deux ecirctres ont eacutechangeacute les duos de cette deacute-licieuse partition et qursquoils se plaisent encore on peut dire qursquoils srsquoaimentveacuteritablement Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se reacutepeacute-ter car il comptait quitter Anzy vers les premiers jours de novembre sonfeuilleton le rappelait agrave Paris Avant deacutejeuner la veille du deacutepart projeteacutele journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artistede Nevers un restaurateur de sculptures

― De quoi srsquoagit-il  dit Lousteau que voulez-vous faire agrave votre chacirc-teau 

― Voici ce que je veux reacutepondit le petit vieillard en emmenant le jour-naliste sa femme et lrsquoartiste de province sur la terrasse

Il montra sur la faccedilade au-dessus de la porte drsquoentreacutee un preacutecieux car-touche soutenu par deux siregravenes assez semblable agrave celui qui deacutecore lrsquoar-cade actuellement condamneacutee par ougrave lrsquoon allait jadis du quai des Tuileriesdans la cour du vieux Louvre et au-dessus de laquelle on lit  Bibliothegravequedu cabinet du Roi Ce cartouche offrait le vieil eacutecusson des drsquoUxelles quiportent drsquoor et de gueules agrave la fasce de lrsquoun agrave lrsquoautre avec deux lions degueules agrave dextre et drsquoor agrave senestre pour supports  lrsquoeacutecu timbreacute du casque dechevalier lambrequineacute des eacutemaux de lrsquoeacutecu et sommeacute de la couronne ducalePuis pour devise  Cy paroist  parole fiegravere et sonnante

― Je veux remplacer les armes de lamaison drsquoUxelles par les miennes et comme elles se trouvent reacutepeacuteteacutees six fois dans les deux faccedilades et dansles deux ailes ce nrsquoest pas une petite affaire

― Vos armes drsquohier  srsquoeacutecria Dinah et apregraves 1830 hellip― Nrsquoai-je pas constitueacute un majorat ― Je concevrais cela si vous aviez des enfants lui dit le journaliste― Oh  reacutepondit le petit vieillard madame de La Baudraye est encore

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jeune il nrsquoy a pas encore de temps perduCette fatuiteacute fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La

Baudraye― Heacute  bienDidine dit-il agrave lrsquooreille de madame de La Baudraye agrave quoi

bon tes remords Dinah plaida pour obtenir un jour de plus et les deux amants se

firent leurs adieux agrave la maniegravere de ces theacuteacirctres qui donnent dix fois desuite la derniegravere repreacutesentation drsquoune piegravece agrave recettes Mais combien depromesses eacutechangeacutees  combien de pactes solennels exigeacutes par Dinah etconclus sans difficulteacutes par lrsquoimpudent journaliste  Avec la supeacuterioriteacutedrsquoune femme supeacuterieure Dinah conduisit au vu et au su de tout le paysLousteau jusqursquoagrave Cosne en compagnie de samegravere et du petit La Baudraye

Quand dix jours apregraves madame de La Baudraye eut dans son salon agraveLa Baudraye messieurs de Clagny Gatien et Gravier elle trouva moyende dire audacieusement agrave chacun drsquoeux  ― Je dois agrave monsieur Lousteaudrsquoavoir su que je nrsquoeacutetais pas aimeacutee pour moi-mecircme

Et quelles belles tartines elle deacutebita sur les hommes sur la nature deleurs sentiments sur le but de leur vil amour etc Des trois amants deDinah monsieur de Clagny seul lui dit  ― je vous aime quand mecircme hellipaussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes lesdouceurs drsquoamitieacute que les femmes confisent pour les Gurth qui portentainsi le collier drsquoun esclavage adoreacute

De retour agrave Paris Lousteau perdit en quelques semaines le souvenirdes beaux jours passeacutes au chacircteau drsquoAnzy Voici pourquoi Lousteau vivaitde sa plume Dans ce siegravecle et surtout depuis le triomphe drsquoune bourgeoi-sie qui se garde bien drsquoimiter Franccedilois Iᵉʳ ou Louis XIV vivre de sa plumeest un travail auquel se refuseraient les forccedilats ils preacutefeacutereraient la mortVivre de sa plume nrsquoest-ce pas creacuteer  creacuteer aujourdrsquohui demain tou-jourshellip Ou avoir lrsquoair de creacuteer  or le semblant coucircte aussi cher que le reacuteel outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocherde Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume Eacutetiennetravaillait agrave trois ou quatre journaux litteacuteraires Mais rassurez-vous  il nemettait aucune conscience drsquoartiste agrave ses productions Le Sancerrois ap-partenait par sa faciliteacute par son insouciance si vous voulez agrave ce groupedrsquoeacutecrivains appeleacutes du nom de bons enfants En litteacuterature agrave Paris de nos

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jours la bonhomie est une deacutemission donneacutee de toutes preacutetentions agrave uneplace quelconque Lorsqursquoil ne peut plus ou qursquoil ne veut plus rien ecirctreun eacutecrivain se fait journaliste et bon enfant On megravene alors une vie as-sez agreacuteable Les deacutebutants les bas bleus les actrices qui commencent etcelles qui finissent leur carriegravere auteurs et libraires caressent ou choyentces plumes agrave tout faire Lousteau devenu viveur nrsquoavait plus guegravere queson loyer agrave payer en fait de deacutepenses Il avait des loges agrave tous les theacuteacirctresLa vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier  aussi disait-il agrave ces auteurs qui srsquoimpriment agrave leurs frais  ― Jrsquoaitoujours votre livre dans les mains Il percevait sur les amours-propresdes redevances en dessins en tableaux Tous ses jours eacutetaient pris pardes dicircners ses soireacutees par le theacuteacirctre la matineacutee par les amis par des vi-sites par la flacircnerie Son feuilleton ses articles et les deux nouvelles qursquoileacutecrivait par an pour les journaux hebdomadaires eacutetaient lrsquoimpocirct frappeacutesur cette vie heureuse Eacutetienne avait cependant combattu pendant dix anspour arriver agrave cette position Enfin connu de toute la litteacuterature aimeacute pourle bien comme pour le mal qursquoil commettait avec une irreacuteprochable bon-homie il se laissait aller en deacuterive insouciant de lrsquoavenir Il reacutegnait aumilieu drsquoune coterie de nouveaux venus il avait des amitieacutes crsquoest-agrave-diredes habitudes qui duraient depuis quinze ans des gens avec lesquels ilsoupait il dicircnait et se livrait agrave ses plaisanteries Il gagnait environ septagrave huit cents francs par mois somme que la prodigaliteacute particuliegravere auxpauvres rendait insuffisante Aussi Lousteau se trouvait il alors aussi mi-seacuterable qursquoagrave son deacutebut agrave Paris quand il se disait  ― Si jrsquoavais cinq centsfrancs par mois je serais bien riche  Voici la raison de ce pheacutenomegravene

Lousteau demeurait rue desMartyrs dans un joli petit rez-de-chausseacuteeagrave jardin meubleacutemagnifiquement Lors de son installation en 1833 il avaitfait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-ecirctre pendantlong-temps Cet appartement coucirctait douze cents francs de loyer Or lesmois de janvier drsquoavril de juillet et drsquooctobre eacutetaient selon son mot desmois indigents Le loyer et les notes du portier faisaient rafle Lousteaunrsquoen prenait pas moins des cabriolets nrsquoen deacutepensait pas moins une cen-taine de francs en deacutejeuners  il fumait pour trente francs de cigares et nesavait refuser ni un dicircner ni une robe agrave ses maicirctresses de hasard Il an-ticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants

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qursquoil ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa chemineacutee en gagnantsept agrave huit cents francs par mois que quand il en gagnait agrave peine deuxcents en 1822

Fatigueacute parfois de ces tournoiements de la vie litteacuteraire ennuyeacute duplaisir comme lrsquoest une courtisane Lousteau quittait le courant il srsquoas-seyait parfois sur le penchant de la berge et disait agrave certains de ses in-times agrave Nathan agrave Bixiou tout en fumant un cigare au fond de son jar-dinet devant un gazon toujours vert grand comme une table agrave manger ― Comment finirons-nous  Les cheveux blancs nous font leurs somma-tions respectueuses hellip

― Bah  nous nous marierons quand nous voudrons nous occuper denotre mariage autant que nous nous occupons drsquoun drame ou drsquoun livredisait Nathan

― Et Florine  reacutepondait Bixiou― Nous avons tous une Florine disait Eacutetienne en jetant son bout de

cigare sur le gazon et pensant agrave madame SchontzMadame Schontz eacutetait une femme assez jolie pour pouvoir vendre tregraves

cher lrsquousufruit de sa beauteacute tout en en conservant la nue proprieacuteteacute agrave Lous-teau son ami de cœur Comme toutes ces femmes qui du nom de lrsquoeacutegliseautour de laquelle elles se sont groupeacutees ont eacuteteacute nommeacutees Lorees elledemeurait rue Fleacutechier agrave deux pas de Lousteau Cette Lorette trouvait unejouissance drsquoamour-propre agrave narguer ses amies en se disant aimeacutee par unhomme drsquoesprit Ces deacutetails sur la vie et les finances de Lousteau sont neacute-cessaires  car cette peacutenurie et cette existence de Boheacutemien agrave qui le luxeparisien eacutetait indispensable devaient cruellement influer sur lrsquoavenir deDinah

Ceux agrave qui la Bohecircme de Paris est connue comprendront alors com-ment au bout de quinze jours le journaliste replongeacute dans son milieulitteacuteraire pouvait rire de sa baronne entre amis et mecircme avec madameSchontz Quant agrave ceux qui trouveront ces proceacutedeacutes infacircmes il est agrave peupregraves inutile de leur en preacutesenter des excuses inadmissibles

― Qursquoas-tu fait agrave Sancerre demanda Bixiou agrave Lousteau quand ils serencontregraverent

― Jrsquoai rendu service agrave trois braves provinciaux un Receveur descontributions un petit cousin et un Procureur du Roi qui tournaient de-

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puis dix ans reacutepondit-il autour drsquoune de ces cent et une dixiegravemes musesqui ornent les deacutepartements sans y plus toucher qursquoon ne touche agrave unplat monteacute du dessert jusqursquoagrave ce qursquoun esprit fort y donne un coup decouteauhellip

― Pauvre garccedilon  disait Bixiou je disais bien que tu allais agrave Sancerrepour y mettre ton esprit au vert

― Ton calembour est aussi deacutetestable quemamuse est belle mon cherreacutepliqua Lousteau Demande agrave Bianchon

― Une muse et un poegravete reacutepondit Bixiou ton aventure est alors untraitement homœopathique

Le dixiegraveme jour Lousteau reccedilut une lettre timbreacutee de Sancerre― Bien  bien  fit Lousteau laquo Ami cheacuteri idole de mon cœur et de

mon acircmehellip raquo Vingt pages drsquoeacutecriture  une par jour et dateacutee de minuit Elle mrsquoeacutecrit quand elle est seulehellip Pauvre femme Ah  ah  Post-scriptumlaquo Je nrsquoose te demander de mrsquoeacutecrire comme je le fais tous les jours  maisjrsquoespegravere avoir de mon bien-aimeacute deux lignes chaque semaine pour metranquilliserhellip raquo ― Quel dommage de brucircler cela  crsquoest cracircnement eacutecritse dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu apregraves les avoir lus Cettefemme est neacutee pour faire de la copie

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il eacutetait aimeacute pourlui-mecircme  mais il avait supplanteacute lrsquoun de ses amis dans le cœur drsquounemarquise La marquise femme assez libre de sa personne venait quel-quefois agrave lrsquoimproviste chez lui le soir en fiacre voileacutee et se permettaiten qualiteacute de femme de lettres de fouiller dans tous les tiroirs Huit joursapregraves Lousteau qui se souvenait agrave peine de Dinah fut bouleverseacute par unnouveau paquet de Sancerre  huit feuillets  seize pages  Il entendit lespas drsquoune femme il crut agrave quelque visite domiciliaire de la marquise etjeta ces ravissantes et deacutelicieuses preuves drsquoamour au feuhellip sans les lire 

― Une lettre de femme  srsquoeacutecria madame Schontz en entrant le papierla cire sentent trop bonnehellip

― Monsieur voici dit un facteur des messageries en posant dans lrsquoan-tichambre deux eacutenormissimes bourriches Tout est payeacute Voulez-vous si-gner mon registre hellip

― Tout est payeacute  srsquoeacutecria madame Schontz Ccedila ne peut venir que deSancerre

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― Oui madame dit le facteur― Ta dixiegraveme Muse est une femme de haute intelligence dit la Lo-

rette en deacutefaisant une bourriche pendant que Lousteau signait jrsquoaime uneMuse qui connaicirct le meacutenage et qui fait agrave la fois des pacircteacutes drsquoencre et despacircteacutes de gibier ― Oh  les belles fleurs hellip srsquoeacutecria-t-elle en deacutecouvrant laseconde bourriche Mais il nrsquoy a rien de plus beau dans Paris hellip De quoi de quoi  un liegravevre des perdreaux un demi-chevreuil Nous inviteronstes amis et nous ferons un fameux dicircner car Athalie possegravede un talentparticulier pour accommoder le chevreuil

Lousteau reacutepondit agrave Dinah  mais au lieu de reacutepondre avec son cœuril fit de lrsquoesprit La lettre nrsquoen fut que plus dangereuse elle ressemblait agraveune lettre de Mirabeau agrave Sophie Le style des vrais amants est limpideCrsquoest une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives orneacuteesdes riens de la vie eacutemailleacutees de ces fleurs de lrsquoacircme neacutees chaque jour etdont le charme est enivrant mais pour deux ecirctres seulement Aussi degravesqursquoune lettre drsquoamour peut faire plaisir au tiers qui la lit est-elle agrave coupsucircr sortie de la tecircte et non du cœur Mais les femmes y seront toujoursprises elles croient alors ecirctre lrsquounique source de cet esprit

Vers la fin du mois de deacutecembre Lousteau ne lisait plus les lettres deDinah qui srsquoaccumulegraverent dans un tiroir de sa commode toujours ouvertsous ses chemises qursquoelles parfumaient Il advenait agrave Lousteau lrsquoun de ceshasards que ces Boheacutemiens doivent saisir par tous ses cheveux Au milieude ce mois madame Schontz qui srsquointeacuteressait beaucoup agrave Lousteau le fitprier de passer chez elle un matin pour affaire

― Mon cher tu peux te marier lui dit-elle― Souvent ma chegravere heureusement ― Quand je dis te marier crsquoest faire un beau mariage Tu nrsquoas pas de

preacutejugeacutes on nrsquoa pas besoin de gazer  voici lrsquoaffaire Une jeune personnea commis une faute et la megravere nrsquoen sait pas le premier baiser Le pegravere estun honnecircte Notaire plein drsquohonneur il a eu la sagesse de ne rien eacutebruiterIl veut marier sa fille en quinze jours il donne une dot de cent cinquantemille francs car il a trois autres enfants  mais hellip mdash pas becircte mdash il ajouteun suppleacutement de cent mille francs de la main agrave la main pour couvrir ledeacutechet Il srsquoagit drsquoune vieille famille de la bourgeoisie parisienne quartierdes Lombardshellip

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― Eh  bien pourquoi lrsquoamant nrsquoeacutepouse-t-il pas ― Mort― Quel roman  il nrsquoy a plus que rue des Lombards ougrave les choses se

passent ainsihellip― Mais ne vas-tu pas croire qursquoun fregravere jaloux a tueacute le seacuteducteur hellipCe

jeune homme est tout becirctement mort drsquoune pleureacutesie attrapeacutee en sortantdu spectacle Premier clerc et sans un liard mon homme avait seacuteduit lafille pour avoir lrsquoEacutetude  en voilagrave une vengeance du ciel 

― Drsquoougrave sais-tu cela ― De Malaga le Notaire est son milord― Quoi crsquoest Cardot le fils de ce petit vieillard agrave queue et poudre le

premier ami de Florentine hellip― Preacuteciseacutement Malaga dont lrsquoamant est un petit criquet de musicien

de dix-huit ans ne peut pas en conscience le marier agrave cet acircge-lagrave  elle nrsquoaencore aucune raison de lui en vouloir Drsquoailleurs monsieur Cardot veutun homme drsquoau moins trente ans Ce Notaire selon moi sera tregraves-flatteacutedrsquoavoir pour gendre une ceacuteleacutebriteacute Ainsi tacircte-toi mon bonhomme  Tupayes tes dettes tu deviens riche de douze mille francs de rente et tunrsquoas pas lrsquoennui de te rendre pegravere  en voilagrave des avantages  Apregraves tout tueacutepouses une veuve consolable Il y a cinquante mille livres de rente dansla maison outre la charge  tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente et tu appartiens agrave une famille qui po-litiquement se trouve dans une belle position Cardot est le beau-fregravere duvieux Camusot le Deacuteputeacute qui est resteacute si long-temps avec Fanny Beaupreacute

― Oui dit Lousteau Camusot le pegravere a eacutepouseacute la fille aicircneacutee agrave feu lepetit pegravere Cardot et ils faisaient leurs farces ensemble

― Eh  bien reprit madame Schontz madame Cardot la Notaresse estune Chiffreville des fabricants de produits chimiques lrsquoaristocratie drsquoau-jourdrsquohui quoi  des Potasse  Lagrave est le mauvais cocircteacute  tu auras une terriblebelle-megraverehellip Oh  une femme agrave tuer sa fille si elle la savait dans lrsquoeacutetat ougravehellipCette Cardot est deacutevote elle a les legravevres comme deux faveurs drsquoun rosepasseacutehellip Un viveur comme toi ne serait jamais accepteacute par cette femme-lagrave qui dans une bonne intention espionnerait ton meacutenage de garccedilon etsaurait tout ton passeacute  mais Cardot fera dit-il usage de son pouvoir pater-nel Le pauvre homme sera forceacute drsquoecirctre gracieux pendant quelques jours

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pour sa femme une femme de bois mon cher  Malaga qui lrsquoa rencontreacuteelrsquoa nommeacutee une brosse de peacutenitence Cardot a quarante ans il sera Mairedans sonArrondissement il deviendra peut-ecirctre Deacuteputeacute Il offre agrave la placedes cent mille francs de donner une jolie maison rue Saint-Lazare entrecour et jardin qui ne lui a coucircteacute que soixante mille francs agrave la deacutebacirccle dejuillet  il te la vendrait histoire de te fournir lrsquooccasion drsquoaller et venirchez lui de voir la fille de plaire agrave la megraverehellip Cela te constituerait un avoiraux yeux de madame Cardot Enfin tu serais comme un prince dans cepetit hocirctel Tu te feras nommer par le creacutedit de Camusot bibliotheacutecaireagrave un Ministegravere ougrave il nrsquoy aura pas de livres Eh  bien si tu places ton ar-gent en cautionnement de journal tu auras dix mille francs de rente tuen gagnes six ta bibliothegraveque trsquoen donnera quatrehellip Trouve mieux  Tu temarierais agrave un agneau sans tache il pourrait se changer en femme leacutegegravereau bout de deux anshellip Que trsquoarrive-t-il  un dividende anticipeacute Crsquoest lamode  Si tu veux mrsquoen croire il faut venir dicircner demain chez Malaga Tuy verras ton beau-pegravere il saura lrsquoindiscreacutetion censeacutee commise par Ma-laga contre laquelle il ne peut pas se facirccher et tu le domines alorsQuantagrave ta femme Eh hellip mais sa faute te laisse garccedilonhellip

― Ah  ton langage nrsquoest pas plus hypocrite qursquoun boulet de canon― Je trsquoaime pour toi voilagrave tout et je raisonne Eh  bien qursquoas-tu agrave

rester lagrave comme un Abd-el-Kader en cire  Il nrsquoy a pas agrave reacutefleacutechir Crsquoestpile ou face le mariage Eh  bien tu as tireacute pile 

― Tu auras ma reacuteponse demain dit Lousteau― Jrsquoaimerais mieux lrsquoavoir tout de suite Malaga ferait lrsquoarticle pour

toi ce soir― Eh  bien ouihellipLousteau passa la soireacutee agrave eacutecrire agrave la marquise une longue lettre ougrave

il lui disait les raisons qui lrsquoobligeaient agrave se marier  sa constante misegraverela paresse de son imagination les cheveux blancs sa fatigue morale etphysique enfin quatre pages de raisons

― Quant agrave Dinah je lui enverrai le billet de faire part se dit-il Commedit Bixiou je nrsquoai pas mon pareil pour savoir couper la queue agrave une pas-sionhellip

Lousteau qui fit drsquoabord des faccedilons avec lui-mecircme en eacutetait arriveacute lelendemain agrave craindre que ce mariage manquacirct Aussi fut-il charmant avec

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le Notaire― Jrsquoai connu lui dit-il monsieur votre pegravere chez Florentine je devais

vous connaicirctre chez mademoiselle Turquet Bon chien chasse de race Ileacutetait tregraves-bon enfant et philosophe le petit pegravere Cardot car (vous per-mettez) nous lrsquoappelions ainsi Dans ce temps-lagrave Florine Florentine Tul-lia Coralie et Mariette eacutetaient comme les cinq doigts de la main Il y a decela maintenant quinze ans Vous comprenez que mes folies ne sont plusagrave fairehellip Dans ce temps lagrave le plaisir mrsquoemportait jrsquoai de lrsquoambition au-jourdrsquohui  mais nous sommes dans une eacutepoque ougrave pour parvenir il fautecirctre sans dettes avoir une fortune femme et enfants Si je paye le censsi je suis proprieacutetaire de mon journal au lieu drsquoen ecirctre un reacutedacteur jedeviendrai deacuteputeacute tout comme tant drsquoautres 

Maicirctre Cardot goucircta cette profession de foi Lousteau srsquoeacutetait mis sousles armes il plut au Notaire qui chose assez facile agrave concevoir eut plusdrsquoabandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de sonpegravere qursquoil nrsquoen aurait eu avec tout autre Le lendemain Lousteau fut preacute-senteacute comme acqueacutereur de la maison rue Saint-Lazare au sein de la fa-mille Cardot et il y dicircna trois jours apregraves

Cardot demeurait dans une vieille maison aupregraves de la place du Chacircte-let Tout eacutetait cossu chez lui LrsquoEacuteconomie y mettait les moindres doruressous des gazes vertes Les meubles eacutetaient couverts de housses Si lrsquoonnrsquoeacuteprouvait aucune inquieacutetude sur la fortune de la maison on y eacuteprouvaitune envie de bacirciller degraves la premiegravere demi-heure Lrsquoennui sieacutegeait sur tousles meubles Les draperies pendaient tristement La salle agrave manger res-semblait agrave celle drsquoHarpagon Lousteau nrsquoeucirct pas connu Malaga drsquoavanceagrave la seule inspection de ce meacutenage il aurait devineacute que lrsquoexistence du No-taire se passait sur un autre theacuteacirctre Le journaliste aperccedilut une grandejeune personne blonde agrave lrsquoœil bleu timide et langoureux agrave la fois Il plutau fregravere aicircneacute quatriegraveme clerc de lrsquoEacutetude que la gloire litteacuteraire attiraitdans ses pieacuteges et qui devait ecirctre le successeur de Cardot La sœur cadetteavait douze ans Lousteau caparaccedilonneacute drsquoun petit air jeacutesuite fit lrsquohommereligieux et monarchique avec la megravere il fut sobre doucereux poseacute com-plimenteur

Vingt jours apregraves la preacutesentation au quatriegraveme dicircner Feacutelicie Cardotqui eacutetudiait Lousteau du coin de lrsquoœil alla lui offrir sa tasse de cafeacute dans

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une embrasure de fenecirctre et lui dit agrave voix basse les larmes dans les yeux ― Toute ma vie monsieur sera employeacutee agrave vous remercier de votre deacute-vouement pour une pauvre fillehellip

Lousteau fut eacutemu tant il y avait de choses dans le regard dans lrsquoac-cent dans lrsquoattitude ― Elle ferait le bonheur drsquoun honnecircte homme sedit-il en lui pressant la main pour toute reacuteponse

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein drsquoave-nir  mais parmi toutes les belles qualiteacutes qursquoelle lui supposait elle eacutetaitenchanteacutee de sa moraliteacute Souffleacute par le roueacute Notaire Eacutetienne avait donneacutesa parole de nrsquoavoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pucirct compro-mettre lrsquoavenir de la chegravere Feacutelicie

― Vous pouvez me trouver un peu exageacutereacutee disait la deacutevote au jour-naliste  mais quand on donne une perle comme ma Feacutelicie agrave un hommeon doit veiller agrave son avenir Je ne suis pas de cesmegraveres qui sont enchanteacuteesde se deacutebarrasser de leurs filles Monsieur Cardot va de lrsquoavant il presse lemariage de sa fille il le voudrait fait Nous ne diffeacuterons qursquoen cecihellipQuoi-qursquoavec un homme comme vous monsieur un litteacuterateur dont la jeunessea eacuteteacute preacuteserveacutee de la deacutemoralisation actuelle par le travail on puisse ecirctreen sucircreteacute  neacuteanmoins vous vous moqueriez de moi si je mariais ma filleles yeux fermeacutes Je sais bien que vous nrsquoecirctes pas un innocent et jrsquoen seraisbien facirccheacutee pour ma Feacutelicie (ceci fut dit agrave lrsquooreille) mais si vous aviez deces liaisonshellip Tenez monsieur vous avez entendu parler de madame Ro-guin la femme drsquoun Notaire qui a eu malheureusement pour notre corpsune si cruelle ceacuteleacutebriteacute Madame Roguin est lieacutee et cela depuis 1820 avecun banquierhellip

― Oui du Tillet reacutepondit Eacutetienne qui se mordit la langue en songeantagrave lrsquoimprudence avec laquelle il avouait connaicirctre du Tillet

― Eh  bien monsieur si vous eacutetiez megravere ne trembleriez-vous pas enpensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet  A son acircgeet neacutee de Grandville avoir pour rivale une femme de cinquante ans pas-seacutes hellip Jrsquoaimerais mieux voir ma fille morte que de la donner agrave un hommequi aurait des relations avec une femmemarieacuteehellipUne grisette une femmede theacuteacirctre se prennent et se quittent  Selon moi ces femmes-lagrave ne sontpas dangereuses lrsquoamour est un eacutetat pour elles elles ne tiennent agrave per-sonne un de perdu deux de retrouveacutes hellip Mais une femme qui a manqueacute

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agrave ses devoirs doit srsquoattacher agrave sa faute elle nrsquoest excusable que par saconstance si jamais un pareil crime est excusable  Crsquoest ainsi du moinsque je comprends la faute drsquoune femme comme il faut et voilagrave ce qui larend si redoutablehellip

Au lieu de chercher le sens de ces paroles Eacutetienne en plaisanta chezMalaga ougrave il se rendit avec son futur beau-pegravere  car le Notaire et le jour-naliste eacutetaient au mieux ensemble

Lousteau srsquoeacutetait deacutejagrave poseacute devant ses intimes comme un homme im-portant  sa vie allait enfin avoir un sens le hasard lrsquoavait choyeacute il deve-nait sous peu de jours proprieacutetaire drsquoun charmant petit hocirctel rue Saint-Lazare  il se mariait il eacutepousait une femme charmante il aurait environvingt mille livres de rente  il pourrait donner carriegravere agrave son ambition  ileacutetait aimeacute de la jeune personne il appartenait agrave plusieurs familles hono-rableshellip Enfin il voguait agrave pleines voiles sur le lac bleu de lrsquoespeacuterance

Madame Cardot avait deacutesireacute voir les gravures de Gil Blas un de ceslivres illustreacutes que la librairie franccedilaise entreprenait alors et Lousteau laveille en avait remis les premiegraveres livraisons agrave madame Cardot La Nota-resse avait son plan elle nrsquoempruntait le livre que pour le rendre elle vou-lait un preacutetexte de tomber agrave lrsquoimproviste chez son gendre futur A lrsquoaspectde ce meacutenage de garccedilon que son mari lui peignait comme charmant elleen saurait plus disait elle qursquoon ne lui en disait sur les mœurs de Lous-teau Sa belle-sœur madame Camusot a qui le fatal secret eacutetait cacheacutesrsquoeffrayait de ce mariage pour sa niegravece Monsieur Camusot Conseiller agravela Cour royale fils drsquoun premier lit avait dit agrave sa belle-megravere madame Ca-musot sœur de maicirctre Cardot des choses peu flatteuses sur le comptedu journaliste Lousteau cet homme si spirituel ne trouva rien drsquoextra-ordinaire agrave ce que la femme drsquoun riche Notaire voulucirct voir un volumede quinze francs avant de lrsquoacheter Jamais lrsquohomme drsquoesprit ne se baissepour examiner les bourgeois qui lui eacutechappent agrave la faveur de cette inat-tention  et pendant qursquoil se moque drsquoeux ils ont le temps de le garrotter

Dans les premiers jours de janvier 1837 madame Cardot et sa filleprirent une urbaine et vinrent rue des Martyrs rendre les livraisons duGil Blas au futur de Feacutelicie enchanteacutees toutes deux de voir lrsquoappartementde Lousteau Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles fa-milles bourgeoises Le portier drsquoEacutetienne ne se trouva point  mais sa fille

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en apprenant de la digne bourgeoise qursquoelle parlait agrave la belle-megravere et agrave lafuture de monsieur Lousteau leur livra drsquoautant mieux la clef de lrsquoappar-tement que madame Cardot lui mit une niegravece drsquoor dans la main

Il eacutetait alors environ midi lrsquoheure agrave laquelle le journaliste revenait dedeacutejeuner du Cafeacute Anglais En franchissant lrsquoespace qui se trouve entreNotre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs Lousteau regarda par ha-sard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre et crutavoir une vision en y apercevant la figure de Dinah  Il resta glaceacute sur sesdeux jambes en trouvant effectivement sa Didine agrave la portiegravere

― Que viens-tu faire ici  srsquoeacutecria-t-ilLe vous nrsquoeacutetait pas possible avec une femme agrave renvoyer― Eh  mon amour srsquoeacutecria-t-elle nrsquoas-tu donc pas lu mes lettres hellip― Si reacutepondit Lousteau― Eh  bien ― Eh  bien ― Tu es pegravere reacutepondit la femme de province― Bah srsquoeacutecria-t-il sans prendre garde agrave la barbarie de cette exclama-

tion Enfin se dit-il en lui-mecircme il faut la preacuteparer agrave la catastrophehellipIl fit signe au cocher de srsquoarrecircter donna la main agrave madame de La Bau-

draye et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles en se promettantbien de renvoyer illico se dit-il la femme et ses paquets drsquoougrave elle venait

― Monsieur  monsieur  cria la petite PameacutelaLrsquoenfant avait de lrsquointelligence et savait que trois femmes ne doivent

pas se rencontrer dans un appartement de garccedilon― Bien  bien  fit le journaliste en entraicircnant DinahPameacutela crut alors que cette femme inconnue eacutetait une parente elle

ajouta cependant  ― La clef est agrave la porte votre belle-megravere y est Dans son trouble et en srsquoentendant dire par madame de la Baudraye

une myriade de phrases Eacutetienne entendit  ma megravere y est la seule cir-constance qui pour lui fucirct possible et il entra La future et la belle-megraverealors dans la chambre agrave coucher se tapirent dans un coin en voyant lrsquoen-treacutee drsquoEacutetienne et drsquoune femme

― Enfin mon Eacutetienne mon ange je suis agrave toi pour la vie  srsquoeacutecria Di-nah en lui sautant au cou et lrsquoeacutetreignant pendant qursquoil mettait la clef endedans La vie eacutetait une agonie perpeacutetuelle pour moi dans ce chacircteau

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drsquoAnzy je nrsquoy tenais plus et le jour ougrave il a fallu deacuteclarer ce qui fait monbonheur eh  bien je ne mrsquoen suis jamais senti la force Je trsquoamegravene tafemme et ton enfant  oh  ne pas mrsquoeacutecrire  me laisser deux mois sansnouvelles hellip

― Mais Dinah  tu me mets dans un embarrashellip― Mrsquoaimes-tu ― Comment ne trsquoaimerais-je pas hellipMais ne valait-il pas mieux rester

agrave Sancerrehellip Je suis ici dans la plus profonde misegravere et jrsquoai peur de te lafaire partagerhellip

― Ta misegravere sera le paradis pour moi Je veux vivre ici sans jamais ensortirhellip

― Mon Dieu crsquoest joli en paroles maishellipDinah srsquoassit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec

brusquerie Lousteau ne put reacutesister agrave cette explosion il serra la baronnedans ses bras et lrsquoembrassa

― Ne pleure pas Didine  srsquoeacutecria-t-ilEn lacircchant cette phrase le feuilletoniste aperccedilut dans la glace le fan-

tocircme de madame Cardot qui du fond de la chambre le regardait― Allons Didine va toi-mecircme avec Pameacutela voir agrave deacuteballer tes malles

lui dit-il agrave lrsquooreille Va ne pleure pas nous serons heureuxIl la conduisit jusqursquoagrave la porte et revint vers la notaresse pour conjurer

lrsquoorage― Monsieur lui dit madame Cardot je mrsquoapplaudis drsquoavoir voulu voir

par moi-mecircme le meacutenage de celui qui devait ecirctre mon gendre Ducirct maFeacutelicie en mourir elle ne sera pas la femme drsquoun homme tel que vousVous vous devez au bonheur de votre Didine monsieur

Et la deacutevote sortit en emmenant Feacutelicie qui pleurait aussi car Feacuteliciesrsquoeacutetait habitueacutee agrave Lousteau Lrsquoaffreuse madame Cardot remonta dans sonurbaine en regardant avec une insolente fixiteacute la pauvre Dinah qui sentaitencore dans son cœur le coup de poignard du  Crsquoest joli en paroles  maisqui semblable agrave toutes les femmes aimantes croyait neacuteanmoins au  ― Nepleure pas Didine 

Lousteau qui ne manquait pas de cette espegravece de reacutesolution quedonnent les hasards drsquoune vie agiteacutee se dit  ― Didine a de la noblesseune fois preacutevenue de mon mariage elle srsquoimmolera agrave mon avenir et je

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sais comment mrsquoy prendre pour lrsquoen instruireEnchanteacute de trouver une ruse dont le succegraves lui parut certain il se

mit agrave danser sur un air connu  ― Larifla  fla fla  Puis une fois Didineemballeacutee reprit-il en se parlant agrave lui-mecircme jrsquoirai faire une visite et unroman agrave maman Cardot  jrsquoaurai seacuteduit sa Feacutelicie agrave Saint-Eustachehellip Feacuteli-cie coupable par amour porte dans son sein le gage de notre bonheurethellip larifla fla fla hellip le pegravere ne peut pas me deacutementir fla flahellip ni la fillehelliplarifla  Ergo le notaire sa femme et sa fille sont enfonceacutes larifla fla fla hellip

A son grand eacutetonnement Dinah surprit Eacutetienne dansant une danseprohibeacutee

― Ton arriveacutee et notre bonheur me rendent ivre de joie hellip lui dit-il enlui expliquant ainsi ce mouvement de folie

― Et moi qui ne me croyais plus aimeacutee hellip srsquoeacutecria la pauvre femme enlacircchant le sac de nuit qursquoelle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuilougrave elle se laissa tomber

― Emmeacutenage-toi mon ange dit Eacutetienne en riant sous cape jrsquoai deuxmots agrave eacutecrire afin de me deacutegager drsquoune partie de garccedilon car je veux ecirctretout agrave toi Commande tu es ici chez toi

Eacutetienne eacutecrivit agrave Bixioulaquo Mon cher ma baronne me tombe sur les bras et va me faire man-

quer mon mariage si nous ne mettons pas en scegravene une des ruses les plusconnues des mille et un vaudevilles du Gymnase Donc je compte surtoi pour venir en vieillard de Moliegravere gronder ton neveu Leacuteandre sursa sottise pendant que la dixiegraveme Muse sera cacheacutee dans ma chambre  ilsrsquoagit de la prendre par les sentiments frappe fort sois meacutechant blesse-la Quant agrave moi tu comprends jrsquoexprime un deacutevouement aveugle Vienssi tu peux agrave sept heures

raquo Tout agrave toiraquo Eacute LOUSTEAU raquoUne fois cette lettre envoyeacutee par un commissionnaire agrave lrsquohomme de

Paris qui se plaisait le plus agrave ces railleries que les artistes ont nommeacutees descharges Lousteau parut empresseacute drsquoinstaller chez lui laMuse de Sancerre il srsquooccupa de lrsquoemmeacutenagement de tous les effets qursquoelle avait apporteacutes illa mit au fait des ecirctres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaiteavec un plaisir qui deacutebordait si bien en paroles et en caresses que Dinah

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put se croire la femme du monde la plus aimeacutee Cet appartement ougrave lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plusque son chacircteau drsquoAnzy Pameacutela Migeon cette intelligente petite fille dequatorze ans fut questionneacutee par le journaliste agrave cette fin de savoir sielle voulait devenir la femme de chambre de lrsquoimposante baronne Pa-meacutela ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dicircnerchez un restaurateur du boulevard Dinah comprit alors quel eacutetait le deacute-nucircment cacheacute sous le luxe purement exteacuterieur de ce meacutenage de garccedilon ennrsquoy voyant aucun des ustensiles neacutecessaires agrave la vie Tout en prenant pos-session des armoires des commodes elle forma les plus doux projets ellechangerait les mœurs de Lousteau elle le rendrait casanier elle lui com-pleacuteterait son bien-ecirctre au logis La nouveauteacute de sa position en cachaitle malheur agrave Dinah qui voyait dans un mutuel amour lrsquoabsolution de safaute et qui ne portait pas encore les yeux au delagrave de cet appartementPameacutela dont lrsquointelligence eacutetait eacutegale agrave celle drsquoune lorette alla droit chezmadame Schontz lui demander de lrsquoargenterie en lui racontant ce qui ve-nait drsquoarriver agrave Lousteau Apregraves avoir tout mis chez elle agrave la dispositionde Pameacutela madame Schontz courut chez Malaga son amie intime afinde preacutevenir Cardot du malheur advenu agrave son futur gendre

Sans inquieacutetude sur la crise qui affectait sonmariage le journaliste futde plus en plus charmant pour la femme de province Le dicircner occasionnaces deacutelicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux drsquoecirctreenfin agrave eux-mecircmes Le cafeacute pris au moment ougrave Lousteau tenait sa Dinahsur ses genoux devant le feu Pameacutela se montra tout effareacutee

― Voici monsieur Bixiou  que faut-il lui dire  demanda-t-elle― Entre dans la chambre dit le journaliste agrave sa maicirctresse je lrsquoaurai

bientocirct renvoyeacute crsquoest un de mes plus intimes amis agrave qui drsquoailleurs il fautavouer mon nouveau genre de vie

― Oh  oh  deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu  srsquoeacutecriale compegraverehellip je mrsquoen vaishellip Voilagrave ce que crsquoest que de se marier on fait sesadieux Comme on se trouve riche quand on deacutemeacutenage hein 

― Est-ce que je me marie  dit Lousteau― Comment  tu ne te maries plus agrave preacutesent  srsquoeacutecria Bixiou― Non ― Non  Ah  ccedilagrave que trsquoarrive-t-il ferais-tu par hasard des sottises 

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Quoi hellip toi qui par une beacuteneacutediction du ciel as trouveacute vingt mille francsde rente un hocirctel une femme appartenant aux premiegraveres familles de lahaute bourgeoisie enfin une femme de la rue des Lombardshellip

― Assez assez Bixiou tout est fini va-trsquoen ― Mrsquoen aller  jrsquoai les droits de lrsquoamitieacute jrsquoen abuseQue trsquoest-il arriveacute ― Il mrsquoest arriveacute cette dame de Sancerre elle est megravere et nous allons

vivre ensemble heureux le reste de nos jourshellip Tu saurais cela demainautant te lrsquoapprendre aujourdrsquohui

― Beaucoup de tuyaux de chemineacutee qui me tombent sur la tecirctecomme dit Arnal Mais si cette femme trsquoaime pour toi mon cher ellesrsquoen retournera drsquoougrave elle vient Est-ce qursquoune femme de province a jamaispu avoir le pied marin agrave Paris  elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres Oublies-tu ce qursquoest une femme de province  mais elle a le bon-heur aussi ennuyeux que le malheur elle deacuteploie autant de talent agrave eacuteviterla gracircce que la Parisienne en met agrave lrsquoinventer Eacutecoute Lousteau  que lapassion te fasse oublier en quel temps nous vivons je le conccedilois  maismoi ton ami je nrsquoai pas de bandeau mythologique sur les yeuxhellip Eh bien examine ta position  Tu roules depuis quinze ans dans le mondelitteacuteraire tu nrsquoes plus jeune tu marches sur tes tiges tant tu as marcheacute hellipOui mon bonhomme tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacherles trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons hellip En-fin ta plaisanterie est vieillotte Ta phrase est plus connue qursquoun remegravedesecrethellip

― Je te dirai comme le Reacutegent au cardinal Dubois  assez de coups depied comme ccedila  srsquoeacutecria Lousteau tout en riant

― Oh vieux jeune homme reacutepondit Bixiou tu sens le fer de lrsquoopeacute-rateur agrave ta plaie Tu trsquoes eacutepuiseacute nrsquoest-ce pas  Eh  bien  dans le feu dela jeunesse sous la pression de la misegravere qursquoas-tu gagneacute  Tu nrsquoes pasen premiegravere ligne et tu nrsquoas pas mille francs agrave toi Voilagrave ta position chif-freacutee Pourras-tu dans le deacuteclin de tes forces soutenir par ta plume unmeacutenage quand ta femme si elle est honnecircte nrsquoaura pas les ressourcesdrsquoune lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs ougrave lrsquohommele garde  Tu trsquoenfonces dans le troisiegraveme dessous du theacuteacirctre socialhellip Cecinrsquoest que le cocircteacute financier Voyons le cocircteacute politique  Nous naviguons dansune eacutepoque essentiellement bourgeoise ougrave lrsquohonneur la vertu la deacutelica-

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tesse le talent le savoir le geacutenie en un mot consiste agrave payer ses billets agravene rien devoir agrave personne et agrave bien faire ses petites affaires Soyez rangeacutesoyez deacutecent ayez femme et enfant acquittez vos loyers et vos contri-butions montez votre garde soyez semblable agrave tous les fusiliers de votrecompagnie et vous pouvez preacutetendre agrave tout devenir ministre et tu as deschances puisque tu nrsquoes pas un Montmorency  Tu allais remplir toutesles conditions voulues pour ecirctre un homme politique tu pouvais fairetoutes les saleteacutes exigeacutees pour lrsquoemploi mecircme jouer la meacutediocriteacute tu au-rais eacuteteacute presque nature Et pour une femme qui te plantera lagrave au termede toutes les passions eacuteternelles dans trois cinq ou sept ans apregraves avoirconsommeacute tes derniegraveres forces intellectuelles et physiques tu tournes ledos agrave la sainte famille agrave la rue des Lombards agrave tout un avenir politiqueagrave trente mille francs de rente agrave la consideacuterationhellip Est-ce lagrave par ougrave devaitfinir un homme qui nrsquoavait plus drsquoillusions hellip Tu ferais pot-bouille avecune actrice qui te rendrait heureux voilagrave ce qui srsquoappelle une questionde cabinet  mais vivre avec une femme marieacutee hellip crsquoest tirer agrave vue surle malheur  crsquoest avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir lesplaisirs

― Assez te dis-je tout finit par un mot  jrsquoaime madame de La Bau-draye et je la preacuteegravere agrave toutes les fortunes du monde agrave toutes les posi-tionshellip Jrsquoai pu me laisser aller agrave une bouffeacutee drsquoambitionhellip mais tout cegravedeau bonheur drsquoecirctre pegravere

― Ah  tu donnes dans la paterniteacute  Mais malheureux nous nesommes les pegraveres que des enfants de nos femmes leacutegitimes Qursquoest-ce quecrsquoest qursquoun moutard qui ne porte pas notre nom  crsquoest le dernier chapitredrsquoun roman  on te lrsquoenlegravevera ton enfant  Nous avons vu ce sujet-lagrave dansvingt vaudevilles depuis dix anshellip La Socieacuteteacute mon cher pegravesera sur voustocirct ou tard Relis Adolphe  Oh  mon Dieu  Je vous vois quand vous vousserez bien connus je vous vois malheureux triste-agrave-pattes sans consideacute-ration sans fortune vous battant comme les actionnaires drsquoune comman-dite attrapeacutes par leur geacuterant  Votre geacuterant agrave vous crsquoest le bonheur

― Pas un mot de plus Bixiou― Mais je commence agrave peine Eacutecoute mon cher On a beaucoup atta-

queacute le mariage depuis quelque temps  mais agrave part son avantage drsquoecirctre laseule maniegravere drsquoeacutetablir les successions comme il offre aux jolis garccedilons

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sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois il reacutesiste agrave tous ses in-conveacutenients  Aussi nrsquoy a-t-il pas de garccedilon qui ne se repente tocirct ou tarddrsquoavoir manqueacute par sa faute un mariage de trente mille livres de renteshellip

― Tu ne veux donc pas me comprendre  srsquoeacutecria Lousteau drsquoune voixexaspeacutereacutee va-trsquoenhellip Elle est lagravehellip

― Pardon pourquoi ne pas me lrsquoavoir dit plus tocircthellip tu es majeurhellip etelle aussi fit-il drsquoun ton plus bas mais assez haut cependant pour ecirctreentendu de Dinah Elle te fera joliment repentir de son bonheurhellip

― Si crsquoest une folie je veux la fairehellip Adieu ― Un homme agrave la mer  cria Bixiou― Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous cha-

pitrer dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre ougrave il trouva surun fauteuil madame La Baudraye affaisseacutee eacutetanchant ses yeux avec unmouchoir brodeacute

― Que suis-je venue faire ici hellip dit-elle Oh  mon Dieu  pourquoi hellipEacutetienne je ne suis pas si femme de province que vous le croyezhellip Vousvous jouez de moi

― Chegravere ange reacutepondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras la sou-leva du fauteuil et lrsquoamena quasi morte dans le salon nous avons chacuneacutechangeacute notre avenir sacrifice contre sacrifice Pendant que jrsquoaimais agraveSancerre on me mariait ici  mais je reacutesistaishellip va jrsquoeacutetais bien malheu-reux

― Oh  je pars  srsquoeacutecria Dinah en se dressant comme une folle et faisantdeux pas vers la porte

― Tu resteras ma Didine tout est fini Va  cette fortune est-elle agrave sibon marcheacute  ne dois-je pas eacutepouser une grande blonde dont le nez estsanguinolent la fille drsquoun notaire et endosser une belle-megravere qui rendraitdes points agrave madame Pieacutedefer en fait de deacutevotionhellip

Pameacutela se preacutecipita dans le salon et vint dire agrave lrsquooreille de Lousteau ― Madame Schontz hellip

Lousteau se leva laissa Dinah sur le divan et sortit― Tout est fini mon bichon lui dit la lorette Cardot ne veut pas se

brouiller avec sa femme agrave cause drsquoun gendre La deacutevote a fait une scegravenehellipune scegravene sterling  Enfin le premier clerc actuel qui eacutetait second premierclerc depuis deux ans accepte la fille et lrsquoEacutetude

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― Le lacircche  srsquoeacutecria Lousteau Comment en deux heures il a pu sedeacutecider

― Mon Dieu crsquoest bien simple Le drocircle qui avait les secrets du pre-mier clerc deacutefunt a devineacute la position du patron en saisissant quelquesmots de la querelle avec madame Cardot Le notaire compte sur ton hon-neur et sur ta deacutelicatesse car tout est convenu Le clerc dont la conduiteest excellente il se donnait le genre drsquoaller agrave la messe  un petit hypocritefini quoi  plaicirct agrave la notaresse Cardot et toi vous resterez amis Il va de-venir directeur drsquoune compagnie financiegravere immense il pourra te rendreservice Ah  tu te reacuteveilles drsquoun beau recircve

― Je perds une fortune une femme ethellip― Une maicirctresse dit madame Schontz en souriant car te voilagrave plus

que marieacute tu seras embecirctant tu voudras rentrer chez toi tu nrsquoauras plusrien de deacutecousu ni dans tes habits ni dans tes allureshellip Laisse-la-moivoir par le trou de la porte hellip demanda la lorette Il nrsquoy a pas srsquoeacutecria-t-elle de plus bel animal dans le deacutesert  tu es voleacute  Crsquoest digne crsquoest seccrsquoest pleurard il lui manque le turban de lady Dudley

Et la lorette se sauva― Qursquoy a-t-il encore hellip demanda madame de La Baudraye agrave lrsquooreille

de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmuresdrsquoune voix de femme

― Il y a mon ange srsquoeacutecria Lousteau que nous sommes indissoluble-ment unishellip On vient de mrsquoapporter une reacuteponse verbale agrave la lettre quetu mrsquoas vu eacutecrire et par laquelle je rompais mon mariagehellip

― Crsquoest lagrave cette partie dont tu te deacutegageais ― Oui ― Oh  je serai plus que ta femme je te donne ma vie je veux ecirctre

ton esclave hellip dit la pauvre creacuteature abuseacutee Je ne croyais pas qursquoil me fucirctpossible de trsquoaimer davantage hellip Je ne serai donc pas un accident dans tavie je serai toute ta vie hellip

― Oui ma belle ma noble Didine― Jure-moi reprit-elle que nous ne pourrons ecirctre seacutepareacutes que par la

mort hellipLousteau voulut embellir son serment de ses plus seacuteduisantes chatte-

ries Voici pourquoi

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De la porte de son appartement ougrave il avait reccedilu le baiser drsquoadieu dela lorette agrave celle du salon ougrave gisait la Muse eacutetourdie de tant de chocssuccessifs Lousteau srsquoeacutetait rappeleacute lrsquoeacutetat preacutecaire du petit La Baudrayesa fortune et ce mot de Bianchon sur Dinah  ― Ce sera une riche veuve Et il se dit en lui-mecircme ― Jrsquoaimemieux cent fois madame de La Baudrayeque Feacutelicie pour femme 

Aussi son parti fut-il promptement pris  il deacutecida de jouer lrsquoamouravec une admirable perfection et son lacircche calcul sa violente passioneurent de facirccheux reacutesultats En effet pendant son voyage de Sancerre agraveParis madame de La Baudraye avait meacutediteacute de vivre dans un appartementagrave elle agrave deux pas de Lousteau  mais les preuves drsquoamour que son amantvenait de lui donner en renonccedilant agrave ce bel avenir et surtout le bonheursi complet des premiers jours de ce mariage illeacutegal lrsquoempecircchegraverent de par-ler de cette seacuteparation Le lendemain devait ecirctre et fut une fecircte au milieude laquelle une pareille proposition faite agrave son ange eucirct produit la plushorrible discordance De son cocircteacute Lousteau qui voulait tenir Dinah danssa deacutependance la maintint dans une ivresse continuelle agrave coups de fecirctesCes eacuteveacutenements empecircchegraverent donc ces deux ecirctres si spirituels drsquoeacuteviter lebourbier ougrave ils tombegraverent celui drsquoune cohabitation insenseacutee dont mal-heureusement tant drsquoexemples existent agrave Paris dans le monde litteacuteraire

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de lrsquoamour enprovince si railleusement traceacute par madame de La Baudraye agrave Lousteaumais dont ni lrsquoun ni lrsquoautre ils ne se souvinrent La passion est sourde etmuette de naissance

Cet hiver fut donc agrave Paris pour madame de La Baudraye tout ce quele mois drsquooctobre avait eacuteteacute pour elle agrave Sancerre Eacutetienne pour initier safemme agrave la vie de Paris entremecircla cette nouvelle lune de miel de partiesde spectacles ougrave Dinah ne voulut aller qursquoen baignoires Au deacutebut ma-dame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provincialeelle eut peur drsquoecirctre vue elle cacha son bonheur Elle disait  ― Monsieurde Clagny monsieur Gravier sont capables de me suivre  Elle craignaitSancerre agrave Paris Lousteau dont lrsquoamour-propre eacutetait excessif fit lrsquoeacuteduca-tion de Dinah il la conduisit chez les meilleures faiseuses et lui montrales jeunes femmes alors agrave la mode en les lui recommandant comme desmodegraveles agrave suivre Aussi lrsquoexteacuterieur provincial de madame de La Baudraye

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changea-t-il promptement Lousteau rencontreacute par ses amis reccedilut descompliments sur sa conquecircte Pendant cette saison Eacutetienne produisit peude litteacuterature et srsquoendetta consideacuterablement quoique la fiegravere Dinah eucirctemployeacute toutes ses eacuteconomies agrave sa toilette et crucirct nrsquoavoir pas causeacute laplus leacutegegravere deacutepense agrave son cheacuteri Au bout de trois mois Dinah srsquoeacutetait ac-climateacutee elle srsquoeacutetait enivreacutee de musique aux Italiens elle connaissait lesreacutepertoires de tous les theacuteacirctres leurs acteurs les journaux et les plai-santeries du moment  elle srsquoeacutetait accoutumeacutee agrave cette vie de continuelleseacutemotions agrave ce courant rapide ougrave tout srsquooublie Elle ne tendait plus le coune mettait plus le nez en lrsquoair comme une statue de lrsquoEacutetonnement agrave pro-pos des continuelles surprises que Paris offre aux eacutetrangers Elle savaitrespirer lrsquoair de ce milieu spirituel animeacute feacutecond ougrave les gens drsquoesprit sesentent dans leur eacuteleacutement et qursquoils ne peuvent plus quitter

Un matin en lisant les journaux que Lousteau recevait tous deuxlignes lui rappelegraverent Sancerre et son passeacute deux lignes auxquelles ellenrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere et que voici 

laquo Monsieur le baron de Clagny Procureur du Roi pregraves le Tribunal deSancerre est nommeacute Substitut du Procureur-geacuteneacuteral pregraves la Cour royalede Paris raquo

― Comme il trsquoaime ce vertueux magistrat  dit en souriant le journa-liste

― Pauvre homme  reacutepondit-elle Que te disais-je  Il me suit En cemoment Eacutetienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante etla plus complegravete de la passion agrave cette peacuteriode ougrave lrsquoon srsquoest habitueacute par-faitement lrsquoun agrave lrsquoautre et ougrave neacuteanmoins lrsquoamour conserve de la saveurOn se connaicirct mais on ne srsquoest pas encore compris on nrsquoa pas repasseacutedans les mecircmes plis de lrsquoacircme on ne srsquoest pas eacutetudieacute de maniegravere agrave savoircomme plus tard la penseacutee les paroles le geste agrave propos des plus grandscomme des plus petits eacuteveacutenements On est dans lrsquoenchantement il nrsquoy apas eu de collision de divergences drsquoopinions de regards indiffeacuterents Lesacircmes vont agrave tout propos dumecircme cocircteacute Aussi Dinah disait elle agrave Lousteaude ces magiques paroles accompagneacutees drsquoexpressions de ces regards plusmagiques encore que toutes les femmes trouvent alors

― Tue-moi quand tu ne mrsquoaimeras plus ― Si tu ne mrsquoaimais plus jecrois que je pourrais te tuer et me tuer apregraves

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A ces deacutelicieuses exageacuterations Lousteau reacutepondait agrave Dinah  ― Toutce que je demande agrave Dieu crsquoest de te voir ma constance Ce sera toi quimrsquoabandonneras hellip

― Mon amour est absoluhellip― Absolu reacutepeacuteta Lousteau Voyons  Je suis entraicircneacute dans une partie

de garccedilon je retrouve une de mes anciennes maicirctresses elle se moque demoi  par vaniteacute je fais lrsquohomme libre et je ne rentre que le lendemainmatin icihellip Mrsquoaimeras-tu toujours 

― Une femme nrsquoest certaine drsquoecirctre aimeacutee que quand elle est preacutefeacute-reacutee et si tu me revenais sihellip Oh  tu me fais comprendre le bonheur depardonner une faute agrave celui qursquoon adore

― Eh  bien je suis donc aimeacute pour la premiegravere fois dema vie  srsquoeacutecriaitLousteau

― Enfin tu trsquoen aperccedilois  reacutepondait-elleLousteau proposa drsquoeacutecrire une lettre ougrave chacun drsquoeux expliquerait les

raisons qui lrsquoobligeraient agrave finir par un suicide  et avec cette lettre ensa possession chacun drsquoeux pourrait tuer sans danger lrsquoinfidegravele Malgreacuteleurs paroles eacutechangeacutees ni lrsquoun ni lrsquoautre ils nrsquoeacutecrivirent leur lettre

Heureux pour le moment le journaliste se promettait de bien trom-per Dinah quand il en serait las et de tout sacrifier aux exigences decette tromperie Pour lui madame de La Baudraye eacutetait toute une fortuneNeacuteanmoins il subit un joug En se mariant ainsi madame de La Baudrayelaissa voir et la noblesse de ses penseacutees et cette puissance que donne lerespect de soi-mecircme Dans cette intimiteacute complegravete ougrave chacun deacutepose sonmasque la jeune femme conserva de la pudeur montra sa probiteacute virile etcette force particuliegravere aux ambitions qui faisait la base de son caractegravereAussi Lousteau conccedilut-il pour elle une involontaire estime Devenue Pa-risienne Dinah fut drsquoailleurs supeacuterieure agrave la plus charmante lorette  ellepouvait ecirctre amusante dire des mots comme Malaga  mais son instruc-tion les habitudes de son esprit ses immenses lectures lui permettaientde geacuteneacuteraliser son esprit  tandis que les Schontz et les Florine nrsquoexercentle leur que sur un terrain tregraves-circonscrit

― Il y a chez Dinah disait Eacutetienne agrave Bixiou lrsquoeacutetoffe drsquoune Ninon etdrsquoune Staeumll

― Une femme chez qui lrsquoon trouve une bibliothegraveque et un seacuterail est

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bien dangereuse reacutepondait le railleurUne fois sa grossesse devenue visible madame de La Baudraye reacuteso-

lut de ne plus quitter son appartement  mais avant de srsquoy renfermer dene plus se promener que dans la campagne elle voulut assister agrave la pre-miegravere repreacutesentation drsquoun drame de Nathan Cette espegravece de solenniteacute lit-teacuteraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris Dinahqui nrsquoavait jamais vu de premiegravere repreacutesentation eacuteprouvait une curiositeacutebien naturelle Elle en eacutetait drsquoailleurs arriveacutee agrave un tel degreacute drsquoaffectionpour Lousteau qursquoelle se glorifiait de sa faute  elle mettait une force sau-vage agrave heurter le monde elle voulait le regarder en face sans deacutetourner latecircte Elle fit une toilette ravissante approprieacutee agrave son air souffrant agrave la ma-ladive morbidesse de sa figure Son teint pacircli lui donnait une expressiondistingueacutee et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortircette pacircleur Ses yeux gris eacutetincelants semblaient plus beaux cerneacutes parla fatigue Mais une horrible souffrance lrsquoattendait Par un hasard assezcommun la loge donneacutee au journaliste aux premiegraveres eacutetait agrave cocircteacute de celleloueacutee par Anna Grossetecircte Ces deux amies intimes ne se saluegraverent paset ne voulurent se reconnaicirctre ni lrsquoune ni lrsquoautre

Apregraves le premier acte Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seuleexposeacutee au feu de tous les regards agrave la clarteacute de tous les lorgnons tan-dis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse ve-nue avec Anna reccedilurent quelques-uns des hommes les plus distingueacutes dugrand monde La solitude ougrave restait Dinah fut un supplice drsquoautant plusgrand qursquoelle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en exa-minant les loges elle eut beau prendre une pose noble et pensive laisserson regard dans le vide elle se sentait trop le point de mire de tous lesyeux  elle ne put cacher sa preacuteoccupation elle fut un peu provinciale elleeacutetala son mouchoir elle fit convulsivement des gestes qursquoelle srsquoeacutetait in-terdits Enfin dans lrsquoentrrsquoacte du second au troisiegraveme acte un homme sefit ouvrir la loge de Dinah  Monsieur de Clagny se montra respectueuxmais triste

― Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir quemrsquoa causeacute votre promotion dit-elle

― Eh  madame pour qui suis-je venu agrave Paris hellip― Comment  dit-elle Serais-je donc pour quelque chose dans votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

nomination ― Pour tout Degraves que vous nrsquoavez plus habiteacute Sancerre Sancerre mrsquoest

devenu insupportable jrsquoy mouraishellipDinah tendit la main au Substitut― Votre amitieacute sincegravere me fait du bien dit-elle Je suis dans une si-

tuation agrave choyer mes vrais amis maintenant je sais quel est leur prixhellipJe croyais avoir perdu votre estime  mais le teacutemoignage que vous mrsquoendonnez par votre visite me touche plus que vos dix ans drsquoattachement

― Vous ecirctes le sujet de la curiositeacute de toute la salle reprit le Substi-tut Ah  chegravere eacutetait-ce lagrave votre rocircle  Ne pouviez-vous pas ecirctre heureuseet rester honoreacutee  Je viens drsquoentendre dire que vous ecirctes la maicirctressede monsieur Eacutetienne Lousteau que vous vivez ensemble maritalement hellipVous avez rompu pour toujours avec la Socieacuteteacute mecircme pour le temps ougravesi vous eacutepousiez votre amant vous auriez besoin de cette consideacuterationque vousmeacuteprisez aujourdrsquohuihellipNe devriez-vous pas ecirctre chez vous avecvotre megravere qui vous aime assez pour vous couvrir de son eacutegide  au moinsles apparences seraient gardeacuteeshellip

― Jrsquoai le tort drsquoecirctre ici reacutepondit-elle voilagrave tout Jrsquoai dit adieu sans re-tour agrave tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui saventaccommoder leur bonheur avec les convenances Mon abneacutegation est sicomplegravete que jrsquoaurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de monamour un vaste deacutesert plein deDieu de lui et demoihellipNous nous sommesfait lrsquoun agrave lrsquoautre trop de sacrifices pour ne pas ecirctre unis  unis par la hontesi vous voulez mais indissolublement unishellip Je suis heureuse et si heu-reuse que je puis vous aimer agrave mon aise en ami vous donner plus deconfiance que par le passeacute  car maintenant il me faut un ami hellip

Le magistrat fut vraiment grand et mecircme sublime A cette deacuteclara-tion ougrave vibrait lrsquoacircme de Dinah il reacutepondit drsquoun son de voix deacutechirant ― Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous ecirctes aimeacuteehellip je seraistranquille votre avenir ne mrsquoeffrayerait plushellip Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices et y a-t-il de la reconnaissance dans sonamour hellip

― Venez rue des Martyrs et vous verrez ― Oui jrsquoirai dit-il Jrsquoai deacutejagrave passeacute devant la porte sans oser vous de-

mander Vous ne connaissez pas encore la litteacuterature reprit-il Certes il

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srsquoy trouve de glorieuses exceptions  mais ces gens de lettres traicircnent aveceux des maux inouiumls parmi lesquels je compte en premiegravere ligne la pu-bliciteacute qui fleacutetrit tout  Une femme commet une faute avechellip

― Un Procureur du Roi dit la baronne en souriant― Eh  bien apregraves une rupture il y a quelques ressources le monde

nrsquoa rien su  mais avec un homme plus ou moins ceacutelegravebre le public a toutappris Eh  tenezhellip quel exemple vous en avez lagrave sous les yeux Vousecirctes dos agrave dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire lesderniegraveres folies pour un homme plus ceacutelegravebre que Lousteau pour Nathanet les voilagrave seacutepareacutes agrave ne pas se reconnaicirctrehellip Apregraves ecirctre alleacutee au bord delrsquoabicircme la comtesse a eacuteteacute sauveacutee on ne sait comment elle nrsquoa quitteacute nisonmari ni samaison  mais comme il srsquoagissait drsquoun homme ceacutelegravebre on aparleacute drsquoelle pendant tout un hiver Sans la grande fortune le grand nom etla position de son mari sans lrsquohabileteacute de la conduite de cet homme drsquoEacutetatqui srsquoest montreacute dit-on excellent pour sa femme elle eucirct eacuteteacute perdue  agravesa place toute autre femme nrsquoaurait pu rester honoreacutee comme elle lrsquoesthellip

― Comment eacutetait Sancerre quand vous lrsquoavez quitteacute  dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation

― Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeaitque vos couches se fissent agrave Paris et qursquoil avait exigeacute que vous y allassiezpour y avoir les soins des princes de la meacutedecine reacutepondit le Substitut endevinant bien ce que Dinah voulait savoir Ainsi malgreacute le tapage qursquoafait votre deacutepart jusqursquoagrave ce soir vous eacutetiez encore dans la leacutegaliteacute

― Ah  srsquoeacutecria-t-elle monsieur de La Baudraye conserve encore desespeacuterances 

― Votre mari madame a fait comme toujours  il a calculeacuteLe magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer et il le

salua dignement― Tu as plus de succegraves que la piegravece dit Eacutetienne agrave DinahCe court moment de triomphe apporta plus de joie agrave cette femme

qursquoelle nrsquoen avait eu pendant toute sa vie en province  mais en sortantdu theacuteacirctre elle eacutetait pensive

― Qursquoas-tu  ma Didine  demanda Lousteau― Je me demande comment une femme peut dompter le monde 

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― Il y a deux maniegraveres  ecirctre madame de Staeumll ou posseacuteder deux centmille francs de rentes 

― La Socieacuteteacute dit-elle nous tient par la vaniteacute par lrsquoenvie de paraicirctrehellipBah  nous serons philosophes 

Cette soireacutee fut le dernier eacuteclair de lrsquoaisance trompeuse ougrave madamede La Baudraye vivait depuis son arriveacutee agrave Paris Trois jours apregraves elleaperccedilut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinetautour du gazon en fumant un cigare Cette femme agrave qui les mœurs dupetit La Baudraye avaient communiqueacute lrsquohabitude et le plaisir de ne ja-mais rien devoir apprit que son meacutenage eacutetait sans argent en preacutesence dedeux termes de loyer agrave la veille enfin drsquoun commandement  Cette reacutealiteacutede la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une eacutepine  ellese repentit drsquoavoir entraicircneacute Lousteau dans les dissipations de lrsquoamour Ilest si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a deacutevoreacute plusde poeacutesies que le malheur nrsquoen a fait jaillir en jets lumineux Heureuse devoir Eacutetienne nonchalant fumant un cigare apregraves son deacutejeuner la figureeacutepanouie eacutetendu comme un leacutezard au soleil jamais Dinah ne se sentitle courage de se faire lrsquohuissier drsquoune Revue Elle inventa drsquoengager parlrsquoentremise du sieur Migeon pegravere de Pameacutela le peu de bijoux qursquoelle pos-seacutedait et sur lesquelsma tante car elle commenccedilait agrave parler la langue duquartier lui precircta neuf cents francs Elle garda trois cents francs pour salayette pour les frais de ses couches et remit joyeusement la somme dueagrave Lousteau qui labourait sillon agrave sillon ou si voulez ligne agrave ligne uneNouvelle pour une Revue

― Mon petit chat lui dit-elle achegraveve ta Nouvelle sans rien sacrifier agravela neacutecessiteacute polis ton style creuse ton sujet Jrsquoai trop fait la dame je vaisfaire la bourgeoise et tenir le meacutenage

Depuis quatre mois Eacutetienne menait Dinah au cafeacute Riche dicircner dansun cabinet qursquoon leur reacuteservait La femme de province fut eacutepouvanteacutee enapprenant qursquoEacutetienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinzejours

― Comment nous buvions du vin agrave six francs la bouteille  une solenormande coucircte cent sous hellip un petit pain vingt centimes hellip srsquoeacutecria-t-elleen lisant la note que lui tendit le journaliste

― Mais ecirctre voleacute par un restaurateur ou par une cuisiniegravere il y a peu

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de diffeacuterence pour nous autres dit Lousteau― Tu vivras comme un prince pour le prix de ton dicircnerApregraves avoir obtenu du proprieacutetaire une cuisine et deux chambres de

domestiques madame de La Baudraye eacutecrivit un mot agrave sa megravere en luidemandant du linge et un precirct de mille francs Elle reccedilut deux mallesde linge de lrsquoargenterie deux mille francs par une cuisiniegravere honnecircte etdeacutevote que sa megravere lui envoyait

Dix jours apregraves la repreacutesentation ougrave ils srsquoeacutetaient rencontreacutes monsieurde Clagny vint voir madame de La Baudraye agrave quatre heures en sortantdu Palais et il la trouva brodant un petit bonnet Lrsquoaspect de cette femmesi fiegravere si ambitieuse dont lrsquoesprit eacutetait si cultiveacute qui trocircnait si bien dansle chacircteau drsquoAnzy descendue agrave des soins de meacutenage et cousant pour lrsquoen-fant agrave venir eacutemut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour drsquoAssises Envoyant des piqucircres agrave lrsquoun de ces doigts tourneacutes en fuseau qursquoil avait baiseacutesil comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupationun jeu de lrsquoamour maternel Pendant cette premiegravere entrevue le magis-trat lut dans lrsquoacircme de Dinah Cette perspicaciteacute chez un homme eacutepris eacutetaitun effort surhumain Il devina que Didine voulait se faire le bon geacutenie dujournaliste le mettre dans une noble voie  elle avait conclu des difficulteacutesde la vie mateacuterielle agrave quelque deacutesordre moral Entre deux ecirctres unis parun amour si vrai drsquoune part et si bien joueacute de lrsquoautre plus drsquoune confi-dence srsquoeacutetait eacutechangeacutee en quatre mois Malgreacute le soin avec lequel Eacutetiennese drapait plus drsquoune parole avait eacuteclaireacute Dinah sur les anteacuteceacutedents dece garccedilon dont le talent fut si comprimeacute par la misegravere si perverti par lemauvais exemple si contrarieacute par des difficulteacutes au-dessus de son cou-rage Il grandira dans lrsquoaisance srsquoeacutetait-elle dit Et elle voulait lui donnerle bonheur la seacutecuriteacute du chez soi par lrsquoeacuteconomie et par lrsquoordre familiersaux gens neacutes en province Dinah devint femme de meacutenage comme elleeacutetait devenue poegravete par un eacutelan de son acircme vers les sommets

― Son bonheur sera mon absolutionCette parole arracheacutee par le magistrat agrave madame de La Baudraye ex-

pliquait lrsquoeacutetat actuel des choses La publiciteacute donneacutee par Eacutetienne agrave sontriomphe le jour de la premiegravere repreacutesentation avait assez mis agrave nu auxyeux du magistrat les intentions du journaliste Pour Eacutetienne madame deLa Baudraye eacutetait selon une expression anglaise une assez belle plume agrave

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son bonnet Loin de goucircter les charmes drsquoun amour mysteacuterieux et timidede cacher agrave toute la terre un si grand bonheur il eacuteprouvait une jouissancede parvenu agrave se parer de la premiegravere femme comme il faut qui lrsquohonoraitde son amour Neacuteanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupedes soins que tout homme prodigue agrave une femme dans la situation ougrave setrouvait madame de La Baudraye et que Lousteau rendait charmants pardes cacirclineries particuliegraveres aux hommes dont les maniegraveres sont native-ment agreacuteables Il y a des hommes en effet qui naissent un peu singeschez qui lrsquoimitation des plus charmantes choses du sentiment est si na-turelle que le comeacutedien ne se sent plus et les dispositions naturelles duSancerrois avaient eacuteteacute tregraves-deacuteveloppeacutees sur le theacuteacirctre ougrave jusqursquoalors ilavait veacutecu

Entre le mois drsquoavril et le mois de juillet moment ougrave Dinah devaitaccoucher elle devina pourquoi Lousteau nrsquoavait pas vaincu la misegravere  ileacutetait paresseux et manquait de volonteacute Certainement le cerveau nrsquoobeacuteitqursquoagrave ses propres lois  il ne reconnaicirct ni les neacutecessiteacutes de la vie ni lescommandements de lrsquohonneur On ne produit pas une belle œuvre parceqursquoune femme expire ou pour payer des dettes deacuteshonorantes ou pournourrir des enfants Neacuteanmoins il nrsquoexiste pas de grand talent sans unegrande volonteacute Ces deux forces jumelles sont neacutecessaires agrave la construc-tion de lrsquoimmense eacutedifice drsquoune gloire Les hommes drsquoeacutelite maintiennentleur cerveau dans les conditions de la production comme jadis un preuxavait ses armes toujours en eacutetat Ils domptent la paresse ils se refusent auxplaisirs eacutenervants ou nrsquoy cegravedent qursquoavec une mesure indiqueacutee par lrsquoeacuteten-due de leurs faculteacutes  ainsi srsquoexpliquent Scribe Rossini Walter Scott Cu-vier Voltaire Newton Buffon Bayle Bossuet Leibnitz Lope de VeacutegaCalderon Boccace lrsquoAretin Aristote enfin tous les gens qui divertissentreacutegentent ou conduisent leur eacutepoque La volonteacute peut et doit ecirctre un sujetdrsquoorgueil bien plus que le talent Si le talent a son germe dans une preacutedis-position cultiveacutee le vouloir est une conquecircte faite agrave tout moment sur lesinstincts sur les goucircts dompteacutes refouleacutes sur les fantaisies et les entravesvaincues sur les difficulteacutes de tout genre heacuteroiumlquement surmonteacutees

Lrsquoabus du cigare entretenait la paresse de Lousteau Si le tabac endortle chagrin il engourdit infailliblement lrsquoeacutenergie Tout ce que le cigare eacutetei-gnait au physique la Critique lrsquoannihilait aumoral chez ce garccedilon si facile

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au plaisir La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre agravelrsquoavocat A ce meacutetier lrsquoesprit se fausse lrsquointelligence perd sa luciditeacute recti-ligne LrsquoEacutecrivain nrsquoexiste que par des partis pris Aussi doit-on distinguerdeux Critiques demecircme que dans la peinture on reconnaicirct lrsquoArt et leMeacute-tier Critiquer agrave la maniegravere de la plupart des feuilletonistes actuels crsquoestexprimer des jugements tels quels drsquoune faccedilon plus ou moins spirituellecomme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires Lesjournalistes bons enfants trouvent toujours un thegraveme agrave deacutevelopper danslrsquoœuvre qursquoils analysent Ainsi fait ce meacutetier convient aux esprits pa-resseux aux gens deacutepourvus de la faculteacute sublime drsquoimaginer ou qui laposseacutedant nrsquoont pas le courage de la cultiver Toute piegravece de theacuteacirctre toutlivre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coucircte aucun effort agrave leurimagination et dont le compte-rendu srsquoeacutecrit ou moqueur ou seacuterieux augreacute des passions du moment Quant au jugement quel qursquoil soit il esttoujours justifiable avec lrsquoesprit franccedilais qui se precircte admirablement auPour et au Contre La conscience est si peu consulteacutee ces bravi tiennentsi peu agrave leur avis qursquoils vantent dans un foyer de theacuteacirctre lrsquoœuvre qursquoilsdeacutechirent dans leurs articles On en a vu passant au besoin drsquoun journalagrave un autre sans prendre la peine drsquoobjecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent ecirctre diameacutetralement opposeacutees agrave celles de lrsquoancien Bienplus madame de La Baudraye souriait en voyant faire agrave Lousteau un ar-ticle dans le sens leacutegitimiste et un article dans le sens dynastique sur unmecircme eacuteveacutenement Elle applaudissait agrave cette maxime dite par lui  ― Noussommes les Avoueacutes de lrsquoopinion publique hellip Lrsquoautre Critique est touteune science elle exige une compreacutehension complegravete des œuvres une vuelucide sur les tendances drsquoune eacutepoque lrsquoadoption drsquoun systegraveme une foidans certains principes  crsquoest-agrave-dire une jurisprudence un rapport unarrecirct Ce critique devient alors le magistrat des ideacutees le censeur de sontemps il exerce un sacerdoce  tandis que lrsquoautre est un acrobate qui faitdes tours pour gagner sa vie tant qursquoil a des jambes Entre Claude Vignonet Lousteau se trouvait la distance qui seacutepare le Meacutetier de lrsquoArt

Dinah dont lrsquoesprit se deacuterouilla promptement et dont lrsquointelligenceavait de la porteacutee eut bientocirct jugeacute litteacuterairement son idole Elle vit Lous-teau travaillant au dernier moment sous les exigences les plus deacuteshono-rantes et lacircchant comme disent les peintres drsquoune œuvre ougrave manque le

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faire  mais elle le justifiait en se disant  ― Crsquoest un poegravete  tant elle avaitbesoin de se justifier agrave ses propres yeux En devinant ce secret de la vielitteacuteraire de bien des gens elle devina que la plume de Lousteau ne seraitjamais une ressource Lrsquoamour lui fit alors entreprendre des deacutemarchesauxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-mecircme Elle entamapar sa megravere des neacutegociations avec son mari pour en obtenir une pensionmais agrave lrsquoinsu de Lousteau dont la deacutelicatesse devait dans ses ideacutees ecirctremeacutenageacutee

Quelques jours avant la fin de juillet Dinah froissa de colegravere la lettreougrave sa megravere lui rapportait la reacuteponse deacutefinitive du petit La Baudraye

laquo Madame de La Baudraye nrsquoa pas besoin de pension agrave Paris quandelle a la plus belle existence du monde agrave son chacircteau drsquoAnzy  qursquoelle yvienne  raquo

Lousteau ramassa la lettre et la lut― Je nous vengerai dit-il agrave madame de La Baudraye de ce ton sinistre

qui plaicirct tant aux femmes quand on caresse leurs antipathiesCinq jours apregraves Bianchon et Duriau le ceacutelegravebre accoucheur eacutetaient

eacutetablis chez Lousteau qui depuis la reacuteponse du petit La Baudraye eacuteta-lait son bonheur et faisait du faste agrave propos de lrsquoaccouchement de DinahMonsieur de Clagny et madame Pieacutedefer arriveacutee en hacircte eacutetaient les par-rain etmarraine de lrsquoenfant attendu car le preacutevoyantmagistrat craignit devoir commettre quelque faute grave agrave Lousteau Madame de La Baudrayeeut un garccedilon agrave faire envie aux reines qui veulent un heacuteritier preacutesomptifBianchon accompagneacute de monsieur de Clagny alla faire inscrire cet en-fant agrave la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye agravelrsquoinsu drsquoEacutetienne qui de son cocircteacute courait agrave une imprimerie faire composerce billet 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur Eacutetienne Lousteau a le plaisir de vous en faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Un premier envoi de soixante billets avait eacuteteacute fait par Lousteau quandmonsieur de Clagny qui venait savoir des nouvelles de lrsquoaccoucheacutee aper-ccedilut la liste des personnes de Sancerre agrave qui Lousteau se proposait drsquoen-

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voyer ce curieux billet de faire part eacutecrite au-dessous des soixante Pari-siens qui lrsquoallaient recevoir Le Substitut saisit la liste et le reste des billetsil les montra drsquoabord agrave madame Pieacutedefer en lui disant de ne pas souffrirque Lousteau recommenccedilacirct cette infacircme plaisanterie et il se jeta dans uncabriolet Le deacutevoueacute magistrat commanda chez le mecircme imprimeur unautre billet ainsi conccedilu 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur le baronMelchior de La Baudraye a lrsquohonneur de vousen faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Apregraves avoir fait deacutetruire eacutepreuves composition tout ce qui pouvaitattester lrsquoexistence du premier billet monsieur de Clagny se mit en coursepour intercepter les billets partis  il en substitua beaucoup chez les por-tiers il obtint la restitution drsquoune trentaine  enfin apregraves trois jours decourses il nrsquoexistait plus qursquoun seul billet de faire part celui de NathanLe Substitut eacutetait revenu cinq fois chez cet homme ceacutelegravebre sans pouvoirle rencontrer Quand apregraves avoir demandeacute un rendez-vous monsieur deClagny fut reccedilu lrsquoanecdote du billet de faire part avait couru dans Pa-ris  les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies espegravece deplaie agrave laquelle sont sujettes toutes les reacuteputations mecircme les eacutepheacutemegraveres les autres affirmaient avoir lu le billet et lrsquoavoir rendu agrave un ami de lafamille La Baudraye  beaucoup de gens deacuteblateacuteraient contre lrsquoimmoraliteacutedes journalistes en sorte que le dernier billet existant eacutetait devenu commeune curiositeacute Florine avec qui Nathan vivait lrsquoavait montreacute timbreacute de laposte affranchi par la poste et portant lrsquoadresse eacutecrite par Eacutetienne Aussiquand le Substitut eut parleacute du billet de faire part Nathan se mit-il agrave sou-rire

― Vous rendre ce monument drsquoeacutetourderie et drsquoenfantillage  srsquoeacutecria-t-il Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver unathlegravete dans le cirque Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur debon goucirct de digniteacute qursquoil ne connaicirct ni le monde ni la morale publiqueqursquoil srsquoinsulte lui-mecircme quand il ne sait plus qui insulterhellip Il nrsquoy a quele fils drsquoun bourgeois venu de Sancerre pour ecirctre un poegravete et qui devient

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le bravo de la premiegravere Revue venue qui puisse envoyer un pareil billetde faire part  Convenez-en  ceci monsieur est une piegravece neacutecessaire auxarchives de notre eacutepoquehellip Aujourdrsquohui Lousteau me caresse demain ilpourra demander ma tecirctehellipAh  pardon de cette plaisanterie je ne pensaispas que vous ecirctes Substitut Jrsquoai eu dans le cœur une passion pour unegrande dame et aussi supeacuterieure agrave madame de La Baudraye que votredeacutelicatesse agrave vous monsieur est au-dessus de la gaminerie de Lousteau mais je serais mort avant drsquoavoir prononceacute son nomhellipQuelques mois deses gentillesses et de minauderies mrsquoont coucircteacute cent mille francs et monavenir  mais je ne les trouve pas trop chegraverement payeacutes  Et je ne me suisjamais plaint hellipQue les femmes trahissent le secret de leur passion crsquoestleur derniegravere offrande agrave lrsquoamour  mais que ce soit noushellip il faut ecirctre bienLousteau pour ccedila  Non pour mille eacutecus je ne donnerais pas ce papier

― Monsieur dit enfin lemagistrat apregraves une lutte oratoire drsquoune demi-heure jrsquoai vu agrave ce sujet quinze ou seize litteacuterateurs et vous seriez le seulinaccessible agrave des sentiments drsquohonneur hellip Il ne srsquoagit pas ici drsquoEacutetienneLousteau mais drsquoune femme et drsquoun enfant qui lrsquoun et lrsquoautre ignorent letort qursquoon leur fait dans leur fortune dans leur avenir dans leur honneurQui sait monsieur si vous ne serez pas obligeacute de demander agrave la justicequelque bienveillance pour un ami pour une personne agrave lrsquohonneur delaquelle vous tiendrez plus qursquoau vocirctre  la justice pourra se souvenir quevous avez eacuteteacute impitoyablehellip Un homme comme vous peut-il heacutesiter  ditle magistrat

― Jrsquoai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice  reacuteponditalors Nathan qui livra le billet en pensant agrave la position du magistrat etacceptant cette espegravece de marcheacute

Quand la sottise du journaliste eut eacuteteacute reacutepareacutee monsieur de Clagnyvint lui faire une semonce en preacutesence demadame Pieacutedefer  mais il trouvaLousteau tregraves-irriteacute de ces deacutemarches

― Ce que je faisais monsieur reacutepondit Eacutetienne eacutetait fait avec inten-tion Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes et refuseune pension agrave sa femme  je voulais lui faire sentir que jrsquoeacutetais le maicirctre decet enfant

― Eh  monsieur je vous ai bien devineacute reacutepondit le magistrat Aussime suis-je empresseacute drsquoaccepter le parrainage du petit Melchior il est ins-

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crit agrave lrsquoEacutetat-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudrayeet si vous avez des entrailles de pegravere vous devez ecirctre joyeux de savoircet enfant heacuteritier drsquoun des plus beaux majorats de France

― Eh  monsieur la megravere doit-elle mourir de faim ― Soyez tranquille monsieur dit amegraverement le magistrat qui avait

fait sortir du cœur de Lousteau lrsquoexpression du sentiment dont la preuveeacutetait depuis si long-temps attendue je me charge de cette neacutegociationavec monsieur de La Baudraye

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur  Dinah son idoleeacutetait aimeacutee par inteacuterecirct  Nrsquoouvrirait-elle pas les yeux trop tard  ― Pauvrefemme  se disait le magistrat en srsquoen allant

Rendons-lui cette justice car agrave qui la rendrait-on si ce nrsquoest agrave un Sub-stitut  il aimait trop sincegraverement Dinah pour voir dans lrsquoavilissement decette femme un moyen drsquoen triompher un jour il eacutetait tout compassiontout deacutevouement  il aimait

Les soins exigeacutes pour la nourriture de lrsquoenfant les cris de lrsquoenfant lerepos neacutecessaire agrave la megravere pendant les premiers jours la preacutesence de ma-dame Pieacutedefer tout conspirait si bien contre les travaux litteacuteraires queLousteau srsquoinstalla dans les trois chambres loueacutees au premier eacutetage pourla vieille deacutevote Le journaliste obligeacute drsquoaller aux premiegraveres repreacutesenta-tions sans Dinah et seacutepareacute drsquoelle la plupart du temps trouva je ne saisquel attrait dans lrsquoexercice de sa liberteacute Plus drsquoune fois il se laissa prendresous le bras et entraicircner dans une joyeuse partie Plus drsquoune fois il se re-trouva chez la lorette drsquoun ami dans le milieu de la Bohecircme Il revoyait desfemmes drsquoune jeunesse eacuteclatante mises splendidement et agrave qui lrsquoeacutecono-mie apparaissait comme une neacutegation de leur jeunesse et de leur pouvoirDinah malgreacute la beauteacute merveilleuse qursquoelle montra degraves son troisiegravememois de nourriture ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitocirct faneacutees mais si belles pendant le moment ougrave elles vivent les piedsdans lrsquoopulence Neacuteanmoins la vie de meacutenage eut de grands attraits pourEacutetienne En trois mois la megravere et la fille aideacutees par la cuisiniegravere venue deSancerre et par la petite Pameacutela donnegraverent agrave lrsquoappartement un aspect toutnouveau Le journaliste y trouva son deacutejeuner son dicircner servis avec unesorte de luxe Dinah belle et bien mise avait soin de preacutevenir les goucirctsde son cher Eacutetienne qui se sentit le roi du logis ougrave tout jusqursquoagrave lrsquoenfant

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fut subordonneacute pour ainsi dire agrave son eacutegoiumlsme La tendresse de Dinaheacuteclatait dans les plus petites choses il fut donc impossible agrave Lousteaude ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinteCependant Dinah preacutevit dans la vie exteacuterieure ougrave Lousteau se laissait en-gager une cause de ruine et pour son amour et pour le meacutenage Apregraves dixmois de nourriture elle sevra son fils remit sa megravere dans lrsquoappartementdrsquoEacutetienne et reacutetablit cette intimiteacute qui lie indissolublement un homme agraveune femme quand une femme est aimante et spirituelle Un des traits lesplus saillants de la Nouvelle due agrave Benjamin Constant et lrsquoune des ex-plications de lrsquoabandon drsquoElleacutenore est ce deacutefaut drsquointimiteacute journaliegravere ounocturne si vous voulez entre elle et Adolphe Chacun des deux amantsa son chez soi lrsquoun et lrsquoautre ont obeacutei au monde ils ont gardeacute les appa-rences Elleacutenore peacuteriodiquement quitteacutee est obligeacutee agrave drsquoeacutenormes travauxde tendresse pour chasser les penseacutees de liberteacute qui saisissent Adolpheau dehors Le perpeacutetuel eacutechange des regards et des penseacutees dans la vie encommun donne de telles armes aux femmes que pour les abandonner unhomme doit objecter des raisons majeures qursquoelles ne fournissent jamaistant qursquoelles aiment

Ce fut tout une nouvelle peacuteriode et pour Eacutetienne et pour Dinah Dinahvoulut ecirctre neacutecessaire elle voulut rendre de lrsquoeacutenergie agrave cet homme dont lafaiblesse lui souriait elle y voyait des garanties Elle lui trouva des sujetselle lui en dessina les canevas  et au besoin elle lui eacutecrivit des chapitresentiers Elle rajeunit les veines de ce talent agrave lrsquoagonie par un sang fraiselle lui donna ses ideacutees ses jugements  enfin elle fit deux livres qui eurentdu succegraves Plus drsquoune fois elle sauva lrsquoamour-propre drsquoEacutetienne au deacuteses-poir de se sentir sans ideacutees en lui dictant lui corrigeant ou lui finissantses feuilletons Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardeacute madame Pieacutedefer nrsquoen sut rien Ce galvanisme moral fut reacutecompenseacute parun surcroicirct de recettes qui permit au meacutenage de bien vivre jusqursquoagrave la finde lrsquoanneacutee 1838 Lousteau srsquohabituait agrave voir sa besogne faite par Dinahet il la payait comme dit le peuple dans son langage eacutenergique en mon-naie de singe Ces deacutepenses du deacutevouement deviennent un treacutesor auquelles acircmes geacuteneacutereuses srsquoattachent Il y eut un moment ougrave Lousteau coucirctaittrop agrave Dinah pour qursquoelle pucirct jamais renoncer agrave lui Mais elle eut une se-conde grossesse Lrsquoanneacutee fut terrible agrave passer Malgreacute les soins des deux

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femmes Lousteau contracta des dettes  il exceacuteda ses forces pour les payerpar son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva heacuteroiumlque tantelle le connaissait bien  Apregraves cet effort eacutepouvanteacute drsquoavoir deux femmesdeux enfants deux domestiques il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille quand lui seul nrsquoavait pu vivreIl laissa donc les choses aller agrave lrsquoaventure Ce feacuteroce calculateur outrala comeacutedie de lrsquoamour chez lui pour avoir au dehors plus de liberteacute Lafiegravere Dinah soutint le fardeau de cette existence agrave elle seule Cette pen-seacutee  il mrsquoaime  lui donna des forces surhumaines Elle travailla commetravaillent les plus vigoureux talents de cette eacutepoque Au risque de perdresa fraicirccheur et sa santeacute Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot Maisen se sacrifiant elle-mecircme elle commit la faute sublime de sacrifier satoilette  elle fit reteindre ses robes elle ne porta plus que du noir

― Elle pua le noir comme disait Malaga qui se moquait beaucoup deLousteau

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1839 Eacutetienne agrave lrsquoinstar de Louis XV en eacutetaitarriveacute par drsquoinsensibles capitulations de conscience agrave eacutetablir une distinc-tion entre sa bourse et celle de son meacutenage comme Louis XV distinguaitentre son treacutesor secret et sa cassette Le miseacuterable trompa Dinah sur lemontant des recettes En srsquoapercevant de ces lacirccheteacutes madame de La Bau-draye eut drsquoatroces souffrances de jalousie Elle voulut mener de front lavie dumonde et la vie litteacuteraire elle accompagna le journaliste agrave toutes lespremiegraveres repreacutesentations et surprit chez lui des mouvements drsquoamour-propre offenseacute Le noir de la toilette deacuteteignait sur lui rembrunissait saphysionomie et le rendait parfois brutal Jouant dans son meacutenage le rocirclede la femme il en eut les feacuteroces exigences  il reprochait agrave Dinah le peu defraicirccheur de sa mise tout en profitant de ce sacrifice qui coucircte tant agrave unemaicirctresse  absolument comme une femme qui apregraves vous avoir ordonneacutede passer par un eacutegout pour lui sauver lrsquohonneur vous dit  Je nrsquoaime pasla boue  quand vous en sortez

Dinah ramassa les guides jusqursquoalors assez flottantes de la dominationque toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonteacute  maisagrave cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral  les soupccedilonsqursquoelle laissa voir attirent aux femmes des querelles ougrave le manque de res-

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pect commence parce qursquoelles descendent elles-mecircmes de la hauteur agravelaquelle elles se sont primitivement placeacutees Puis elle fit des concessionsAinsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis Nathan Bixiou Blon-det Finot dont les maniegraveres les discours le contact eacutetaient deacutepravantsOn essaya de persuader agrave madame de La Baudraye que ses principes sesreacutepugnances eacutetaient un reste de pruderie provinciale Enfin on lui precircchale code de la supeacuterioriteacute feacuteminine Bientocirct sa jalousie donna des armescontre elle Au carnaval de 1840 elle se deacuteguisait allait au bal de lrsquoopeacuterafaisait quelques soupers afin de suivre Eacutetienne dans tous ses amusements

Le jour de la Mi-Carecircme ou plutocirct le lendemain agrave huit heures dumatin Dinah deacuteguiseacutee arrivait du bal pour se coucher Elle eacutetait alleacutee eacutepierLousteau qui la croyant malade avait disposeacute de sa mi-carecircme en faveurde Fanny Beaupreacute Le journaliste preacutevenu par un ami srsquoeacutetait comporteacutede maniegravere agrave tromper la pauvre femme qui ne demandait pas mieux quedrsquoecirctre trompeacutee En descendant de sa citadine Dinah rencontra monsieurde La Baudraye agrave qui le portier la deacutesigna Le petit vieillard dit froidementagrave sa femme en la prenant par le bras  ― Est-ce vous madame hellip

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait sipetite et surtout ce mot glaccedila presque le cœur agrave cette pauvre creacuteaturesurprise en deacutebardeur Pour mieux eacutechapper agrave lrsquoattention drsquoEacutetienne elleavait pris le deacuteguisement sous lequel il ne la chercherait point Elle pro-fita de ce qursquoelle eacutetait encore masqueacutee pour se sauver sans reacutepondre allase deacuteshabiller et monta chez sa megravere ougrave lrsquoattendait monsieur de La Bau-draye Malgreacute son air digne elle rougit en preacutesence du petit vieillard

― Que voulez-vous de moi monsieur  dit-elle Ne sommes-nous pasagrave jamais seacutepareacutes hellip

― De fait oui reacutepondit monsieur de La Baudraye  mais leacutegalementnonhellip

Madame Pieacutedefer faisait des signes agrave sa fille que Dinah finit par aper-cevoir

― Il nrsquoy a que vos inteacuterecircts qui puissent vous amener ici dit-elle avecamertume

― Nos inteacuterecircts reacutepondit froidement le petit homme car nous avonsdes enfantshellip Votre oncle Silas Pieacutedefer est mort agrave New-York ougrave apregravesavoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays il a fini par laisser

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quelque chose comme sept agrave huit cent mille francs on dit douze cent millefrancs  mais il srsquoagit de reacutealiser des marchandiseshellip Je suis le chef de lacommunauteacute jrsquoexerce vos droits

― Oh  srsquoeacutecria Dinah en tout ce qui concerne les affaires je nrsquoai deconfiance qursquoen monsieur de Clagny  il connaicirct les lois entendez-vousavec lui  ce qui sera fait par lui sera bien fait

― Je nrsquoai pas besoin de monsieur de Clagny dit monsieur de La Bau-draye pour vous retirer mes enfantshellip

― Vos enfants  srsquoeacutecria Dinah vos enfants agrave qui vous nrsquoavez pas en-voyeacute une obole  vos enfants hellip

Elle nrsquoajouta rien qursquoun immense eacuteclat de rire  mais lrsquoimpassibiliteacute dupetit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion

― Madame votre megravere vient de me les montrer ils sont charmants jene veux pas me seacuteparer drsquoeux et je les emmegravene agrave notre chacircteau drsquoAnzydit monsieur de La Baudraye quand ce ne serait que pour leur eacuteviter devoir leur megravere deacuteguiseacutee comme se deacuteguisent leshellip

― Assez  dit impeacuterieusement madame de La Baudraye Que vouliez-vous de moi en venant ici hellip

― Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle SilashellipDinah prit une plume eacutecrivit deux mots agrave monsieur de Clagny et dit agrave

son mari de revenir le soir A cinq heures lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral monsieur deClagny avait eu de lrsquoavancement eacuteclaira madame de la Baudraye sur saposition  mais il se chargea de la reacutegulariser en faisant un compromis avecle petit vieillard que lrsquoavarice avait ameneacute Monsieur de La Baudrayeagrave qui la procuration de sa femme eacutetait neacutecessaire pour agir agrave sa guiselrsquoacheta par les concessions suivantes  il srsquoengagea drsquoabord agrave faire agrave safemme une pension de dixmille francs tant qursquoil lui conviendrait fut-il ditdans lrsquoacte de vivre agrave Paris  mais agrave mesure que les enfants atteindraientagrave lrsquoacircge de six ans ils seraient remis agrave monsieur de La Baudraye Enfin lemagistrat obtint le paiement preacutealable drsquoune anneacutee de la pension Le petitLa Baudraye vint dire adieu galamment agrave sa femme et agrave ses enfants il semontra vecirctu drsquoun petit paletot blanc en caoutchouc Il eacutetait si ferme surses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836 que Dinah deacutesespeacuteradrsquoenterrer jamais ce terrible nain

Du jardin ougrave il fumait un cigare le journaliste vit monsieur de La

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Baudraye pendant le temps que cet insecte mit agrave traverser la cour  maisce fut assez pour Lousteau  il lui parut eacutevident que le petit homme avaitvoulu deacutetruire toutes les espeacuterances que sa mort pouvait inspirer agrave safemme Cette scegravene si rapide changea beaucoup les dispositions de soncœur et de son esprit En fumant un second cigare il se mit agrave reacutefleacutechir agravesa position La vie en commun qursquoil menait avec la baronne de La Bau-draye lui avait jusqursquoagrave preacutesent coucircteacute tout autant drsquoargent qursquoagrave elle Pourse servir drsquoune expression commerciale les comptes se balanccedilaient agrave larigueur Eu eacutegard agrave son peu de fortune agrave la peine avec laquelle il gagnaitson argent Lousteau se regardait moralement comme le creacuteancier Assu-reacutement lrsquoheure eacutetait favorable pour quitter cette femme Fatigueacute de jouerdepuis environ trois ans une comeacutedie qui ne devient jamais une habitudeil deacuteguisait perpeacutetuellement son ennui Ce garccedilon habitueacute agrave ne rien dissi-muler srsquoimposait au logis un sourire semblable agrave celui du deacutebiteur devantson creacuteancier Cette obligation lui devenait de jour en jour plus peacutenibleJusqursquoalors lrsquointeacuterecirct immense que preacutesentait lrsquoavenir lui avait donneacute desforces mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pourles Eacutetats-Unis que srsquoil srsquoagissait drsquoaller agrave Rouen par les bateaux agrave vapeuril ne crut plus agrave lrsquoavenir Il rentra du jardin dans le salon eacuteleacutegant ougrave Dinahvenait de recevoir les adieux de son mari

― Eacutetienne dit madame de La Baudraye sais-tu ce que mon seigneuret maicirctre vient de me proposer  Dans le cas ougrave il me plairait drsquohabiterAnzy pendant son absence il a donneacute ses ordres et il espegravere que les bonsconseils de ma megravere me deacutecideront agrave y revenir avec mes enfantshellip

― Le conseil est excellent reacutepondit segravechement Lousteau qui connais-sait assez Dinah pour savoir la reacuteponse passionneacutee qursquoelle mendiaitdrsquoailleurs par un regard

Ce ton lrsquoaccent le regard indiffeacuterent tout frappa si durement cettefemme qui vivait uniquement par son amour qursquoelle laissa couler de sesyeux le long de ses joues deux grosses larmes sans reacutepondre et Lousteaune srsquoen aperccedilut qursquoau moment ougrave elle prit son mouchoir pour essuyer cesdeux perles de douleur

― Qursquoas-tu Didine  reprit-il atteint au cœur par cette vivaciteacute de sen-sitive

― Au moment ougrave je mrsquoapplaudissais drsquoavoir conquis agrave jamais notre

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liberteacute dit-elle mdash au prix de ma fortune  mdash en vendant mdash ce qursquoune megraverea de plus preacutecieux mdash ses enfants hellip mdash car il me les prend agrave lrsquoacircge de six ansmdash et pour les voir il faudra retourner agrave Sancerre  mdash un supplice  mdash ah mon Dieu  qursquoai-je fait 

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en luiprodiguant ses plus caressantes chatteries

― Tu ne me comprends pas dit-il Je me juge et ne vaux pas tous cessacrifices mon cher ange Je suis litteacuterairement parlant un homme tregraves-secondaire Le jour ougrave je ne pourrai plus faire la parade au bas drsquoun jour-nal les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront lagrave comme unevieille pantoufle qursquoon jette au coin de la borne Penses-y  nous autresdanseurs de corde nous nrsquoavons pas de pension de retraite  Il se trouve-rait trop de gens de talent agrave pensionner si lrsquoEacutetat entrait dans cette voie debienfaisance  Jrsquoai quarante-deux ans je suis devenu paresseux commeune marmotte Je le sens  mon amour (il lui baisa bien tendrement lamain) ne peut que te devenir funeste Jrsquoai veacutecu tu le sais agrave vingt-deux ansavec Florine  mais ce qui srsquoexcuse au jeune acircge ce qui semble alors jolicharmant est deacuteshonorant agrave quarante ans Jusqursquoagrave preacutesent nous avonspartageacute le fardeau de notre existence elle nrsquoest pas belle depuis dix-huitmois Par deacutevouement pour moi tu vas mise tout en noir ce qui ne mefait pas honneurhellip

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements drsquoeacutepaule qui valent tousles discours du monde

― Oui dit Eacutetienne en continuant je le sais tu sacrifies tout agrave mesgoucircts mecircme ta beauteacute Et moi le cœur useacute dans les luttes lrsquoacircme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir je ne reacutecompense pas ton suaveamour par un amour eacutegal Nous avons eacuteteacute tregraves-heureux sans nuagespendant long-tempshellip Eh  bien je ne veux pas voir mal finir un si beaupoegraveme ai-je tort hellip

Madame de La Baudraye aimait tant Eacutetienne que cette sagesse dignede monsieur de Clagny lui fit plaisir et seacutecha ses larmes

― Il mrsquoaime donc pour moi  se dit-elle en le regardant avec un souriredans les yeux

Apregraves ces quatre anneacutees drsquointimiteacute lrsquoamour de cette femme avait finipar reacuteunir toutes les nuances deacutecouvertes par notre esprit drsquoanalyse et que

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la socieacuteteacute moderne a creacuteeacutees un des hommes les plus remarquables de cetemps dont la perte reacutecente afflige encore les lettres Beyle (Stendalh) lesa le premier parfaitement caracteacuteriseacutees Lousteau produisait sur Dinahcette vive commotion explicable par le magneacutetisme qui met en deacutesarroiles forces de lrsquoacircme de lrsquoesprit et du corps qui deacutetruit tout principe dereacutesistance chez les femmes Un regard de Lousteau samain poseacutee sur cellede Dinah la rendaient tout obeacuteissance Une parole douce un sourire decet homme fleurissaient lrsquoacircme de cette pauvre femme eacutemue ou attristeacuteepar la caresse ou par la froideur de ses yeux Lorsqursquoelle lui donnait lebras en marchant agrave son pas dans la rue ou sur le boulevard elle eacutetait sibien fondue en lui qursquoelle perdait la conscience de sonmoi Charmeacutee parlrsquoesprit magneacutetiseacutee par les maniegraveres de ce garccedilon elle ne voyait que deleacutegers deacutefauts dans ses vices Elle aimait les bouffeacutees de cigare que le ventlui apportait du jardin dans la chambre elle allait les respirer elle nrsquoenfaisait pas une grimace elle se cachait pour en jouir Elle haiumlssait le libraireou le directeur de journal qui refusait agrave Lousteau de lrsquoargent en objectantlrsquoeacutenormiteacute des avances deacutejagrave faites Elle allait jusqursquoagrave comprendre que ceboheacutemien eacutecrivicirct une Nouvelle dont le prix eacutetait agrave recevoir au lieu dela donner en paiement de lrsquoargent reccedilu Tel est sans doute le veacuteritableamour il comprend toutes les maniegraveres drsquoaimer  amour de cœur amourde tecircte amour-passion amour-caprice amour-goucirct selon les deacutefinitionsde Beyle Didine aimait tant qursquoen certains moments ougrave son sens critiquesi juste si continuellement exerceacute depuis son seacutejour agrave Paris lui faisait voirclair dans lrsquoacircme de Lousteau la sensation lrsquoemportait sur la raison et luisuggeacuterait des excuses

― Et moi lui reacutepondit-elle que suis-je  une femme qui srsquoest mise endehors dumondeQuand je manque agrave lrsquohonneur des femmes pourquoi neme sacrifierais-tu pas un peu de lrsquohonneur des hommes  Est-ce que nousne vivons pas en dehors des conventions sociales  Pourquoi ne pas ac-cepter de moi ce que Nathan accepte de Florine  nous compterons quandnous nous quitterons ethellip tu sais  la mort seule nous seacuteparera Ton hon-neur Eacutetienne crsquoest ma feacuteliciteacute  comme le mien est ma constance et tonbonheur Si je ne te rends pas heureux tout est dit Si je te donne unepeine condamne-moi Nos dettes sont payeacutees nous avons dixmille francsde rentes et nous gagnerons bien agrave nous deux huit mille francs par anhellip

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Je ferai du theacuteacirctre  Avec quinze cents francs par mois ne serons-nouspas aussi riches que les Rostchild  Sois tranquille Maintenant jrsquoaurai destoilettes deacutelicieuses je te donnerai tous les jours des plaisirs de vaniteacutecomme le jour de la premiegravere repreacutesentation de Nathanhellip

― Et ta megravere qui va tous les jours agrave la messe qui veut trsquoamener unprecirctre et te faire renoncer agrave ton genre de vie

― Chacun son vice Tu fumes elle me precircche pauvre femme  Maiselle a soin des enfants elle les megravene promener elle est drsquoun deacutevouementabsolu elle mrsquoidolacirctre  veux-tu lrsquoempecirccher de pleurer hellip

― Que dira-t-on de moi hellip― Mais nous ne vivons pas pour le monde  srsquoeacutecria-t-elle en relevant

Eacutetienne et le faisant asseoir preacutes drsquoelle Drsquoailleurs nous serons un jourmarieacuteshellip nous avons pour nous les chances de merhellip

― Je nrsquoy pensais pas srsquoeacutecria naiumlvement Lousteau qui se dit en lui-mecircme  Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye

A compter de cette journeacutee Lousteau veacutecut luxueusement Dinahpouvait lutter aux premiegraveres repreacutesentations avec les femmes les mieuxmises de Paris Caresseacute par ce bonheur inteacuterieur Lousteau jouait avec sesamis par fatuiteacute le personnage drsquoun homme exceacutedeacute ennuyeacute ruineacute parmadame de La Baudraye

― Oh  combien jrsquoaimerais lrsquoami qui me deacutelivrerait de Dinah  Maispersonne nrsquoy reacuteussirait  disait-il elle mrsquoaime agrave se jeter par la fenecirctre si jele lui disais

Le drocircle se faisait plaindre il prenait des preacutecautions contre la jalousiede Dinah quand il acceptait une partie Enfin il commettait des infideacuteli-teacutes sans vergogne Quand monsieur de Clagny vraiment deacutesespeacutereacute devoir Dinah dans une situation si deacuteshonorante quand elle pouvait ecirctre siriche si haut placeacutee et au moment ougrave ses primitives ambitions allaientecirctre accomplies arriva lui dire  ― On vous trompe  Elle reacutepondit  ― Jele sais 

Le magistrat resta stupide Il retrouva la parole pour faire une obser-vation

― Mrsquoaimez-vous encore  lui demanda madame de La Baudraye enlrsquointerrompant au premier mot

― A me perdre pour voushellip srsquoeacutecria-t-il en se dressant sur ses pieds

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Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches il tremblacomme une feuille il sentit son larynx immobile ses cheveux freacutemirentdans leurs racines il crut au bonheur drsquoecirctre pris par son idole comme unvengeur et ce pis-aller le rendit presque fou de joie

― De quoi vous eacutetonnez-vous  lui dit-elle en le faisant rasseoir voilagravecomment je lrsquoaime

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem  Et il eut deslarmes dans les yeux lui qui venait de faire condamner un homme agravemort La satieacuteteacute de Lousteau cet horrible deacutenoucircment du concubinage srsquoeacutetaittrahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jeteacutesaux vitres du pavillon magique ougrave lrsquoon recircve quand on aime Ces grainsde sable qui deviennent des cailloux Dinah ne les avait vus que quandils avaient eu la grosseur drsquoune pierre Madame de La Baudraye avait finipar bien juger Lousteau

― Crsquoest disait-elle agrave sa megravere un poegravete sans aucune deacutefense contre lemalheur lacircche par paresse et non par deacutefaut de cœur un peu trop com-plaisant agrave la volupteacute  enfin crsquoest un chat qursquoon ne peut pas haiumlr Quedeviendrait-il sans moi  Jrsquoai empecirccheacute son mariage il nrsquoa plus drsquoavenirSon talent peacuterirait dans la misegravere

― Oh  ma Dinah  srsquoeacutecria madame Pieacutedefer dans quel enfer vis-tu hellipQuel est le sentiment qui te donnera les forces de persisterhellip

― Je serai sa megravere  avait-elle ditIl est des positions horribles ougrave lrsquoon ne prend de parti qursquoau moment

ougrave nos amis srsquoaperccediloivent de notre deacuteshonneur On transige avec soi-mecircme tant qursquoon eacutechappe agrave un censeur qui vient faire le Procureur duRoi Monsieur de Clagny maladroit comme un patito venait de se faire lebourreau de Dinah 

― Je serai pour conserver mon amour ce que madame de Pompadourfut pour garder le pouvoir se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd agrave porter et qursquoilallait ecirctre un travail au lieu drsquoecirctre un plaisir

Le nouveau rocircle adopteacute par Dinah eacutetait horriblement douloureuxmais Lousteau ne le rendit pas facile agrave jouer En sa qualiteacute de bon en-fant quand il voulait sortir apregraves dicircner il jouait de petites scegravenes drsquoami-tieacute ravissantes il disait agrave Dinah des mots vraiment pleins de tendresse il

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prenait son compagnon par la chaicircne et quand il lrsquoen avait meurtrie dansles meurtrissures royal ingrat disait  ― Trsquoai-je fait mal 

Ces menteuses caresses ces deacuteguisements eurent quelquefois dessuites deacuteshonorantes pour Dinah qui croyait agrave des retours de tendresseHeacutelas  la megravere ceacutedait avec une honteuse faciliteacute la place agrave Didine Elle sesentit comme un jouet entre les mains de cet homme et elle finit par sedire  ― Eh  bien je veux ecirctre son jouet  en y trouvant des plaisirs aigusdes jouissances de damneacute

Quand cette femme drsquoun esprit si viril se jeta par la penseacutee dans lasolitude elle sentit son courage deacutefaillir Elle preacutefeacutera les supplices preacutevusineacutevitables de cette intimiteacute feacuteroce agrave la privation de jouissances drsquoautantplus exquises qursquoelles naissaient au milieu de remords de luttes eacutepou-vantables avec elle-mecircme de non qui se changeaient en oui  Ce fut agravetout moment la goutte drsquoeau saumacirctre trouveacutee dans le deacutesert bue avecplus de deacutelices que le voyageur nrsquoen goucircte agrave savourer les meilleurs vins agravela table drsquoun prince Quand Dinah se disait agrave minuit  ― Rentrera-t-il nerentrera-t-il pas  elle ne renaissait qursquoau bruit connu des bottes drsquoEacutetienneelle reconnaissait sa maniegravere de sonner Souvent elle essayait des volup-teacutes comme drsquoun frein elle se plaisait agrave lutter avec ses rivales agrave ne leurrien laisser dans ce cœur rassasieacute Combien de fois joua-t-elle la trageacutediedu Dernier Jour drsquoun Condamneacute se disant  ― Demain nous nous quit-terons  Et combien de fois un mot un regard une caresse empreinte denaiumlveteacute la fit-elle retomber dans lrsquoamour  Ce fut souvent terrible  elletourna plus drsquoune fois autour du suicide en tournant autour de ce gazonparisien drsquoougrave srsquoeacutelevaient des fleurs pacircles hellip Elle nrsquoavait pas enfin eacutepuiseacutelrsquoimmense treacutesor de deacutevouement et drsquoamour que les femmes aimantes ontdans le cœur Adolphe eacutetait sa Bible elle lrsquoeacutetudiait  car par-dessus touteschoses elle ne voulait pas ecirctre Elleacutenore Elle eacutevita les larmes se gardade toutes les amertumes si savamment deacutecrites par le critique auquel ondoit lrsquoanalyse de cette œuvre poignante et dont la glose paraissait agrave Di-nah presque supeacuterieure au livre Aussi relisait-elle souvent le magnifiquearticle du seul critique qursquoait eu la Revue des Deux-Mondes et qui setrouve en tecircte de la nouvelle eacutedition drsquoAdolphe

― laquo Non se disait-elle en en reacutepeacutetant les fatales paroles non je nedonnerai pas agrave mes priegraveres la forme du commandement je ne mrsquoempres-

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serai pas aux larmes comme agrave une vengeance je ne jugerai pas les actionsque jrsquoapprouvais autrefois sans controcircle je nrsquoattacherai point un œil cu-rieux agrave ses pas  srsquoil srsquoeacutechappe au retour il ne trouvera pas une boucheimpeacuterieuse dont le baiser soit un ordre sans reacuteplique Non  mon silencene sera pas une plainte et ma parole ne sera pas une querelle  raquo Je ne se-rai pas vulgaire se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaunequi deacutejagrave lui avait valu ce mot de Lousteau  ― Tiens  tu lis Adolphe hellipNrsquoeusseacute-je qursquoun jour ougrave il reconnaicirctra ma valeur et ougrave il se dira  Jamaisla victime nrsquoa crieacute  ce serait assez  Drsquoailleurs les autres nrsquoauront que desmoments et moi jrsquoaurai toute sa vie 

En se croyant autoriseacute par la conduite de sa femme agrave la punir au tri-bunal domestique monsieur de La Baudraye eut la deacutelicatesse de la volerpour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze centshectares de brandes agrave laquelle depuis 1836 il consacrait ses revenus envivant comme un rat Il manipula si bien les valeurs laisseacutees par monsieurSilas Pieacutedefer qursquoil put reacuteduire la liquidation authentique agrave huit cent millefrancs tout en en rapportant douze cent mille Il nrsquoannonccedila point son re-tour agrave sa femme  mais pendant qursquoelle souffrait des maux inouiumls il bacirctis-sait des fermes il creusait des fosseacutes il plantait des arbres il se livrait agrave desdeacutefrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomesles plus distingueacutes du Berry Les quatre cent mille francs pris agrave sa femmepassegraverent en trois ans agrave cette opeacuteration et la terre drsquoAnzy dut dans untemps donneacute rapporter soixante-douze mille francs de rentes nets drsquoim-pocircts Quant aux huit cent mille francs il en fit emploi en quatre et demipour cent agrave quatre-vingts francs gracircce agrave la crise financiegravere due au Minis-tegravere dit du Premier Mars En procurant ainsi quarante-huit mille francs derentes agrave sa femme il se regarda comme quitte envers elle Ne pouvait-ilpas lui repreacutesenter les douze cent mille francs le jour ougrave le quatre et demideacutepasserait cent francs Son importance ne fut plus primeacutee agrave Sancerre quepar celle du plus riche proprieacutetaire foncier de France dont il se faisait lerival Il se voyait cent quarante mille francs de rente dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat Apregraves avoir calculeacute qursquoagrave partses revenus il payait dix mille francs drsquoimpocircts trois mille francs de fraisdix mille francs agrave sa femme et douze cents agrave sa belle-megravere il disait enpleine Socieacuteteacute Litteacuteraire  ― On preacutetend que je suis un avare que je ne deacute-

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pense rien ma deacutepense monte encore agrave vingt-six mille cinq cents francspar an Et je vais avoir agrave payer lrsquoeacuteducation de mes deux enfants  ccedila ne faitpeut-ecirctre pas plaisir aux Milaud de Nevers mais la seconde maison deLa Baudraye aura peut-ecirctre une aussi belle carriegravere que la premiegravere Jrsquoiraivraisemblablement agrave Paris solliciter du Roi des Franccedilais le titre de comte(monsieur Roy est comte) cela fera plaisir agrave ma femme drsquoecirctre appeleacuteemadame la comtesse

Cela fut dit drsquoun si beau sang-froid que personne nrsquoosa se moquer dece petit homme Le Preacutesident Boirouge seul lui reacutepondit  ― A votre placeje ne me croirais heureux que si jrsquoavais une fille

― Mais dit le baron jrsquoirai bientocirct agrave ParishellipAu commencement de lrsquoanneacutee 1841 madame La Baudraye en se sen-

tant toujours prise comme pis-aller en eacutetait revenue agrave srsquoimmoler au bien-ecirctre de Lousteau  elle avait repris les vecirctements noirs  mais elle arboraitcette fois un deuil car ses plaisirs se changeaient en remords Elle avaittrop souvent honte drsquoelle-mecircme pour ne pas sentir parfois la pesanteurde sa chaicircne et sa megravere la surprit en ces moments de reacuteflexion profondeougrave la vision de lrsquoavenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeurMadame Pieacutedefer conseilleacutee par son confesseur eacutepiait le moment de las-situde que ce precirctre lui preacutedisait devoir arriver et sa voix plaidait alorspour les enfants Elle se contentait de demander une seacuteparation de domi-cile sans exiger une seacuteparation de cœur

Dans la nature ces sortes de situations violentes ne se terminent pascomme dans les livres par la mort ou par des catastrophes habilement ar-rangeacutees  elles finissent beaucoup moins poeacutetiquement par le deacutegoucirct parla fleacutetrissure de toutes les fleurs de lrsquoacircme par la vulgariteacute des habitudesmais tregraves-souvent aussi par une autre passion qui deacutepouille une femme decet inteacuterecirct dont on les entoure traditionnellement Or quand le bon sensla loi des convenances sociales lrsquointeacuterecirct de famille tous les eacuteleacutements de ceqursquoon appelait la morale publique sous la Restauration en haine du motReligion catholique fut appuyeacute par le sentiment de blessures un peu tropvives  quand la lassitude du deacutevouement arriva presque agrave la deacutefaillanceet que dans cette situation un coup par trop violent une de ces lacirccheteacutesque les hommes ne laissent voir qursquoagrave des femmes dont ils se croient tou-jours maicirctres met le comble au deacutegoucirct au deacutesenchantement lrsquoheure est

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arriveacutee pour lrsquoami qui poursuit la gueacuterison Madame Pieacutedefer eut doncpeu de chose agrave faire pour deacutetacher la taie aux yeux de sa fille Elle en-voya chercher lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral Monsieur de Clagny acheva lrsquoœuvre enaffirmant agrave madame de La Baudraye que si elle renonccedilait agrave vivre avecEacutetienne son mari lui laisserait ses enfants lui permettrait drsquohabiter Pariset lui rendrait la disposition de ses propres

― Quelle existence  dit-il En usant de preacutecautions avec lrsquoaide de per-sonnes pieuses et charitables vous pourriez avoir un salon et reconqueacuterirune position Paris nrsquoest pas Sancerre 

Dinah srsquoen remit agravemonsieur de Clagny du soin de neacutegocier une reacutecon-ciliation avec le petit vieillard Monsieur de La Baudraye avait bien venduses vins il avait vendu des laines il avait abattu des reacuteserves et il eacutetaitvenu sans rien dire agrave sa femme agrave Paris y placer deux cent mille francs enachetant rue de lrsquoArcade un charmant hocirctel provenant de la liquidationdrsquoune grande fortune aristocratique compromise Membre du Conseil-Geacuteneacuteral de son deacutepartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions il se trouvait doublement dans les conditions exigeacutees parla nouvelle loi sur la pairie Quelque temps avant lrsquoeacutelection geacuteneacuterale de1842 il deacuteclara sa candidature au cas ougrave il ne serait pas fait pair de FranceIl demandait eacutegalement agrave ecirctre revecirctu du titre de comte et promu comman-deur de la Leacutegion-drsquoHonneur En matiegravere drsquoeacutelections tout ce qui pou-vait consolider les nominations dynastiques eacutetait juste  or dans le cas ougravemonsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement Sancerre deve-nait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine Monsieur de Clagnydont les talents et la modestie eacutetaient de plus en plus appreacutecieacutes appuyamonsieur de La Baudraye  il montra dans lrsquoeacuteleacutevation de ce courageuxagronome des garanties agrave donner aux inteacuterecircts mateacuteriels Monsieur de LaBaudraye une fois nommeacute comte pair de France et commandeur de laLeacutegion-drsquoHonneur eut la vaniteacute de se faire repreacutesenter par une femmeet par une maison bien tenue il voulait dit-il jouir de la vie Il pria safemme par une lettre que dicta lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral drsquohabiter son hocirctel dele meubler drsquoy deacuteployer ce goucirct dont tant de preuves le charmaient dit-ildans son chacircteau drsquoAnzy Le nouveau comte fit observer agrave sa femme quelrsquoeacuteducation de leurs fils exigeait qursquoelle restacirct agrave Paris tandis que leurs in-teacuterecircts territoriaux lrsquoobligeaient agrave ne pas quitter Sancerre Le complaisant

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mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre agrave madame la com-tesse soixante mille francs pour lrsquoarrangement inteacuterieur de lrsquohocirctel de LaBaudraye en recommandant drsquoincruster une plaque de marbre au-dessusde la porte cochegravere avec cette inscription Hocirctel de La Baudraye Puis touten rendant compte agrave sa femme des reacutesultats de la liquidation Silas Pieacutede-fer monsieur de La Baudraye annonccedilait le placement en quatre et demipour cent des huit cent mille francs recueillis agrave New-York et lui allouaitcette inscription pour ses deacutepenses y compris celles de lrsquoeacuteducation desenfantsQuasi forceacute de venir agrave Paris pendant une partie de la session agrave laChambre des Pairs il recommandait alors agrave sa femme de lui reacuteserver unpetit appartement dans un entresol au-dessus des communs

― Ah  ccedilagrave mais il devient jeune il devient gentilhomme il devientmagnifique que va-t-il encore devenir  crsquoest agrave faire trembler dit madamede La Baudraye

― Il satisfait tous les deacutesirs que vous formiez agrave vingt ans hellip reacuteponditle magistrat

La comparaison de sa destineacutee agrave venir avec sa destineacutee actuelle nrsquoeacutetaitpas soutenable pour Dinah La veille encore Anna de Fontaine avaittourneacute la tecircte pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Cha-marolles

Dinah se dit  ― Je suis comtesse jrsquoaurai sur ma voiture le manteaubleu de la pairie et dans mon salon les sommiteacutes de la politique et de lalitteacuteraturehellip je la regarderai moi hellip

Cette petite jouissance pesa de tout son poids aumoment de la conver-sion

Un beau jour en mai 1842 madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son meacutenage et laissa mille eacutecus sur la liasse de tous les comptesacquitteacutes Apregraves avoir envoyeacute samegravere et ses enfants agrave lrsquohocirctel La Baudrayeelle attendit Lousteau tout habilleacutee comme pour sortirQuand lrsquoex-roi deson cœur rentra pour dicircner elle lui dit  ― Jrsquoai renverseacute la marmite monami Madame de La Baudraye vous donne agrave dicircner au Rocher de CancaleVenez 

Elle entraicircna Lousteau stupeacutefait du petit air deacutegageacute que prenait cettefemme encore asservie le matin agrave ses moindres caprices car elle aussi avait joueacute la comeacutedie depuis deux mois

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Madame de La Baudraye est ficeleacutee comme pour une premiegravere dit-ilen se servant de lrsquoabreacuteviation par laquelle on deacutesigne en argot du journalune premiegravere repreacutesentation Et pourquoi pas Dinah 

― Nrsquooubliez pas le respect que vous devez agrave madame de La Baudrayedit gravement Dinah Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficeleacuteehellip

― Comment Didine  fit-il en la prenant par la taille― Il nrsquoy a plus de Didine vous lrsquoavez tueacutee mon ami reacutepondit-elle en

se deacutegageant Et je vous donne la premiegravere repreacutesentation de madame lacomtesse de La Baudrayehellip

― Crsquoest donc vrai notre insecte est pair de France ― La nomination sera ce soir dans le Moniteur mrsquoa dit monsieur de

Clagny qui lui-mecircme passe agrave la Cour de Cassation― Au fait dit le journaliste lrsquoentomologie sociale devait ecirctre repreacute-

senteacutee agrave la Chambre― Mon ami nous nous seacuteparons pour toujours dit madame de La

Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix Jrsquoai congeacutedieacute les deuxdomestiques En rentrant vous trouverez votre meacutenage en regravegle et sansdettes Jrsquoaurai toujours pour vous mais secregravetement le cœur drsquoune megravereQuittons-nous tranquillement sans bruit en gens comme il faut Avez-vous un reproche agrave me faire sur ma conduite pendant ces six anneacutees 

― Aucun si ce nrsquoest drsquoavoir briseacute ma vie et deacutetruit mon avenir dit-ildrsquoun ton sec Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant etvous avez mecircme eacutetudieacute lrsquoarticle de Gustave Planche  mais vous ne lrsquoavezlu qursquoavec des yeux de femmeQuoique vous ayez une de ces belles intel-ligences qui ferait la fortune drsquoun poegravete vous nrsquoavez pas oseacute vous mettreau point de vue des hommes Ce livre ma chegravere a les deux sexes Voussavez hellip Nous avons eacutetabli qursquoil y a des livres macircles ou femelles blondsou noirshellip Dans Adolphe les femmes ne voient qursquoElleacutenore les jeunesgens y voient Adolphe les hommes y voient Elleacutenore et Adolphe les po-litiques y voient la vie sociale  Vous vous ecirctes dispenseacutee comme votrecritique drsquoailleurs drsquoentrer dans lrsquoacircme drsquoAdolphe Ce qui tue ce pauvregarccedilon ma chegravere crsquoest drsquoavoir perdu son avenir pour une femme  de nepouvoir rien ecirctre de ce qursquoil serait devenu ni ambassadeur ni ministreni poegravete ni riche Il a donneacute six ans de son eacutenergie du moment de la vieougrave lrsquohomme peut accepter les rudesses drsquoun apprentissage quelconque agrave

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La muse du deacutepartement Chapitre

une jupe qursquoil a devanceacutee dans la carriegravere de lrsquoingratitude car une femmequi a pu quitter son premier amant devait tocirct ou tard laisser le secondAdolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperElleacutenore Il est des Adolphe qui font gracircce agrave leur Elleacutenore des querellesdeacuteshonorantes des plaintes et qui se disent  Je ne parlerai pas de ce quejrsquoai perdu  je ne montrerai pas toujours agrave lrsquoEacutegoiumlsme que jrsquoai couronneacutemon poing coupeacute comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth maisceux-lagrave ma chegravere on les quittehellip Adolphe est un fils de bonne maison uncœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs des placeset rattraper sa dot sociale sa consideacuteration compromise Vous jouez ence moment agrave la fois les deux personnages Vous ressentez la douleur quecause une position perdue et vous vous croyez en droit drsquoabandonner unpauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supeacuterieure pouradmettre que si chez lrsquohomme le cœur doit ecirctre constant le sexe peut selaisser aller agrave des capriceshellip

― Et croyez-vous que je ne serai pas occupeacutee de vous rendre ce que jevous ai fait perdre  Soyez tranquille reacutepondit madame de La Baudrayefoudroyeacutee par cette sortie votre Elleacutenore ne meurt pas et si Dieu lui precirctevie si vous changez de conduite si vous renoncez aux lorettes et auxactrices nous vous trouverons mieux qursquoune Feacutelicie Cardot

Chacun des deux amants devint maussade  Lousteau jouait la tris-tesse il voulait paraicirctre sec et froid  tandis que Dinah vraiment tristeeacutecoutait les reproches de son cœur

― Pourquoi dit Lousteau ne pas finir comme nous aurions ducirc com-mencer cacher agrave tous les yeux notre amour et nous voir secregravetement 

― Jamais  dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial Nedevinez-vous pas que nous sommes apregraves tout des ecirctres finis Nos sen-timents nous paraissent infinis agrave cause du pressentiment que nous avonsdu ciel  mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisationIl est des natures molles et lacircches qui peuvent recevoir un nombre infinide blessures et persister  mais il en est de plus fortement trempeacutees quifinissent par se briser sous les coups Vous mrsquoavezhellip

― Oh  assez dit-il ne faisons plus de copie hellip Votre article me sembleinutile car vous pouvez vous justifier par un seul mot  Je nrsquoaime plus hellip

― Ah  crsquoest moi qui nrsquoaime plus hellip srsquoeacutecria-t-elle eacutetourdie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Certainement Vous avez calculeacute que je vous causais plus de cha-grins plus drsquoennuis que de plaisirs et vous quittez votre associeacutehellip

― Je le quitte hellip srsquoeacutecria-t-elle en levant les deux mains― Ne venez-vous pas de dire  Jamais hellip― Eh  bien oui jamais reprit-elle avec forceCe dernier jamais dicteacute par la peur de retomber sous la domination de

Lousteau fut interpreacuteteacute par lui comme la fin de son pouvoir du momentougrave Dinah restait insensible agrave ses meacuteprisants sarcasmes Le journaliste neput retenir une larme  il perdait une affection sincegravere illimiteacutee Il avaittrouveacute dans Dinah la plus douce Lavalliegravere la plus agreacuteable Pompadourqursquoun eacutegoiumlste qui nrsquoest pas roi pouvait deacutesirer  et comme lrsquoenfant quisrsquoaperccediloit qursquoagrave force de tracasser son hanneton il lrsquoa tueacute Lousteau pleu-rait

Madame de La Baudraye srsquoeacutelanccedila hors de la petite salle ougrave elle dicircnaitpaya le dicircner et se sauva rue de lrsquoArcade en se grondant et se trouvantfeacuteroce

Dinah passa tout un trimestre agrave faire de son hocirctel un modegravele du com-fortable Elle se meacutetamorphosa elle-mecircme Cette double meacutetamorphosecoucircta trente mille francs au delagrave des preacutevisions du jeune pair de France

Le fatal eacuteveacutenement qui fit perdre agrave la famille drsquoOrleacuteans son heacuteritierpreacutesomptif ayant neacutecessiteacute la reacuteunion des Chambres en aoucirct 1842 le pe-tit La Baudraye vint preacutesenter ses titres agrave la noble Chambre plus tocirct qursquoilne le croyait Il fut si content des œuvres de sa femme qursquoil donna lestrente mille francs En revenant du Luxembourg ougrave selon les usages ilfut preacutesenteacute par deux pairs le baron de Nucingen et le marquis de Mon-triveau le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu lrsquoun de sesanciens creacuteanciers agrave pied un parapluie agrave la main  tandis qursquoil se trouvaitcampeacute dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillaitson eacutecusson et ougrave se lisait  Deo sic patet fides et hominibus Cette compa-raison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bour-geoisie depuis 1830 Madame La Baudraye fut effrayeacutee en revoyant alorsson mari mieux qursquoil nrsquoeacutetait le jour de son mariage En proie agrave une joiesuperlative lrsquoavorton triomphait agrave soixante-quatre ans de la vie qursquoon luideacuteniait de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait drsquoavoirde sa femme qui recevait chez elle agrave dicircner monsieur et madame de Cla-

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La muse du deacutepartement Chapitre

gny le cureacute de lrsquoAssomption et ses deux introducteurs agrave la Chambre Ilcaressa ses enfants avec une fatuiteacute charmante La beauteacute du service detable eut son approbation

― Voilagrave les toisons du Berry dit-il en montrant agrave monsieur Nucingenles cloches surmonteacutees de sa nouvelle couronne elles sont drsquoargent 

Quoique deacutevoreacutee drsquoune profonde meacutelancolie contenue avec la puis-sance drsquoune femme devenue vraiment supeacuterieure Dinah fut charmantespirituelle et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour

― Lrsquoon dirait srsquoeacutecria le petit La Baudraye en montrant sa femme agravemonsieur de Nucingen que la comtesse a moins de trente ans 

― Ah  matame aid eine fame te drende ansse  reprit le baron qui seservait des plaisanteries consacreacutees en y voyant une sorte de monnaiepour la conversation

― Dans toute la force du terme reacutepondit la comtesse car jrsquoen aitrente-cinq et jrsquoespegravere bien avoir une petite passion au cœurhellip

― Oui ma femme mrsquoa ruineacute en potiches en chinoiserieshellip― Madame a eu ce goucirct-lagrave de bonne heure dit le marquis de Montri-

veau en souriant― Oui reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis

de Montriveau qursquoil avait connu agrave Bourges vous savez qursquoelle a ramasseacuteen 25 26 et 27 pour plus drsquoun million de curiositeacutes qui font drsquoAnzy unmuseacuteehellip

― Quel aplomb  pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avarede province agrave la hauteur de sa nouvelle position

Les avares ont des eacuteconomies de tout genre agrave deacutepenser Le lendemaindu vote de la loi de reacutegence par la Chambre le petit pair de France allafaire ses vendanges agrave Sancerre et reprit ses habitudes Pendant lrsquohiver de1842 agrave 1843 la comtesse de La Baudraye aideacutee par lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral agravela Cour de Cassation essaya de se faire une socieacuteteacute Naturellement elleprit un jour elle distingua parmi les ceacuteleacutebriteacutes elle ne voulut voir quedes gens seacuterieux et drsquoun acircge mucircr Elle essaya de se distraire en allant auxItaliens et agrave lrsquoopeacutera Deux fois par semaine elle y menait sa megravere et ma-dame de Clagny que le magistrat forccedila de voir madame de La BaudrayeMais malgreacute son esprit ses faccedilons aimables malgreacute ses airs de femme agravela mode elle nrsquoeacutetait heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta

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La muse du deacutepartement Chapitre

toutes ses tendresses trompeacutees Lrsquoadmirablemonsieur de Clagny recrutaitdes femmes pour la socieacuteteacute de la comtesse et il y parvenait  Mais il reacuteus-sissait beaucoup plus aupregraves des femmes pieuses qursquoaupregraves des femmesdu monde

― Elles lrsquoennuient  se disait-il avec terreur en contemplant son idolemucircrie par le malheur pacirclie par les remords et alors dans tout lrsquoeacuteclat drsquounebeauteacute reconquise et par sa vie luxueuse et par sa materniteacute

Le deacutevoueacute magistrat soutenu dans son œuvre par la megravere et par lecureacute de la paroisse eacutetait admirable en expeacutedients Il servait chaque mer-credi quelque ceacuteleacutebriteacute drsquoAllemagne drsquoAngleterre drsquoItalie ou de Prusseagrave sa chegravere comtesse  il la donnait pour une femme hors ligne agrave des gensauxquels elle ne disait pas deux mots  mais qursquoelle eacutecoutait avec une siprofonde attention qursquoils srsquoen allaient convaincus de sa supeacuterioriteacute Di-nah vainquit agrave Paris par le silence comme agrave Sancerre par sa loquaciteacuteDe temps en temps une eacutepigramme sur les choses ou quelque observa-tion sur les ridicules reacuteveacutelait une femme habitueacutee agrave manier les ideacutees etqui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau Cetteeacutepoque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nom-meacutee lrsquoeacuteteacute de la Saint-Martin dans les anneacutees sans soleil Il se fit plusvieillard qursquoil ne lrsquoeacutetait pour avoir le droit drsquoecirctre lrsquoami de Dinah sans luifaire tort  mais comme srsquoil eucirct eacuteteacute jeune beau compromettant il se met-tait agrave distance en homme qui devait cacher son bonheur Il essayait decouvrir du plus profond secret ses petits soins ses leacutegers cadeaux queDinah montrait au grand jour Il tacircchait de donner des significations dan-gereuses agrave ses moindres obeacuteissances

― Il joue agrave la passion disait la comtesse en riantElle se moquait de monsieur de Clagny devant lui et le magistrat se

disait  ― Elle srsquooccupe de moi ― Je fais une si grande impression agrave ce pauvre homme disait-elle en

riant agrave sa megravere que si je lui disais oui je crois qursquoil dirait nonUn soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa

chegravere comtesse profondeacutement soucieuse Tous trois venaient drsquoassister agravela premiegravere repreacutesentation de la Main droite et la Main gauche le premierdrame de Leacuteon Gozlan

― A quoi pensez-vous  demanda le magistrat effrayeacute de la meacutelancolie

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La muse du deacutepartement Chapitre

de son idoleLa persistance de la tristesse cacheacutee mais profonde qui deacutevorait la

comtesse eacutetait un mal dangereux que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral ne savait pas com-battre car le veacuteritable amour est souvent maladroit surtout quand ilnrsquoest pas partageacute Le veacuteritable amour emprunte sa forme au caractegravereOr le digne magistrat aimait agrave la maniegravere drsquoAlceste quand madame deLa Baudraye voulait ecirctre aimeacutee agrave la maniegravere de Philinte Les lacirccheteacutes delrsquoamour srsquoaccommodent fort peu de la loyauteacute du Misanthrope Aussi Di-nah se gardait-elle bien drsquoouvrir son cœur agrave son Patito Comment oseravouer qursquoelle regrettait parfois son ancienne fange  Elle sentait un videeacutenorme dans la vie du monde elle ne savait agrave qui rapporter ses succegravesses triomphes ses toilettes Parfois les souvenirs de sesmisegraveres revenaientmecircleacutes au souvenir de volupteacutes deacutevorantes Elle en voulait parfois agrave Lous-teau de ne pas srsquooccuper drsquoelle elle aurait voulu recevoir de lui des lettresou tendres ou furieuses

Dinah ne reacutepondant pas le magistrat reacutepeacuteta sa question en prenantla main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes drsquoun air deacutevot

― Voulez-vous la main droite ou la main gauche  reacutepondit-elle ensouriant

― La main gauche dit-il car je preacutesume que vous parlez dumensongeet de la veacuteriteacute

― Eh  bien je lrsquoai vu lui reacutepliqua-t-elle en parlant de maniegravere agrave nrsquoecirctreentendu que du magistrat En lrsquoapercevant triste profondeacutement deacutecou-rageacute je me suis dit  A-t-il des cigares  a-t-il de lrsquoargent 

― Eh  Si vous voulez la veacuteriteacute je vous dirai srsquoeacutecria monsieur de Cla-gny qursquoil vit maritalement avec Fanny Beaupreacute Vous mrsquoarrachez cetteconfidence hellip je ne vous lrsquoaurais jamais appris  vous auriez cru peut-ecirctreagrave quelque sentiment peu geacuteneacutereux chez moi

Madame de La Baudraye donna une poigneacutee de main agrave lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral

― Vous avez pour mari dit-elle agrave son chaperon un des hommes lesplus rares Ah  pourquoihellip

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupeacute mais elle supprima le reste de sa phrase que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral devina Pourquoi Lousteau nrsquoa-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

mari hellipNeacuteanmoins cette nouvelle dissipa lameacutelancolie demadame de La Bau-

draye qui se jeta dans la vie des femmes agrave la mode  elle voulut avoir dusuccegraves et elle en obtint  mais elle faisait peu de progregraves dans le monde desfemmes  elle eacuteprouvait des difficulteacutes agrave srsquoy produire Au mois de mars lesprecirctres amis demadame Pieacutedefer et lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral frappegraverent un grandcoup en faisant nommer madame la comtesse de La Baudraye quecircteusepour lrsquoœuvre de bienfaisance fondeacutee par madame de Carcado Enfin ellefut deacutesigneacutee agrave la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes dutremblement de terre de la Guadeloupe

La marquise drsquoEspard agrave qui monsieur de Canalis lisait les noms de cesdames agrave lrsquoopeacutera dit en entendant celui de la comtesse  ― Je suis depuisbien long-temps dans le monde je ne me rappelle pas quelque chose deplus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de lrsquohonneur demadame de La Baudraye

Pendant les jours de printemps qursquoun caprice de notre planegravete fit luiresur Paris degraves la premiegravere semaine du mois de mars et qui permit de voirles Champs-Eacutelyseacutees feuilleacutes et verts agrave Longchamp plusieurs fois deacutejagravelrsquoamant de Fanny Beaupreacute dans ses promenades avait aperccedilu madame deLa Baudraye sans ecirctre vu drsquoelle Il fut alors plus drsquoune fois mordu au cœurpar un de ces mouvements de jalousie et drsquoenvie assez familiers aux gensneacutes et eacuteleveacutes en province quand il revoyait son ancienne maicirctresse bienposeacutee au fond drsquoune jolie voiture bien mise un air recircveur et ses deux en-fants agrave chaque portiegravere Il srsquoapostrophait drsquoautant plus en lui-mecircme qursquoilse trouvait aux prises avec la plus aigueuml de toutes les misegraveres une misegraverecacheacutee Il eacutetait comme toutes les natures essentiellement vaniteuses etleacutegegraveres sujet agrave ce singulier point drsquohonneur qui consiste agrave ne pas deacutechoiraux yeux de son public qui fait commettre des crimes leacutegaux aux hommesde Bourse pour ne pas ecirctre chasseacutes du temple de lrsquoagiotage qui donne agravecertains criminels le courage de faire des actes de vertu Lousteau dicircnaitet deacutejeunait fumait comme srsquoil eacutetait riche Il nrsquoeucirct pas pour une succes-sion manqueacute drsquoacheter les cigares les plus chers pour lui comme pourle dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Deacutebit Lejournaliste se promenait en bottes vernies  mais il craignait des saisiesqui selon lrsquoexpression des huissiers avaient reccedilu tous les sacrements

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Fanny Beaupreacute ne posseacutedait plus rien drsquoengageable et ses appointementseacutetaient frappeacutes drsquooppositions  Apregraves avoir eacutepuiseacute le chiffre possible desavances aux Revues aux journaux et chez les libraires Eacutetienne ne sa-vait plus de quelle encre faire or Les jeux si maladroitement supprimeacutesne pouvaient plus acquitter comme jadis les lettres de change tireacutees surleurs tapis verts par les Misegraveres au deacutesespoir Enfin le journaliste eacutetaitarriveacute agrave un tel deacutesespoir qursquoil venait drsquoemprunter au plus pauvre de sesamis agrave Bixiou agrave qui jamais il nrsquoavait rien demandeacute cent francs 

Ce qui peinait le plus Lousteau ce nrsquoeacutetait pas de devoir cinq millefrancs mais de se voir deacutepouilleacute de son eacuteleacutegance de son mobilier acquispar tant de privations enrichi par madame de La Baudraye Or le 3 avrilune affiche jaune arracheacutee par le portier apregraves avoir fleuri le mur avait in-diqueacute la vente drsquoun beau mobilier pour le samedi suivant jour des ventespar autoriteacute de justice

Lousteau se promena fumant des cigares et cherchant des ideacutees  carles ideacutees agrave Paris sont dans lrsquoair elles vous sourient au coin drsquoune rueelles srsquoeacutelancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue  Le flacircneuravait deacutejagrave chercheacute des ideacutees drsquoarticles et des sujets de nouvelles pendanttout un mois  mais il nrsquoavait rencontreacute que des amis qui lrsquoentraicircnaient agravedicircner au theacuteacirctre et qui grisaient son chagrin en lui disant que le vin deChampagne lrsquoinspirerait

― Prends garde lui dit un soir lrsquoatroce Bixiou qui pouvait tout agrave lafois donner cent francs agrave un camarade et le percer au cœur avec un motEn trsquoendormant toujours soucircl tu te reacuteveilleras fou

La veille le vendredi lemalheureux malgreacute son habitude de lamisegravereeacutetait affecteacute comme un condamneacute agrave mort Jadis il se serait dit  ― Bah mon mobilier est vieux je le renouvellerai Mais il se sentait incapablede recommencer des tours de force litteacuteraires La librairie deacutevoreacutee par lacontrefaccedilon payait peu Les journaux leacutesinaient avec les talents eacutereinteacutescomme les directeurs de theacuteacirctre avec les teacutenors qui baissent drsquoune noteEt drsquoaller devant lui lrsquoœil sur la foule sans y rien voir le cigare agrave la boucheet les mains dans ses goussets la figure crispeacutee en dedans un faux souriresur les legravevres Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture elleprenait le boulevard par la rue de la Chausseacutee-drsquoAntin pour se rendre auBois

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Il rentra chez lui srsquoy adoniser Le soir agrave sept heures il vint en citadineagrave la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parveniragrave la comtesse un mot ainsi conccedilu 

laquo Madame la comtesse veut-elle faire agrave monsieur Lousteau lagracircce de le recevoir un instant et agrave lrsquoinstant raquo

Ce mot eacutetait cacheteacute drsquoun cachet qui jadis servait aux deux amantsMadame de La Baudraye avait fait graver sur une veacuteritable cornalineorientale  parce que  Un grand mot le mot des femmes le mot qui peutexpliquer tout mecircme la creacuteation

La comtesse venait drsquoachever sa toilette pour aller agrave lrsquoOpeacutera le ven-dredi eacutetait son jour de loge Elle pacirclit en voyant le cachet

― Qursquoon attende  dit-elle en mettant le billet dans son corsageElle eut la force de cacher son trouble et pria sa megravere de coucher les

enfants Elle fit alors dire agrave Lousteau de venir et elle le reccedilut dans un bou-doir attenant agrave son grand salon les portes ouvertes Elle devait aller aubal apregraves le spectacle elle avait mis une deacutelicieuse robe en soie brocheacutee agraveraies alternativement mates et pleines de fleurs drsquoun bleu pacircle Ses gantsgarnis et agrave glands laissaient voir ses beaux bras blancs Elle eacutetincelait dedentelles et portait toutes les jolies futiliteacutes voulues par la mode Sa coif-fure agrave la Seacutevigneacute lui donnait un air fin Un collier de perles ressemblaitsur sa poitrine agrave des soufflures sur de la neige

― Qursquoavez-vous monsieur  dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours je croyais jrsquoespeacuteraisecirctre parfaitement oublieacuteehellip

― Je vous dirais jamais vous ne voudriez pas me croire dit Lousteauqui resta debout et se promena tout en macircchant des fleurs qursquoil prenait agravechaque tour aux jardiniegraveres dont les massifs embaumaient le boudoir

Un moment de silence reacutegna Madame de La Baudraye en examinantLousteau le trouva mis comme pouvait lrsquoecirctre le scrupuleux dandy

― Il nrsquoy a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendreune perche car je me noie et jrsquoai deacutejagrave bu plus drsquoune gorgeacuteehellip dit-il ensrsquoarrecirctant devant Dinah et paraissant ceacuteder agrave un effort suprecircme Si vousme voyez crsquoest que mes affaires vont bien mal

― Assez  dit-elle je comprends

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La muse du deacutepartement Chapitre

Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se re-tourna prit son mouchoir et eut lrsquoair drsquoessuyer une larme

― Que vous faut-il Eacutetienne  reprit-elle drsquoune voix maternelle Noussommes en ce moment de vieux camarades parlez-moi comme vous par-leriez agravehellip agrave Bixiouhellip

― Pour empecircchermonmobilier de sauter demain agrave lrsquohocirctel des Commissaires-Priseurs dix-huit cents francs  Pour rendre agrave mes amis autant  troistermes au proprieacutetaire que vous connaissezhellipMa tante exige cinq centsfrancshellip

― Et pour vous pour vivrehellip― Oh  jrsquoai ma plume hellip― Elle est agrave remuer drsquoune lourdeur qui ne se comprend pas quand

on vous lithellip dit-elle en souriant avec finesse ― Je nrsquoai pas la somme quevous me demandezhellip Venez demain agrave huit heures lrsquohuissier attendra bienjusqursquoagrave neuf surtout si vous lrsquoemmenez pour le payer

Elle sentit la neacutecessiteacute de congeacutedier Lousteau qui feignait de ne pasavoir la force de la regarder  mais elle eacuteprouvait une compassion agrave deacuteliertous les nœuds gordiens que noue la Socieacuteteacute

― Merci  dit-elle en se levant et tendant la main agrave Lousteau votreconfiance me fait un bien hellip Oh  il y a long-temps que je ne me suis sentitant de joie au cœurhellip

Lousteau prit la main lrsquoattira sur son cœur et la pressa tendrement― Une goutte drsquoeau dans le deacutesert ethellip par la main drsquoun ange  Dieu

fait toujours bien les choses Ce fut dit moitieacute plaisanterie et moitieacute attendrissement  mais croyez-

le bien ce fut aussi beau comme jeu de theacuteacirctre que celui de Talma dansson fameux rocircle de Leicester ougrave tout est en nuances de ce genre Dinahsentit battre le cœur agrave travers lrsquoeacutepaisseur du drap il battait de plaisircar le journaliste eacutechappait agrave lrsquoeacutepervier judiciaire  mais il battait aussidrsquoun deacutesir bien naturel agrave lrsquoaspect de Dinah rajeunie et renouveleacutee parlrsquoopulence Madame de La Baudraye en examinant Eacutetienne agrave la deacuterobeacuteeaperccedilut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs drsquoamour quipour elle renaissaient dans ce cœur palpitant  elle essaya de plonger sesyeux une fois dans les yeux de celui qursquoelle avait tant aimeacute mais unsang tumultueux se preacutecipita dans ses veines et lui troubla la tecircte Ces

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deux ecirctres eacutechangegraverent alors le mecircme regard rouge qui sur le quai deCosne avait donneacute lrsquoaudace agrave Lousteau de froisser la robe drsquoorgandi Ledrocircle attira Dinah par la taille elle se laissa prendre et les deux joues setouchegraverent

― Cache-toi voici mamegravere  srsquoeacutecria Dinah tout effrayeacutee Et elle courutau-devant de madame Pieacutedefer ― Maman dit-elle (ce mot eacutetait pour laseacutevegravere madame Pieacutedefer une caresse qui ne manquait jamais son effet)voulez-vous me faire un grand plaisir prenez la voiture allez vous-mecircmechez notre banquier monsieur Mongenod avec le petit mot que je vaisvous donner Venez venez il srsquoagit drsquoune bonne action venez dans machambre 

Et elle entraicircna sa megravere qui semblait vouloir regarder la personne quise trouvait dans le boudoir

Deux jours apregraves madame Pieacutedefer eacutetait en grande confeacuterence avecle cureacute de la paroisse Apregraves avoir eacutecouteacute les lamentations de cette vieillemegravere au deacutesespoir le cureacute lui dit gravement  ― Toute reacutegeacuteneacuteration mo-rale qui nrsquoest pas appuyeacutee drsquoun grand sentiment religieux et poursuivieau sein de lrsquoEacuteglise repose sur des fondements de sablehellip Toutes les pra-tiques si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonnesont autant de digues neacutecessaires agrave contenir les tempecirctes du mauvais es-prit Obtenez donc de madame votre fille qursquoelle accomplisse tous ses de-voirs religieux et nous la sauveronshellip

Dix jours apregraves cette confeacuterence lrsquohocirctel de La Baudraye eacutetait fermeacuteLa comtesse et ses enfants sa megravere enfin toute sa maison qursquoelle avaitaugmenteacutee drsquoun preacutecepteur eacutetait partie pour le Sancerrois ougrave Dinah vou-lait passer la belle saison Elle fut charmante dit-on pour le comte

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Page 4: La muse du département - Bibebook · 2016. 11. 9. · HONORÉDEBALZAC LA MUSE DU DÉPARTEMENT Untextedudomainepublic. Uneéditionlibre. ISBN—978-2-8247-0994-9 BIBEBOOK

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M F si les hasards (habent sua fata libelli) dumonde litteacuteraire font de ces lignes un long souvenir ce seracertainement peu de chose en comparaison des peines que

vous vous ecirctes donneacutees vous le drsquoHozier le Cheacuterin le Roi drsquoarmes desEacuteTUDES DE MŒURS  vous agrave qui les Navarreins les Cadignan la Lan-geais les Blamont-Chauvry les Chaulieu les drsquoArthez les drsquoEsgrignonles Mortsauf les Valois les cent maisons nobles qui constituent lrsquoaris-tocratie de la COMEacuteDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leursarmoiries si spirituelles Aussi LrsquoARMORIAL DES EacuteTUDES DE MŒURSINVENTEacute PAR FERDINAND DE GRAMONT GENTILHOMME est-ilune histoire complegravete du blason franccedilais ougrave vous nrsquoavez rien oublieacute pasmecircme les armes de lrsquoEmpire et que je conserverai comme un monumentde patience beacuteneacutedictine et drsquoamitieacuteQuelle connaissance du vieux langagefeacuteodal dans le  Pulchregrave sedens meliugraves agens  des Beauseacuteant  dans le Des partem leonis  des drsquoEspard  dans le  Ne se vend  des Vandenesse Enfin quelle coquetterie dans les mille deacutetails de cette savante iconogra-phie qui montrera jusqursquoougrave la fideacuteliteacute sera pousseacutee dans mon entrepriseagrave laquelle vous poegravete vous aurez aideacute

Votre vieil ami

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DE BALZAC

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S du Berry se trouve au bord de la Loire une ville quipar sa situation attire infailliblement lrsquoœil du voyageur Sancerreoccupe le point culminant drsquoune chaicircne de petites montagnes

derniegravere ondulation des mouvements de terrain du Nivernais La Loireinonde les terres au bas de ces collines en y laissant un limon jaune qui lesfertilise quand il ne les ensable pas agrave jamais par une de ces terribles crueseacutegalement familiegraveres agrave la Vistule cette Loire du Nord La montagne ausommet de laquelle sont groupeacutees les maisons de Sancerre srsquoeacutelegraveve agrave uneassez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibaultpuisse vivre de la vie de Sancerre Lagrave srsquoembarquent les vins lagrave se deacutebarquele merrain enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire

A lrsquoeacutepoque ougrave cette histoire eut lieu le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault deux ponts suspendus eacutetaient construits Les voyageurs venantde Paris agrave Sancerre par la route drsquoItalie ne traversaient plus la Loire deCosne agrave Saint-Thibault dans un bac nrsquoest-ce pas assez vous dire que leChassez-croisez de 1830 avait eu lieu  car la maison drsquoOrleacuteans a partoutchoyeacute les inteacuterecircts mateacuteriels mais agrave peu pregraves comme ces maris qui fontdes cadeaux agrave leurs femmes avec lrsquoargent de la dot

Excepteacute la partie de Sancerre qui occupe le plateau les rues sont plus

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ou moins en pente et la ville est enveloppeacutee de rampes dites les GrandsRemparts nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville Audelagrave de ces remparts srsquoeacutetend une ceinture de vignobles Le vin forme laprincipale industrie et le plus consideacuterable commerce du pays qui pos-segravede plusieurs crus de vins geacuteneacutereux pleins de bouquet et assez sem-blables aux produits de la Bourgogne pour qursquoagrave Paris les palais vulgairessrsquoy trompent Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une ra-pide consommation assez neacutecessaire drsquoailleurs agrave des vins qui ne peuventpas se garder plus de sept agrave huit ans Au-dessous de la ville sont assisquelques villages Fontenay Saint-Satur qui ressemblent agrave des faubourgset dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchacirctel en SuisseLa ville a conserveacute quelques traits de son ancienne physionomie ses ruessont eacutetroites et paveacutees en cailloux pris au lit de la Loire On y voit encorede vieilles maisons La tour ce reste de la force militaire et de lrsquoeacutepoquefeacuteodale rappelle lrsquoun des sieacuteges les plus terribles de nos guerres de re-ligion et pendant lequel les Calvinistes ont bien surpasseacute les farouchesCameacuteroniens de Walter Scott

La ville de Sancerre riche drsquoun illustre passeacute veuve de sa puissancemilitaire est en quelque sorte voueacutee agrave un avenir infertile car le mouve-ment commercial appartient agrave la rive droite de la Loire La rapide descrip-tion que vous venez de lire prouve que lrsquoisolement de Sancerre ira crois-sant malgreacute les deux ponts qui la rattachent agrave Cosne Sancerre lrsquoorgueilde la rive gauche a tout au plus trois mille cinq cents acircmes tandis qursquoonen compte aujourdrsquohui plus de six mille agrave Cosne Depuis un demi-siegraveclele rocircle de ces deux villes assises en face lrsquoune de lrsquoautre a compleacutetementchangeacute Cependant lrsquoavantage de la situation appartient agrave la ville histo-rique ougrave de toutes parts lrsquoon jouit drsquoun spectacle enchanteur ougrave lrsquoair estdrsquoune admirable pureteacute la veacutegeacutetation magnifique et ougrave les habitants enharmonie avec cette riante nature sont affables bons compagnons et sanspuritanisme quoique les deux tiers de la population soient resteacutes calvi-nistes

Dans un pareil eacutetat de choses si lrsquoon subit les inconveacutenients de la viedes petites villes si lrsquoon se trouve sous le coup de cette surveillance of-ficieuse qui fait de la vie priveacutee une vie quasi publique  en revanche lepatriotisme de localiteacute qui ne remplacera jamais lrsquoesprit de famille se deacute-

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ploie agrave un haut degreacute Aussi la ville de Sancerre est-elle tregraves-fiegravere drsquoavoirvu naicirctre une des gloires de la Meacutedecine moderne Horace Bianchon etun auteur du second ordre Eacutetienne Lousteau lrsquoun des feuilletonistes lesplus distingueacutes LrsquoArrondissement de Sancerre choqueacute de se voir soumisagrave sept ou huit grands proprieacutetaires les hauts barons de lrsquoEacutelection essayade secouer le joug eacutelectoral de la Doctrine qui en a fait son bourg-pourriCette conjuration de quelques amours-propres froisseacutes eacutechoua par la ja-lousie que causait aux coaliseacutes lrsquoeacuteleacutevation future drsquoun des conspirateursQuand le reacutesultat eut montreacute le vice radical de lrsquoentreprise on voulut y re-meacutedier en prenant lrsquoun des deux hommes qui repreacutesentent glorieusementSancerre agrave Paris pour champion du pays aux prochaines eacutelections

Cette ideacutee eacutetait extrecircmement avanceacutee pour notre pays ougrave depuis1830 la nomination des notabiliteacutes de clocher a fait de tels progregraves queles hommes drsquoEacutetat deviennent de plus en plus rares agrave la Chambre eacutelec-tive Aussi ce projet drsquoune reacutealisation assez hypotheacutetique fut-il conccedilupar la femme supeacuterieure de lrsquoArrondissement dux femina facti mais dansune penseacutee drsquointeacuterecirct personnel Cette penseacutee avait tant de racines dans lepasseacute de cette femme et embrassait si bien son avenir que sans un vif etsuccinct reacutecit de sa vie anteacuterieure on la comprendrait difficilement San-cerre srsquoenorgueillissait alors drsquoune femme supeacuterieure long-temps incom-prise mais qui vers 1836 jouissait drsquoune assez jolie renommeacutee deacuteparte-mentale Cette eacutepoque fut aussi le moment ougrave les noms des deux Sancer-rois atteignirent agrave Paris chacun dans leur sphegravere au plus haut degreacute lrsquounde la gloire lrsquoautre de la mode Eacutetienne Lousteau lrsquoun des collaborateursdes Revues signait le feuilleton drsquoun journal agrave huitmille abonneacutes  et Bian-chon deacutejagrave premier meacutedecin drsquoun hocircpital officier de la Leacutegion-drsquoHonneuret membre de lrsquoAcadeacutemie des sciences venait drsquoobtenir sa chaire

Si ce mot ne devait pas pour beaucoup de gens comporter une espegravecede blacircme on pourrait dire que George Sand a creacuteeacute le Sandisme tant il estvrai que moralement parlant le bien est presque toujours doubleacute drsquounmal Cette legravepre sentimentale a gacircteacute beaucoup de femmes qui sans leurspreacutetentions au geacutenie eussent eacuteteacute charmantes Le Sandisme a cependantcela de bon que la femme qui en est attaqueacutee faisant porter ses preacutetenduessupeacuterioriteacutes sur des sentimentsmeacuteconnus elle est en quelque sorte leBas-Bleu du cœur  il en reacutesulte alors moins drsquoennui lrsquoamour neutralisant un

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peu la litteacuterature Or lrsquoillustration de George Sand a eu pour principaleffet de faire reconnaicirctre que la France possegravede un nombre exorbitantde femmes supeacuterieures assez geacuteneacutereuses pour laisser jusqursquoagrave preacutesent lechamp libre agrave la petite-fille du mareacutechal de Saxe

La femme supeacuterieure de Sancerre demeurait agrave La Baudraye maisonde ville et de campagne agrave la fois situeacutee agrave dix minutes de la ville dansle village ou si vous voulez le faubourg de Saint-Satur Les La Baudrayedrsquoaujourdrsquohui comme il est arriveacute pour beaucoup de maisons nobles sesont substitueacutes aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et semecircle aux grands eacuteveacutenements de lrsquohistoire berruyegravere Ceci veut une expli-cation

Sous Louis XIV un certain eacutechevin nommeacute Milaud dont les ancecirctresfurent drsquoenrageacutes Calvinistes se convertit lors de la reacutevocation de lrsquoEacuteditde Nantes Pour encourager ce mouvement dans lrsquoun des sanctuaires ducalvinisme le Roi nomma cettui Milaud agrave un poste eacuteleveacute dans les Eaux etForecircts lui donna des armes et le titre de Sire de la Baudraye en lui faisantpreacutesent du fief des vrais La Baudraye Les heacuteritiers du fameux capitaineLa Baudraye tombegraverent heacutelas  dans lrsquoun des pieacuteges tendus aux heacutereacutetiquespar les ordonnances et furent pendus traitement indigne du Grand RoiSous Louis XVMilaud de La Baudraye de simple Eacutecuyer devint Chevalieret eut assez de creacutedit pour placer son fils cornette dans les mousquetairesLe cornette mourut agrave Fontenoy laissant un enfant agrave qui le Roi Louis XVIaccorda plus tard un brevet de fermier-geacuteneacuteral en meacutemoire du cornettemort sur le champ de bataille

Ce financier bel esprit occupeacute de charades de bouts rimeacutes de bou-quets agrave Chloris veacutecut dans le beau monde hanta la socieacuteteacute du duc deNivernois et se crut obligeacute de suivre la noblesse en exil  mais il eutsoin drsquoemporter ses capitaux Aussi le riche eacutemigreacute soutint-il alors plusdrsquoune grande maison noble Fatigueacute drsquoespeacuterer et peut-ecirctre aussi de precirc-ter il revint agrave Sancerre en 1800 et racheta La Baudraye par un senti-ment drsquoamour-propre et de vaniteacute nobiliaire explicable chez un petit-fils drsquoEacutechevin  mais qui sous le Consulat avait drsquoautant moins drsquoavenirque lrsquoex-fermier geacuteneacuteral comptait peu sur son heacuteritier pour continuer lesnouveaux La Baudraye Jean-Athanase-Melchior Milaud de La Baudrayeunique enfant du financier neacute plus que cheacutetif eacutetait bien le fruit drsquoun sang

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eacutepuiseacute de bonne heure par les plaisirs exageacutereacutes auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient agrave lrsquoaurore drsquoune vieillesse preacutematureacutee etfinissent ainsi par abacirctardir les sommiteacutes sociales

Pendant lrsquoeacutemigration madame de La Baudraye jeune fille sans au-cune fortune et qui fut eacutepouseacutee agrave cause de sa noblesse avait eu la patiencedrsquoeacutelever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait lrsquoamour excessifque les megraveres ont dans le cœur pour les avortons La mort de cette femmeune demoiselle de Casteacuteran-La-Tour contribua beaucoup agrave la rentreacutee enFrance de monsieur de La Baudraye Ce Lucullus des Milaud mourut enleacuteguant agrave son fils le fief sans lods et ventes mais orneacute de girouettes agrave sesarmes mille louis drsquoor somme assez consideacuterable en 1802 et ses creacuteancessur les plus illustres eacutemigreacutes contenues dans le portefeuille de ses poeacutesiesavec cette inscription  Vanitas vanitatum et omnia vanitas 

Si le jeune La Baudraye veacutecut il le dut agrave des habitudes drsquoune reacutegula-riteacute monastique agrave cette eacuteconomie de mouvement que Fontenelle precircchaitcomme la religion des valeacutetudinaires et surtout agrave lrsquoair de Sancerre agrave lrsquoin-fluence de ce site admirable drsquoougrave se deacutecouvre un panorama de quarantelieues dans le val de la Loire De 1802 agrave 1815 le petit La Baudraye aug-menta son ex-fief de plusieurs clos et srsquoadonna beaucoup agrave la culture desvignes Au deacutebut la Restauration lui parut si chancelante qursquoil nrsquoosa pastrop aller agrave Paris y faire ses reacuteclamations  mais apregraves la mort de Napoleacuteonil essaya de monnayer la poeacutesie de son pegravere car il ne comprit pas la pro-fonde philosophie accuseacutee par cemeacutelange des creacuteances et des charades Levigneron perdit tant de temps agrave se faire reconnaicirctre de messieurs les ducsde Navarreins et autres (telle eacutetait son expression) qursquoil revint agrave Sancerreappeleacute par ses chegraveres vendanges sans avoir rien obtenu que des offres deservices La Restauration rendit assez de lustre agrave la noblesse pour que LaBaudraye deacutesiracirct donner un sens agrave son ambition en se donnant un heacuteri-tier Ce beacuteneacutefice conjugal lui paraissait assez probleacutematique  autrementil nrsquoeucirct (eut) pas tant tardeacute mais vers la fin de 1823 en se voyant encoresur ses jambes agrave quarante-trois ans acircge qursquoaucun meacutedecin astrologueou sage-femme nrsquoeucirct oseacute lui preacutedire il espeacutera trouver la reacutecompense desa vertu forceacutee Neacuteanmoins son choix indiqua relativement agrave sa cheacutetiveconstitution un si grand deacutefaut de prudence qursquoil fut impossible de nrsquoypas voir un profond calcul

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A cette eacutepoque Son Eacuteminence Monseigneur lrsquoarchevecircque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant agravelrsquoune de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Cal-vinisme et qui gracircce agrave leur position obscure ou agrave des accommodementsavec le ciel eacutechappegraverent aux perseacutecutions de Louis XIV Artisans au XVIᵉsiegravecle les Pieacutedefer dont le nom reacutevegravele un de ces surnoms bizarres que sedonnegraverent les soldats de la Reacuteforme eacutetaient devenus drsquohonnecirctes drapiersSous le regravegne de Louis XVI Abraham Pieacutedefer fit de si mauvaises affairesqursquoil laissa vers 1786 eacutepoque de sa mort ses deux enfants dans un eacutetatvoisin de la misegravere Lrsquoun des deux Tobie (voir note agrave la fin du texte) Pieacutede-fer partit pour les Indes en abandonnant le modique heacuteritage agrave son aicircneacutePendant la reacutevolution Moiumlse Pieacutedefer acheta des biens nationaux abat-tit des abbayes et des eacuteglises agrave lrsquoinstar de ses ancecirctres et se maria choseeacutetrange avec une catholique fille unique drsquoun Conventionnel mort surlrsquoeacutechafaud Cet ambitieux Pieacutedefer mourut en 1819 laissant agrave sa femmeune fortune compromise par des speacuteculations agricoles et une petite fillede douze ans drsquoune beauteacute surprenante Eacuteleveacutee dans la religion calvinistecet enfant avait eacuteteacute nommeacutee Dinah suivant lrsquousage en vertu duquel lesreligionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour nrsquoavoir rien decommun avec les saints de lrsquoEacuteglise romaine

Mademoiselle Dinah Pieacutedefer mise par sa megravere dans un des meilleurspensionnats de Bourges celui des demoiselles Chamarolles y devint aussiceacutelegravebre par les qualiteacutes de son esprit que par sa beauteacute  mais elle srsquoytrouva primeacutee par des jeunes filles nobles riches et qui devaient plus tardjouer dans le monde un rocircle beaucoup plus beau que celui drsquoune rotu-riegravere dont la megravere attendait les reacutesultats de la liquidation Pieacutedefer Apregravesavoir su srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus de ses compagnes Dinahvoulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie Elle inventadonc drsquoabjurer le calvinisme en espeacuterant que le Cardinal proteacutegerait saconquecircte spirituelle et srsquooccuperait de son avenir Vous pouvez juger deacutejagravede la supeacuterioriteacute de mademoiselle Dinah qui degraves lrsquoacircge de dix-sept ans seconvertissait uniquement par ambition Lrsquoarchevecircque imbu de lrsquoideacutee queDinah Pieacutedefer devait faire lrsquoornement du monde essaya de la marierToutes les familles auxquelles srsquoadressa le Preacutelat srsquoeffrayegraverent drsquoune filledoueacutee drsquoune prestance de princesse qui passait pour la plus spirituelle des

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jeunes personnes eacuteleveacutees chez les demoiselles de Chamarolles et qui dansles solenniteacutes un peu theacuteacirctrales des distributions de prix jouait toujoursles premiers rocircles Assureacutement mille eacutecus de rentes que pouvait rappor-ter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la megravere eacutetaient peu dechose en comparaison des deacutepenses auxquelles les avantages personnelsdrsquoune creacuteature si spirituelle entraicircnerait un mari

Degraves que le petit Melchior de La Baudraye apprit ces deacutetails dont par-laient toutes les socieacuteteacutes du deacutepartement du Cher il se rendit agrave Bourgesau moment ougrave madame Pieacutedefer deacutevote agrave grandes Heures eacutetait agrave peupregraves deacutetermineacutee ainsi que sa fille agrave prendre selon lrsquoexpression du Berryle premier chien coiffeacute venu Si le Cardinal fut tregraves-heureux de rencon-trer monsieur de La Baudraye monsieur de La Baudraye fut encore plusheureux drsquoaccepter une femme de la main du Cardinal Le petit hommeexigea de son Eacuteminence la promesse formelle de sa protection aupregraves duPreacutesident du Conseil agrave cette fin de palper les creacuteances sur les ducs deNavarreins et autres en saisissant leurs indemniteacutes Ce moyen parut unpeu trop vif agrave lrsquohabile ministre du pavillon Marsan il fit savoir au vigne-ron qursquoon srsquooccuperait de lui en temps et lieu Chacun peut se figurer letapage produit dans le Sancerrois par le mariage insenseacute de monsieur LaBaudraye

― Cela srsquoexplique dit le Preacutesident Boirouge le petit homme auraitmrsquoa-t-on dit eacuteteacute tregraves-choqueacute drsquoavoir entendu sur le Mail le beau mon-sieur Milaud le Substitut de Nevers disant agrave monsieur de Clagny en luimontrant les tourelles de La Baudraye  ― Cela me reviendra  ― Maisa reacutepondu notre Procureur du Roi il peut se marier et avoir des en-fants ― Ccedila lui est deacutefendu  Vous pouvez imaginer la haine qursquoun avortoncomme le petit La Baudraye a ducirc vouer agrave ce colosse de Milaud

Il existait agrave Nevers une branche roturiegravere des Milaud qui srsquoeacutetait as-sez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le repreacutesentantde cette branche eucirct (eut) abordeacute la carriegravere du Ministegravere Public danslaquelle il fut proteacutegeacute par feu Marchangy

Peut-ecirctre convient-il drsquoeacutecheniller cette histoire ougrave le moral joue ungrand rocircle des vils inteacuterecircts mateacuteriels dont se preacuteoccupait exclusivementmonsieur de La Baudraye en racontant avec briegraveveteacute les reacutesultats de sesneacutegociations agrave Paris Ceci drsquoailleurs expliquera plusieurs parties mysteacute-

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rieuses de lrsquohistoire contemporaine et les difficulteacutes sous-jacentes querencontraient les Ministres pendant la Restauration sur le terrain poli-tique Les promesses ministeacuterielles eurent si peu de reacutealiteacute que monsieurde La Baudraye se rendit agrave Paris au moment ougrave le Cardinal y fut appeleacutepar la session des Chambres

Voici comment le duc de Navarreins le premier creacuteancier menaceacute parmonsieur de La Baudraye se tira drsquoaffaire Le Sancerrois vit arriver unmatin agrave lrsquohocirctel de Mayence ougrave il srsquoeacutetait logeacute rue Saint-Honoreacute pregraves dela place Vendocircme un confident des Ministres qui se connaissait en liqui-dations Cet eacuteleacutegant personnage sorti drsquoun eacuteleacutegant cabriolet et vecirctu dela faccedilon la plus eacuteleacutegante fut obligeacute de monter au numeacutero 37 crsquoest-agrave-direau troisiegraveme eacutetage dans une petite chambre ougrave il surprit le provincial secuisinant au feu de sa chemineacutee une tasse de cafeacute

― Est-ce agrave monsieur Milaud de La Baudraye que jrsquoai lrsquohonneurhellip― Oui reacutepondit le petit homme en se drapant dans sa robe de

chambreApregraves avoir lorgneacute ce produit incestueux drsquoun ancien par-dessus

chineacute de madame Pieacutedefer et drsquoune robe de feu madame de La Baudrayele neacutegociateur trouva lrsquohomme la robe de chambre et le petit fourneau deterre ougrave bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caracteacuteristiquesqursquoil jugea les finasseries inutiles

― Je parie monsieur dit-il audacieusement que vous dicircnez agrave qua-rante sous chez Hurbain au Palais-Royal

― Et pourquoi hellip― Oh  je vous reconnais pour vous y avoir vu reacutepliqua le Parisien

en gardant son seacuterieux Tous les creacuteanciers des princes y dicircnent Voussavez qursquoon trouve agrave peine dix pour cent des creacuteances sur les plus grandsseigneurshellip Je ne vous donnerais pas cinq pour cent drsquoune creacuteance sur lefeu duc drsquoOrleacuteans et mecircme surhellip (il baissa la voix) sur MONSIEURhellip

― Vous venez mrsquoacheter mes titreshellip dit le vigneron qui se crut spiri-tuel

― Acheter hellip fit le neacutegociateur pour qui me prenez-vous hellip Je suismonsieur des Lupeaulx maicirctre des requecirctes secreacutetaire-geacuteneacuteral du Minis-tegravere et je viens vous proposer une transaction

― Laquelle 

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― Vous nrsquoignorez pas monsieur la position de votre deacutebiteurhellip― De mes deacutebiteurshellip― Heacute  bien monsieur vous connaissez la situation de vos deacutebiteurs

ils sont dans les bonnes gracircces du Roi mais ils sont sans argent et obli-geacutes agrave une grande repreacutesentationhellip Vous nrsquoignorez pas les difficulteacutes dela politique  lrsquoaristocratie est agrave reconstruire en preacutesence drsquoun Tiers-Eacutetatformidable La penseacutee du Roi que la France juge tregraves-mal est de creacuteerdans la pairie une institution nationale analogue agrave celle de lrsquoAngleterrePour reacutealiser cette grande penseacutee il nous faut des anneacutees et des millionshellipNoblesse oblige le duc de Navarreins qui vous le savez est Premier Gen-tilhomme de la Chambre ne nie pas sa dette mais il ne peut pashellip (soyezraisonnable  Jugez la politique  Nous sortons de lrsquoabicircme des reacutevolutionsVous ecirctes noble aussi ) donc il ne peut pas vous payerhellip

― Monsieurhellip― Vous ecirctes vif dit des Lupeaulx eacutecoutez hellip il ne peut pas vous payer

en argent  heacute  bien en homme drsquoesprit que vous ecirctes payez-vous en fa-veurshellip royales ou ministeacuterielles

― Quoi mon pegravere aura donneacute en 1793 cent millehellip― Mon cher monsieur ne reacutecriminez pas  Eacutecoutez une proposition

drsquoarithmeacutetique politique  La recette de Sancerre est vacante un ancienpayeur geacuteneacuteral des armeacutees y a droit mais il nrsquoa pas de chances  vousavez des chances et vous nrsquoy avez aucun droit  vous obtiendrez la recetteVous exercerez pendant un trimestre vous donnerez votre deacutemission etmonsieur Gravier vous donnera vingt mille francs De plus vous serezdeacutecoreacute de lrsquoOrdre Royal de la Leacutegion-drsquoHonneur

― Crsquoest quelque chose dit le vigneron beaucoup plus appacircteacute par lasomme que par le ruban

― Mais reprit des Lupeaulx vous reconnaicirctrez les bonteacutes de Son Ex-cellence en rendant agrave Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titreshellip

Le vigneron revint agrave Sancerre en qualiteacute de Receveur des Contribu-tions Six mois apregraves il fut remplaceacute par monsieur Gravier qui passaitpour lrsquoun des hommes les plus aimables de la Finance sous lrsquoEmpire etqui naturellement fut preacutesenteacute par monsieur de La Baudraye agrave sa femme

Degraves qursquoil ne fut plus Receveur monsieur de La Baudraye revint agrave Parissrsquoexpliquer avec drsquoautres deacutebiteurs Cette fois il fut nommeacute Reacutefeacuterendaire

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La muse du deacutepartement Chapitre

au Sceau baron et officier de la Leacutegion-drsquoHonneur Apregraves avoir vendu lacharge de Reacutefeacuterendaire au Sceau le baron de La Baudraye fit quelques vi-sites agrave ses derniers deacutebiteurs et reparut agrave Sancerre avec le titre de Maicirctredes Requecirctes avec une place de Commissaire du Roi pregraves drsquoune Com-pagnie Anonyme eacutetablie en Nivernais aux appointements de six millefrancs une vraie sineacutecure Le bonhomme La Baudraye qui passa pouravoir fait une folie financiegraverement parlant fit donc une excellente affaireen eacutepousant sa femme

Gracircce agrave sa sordide eacuteconomie agrave lrsquoindemniteacute qursquoil reccedilut pour les biensde son pegravere nationalement vendus en 1793 le petit homme reacutealisa vers1827 le recircve de toute sa vie hellip En donnant quatre cent mille francs comp-tant et prenant des engagements qui le condamnaient agrave vivre pendantsix ans selon son expression de lrsquoair du temps il put acheter sur lesbords de la Loire agrave deux lieues au-dessus de Sancerre la terre drsquoAnzydont le magnifique chacircteau bacircti par Philibert de Lorme est lrsquoobjet de lajuste admiration des connaisseurs Il fut enfin compteacute parmi les grandsproprieacutetaires du pays  Il nrsquoest pas sucircr que la joie causeacutee par lrsquoeacuterectiondrsquoun majorat composeacute de la terre drsquoAnzy du fief de La Baudraye et dudomaine de La Hautoy en vertu de Lettres Patentes en date de deacutecembre1829 ait compenseacute les chagrins de Dinah qui se vit alors reacuteduite agrave unesecregravete indigence jusqursquoen 1835 Le prudent La Baudraye ne permit pasagrave sa femme drsquohabiter Anzy et drsquoy faire le moindre changement avant ledernier payement du prix

Ce coup drsquoœil sur la politique du premier baron de La Baudraye ex-plique lrsquohomme en entier Ceux agrave qui les manies des gens de provincesont familiegraveres reconnaicirctront en lui la passion de la terre passion deacutevo-rante passion exclusive espegravece drsquoavarice eacutetaleacutee au soleil et qui souventmegravene agrave la ruine par un deacutefaut drsquoeacutequilibre entre les inteacuterecircts hypotheacutecaireset les produits territoriaux Les gens qui de 1802 agrave 1827 se moquaient dupetit La Baudraye en le voyant trotter agrave Saint-Thibault et srsquoy occuper deses affaires avec lrsquoacircpreteacute drsquoun bourgeois vivant de sa vigne ceux qui necomprenaient pas son deacutedain de la faveur agrave laquelle il avait ducirc ses placesaussitocirct quitteacutees qursquoobtenues eurent enfin le mot de lrsquoeacutenigme quand ceformicaleo sauta sur sa proie apregraves avoir attendu le moment ougrave les prodi-galiteacutes de la duchesse de Maufrigneuse amenegraverent la vente de cette terre

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magnifique depuis trois cents ans dans la maison drsquoUxellesMadame Pieacutedefer vint vivre avec sa fille Les fortunes reacuteunies de mon-

sieur de La Baudraye et de sa belle-megravere qui srsquoeacutetait contenteacutee drsquoune renteviagegravere de douze cents francs en abandonnant agrave son gendre le domaine deLa Hautoy composegraverent un revenu visible drsquoenviron quinze mille francs

Pendant les premiers jours de son mariage Dinah obtint des chan-gements qui rendirent La Baudraye une maison tregraves-agreacuteable Elle fit unjardin anglais drsquoune cour immense en y abattant des celliers des pres-soirs et des communs ignobles Elle meacutenagea derriegravere le manoir petiteconstruction agrave tourelles et agrave pignons qui ne manquait pas de caractegravereun second jardin agrave massifs agrave fleurs agrave gazons et le seacutepara des vignes parun mur qursquoelle cacha sous des plantes grimpantes Enfin elle introdui-sit dans la vie inteacuterieure autant de comfort que lrsquoexiguiumlteacute des revenus lepermit Pour ne pas se laisser deacutevorer par une jeune personne aussi supeacute-rieure que Dinah paraissait lrsquoecirctre monsieur de La Baudraye eut lrsquoadressede se taire sur les recouvrements qursquoil faisait agrave Paris Ce profond secretgardeacute sur ses inteacuterecircts donna je ne sais quoi de mysteacuterieux agrave son caractegravereet le grandit aux yeux de sa femme pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariage tant le silence a de majesteacute hellip

Les changements opeacutereacutes agrave La Baudraye inspiregraverent un deacutesir drsquoautantplus vif de voir la jeune marieacutee que Dinah ne voulut pas se montrer ni re-cevoir avant drsquoavoir conquis toutes ses aises eacutetudieacute le pays et surtout lesilencieux La Baudraye Quand par une matineacutee de printemps en 1825on vit sur le Mail la belle madame de La Baudraye en robe de veloursbleu sa megravere en robe de velours noir une grande clameur srsquoeacuteleva dansSancerre Cette toilette confirma la supeacuterioriteacute de cette jeune femme eacutele-veacutee dans la capitale du Berry On craignit en recevant ce pheacutenix berruyerde ne pas dire des choses assez spirituelles et naturellement on se gourmadevant madame de La Baudraye qui produisit une espegravece de terreur parmila gent femelle Lorsqursquoon admira dans le salon de La Baudraye un tapisfaccedilonneacute comme un cachemire un meuble pompadour agrave bois doreacutes desrideaux de brocatelle aux fenecirctres et sur une table ronde un cornet ja-ponais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux  lorsqursquoonentendit la belle Dinah jouant agrave livre ouvert sans exeacutecuter la moindre ceacute-reacutemonie pour se mettre au piano lrsquoideacutee qursquoon se faisait de sa supeacuterioriteacute

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prit de grandes proportions Pour ne (ne se) jamais se laisser gagner parlrsquoincurie et par le mauvais goucirct Dinah avait reacutesolu de se tenir au cou-rant des modes et des moindres reacutevolutions du luxe en entretenant uneactive correspondance avec Anna Grossetecircte son amie de cœur au pen-sionnat Chamarolles Fille unique du Receveur Geacuteneacuteral de Bourges Annagracircce agrave sa fortune avait eacutepouseacute le troisiegraveme fils du comte de Fontaine Lesfemmes en venant agrave La Baudraye y furent alors constamment blesseacuteespar la prioriteacute que Dinah sut srsquoattribuer en fait de modes  et quoi qursquoellesfissent elles se virent toujours en arriegravere ou comme disent les amateursde courses distanceacutees Si toutes ces petites choses causegraverent une maligneenvie chez les femmes de Sancerre la conversation et lrsquoesprit de Dinahengendregraverent une veacuteritable aversion Dans le deacutesir drsquoentretenir son intel-ligence au niveau du mouvement parisien madame de La Baudraye nesouffrit chez personne ni propos vides ni galanterie arrieacutereacutee ni phrasessans valeur  elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles agrave cettemeacutedisance de bas eacutetage qui fait le fond de la langue en province Aimantagrave parler des deacutecouvertes dans la science ou dans les arts des œuvres fraicirc-chement eacutecloses au theacuteacirctre en poeacutesie elle parut remuer des penseacutees enremuant les mots agrave la mode

Lrsquoabbeacute Duret cureacute de Sancerre vieillard de lrsquoancien clergeacute de Francehomme de bonne compagnie agrave qui le jeu ne deacuteplaisait pas nrsquoosait se li-vrer agrave son penchant dans un pays aussi libeacuteral que Sancerre il fut donctregraves-heureux de lrsquoarriveacutee demadame de La Baudraye avec laquelle il srsquoen-tendit admirablement Le Sous-Preacutefet un vicomte de Chargebœuf fut en-chanteacute de trouver dans le salon de madame de La Baudraye une espegravecedrsquooasis ougrave lrsquoon faisait trecircve agrave la vie de provinceQuant agrave monsieur de Cla-gny le Procureur du Roi son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre Ce passionneacute magistrat refusa tout avancement et se mit agrave ai-mer pieusement cet ange de gracircce et de beauteacute Crsquoeacutetait un grand hommesec agrave figure patibulaire orneacutee de deux yeux terribles agrave orbites charbon-neacutees surmonteacutees de deux sourcils eacutenormes et dont lrsquoeacuteloquence bien dif-feacuterente de son amour ne manquait pas de mordant

Monsieur Gravier eacutetait un petit homme gros et gras qui sous lrsquoEmpirechantait admirablement la romance et qui dut agrave ce talent le poste eacuteminentde payeur-geacuteneacuteral drsquoarmeacutee Mecircleacute agrave de grands inteacuterecircts en Espagne avec

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certains geacuteneacuteraux en chef appartenant alors agrave lrsquoopposition il sut mettreagrave profit ces liaisons parlementaires aupregraves du Ministre qui par eacutegard agravesa position perdue lui promit la recette de Sancerre et finit par la luilaisser acheter Lrsquoesprit leacuteger le ton du temps de lrsquoEmpire srsquoeacutetait alourdichez monsieur Gravier il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendrela diffeacuterence eacutenorme qui seacutepara les mœurs de la Restauration de cellesde lrsquoEmpire  mais il se croyait bien supeacuterieur agrave monsieur de Clagny satenue eacutetait de meilleur goucirct il suivait les modes il se montrait en giletjaune en pantalon gris en petites redingotes serreacutees il avait au cou descravates de soieries agrave la mode orneacutees de bagues agrave diamants  tandis que leProcureur du Roi ne sortait pas de lrsquohabit du pantalon et du gilet noirssouvent racircpeacutes

Ces quatre personnages srsquoextasiegraverent les premiers sur lrsquoinstructionle bon goucirct la finesse de Dinah et la proclamegraverent une femme de la plushaute intelligence Les femmes se dirent alors entre elles  ― Madame deLa Baudraye doit joliment se moquer de noushellip Cette opinion plus oumoins juste eut pour reacutesultat drsquoempecirccher les femmes drsquoaller agrave La Bau-draye Atteinte et convaincue de peacutedantisme parce qursquoelle parlait correc-tement Dinah fut surnommeacutee la Sapho de Saint-Satur Chacun finit par semoquer effronteacutement des preacutetendues grandes qualiteacutes de celle qui devintainsi lrsquoennemie des Sancerroises Enfin on alla jusqursquoagrave nier une supeacuterio-riteacute purement relative drsquoailleurs qui relevait les ignorances et ne leurpardonnait point Quand tout le monde est bossu la belle taille devientla monstruositeacute  Dinah fut donc regardeacutee comme monstrueuse et dan-gereuse et le deacutesert se fit autour drsquoelle Eacutetonneacutee de ne voir les femmesmalgreacute ses avances qursquoagrave de longs intervalles et pendant des visites dequelques minutes Dinah demanda la raison de ce pheacutenomegravene agrave monsieurde Clagny

― Vous ecirctes une femme trop supeacuterieure pour que les autres femmesvous aiment reacutepondit le Procureur du Roi

Monsieur Gravier que la pauvre deacutelaisseacutee interrogea se fit eacutenormeacute-ment prier pour lui dire  ― Mais belle dame vous ne vous contentez pasdrsquoecirctre charmante vous avez de lrsquoesprit vous ecirctes instruite vous ecirctes aufait de tout ce qui srsquoeacutecrit vous aimez la poeacutesie vous ecirctes musicienne etvous avez une conversation ravissante  les femmes ne pardonnent pas

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tant de supeacuterioriteacutes hellipLes hommes dirent agrave monsieur de La Baudraye  ― Vous qui avez une

femme supeacuterieure vous ecirctes bien heureuxhellip Et il finit par dire  ― Moi quiai une femme supeacuterieure je suis bien etchellip

Madame Pieacutedefer flatteacutee dans sa fille se permit aussi de dire deschoses dans ce genre  ― Ma fille qui est une femme tregraves-supeacuterieure eacutecri-vait hier agrave madame de Fontaine telles telles choses

Pour qui connaicirct le monde la France Paris nrsquoest-il pas vrai que beau-coup de ceacuteleacutebriteacutes se sont eacutetablies ainsi 

Au bout de deux ans vers la fin de lrsquoanneacutee 1825 Dinah de La Baudrayefut accuseacutee de ne vouloir recevoir que des hommes  puis on lui fit uncrime de son eacuteloignement pour les femmes Pas une de ses deacutemarchesmecircme la plus indiffeacuterente ne passait sans ecirctre critiqueacutee ou deacutenatureacuteeApregraves avoir fait tous les sacrifices qursquoune femme bien eacuteleveacutee pouvait faireet avoir mis les proceacutedeacutes de son cocircteacute madame de La Baudraye eut le tortde reacutepondre agrave une fausse amie qui vint deacuteplorer son isolement  ― Jrsquoaimemieux mon eacutecuelle vide que rien dedans 

Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre et fut plustard cruellement retourneacutee contre la Sapho de Saint-Satur quand en lavoyant sans enfants apregraves cinq ans de mariage on se moqua du petit LaBaudraye

Pour faire comprendre cette plaisanterie de province il est neacutecessairede rappeler au souvenir de ceux qui lrsquoont connu le Bailli de Ferrette dequi lrsquoon disait qursquoil eacutetait lrsquohomme le plus courageux de lrsquoEurope parceqursquoil osait marcher sur ses deux jambes et qursquoon accusait aussi de mettredu plomb dans ses souliers pour ne pas ecirctre emporteacute par le vent Mon-sieur de La Baudraye petit homme jeune et quasi diaphane eucirct eacuteteacute prispar le Bailli de Ferrette pour premier gentilhomme de sa chambre si cediplomate eucirct eacuteteacute quelque peu Grand-Duc de Bade au lieu drsquoen ecirctre lrsquoen-voyeacute Monsieur de La Baudraye dont les jambes eacutetaient si grecircles qursquoilmettait par deacutecence de faux mollets dont les cuisses ressemblaient aubras drsquoun homme bien constitueacute dont le torse figurait assez bien le corpsdrsquoun hanneton eucirct eacuteteacute pour le bailli de Ferrette une flatterie perpeacutetuelleEn marchant le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibiatant il en faisait peu mystegravere et remerciait ceux qui lrsquoavertissaient de ce

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leacuteger contre-sens Il conserva les culottes courtes les bas de soie noirset le gilet blanc jusqursquoen 1824 Apregraves son mariage il porta des pantalonsbleus et des bottes agrave talons ce qui fit dire agrave tout Sancerre qursquoil srsquoeacutetaitdonneacute deux pouces pour atteindre au menton de sa femme On lui vitpendant dix ans la mecircme petite redingote vert-bouteille agrave grands boutonsde meacutetal blancs et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide etchafouine eacuteclaireacutee par des yeux drsquoun gris bleu fins et calmes comme desyeux de chat Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduiteil paraissait rendre sa femme tregraves-heureuse en ayant lrsquoair de ne jamais lacontrarier il lui laissait la parole et se contentait drsquoagir avec la lenteurmais avec la teacutenaciteacute drsquoun insecte

Adoreacutee pour sa beauteacute sans rivale admireacutee pour son esprit par leshommes les plus comme il faut de Sancerre Dinah entretint cette admira-tion par des conversations auxquelles dit-on plus tard elle se preacuteparaitEn se voyant eacutecouteacutee avec extase elle srsquohabitua par degreacutes agrave srsquoeacutecouteraussi prit plaisir agrave peacuterorer et finit par regarder ses amis comme autantde confidents de trageacutedie destineacutes agrave lui donner la reacuteplique Elle se procuradrsquoailleurs une fort belle collection de phrases et drsquoideacutees soit par ses lec-tures soit en srsquoassimilant les penseacutees de ses habitueacutes et devint ainsi uneespegravece de serinette dont les airs partaient degraves qursquoun accident de la conver-sation en accrochait la deacutetente Alteacutereacutee de savoir rendons-lui cette justiceDinah lut tout jusqursquoagrave des livres demeacutedecine de statistique de science dejurisprudence  car elle ne savait agrave quoi employer sesmatineacutees apregraves avoirpasseacute ses fleurs en revue et donneacute ses ordres au jardinier Doueacutee drsquounebelle meacutemoire et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditeacute drsquoun styleeacutetudieacute Aussi de Cosne de La Chariteacute de Nevers sur la rive droite etde Leacutereacute de Vailly drsquoArgent de Blancafort drsquoAubigneacute sur la rive gauchevenait-on se faire preacutesenter agrave madame de La Baudraye comme en Suisseon se faisait preacutesenter agrave madame de Staeumll Ceux qui nrsquoentendaient qursquouneseule fois les airs de cette tabatiegravere suisse srsquoen allaient eacutetourdis et disaientde Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses agrave dixlieues agrave la ronde

Il existe dans lrsquoadmiration qursquoon inspire ou dans lrsquoaction drsquoun rocirclejoueacute je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas agrave la critique drsquoar-

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river agrave lrsquoidole Une atmosphegravere produite peut-ecirctre par une constante di-latation nerveuse fait comme un nimbe agrave travers lequel on voit le mondeau-dessous de soi Comment expliquer autrement la perpeacutetuelle bonnefoi qui preacuteside agrave tant de nouvelles repreacutesentations des mecircmes effets et lacontinuelle meacuteconnaissance du conseil que donnent ou les enfants si ter-ribles pour leurs parents ou les maris si familiariseacutes avec les innocentesroueries de leurs femmes Monsieur de La Baudraye avait la candeur drsquounhomme qui deacuteploie un parapluie aux premiegraveres gouttes tombeacutees  quandsa femme entamait la question de la traite des negravegres ou lrsquoameacutelioration dusort des forccedilats il prenait sa petite casquette bleue et srsquoeacutevadait sans bruitavec la certitude de pouvoir aller agrave Saint-Thibault surveiller une livraisonde poinccedilons et revenir une heure apregraves en retrouvant la discussion agrave peupregraves mucircrie Srsquoil nrsquoavait rien agrave faire il allait se promener sur le Mail drsquoougravese deacutecouvre lrsquoadmirable panorama de la valleacutee de la Loire et prenait unbain drsquoair pendant que sa femme exeacutecutait une sonate de paroles et desduos de dialectique

Une fois poseacutee en femme supeacuterieure Dinah voulut donner des gagesvisibles de son amour pour les creacuteations les plus remarquables de lrsquoArt car elle srsquoassocia vivement aux ideacutees de lrsquoeacutecole romantique en comprenantdans lrsquoArt la poeacutesie et la peinture la page et la statue le meuble et lrsquoopeacuteraAussi devint-elle moyen-acircgiste Elle srsquoenquit des curiositeacutes qui pouvaientdater de la Renaissance et fit de ses fidegraveles autant de commissionnairesdeacutevoueacutes Elle acquit ainsi dans les premiers jours de son mariage le mo-bilier des Rouget agrave Issoudun lors de la vente qui eut lieu vers le commen-cement de 1824 Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans laHaute-Loire Aux eacutetrennes ou le jour de sa fecircte ses amis ne manquaientjamais agrave lui offrir quelques rareteacutes Ces fantaisies trouvegraverent gracircce auxyeux de monsieur de La Baudraye il eut lrsquoair de sacrifier quelques eacutecusau goucirct de sa femme  mais en reacutealiteacute lrsquohomme aux terres songeait agrave sonchacircteau drsquoAnzy Ces antiquiteacutes coucirctaient alors beaucoup moins que desmeubles modernes Au bout de cinq ou six ans lrsquoantichambre la salle agravemanger les deux salons et le boudoir que Dinah srsquoeacutetait arrangeacutes au rez-de-chausseacutee de La Baudraye tout jusqursquoagrave la cage de lrsquoescalier regorgeade chefs-drsquoœuvre trieacutes dans les quatre deacutepartements environnants Cetentourage qualifieacute drsquoeacutetrange dans le pays fut en harmonie avec Dinah

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Ces merveilles sur le point de revenir agrave la mode frappaient lrsquoimaginationdes gens preacutesenteacutes ils srsquoattendaient agrave des conceptions bizarres et ils trou-vaient leur attente surpasseacutee en voyant agrave travers un monde de fleurs cescatacombes de vieilleries disposeacutees comme chez feu du Sommerard cetOld Mortality des meubles  Ces trouvailles eacutetaient drsquoailleurs autant deressorts qui sur une question faisaient jaillir des tirades sur Jean Gou-jon sur Michel Columb sur Germain Pilon sur Boulle sur Van Huysiumsur Boucher ce grand peintre berrichon  sur Clodion le sculpteur en boissur les placages veacutenitiens sur Brustolone teacutenor italien le Michel-Angedes cadres  sur les treiziegraveme quatorziegraveme quinziegraveme seiziegraveme et dix-septiegraveme siegravecles sur les eacutemaux de Bernard de Palissy sur ceux de Petitotsur les gravures drsquoAlbrecht Durer (elle prononccedilait Dur) sur les veacutelinsenlumineacutes sur le gothique fleuri flamboyant orneacute pur agrave renverser lesvieillards et agrave enthousiasmer les jeunes gens

Animeacutee du deacutesir de vivifier Sancerre madame de La Baudraye tentadrsquoy former une Socieacuteteacute dite Litteacuteraire Le preacutesident du tribunal monsieurBoirouge qui se trouvait alors sur les bras une maison agrave jardin provenantde la succession Popinot-Chandier favorisa la creacuteation de cette SocieacuteteacuteCe ruseacute magistrat vint srsquoentendre sur les statuts avec madame de La Bau-draye il voulut ecirctre un des fondateurs et loua sa maison pour quinze ansagrave la Socieacuteteacute Litteacuteraire Degraves la seconde anneacutee on y jouait aux dominosau billard agrave la bouillotte en buvant du vin chaud sucreacute du punch et desliqueurs On y fit quelques petits soupers fins et lrsquoon y donna des balsmasqueacutes au carnaval En fait de litteacuterature on y lut les journaux lrsquoon yparla politique et lrsquoon y causa drsquoaffaires Monsieur de La Baudraye y allaitassidument agrave cause de sa femme disait-il plaisamment

Ces reacutesultats navregraverent cette femme supeacuterieure qui deacutesespeacutera de San-cerre et concentra degraves lors dans son salon tout lrsquoesprit du pays Neacutean-moins malgreacute la bonne volonteacute de messieurs de Chargebœuf Gravierde Clagny de lrsquoabbeacute Duret des premier et second substituts drsquoun jeunemeacutedecin drsquoun jeune juge-suppleacuteant aveugles admirateurs de Dinah il yeut des moments ougrave de guerre lasse on se permit des excursions dansle domaine des agreacuteables futiliteacutes qui composent le fonds commun desconversations du monde Monsieur Gravier appelait cela  passer du graveau doux Le wisth de lrsquoabbeacute Duret faisait une utile diversion aux quasi-

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monologues de la Diviniteacute Les trois rivaux fatigueacutes de tenir leur esprittendu sur des discussions de lrsquoordre le plus eacuteleveacute car ils caracteacuterisaientainsi leurs conversations mais nrsquoosant teacutemoigner la moindre satieacuteteacute setournaient parfois drsquoun air cacirclin vers le vieux precirctre

― Monsieur le cureacute meurt drsquoenvie de faire sa petite partie disaient-ilsLe spirituel cureacute se precirctait assez bien agrave lrsquohypocrisie de ses complices

il reacutesistait il srsquoeacutecriait  ― Nous perdrions trop agrave ne pas eacutecouter notre belleinspireacutee  Et il stimulait la geacuteneacuterositeacute de Dinah qui finissait par avoir pitieacutede son cher cureacute

Cette manœuvre hardie inventeacutee par le Sous-Preacutefet fut pratiqueacutee avectant drsquoastuce que Dinah ne soupccedilonna jamais lrsquoeacutevasion de ses forccedilats dansle preacuteau de la table agrave jouer On lui laissait alors le jeune substitut ou lemeacutedecin agrave gehenner Un jeune proprieacutetaire le dandy de Sancerre perditles bonnes gracircces de Dinah pour quelques imprudentes deacutemonstrationsApregraves avoir solliciteacute lrsquohonneur drsquoecirctre admis dans ce Ceacutenacle en se flattantdrsquoen enlever la fleur aux autoriteacutes constitueacutees qui la cultivaient il eut lemalheur de bacirciller pendant une explication queDinah daignait lui donnerpour la quatriegraveme fois il est vrai de la philosophie de Kant Monsieur deLa Thaumassiegravere le petit-fils de lrsquohistorien de Berry fut regardeacute commeun homme compleacutetement deacutepourvu drsquointelligence et drsquoacircme

Les trois amoureux en titre se soumettaient agrave ces exorbitantes deacute-penses drsquoesprit et drsquoattention dans lrsquoespoir du plus doux des triomphesau moment ougrave Dinah srsquohumaniserait car aucun drsquoeux nrsquoeucirct lrsquoaudace depenser qursquoelle perdrait son innocence conjugale avant drsquoavoir perdu sesillusions En 1826 eacutepoque agrave laquelle Dinah se vit entoureacutee drsquohommageselle atteignait agrave sa vingtiegraveme anneacutee et lrsquoabbeacute Duret la maintenait dansune espegravece de ferveur catholique  les adorateurs de Dinah se contentaientdonc de lrsquoaccabler de petits soins ils la comblaient de services drsquoatten-tions heureux drsquoecirctre pris pour les chevaliers drsquohonneur de cette reine parles gens preacutesenteacutes qui passaient une ou deux soireacutees agrave La Baudraye

― Madame de La Baudraye est un fruit qursquoil faut laisser mucircrir telleeacutetait lrsquoopinion de monsieur Gravier qui attendait

Quant au magistrat il eacutecrivait des lettres de quatre pages auxquellesDinah reacutepondait par des paroles calmantes en tournant apregraves le dicircner au-tour de son boulingrin en srsquoappuyant sur le bras de son adorateur Gardeacutee

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par ces trois passions madame de La Baudraye drsquoailleurs accompagneacuteede sa deacutevote megravere eacutevita tous les malheurs de la meacutedisance Il fut si patentdans Sancerre qursquoaucun de ces trois hommes nrsquoen laissait un seul pregraves demadame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comeacutedie Pour al-ler de la Porte-Ceacutesar agrave Saint-Thibault il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts et que dans les pays de montagneson appelle une coursiegravere mais qui se nomme agrave Sancerre le Casse-cou Cenom indique assez un sentier traceacute sur la pente la plus roide de la mon-tagne encombreacute de pierres et encaisseacute par les talus des clos de vignes Enprenant le Casse-cou lrsquoon abregravege la route de Sancerre agrave La Baudraye Lesfemmes jalouses de la Sapho de Saint-Satur se promenaient sur le Mailpour regarder ce Longchamps des autoriteacutes que souvent elles arrecirctaienten engageant dans quelque conversation tantocirct le Sous-Preacutefet tantocirct leProcureur du Roi qui donnaient alors les marques drsquoune visible impa-tience ou drsquoune impertinente distraction Comme du Mail on deacutecouvreles tourelles de La Baudraye plus drsquoun jeune homme y venait contemplerla demeure de Dinah en enviant le privileacutege des dix ou douze habitueacutesqui passaient la soireacutee aupregraves de la reine du Sancerrois Monsieur de LaBaudraye eut bientocirct remarqueacute lrsquoascendant que sa qualiteacute demari lui don-nait sur les galants de sa femme et il se servit drsquoeux avec la plus entiegraverecandeur il obtint des deacutegregravevements de contribution et gagna deux pro-cillons Dans tous ses litiges il fit pressentir lrsquoautoriteacute du Procureur duRoi de maniegravere agrave ne plus se rien voir contester et il eacutetait difficultueux etprocessif en affaires comme tous les nains mais toujours avec douceur

Neacuteanmoins plus lrsquoinnocence de madame de La Baudraye eacuteclataitmoins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes Sou-vent chez la preacutesidente Boirouge les dames drsquoun certain acircge discutaientpendant des soireacutees entiegraveres entre elles bien entendu sur le meacutenage LaBaudraye Toutes pressentaient un de ces mystegraveres dont le secret inteacute-resse vivement les femmes agrave qui la vie est connue Il se jouait en effet agrave LaBaudraye une de ces longues et monotones trageacutedies conjugales qui de-meureraient eacuteternellement inconnues si lrsquoavide scalpel du Dix-NeuviegravemeSiegravecle nrsquoallait pas conduit par la neacutecessiteacute de trouver du nouveau fouillerles coins les plus obscurs du cœur ou si vous voulez ceux que la pudeurdes siegravecles preacuteceacutedents avait respecteacutes Et ce drame domestique explique

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assez bien la vertu de Dinah pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariageUne jeune fille dont les succegraves au pensionnat Chamarolles avaient eu

lrsquoorgueil pour ressort dont le premier calcul avait eacuteteacute reacutecompenseacute parune premiegravere victoire ne devait pas srsquoarrecircter en si beau cheminQuelquecheacutetif que parucirct ecirctre monsieur de La Baudraye il fut pour mademoiselleDinah Pieacutedefer un parti vraiment inespeacutereacute Quelle pouvait ecirctre lrsquoarriegravere-penseacutee de ce vigneron en se mariant agrave quarante-quatre ans avec unejeune fille de dix-sept ans et quel parti sa femme pouvait-elle tirer delui  Tel fut le premier texte des meacuteditations de Dinah Le petit hommetrompa perpeacutetuellement lrsquoobservation de sa femme Ainsi tout drsquoabordil laissa prendre les deux preacutecieux hectares perdus en agreacutement autourde La Baudraye et il donna presque geacuteneacutereusement les sept agrave huit millefrancs neacutecessaires aux arrangements inteacuterieurs dirigeacutes par Dinah qui putacheter agrave Issoudun le mobilier Rouget et entreprendre chez elle le sys-tegraveme de ses deacutecorations Moyen-Acircge Louis XIV et Pompadour La jeunemarieacutee eut alors peine agrave croire que monsieur de La Baudraye fucirct avarecomme on le lui disait ou elle put penser avoir conquis un peu drsquoascen-dant sur lui Cette erreur dura dix-huit mois Apregraves le second voyage demonsieur de La Baudraye agrave Paris Dinah reconnut chez lui la froideurpolaire des avares de province en tout ce qui concernait lrsquoargent A lapremiegravere demande de capitaux elle joua la plus gracieuse de ces comeacute-dies dont le secret vient drsquoEgraveve  mais le petit homme expliqua nettementagrave sa femme qursquoil lui donnait deux cents francs par mois pour sa deacutepensepersonnelle qursquoil servait douze cents francs de rente viagegravere agrave madamePieacutedefer pour le domaine de La Hautoy qursquoainsi les mille eacutecus de la doteacutetaient deacutepasseacutes drsquoune somme de deux cents francs par an

― Je ne vous parle pas des deacutepenses de notre maison dit-il en termi-nant je vous laisse offrir des brioches et du theacute le soir agrave vos amis car ilfaut que vous vous amusiez  mais moi qui ne deacutepensais pas quinze centsfrancs par an avant mon mariage je deacutepense aujourdrsquohui six mille francsy compris les impositions les reacuteparations et crsquoest un peu trop eu eacutegardagrave la nature de nos biens Un vigneron nrsquoest jamais sucircr que de sa deacutepense les faccedilons les impocircts les tonneaux  tandis que la recette deacutepend drsquouncoup de soleil ou drsquoune geleacutee Les petits proprieacutetaires comme nous dontles revenus sont loin drsquoecirctre fixes doivent tabler sur leur minimum car

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ils nrsquoont aucun moyen de reacuteparer un exceacutedant de deacutepense ou une perteQue deviendrions-nous si unmarchand de vin faisait faillite  Aussi pourmoi des billets agrave toucher sont-ils des feuilles de chou Pour vivre commenous vivons nous devons donc avoir sans cesse une anneacutee de revenusdevant nous et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes

Il suffit drsquoune reacutesistance quelconque pour qursquoune femme deacutesire lavaincre et Dinah se heurta contre une acircme de bronze cotonneacutee des ma-niegraveres les plus douces Elle essaya drsquoinspirer des craintes et de la jalousieagrave ce petit homme mais elle le trouva cantonneacute dans la tranquilliteacute la plusinsolente Il quittait Dinah pour aller agrave Paris avec la certitude qursquoaurait euMeacutedor de la fideacuteliteacute drsquoAngeacutelique Quand elle se fit froide et deacutedaigneusepour piquer au vif cet avorton par le meacutepris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la preacutecision drsquoune vis depressoir monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixescomme ceux drsquoun chat qui devant un trouble domestique attend la me-nace drsquoun coup avant de quitter la place Lrsquoespegravece drsquoinquieacutetude inexpli-cable qui perccedilait agrave travers cette muette indiffeacuterence eacutepouvanta presquecette jeune femme de vingt ans elle ne comprit pas tout drsquoabord lrsquoeacutegoiumlstetranquilliteacute de cet homme comparable agrave un pot fecircleacute qui pour vivre avaitreacutegleacute les mouvements de son existence avec la preacutecision fatale que leshorlogers donnent agrave leurs pendules Aussi le petit homme eacutechappait-ilsans cesse agrave sa femme elle le combattait toujours agrave dix pieds au-dessusde la tecircte

Il est plus facile de comprendre que de deacutepeindre les rages auxquellesse livra Dinah quand elle se vit condamneacutee agrave ne pas sortir de La Bau-draye ni de Sancerre elle qui recircvait le maniement de la fortune et ladirection de ce nain agrave qui degraves lrsquoabord (drsquoabord) geacuteante elle avait obeacuteipour commander Dans lrsquoespoir de deacutebuter un jour sur le grand theacuteacirctrede Paris elle acceptait le vulgaire encens de ses chevaliers drsquohonneur ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de lrsquourne eacutelecto-rale car elle lui crut de lrsquoambition en le voyant revenir par trois fois deParis apregraves avoir gravi chaque fois un nouveau bacircton de lrsquoeacutechelle socialeMais quand elle interrogea le cœur de cet homme elle frappa commesur du marbre hellip Lrsquoex-receveur lrsquoex-reacutefeacuterendaire le maicirctre des requecircteslrsquoofficier de la Leacutegion-drsquoHonneur le commissaire royal eacutetait une taupe

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occupeacutee agrave tracer ses souterrains autour drsquoune piegravece de vigne  Quelqueseacuteleacutegies furent alors verseacutees dans le cœur du Procureur du Roi du Sous-Preacutefet et mecircme demonsieur Gravier qui tous en devinrent plus attacheacutesagrave cette sublime victime  car elle se garda bien comme toutes les femmesdrsquoailleurs de parler de ses calculs et comme toutes les femmes aussi ense voyant hors drsquoeacutetat de speacuteculer elle honnit la speacuteculation

Dinah battue par ces tempecirctes inteacuterieures atteignit indeacutecise agrave lrsquoan-neacutee 1827 ougrave vers la fin de lrsquoautomne eacuteclata la nouvelle de lrsquoacquisitionde la terre drsquoAnzy par le baron de La Baudraye Ce petit vieux eut alorsun mouvement de joie orgueilleuse qui changea pour quelques mois lesideacutees de sa femme  elle crut agrave je ne sais quoi de grand chez lui en luivoyant solliciter lrsquoeacuterection drsquoun majorat Dans son triomphe le petit ba-ron srsquoeacutecria  ― Dinah vous serez comtesse un jour  Il se fit alors entreles deux eacutepoux de ces replacirctrages qui ne tiennent pas et qui devaientfatiguer autant qursquohumilier une femme dont les supeacuterioriteacutes apparenteseacutetaient fausses et dont les supeacuterioriteacutes cacheacutees eacutetaient reacuteelles Ce contre-sens bizarre est plus freacutequent qursquoon ne le pense Dinah qui se rendaitridicule par les travers de son esprit eacutetait grande par les qualiteacutes de sonacircme  mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumiegraveretandis que la vie de province adulteacuterait de jour en jour la petite monnaiede son esprit Par un pheacutenomegravene contraire monsieur de La Baudrayesans force sans acircme et sans esprit devait paraicirctre un jour avoir un grandcaractegravere en suivant tranquillement un plan de conduite drsquoougrave sa deacutebiliteacutene lui permettait pas de sortir

Ceci fut dans cette existence une premiegravere phase qui dura six ans etpendant laquelle Dinah devint heacutelas  une femme de province A Parisil existe plusieurs espegraveces de femmes  il y a la duchesse et la femme dufinancier lrsquoambassadrice et la femme du consul la femme du ministre quiest ministre et la femme de celui qui ne lrsquoest plus  il y a la femme comme ilfaut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine  mais en provinceil nrsquoy a qursquoune femme et cette pauvre femme est la femme de provinceCette observation indique une des grandes plaies de notre socieacuteteacute mo-derne Sachons-le bien  la France au dix-neuviegraveme siegravecle est partageacutee endeux grandes zones  Paris et la province  la province jalouse de Paris Pa-ris ne pensant agrave la province que pour lui demander de lrsquoargent Autrefois

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Paris eacutetait la premiegravere ville de province la Cour primait la Ville  mainte-nant Paris est toute la Cour la Province est toute la VilleQuelque grandequelque belle quelque forte que soit agrave son deacutebut une jeune fille neacutee dansun deacutepartement quelconque  si comme Dinah Pieacutedefer elle se marie enprovince et si elle y reste elle devient bientocirct femme de province Malgreacuteses projets arrecircteacutes les lieux communs la meacutediocriteacute des ideacutees lrsquoinsou-ciance de la toilette lrsquohorticulture des vulgariteacutes envahissent lrsquoecirctre su-blime cacheacute dans cette acircme neuve et tout est dit la belle plante deacutepeacuteritComment en serait-il autrement  Degraves leur bas acircge les jeunes filles de pro-vince ne voient que des gens de province autour drsquoelles elles nrsquoinvententpas mieux elles nrsquoont agrave choisir qursquoentre des meacutediocriteacutes les pegraveres de pro-vince ne marient leurs filles qursquoagrave des garccedilons de province  personne nrsquoalrsquoideacutee de croiser les races lrsquoesprit srsquoabacirctardit neacutecessairement  aussi dansbeaucoup de villes lrsquointelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid Lrsquohomme srsquoy rabougrit sous les deux espegraveces car la sinistre ideacuteedes convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimo-niales Les gens de talent les artistes les hommes supeacuterieurs tout coq agraveplumes eacuteclatantes srsquoenvole agrave Paris Infeacuterieure comme femme une femmede province est encore infeacuterieure par son mari Vivez donc heureuse avecces deux penseacutees eacutecrasantes  Mais lrsquoinfeacuterioriteacute conjugale et lrsquoinfeacuterioriteacuteradicale de la femme de province sont aggraveacutees drsquoune troisiegraveme et ter-rible infeacuterioriteacute qui contribue agrave rendre cette figure segraveche et sombre agrave lareacutetreacutecir agrave lrsquoamoindrir agrave la grimer fatalement Lrsquoune des plus agreacuteablesflatteries que les femmes srsquoadressent agrave elles-mecircmes nrsquoest-elle pas la certi-tude drsquoecirctre pour quelque chose dans la vie drsquoun homme supeacuterieur choisipar elles en connaissance de cause comme pour prendre leur revanchedu mariage ougrave leurs goucircts ont eacuteteacute peu consulteacutes  Or en province srsquoil nrsquoya point de supeacuterioriteacute chez les maris il en existe encore moins chez lesceacutelibataires Aussi quand la femme de province commet sa petite fautesrsquoest-elle toujours eacuteprise drsquoun preacutetendu bel homme ou drsquoun dandy indi-gegravene drsquoun garccedilon qui porte des gants qui passe pour savoir monter agravecheval  mais au fond de son cœur elle sait que ses vœux poursuivent unlieu commun plus ou moins bien vecirctu Dinah fut preacuteserveacutee de ce dangerpar lrsquoideacutee qursquoon lui avait donneacutee de sa supeacuterioriteacute Elle nrsquoeucirct pas eacuteteacute pen-dant les premiers jours de son mariage aussi bien gardeacutee qursquoelle le fut par

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sa megravere dont la preacutesence ne lui fut importune qursquoau moment ougrave elle eutinteacuterecirct agrave lrsquoeacutecarter elle aurait eacuteteacute gardeacutee par son orgueil et par la hauteuragrave laquelle elle placcedilait ses destineacutees Assez flatteacutee de se voir entoureacutee drsquoad-mirateurs elle ne vit pas drsquoamant parmi eux Aucun homme ne reacutealisa lepoeacutetique ideacuteal qursquoelle avait jadis crayonneacute de concert avec Anna Grosse-tecircte Quand vaincue par les tentations involontaires que les hommageseacuteveillaient en elle elle se dit  ― Qui choisirais-je srsquoil fallait absolumentse donner  elle se sentit une preacutefeacuterence pour monsieur de Chargebœufgentilhomme de bonne maison dont la personne et les maniegraveres lui plai-saient mais dont lrsquoesprit froid dont lrsquoeacutegoiumlsme dont lrsquoambition borneacutee agraveune preacutefecture et agrave un bon mariage la reacutevoltaient Au premier mot desa famille qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue le vi-comte avait deacutejagrave laisseacute sans remords dans sa premiegravere sous-preacutefecture unefemme adoreacutee Au contraire la personne de monsieur de Clagny le seuldont lrsquoesprit parlacirct agrave celui de Dinah dont lrsquoambition avait lrsquoamour pourprincipe et qui savait aimer lui deacuteplaisait souverainementQuand elle futcondamneacutee agrave rester encore six ans agrave La Baudraye elle allait accepter lessoins de monsieur le vicomte de Chargebœuf  mais il fut nommeacute preacutefet etquitta le pays Au grand contentement du Procureur du Roi le nouveauSous-Preacutefet fut un homme marieacute dont la femme devint intime avec Di-nah Monsieur de Clagny nrsquoeut plus agrave combattre drsquoautre rivaliteacute que cellede monsieur Gravier Or monsieur Gravier eacutetait le type du quadrageacutenairedont se servent et dont se moquent les femmes dont les espeacuterances sontsavamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin drsquounebecircte de somme En six ans parmi tous les gens qui lui furent preacutesenteacutes devingt lieues agrave la ronde il ne srsquoen trouva pas un seul agrave lrsquoaspect de qui Dinahressentit cette commotion que cause la beauteacute la croyance au bonheur lechoc drsquoune acircme supeacuterieure ou le pressentiment drsquoun amour quelconquemecircme malheureux

Aucune des preacutecieuses faculteacutes de Dinah ne put donc se deacutevelopperelle deacutevora les blessures faites agrave son orgueil constamment opprimeacute parson mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scegravene desa vie Obligeacutee drsquoenterrer les treacutesors de son amour elle ne livra que desdehors agrave sa socieacuteteacute Par moments elle se secouait elle voulait prendre unereacutesolution virile  mais elle eacutetait tenue en lisiegraveres par la question drsquoargent

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Ainsi lentement et malgreacute les protestations ambitieuses malgreacute les reacutecri-minations eacuteleacutegiaques de son esprit elle subissait les transformations pro-vinciales qui viennent drsquoecirctre deacutecrites Chaque jour emportait un lambeaude ses premiegraveres reacutesolutions Elle srsquoeacutetait eacutecrit un programme de soins detoilette que par degreacutes elle abandonna Si drsquoabord elle suivit les modessi elle se tint au courant des petites inventions du luxe elle fut forceacuteede restreindre ses achats au chiffre de sa pension Au lieu de quatre cha-peaux de six bonnets de six robes elle se contenta drsquoune robe par saisonOn la trouva si jolie dans un certain chapeau qursquoelle fit servir le chapeaulrsquoanneacutee suivante Il en fut de tout ainsi Souvent elle immola les exigencesde sa toilette au deacutesir drsquoavoir un meuble gothique Elle en arriva deacutes laseptiegraveme anneacutee agrave trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robesdu matin par la plus habile couturiegravere du pays Sa megravere son mari sesamis la trouvegraverent charmante ainsi Comme elle nrsquoavait sous les yeux au-cun terme de comparaison elle tomba dans les pieacuteges tendus aux femmesde province Si une Parisienne nrsquoa pas les hanches assez bien dessineacuteesson esprit inventif et lrsquoenvie de plaire lui font trouver quelque remegravedeheacuteroiumlque  si elle a quelque vice quelque grain de laideur une tare quel-conque elle est capable drsquoen faire un agreacutement cela se voit souvent  maisla femme de province jamais  Si sa taille est trop courte si son embon-point se place mal eh  bien elle en prend son parti et ses adorateurssous peine de ne pas lrsquoaimer doivent lrsquoaccepter comme elle est tandisque la Parisienne veut toujours ecirctre prise pour ce qursquoelle nrsquoest pas Delagrave ces tournures grotesques ces maigreurs effronteacutees ces ampleurs ridi-cules ces lignes disgracieuses offertes avec ingeacutenuiteacute auxquelles touteune ville srsquoest habitueacutee et qui eacutetonnent quand une femme de province seproduit agrave Paris ou devant des Parisiens Dinah dont la taille eacutetait sveltela fit valoir agrave outrance et ne srsquoaperccedilut point du moment ougrave elle devint ri-dicule ougrave lrsquoennui lrsquoayant maigrie elle parut ecirctre un squelette habilleacute Sesamis en la voyant tous les jours ne remarquaient point les changementsinsensibles de sa personne Ce pheacutenomegravene est un des reacutesultats naturelsde la vie de province Malgreacute le mariage une jeune fille reste encore pen-dant quelque temps belle la ville en est fiegravere  mais chacun la voit tous lesjours et quand on se voit tous les jours lrsquoobservation se blase Si commemadame de La Baudraye elle perd un peu de son eacuteclat on srsquoen aperccediloit agrave

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peine Il y a mieux une petite rougeur on la comprend on srsquoy inteacuteresseUne petite neacutegligence est adoreacutee Drsquoailleurs la physionomie est si bieneacutetudieacutee si bien comprise que les leacutegegraveres alteacuterations sont agrave peine remar-queacutees et peut-ecirctre finit-on par les regarder comme des grains de beauteacuteQuand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison elle parut avoir faitune concession agrave la philosophie du pays

Il en est du parler des faccedilons du langage et des ideacutees comme du sen-timent  lrsquoesprit se rouille aussi bien que le corps srsquoil ne se renouvelle pasdans le milieu parisien  mais ce en quoi la vie de province se signe le plusest le geste la deacutemarche les mouvements qui perdent cette agiliteacute queParis communique incessamment La femme de province est habitueacutee agravemarcher agrave se mouvoir dans une sphegravere sans accidents sans transitions elle nrsquoa rien agrave eacuteviter elle va comme les recrues dans Paris en ne se dou-tant pas qursquoil y ait des obstacles  car il ne srsquoen trouve pas pour elle danssa province ougrave elle est connue ougrave elle est toujours agrave sa place et ougrave tout lemonde lui fait place La femme perd alors le charme de lrsquoimpreacutevu Enfinavez-vous remarqueacute le singulier pheacutenomegravene de la reacuteaction que produitsur lrsquohomme la vie en commun  Les ecirctres tendent par le sens indeacuteleacutebilede lrsquoimitation simiesque agrave se modeler les uns sur les autres On prendsans srsquoen apercevoir les gestes les faccedilons de parler les attitudes les airsle visage les uns des autres En six ans Dinah se mit au diapason de sasocieacuteteacute En prenant les ideacutees de monsieur de Clagny elle en prit le son devoix  elle imita sans srsquoen apercevoir les maniegraveres masculines en ne voyantque des hommes  elle crut se garantir de tous leurs ridicules en srsquoen mo-quant  mais comme il arrive agrave certains railleurs il resta quelques teintesde cettemoquerie dans sa nature Une Parisienne a trop drsquoexemples de bongoucirct pour que le pheacutenomegravene contraire nrsquoarrive pas Ainsi les femmes deParis attendent lrsquoheure et le moment de se faire valoir  tandis que ma-dame de La Baudraye habitueacutee agrave se mettre en scegravene contracta je ne saisquoi de theacuteacirctral et de dominateur un air de prima donna entrant en scegraveneque des sourires moqueurs eussent bientocirct reacuteformeacutes agrave Paris

Quand elle eut acquis son fonds de ridicules et que trompeacutee par sesadorateurs enchanteacutes elle crut avoir acquis des gracircces nouvelles elle eutun moment de reacuteveil terrible qui fut comme lrsquoavalanche tombeacutee de lamontagne Dinah fut ravageacutee en un jour par une affreuse comparaison

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En 1828 apregraves le deacutepart de monsieur de Chargebœuf elle fut agiteacuteepar lrsquoattente drsquoun petit bonheur  elle allait revoir la baronne de FontaineA la mort de son pegravere le mari drsquoAnna devenu Directeur-Geacuteneacuteral au Mi-nistegravere des Finances mit agrave profit un congeacute pour mener sa femme en Italiependant son deuil Anna voulut srsquoarrecircter un jour agrave Sancerre chez son amiedrsquoenfance Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste Anna beaucoupmoins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah parut en baronne deFontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye malgreacute safatigue et son costume de route Anna descendit drsquoun charmant coupeacutede voyage chargeacute des cartons de la Parisienne  elle avait avec elle unefemme de chambre dont lrsquoeacuteleacutegance effraya Dinah Toutes les diffeacuterencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province eacuteclategraverent aux yeuxintelligents de Dinah elle se vit alors telle qursquoelle paraissait agrave son amiequi la trouvameacuteconnaissable Anna deacutepensait six mille francs par an pourelle le total de ce que coucirctait la maison de monsieur de La Baudraye Envingt-quatre heures les deux amies eacutechangegraverent bien des confidences  etla Parisienne se trouvant supeacuterieure au pheacutenix du pensionnat Chama-rolles eut pour son amie de province de ces bonteacutes de ces attentionsen lui expliquant certaines choses qui firent de bien autres blessures agraveDinah  car la provinciale reconnut que les supeacuterioriteacutes de la Parisienneeacutetaient en surface  tandis que les siennes eacutetaient agrave jamais enfouies

Apregraves le deacutepart drsquoAnna madame de La Baudraye alors acircgeacutee de vingt-deux ans tomba dans un deacutesespoir sans bornes

― Qursquoavez-vous  lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue― Anna apprenait agrave vivre dit-elle pendant que jrsquoapprenais agrave souffrirhellipIl se jouait en effet dans le meacutenage de madame de La Baudraye une

tragi-comeacutedie en harmonie avec ses luttes relativement agrave la fortune avecses transformations successives et dont apregraves lrsquoabbeacute Duret monsieur deClagny seul eut connaissance lorsque Dinah par deacutesœuvrement par va-niteacute peut ecirctre lui livra le secret de sa gloire anonyme

Quoique lrsquoalliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueusedans la litteacuterature franccedilaise il est neacuteanmoins des exceptions agrave cette regravegleCette histoire offrira donc une des deux violations qui dans ces Eacutetudesseront commises envers la charte du Conte  car pour faire entrevoir lesluttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans lrsquoabsoudre il est neacutecessaire

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drsquoanalyser un poegraveme le fruit de son profond deacutesespoirMise agrave bout de sa patience et de sa reacutesignation par le deacutepart du vi-

comte de Chargebœuf Dinah suivit le conseil du bon abbeacute Duret qui luidit de convertir ses mauvaises penseacutees en poeacutesie  ce qui peut-ecirctre ex-plique certains poegravetes

― Il vous arrivera comme agrave ceux qui riment des eacutepitaphes ou des eacuteleacute-gies sur les ecirctres qursquoils ont perdus  la douleur se calme au cœur agrave mesureque les alexandrins bouillonnent dans la tecircte

Ce poegraveme eacutetrange mit en reacutevolution les deacutepartements de lrsquoAllier dela Niegravevre et du Cher heureux de posseacuteder un poegravete capable de lutter avecles illustrations parisiennes PAQUITA LA SEacuteVILLANE par JANDIAZ futpublieacute dans lrsquoEacutecho duMorvan espegravece de Revue qui lutta pendant dix-huitmois contre lrsquoindiffeacuterence provinciale Quelques gens drsquoesprits preacuteten-dirent agrave Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune eacutecole quiproduisait alors ces poeacutesies excentriques pleines de verve et drsquoimages ougravelrsquoon obtint de grands effets en violant la muse sous preacutetexte de fantaisiesallemandes anglaises et romanes

Le poegraveme commenccedilait par ce chant

Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante campagneSes jours chauds aux soirs si frais Drsquoamour de ciel de patrieTristes filles de NeustrieVous ne parleriez jamaisCrsquoest que lagrave sont drsquoautres hommesQursquoau froid pays ougrave nous sommes Ah  lagrave du soir au matinOn entend sur la pelouseDanser la vive AndalouseEn pantoufles de satinVous rougiriez les premiegraveresDe vos danses si grossiegraveresDe votre laid Carnaval

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Dont le froid bleuit les jouesEt qui saute dans les bouesChausseacute de peau de chevalCrsquoest dans un bouge obscur crsquoest agrave de pacircles fillesQue Paquita redit ces chants Dans ce Rouen si noir dont les frecircles aiguillesMacircchent lrsquoorage avec leurs dents Dans ce Rouen si laid si bruyant si colegraverehellip

Une magnifique description de Rouen ougrave jamais Dinah nrsquoeacutetait alleacuteefaite avec cette brutaliteacute postiche qui dicta plus tard tant de poeacutesies juveacute-nalesques opposait la vie des citeacutes industrielles agrave la vie nonchalante delrsquoEspagne lrsquoamour du ciel et des beauteacutes humaines au culte des machinesenfin la poeacutesie agrave la speacuteculation Et Jan Diaz expliquait lrsquohorreur de Paquitapour la Normandie en disant 

Paquita voyez-vous naquit dans la SeacutevilleAu bleu ciel aux soirs embaumeacutes Elle eacutetait agrave treize ans la reine de sa villeEt tous voulaient en ecirctre aimeacutesOui trois toreacuteadors se firent tuer pour elle Car le prix du vainqueur eacutetaitUn seul baiser agrave prendre aux legravevres de la belleQue tout Seacuteville convoitait

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis agrave tantde courtisanes dans tant de preacutetendus poegravemes qursquoil serait fastidieux dereproduire ici les cent vers dont il se compose Mais pour juger deshardiesses auxquelles Dinah srsquoeacutetait abandonneacutee il suffit drsquoen donner laconclusion Selon lrsquoardente madame de La Baudraye Paquita fut si biencreacuteeacutee pour lrsquoamour qursquoelle pouvait difficilement rencontrer des cavaliersdignes drsquoelle  car

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dans sa volupteacute viveOn les eucirct vus tous succomberQuand au festin drsquoamour dans son humeur lasciveElle nrsquoeucirct fait que srsquoattabler

Elle a pourtant quitteacute Seacuteville la joyeuseSes bois et ses champs drsquoorangersPour un soldat normand qui la fit amoureuseEt lrsquoentraicircna dans ses foyersElle ne pleurait rien de son AndalousieCe soldat eacutetait son bonheur 

Mais il fallut un jour partir pour la RussieSur les pas du grand Empereur

Rien de plus deacutelicat que la peinture des adieux de lrsquoEspagnole et ducapitaine drsquoartillerie normand qui dans le deacutelire drsquoune passion rendueavec un sentiment digne de Byron exigeait de Paquita une promesse defideacuteliteacute absolue dans la catheacutedrale de Rouen agrave lrsquoautel de la Vierge qui

Quoique vierge est femme et jamais ne pardonneAux traicirctres en serments drsquoamour

Une grande portion du poegraveme eacutetait consacreacutee agrave la peinture des souf-frances de Paquita seule dans Rouen attendant la fin de la campagne elle se tordait aux barreaux de ses fenecirctres en voyant passer de joyeuxcouples elle contenait lrsquoamour dans son cœur avec une eacutenergie qui ladeacutevorait elle vivait de narcotiques elle se deacutepensait en recircves 

Elle faillit mourir mais elle fut fidegraveleQuand son soldat fut de retourA la fin de lrsquoanneacutee il retrouva la belle

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Digne encor de tout son amourMais lui pacircle et glaceacute par la froide RussieJusque dans la moelle des osAccueillit tristement sa languissante amiehellip

Le poegraveme avait eacuteteacute conccedilu pour cette situation exploiteacutee avec uneverve une audace qui donnait un peu trop raison agrave lrsquoabbeacute Duret Pa-quita en reconnaissant les limites ougrave finissait lrsquoamour ne se jetait pascomme Heacuteloiumlse et Julie dans lrsquoinfini dans lrsquoideacuteal  non elle allait ce quipeut-ecirctre est atrocement naturel dans la voie du Vice mais sans aucunegrandeur faute drsquoeacuteleacutements car il est difficile de trouver agrave Rouen des gensassez passionneacutes pourmettre une Paquita dans sonmilieu de luxe et drsquoeacuteleacute-gance Cette affreuse reacutealiteacute releveacutee par une sombre poeacutesie avait dicteacutequelques-unes de ces pages dont abuse la Poeacutesie moderne et un peu tropsemblables agrave ce que les peintres appellent des eacutecorcheacutes Par un retour em-preint de philosophie le poegravete apregraves avoir deacutepeint lrsquoinfacircme maison ougravelrsquoAndalouse achevait ses jours revenait au chant du deacutebut 

Paquita maintenant est vieille et rideacuteeEt crsquoeacutetait elle qui chantait Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante etchellip

La sombre eacutenergie empreinte en ce poegraveme drsquoenviron six cents vers etqui srsquoil est permis drsquoemprunter ce mot agrave la peinture faisait un vigoureuxrepoussoir agrave deux seacuteguidilles semblables agrave celle qui commence et ter-mine lrsquoœuvre cette macircle expression drsquoune douleur indicible eacutepouvantala femme que trois deacutepartements admiraient sous le frac noir de lrsquoano-nyme Tout en savourant les enivrantes deacutelices du succegraves Dinah craignitles meacutechanceteacutes de la province ougrave plus drsquoune femme en cas drsquoindiscreacute-tion voudrait voir des rapports entre lrsquoauteur et Paquita Puis la reacuteflexionvint  Dinah freacutemit de honte agrave lrsquoideacutee drsquoavoir exploiteacute quelques-unes de sesdouleurs

― Ne faites plus rien lui dit lrsquoabbeacute Duret vous ne seriez plus unefemme vous seriez un poegravete

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On chercha Jan Diaz agrave Moulins agrave Nevers agrave Bourges  mais Dinah futimpeacuteneacutetrable Pour ne pas laisser drsquoelle une mauvaise ideacutee dans le cas ougravequelque hasard fatal reacutevegravelerait son nom elle fit un charmant poegraveme endeux chants sur le Checircne de la Messe une tradition du Nivernais que voici

Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge en guerre les unscontre les autres vinrent agrave lrsquoaurore pour se livrer une bataille mortelleaux uns ou aux autres et se rencontregraverent dans la forecirct de Faye Entreles deux partis se dressa de dessous un checircne un precirctre dont lrsquoattitude ausoleil levant eut quelque chose de si frappant que les deux partis eacutecoutantses ordres entendirent la messe qui fut dite sous un checircne et agrave la voix delrsquoEacutevangile ils se reacuteconciliegraverent On montre encore un checircne quelconquedans le bois de Faye

Ce poegraveme infiniment supeacuterieur agrave Paquita la Seacutevillane eut beaucoupmoins de succegraves Depuis ce double essai madame de La Baudraye en sesachant poegravete eut des eacuteclairs soudains sur le front dans les yeux qui larendirent plus belle qursquoautrefois Elle jetait les yeux sur Paris elle aspiraitagrave la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye dans ses chicanesjournaliegraveres avec son mari dans son cercle ougrave les caractegraveres les inten-tions le discours eacutetaient trop connus pour ne pas ecirctre devenus agrave la longueennuyeux Si elle trouva dans ses travaux litteacuteraires une distraction agrave sesmalheurs  si dans le vide de sa vie la poeacutesie eut de grands retentisse-ments si elle occupa ses forces la litteacuterature lui fit prendre en haine lagrise et lourde atmosphegravere de province

Quand apregraves la reacutevolution de 1830 la gloire de Georges Sand rayonnasur le Berry beaucoup de villes enviegraverent agrave La Chacirctre le privilegravege drsquoavoirvu naicirctre une rivale agrave madame de Staeumll agrave Camille Maupin et furent as-sez disposeacutees agrave honorer les moindres talents feacuteminins Aussi vit-on alorsbeaucoup de Dixiegravemes Muses en France jeunes filles ou jeunes femmesdeacutetourneacutees drsquoune vie paisible par un semblant de gloire  Drsquoeacutetranges doc-trines se publiaient alors sur le rocircle que les femmes devaient jouer dansla Socieacuteteacute Sans que le bon sens qui fait le fond de lrsquoesprit en France en fucirctperverti lrsquoon passait aux femmes drsquoexprimer des ideacutees de professer dessentiments qursquoelles nrsquoeussent pas avoueacutes quelques anneacutees auparavantMonsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour reacuteunir en unpetit volume in-18 qui fut imprimeacute par Desroziers agrave Moulins les œuvres

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La muse du deacutepartement Chapitre

de Jan Diaz Il composa sur ce jeune eacutecrivain ravi si preacutematureacutement auxLettres une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de lrsquoeacutenigme mais qui nrsquoavait pas alors en litteacuterature le meacuterite de la nouveauteacute Cesplaisanteries excellentes quand lrsquoincognito se garde deviennent un peufroides quand plus tard lrsquoauteur se montre Mais sous ce rapport la no-tice sur Jan Diaz fils drsquoun prisonnier espagnol et neacute vers 1807 agrave Bourgesa des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Univer-selles Rien nrsquoymanque ni les noms des professeurs du colleacutege de Bourgesni ceux des condisciples du poegravete mort tels que Lousteau Bianchon etautres ceacutelegravebres berruyers qui sont censeacutes lrsquoavoir connu recircveur meacutelanco-lique annonccedilant de preacutecoces dispositions pour la poeacutesie Une eacuteleacutegie in-tituleacutee  Tristesse faite au colleacutege les deux poegravemes de Paquita la Seacutevillaneet du Checircne de la messe trois sonnets une description de la catheacutedrale deBourges et de lrsquohocirctel de Jacques-Cœur enfin une nouvelle intituleacutee Ca-rola donneacutee comme lrsquoœuvre pendant laquelle il avait eacuteteacute surpris par lamort formaient le bagage litteacuteraire du deacutefunt dont les derniers instantspleins de misegravere et de deacutesespoir devaient serrer le cœur des ecirctres sen-sibles de la Niegravevre du Bourbonnais du Cher et du Morvan ougrave il avaitexpireacute pregraves de Chacircteau-Chinon inconnu de tous mecircme de celle qursquoil ai-mait hellip

Ce petit volume jaune fut tireacute agrave deux cents exemplaires dont cent cin-quante se vendirent environ cinquante par deacutepartement Cette moyennedes acircmes sensibles et poeacutetiques dans trois deacutepartements de la France estde nature agrave rafraicircchir lrsquoenthousiasme des auteurs sur la furia francese quide nos jours se porte beaucoup plus sur les inteacuterecircts que sur les livres Leslibeacuteraliteacutes de monsieur de Clagny faites car il avait signeacute la notice Di-nah garda sept ou huit exemplaires enveloppeacutes dans les journaux forainsqui rendirent compte de cette publication Vingt exemplaires envoyeacutes auxjournaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de reacutedactionNathan pris pour dupe ainsi que plusieurs Berrichons fit sur le grandhomme un article ougrave il lui trouva toutes les qualiteacutes qursquoon accorde auxgens enterreacutes Lousteau rendu prudent par ses camarades de colleacutege quine se rappelaient point Jan Diaz attendit des nouvelles de Sancerre etapprit que Jan Diaz eacutetait le pseudonyme drsquoune femme On se passionnadans lrsquoarrondissement de Sancerre pour madame de La Baudraye en qui

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lrsquoon voulut voir la future rivale de George Sand Depuis Sancerre jus-qursquoagrave Bourges on exaltait on vantait le poegraveme qui dans un autre tempseucirct eacuteteacute bien certainement honni Le public de province comme tous lespublics franccedilais peut-ecirctre adopte peu la passion du roi des Franccedilais lejuste-milieu  il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange

A cette eacutepoque le bon vieil abbeacute Duret le conseil de madame de LaBaudraye eacutetait mort  autrement il lrsquoeut empecirccheacutee de se livrer agrave la pu-bliciteacute Mais trois ans de travail et drsquoincognito pesaient au cœur de Di-nah qui substitua le tapage de la gloire agrave toutes ses ambitions trompeacuteesLa poeacutesie et les recircves de la ceacuteleacutebriteacute qui depuis son entrevue avec AnnaGrossetecircte avaient endormi ses douleurs ne suffisaient plus apregraves 1830 agravelrsquoactiviteacute de ce cœur malade Lrsquoabbeacute Duret qui parlait du monde quand lavoix de la religion eacutetait impuissante lrsquoabbeacute Duret qui comprenait Dinahqui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu reacutecompensait toutesles souffrances noblement supporteacutees cet aimable vieillard ne pouvaitplus srsquointerposer entre une faute agrave commettre et sa belle peacutenitente qursquoilnommait sa fille Ce vieux et savant precirctre avait plus drsquoune fois tenteacutedrsquoeacuteclairer Dinah sur le caractegravere de monsieur de La Baudraye en lui di-sant que cet homme savait haiumlr  mais les femmes ne sont pas disposeacutees agravereconnaicirctre une force agrave des ecirctres faibles et la haine est une trop constanteaction pour ne pas ecirctre une force vive En trouvant son mari profondeacute-ment indiffeacuterent en amour Dinah lui refusait la faculteacute de haiumlr

― Ne confondez pas la haine et la vengeance lui disait lrsquoabbeacute crsquoestdeux sentiments bien diffeacuterents lrsquoun est celui des petits esprits lrsquoautre estlrsquoeffet drsquoune loi agrave laquelle obeacuteissent les grandes acircmes Dieu se venge et nehait pas La haine est le vice des acircmes eacutetroites elles lrsquoalimentent de toutesleurs petitesses elles en font le preacutetexte de leurs basses tyrannies Aussigardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye  il vous pardonneraitune faute car il y trouverait un profit mais il serait doucement impla-cable si vous le touchiez agrave lrsquoendroit ougrave lrsquoa si cruellement atteint monsieurMilaud de Nevers et la vie ne serait plus possible pour vous

Or au moment ougrave le Nivernais le Sancerrois le Morvan le Berrysrsquoenorgueillissaient de madame de La Baudraye et la ceacuteleacutebraient sousle nom de Jan Diaz le petit La Baudraye recevait un coup mortel decette gloire Lui seul savait les secrets du poegraveme de Paquita la Seacutevillane

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Quand on parlait de cette œuvre terrible tout le monde disait de Dinah ― Pauvre femme  pauvre femme  Les femmes eacutetaient heureuses de pou-voir plaindre celle qui les avait tant opprimeacutees et jamais Dinah ne parutplus grande qursquoalors aux yeux du pays Le petit vieillard devenu plusjaune plus rideacute plus deacutebile que jamais ne teacutemoigna rien  mais Dinahsurprit parfois de lui sur elle des regards drsquoune froideur venimeuse quideacutementaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle Ellefinit par deviner ce qursquoelle crut ecirctre une simple brouille de meacutenage  maisen srsquoexpliquant avec son insecte comme le nommait monsieur Gravierelle sentit le froid la dureteacute lrsquoimpassibiliteacute de lrsquoacier  elle srsquoemporta ellelui reprocha sa vie depuis onze ans  elle fit avec intention de la faire ceque les femmes appellent une scegravene  mais le petit La Baudraye se tint surun fauteuil les yeux fermeacutes en eacutecoutant sans perdre son calme Et le naineut comme toujours raison de sa femme Dinah comprit qursquoelle avait eutort drsquoeacutecrire  elle se promit de ne jamais faire un vers et se tint paroleAussi fucirct-ce une deacutesolation dans tout le Sancerrois

― Pourquoi madame de la Baudraye ne compose-t-elle plus de vers(verse)  fut le mot de tout le monde

A cette eacutepoque madame de La Baudraye nrsquoavait plus drsquoennemies onaffluait chez elle il ne se passait pas de semaine qursquoil nrsquoy eucirct (eut) denouvelles preacutesentations La femme du Preacutesident du Tribunal une augustebourgeoise neacutee Popinot-Chandier avait dit agrave son fils jeune homme devingt-deux ans drsquoaller agrave La Baudraye y faire sa cour et se flattait de voirson Gatien dans les bonnes gracircces de cette femme supeacuterieure Le motfemme supeacuterieure avait remplaceacute le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur La Preacutesidente qui pendant neuf ans avait dirigeacute lrsquoopposition contreDinah fut si heureuse drsquoavoir vu son fils agreacuteeacute qursquoelle dit un bien infinide la Muse de Sancerre

― Apregraves tout srsquoeacutecria-t-elle en reacutepondant agrave une tirade de madame deClagny qui haiumlssait agrave la mort la preacutetendue maicirctresse de son mari crsquoest laplus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry 

Apregraves avoir rouleacute dans tant de halliers srsquoecirctre eacutelanceacutee enmille voies di-verses avoir recircveacute lrsquoamour dans sa splendeur avoir aspireacute les souffrancesdes drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs acheteacutes agrave bonmarcheacute tant la monotonie de sa vie eacutetait fatigante un jour Dinah tomba

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dans la fosse qursquoelle avait jureacute drsquoeacuteviter En voyant monsieur de Clagnyse sacrifiant toujours et qui refusa drsquoecirctre Avocat-Geacuteneacuteral agrave Paris ougrave lrsquoap-pelait sa famille elle se dit  ― Il mrsquoaime  Elle vainquit sa reacutepugnance etparut vouloir couronner tant de constance Ce fut agrave ce mouvement degeacuteneacuterositeacute chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux eacutelectionsen faveur de monsieur de Clagny Madame de La Baudraye avait recircveacutede suivre agrave Paris le deacuteputeacute de Sancerre Mais malgreacute de solennelles pro-messes les cent cinquante voix donneacutees agrave lrsquoadorateur de la belle Dinahqui voulait faire revecirctir la simarre du Garde des Sceaux agrave ce deacutefenseurde la veuve et de lrsquoorphelin se changegraverent en une imposante minoriteacute decinquante voix La jalousie du Preacutesident Boirouge la haine de monsieurGravier qui crut agrave la preacutepondeacuterance du candidat dans le cœur de Dinahfurent exploiteacutees par un jeune Sous-Preacutefet que pour ce fait les Doctri-naires firent nommer Preacutefet

― Je ne me consolerai jamais dit-il agrave un de ses amis en quittant San-cerre de ne pas avoir su plaire agrave madame de La Baudraye mon triompheeucirct eacuteteacute complethellip

Cette vie inteacuterieurement si tourmenteacutee offrait un meacutenage calme deuxecirctres mal assortis mais reacutesigneacutes je ne sais quoi de rangeacute de deacutecent cemensonge que veut la Socieacuteteacute mais qui faisait agrave Dinah comme un har-nais insupportable Pourquoi voulait-elle quitter son masque apregraves lrsquoavoirporteacute pendant douze ans  Drsquoougrave venait cette lassitude quand chaque jouraugmentait son espoir drsquoecirctre veuve  Si lrsquoon a suivi toutes les phasesde cette existence on comprendra tregraves-bien les diffeacuterentes deacuteceptionsauxquelles Dinah comme beaucoup de femmes drsquoailleurs srsquoeacutetait laisseacuteprendre Du deacutesir de dominer monsieur de La Baudraye elle eacutetait passeacuteeagrave lrsquoespoir drsquoecirctre megravere Entre les discussions de meacutenage et la triste connais-sance de son sort il srsquoeacutetait eacutecouleacute toute une peacuteriode Puis quand elle avaitvoulu se consoler le consolateur monsieur de Chargebœuf eacutetait partiLrsquoentraicircnement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avaitdonc jusqursquoalors manqueacute Srsquoil est enfin des femmes qui vont droit agrave unefaute nrsquoen est-il pas beaucoup qui srsquoaccrochent agrave bien des espeacuterances etqui nrsquoy arrivent qursquoapregraves avoir erreacute dans un deacutedale de malheurs secrets Telle fut Dinah Elle eacutetait si peu disposeacutee agrave manquer agrave ses devoirs qursquoellenrsquoaima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccegraves

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Son installation dans le chacircteau drsquoAnzy lrsquoarrangement de ses collectionsde ses curiositeacutes qui reccedilurent une valeur nouvelle du cadre magnifique etgrandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bacircti pour ce museacutee lrsquooc-cupegraverent pendant quelques mois et lui permirent de meacutediter une de cesreacutesolutions qui surprennent le public agrave qui les motifs sont cacheacutes maisqui souvent les trouve agrave force de causeries et de suppositions

La reacuteputation de Lousteau qui passait pour un homme agrave bonnes for-tunes agrave cause de ses liaisons avec des actrices frappa madame de La Bau-draye  elle voulut le connaicirctre elle lut ses ouvrages et se passionna pourlui moins peut-ecirctre agrave cause de son talent qursquoagrave cause de ses succegraves aupregravesdes femmes  elle inventa pour lrsquoamener dans le pays lrsquoobligation pourSancerre drsquoeacutelire aux prochaines Eacutelections une des deux ceacuteleacutebriteacutes du paysElle fit eacutecrire agrave lrsquoillustre meacutedecin par Gatien Boirouge qui se disait cou-sin de Bianchon par les Popinot  puis elle obtint drsquoun vieil ami de feumadame Lousteau de reacuteveiller lrsquoambition du feuilletoniste en lui faisantpart des intentions ougrave quelques personnes de Sancerre se trouvaient dechoisir leur deacuteputeacute parmi les gens ceacutelegravebres de Paris Fatigueacutee de son meacute-diocre entourage madame de La Baudraye allait enfin voir des hommesvraiment supeacuterieurs elle pourrait ennoblir sa faute de tout lrsquoeacuteclat de lagloire Ni Lousteau ni Bianchon ne reacutepondirent  peut-ecirctre attendaient-ilsles vacances Bianchon qui lrsquoanneacutee preacuteceacutedente avait obtenu sa chaireapregraves un brillant concours ne pouvait quitter son enseignement

Au mois de septembre en pleines vendanges les deux Parisiens arri-vegraverent dans leur pays natal et le trouvegraverent plongeacute dans les tyranniquesoccupations de la reacutecolte de 1836  il nrsquoy eut donc aucune manifestationde lrsquoopinion publique en leur faveur

― Nous faisons four dit Lousteau en parlant agrave son compatriote lalangue des coulisses

En 1836 Lousteau fatigueacute par seize anneacutees de luttes agrave Paris useacute toutautant par le plaisir que par la misegravere par les travaux et les meacutecomptesparaissait avoir quarante-huit ans quoiqursquoil nrsquoen eucirct que trente-sept Deacutejagravechauve il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines antici-peacutees avec les ravins traceacutes sur sa figure par lrsquoabus du vin de ChampagneIl mettait les stigmates de la deacutebauche sur le compte de la vie litteacuteraire enaccusant la Presse drsquoecirctre meurtriegravere il faisait entendre qursquoelle deacutevorait

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de grands talents afin de donner du prix agrave sa lassitude Il crut neacutecessairedrsquooutrer dans sa patrie et son faux deacutedain de la vie et sa misanthropie pos-tiche Neacuteanmoins parfois ses yeux jetaient encore des flammes commeces volcans qursquoon croit eacuteteints  et il essaya de remplacer par lrsquoeacuteleacutegancede la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux drsquounefemme

Horace Bianchon deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneur gros et gras commeun meacutedecin en faveur avait un air patriarcal de grands cheveux longsun front bombeacute la carrure du travailleur et le calme du penseur Cettephysionomie assez peu poeacutetique faisait ressortir admirablement son leacutegercompatriote

Ces deux illustrations restegraverent inconnues pendant toute une matineacuteeagrave lrsquoauberge ougrave elles eacutetaient descendues et monsieur de Clagny nrsquoappritleur arriveacutee que par hasard Madame de La Baudraye au deacutesespoir en-voya Gatien Boirouge qui nrsquoavait point de vignes inviter les deux Pari-siens agrave venir pour quelques jours au chacircteau drsquoAnzy Depuis un an Di-nah faisait la chacirctelaine et ne passait plus que les hivers agrave La BaudrayeMonsieur Gravier le Procureur du Roi le Preacutesident et Gatien Boirouge of-frirent aux deux hommes ceacutelegravebres un banquet auquel assistegraverent les per-sonnes les plus litteacuteraires de la ville En apprenant que la belle madame deLa Baudraye eacutetait Jan Diaz les deux Parisiens se laissegraverent conduire pourtrois jours au chacircteau drsquoAnzy dans un char-agrave-bancs que Gatien mena lui-mecircme Ce jeune homme plein drsquoillusions donna madame de La Baudrayeaux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancer-rois comme une femme supeacuterieure et capable drsquoinspirer de lrsquoinquieacutetudeagrave George Sand mais encore comme une femme qui produirait agrave Paris laplus profonde sensation Aussi lrsquoeacutetonnement du docteur Bianchon et dugoguenard feuilletoniste fut-il eacutetrange quoique reacuteprimeacute quand ils aper-ccedilurent au perron drsquoAnzy la chacirctelaine vecirctue drsquoune robe en leacuteger casimirnoir agrave guimpe semblable agrave une amazone sans queue  car ils reconnurentdes preacutetentions eacutenormes dans cette excessive simpliciteacute Dinah portaitun beacuteret de velours noir agrave la Raphaeumll drsquoougrave ses cheveux srsquoeacutechappaient engrosses boucles Ce vecirctement mettait en relief une assez jolie taille debeaux yeux de belles paupiegraveres presque fleacutetries par les ennuis de la viequi vient drsquoecirctre esquisseacutee Dans le Berry lrsquoeacutetrangeteacute de cette mise artiste

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deacuteguisait les romanesques affectations de la femme supeacuterieure En voyantles minauderies de leur trop aimable hocirctesse qui eacutetaient en quelque sortedesminauderies drsquoacircme et de penseacutee les deux amis eacutechangegraverent un regardet prirent une attitude profondeacutement seacuterieuse pour eacutecouter madame deLa Baudraye qui leur fit une allocution eacutetudieacutee en les remerciant drsquoecirctrevenus rompre la monotonie de sa vie Dinah promena ses hocirctes autourdu boulingrin orneacute de corbeilles de fleurs qui srsquoeacutetalait devant la faccediladedrsquoAnzy

― Comment demanda Lousteau le mystificateur une femme aussibelle que vous lrsquoecirctes et qui paraicirct si supeacuterieure a-t-elle pu rester en pro-vince  Comment faites-vous pour reacutesister agrave cette vie 

― Ah  voilagrave dit la chacirctelaine on nrsquoy reacutesiste pas Un profond deacutesespoirou une stupide reacutesignation ou lrsquoun ou lrsquoautre il nrsquoy a pas de choix telest le tuf sur lequel repose notre existence et ougrave srsquoarrecirctent mille penseacuteesstagnantes qui sans feacuteconder le terrain y nourrissent les fleurs eacutetioleacuteesde nos acircmes deacutesertes Ne croyez pas agrave lrsquoinsouciance  Lrsquoinsouciance tientau deacutesespoir ou agrave la reacutesignation chaque femme srsquoadonne alors agrave ce quiselon son caractegravere lui paraicirct un plaisir Quelques-unes se jettent dansles confitures et dans les lessives dans lrsquoeacuteconomie domestique dans lesplaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson dans la conservation desfruits dans la broderie des fichus dans les soins de la materniteacute dansles intrigues de petite ville Drsquoautres tracassent un piano inamovible quisonne comme un chaudron au bout de la septiegraveme anneacutee et qui finit sesjours asthmatique au chacircteau drsquoAnzyQuelques deacutevotes srsquoentretiennentdes diffeacuterents crus de la parole de Dieu  lrsquoon compare lrsquoabbeacute Fritaud agravelrsquoabbeacute Guinard On joue aux cartes le soir on danse pendant douze anneacuteesavec les mecircmes personnes dans les mecircmes salons aux mecircmes eacutepoquesCette belle vie est entremecircleacutee de promenades solennelles sur le Mail devisites drsquoeacutetiquette entre femmes qui vous demandent ougrave vous achetez voseacutetoffes La conversation est borneacutee au sud de lrsquointelligence par les ob-servations sur les intrigues cacheacutees au fond de lrsquoeau dormante de la viede province au nord par les mariages sur le tapis agrave lrsquoouest par les ja-lousies agrave lrsquoest par les petits mots piquants Aussi le voyez-vous  dit-elleen se posant une femme a des rides agrave vingt-neuf ans dix ans avant letemps fixeacute par les ordonnances du docteur Bianchon elle se couperose

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aussi tregraves-promptement et jaunit comme un coing quand elle doit jaunirnous en connaissons qui verdissentQuand nous en arrivons lagrave nous vou-lons justifier notre eacutetat normal Nous attaquons alors de nos dents aceacutereacuteescomme des dents de mulot les terribles passions de Paris Nous avons icides puritaines agrave contre-cœur qui deacutechirent les dentelles de la coquetterieet rongent la poeacutesie de vos beauteacutes parisiennes qui entament le bonheurdrsquoautrui en vantant leurs noix et leur lard rances en exaltant leur trou desouris eacuteconome les couleurs grises et les parfums monastiques de notrebelle vie sancerroise

― Jrsquoaime ce courage madame dit Bianchon Quand on eacuteprouve detels malheurs il faut avoir lrsquoesprit drsquoen faire des vertus

Stupeacutefait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la pro-vince agrave ses hocirctes dont les sarcasmes eacutetaient ainsi preacutevenus Gatien Boi-rouge poussa le coude agrave Lousteau en lui lanccedilant un regard et un sourirequi disaient  Hein  vous ai-je trompeacutes 

― Mais madame dit Lousteau vous nous prouvez que nous sommesencore agrave Paris je vous volerai cette tartine elle me vaudra dix francs dansmon feuilletonhellip

― Oh  monsieur reacutepliqua-t-elle deacutefiez-vous des femmes de province― Et pourquoi  dit LousteauMadame de La Baudraye eut la rouerie assez innocente drsquoailleurs de

signaler agrave ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vain-queur le pieacutege ougrave il se prendrait en pensant qursquoau moment ougrave il ne leverrait plus elle serait la plus forte

― On se moque drsquoelles en arrivant puis quand on a perdu le souvenirde lrsquoeacuteclat parisien en voyant la femme de province dans sa sphegravere onlui fait la cour ne fucirct-ce que par passe-temps Vous que vos passions ontrendu ceacutelegravebre vous serez lrsquoobjet drsquoune attention qui vous flatterahellip Pre-nez garde  srsquoeacutecria Dinah en faisant un geste coquet et srsquoeacutelevant par cesreacuteflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lous-teau Quand une pauvre petite provinciale conccediloit une passion excen-trique pour une supeacuterioriteacute pour un Parisien eacutegareacute en province elle enfait quelque chose de plus qursquoun sentiment elle y trouve une occupationet lrsquoeacutetend sur toute sa vie Il nrsquoy a rien de plus dangereux que lrsquoattache-ment drsquoune femme de province  elle compare elle eacutetudie elle reacutefleacutechit

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elle recircve elle nrsquoabandonne point son recircve elle pense agrave celui qursquoelle aimequand celui qursquoelle aime ne pense plus agrave elle Or une des fataliteacutes quipegravesent sur la femme de province est ce deacutenoucircment brusque de ses pas-sions qui se remarque souvent en Angleterre En province la vie agrave lrsquoeacutetatdrsquoobservation indienne force une femme agrave marcher droit dans son rail ouagrave en sortir vivement comme une machine agrave vapeur qui rencontre un obs-tacle Les combats strateacutegiques de la passion les coquetteries qui sont lamoitieacute de la Parisienne rien de tout cela nrsquoexiste ici

― Crsquoest vrai dit Lousteau Il y a dans le cœur drsquoune femme de provincedes surprises comme dans certains joujoux

― Oh  mon Dieu reprit Dinah une femme vous a parleacute trois fois pen-dant un hiver elle vous a serreacute dans son cœur agrave son insu  vient une par-tie de campagne une promenade tout est dit ou si vous voulez toutest fait Cette conduite bizarre pour ceux qui nrsquoobservent pas a quelquechose de tregraves-naturel Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant deacutepraveacutee un poegravete comme vous ou un philosophe un obser-vateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleusespoeacutesies ineacutedites enfin toutes les pages de ce beau roman dont le deacutenoucirc-ment profite agrave quelque heureux sous-lieutenant agrave quelque grand hommede province

― Les femmes de province que jrsquoai vues agrave Paris dit Lousteau eacutetaienten effet assez enleveuseshellip

― Dam  elles sont curieuses fit la chacirctelaine en commentant son motpar un petit geste drsquoeacutepaules

― Elles ressemblent agrave ces amateurs qui vont aux secondes repreacutesen-tations sucircrs que la piegravece ne tombera pas reacutepliqua le journaliste

― Quelle est donc la cause de vos maux  demanda Bianchon― Paris est le monstre qui fait nos chagrins reacutepondit la femme supeacute-

rieure Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier La pro-vince nrsquoexiste pas par elle-mecircme Lagrave seulement ougrave la nation est diviseacuteeen cinquante petits Eacutetats lagrave chacun peut avoir une physionomie et unefemme reflegravete alors lrsquoeacuteclat de la sphegravere ougrave elle regravegne Ce pheacutenomegravene socialse voit encore mrsquoa-t-on dit en Italie en Suisse et en Allemagne  mais enFrance comme dans tous les pays agrave capitale unique lrsquoaplatissement desmœurs sera la conseacutequence forceacutee de la centralisation

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― Les mœurs selon vous ne prendraient alors du ressort et de lrsquoori-ginaliteacute que par une feacutedeacuteration drsquoEacutetats franccedilais formant un mecircme empiredit Lousteau

― Ce nrsquoest peut-ecirctre pas agrave deacutesirer car la France aurait encore agraveconqueacuterir trop de pays dit Bianchon

― LrsquoAngleterre ne connaicirct pas ce malheur srsquoeacutecria Dinah Londres nrsquoyexerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France et agrave laquelle le geacute-nie franccedilais finira par remeacutedier  mais elle a quelque chose de plus horribledans son atroce hypocrisie qui est un bien autre mal 

― Lrsquoaristocratie anglaise reprit le journaliste qui preacutevit une tartinebyronienne et qui se hacircta de prendre la parole a sur la nocirctre lrsquoavantagede srsquoassimiler toutes les supeacuterioriteacutes elle vit dans ses magnifiques parcselle ne vient agrave Londres que pendant deux mois ni plus ni moins  elle viten province elle y fleurit et la fleurit

― Oui dit madame de La Baudraye Londres est la capitale des bou-tiques et des speacuteculations on y fait le gouvernement Lrsquoaristocratie srsquoyrecorde seulement pendant soixante jours elle y prend ses mots drsquoordreelle donne son coup drsquoœil agrave sa cuisine gouvernementale elle passe la re-vue de ses filles agrave marier et des eacutequipages agrave vendre elle se dit bonjour etsrsquoen va promptement  elle est si peu amusante qursquoelle ne se supporte paselle-mecircme plus que les quelques jours nommeacutes la saison

― Aussi dans la perfide Albion du Constitutionnel srsquoeacutecria Lousteaupour reacuteprimer par une eacutepigramme cette prestesse de langue y a-t-ilchance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points duroyaume

― Mais de charmantes femmes anglaises  reacutepliqua madame de LaBaudraye en souriant Voici ma megravere agrave laquelle je vais vous preacutesenterdit-elle en voyant venir madame Pieacutedefer

Une fois la preacutesentation des deux lions faite agrave ce squelette ambitieuxdu nom de femme qui srsquoappelait madame Pieacutedefer grand corps sec agrave vi-sage couperoseacute agrave dents suspectes aux cheveux teints Dinah laissa lesParisiens libres pendant quelques instants

― Eh  bien dit Gatien agrave Lousteau qursquoen pensez-vous ― Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout

bonnement la plus bavarde reacutepliqua le feuilletoniste

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― Une femme qui veut vous faire nommer deacuteputeacute hellip srsquoeacutecria Gatienun ange 

― Pardon jrsquooubliais que vous lrsquoaimez reprit Lousteau Vous excuserezle cynisme drsquoun vieux drocircle comme moi Demandez agrave Bianchon je nrsquoaiplus drsquoillusions je dis les choses comme elles sont Cette femme a biencertainement fait seacutecher sa megravere comme une perdrix exposeacutee agrave un tropgrand feuhellip

Gatien Boirouge trouva moyen de dire agrave madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste pendant le dicircner qui fut plantureux sinon splen-dide et pendant lequel la chacirctelaine eut soin de peu parler Cette lan-gueur dans la conversation reacuteveacutela lrsquoindiscreacutetion de Gatien Eacutetienne es-saya de rentrer en gracircce mais toutes les preacutevenances de Dinah furentpour Bianchon Neacuteanmoins au milieu de la soireacutee la baronne redevintgracieuse pour Lousteau Nrsquoavez-vous pas remarqueacute combien de grandeslacirccheteacutes sont commises pour de petites choses  Ainsi cette noble Dinahqui ne voulait pas se donner agrave des sots qui menait au fond de sa pro-vince une eacutepouvantable vie de luttes de reacutevoltes reacuteprimeacutees de poeacutesiesineacutedites et qui venait de gravir pour srsquoeacuteloigner de Lousteau la roche laplus haute et la plus escarpeacutee de ses deacutedains qui nrsquoen serait pas descendueen voyant ce faux Byron agrave ses pieds lui demandant merci deacutegringola sou-dain de cette hauteur en pensant agrave son album Madame de La Baudrayeavait donneacute dans la manie des autographes  elle posseacutedait un volume ob-long qui meacuteritait drsquoautant mieux son nom que les deux tiers des feuilletseacutetaient blancs La baronne de Fontaine agrave qui elle lrsquoavait envoyeacute pendanttrois mois obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini six me-sures de Meyerbeer les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les al-bums une strophe de Lamartine un mot de Beacuteranger Calypso ne pouvaitse consoler du deacutepart drsquoUlysse eacutecrit par George Sand les fameux vers sur leparapluie par Scribe une phrase de Charles Nodier une ligne drsquohorizonde Jules Dupreacute la signature de David drsquoAngers trois notes drsquoHector Ber-lioz Monsieur de Clagny reacutecolta pendant un seacutejour agrave Paris une chansonde Lacenaire autographe tregraves rechercheacute deux lignes de Fieschi et unelettre excessivement courte de Napoleacuteon qui toutes trois eacutetaient colleacuteessur le veacutelin de lrsquoalbum Monsieur Gravier pendant un voyage avait faiteacutecrire sur cet album mesdemoiselles Mars Georges Taglioni et Grisi les

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premiers artistes comme Freacutedeacuterick-Lemaicirctre Monrose Bouffeacute RubiniLablache Nourrit et Arnal  car il connaissait une socieacuteteacute de vieux gar-ccedilons nourris selon leur expression dans le Seacuterail qui lui procuregraverent cesfaveurs Ce commencement de collection fut drsquoautant plus preacutecieux agrave Di-nah qursquoelle eacutetait seule agrave dix lieues agrave la ronde agrave posseacuteder un album

Depuis deux ans beaucoup de jeunes personnes avaient des albumssur lesquels elles faisaient eacutecrire des phrases plus ou moins grotesquespar leurs amis et connaissances

O vous qui passez votre vie agrave recueillir des autographes gens heureuxet primitifs hollandais agrave tulipes vous excuserez alors Dinah quand crai-gnant de ne pas garder ses hocirctes plus de deux jours elle pria Bianchondrsquoenrichir son treacutesor par quelques lignes en le lui preacutesentant

Le meacutedecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette penseacutee sur lapremiegravere page 

laquo Ce qui rend le peuple si dangereux crsquoest qursquoil a pour tous ses crimesune absolution dans ses poches

raquo J-B DE CLAGNY raquo― Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la

monarchie dit agrave lrsquooreille de Lousteau le savant eacutelegraveve de Desplein Et Bian-chon eacutecrivit au-dessous 

laquo Ce qui distingue Napoleacuteon drsquoun porteur drsquoeau nrsquoest sensible que pourla Socieacuteteacute cela ne fait rien agrave la Nature Aussi la deacutemocratie qui se refuse agravelrsquoineacutegaliteacute des conditions en appelle-t-elle sans cesse agrave la Nature

raquo H BIANCHON raquo― Voilagrave les riches srsquoeacutecria Dinah stupeacutefaite ils tirent de leur bourse

une piegravece drsquoor comme les pauvres en tirent un liardhellip Je ne sais dit-elleen se tournant vers Lousteau si ce ne sera pas abuser de lrsquohospitaliteacute quede vous demander quelques stanceshellip

― Ah  madame vous me flattez Bianchon est un grand homme  maismoi je suis trop obscur hellip Dans vingt ans drsquoici mon nom serait plusdifficile agrave expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont lapenseacutee inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieumeacuteconnu Drsquoailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour im-proviser quelque meacuteditation bien amegravere  car je ne sais peindre que ce queje ressenshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Je voudrais vous voir me demander quinze jours dit gracieusementmadame de La Baudraye en tendant son album je vous garderais pluslong-temps

Le lendemain agrave cinq heures du matin les hocirctes du chacircteau drsquoAnzyfurent sur pied Le petit La Baudraye avait organiseacute pour les Parisiens unechasse  moins pour leur plaisir que par vaniteacute de proprieacutetaire il eacutetait bienaise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze centhectares de landes qursquoil recircvait de mettre en culture  entreprise qui voulaitquelque cent mille francs mais qui pouvait porter de trente agrave soixantemille francs les revenus de la terre drsquoAnzy

― Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi nrsquoa pas voulu venir chas-ser avec nous  dit Gatien Boirouge agrave monsieur Gravier

― Mais il nous lrsquoa dit il doit tenir lrsquoaudience aujourdrsquohui car le Tri-bunal juge correctionnellement reacutepondit le Receveur des Contributions

― Et vous croyez cela  srsquoeacutecria Gatien Eh  bien mon papa mrsquoa dit ― Vous nrsquoaurez pas monsieur Lebas de bonne heure car monsieur de Cla-gny a prieacute son substitut de tenir lrsquoaudience

― Ah  ah  fit Gravier dont la physionomie changea et monsieur deLa Baudraye qui part pour la Chariteacute 

― Mais pourquoi vous mecirclez-vous de ces affaires  dit Horace Bian-chon agrave Gatien

― Horace a raison dit Lousteau Je ne comprends pas comment vousvous occupez autant les uns des autres vous perdez votre temps agrave desriens

Horace Bianchon regarda Eacutetienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton les bons mots de petit journal eacutetaient incom-pris agrave Sancerre En atteignant un fourreacute monsieur Gravier laissa les deuxhommes ceacutelegravebres et Gatien srsquoy engager sous la conduite du garde dansun pli de terrain

― Eh  bien attendons le financier dit Bianchon quand les chasseursarrivegraverent agrave une clairiegravere

― Ah  bien si vous ecirctes un grand homme en Meacutedecine reacutepliqua Ga-tien vous ecirctes un ignorant en fait de vie de province Vous attendezmonsieur Gravier hellip mais il court comme un liegravevre malgreacute son petitventre rondelet  il est maintenant agrave vingt minutes drsquoAnzyhellip (Gatien tira

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La muse du deacutepartement Chapitre

sa montre) Bien  il arrivera juste agrave temps― Ougrave hellip― Au chacircteau pour le deacutejeuner reacutepondit Gatien Croyez-vous que je

serais agrave mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieurde Clagny  Les voilagrave deux ils se surveilleront Dinah sera bien gardeacutee

― Ah  ccedilagrave madame de La Baudraye en est donc encore agrave faire unchoix  dit Lousteau

― Maman le croit mais moi jrsquoai peur que monsieur de Clagny nrsquoaitfini par fasciner madame de La Baudraye  srsquoil a pu lui montrer dans ladeacuteputation quelques chances de revecirctir la simarre des Sceaux il a bienpu changer en agreacutements drsquoAdonis sa peau de taupe ses yeux terriblessa criniegravere eacutebouriffeacutee sa voix drsquohuissier enroueacute sa maigreur de poegravetecrotteacute Si Dinah voit monsieur de Clagny procureur-Geacuteneacuteral elle peut levoir joli garccedilon Lrsquoeacuteloquence a de grands privileacuteges Drsquoailleurs madamede La Baudraye est pleine drsquoambition Sancerre lui deacuteplaicirct elle recircve desgrandeurs parisiennes

― Mais quel inteacuterecirct avez-vous agrave cela dit Lousteau car si elle aime leProcureur du Roihellip Ah  vous croyez qursquoelle ne lrsquoaimera pas long-tempset vous espeacuterez lui succeacuteder

― Vous autres dit Gatien vous rencontrez agrave Paris autant de femmesdiffeacuterentes qursquoil y a de jours dans lrsquoanneacutee Mais agrave Sancerre ougrave il ne srsquoentrouve pas six et ougrave de ces six femmes cinq ont des preacutetentions deacutesor-donneacutees agrave la vertu  quand la plus belle vous tient agrave une distance eacutenormepar des regards deacutedaigneux comme si elle eacutetait princesse de sang royal ilest bien permis agrave un jeune homme de vingt-deux ans de chercher agrave devi-ner les secrets de cette femme  car alors elle sera forceacutee drsquoavoir des eacutegardspour lui

― Cela srsquoappelle ici des eacutegards dit le journaliste en souriant― Jrsquoaccorde agrave madame de La Baudraye trop de bon goucirct pour croire

qursquoelle srsquooccupe de ce vilain singe dit Horace Bianchon― Horace dit le journaliste voyons savant interpregravete de la nature

humaine tendons un pieacutege agrave loup au Procureur du Roi nous rendronsservice agrave notre ami Gatien et nous rirons Je nrsquoaime pas les Procureursdu Roi

― Tu as un juste pressentiment de ta destineacutee dit Horace Mais que

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faire ― Eh  bien racontons apregraves le dicircner quelques histoires de femmes

surprises par leurs maris et qui soient tueacutees assassineacutees avec des cir-constances terrifiantes Nous verrons la mine que feront madame de LaBaudraye et monsieur de Clagny

― Pasmal dit Bianchon il est difficile que lrsquoun ou lrsquoautre ne se trahisse(trahissent) pas par un geste ou par une reacuteflexion

― Je connais reprit le journaliste en srsquoadressant agrave Gatien un direc-teur de journal qui dans le but drsquoeacuteviter une triste destineacutee nrsquoadmet quedes histoires ougrave les amants sont brucircleacutes hacheacutes pileacutes disseacutequeacutes  ougrave lesfemmes sont bouillies frites cuites  il apporte alors ces effroyables reacutecitsagrave sa femme en espeacuterant qursquoelle lui sera fidegravele par peur  il se contente dece pis-aller le modeste mari  laquo Vois-tu ma mignonne ougrave conduit la pluspetite faute  raquo lui dit-il en traduisant le discours drsquoArnolphe agrave Agnegraves

― Madame de La Baudraye est parfaitement innocente ce jeunehomme a la berlue dit Bianchon Madame Pieacutedefer me paraicirct ecirctre beau-coup trop deacutevote pour inviter au chacircteau drsquoAnzy lrsquoamant de sa fille Ma-dame de La Baudraye aurait agrave tromper sa megravere son mari sa femme dechambre et celle de sa megravere  crsquoest trop drsquoouvrage je lrsquoacquitte

― Drsquoautant plus que son mari ne la quitte pas dit Gatien en riant deson calembour

― Nous nous souviendrons bien drsquoune ou deux histoires agrave faire trem-bler Dinah dit Lousteau Jeune homme et toi Bianchon je vous demandeune tenue seacutevegravere montrez-vous diplomates ayez un laissez-aller sans af-fectation eacutepiez sans en avoir lrsquoair la figure des deux criminels vous sa-vez hellip en dessous ou dans la glace agrave la deacuterobeacutee Ce matin nous chasse-rons le liegravevre ce soir nous chasserons le Procureur du Roi

La soireacutee commenccedila triomphalement pour Lousteau qui remit agrave lachacirctelaine son album ougrave elle trouva cette eacuteleacutegie

SpleenDes vers de moi cheacutetif et perdu dans la fouleDe ce monde eacutegoiumlste ougrave tristement je roule  Sans mrsquoattacher agrave rien Qui ne vis srsquoaccomplir jamais une espeacuterance

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La muse du deacutepartement Chapitre

Et dont lrsquoœil affaibli par la morne souffrance  Voit le mal sans le bien Cet album feuilleteacute par les doigts drsquoune femmeNe doit pas srsquoassombrir au reflet de mon acircme  Chaque chose en son lieu Pour une femme il faut parler drsquoamour de joieDe bals resplendissants de vecirctements de soie  Et mecircme un peu de DieuCe serait exercer sanglante raillerieQue de me dire agrave moi fatigueacute de la vie   Deacutepeins-nous le bonheur Au pauvre aveugle-neacute vante-t-on la lumiegravereA lrsquoorphelin pleurant parle-t-on drsquoune megravere  Sans leur briser le cœur Quand le froid deacutesespoir vous prend jeune en ce mondeQuand on nrsquoy peut trouver un cœur qui vous reacuteponde  Il nrsquoest plus drsquoavenirSi personne avec vous quand vous pleurez ne pleureQuand il nrsquoest pas aimeacute srsquoil faut qursquoun homme meure  Bientocirct je dois mourirPlaignez-moi  plaignez-moi  car souvent je blasphegravemeJusqursquoau nom saint de Dieu me disant en moi-mecircme   Il nrsquoa pour moi rien faitPourquoi le beacutenirais-je et que lui dois-je en somme Il eucirct pu me creacuteer beau riche gentilhomme  Et je suis pauvre et laid EacuteTIENNE LOUSTEAUSeptembre 1836 chacircteau drsquoAnzy

― Et vous avez composeacute ces vers depuis hier hellip srsquoeacutecria le Procureurdu Roi drsquoun ton deacutefiant

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Oh  mon Dieu oui tout en chassant mais cela ne se voit que trop Jrsquoaurais voulu faire mieux pour madame

― Ces vers sont ravissants fit Dinah en levant les yeux au ciel― Crsquoest lrsquoexpression drsquoun sentiment malheureusement trop vrai reacute-

pondit Lousteau drsquoun air profondeacutement tristeChacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa meacutemoire de-

puis au moins dix ans car ils lui furent inspireacutes sous la Restauration parla difficulteacute de parvenir Madame de La Baudraye regarda le journalisteavec la pitieacute que les malheurs du geacutenie inspirent et monsieur de Clagnyqui surprit ce regard eacuteprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade Ilse mit au trictrac avec le cureacute de Sancerre Le fils du Preacutesident eut lrsquoex-cessive complaisance drsquoapporter la lampe aux deux joueurs de maniegravereque la lumiegravere tombacirct drsquoaplomb sur madame de La Baudraye qui prit sonouvrage elle garnissait de laine lrsquoosier drsquoune corbeille agrave papier Les troisconspirateurs se groupegraverent aupregraves de ces personnages

― Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille madame  dit le jour-naliste Pour quelque loterie de bienfaisance 

― Non dit-elle je trouve beaucoup trop drsquoaffectation dans la bienfai-sance faite agrave son de trompe

― Vous ecirctes bien indiscret dit monsieur Gravier― Y a-t-il de lrsquoindiscreacutetion dit Lousteau agrave demander quel est lrsquoheu-

reux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame― Il nrsquoy a pas drsquoheureux mortel reprit Dinah elle est pour monsieur

de La BaudrayeLe Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye

et la corbeille comme srsquoil se fucirct dit inteacuterieurement  ― Voilagrave ma corbeilleagrave papier perdue 

― Comment madame vous ne voulez pas que nous le disions heureuxdrsquoavoir une jolie femme heureux de ce qursquoelle lui fait de si charmanteschoses sur ses corbeilles agrave papier  Le dessin est rouge et noir agrave la Robindes bois Si je me marie je souhaite qursquoapregraves douze ans de meacutenage lescorbeilles que brodera ma femme soient pour moi

― Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous  dit madame de La Bau-draye en levant sur Eacutetienne son bel œil gris plein de coquetterie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Les Parisiens ne croient agrave rien dit le Procureur du Roi drsquoun tonamer La vertu des femmes est surtout mise en question avec une ef-frayante audace Oui depuis quelque temps les livres que vous faitesmessieurs les eacutecrivains vos Revues vos piegraveces de theacuteacirctre toute votre in-facircme litteacuterature repose sur lrsquoadultegraverehellip

― Eh  monsieur le Procureur du Roi reprit Eacutetienne en riant je vouslaissais jouer tranquillement je ne vous attaquais point et voilagrave que vousfaites un reacutequisitoire contre moi Foi de journaliste jrsquoai brocheacute plus decent articles contre les auteurs de qui vous parlez  mais jrsquoavoue que sije les ai attaqueacutes crsquoeacutetait pour dire quelque chose qui ressemblacirct agrave de lacritique Soyons justes si vous les condamnez il faut condamner Homegravereet son Iliade qui roule sur la belle Heacutelegravene  il faut condamner le ParadisPerdu de Milton Egraveve et le serpent me paraissent un gentil petit adul-tegravere symbolique Il faut supprimer les Psaumes de David inspireacutes par lesamours excessivement adultegraveres de ce Louis XIV heacutebreu Il faut jeter aufeu Mithridate le Tartuffe lrsquoEacutecole des femmes Phegravedre Andromaque leMariage de Figaro lrsquoEnfer de Dante les Sonnets de Peacutetrarque tout Jean-Jacques Rousseau les romans du moyen-acircge lrsquoHistoire de France lrsquoHis-toire romaine etc etc Je ne crois pas hormis lrsquoHistoire des Variations deBossuet et les Provinciales de Pascal qursquoil y ait beaucoup de livres agrave liresi vous voulez en retrancher ceux ougrave il est question de femmes aimeacutees agravelrsquoencontre des lois

― Le beau malheur  dit monsieur de ClagnyEacutetienne piqueacute de lrsquoair magistral que prenait monsieur de Clagny vou-

lut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent agravedeacutefendre des opinions auxquelles on ne tient pas dans le but de rendrefurieux un pauvre homme de bonne foi veacuteritable plaisanterie de journa-liste

― En nous placcedilant au point de vue politique ougrave vous ecirctes forceacute devous mettre dit-il en continuant sans relever lrsquoexclamation du magistraten revecirctant la robe du Procureur-Geacuteneacuteral agrave toutes les eacutepoques car tousles gouvernements ont leur Ministegravere public eh  bien la religion catho-lique se trouve infecteacutee dans sa source drsquoune violente illeacutegaliteacute conjugaleAux yeux du roi Heacuterode agrave ceux de Pilate qui deacutefendait le gouvernementromain la femme de Joseph pouvait paraicirctre adultegravere puisque de son

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La muse du deacutepartement Chapitre

propre aveu Joseph nrsquoeacutetait pas le pegravere du Christ Le juge paiumlen nrsquoadmet-tait pas plus lrsquoimmaculeacutee conception que vous nrsquoadmettriez un miraclesemblable si quelque religion se produisait aujourdrsquohui en srsquoappuyant surun mystegravere de ce genre Croyez-vous qursquoun tribunal de police correction-nelle reconnaicirctrait une nouvelle opeacuteration du Saint-Esprit  or qui peutoser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore lrsquohumaniteacute  est-ellemeilleure aujourdrsquohui que sous Tibegravere 

― Votre raisonnement est un sacrileacutege reacutepondit le Procureur du Roi― Drsquoaccord dit le journaliste mais je ne le fais pas dans une mau-

vaise intention Vous ne pouvez supprimer les faits historiques Selonmoi Pilate condamnant Jeacutesus-Christ Anytus organe du parti aristocra-tique drsquoAthegravenes et demandant la mort de Socrate repreacutesentaient des so-cieacuteteacutes eacutetablies se croyant leacutegitimes revecirctues de pouvoirs consentis obli-geacutees de se deacutefendre Pilate et Anytus eacutetaient alors aussi logiques que lesprocureurs-geacuteneacuteraux qui demandaient la tecircte des sergents de la Rochelleet qui font tomber aujourdrsquohui la tecircte des reacutepublicains armeacutes contre letrocircne de juillet et celles des novateurs dont le but est de renverser agrave leurprofit les socieacuteteacutes sous preacutetexte de les mieux organiser En preacutesence desgrandes familles drsquoAthegravenes et de lrsquoempire romain Socrate et Jeacutesus eacutetaientcriminels  pour ces vieilles aristocraties leurs opinions ressemblaient agravecelles de la Montagne  supposez leurs sectateurs triomphants ils eussentfait un leacuteger 93 dans lrsquoempire romain ou dans lrsquoAttique

― Ougrave voulez-vous en venir monsieur  dit le Procureur du Roi― A lrsquoadultegravere  Ainsi monsieur un bouddhiste en fumant sa pipe

peut parfaitement dire que la religion des chreacutetiens est fondeacutee sur lrsquoadul-tegravere  comme nous croyons queMahomet est un imposteur que son Coranest une reacuteimpression de la Bible et de lrsquoEacutevangile et que Dieu nrsquoa jamaiseu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son pro-phegravete

― Srsquoil y avait en France beaucoup drsquohommes comme vous et il y ena malheureusement trop tout gouvernement y serait impossible

― Et il nrsquoy aurait pas de religion dit madame Pieacutedefer dont le visageavait fait drsquoeacutetranges grimaces pendant cette discussion

― Tu leur causes une peine infinie dit Bianchon agrave lrsquooreille drsquoEacutetiennene parle pas religion tu leur dis des choses agrave les renverser

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si jrsquoeacutetais eacutecrivain ou romancier dit monsieur Gravier je prendraisle parti des maris malheureux Moi qui ai vu beaucoup de choses etdrsquoeacutetranges choses je sais que dans le nombre des maris trompeacutes il srsquoentrouve dont lrsquoattitude ne manque point drsquoeacutenergie et qui dans la crisesont tregraves-dramatiques pour employer un de vos mots monsieur dit-il enregardant Eacutetienne

― Vous avez raison mon cher monsieur Gravier dit Lousteau je nrsquoaijamais trouveacute ridicules les maris trompeacutes  au contraire je les aimehellip

― Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance  dit alors Bian-chon il croit en sa femme il ne la soupccedilonne point il a la foi du charbon-nier Srsquoil a la faiblesse de se confier agrave sa femme vous vous en moquez  srsquoilest deacutefiant et jaloux vous le haiumlssez  dites-moi quel est le moyen termepour un homme drsquoesprit 

― Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer siouvertement contre lrsquoimmoraliteacute des reacutecits ougrave la charte conjugale est vio-leacutee je vous raconterais une vengeance de mari dit Lousteau

Monsieur de Clagny jeta ses deacutes drsquoune faccedilon convulsive et ne regardapoint le journaliste

― Comment donc mais une narration de vous srsquoeacutecria madame de LaBaudraye agrave peine aurais-je oseacute vous la demanderhellip

― Elle nrsquoest pas de moi madame je nrsquoai pas tant de talent  elle me futet avec quel charme  raconteacutee par un de nos eacutecrivains les plus ceacutelegravebresle plus grand musicien litteacuteraire que nous ayons Charles Nodier

― Eh  bien dites reprit Dinah je nrsquoai jamais entendu monsieur No-dier vous nrsquoavez pas de comparaison agrave craindre

― Peu de temps apregraves le 18 brumaire dit Lousteau vous savez qursquoily eut une leveacutee de boucliers en Bretagne et dans la Vendeacutee Le premierconsul empresseacute de pacifier la France entama des neacutegociations avec lesprincipaux chefs et deacuteploya les plus vigoureuses mesures militaires  maistout en combinant des plans de campagne avec les seacuteductions de sa diplo-matie italienne il mit en jeu les ressorts machiaveacuteliques de la police alorsconfieacutee agrave Foucheacute Rien de tout cela ne fut inutile pour eacutetouffer la guerreallumeacutee dans lrsquoouest A cette eacutepoque un jeune homme appartenant agrave lafamille de Mailleacute fut envoyeacute par les Chouans de Bretagne agrave Saumur afindrsquoeacutetablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des en-

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virons et les chefs de lrsquoinsurrection royaliste Instruite de ce voyage lapolice de Paris avait deacutepecirccheacute des agents chargeacutes de srsquoemparer du jeuneeacutemissaire agrave son arriveacutee agrave Saumur Effectivement lrsquoambassadeur fut arrecircteacutele jour mecircme de son deacutebarquement  car il vint en bateau sous un deacutegui-sement de maicirctre marinier Mais en homme drsquoexeacutecution il avait calculeacutetoutes les chances de son entreprise  son passe-port ses papiers eacutetaientsi bien en regravegle que les gens envoyeacutes pour se saisir de lui craignirent dese tromper Le chevalier de Beauvoir je me rappelle maintenant le nomavait bien meacutediteacute son rocircle  il se reacuteclama de sa famille drsquoemprunt alleacute-gua son faux domicile et soutint si hardiment son interrogatoire qursquoilaurait eacuteteacute mis en liberteacute sans lrsquoespegravece de croyance aveugle que les es-pions eurent en leurs instructions malheureusement trop preacutecises Dansle doute ces alguasils aimegraverent mieux commettre un acte arbitraire quede laisser eacutechapper un homme agrave la capture duquel le Ministre paraissaitattacher une grande importance Dans ces temps de liberteacute les agentsdu pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons au-jourdrsquohui la leacutegaliteacute Le chevalier fut donc provisoirement emprisonneacutejusqursquoagrave ce que les autoriteacutes supeacuterieures eussent pris une deacutecision agrave soneacutegard Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre La police or-donna de garder tregraves-eacutetroitement le prisonnier malgreacute ses deacuteneacutegations lechevalier de Beauvoir fut alors transfeacutereacute suivant de nouveaux ordres auchacircteau de lrsquoEscarpe dont le nom indique assez la situation Cette forte-resse assise sur des rochers drsquoune grande eacuteleacutevation a pour fosseacutes des preacute-cipices  on y arrive de tous cocircteacutes par des pentes rapides et dangereuses comme dans tous les anciens chacircteaux la porte principale est agrave pont-leviset deacutefendue par une large douve Le commandant de cette prison charmeacutedrsquoavoir agrave garder un homme de distinction dont les maniegraveres eacutetaient fortagreacuteables qui srsquoexprimait agrave merveille et paraissait instruit qualiteacutes raresagrave cette eacutepoque accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence  illui proposa drsquoecirctre agrave lrsquoEscarpe sur parole et de faire cause commune aveclui contre lrsquoennui Le prisonnier ne demanda pas mieux Beauvoir eacutetaitun loyal gentilhomme mais crsquoeacutetait aussi par malheur un fort joli garccedilonIl avait une figure attrayante lrsquoair reacutesolu la parole engageante une forceprodigieuse Leste bien deacutecoupleacute entreprenant aimant le danger il eucirctfait un excellent chef de partisans  il les faut ainsi Le commandant as-

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signa le plus commode des appartements agrave son prisonnier lrsquoadmit agrave satable et nrsquoeut drsquoabord qursquoagrave se louer du Vendeacuteen Ce commandant eacutetaitCorse et marieacute  sa femme jolie et agreacuteable lui semblait peut-ecirctre difficileagrave garder  bref il eacutetait jaloux en sa qualiteacute de Corse et de militaire assezmal tourneacute Beauvoir plut agrave la dame il la trouva fort agrave son goucirct  peut-ecirctre srsquoaimegraverent-ils  en prison lrsquoamour va si vite  Commirent-ils quelqueimprudence  Le sentiment qursquoils eurent lrsquoun pour lrsquoautre deacutepassa-t-il lesbornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirsenvers les femmes  Beauvoir ne srsquoest jamais franchement expliqueacute surce point assez obscur de son histoire  mais toujours est-il constant que lecommandant se crut en droit drsquoexercer des rigueurs extraordinaires surson prisonnier Beauvoir mis au donjon fut nourri de pain noir abreuveacutedrsquoeau claire et enchaicircneacute suivant le perpeacutetuel programme des divertisse-ments prodigueacutes aux captifs La cellule situeacutee sous la plate-forme eacutetaitvoucircteacutee en pierre dure les murailles avaient une eacutepaisseur deacutesespeacuterantela tour donnait sur le preacutecipice Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnulrsquoimpossibiliteacute drsquoune eacutevasion il tomba dans ces recircveries qui sont tout en-semble le deacutesespoir et la consolation des prisonniers Il srsquooccupa de cesriens qui deviennent de grandes affaires  il compta les heures et les joursil fit lrsquoapprentissage du triste eacutetat de prisonnier se replia sur lui-mecircmeet appreacutecia la valeur de lrsquoair et du soleil  puis apregraves une quinzaine dejours il eut cette maladie terrible cette fiegravevre de liberteacute qui pousse lesprisonniers agrave ces sublimes entreprises dont les prodigieux reacutesultats noussemblent inexplicables quoique reacuteels et que mon ami le docteur (il setourna vers Bianchon) attribuerait sans doute agrave des forces inconnues ledeacutesespoir de son analyse physiologique mystegraveres de la volonteacute humainedont la profondeur eacutepouvante la science (Bianchon fit un signe neacutegati)Beauvoir se rongeait le cœur car la mort seule pouvait le rendre libre Unmatin le porte-clefs chargeacute drsquoapporter la nourriture du prisonnier au lieude srsquoen aller apregraves lui avoir donneacute sa maigre pitance resta devant lui lesbras croiseacutes et le regarda singuliegraverement Entre eux la conversation sereacuteduisait ordinairement agrave peu de chose et jamais le gardien ne la com-menccedilait Aussi le chevalier fut-il tregraves-eacutetonneacute lorsque cet homme lui dit ― Monsieur vous avez sans doute votre ideacutee en vous faisant toujours ap-peler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun Cela ne me regarde pas mon

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affaire nrsquoest point de veacuterifier votre nom Que vous vous nommiez Pierreou Paul cela mrsquoest bien indiffeacuterent A chacun son meacutetier les vaches se-ront bien gardeacutees Cependant je sais dit-il en clignant de lrsquoœil que vousecirctes monsieur Charles-Feacutelix-Theacuteodore chevalier de Beauvoir et cousin demadame la duchesse de Mailleacutehellip― Hein  ajouta-t-il drsquoun air de triompheapregraves un moment de silence en regardant son prisonnier Beauvoir sevoyant incarceacutereacute fort et ferme ne crut pas que sa position pucirct empirerpar lrsquoaveu de son veacuteritable nom ― Eh  bien quand je serais le chevalierde Beauvoir qursquoy gagnerais-tu  lui dit-il ― Oh  tout est gagneacute reacutepliquale porte-clefs agrave voix basse Eacutecoutez-moi Jrsquoai reccedilu de lrsquoargent pour facilitervotre eacutevasion  mais un instant  Si jrsquoeacutetais soupccedilonneacute de la moindre choseje serais fusilleacute tout bellement Jrsquoai donc dit que je tremperais dans cetteaffaire juste pour gagner mon argent Tenez monsieur voici une clef dit-il en sortant de sa poche une petite lime Avec cela vous scierez un de vosbarreaux Dam  ce ne sera pas commode reprit-il en montrant lrsquoouver-ture eacutetroite par laquelle le jour entrait dans le cachot Crsquoeacutetait une espegravecede baie pratiqueacutee au-dessus du cordon qui couronnait exteacuterieurement ledonjon entre ces grosses pierres saillantes destineacutees agrave figurer les supportsdes creacuteneaux ― Monsieur dit le geocirclier il faudra scier le fer assez pregravespour que vous puissiez passer ― Oh  sois tranquille  jrsquoy passerai dit leprisonnier ― Et assez haut pour qursquoil vous reste de quoi attacher votrecorde reprit le porte-clefs ― Ougrave est-elle  demanda Beauvoir ― La voicireacutepondit le guichetier en lui jetant une corde agrave nœuds Elle a eacuteteacute fabriqueacuteeavec du linge afin de faire supposer que vous lrsquoavez confectionneacutee vous-mecircme et elle est de longueur suffisante Quand vous serez au derniernœud laissez-vous couler tout doucement le reste est votre affaire Voustrouverez probablement dans les environs une voiture tout atteleacutee et desamis qui vous attendent Mais je ne sais rien moi  Je nrsquoai pas besoin devous dire qursquoil y a une sentinelle au dret de la tour Vous saurez ben choisirune nuit noire et guetter le moment ougrave le soldat de faction dormira Vousrisquerez peut-ecirctre drsquoattraper un coup de fusil  maishellip ― Crsquoest bon  crsquoestbon je ne pourrirai pas ici srsquoeacutecria le chevalier ― Ah  ccedila se pourrait bientout de mecircme reacutepliqua le geocirclier drsquoun air becircte Beauvoir prit cela pourune de ces reacuteflexions niaises que font ces gens lagrave Lrsquoespoir drsquoecirctre bientocirctlibre le rendait si joyeux qursquoil ne pouvait guegravere srsquoarrecircter aux discours de

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cet homme espegravece de paysan renforceacute Il se mit agrave lrsquoouvrage aussitocirct etla journeacutee lui suffit pour scier les barreaux Craignant une visite du com-mandant il cacha son travail en bouchant les fentes avec de la mie depain rouleacutee dans de la rouille afin de lui donner la couleur du fer Il serrasa corde et se mit agrave eacutepier quelque nuit favorable avec cette impatienceconcentreacutee et cette profonde agitation drsquoacircme qui dramatisent la vie desprisonniers Enfin par une nuit grise une nuit drsquoautomne il acheva descier les barreaux attacha solidement sa corde srsquoaccroupit agrave lrsquoexteacuterieursur le support de pierre en se cramponnant drsquoune main au bout de fer quirestait dans la baie Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de lanuit et lrsquoheure agrave laquelle les sentinelles doivent dormir Crsquoest vers le ma-tin agrave peu pregraves Il connaissait la dureacutee des factions lrsquoinstant des rondestoutes choses dont srsquooccupent les prisonniers mecircme involontairement Ilguetta le moment ougrave lrsquoune des sentinelles serait aux deux tiers de sa fac-tion et retireacutee dans sa gueacuterite agrave cause du brouillard Certain drsquoavoir reacuteunitoutes les chances favorables agrave son eacutevasion il se mit alors agrave descendrenœud agrave nœud suspendu entre le ciel et la terre en tenant sa corde avecune force de geacuteant Tout alla bien A lrsquoavant-dernier nœud au moment dese laisser couler agrave terre il srsquoavisa par une penseacutee prudente de chercherle sol avec ses pieds et ne trouva pas de sol Le cas eacutetait assez embar-rassant pour un homme en sueur fatigueacute perplexe et dans une situationougrave il srsquoagissait de jouer sa vie agrave pair ou non Il allait srsquoeacutelancer Une rai-son frivole lrsquoen empecirccha  son chapeau venait de tomber heureusementil eacutecouta le bruit que sa chute devait produire et il nrsquoentendit rien  Leprisonnier conccedilut de vagues soupccedilons sur sa position  il se demanda si lecommandant ne lui avait pas tendu quelque pieacutege  mais dans quel inteacute-recirct  En proie agrave ces incertitudes il songea presque agrave remettre la partie agraveune autre nuit Provisoirement il reacutesolut drsquoattendre les clarteacutes indeacutecisesdu creacutepuscule  heure qui ne serait peut-ecirctre pas tout agrave fait deacutefavorable agravesa fuite Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon  maisil eacutetait presque eacutepuiseacute au moment ougrave il se remit sur le support exteacuterieurguettant tout comme un chat sur le bord drsquoune gouttiegravere Bientocirct agrave lafaible clarteacute de lrsquoaurore il aperccedilut en faisant flotter sa corde une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus dupreacutecipice ― Merci commandant  dit-il avec le sang-froid qui le carac-

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teacuterisait Puis apregraves avoir quelque peu reacutefleacutechi agrave cette habile vengeanceil jugea neacutecessaire de rentrer dans son cachot Il mit sa deacutefroque en eacutevi-dence sur son lit laissa la corde en dehors pour faire croire agrave sa chute il se tapit tranquillement derriegravere la porte et attendit lrsquoarriveacutee du perfideguichetier en tenant agrave la main une des barres de fer qursquoil avait scieacutees Leguichetier qui ne manqua pas de venir plus tocirct qursquoagrave lrsquoordinaire pour re-cueillir la succession dumort ouvrit la porte en sifflant  mais quand il futagrave une distance convenable Beauvoir lui asseacutena sur le cracircne un si furieuxcoup de barre que le traicirctre tomba comme une masse sans jeter un cri  labarre lui avait briseacute la tecircte Le chevalier deacuteshabilla promptement le mortprit ses habits imita son allure et gracircce agrave lrsquoheure matinale et au peu dedeacutefiance des sentinelles de la porte principale il srsquoeacutevada

Ni le Procureur du Roi ni madame de la Baudraye ne parurent croireqursquoil y eucirct dans ce reacutecit la moindre propheacutetie qui les concernacirct Les inteacute-resseacutes se jetegraverent des regards interrogatifs en gens surpris de la parfaiteindiffeacuterence des deux preacutetendus amants

― Bah  jrsquoai mieux agrave vous raconter dit Bianchon― Voyons dirent les auditeurs agrave un signe que fit Lousteau pour dire

que Bianchon avait sa petite reacuteputation de conteurDans les histoires dont se composait son fonds de narration car tous

les gens drsquoesprit ont une certaine quantiteacute drsquoanecdotes commemadame deLa Baudraye avait sa collection de phrases lrsquoillustre docteur choisit celleconnue sous le nom de La Grande Bretegraveche et devenue si ceacutelegravebre qursquoonen a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intituleacute Valentine Aussiest-il parfaitement inutile de reacutepeacuteter ici cette aventure quoiqursquoelle fucirctdu fruit nouveau pour les habitants du chacircteau drsquoAnzy Ce fut drsquoailleursla mecircme perfection dans les gestes dans les intonations qui valut tantdrsquoeacuteloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la racontapour la premiegravere fois Le dernier tableau du Grand drsquoEspagne mourant defaim et debout dans lrsquoarmoire ougrave lrsquoa mureacute le mari de madame de Merretet le dernier mot de ce mari reacutepondant agrave une derniegravere priegravere de sa femme ― Vous avez jureacute sur ce crucifix qursquoil nrsquoy avait lagrave personne  produisit toutson effet Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon

― Savez-vous messieurs dit alors madame de La Baudraye quelrsquoamour doit ecirctre une chose immense pour engager une femme agrave semettre

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en de pareilles situations ― Moi qui certes ai vu drsquoeacutetranges choses dans ma vie dit monsieur

Gravier jrsquoai eacuteteacute quasi teacutemoin en Espagne drsquoune aventure de ce genre-lagrave― Vous venez apregraves de grands acteurs lui dit madame de La Baudraye

en fecirctant les deux Parisiens par un regard coquet nrsquoimporte allez― Quelque temps apregraves son entreacutee agrave Madrid dit le Receveur des

contributions le grand-duc de Berg invita les principaux personnages decette ville agrave une fecircte offerte par lrsquoarmeacutee franccedilaise agrave la capitale nouvel-lement conquise Malgreacute la splendeur du gala les Espagnols nrsquoy furentpas tregraves-rieurs leurs femmes dansegraverent peu la plupart des convieacutes semirent agrave jouer Les jardins du palais eacutetaient illumineacutes assez splendide-ment pour que les dames pussent srsquoy promener avec autant de seacutecuriteacuteqursquoelles lrsquoeussent fait en plein jour La fecircte eacutetait impeacuterialement belle Rienne fut eacutepargneacute dans le but de donner aux Espagnols une haute ideacutee delrsquoEmpereur srsquoils voulaient le juger drsquoapregraves ses lieutenants Dans un bos-quet assez voisin du palais entre une heure et deux du matin plusieursmilitaires franccedilais srsquoentretenaient des chances de la guerre et de lrsquoavenirpeu rassurant que pronostiquait lrsquoattitude des Espagnols preacutesents agrave cettepompeuse fecircte ― Ma foi dit le Chirurgien en chef du Corps drsquoarmeacutee ougravejrsquoeacutetais Payeur Geacuteneacuteral hier jrsquoai formellement demandeacute mon rappel auprince Murat Sans avoir preacuteciseacutement peur de laisser mes os dans la Peacute-ninsule je preacuteegravere aller panser les blessures faites par nos bons voisinsles Allemands  leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans Puis la crainte de lrsquoEspagne est chez moi commeune superstition Degraves mon enfance jrsquoai lu des livres espagnols un tasdrsquoaventures sombres et mille histoires de ce pays qui mrsquoont vivement preacute-venu contre ses mœurs Eh  bien depuis notre entreacutee agrave Madrid il mrsquoestarriveacute drsquoecirctre deacutejagrave sinon le heacuteros du moins le complice de quelque peacute-rilleuse intrigue aussi noire aussi obscure que peut lrsquoecirctre un roman delady Radcliffe Jrsquoeacutecoute volontiers mes pressentiments et degraves demain jedeacutetale Murat ne me refusera certes pas mon congeacute car gracircce aux ser-vices que nous rendons nous avons des protections toujours efficaces― Puisque tu tires ta crampe dis-nous ton eacuteveacutenement reacutepondit un co-lonel vieux reacutepublicain qui du beau langage et des courtisaneries impeacute-riales ne se souciait guegravere Le Chirurgien en chef regarda soigneusement

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autour de lui comme pour reconnaicirctre les figures de ceux qui lrsquoenviron-naient et sucircr qursquoaucun Espagnol nrsquoeacutetait dans le voisinage il dit  ― Nousne sommes ici que des Franccedilais volontiers colonel Hulot Il y a six joursje revenais tranquillement agrave mon logis vers onze heures du soir apregravesavoir quitteacute le geacuteneacuteral Montcornet dont lrsquohocirctel se trouve agrave quelques pasdu mien Nous sortions tous les deux de chez lrsquoOrdonnateur en chef ougravenous avions fait une bouillotte assez animeacutee Tout agrave coup au coin drsquounepetite rue deux inconnus ou plutocirct deux diables se jettent sur moi mrsquoen-tortillent la tecircte et les bras dans un grand manteau Je criai vous devezme croire comme un chien fouetteacute  mais le drap eacutetouffait ma voix etje fus transporteacute dans une voiture avec la plus rapide dexteacuteriteacute Lorsquemes deux compagnons me deacutebarrassegraverent du manteau jrsquoentendis ces deacute-solantes paroles prononceacutees par une voix de femme en mauvais franccedilais ― Si vous criez ou si vous faites mine de vous eacutechapper si vous vous per-mettez le moindre geste eacutequivoque le monsieur qui est devant vous estcapable de vous poignarder sans scrupule Tenez-vous donc tranquilleMaintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlegravevement Si vousvoulez vous donner la peine drsquoeacutetendre votre main vers moi vous trou-verez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons en-voyeacute chercher chez vous de votre part  ils vous seront neacutecessaires nousvous emmenons dans une maison pour sauver lrsquohonneur drsquoune dame surle point drsquoaccoucher drsquoun enfant qursquoelle veut donner agrave ce gentilhommesans que son mari le sacheQuoique monsieur quitte peu madame de la-quelle il est toujours passionneacutement eacutepris qursquoil surveille avec toute lrsquoat-tention de la jalousie espagnole elle a pu lui cacher sa grossesse il lacroit malade Vous allez donc faire lrsquoaccouchement Les dangers de lrsquoen-treprise ne vous concernent pas  seulement obeacuteissez-nous  autrementlrsquoamant qui est en face de vous dans la voiture et qui ne sait pas un motde franccedilais vous poignarderait agrave la moindre imprudence ― Et qui ecirctes-vous  lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le braseacutetait enveloppeacute dans la manche drsquoun habit drsquouniforme ― Je suis la cameacute-riste de madame sa confidente et toute (tout) precircte agrave vous reacutecompenserpar moi-mecircme si vous vous precirctez galamment aux exigences de notresituation ― Volontiers dis-je en me voyant embarqueacute de force dans uneaventure dangereuse A la faveur de lrsquoombre je veacuterifiai si la figure et les

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formes de cette fille eacutetaient en harmonie avec les ideacutees que la qualiteacute desa voix mrsquoavait inspireacutees Cette bonne creacuteature srsquoeacutetait sans doute soumisepar avance agrave tous les hasards de ce singulier enlegravevement car elle gardale plus complaisant silence et la voiture nrsquoeut pas rouleacute pendant plus dedix minutes dans Madrid qursquoelle reccedilut et me rendit un baiser satisfaisantLrsquoamant que jrsquoavais en vis-agrave-vis ne srsquooffensa point de quelques coups depied dont je le gratifiai fort involontairement  mais comme il nrsquoentendaitpas le franccedilais je preacutesume qursquoil nrsquoy fit pas attention ― Je ne puis ecirctrevotre maicirctresse qursquoagrave une seule condition me dit la cameacuteriste en reacuteponseaux becirctises que je lui deacutebitais emporteacute par la chaleur drsquoune passion impro-viseacutee agrave laquelle tout faisait obstacle ― Et laquelle  ― Vous ne chercherezjamais agrave savoir agrave qui jrsquoappartiens Si je viens chez vous ce sera de nuitet vous me recevrez sans lumiegravere ― Bon lui dis-je Notre conversationen eacutetait lagrave quand la voiture arriva pregraves drsquoun mur de jardin ― Laissez-moivous bander les yeux me dit la femme de chambre vous vous appuie-rez sur mon bras et je vous conduirai moi-mecircme Elle me serra sur lesyeux un mouchoir qursquoelle noua fortement derriegravere ma tecircte Jrsquoentendis lebruit drsquoune clef mise avec preacutecaution dans la serrure drsquoune petite portepar le silencieux amant que jrsquoavais eu pour vis-agrave-vis Bientocirct la femme dechambre au corps cambreacute et qui avait du meneacuteho dans son allurehellip

― Crsquoest dit le Receveur en prenant un petit ton de supeacuterioriteacute un motde la langue espagnole un idiotisme qui peint les torsions que les femmessavent imprimer agrave une certaine partie de leur robe que vous devinezhellip

― La femme de chambre (je reprends le reacutecit du Chirurgien en Che)me conduisit agrave travers les alleacutees sableacutees drsquoun grand jardin jusqursquoagrave uncertain endroit ougrave elle srsquoarrecircta Par le bruit que nos pas firent dans lrsquoairje preacutesumai que nous eacutetions devant la maison ― Silence maintenant medit-elle agrave lrsquooreille et veillez bien sur vous-mecircme  Ne perdez pas de vue unseul de mes signes je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nousdeux et il srsquoagit en ce moment de vous sauver la vie Puis elle ajoutamais agrave haute voix  ― Madame est dans une chambre au rez-de-chausseacutee pour y arriver il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit deson mari  ne toussez pas marchez doucement et suivez-moi bien de peurde heurter quelques meubles ou de mettre les pieds hors du tapis que jrsquoaiarrangeacute Ici lrsquoamant grogna sourdement comme un homme impatienteacute de

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tant de retards La cameacuteriste se tut jrsquoentendis ouvrir une porte je sentislrsquoair chaud drsquoun appartement et nous allacircmes agrave pas de loup comme desvoleurs en expeacutedition Enfin la douce main de la fille mrsquoocircta mon bandeauJe me trouvai dans une grande chambre haute drsquoeacutetage et mal eacuteclaireacuteepar une lampe fumeuse La fenecirctre eacutetait ouverte mais elle avait eacuteteacute gar-nie de gros barreaux de fer par le jaloux mari Jrsquoeacutetais jeteacute lagrave comme aufond drsquoun sac A terre sur une natte une femme dont la tecircte eacutetait cou-verte drsquoun voile de mousseline mais agrave travers lequel ses yeux pleins delarmes brillaient de tout lrsquoeacuteclat des eacutetoiles serrait avec force sur sa boucheun mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient jamais je nrsquoai vu si beau corps mais ce corps se tordait sous la douleurcomme une corde de harpe jeteacutee au feu La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes en les appuyant sur une espegravece de commode puis de ses deux mains elle se tenait aux bacirctons drsquoune chaise en tendantses bras dont toutes les veines eacutetaient horriblement gonfleacutees Elle res-semblait ainsi agrave un criminel dans les angoisses de la question Pas un cridrsquoailleurs pas drsquoautre bruit que le sourd craquement de ses os Nous eacutetionslagrave tous trois muets et immobiles Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante reacutegulariteacute Je voulus examiner la cameacuteriste  mais elleavait remis le masque dont elle srsquoeacutetait sans doute deacutebarrasseacutee pendant laroute et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agreacuteablementprononceacutees Lrsquoamant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de samaicirctresse et replia en double sur la figure un voile demousseline Lorsquejrsquoeus soigneusement observeacute cette femme je reconnus agrave certains symp-tocircmes jadis remarqueacutes dans une bien triste circonstance de ma vie quelrsquoenfant eacutetait mort Je me penchai vers la fille pour lrsquoinstruire de cet eacuteveacute-nement En ce moment le deacutefiant inconnu tira son poignard  mais jrsquoeusle temps de tout dire agrave la femme de chambre qui lui cria deux mots agrave voixbasse En entendant mon arrecirct lrsquoamant eut un leacuteger frisson qui passa surlui des pieds agrave la tecircte comme un eacuteclair il me sembla voir pacirclir sa figuresous son masque de velours noir La cameacuteriste saisit un moment ougrave cethomme au deacutesespoir regardait la mourante qui devenait violette et memontra sur une table des verres de limonade tout preacutepareacutes en me faisantun signe neacutegatif Je compris qursquoil fallait mrsquoabstenir de boire malgreacute lrsquohor-rible chaleur qui me desseacutechait le gosier Lrsquoamant eut soif  il prit un verre

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vide lrsquoemplit de limonade et but En ce moment la dame eut une convul-sion violente quimrsquoannonccedila lrsquoheure favorable agrave lrsquoopeacuteration Jemrsquoarmai decourage et je pus apregraves une heure de travail extraire lrsquoenfant par mor-ceaux LrsquoEspagnol ne pensa plus agrave mrsquoempoisonner en comprenant queje venais de sauver sa maicirctresse De grosses larmes roulaient par instantssur son manteau La femme ne jeta pas un cri mais elle tressaillait commeune becircte fauve surprise et suait agrave grosses gouttes Dans un instant horri-blement critique elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari le mari venait de se retourner  de nous quatre elle seule avait entendu lefroissement des draps le bruissement du lit ou des rideaux Nous nousarrecirctacircmes et agrave travers les trous de leurs masques la cameacuteriste et lrsquoamantse jetegraverent des regards de feu comme pour se dire  ― Le tuerons-nous srsquoilsrsquoeacuteveille  Jrsquoeacutetendis alors la main pour prendre le verre de limonade quelrsquoinconnu avait entameacute LrsquoEspagnol crut que jrsquoallais boire un des verrespleins  il bondit comme un chat posa son long poignard sur les deuxverres empoisonneacutes et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste Il y avait tant drsquoideacutees tant de sentiment dans ce signe et dans sonvif mouvement que je lui pardonnai les atroces combinaisons meacutediteacuteespour me tuer et ensevelir ainsi toute meacutemoire de cet eacuteveacutenement Apregravesdeux heures de soins et de craintes la cameacuteriste et moi nous recouchacircmessa maicirctresse Cet homme jeteacute dans une entreprise si aventureuse avaitpris en preacutevision drsquoune fuite des diamants sur papier  il les mit agrave moninsu dans ma poche Par parenthegravese comme jrsquoignorais le somptueux ca-deau de lrsquoEspagnol mon domestique mrsquoa voleacute ce treacutesor le surlendemainet srsquoest enfui nanti drsquoune vraie fortune Je dis agrave lrsquooreille de la femme dechambre les preacutecautions qui restaient agrave prendre et je voulus deacutecamper Lacameacuteriste resta pregraves de sa maicirctresse circonstance qui ne me rassura pasexcessivement  mais je reacutesolus de me tenir sur mes gardes Lrsquoamant fit unpaquet de lrsquoenfant mort et des linges ougrave la femme de chambre avait reccedilule sang de sa maicirctresse  il le serra fortement le cacha sous son manteaume passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer et sortitle premier en mrsquoinvitant par un geste agrave tenir le pan de son habit Jrsquoobeacuteisnon sans donner un dernier regard agravemamaicirctresse de hasard La cameacuteristearracha son masque en voyant lrsquoEspagnol dehors et me montra la plusdeacutelicieuse figure du monde Quand je me trouvai dans le jardin en plein

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air jrsquoavoue que je respirai comme si lrsquoon mrsquoeucirct ocircteacute un poids eacutenorme dedessus la poitrine Je marchais agrave une distance respectueuse de mon guideen veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attentionArriveacutes agrave la petite porte il me prit par la main mrsquoappuya sur les legravevres uncachet monteacute en bague que je lui avais vu agrave un doigt de la main gauche etje lui fis entendre que je comprenais ce signe eacuteloquent Nous nous trou-vacircmes dans la rue ougrave deux chevaux nous attendaient  nous montacircmeschacun le nocirctre mon Espagnol srsquoempara de ma bride la tint dans sa maingauche prit entre ses dents les guides de sa monture car il avait son pa-quet sanglant dans sa main droite et nous particircmes avec la rapiditeacute delrsquoeacuteclair Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pucirct meservir agrave me faire reconnaicirctre la route que nous parcourions Au petit jourje me trouvai pregraves dema porte et lrsquoEspagnol srsquoenfuit en se dirigeant vers laporte drsquoAtocha ― Et vous nrsquoavez rien aperccedilu qui puisse vous faire soup-ccedilonner agrave quelle femme vous aviez affaire  dit le colonel au chirurgien― Une seule chose reprit-il Quand je disposai lrsquoinconnue je remarquaisur son bras agrave peu pregraves au milieu une petite envie grosse comme unelentille et environneacutee de poils bruns En ce moment lrsquoindiscret chirur-gien pacirclit  tous les yeux fixeacutes sur les siens en suivirent la direction  nousvicircmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe drsquooran-gers En se voyant lrsquoobjet de notre attention cet homme disparut avecune leacutegegravereteacute de sylphe Un capitaine srsquoeacutelanccedila vivement agrave sa poursuite― Sarpejeu mes amis  srsquoeacutecria le chirurgien cet œil de basilic mrsquoa glaceacuteJrsquoentends sonner des cloches dans mes oreilles  Recevez mes adieux vousmrsquoenterrerez ici  ― Es-tu becircte  dit le colonel Hulot Falcon srsquoest mis agrave lapiste de lrsquoEspagnol qui nous eacutecoutait il saura bien nous en rendre raison― Heacute  bien srsquoeacutecriegraverent les officiers en voyant revenir le capitaine toutessouffleacute ― Au diable  reacutepondit Falcon il a passeacute je crois agrave travers lesmurailles Comme je ne pense pas qursquoil soit sorcier il est sans doute de lamaison  il en connaicirct les passages les deacutetours et mrsquoa facilement eacutechappeacute― Je suis perdu  dit le chirurgien drsquoune voix sombre ― Allons tiens-toicalme Beacutega (il srsquoappelait Beacutega) lui reacutepondis-je nous nous casernerons agravetour de rocircle chez toi jusqursquoagrave ton deacutepart Ce soir nous trsquoaccompagneronsEn effet trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu re-conduisirent le chirurgien agrave son logement et lrsquoun de nous srsquooffrit agrave rester

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chez lui Le surlendemain Beacutega avait obtenu son renvoi en France il faisaittous ses preacuteparatifs pour partir avec une dame agrave laquelle Murat donnaitune forte escorte  il achevait de dicircner en compagnie de ses amis lorsqueson domestique vint le preacutevenir qursquoune jeune dame voulait lui parler Lechirurgien et les trois officiers descendirent aussitocirct en craignant quelquepieacutege Lrsquoinconnue ne put que dire agrave son amant  ― Prenez garde  et tombamorte Cette femme eacutetait la cameacuteriste qui se sentant empoisonneacutee espeacute-rait arriver agrave temps pour sauver le chirurgien ― Diable  diable  srsquoeacutecria lecapitaine Falcon voilagrave ce qui srsquoappelle aimer  une Espagnole est la seulefemme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans lebocal Beacutega resta singuliegraverement pensif Pour noyer les sinistres pressen-timents qui le tourmentaient il se remit agrave table et but immodeacutereacutementainsi que ses compagnons Tous agrave moitieacute ivres se couchegraverent de bonneheure Au milieu de la nuit le pauvre Beacutega fut reacuteveilleacute par le bruit aiguque firent les anneaux de ses rideaux violemment tireacutes sur les tringles Ilse mit sur son seacuteant en proie agrave la treacutepidationmeacutecanique qui nous saisit aumoment drsquoun semblable reacuteveil Il vit alors debout devant lui un Espagnolenveloppeacute dans sonmanteau et qui lui jetait le mecircme regard brucirclant partidu buisson pendant la fecircte Beacutega cria  ― Au secours  A moi mes amis  Ace cri de deacutetresse lrsquoEspagnol reacutepondit par un rire amer ― Lrsquoopium croicirctpour tout le monde reacutepondit-il Cette espegravece de sentence dite lrsquoinconnumontra les trois amis profondeacutement endormis tira de dessous son man-teau un bras de femme reacutecemment coupeacute le preacutesenta vivement agrave Beacutegaen lui faisant voir un signe semblable agrave celui qursquoil avait si imprudemmentdeacutecrit  ― Est-ce bien le mecircme  demanda-t-il A la lueur drsquoune lanterneposeacutee sur le lit Beacutega reconnut le bras et reacutepondit par sa stupeur Sansplus amples informations le mari de lrsquoinconnue lui plongea son poignarddans le cœur

― Il faut raconter cela dit le journaliste a des charbonniers car il fautune foi robuste Pourriez-vous mrsquoexpliquer qui du mort ou de lrsquoEspagnola causeacute 

― Monsieur reacutepondit le Receveur des contributions jrsquoai soigneacute cepauvre Beacutega qui mourut cinq jours apregraves dans drsquohorribles souffrancesCe nrsquoest pas tout Lors de lrsquoexpeacutedition entreprise pour reacutetablir FerdinandVII je fus nommeacute agrave un poste en Espagne et fort heureusement je nrsquoallai

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pas plus loin qursquoagrave Tours car on me fit alors espeacuterer la recette de San-cerre La veille de mon deacutepart jrsquoeacutetais agrave un bal chez madame de Listo-megravere ougrave devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction En quit-tant la table drsquoeacutecarteacute jrsquoaperccedilus un Grand drsquoEspagne un Afrancesado enexil arriveacute depuis quinze jours en Touraine Il eacutetait venu fort tard agrave cebal ougrave il apparaissait pour la premiegravere fois dans le monde et visitait lessalons accompagneacute de sa femme dont le bras droit eacutetait absolument im-mobile Nous nous seacuteparacircmes en silence pour laisser passer ce couple quenous ne vicircmes pas sans eacutemotion Imaginez un vivant tableau de Murillo Sous des orbites creuseacutes et noircis lrsquohomme montrait des yeux de feuqui restaient fixes  sa face eacutetait desseacutecheacutee son cracircne sans cheveux offraitdes tons ardents et son corps effrayait le regard tant il eacutetait maigre Lafemme  imaginez-la  non vous ne la feriez pas vraie Elle avait cette ad-mirable taille qui a fait creacuteer ce mot demeneacuteho dans la langue espagnole quoique pacircle elle eacutetait belle encore  son teint par un privileacutege inouiuml pourune Espagnole eacuteclatait de blancheur  mais son regard plein du soleil delrsquoEspagne tombait sur vous comme un jet de plomb fondu ― Madamedemandai-je agrave la marquise vers la fin de la soireacutee par quel eacuteveacutenementavez-vous donc perdu le bras  ― Dans la guerre de lrsquoindeacutependance mereacutepondit-elle

― LrsquoEspagne est un singulier pays dit madame de La Baudraye il yreste quelque chose des mœurs arabes

― Oh  dit le journaliste en riant cette manie de couper les bras y estfort ancienne elle reparaicirct agrave certaines eacutepoques comme quelques-uns denos canards dans les journaux car ce sujet avait deacutejagrave fourni des piegraveces auTheacuteacirctre Espagnol degraves 1570hellip

― Me croyez-vous donc capable drsquoinventer une histoire  dit monsieurGravier piqueacute de lrsquoair impertinent de Lousteau

― Vous en ecirctes incapable reacutepondit le journaliste― Bah  dit Bianchon les inventions des romanciers et des drama-

turges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs piegraveces dans la viereacuteelle que les eacuteveacutenements de la vie reacuteelle montent sur le theacuteacirctre et se preacute-lassent dans les livres Jrsquoai vu se reacutealiser sous mes yeux la comeacutedie deTartuffe agrave lrsquoexception du deacutenoucircment  on nrsquoa jamais pu dessiller les yeuxagrave Orgon

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― Croyez-vous qursquoil puisse encore arriver en France des aventurescomme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier  dit madamede La Baudraye

― Eh  mon Dieu srsquoeacutecria le Procureur du Roi sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commeent par anneacutee en France il srsquoen trouvela moitieacute dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires quecelles de vos aventures et qui tregraves-souvent les surpassent en romanesqueCette veacuteriteacute nrsquoest-elle pas drsquoailleurs prouveacutee par la publication de la Ga-zee des Tribunaux agrave mon sens lrsquoun des plus grands abus de la Presse Cejournal qui ne date que de 1826 ou 1827 nrsquoexistait donc pas lors de mondeacutebut dans la carriegravere du Ministegravere public et les deacutetails du crime dont jevais vous parler nrsquoont pas eacuteteacute connus au delagrave du Deacutepartement ougrave il futperpeacutetreacute Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps agrave Tours une femmedont le mari avait disparu lors du licenciement de lrsquoarmeacutee de la Loire en1816 et qui naturellement fut pleureacute beaucoup se fit remarquer par uneexcessive deacutevotion Quand les missionnaires parcoururent les villes deprovince pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des im-pieacuteteacutes reacutevolutionnaires cette veuve fut une des plus ardentes proseacutelyteselle porta la croix elle y cloua son cœur en argent traverseacute drsquoune flegravecheet long-temps apregraves la mission elle allait tous les soirs faire sa priegravereaux pieds de la croix qui fut planteacutee derriegravere le chevet de la catheacutedraleEnfin vaincue par ses remords elle se confessa drsquoun crime eacutepouvantableElle avait eacutegorgeacute son mari comme on avait eacutegorgeacute Fualdegraves en le saignantelle lrsquoavait saleacute mis dans deux vieux poinccedilons en morceaux absolumentcomme srsquoil se fucirct (fut) agi drsquoun porc Et pendant fort long-temps tous lesmatins elle en coupait unmorceau et lrsquoallait jeter dans la Loire Le confes-seur consulta ses supeacuterieurs et avertit sa peacutenitente qursquoil devait preacutevenirle Procureur du Roi La femme attendit la descente de la justice Le Procu-reur du Roi le Juge drsquoInstruction en visitant la cave y trouvegraverent encorela tecircte du mari dans le sel et dans un des poinccedilons ― Mais malheureusedit le Juge drsquoInstruction agrave lrsquoinculpeacutee puisque vous avez eu la barbarie dejeter ainsi dans la riviegravere le corps de votre mari pourquoi nrsquoavez-vouspas fait disparaicirctre aussi la tecircte il nrsquoy aurait plus eu de preuveshellip― Je lrsquoaibien souvent essayeacute monsieur dit-elle  mais je lrsquoai toujours trouveacutee troplourde

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― Eh  bien qursquoa-t-on fait de la femme hellip srsquoeacutecriegraverent les deux Pari-siens

― Elle a eacuteteacute condamneacutee et exeacutecuteacutee agrave Tours reacutepondit le magistrat mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer lrsquointeacuterecirct sur ellemalgreacute lrsquoeacutenormiteacute du crime

― Eh  sait-on dit Bianchon toutes les trageacutedies qui se jouent derriegraverele rideau du meacutenage que le public ne soulegraveve jamaishellip Je trouve la justicehumaine malvenue agrave juger des crimes entre eacutepoux  elle y a tout droitcomme police mais elle nrsquoy entend rien dans ses preacutetentions agrave lrsquoeacutequiteacute

― Bien souvent la victime a eacuteteacute pendant si long-temps le bourreaureacutepondit naiumlvement madame de La Baudraye que le crime paraicirctrait quel-quefois excusable si les accuseacutes osaient tout dire

Cette reacuteponse provoqueacutee par Bianchon et lrsquohistoire raconteacutee par leProcureur du Roi rendirent les deux Parisiens tregraves-perplexes sur la situa-tion de Dinah  Aussi lorsque lrsquoheure du coucher fut arriveacutee y eut-il un deces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux chacircteauxougrave les garccedilons restent tous leur bougeoir agrave la main agrave causer mysteacuterieu-sement Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soireacutee ougravelrsquoinnocence de madame de La Baudraye avait eacuteteacute mise en lumiegravere

― Apregraves tout dit Lousteau lrsquoimpassibiliteacute de notre chacirctelaine indi-querait aussi bien une profonde deacutepravation que la candeur la plus en-fantinehellip Le Procureur du Roi mrsquoa eu lrsquoair de proposer de mettre le petitLa Baudraye en saladehellip

― Il ne revient que demain qui sait ce qui se passera cette nuit  ditGatien

― Nous le saurons srsquoeacutecria monsieur GravierLa vie de chacircteau comporte une infiniteacute de mauvaises plaisanteries

parmi lesquelles il en est qui sont drsquoune horrible perfidie Monsieur Gra-vier qui avait vu tant de choses proposa de mettre les scelleacutes agrave la portede madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi Les canardsaccusateurs du poegravete Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu queles espions de la vie de chacircteau fixent sur lrsquoouverture drsquoune porte par deuxpetites boules de cire applaties et placeacutees si bas ou si haut qursquoil est impos-sible de se douter de ce pieacutege Le galant sort-il et ouvre-t-il lrsquoautre portesoupccedilonneacutee la coiumlncidence des cheveux arracheacutes dit toutQuand chacun

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fut censeacute endormi le meacutedecin le journaliste le Receveur des contribu-tions et Gatien vinrent pieds nus en vrais voleurs condamner mysteacute-rieusement les deux portes et se promirent de venir agrave cinq heures dumatin veacuterifier lrsquoeacutetat des scelleacutes Jugez de leur eacutetonnement et du plaisir deGatien lorsque tous quatre un bougeoir agrave la main agrave peine vecirctus vinrentexaminer les cheveux et trouvegraverent celui du Procureur du Roi et celui demadame de La Baudraye dans un satisfaisant eacutetat de conservation

― Est-ce la mecircme cire  dit monsieur Gravier― Est-ce les mecircmes cheveux  demanda Lousteau― Oui dit Gatien― Ceci change tout srsquoeacutecria Lousteau vous aurez battu les buissons

pour Robin-des-BoisLe Receveur des contributions et le fils du Preacutesident srsquointerrogegraverent

par un coup drsquoœil qui voulait dire  Nrsquoy a-t-il pas dans cette phrase quelquechose de piquant pour nous  devons-nous rire ou nous facirccher 

― Si dit le journaliste agrave lrsquooreille de Bianchon Dinah est vertueuseelle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour

Lrsquoideacutee drsquoemporter en quelques instants une place qui reacutesistait depuisneuf ans aux Sancerrois sourit alors agrave Lousteau Dans cette penseacutee il des-cendit le premier dans le jardin espeacuterant y rencontrer la chacirctelaine Cehasard arriva drsquoautant mieux que madame de La Baudraye avait aussi ledeacutesir de srsquoentretenir avec son critique La moitieacute des hasards sont cher-cheacutes

― Hier vous avez chasseacute monsieur dit madame de La Baudraye Cematin je suis assez embarrasseacutee de vous offrir quelque nouvel amuse-ment  agrave moins que vous ne vouliez venir agrave La Baudraye ougrave vous pourrezobserver la province un peumieux qursquoici  car vous nrsquoavez fait qursquoune bou-cheacutee de mes ridicules  mais le proverbe sur la plus belle fille du monderegarde aussi la pauvre femme de province

― Ce petit sot de Gatien reacutepondit Lousteau vous a reacutepeacuteteacute sans douteune phrase dite par moi pour lui faire avouer qursquoil vous adorait Votresilence avant-hier pendant le dicircner et pendant toute la soireacutee mrsquoa suffi-samment reacuteveacuteleacute lrsquoune de ces indiscreacutetions qui ne se commettent jamais agraveParis Que voulez-vous  je ne me flatte pas drsquoecirctre intelligible Ainsi jrsquoaicomploteacute de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour sa-

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voir si nous vous causerions agrave vous et agrave monsieur de Clagny quelque re-mordshellipOh  rassurez-vous nous avons la certitude de votre innocence Sivous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat vous eus-siez perdu tout votre prix agrave mes yeuxhellip Jrsquoaime ce qui est complet Vousnrsquoaimez pas vous ne pouvez pas aimer ce froid ce petit ce sec ce muetusurier en poinccedilons et en terres qui vous plante lagrave pour vingt-cinq cen-times agrave gagner sur des regains  Oh  jrsquoai bien reconnu lrsquoidentiteacute de mon-sieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris  crsquoest lamecircme natureVingt-huit ans belle sage sans enfantshellip tenez madame je nrsquoai jamaisrencontreacute le problegraveme de la vertu mieux poseacutehellip Lrsquoauteur de Paquita la Seacute-villane doit avoir recircveacute bien des recircves hellip Je puis vous parler de toutes ceschoses sans lrsquohypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent je suisvieux avant le temps Je nrsquoai plus drsquoillusions en conserve-t-on au meacutetierque jrsquoai fait hellip

En deacutebutant ainsi Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouillesil allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que lesfemmes se font demander pendant des anneacutees teacutemoin le pauvre Procu-reur du Roi pour qui la derniegravere faveur consistait agrave serrer un peu pluscoitement qursquoagrave lrsquoordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchantlrsquoheureux homme  Aussi pour ne pas mentir agrave son renom de femme su-peacuterieure madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfreddu Feuilleton en lui propheacutetisant tout un avenir drsquoamour auquel il nrsquoavaitpas songeacute

― Vous avez chercheacute le plaisir mais vous nrsquoavez pas encore aimeacute dit-elle Croyez-moi lrsquoamour veacuteritable arrive souvent agrave contre-sens de la vieVoyez monsieur de Gentz tombant dans sa vieillesse amoureux de FannyEllsler et abandonnant les reacutevolutions de juillet pour les reacutepeacutetitions decette danseuse 

― Cela me semble difficile reacutepondit Lousteau Je crois agrave lrsquoamour maisje ne crois plus agrave la femmehellip Il y a sans doute en moi des deacutefauts quimrsquoempecircchent drsquoecirctre aimeacute car jrsquoai souvent eacuteteacute quitteacute Peut-ecirctre ai-je trople sentiment de lrsquoideacutealhellip comme tous ceux qui ont creuseacute la reacutealiteacutehellip

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui jeteacutedans le milieu parisien le plus spirituel en rapportait les axiomes har-

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dis les deacutepravations presque naiumlves les convictions avanceacutees et qui srsquoilnrsquoeacutetait pas supeacuterieur jouait au moins tregraves-bien la supeacuterioriteacute Eacutetienne eutaupregraves de Dinah tout le succegraves drsquoune premiegravere repreacutesentation Paquita laSancerroise aspira les tempecirctes de Paris lrsquoair de Paris Elle passa lrsquounedes journeacutees les plus agreacuteables de sa vie entre Eacutetienne et Bianchon quilui racontegraverent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jourles traits drsquoesprit qui seront quelque jour lrsquoana de notre siegravecle  mots etfaits vulgaires agrave Paris mais tout nouveaux pour elle Naturellement Lous-teau dit beaucoup de mal de la grande ceacuteleacutebriteacute feacuteminine du Berry maisdans lrsquoeacutevidente intention de flatter madame de La Baudraye et de lrsquoame-ner sur le terrain des confidences litteacuteraires en lui faisant consideacuterer ceteacutecrivain comme sa rivale Cette louange enivra madame de La Baudrayequi parut agrave monsieur de Clagny au Receveur des contributions et agrave Ga-tien plus affectueuse que la veille avec Eacutetienne Ces amants de Dinah re-grettegraverent bien drsquoecirctre alleacutes tous agrave Sancerre ougrave ils avaient tambourineacute lasoireacutee drsquoAnzy Jamais agrave les entendre rien de si spirituel ne srsquoeacutetait dit LesHeures srsquoeacutetaient envoleacutees sans qursquoon pucirct en voir les pieds leacutegers Les deuxParisiens furent ceacuteleacutebreacutes par eux comme deux prodiges

Ces exageacuterations trompeteacutees sur le Mail eurent pour effet de faire ar-river seize personnes le soir au chacircteau drsquoAnzy les unes en cabriolet defamille les autres en char-agrave-bancs et quelques ceacutelibataires sur des che-vaux de louage Vers sept heures ces provinciaux firent plus ou moinsbien leurs entreacutees dans lrsquoimmense salon drsquoAnzy que Dinah preacutevenue decette invasion avait eacuteclaireacute largement auquel elle avait donneacute tout sonlustre en deacutepouillant ses beaux meubles de leurs housses grises car elleregarda cette soireacutee comme un de ses grands jours Lousteau Bianchon etDinah eacutechangegraverent des regards pleins de finesse en examinant les posesen eacutecoutant les phrases de ces visiteurs alleacutecheacutes par la curiositeacute Com-bien de rubans invalides de dentelles heacutereacuteditaires de vieilles fleurs plusartificieuses qursquoartificielles se preacutesentegraverent audacieusement sur des bon-nets bisannuels  La Preacutesidente Boirouge cousine de Bianchon eacutechangeaquelques phrases avec le docteur de qui elle obtint une consultation gra-tuite en lui expliquant de preacutetendues douleurs nerveuses agrave lrsquoestomac danslesquelles il reconnut des indigestions peacuteriodiques

― Prenez tout bonnement du theacute tous les jours une heure apregraves votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

dicircner comme les Anglais et vous serez gueacuterie car ce que vous eacuteprouvezest une maladie anglaise reacutepondit gravement Bianchon

― Crsquoest deacutecideacutement un bien grand meacutedecin dit la Preacutesidente en reve-nant aupregraves de madame de Clagny de madame Popinot-Chandier et demadame Gorju la femme du maire

― On dit reacutepliqua sous son eacuteventail madame de Clagny que Dinahlrsquoa fait venir bien moins pour les Eacutelections que pour savoir drsquoougrave provientsa steacuteriliteacutehellip

Dans le premier moment de leur succegraves Lousteau preacutesenta le savantmeacutedecin comme le seul candidat possible aux prochaines Eacutelections MaisBianchon au grand contentement du nouveau Sous-Preacutefet fit observerqursquoil lui paraissait presque impossible drsquoabandonner la science pour lapolitique

― Il nrsquoy a dit-il que des meacutedecins sans clientegravele qui puissent se fairenommer deacuteputeacutes Nommez donc des hommes drsquoEacutetat des penseurs desgens dont les connaissances soient universelles et qui sachent se mettreagrave la hauteur ougrave doit ecirctre un leacutegislateur  voilagrave ce qui manque dans nosChambres et ce qursquoil faut agrave notre pays 

Deux ou trois jeunes personnes quelques jeunes gens et les femmesexaminaient Lousteau comme si crsquoeucirct eacuteteacute un faiseur de tours

― Monsieur Gatien Boirouge preacutetend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an agrave eacutecrire dit la femme du maire agrave madame deClagny le croyez-vous 

― Est-ce possible  puisqursquoon ne paye que mille eacutecus un Procureur duRoihellip

― Monsieur Gatien dit madame Chandier faites-donc parler touthaut monsieur Lousteau je ne lrsquoai pas encore entenduhellip

― Quelles jolies bottes il a dit mademoiselle Chandier agrave son fregravere etcomme elles reluisent 

― Bah  crsquoest du vernis ― Pourquoi nrsquoen as-tu pas Lousteau finit par trouver qursquoil posait un peu trop et reconnut

dans lrsquoattitude des Sancerrois les indices du deacutesir qui les avait ameneacutes― Quelle charge pourrait-on leur faire  pensa-t-il

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La muse du deacutepartement Chapitre

En ce moment le preacutetendu valet de chambre de La Baudraye un valetde ferme vecirctu drsquoune livreacutee apporta les lettres les journaux et remit un pa-quet drsquoeacutepreuves que le journaliste laissa prendre agrave Bianchon car madamede La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelleseacutetaient assez typographiques  ― Comment  la litteacuterature vous poursuitjusqursquoici 

― Non pas la litteacuterature reacutepondit-il mais la Revue ougrave jrsquoachegraveve uneNouvelle et qui paraicirct dans dix jours Je suis venu sous le coup de  La finagrave la prochaine livraison et jrsquoai ducirc donner mon adresse agrave lrsquoimprimeur Ah nous mangeons un pain bien chegraverement vendu par les speacuteculateurs enpapier noirci  Je vous peindrai lrsquoespegravece curieuse des Directeurs de Revue

― Quand la conversation commencera-t-elle  dit alors agrave Dinah ma-dame de Clagny comme on demande  A quelle heure le feu drsquoartifice 

― Je croyais dit madame Popinot-Chandier agrave sa cousine la PreacutesidenteBoirouge que nous aurions des histoires

En ce moment ougrave comme un parterre impatient les Sancerrois fai-saient entendre des murmures Lousteau vit Bianchon perdu dans unerecircverie inspireacutee par lrsquoenveloppe des eacutepreuves

― Qursquoas-tu  lui dit Eacutetienne― Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une macula-

ture qui enveloppait tes eacutepreuves Tiens lis  Olympia ou les Vengeancesromaines

― Voyons dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que luitendit le docteur et il lut agrave haute voix ceci 

caverne Rinaldo srsquoindignant de la lacirccheteacute de ses compa-gnons qui nrsquoavaient de courage qursquoen plein air et nrsquoosaientsrsquoaventurer dans Rome jeta sur eux un regard de meacutepris― Je suis donc seul hellip leur dit-ilIl parut penser puis il reprit  ― Vous ecirctes des miseacuterablesjrsquoirai seul et jrsquoaurai seul cette riche proiehellip vous mrsquoenten-dez hellip Adieu― Mon capitaine hellip dit Lamberti et si vous eacutetiez pris sansavoir reacuteussi hellip― Dieu me protegravege hellip reprit Rinaldo en montrant le ciel

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A ces mots il sortit et rencontra sur la route lrsquointendant deBracciano

― La page est finie dit Lousteau que tout le monde avait religieuse-ment eacutecouteacute

― Il nous lit son ouvrage dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier

― Drsquoapregraves les premiers mots il est eacutevident mesdames reprit le jour-naliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois que lesbrigands sont dans une caverne Quelle neacutegligence mettaient alors lesromanciers dans les deacutetails aujourdrsquohui si curieusement si longuementobserveacutes sous preacutetexte de couleur locale  Si les voleurs sont dans une ca-verne au lieu de  en montrant le ciel il aurait fallu  en montrant la voucircteMalgreacute cette incorrection Rinaldo me semble un homme drsquoexeacutecution etson apostrophe agrave Dieu sent lrsquoItalie Il y avait dans ce roman un soupccedilon decouleur locale Peste  des brigands une caverne un Lamberti qui sait cal-culerhellip Je vois tout un vaudeville dans cette page Ajoutez agrave ces premierseacuteleacutements un bout drsquointrigue une jeune paysanne agrave chevelure releveacutee agravejupes courtes et une centaine de couplets deacutetestableshellip oh  mon Dieu lepublic viendra Et puis Rinaldohellip comme ce nom-lagrave convient agrave Lafont En lui supposant des favoris noirs un pantalon collant un manteau desmoustaches un pistolet et un chapeau pointu  si le directeur du Vaude-ville a le courage de payer quelques articles de journaux voilagrave cinquanterepreacutesentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits drsquoau-teur si je veux dire du bien de la piegravece dans mon feuilleton Continuons

La duchesse de Bracciano retrouva son gant Certes Adolphequi lrsquoavait rameneacutee au bosquet drsquoorangers put croire qursquoily avait de la coquetterie dans cet oubli  car alors le bosqueteacutetait deacutesert Le bruit de la fecircte retentissait vaguement au loinLes fantoccini annonceacutes avaient attireacute tout le monde dansla galerie Jamais Olympia ne parut plus belle agrave son amantLeurs regards animeacutes du mecircme feu se comprirent Il y eutun moment de silence deacutelicieux pour leurs acircmes et impos-sible agrave rendre Ils srsquoassirent sur le mecircme banc ougrave ils srsquoeacutetaienttrouveacutes en preacutesence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

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― Malepeste  je ne vois plus notre Rinaldo srsquoeacutecria Lousteau Maisquels progregraves dans la compreacutehension de lrsquointrigue un homme litteacuterairene fera-t-il pas agrave cheval sur cette page  La duchesse Olympia est unefemme qui pouvait oublier agrave dessein ses gants dans un bosquet deacutesert 

― A moins drsquoecirctre placeacute entre lrsquohuicirctre et le sous-chef de bureau lesdeux creacuteations les plus voisines du marbre dans le regravegne zoologique ilest impossible de ne pas reconnaicirctre dans Olympia une femme de trenteans  dit madame de La Baudraye Adolphe en a degraves lors vingt-deux carune Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans

― Avec ces deux suppositions le roman peut se reconstruire repritLousteau Et ce chevalier de Paluzzi  hein hellip quel homme  Dans ces deuxpages le style est faible lrsquoauteur eacutetait peut-ecirctre un employeacute des Droits-Reacuteunis il aura fait le roman pour payer son tailleurhellip

― A cette eacutepoque dit Bianchon il y avait une censure et il faut ecirctreaussi indulgent pour lrsquohomme qui passait sous les ciseaux de 1805 quepour ceux qui allaient agrave lrsquoeacutechafaud en 1793

― Comprenez-vous quelque chose  demanda timidement madameGorju la femme du Maire agrave madame de Clagny

La femme du Procureur du Roi qui selon lrsquoexpression de monsieurGravier aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814 se raffermitsur ses hanches comme un cavalier sur ses eacutetriers et fit une moue agrave savoisine qui voulait dire  ― On nous regarde  sourions comme si nouscomprenions

― Crsquoest charmant  dit la mairesse agrave Gatien De gracircce monsieur Lous-teau continuez 

Lousteau regarda les deux femmes deux vraies pagodes indiennes etput tenir son seacuterieux Il jugea neacutecessaire de srsquoeacutecrier  Attention  en repre-nant ainsi 

robe frocircla dans le silence Tout agrave coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse Il avait un visage sombre son front semblait chargeacute de nuages et un sourire amer sedessinait dans ses rides― Madame dit-il vous ecirctes soupccedilonneacutee Si vous ecirctes cou-pable fuyez  si vous ne lrsquoecirctes pas fuyez encore  parce que

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vertueuse ou criminelle vous serez de loin bienmieux en eacutetatde vous deacutefendrehellip― Je remercie Votre Eacuteminence de sa sollicitude dit-elle leduc de Bracciano reparaicirctra quand je jurerai neacutecessaire defaire voir qursquoil existe

― Le cardinal Borborigano  srsquoeacutecria Bianchon Par les clefs du pape si vous ne mrsquoaccordez pas qursquoil se trouve une magnifique creacuteation seule-ment dans le nom si vous ne voyez pas agrave ces mots  robe frocircla dans lesilence  toute la poeacutesie du rocircle de Schedoni inventeacute par madame Radcliffedans le Confessionnal des Peacutenitents noirs vous ecirctes indigne de lire des ro-manshellip

― Pour moi reprit Dinah qui eut pitieacute des dix-huit figures qui regar-daient Lousteau la fable marche Je connais tout  je suis agrave Rome je voisle cadavre drsquoun mari assassineacute dont la femme audacieuse et perverse aeacutetabli son lit sur un crategravere A chaque nuit agrave chaque plaisir elle se dit Tout va se deacutecouvrir hellip

― La voyez-vous srsquoeacutecria Lousteau eacutetreignant ce monsieur Adolpheelle le serre elle veutmettre toute sa vie dans un baiser hellipAdolpheme faitlrsquoeffet drsquoecirctre un jeune homme parfaitement bien fait mais sans esprit unde ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes Rinaldo plane sur lrsquoin-trigue que nous se connaissons pas mais qui doit ecirctre corseacutee comme celledrsquounmeacutelodrame de Pixeacutereacutecourt Nous pouvons nous figurer drsquoailleurs queRinaldo passe dans le fond du theacuteacirctre comme un personnage des dramesde Victor Hugo

― Et crsquoest le mari peut-ecirctre srsquoeacutecria madame de La Baudraye― Comprenez-vous quelque chose agrave tout cela  demandamadame Pieacute-

defer agrave la Preacutesidente― Crsquoest ravissant dit madame de La Baudraye agrave sa megravereTous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des

piegraveces de cent sous― Continuez de gracircce fit madame de La BaudrayeLousteau continua

― Votre clef hellip― Lrsquoauriez-vous perdue hellip

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― Elle est dans le bosquethellip― Couronshellip― Le cardinal lrsquoaurait-il prise hellip― Nonhellip La voicihellip― De quel danger nous sortons Olympia regarda la clef elle crut reconnaicirctre la sienne  maisRinaldo lrsquoavait changeacutee  ses ruses avaient reacuteussi il posseacutedaitla veacuteritable clef Moderne Cartouche il avait autant drsquohabi-leteacute que de courage et soupccedilonnant que des treacutesors consideacute-rables pouvaient seuls obliger une duchesse agrave toujours porteragrave sa ceinture

― Cherche hellip srsquoeacutecria Lousteau La page qui faisait le recto suivant nrsquoyest pas il nrsquoy a plus pour nous tirer drsquoinquieacutetude que la page 212

― Si la clef avait eacuteteacute perdue ― Il serait morthellip― Mort  ne devriez-vous pas acceacuteder agrave la derniegravere priegravere qursquoilvous a faite et lui donner la liberteacute aux conditions qursquoilhellip― Vous ne le connaissez pashellip― Maishellip― Tais-toi Je trsquoai pris pour amant et non pour confesseurAdolphe garda le silence

― Puis voilagrave un Amour sur une chegravevre au galop une vignette dessineacuteepar Normand graveacutee par Duplathellip Oh  les noms y sont dit Lousteau

― Eh  bien la suite  dirent ceux des auditeurs qui comprenaient― Mais le chapitre est fini reacutepondit Lousteau La circonstance de la

vignette change totalement mes opinions sur lrsquoauteur Pour avoir ob-tenu sous lrsquoEmpire des vignettes graveacutees sur bois lrsquoauteur devait ecirctreun Conseiller drsquoEacutetat ou madame Bartheacutelemy-Hadot feu Desforges ou Se-wrin

― Adolphe garda le silence hellip Ah  dit Bianchon la duchesse a moinsde trente ans

― Srsquoil nrsquoy a plus rien inventez une fin  dit madame de La Baudraye

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― Mais dit Lousteau la maculature nrsquoa eacuteteacute tireacutee que drsquoun seul cocircteacute Enstyle typographique le cocircteacute de seconde ou pour vous mieux faire com-prendre tenez le revers qui aurait ducirc ecirctre imprimeacute se trouve avoir reccediluun nombre incommensurable drsquoempreintes diverses elle appartient agrave laclasse des feuilles dites de mise en train

Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistentles deacuteregraveglements drsquoune feuille demise en train sachez qursquoelle ne peut pasplus garder trace des douze premiegraveres pages que les pressiers y ont im-primeacutees que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premiercoup de bacircton qursquoon vous eucirct donneacute si quelque pacha vous eucirct condam-neacutee agrave en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds

― Je suis comme une folle dit madame Popinot-Chandier agrave monsieurGravier  je tacircche de mrsquoexpliquer le Conseiller drsquoEacutetat le Cardinal la clefet cette maculathellip

― Vous nrsquoavez pas la clef de cette plaisanterie dit monsieur Gravier eh  bien ni moi non plus belle dame rassurez-vous

― Mais il y a une autre feuille dit Bianchon qui regarda sur la tableougrave se trouvaient les eacutepreuves

― Bon dit Lousteau elle est saine et entiegravere  Elle est signeacutee IV  J 2ᵉeacutedition Mesdames le IV indique le quatriegraveme volume Le J dixiegraveme lettrede lrsquoalphabet la dixiegraveme feuille Il me paraicirct degraves lors prouveacute que sauf lesruses du libraire les Vengeances romaines ont eu du succegraves puisqursquoellesauraient eu deux eacuteditions Lisons et deacutechiffrons cette eacutenigme 

corridor  mais se sentant poursuivi par les gens de la du-chesse Rinaldo

― Va te promener ― Oh  dit madame de La Baudraye il y a eu des eacuteveacutenements impor-

tants entre votre fragment de maculature et cette page― Dites madame cette preacutecieuse bonne feuille  Mais la maculature

ougrave la duchesse a oublieacute ses gants dans le bosquet appartient-elle au qua-triegraveme volume  Au diable  continuons 

ne trouve pas drsquoasile plus sucircr que drsquoaller sur-le-champ dans lesouterrain ougrave devaient ecirctre les treacutesors de la maison de Brac-ciano Leacuteger comme la Camille du poegravete latin il courut vers

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lrsquoentreacutee mysteacuterieuse des Bains de Vespasien Deacutejagrave les torcheseacuteclairaient les murailles lorsque lrsquoadroit Rinaldo deacutecouvrantavec la perspicaciteacute dont lrsquoavait doueacute la nature la porte ca-cheacutee dans le mur disparut promptement Une horrible reacute-flexion sillonna lrsquoacircme de Rinaldo comme la foudre quand elledeacutechire les nuages Il srsquoeacutetait emprisonneacute hellip Il tacircta le

― Oh  cette bonne feuille et le fragment demaculature se suivent  Laderniegravere page du fragment est la 212 et nous avons ici 217  Et en effet sidans la maculature Rinaldo qui a voleacute la clef des treacutesors de la duchesseOlympia en lui en substituant une agrave peu pregraves semblable se trouve danscee bonne feuille au palais des ducs de Bracciano le roman me paraicirctmarcher agrave une conclusion quelconque Je souhaite que ce soit aussi clairpour vous que cela le devient pour moihellip Pour moi la fecircte est finie lesdeux amants sont revenus au palais Bracciano il est nuit il est une heuredu matin Rinaldo va faire un bon coup 

― Et Adolphe hellip dit le Preacutesident Boirouge qui passait pour ecirctre unpeu leste en paroles

― Et quel style  dit Bianchon  Rinaldo qui trouve lrsquoasile drsquoaller hellip― Eacutevidemment ni Maradan ni les Treuttel et Wurtz ni Doguereau

nrsquoont imprimeacute ce roman-lagrave dit Lousteau  car ils avaient des correcteursagrave leurs gages qui revoyaient leurs eacutepreuves  un luxe que nos eacutediteurs ac-tuels devraient bien se donner les auteurs drsquoaujourdrsquohui srsquoen trouveraientbienhellip Ce sera quelque pacotilleur du quaihellip

― Quel quai  dit une dame agrave sa voisine On parlait de bainshellip― Continuez dit madame de La Baudraye― En tout cas ce nrsquoest pas drsquoun Conseiller drsquoEacutetat dit Bianchon― Crsquoest peut-ecirctre de madame Hadot dit Lousteau― Pourquoi fourrent-ils lagrave-dedans madame Hadot de La Chariteacute  de-

manda la Preacutesidente agrave son fils― Cette madame Hadot ma chegravere Preacutesidente reacutepondit la chacirctelaine

eacutetait une femme-auteur qui vivait sous le Consulathellip― Les femmes eacutecrivaient donc sous lrsquoEmpereur  demanda madame

Popinot-Chandier― Et madame de Genlis et madame de Staeumll  fit le Procureur du Roi

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piqueacute pour Dinah de cette observation― Ah ― Continuez de gracircce dit madame La Baudraye agrave LousteauLousteau reprit la lecture en disant  ― Page 218 

mur avec une inquiegravete preacutecipitation et jeta un cri de deacuteses-poir quand il eut vainement chercheacute les traces de la serrureagrave secret Il lui fut impossible de se refuser agrave reconnaicirctre lrsquoaf-freuse veacuteriteacute La porte habilement construite pour servir lesvengeances de la duchesse ne pouvait pas srsquoouvrir en dedansRinaldo colla sa joue agrave divers endroits et ne sentit nulle partlrsquoair chaud de la galerie Il espeacuterait rencontrer une fente quilui indiquerait lrsquoendroit ougrave finissait le mur mais rien rien la paroi semblait ecirctre drsquoun seul bloc de marbrehellip Alors il luieacutechappe un sourd rugissement drsquohyegravenehellip

― Heacute  bien nous croyions avoir reacutecemment inventeacute les cris dehyegravene  dit Lousteau la litteacuterature de lrsquoEmpire les connaissait deacutejagrave lesmettait mecircme en scegravene avec un certain talent drsquohistoire naturelle  ce queprouve le mot sourd

― Ne faites plus de reacuteflexions monsieur dit madame de La Baudraye― Vous y voilagrave srsquoeacutecria Bianchon lrsquointeacuterecirct ce monstre romantique

vous a mis la main au collet comme agrave moi tout agrave lrsquoheure― Lisez  cria le Procureur du Roi je comprends ― Le fat  dit le Preacutesident agrave lrsquooreille de son voisin le Sous-Preacutefet― Il veut flatter madame de La Baudraye reacutepondit le nouveau Sous-

Preacutefet― Eh  bien je lis de suite dit solennellement LousteauOn eacutecouta le journaliste dans le plus profond silence

Un geacutemissement profond reacutepondit au cri de Rinaldo  maisdans son trouble il le prit pour un eacutecho tant ce geacutemissementeacutetait faible et creux  il ne pouvait pas sortir drsquoune poitrinehumainehellip― Santa Maria  dit lrsquoinconnu

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― Si je quitte cette place je ne saurai plus la retrouver  pensaRinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumeacute Frapper jeserai reconnu  que faire ― Qui donc est lagrave  demanda la voix― Hein  dit le brigand les crapauds parleraient-ils ici ― Je suis le duc de Bracciano  Qui que vous soyez si vousnrsquoappartenez pas agrave la duchesse venez au nom de tous lessaints venez agrave moihellip― Il faudrait savoir ougrave tu es monseigneur le duc reacuteponditRinaldo avec lrsquoimpertinence drsquoun homme qui se voit neacuteces-saire― Je te vois mon ami car mes yeux se sont accoutumeacutes agravelrsquoobscuriteacute Eacutecoute marche droit bienhellip tourne agrave gauchehellipviens icihellip Nous voilagrave reacuteunisRinaldo mettant ses mains en avant par prudence rencontrades barres de fer― On me trompe  cria le bandit― Non tu as toucheacute ma cagehellip Assieds-toi sur un fucirct de por-phyre qui est lagrave― Comment le duc de Bracciano peut-il ecirctre dans une cage demanda le bandit― Mon ami jrsquoy suis depuis trente mois debout sans avoirpu mrsquoasseoir Mais qui es-tu toi ― Je suis Rinaldo le prince de la campagne le chef de quatre-vingts braves que les lois nomment agrave tort des sceacuteleacuterats quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par unevieille habitude― Dieu soit loueacute hellip Je suis sauveacutehellip Un honnecircte homme au-rait eu peur  tandis que je suis sucircr de pouvoir tregraves-bien mrsquoen-tendre avec toi srsquoeacutecria le duc O mon cher libeacuterateur tu doisecirctre armeacute jusqursquoaux dents― E verissimo ― Aurais-tu deshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Oui des limes des pinceshellip Corpo di Bacco  je venais em-prunter indeacutefiniment les treacutesors des Bracciani― Tu en auras leacutegitimement une bonne part mon cher Ri-naldo et peut-ecirctre irai-je faire la chasse aux hommes en tacompagniehellip― Vous mrsquoeacutetonnez Excellence ― Eacutecoute-moi Rinaldo  Je ne te parlerai pas du deacutesir de ven-geance qui me ronge le cœur  je suis lagrave depuis trente mois mdashtu es Italien mdash tu me comprendras  Ah  mon ami ma fatigueet mon eacutepouvantable captiviteacute ne sont rien en comparaisondu mal qui me ronge le cœur La duchesse de Bracciano estencore une des plus belles femmes de Rome je lrsquoaimais assezpour en ecirctre jalouxhellip― Vous son mari hellip― Oui jrsquoavais tort peut-ecirctre ― Certes cela ne se fait pas dit Rinaldo― Ma jalousie fut exciteacutee par la conduite de la duchesse re-prit le duc Lrsquoeacuteveacutenement a prouveacute que jrsquoavais raison Un jeuneFranccedilais aimait Olympia il eacutetait aimeacute drsquoelle jrsquoeus des preuvesde leur mutuelle affectionhellip

― Mille pardons  mesdames dit Lousteau  mais voyez-vous il mrsquoestimpossible de ne pas vous faire observer combien la litteacuterature de lrsquoEm-pire allait droit au fait sans aucun deacutetail ce qui me semble le caractegraveredes temps primitifs La litteacuterature de cette eacutepoque tenait le milieu entrele sommaire des chapitres du Teacuteleacutemaque et les reacutequisitoires du Ministegraverepublic Elle avait des ideacutees mais elle ne les exprimait pas la deacutedaigneuse elle observait mais elle ne faisait part de ses observations agrave personnelrsquoavare  il nrsquoy avait que Foucheacute qui fit part de ses observations agrave quel-qursquoun La lieacuterature se contentait alors suivant lrsquoexpression drsquoun des plusniais critiques de la Revue des Deux-Mondes drsquoune assez pure esquisse etdu contour bien net de toutes les figures agrave lrsquoantique  elle ne dansait pas surles peacuteriodes  Je le crois bien elle nrsquoavait pas de peacuteriodes elle nrsquoavait pasde mots agrave faire chatoyer  elle vous disait Lubin aimait Toinette Toinettenrsquoaimait pas Lubin  Lubin tua Toinette et les gendarmes prirent Lubin qui

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fut mis en prison meneacute agrave la Cour drsquoAssises et guillotineacute Forte esquissecontour net  Quel beau drame  Eh  bien aujourdrsquohui les barbares fontchatoyer les mots

― Et quelquefois les morts dit monsieur de Clagny― Ah  reacutepliqua Lousteau vous vous donnez de ces R ― Que veut-il dire  demanda madame de Clagny que ce calembour

inquieacuteta― Il me semble que je marche dans un four reacutepondit la Mairesse― Sa plaisanterie perdrait agrave ecirctre expliqueacutee fit observer Gatien― Aujourdrsquohui reprit Lousteau les romanciers dessinent des carac-

tegraveres  et au lieu du contour net ils vous deacutevoilent le cœur humain ilsvous inteacuteressent soit agrave Toinette soit agrave Lubin

― Moi je suis effrayeacute de lrsquoeacuteducation du public en fait de litteacuterature ditBianchon Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoirla guerre le lecteur a fini par apprendre lrsquoart Jadis on ne demandait quede lrsquointeacuterecirct au roman  quant au style personne nrsquoy tenait pas mecircme lrsquoau-teur  quant agrave des ideacutees zeacutero  quant agrave la couleur locale neacuteant Insensible-ment le lecteur a voulu du style de lrsquointeacuterecirct du patheacutetique des connais-sances positives  il a exigeacute les cinq sens litteacuteraires  lrsquoinvention le style lapenseacutee le savoir le sentiment  puis la Critique est venue brochant surle tout Le critique incapable drsquoinventer autre chose que des calomnies apreacutetendu que toute œuvre qui nrsquoeacutemanait pas drsquoun cerveau complet eacutetaitboiteuseQuelques charlatans commeWalter Scott qui pouvaient reacuteunirles cinq sens litteacuteraires srsquoeacutetant alors montreacutes ceux qui nrsquoavaient que delrsquoesprit que du savoir que du style ou que du sentiment ces eacuteclopeacutes cesaceacutephales ces manchots ces borgnes litteacuteraires se sont mis agrave crier quetout eacutetait perdu ils ont precirccheacute des croisades contre les gens qui gacirctaientle meacutetier ou ils en ont nieacute les œuvres

― Crsquoest lrsquohistoire de vos derniegraveres querelles litteacuteraires fit observerDinah

― De gracircce  srsquoeacutecria monsieur de Clagny revenons au duc de Brac-ciano

Au grand deacutesespoir de lrsquoassembleacutee Lousteau reprit la lecture de labonne feuille

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Alors je voulus mrsquoassurer de mon malheur afin de pou-voir me venger sous lrsquoaile de la Providence et de la Loi Laduchesse avait devineacute mes projets Nous nous combattionspar la penseacutee avant de nous combattre le poison agrave la mainNous voulions nous imposer mutuellement une confianceque nous nrsquoavions pas  moi pour lui faire prendre un breu-vage elle pour srsquoemparer de moi Elle eacutetait femme elle lrsquoem-porta  car les femmes ont un pieacutege de plus que nous autresagrave tendre et jrsquoy tombai  je fus heureux  mais le lendemainmatin je me reacuteveillai dans cette cage de fer Je rugis pendanttoute la journeacutee dans lrsquoobscuriteacute de cette cave situeacutee sousla chambre agrave coucher de la duchesse Le soir enleveacute par uncontre-poids habilement meacutenageacute je traversai les plancherset vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta unmorceau de pain ma pitance de tous les soirs Voilagrave ma viedepuis trente mois  Dans cette prison de marbre mes cris nepeuvent parvenir agrave aucune oreille Pas de hasard pour moiJe nrsquoespeacuterais plus  En effet la chambre de la duchesse est aufond du palais et ma voix quand jrsquoy monte ne peut ecirctre en-tendue de personne Chaque fois que je vois ma femme ellememontre le poison que jrsquoavais preacutepareacute pour elle et pour sonamant  je le demande pour moi mais elle me refuse la mortelle me donne du pain et je mange  Jrsquoai bien fait de mangerde vivre jrsquoavais compteacute sans les bandits hellip― Oui Excellence quand ces imbeacuteciles drsquohonnecirctes gens sontendormis nous veillons nous― Ah  Rinaldo tous mes treacutesors sont agrave toi nous les parta-gerons en fregraveres et je voudrais te donner touthellip jusqursquoagrave monducheacutehellip― Excellence obtenez-moi du pape une absolution in articulomortis cela me vaudra mieux pour faire mon eacutetat― Tout ce que tu voudras  mais lime les barreaux de ma cageet precircte-moi ton poignardhellip Nous nrsquoavons guegravere de tempsva vitehellip Ah  si mes dents eacutetaient des limeshellip Jrsquoai essayeacute de

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macirccher ce ferhellip― Excellence dit Rinaldo en eacutecoutant les derniegraveres parolesdu duc jrsquoai deacutejagrave scieacute un barreau― Tu es un dieu ― Votre femme eacutetait agrave la fecircte de la princesse Villaviciosa elle est revenue avec son petit Franccedilais elle est ivre drsquoamournous avons donc le temps― As-tu fini ― Ouihellip― Ton poignard  demanda vivement le duc au bandit― Le voici― Bien― Jrsquoentends le bruit du ressort― Ne mrsquooubliez pas  dit le bandit qui se connaissait en re-connaissance― Pas plus que mon pegravere dit le duc― Adieu  lui dit Rinaldo Tiens comme il srsquoenvole  ajoutale bandit en voyant disparaicirctre le duc Pas plus que son pegraverese dit-il si crsquoest ainsi qursquoil compte se souvenir de moihellipAh  jrsquoavais pourtant fait le serment de ne jamais nuire auxfemmeshellipMais laissons pour un moment le bandit livreacute agrave ses reacute-flexions et montons comme le duc dans les appartements dupalais

― Encore une vignette un Amour sur un colimaccedilon  Puis la 230 estune page blanche dit le journaliste Voici deux autres pages blanchesprises par ce titre si deacutelicieux agrave eacutecrire quand on a lrsquoheureux malheur defaire des romans  Conclusion 

Jamais la duchesse nrsquoavait eacuteteacute si jolie  elle sortit de son bainvecirctue comme une deacuteesse et voyant Adolphe coucheacute volup-tueusement sur des piles de coussins ― Tu es bien beau lui dit-elle

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Et toi Olympia hellip― Tu mrsquoaimes toujours ― Toujours mieux dit-ilhellip― Ah  il nrsquoy a que les Franccedilais qui sachent aimer  srsquoeacutecria laduchesse Mrsquoaimeras-tu bien ce soir ― Ouihellip― Viens donc Et par un mouvement de haine et drsquoamour soit que le car-dinal Borborigano lui eucirct remis plus vivement au cœur sonmari soit qursquoelle se sentit plus drsquoamour agrave lui montrer elle fitpartir le ressort et tendit les bras agrave

― Voilagrave tout  srsquoeacutecria Lousteau car le prote a deacutechireacute le reste en enve-loppant mon eacutepreuve  mais crsquoest bien assez pour nous prouver que lrsquoau-teur donnait des espeacuterances

― Je nrsquoy comprends rien dit Gatien Boirouge qui rompit le premierle silence que gardaient les Sancerrois

― Ni moi non plus reacutepondit monsieur Gravier― Crsquoest cependant un roman fait sous lrsquoEmpire lui dit Lousteau― Ah  dit monsieur Gravier agrave la maniegravere dont lrsquoauteur fait parler

le bandit on voit qursquoil ne connaissait pas lrsquoItalie Les bandits ne se per-mettent pas de pareils concei

Madame Gorju vint agrave Bianchon qursquoelle vit recircveur et lui dit en luimontrant Eupheacutemie Gorju sa fille doueacutee drsquoune assez belle dot  ― Quelgalimatias  Les ordonnances que vous eacutecrivez valent mieux que ceschoses-lagrave

La mairesse avait profondeacutement meacutediteacute cette phrase qui selon elleannonccedilait un esprit fort

― Ah  madame il faut ecirctre indulgent car nous nrsquoavons que vingtpages surmille reacutepondit Bianchon en regardantmademoiselle Gorju dontla taille menaccedilait de tourner agrave la premiegravere grossesse

― Eh  bien monsieur de Clagny dit Lousteau nous parlions hier desvengeances inventeacutees par les maris que dites-vous de celles qursquoinvententles femmes 

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― Je pense reacutepondit le Procureur du Roi que le roman nrsquoest pas drsquounConseiller drsquoEacutetat mais drsquoune femme En conceptions bizarres lrsquoimagi-nation des femmes va plus loin que celle des hommes teacutemoin le Fran-kenstein de mistriss Shelley le Leone Leoni de George Sand les œuvresdrsquoAnne Radcliffe et le Nouveau Promeacutetheacutee de Camille Maupin

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant com-prendre par une expression qui le glaccedila que malgreacute tant drsquoillustresexemples elle prenait cette reacuteflexion pour Paquita la Seacutevillane

― Bah  dit le petit La Baudraye le duc de Bracciano que sa femme amis en cage et agrave qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de sonamant va la tuerhellip Vous appelez cela une vengeance hellip Nos tribunaux etla socieacuteteacute sont bien plus cruelshellip

― En quoi  fit Lousteau― Eh  bien voilagrave le petit La Baudraye qui parle dit le Preacutesident Boi-

rouge agrave sa femme― Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension le monde

lui tourne alors le dos  elle nrsquoa plus ni toilette ni consideacuteration deuxchoses qui selon moi sont toute la femme dit le petit vieillard

― Mais elle a le bonheur reacutepondit fastueusement madame de La Bau-draye

― Non reacutepliqua lrsquoavorton en allumant son bougeoir pour aller se cou-cher car elle a un amanthellip

― Pour un homme qui ne pense qursquoagrave ses provins et agrave ses baliveaux ila du trait dit Lousteau

― Il faut bien qursquoil ait quelque chose reacutepondit BianchonMadame de La Baudraye la seule qui pucirct entendre lemot de Bianchon

se mit agrave rire si finement et si amegraverement agrave la fois que le meacutedecin devina lesecret de la vie intime de la chacirctelaine dont les rides preacutematureacutees le preacute-occupaient depuis le matin Mais Dinah ne devina point elle les sinistrespropheacuteties que son mari venait de lui jeter dans un mot et que feu le bonabbeacute Duret nrsquoeucirct pas manqueacute de lui expliquer Le petit La Baudraye avaitsurpris dans les jeux de Dinah quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie cette rapide et lumineuse tendresse quidore le regard drsquoune femme agrave lrsquoheure ougrave la prudence cesse ougrave commencelrsquoentraicircnement Dinah ne prit pas plus garde agrave lrsquoinvitation que lui faisait

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ainsi son mari drsquoobserver les convenances que Lousteau ne prit pour luiles malicieux avis de Dinah le jour de son arriveacutee

Tout autre que Bianchon se serait eacutetonneacute du prompt succegraves de Lous-teau  mais il ne fut mecircme point blesseacute de la preacutefeacuterence que Dinah don-nait au Feuilleton sur la Faculteacute tant il eacutetait meacutedecin  En effet Dinahgrande elle-mecircme devait ecirctre plus accessible agrave lrsquoesprit qursquoagrave la grandeurLrsquoamour preacuteegravere ordinairement les contrastes aux similitudes La fran-chise et la bonhomie du docteur sa profession tout le desservait Voicipourquoi  les femmes qui veulent aimer et Dinah voulait autant aimerqursquoecirctre aimeacutee ont une horreur instinctive pour les hommes voueacutes agrave desoccupations tyranniques  elles sont malgreacute leurs supeacuterioriteacutes toujoursfemmes en fait drsquoenvahissement Poegravete et feuilletoniste le libertin Lous-teau pareacute de sa misanthropie offrait ce clinquant drsquoacircme et cette vie agrave demioisive qui plaicirct aux femmes Le bon sens carreacute les regards perspicaces delrsquohomme vraiment supeacuterieur gecircnaient Dinah qui ne srsquoavouait pas agrave elle-mecircme sa petitesse elle se disait  ― Le docteur vaut peut-ecirctre mieux quele journaliste mais il me plaicirct moins Puis elle pensait aux devoirs de laprofession et se demandait si une femme pouvait jamais ecirctre autre choseqursquoun sujet aux yeux drsquounmeacutedecin qui voit tant de sujets dans sa journeacutee La premiegravere proposition de la penseacutee inscrite par Bianchon sur lrsquoalbumeacutetait le reacutesultat drsquoune observation meacutedicale qui tombait trop agrave plomb surla femme pour que Dinah nrsquoen fucirct pas frappeacutee Enfin Bianchon agrave quisa clientegravele deacutefendait un plus long seacutejour partait le lendemain Quellefemme agrave moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidonpeut se deacutecider en si peu de temps  Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes une fois vues en masse par Bianchon il dit enquatre mots agrave Lousteau le singulier arrecirct qursquoil porta sur madame de LaBaudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient il srsquoeacutelevait un oragecontre la chacirctelaine parmi les Sancerrois qui ne comprenaient rien agrave laparaphrase ni aux commentaires de Lousteau Loin drsquoy voir le roman quele Procureur du Roi le Sous-Preacutefet le Preacutesident le premier Substitut Le-bas monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tireacute toutes les femmesgroupeacutees autour de la table agrave theacute nrsquoy voyaient qursquoune mystification etaccusaient la muse de Sancerre drsquoy avoir trempeacute Toutes srsquoattendaient agrave

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passer une soireacutee charmante toutes avaient inutilement tendu les facul-teacutes de leur esprit Rien ne reacutevolte plus les gens de province que lrsquoideacutee deservir de jouet aux gens de Paris

Madame Pieacutedefer quitta la table agrave theacute pour venir dire agrave sa fille  ― Vadonc parler agrave ces dames elles sont tregraves-choqueacutees de ta conduite

Lousteau ne put srsquoempecirccher de remarquer alors lrsquoeacutevidente supeacuterioriteacutede Dinah sur lrsquoeacutelite des femmes de Sancerre  elle eacutetait la mieux mise sesmouvements eacutetaient pleins de gracircce son teint prenait une deacutelicieuse blan-cheur aux lumiegraveres elle se deacutetachait enfin sur cette tapisserie de vieillesfaces de jeunes filles mal habilleacutees agrave tournures timides comme une reineau milieu de sa cour Les images parisiennes srsquoeffaccedilaient Lousteau se fai-sait agrave la vie de province  et srsquoil avait trop drsquoimagination pour ne pas ecirctreimpressionneacute par les magnificences royales de ce chacircteau par ses sculp-tures exquises par les antiques beauteacutes de lrsquointeacuterieur il avait aussi tropde savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau dela Renaissance Aussi lorsque les Sancerrois se furent retireacutes un agrave un re-conduits par Dinah car ils avaient tous pour une heure de chemin  quandil nrsquoy eut plus au salon que le Procureur du Roi monsieur Lebas Gatienet monsieur Gravier qui couchaient agrave Anzy le journaliste avait-il deacutejagravechangeacute drsquoopinion sur Dinah Sa penseacutee accomplissait cette eacutevolution quemadame de La Baudraye avait eu lrsquoaudace de lui signaler agrave leur premiegravererencontre

― Ah  comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin srsquoeacutecriala chacirctelaine en rentrant au salon apregraves avoir mis en voiture le Preacutesidentla Preacutesidente madame et mademoiselle Popinot-Chandier

Le reste de la soireacutee eut son cocircteacute reacutejouissant  car en petit comiteacute cha-cun versa dans la conversation son contingent drsquoeacutepigrammes sur les di-verses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentairesde Lousteau sur lrsquoenveloppe de ses eacutepreuves

― Mon cher dit en se couchant Bianchon agrave Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre agrave deux lits) tu seras lrsquoheureuxmortel choisi par cette femme neacutee Pieacutedefer 

― Tu crois ― Eh  cela srsquoexplique  tu passes ici pour avoir en beaucoup drsquoaven-

tures agrave Paris et pour les femmes il y a dans un homme agrave bonnes fortunes

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je ne sais quoi drsquoirritant qui les attire et le leur rend agreacuteable  est-ce la va-niteacute de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres  srsquoadressent-elles agrave son expeacuterience comme un malade surpaye un ceacutelegravebre meacutedecin ou bien sont-elles flatteacutees drsquoeacuteveiller un cœur blaseacute 

― Les sens et la vaniteacute sont pour tant de chose dans lrsquoamour quetoutes ces suppositions peuvent ecirctre vraies reacutepondit Lousteau Mais sije reste crsquoest agrave cause du certificat drsquoinnocence instruite que tu donnes agraveDinah  Elle est belle nrsquoest-ce pas 

― Elle deviendra charmante en aimant dit le meacutedecin Puis apregravestout ce sera un jour ou lrsquoautre une riche veuve  Et un enfant lui vau-drait la jouissance de la fortune du sire de La Baudrayehellip

― Mais crsquoest une bonne action que de lrsquoaimer cette femme srsquoeacutecriaLousteau

― Une fois megravere elle reprendra de lrsquoembonpoint les rides srsquoefface-ront elle paraicirctra nrsquoavoir que vingt anshellip

― Eh  bien fit Lousteau en se roulant dans ses draps si tu veux mrsquoai-der demain oui demain jehellip Enfin bonsoir

Le lendemain madame de La Baudraye agrave qui depuis six mois sonmari avait donneacute des chevaux dont il se servait pour ses labours et unevieille calegraveche qui sonnait la ferraille eut lrsquoideacutee de reconduire Bianchonjusqursquoagrave Cosne ougrave il devait aller prendre la diligence de Lyon agrave son pas-sage Elle emmena sa megravere et Lousteau  mais elle se proposa de laisser samegravere agrave La Baudraye de se rendre agrave Cosne avec les deux Parisiens et drsquoenrevenir seule avec Eacutetienne Elle fit une charmante toilette que lorgna lejournaliste  brodequins bronzeacutes bas de soie gris une robe drsquoorgandi unemantille de dentelle noire et une charmante capote de gaze noire orneacutee defleurs Quant agrave Lousteau le drocircle srsquoeacutetait mis sur le pied de guerre  bottesvernies pantalon drsquoeacutetoffe anglaise plisseacute par-devant un gilet tregraves-ouvertqui laissait voir une chemise extrafine et les cascades de satin noir brocheacutede sa plus belle cravate une redingote noire tregraves-courte et tregraves-leacutegegravere

Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardegraverent assez sin-guliegraverement quand ils virent les deux Parisiens dans la calegraveche et euxcomme deux niais au bas du perron Monsieur de La Baudraye qui duhaut de la derniegravere marche faisait au docteur un petit salut de sa petitemain ne put srsquoempecirccher de sourire en entendant monsieur de Clagny

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disant agrave monsieur Gravier  ― Vous auriez ducirc les accompagner agrave chevalEn ce moment Gatien monteacute sur la tranquille jument de monsieur de

La Baudraye deacuteboucha par lrsquoalleacutee qui conduisait aux eacutecuries et rejoignitla calegraveche

― Ah  bon dit le Receveur des contributions lrsquoenfant srsquoest mis deplanton

― Quel ennui srsquoeacutecria Dinah en voyant Gatien En treize ans car voicibientocirct treize ans que je suis marieacutee je ne nrsquoai pas eu trois heures deliberteacutehellip

― Marieacutee madame  dit le journaliste en souriant Vous me rappelezun mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins Il partait pour la Pa-lestine et ses amis lui faisaient des repreacutesentations sur son acircge sur lesdangers drsquoune pareille excursion Enfin lui dit lrsquoun drsquoeux vous ecirctes ma-rieacute  ― Oh  reacutepondit-il je le suis si peu 

La seacutevegravere madame Pieacutedefer ne put srsquoempecirccher de sourire― Je ne serais pas eacutetonneacutee de voir monsieur de Clagnymonteacute sur mon

poney venir compleacuteter lrsquoescorte srsquoeacutecria Dinah― Oh  si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas dit Lousteau vous

pourrez vous deacutebarrasser de ce petit jeune homme en arrivant agrave SancerreBianchon aura neacutecessairement oublieacute quelque chose sur sa table commele manuscrit de sa premiegravere leccedilon pour son Cours et vous prierez Gatiendrsquoaller le chercher agrave Anzy

Cette ruse quoique simple mit madame de La Baudraye en belle hu-meur La roule drsquoAnzy agrave Sancerre drsquoougrave se deacutecouvre par eacutechappeacutees demagnifiques paysages drsquoougrave souvent la superbe nappe de la Loire produitlrsquoeffet drsquoun lac se fit gaiement car Dinah eacutetait heureuse drsquoecirctre si biencomprise On parla drsquoamour en theacuteorie ce qui permet aux amants in peode prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs Le journaliste se mitsur un ton drsquoeacuteleacutegante corruption pour prouver que lrsquoamour nrsquoobeacuteissait agraveaucune loi que le caractegravere des amants en variait les accidents agrave lrsquoinfinique les eacuteveacutenements de la vie sociale augmentaient encore la varieacuteteacute despheacutenomegravenes que tout eacutetait possible et vrai dans ce sentiment que tellefemme apregraves avoir reacutesisteacute pendant long-temps agrave toutes les seacuteductions et agravedes passions vraies pouvait succomber en quelques heures agrave une penseacuteeagrave un ouragan inteacuterieur dans le secret desquels il nrsquoy avait que Dieu 

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― Eh  nrsquoest-ce pas lagrave le mot de toutes les aventures que nous noussommes raconteacutees depuis trois jours dit-il

Depuis trois jours lrsquoimagination si vive de Dinah eacutetait occupeacutee desromans les plus insidieux et la conversation des deux Parisiens avait agisur cette femme agrave la maniegravere des livres les plus dangereux Lousteau sui-vait de lrsquoœil les effets de cette habile manœuvre pour saisir le momentougrave cette proie dont la bonne volonteacute se cachait sous la recircverie que donnelrsquoirreacutesolution serait entiegraverement eacutetourdie Dinah voulut montrer La Bau-draye aux deux Parisiens et lrsquoon y joua la comeacutedie convenue dumanuscritoublieacute par Bianchon dans sa chambre drsquoAnzy Gatien partit au grand ga-lop agrave lrsquoordre de sa souveraine madame Pieacutedefer alla faire des emplettes agraveSancerre et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne

Lousteau se mit pregraves de la chacirctelaine et Bianchon se placcedila sur le de-vant de la voiture La conversation des deux amis fut affectueuse et pleinede pitieacute pour le sort de cette acircme drsquoeacutelite si peu comprise et surtout si malentoureacutee Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquantdu Procureur du Roi du Receveur des contributions et de Gatien  il y eutje ne sais quoi de si meacuteprisant dans ses observations que madame de LaBaudraye nrsquoosa pas deacutefendre ses adorateurs

― Je mrsquoexplique parfaitement dit le meacutedecin en traversant la Loirelrsquoeacutetat ougrave vous ecirctes resteacutee Vous ne pouviez ecirctre accessible qursquoagrave lrsquoamour detecircte qui souvent megravene agrave lrsquoamour de cœur et certes aucun de ces hommes-lagrave nrsquoest capable de deacuteguiser ce que les sens ont drsquoodieux dans les premiersjours de la vie aux yeux drsquoune femme deacutelicate Aujourdrsquohui pour vousaimer devient une neacutecessiteacute

― Une neacutecessiteacute  srsquoeacutecria Dinah qui regarda le meacutedecin avec curiositeacuteDois-je donc aimer par ordonnance 

― Si vous continuez agrave vivre comme vous vivez dans trois ans vousserez affreuse reacutepondit Bianchon drsquoun ton magistral

― Monsieur hellip dit madame de La Baudraye presque effrayeacutee― Excusez mon ami dit Lousteau drsquoun air plaisant agrave la baronne il est

toujours meacutedecin et lrsquoamour nrsquoest pour lui qursquoune question drsquohygiegraveneMais il nrsquoest pas eacutegoiumlste il ne srsquooccupe eacutevidemment que de vous puisqursquoilsrsquoen va dans une heurehellip

A Cosne il srsquoattroupa beaucoup de monde autour de la vieille ca-

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legraveche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes don-neacutees par Louis XIV aux neacuteo-La Baudraye  de gueules agrave une balance drsquoorau chef cousu drsquoazur chargeacute de trois croisees recroiseeacutees drsquoargent  poursupport deux leacutevriers drsquoargent colleteacutes drsquoazur et enchaicircneacutes drsquoor Cette iro-nique devise  Deo sic patet fides et hominibus avait eacuteteacute infligeacutee au calvi-niste converti par le satirique drsquoHozier

― Sortons on viendra nous avertir dit la baronne qui mit son cocheren vedette

Dinah prit le bras de Bianchon et le meacutedecin alla se promener sur lebord de la Loire drsquoun pas si rapide que le journaliste dut rester en arriegravereUn seul clignement drsquoyeux avait suffi au docteur pour faire comprendreagrave Lousteau qursquoil voulait le servir

― Eacutetienne vous a plu dit Bianchon agrave Dinah il a parleacute vivement agravevotre imagination nous nous sommes entretenus de vous hier au soir etil vous aimehellip Mais crsquoest un homme leacuteger difficile agrave fixer sa pauvreteacutele condamne agrave vivre agrave Paris tandis que tout vous ordonne de vivre agraveSancerrehellip Voyez la vie drsquoun peu haut hellip faites de Lousteau votre amine soyez pas exigeante il viendra trois fois par an passer quelques beauxjours pregraves de vous et vous lui devrez la beauteacute le bonheur et la fortuneMonsieur de La Baudraye peut vivre cent ans mais il peut aussi peacuterir enneuf jours faute drsquoavoir mis le suaire de flanelle dont il srsquoenveloppe  necompromettez donc rien Soyez sages tous deux Ne me dites pas un motJrsquoai lu dans votre cœur

Madame de La Baudraye eacutetait sans deacutefense devant des affirmationssi preacutecises et devant un homme qui se posait agrave la fois en meacutedecin enconfesseur et en confident

― Eh  comment dit-elle pouvez-vous imaginer qursquoune femme puissese mettre en concurrence avec les maicirctresses drsquoun journalistehellip MonsieurLousteau me parait agreacuteable spirituel mais il est blaseacute etc etchellip

Dinah revint sur ses pas et fut obligeacutee drsquoarrecircter le flux de paroles souslequel elle voulait cacher ses intentions  car Eacutetienne qui paraissait occupeacutedes progregraves de Cosne venait au-devant drsquoeux

― Croyez-moi lui dit Bianchon il a besoin drsquoecirctre aimeacute seacuterieusementet srsquoil change drsquoexistence son talent y gagnera

Le cocher de Dinah accourut essouffleacute pour annoncer lrsquoarriveacutee de la

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diligence et lrsquoon hacircta le pas Madame de La Baudraye allait entre les deuxParisiens

― Adieumes enfants dit Bianchon avant drsquoentrer dans Cosne je vousbeacutenishellip

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendreagrave Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresseQuelle diffeacuterence pour Dinah  le bras drsquoEacutetienne lui causa la plus vive eacutemo-tion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait eacuteprouver Il y eut alorsentre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que desaveux

― Il nrsquoy a plus que les femmes de province qui portent des robes drsquoor-gandi la seule eacutetoffe dont le chiffonnage ne peut pas srsquoeffacer se dit alorsen lui-mecircme Lousteau Cette femme qui mrsquoa choisi pour amant va fairedes faccedilons agrave cause de sa robe Si elle avait mis une robe de foulard jeserais heureuxhellip A quoi tiennent les reacutesistances

Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eulrsquointention de srsquoimposer agrave elle-mecircme une barriegravere infranchissable en choi-sissant une robe drsquoorgandi Bianchon aideacute par le cocher faisait chargerson bagage sur la diligence Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessi-vement affectueuse pour lui

― Retournez madame la baronne laissez-moihellip Gatien va venir luidit-il agrave lrsquooreille Il est tard reprit-il agrave haute voixhellip Adieu 

― Adieu grand homme  srsquoeacutecria Lousteau en donnant une poigneacutee demain agrave Bianchon

Quand le journaliste et madame de La Baudraye assis lrsquoun pregraves delrsquoautre au fond de cette vieille calegraveche repassegraverent la Loire ils heacutesitegraverenttous deux agrave parler Dans cette situation la parole par laquelle on romptle silence possegravede une effrayante porteacutee

― Savez-vous combien je vous aime  dit alors le journaliste agrave brucircle-pourpoint

La victoire pouvait flatter Lousteau mais la deacutefaite ne lui causait au-cun chagrin Cette indiffeacuterence fut le secret de son audace Il prit la mainde madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes et la serradans ses deux mains  mais Dinah deacutegagea doucement sa main

― Oui je vaux bien une grisette ou une actrice dit-elle drsquoune voix

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eacutemue tout en plaisantant  mais croyez-vous qursquoune femme qui malgreacuteses ridicules a quelque intelligence ait reacuteserveacute les plus beaux treacutesors ducœur pour un homme qui ne peut voir en elle qursquoun plaisir passagerhellip Jene suis pas surprise drsquoentendre de votre bouche un mot que tant de gensmrsquoont deacutejagrave dithellip maishellip

Le cocher se retourna ― Voici monsieur Gatienhellip dit-il― Je vous aime je vous veux et vous serez agrave moi car je nrsquoai jamais

senti pour aucune femme ce que vous mrsquoinspirez  cria Lousteau danslrsquooreille de Dinah

― Malgreacute moi peut-ecirctre  reacutepliqua-t-elle en souriant― Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez lrsquoair drsquoavoir eacuteteacute

vivement attaqueacutee dit le Parisien agrave qui la funeste proprieacuteteacute de lrsquoorgandisuggeacutera une ideacutee bouffonne

Avant que Gatien eucirct atteint le bout du pont lrsquoaudacieux journalistechiffonna si lestement la robe drsquoorgandi que madame de La Baudraye sevit dans un eacutetat agrave ne pas se montrer

― Ah  monsieur hellip srsquoeacutecria majestueusement Dinah― Vous mrsquoavez deacutefieacute reacutepondit-ilMais Gatien arrivait avec la ceacuteleacuteriteacute drsquoun amant dupeacute Pour regagner

un peu de lrsquoestime de madame de La Baudraye Lousteau srsquoefforccedila de deacute-rober la vue de la robe froisseacutee agrave Gatien en se jetant pour lui parler horsde la voiture du cocircteacute de Dinah

― Courez agrave notre auberge lui dit-il il en est temps encore la dili-gence ne part que dans une demi-heure le manuscrit est sur la table de lachambre occupeacutee par Bianchon il y tient car il ne saurait comment faireson Cours

― Allez donc Gatien dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme

Lrsquoenfant commandeacute par cette insistance rebroussa courant agrave brideabattue

― Vite agrave La Baudraye cria Lousteau au cocher madame la baronneest souffrantehellip Votre megravere sera seule dans le secret de ma ruse dit-il ense rasseyant aupregraves de Dinah

― Vous appelez cette infamie une ruse  dit madame de La Baudrayeen reacuteprimant quelques larmes qui furent seacutecheacutees au feu de lrsquoorgueil irriteacute

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La muse du deacutepartement Chapitre

Elle srsquoappuya dans le coin de la calegraveche se croisa les bras sur la poi-trine et regarda la Loire la campagne tout excepteacute Lousteau Le journa-liste prit alors un ton caressant et parla jusqursquoagrave La Baudraye ougrave Dinah sesauva de la calegraveche chez elle en tacircchant de nrsquoecirctre vue de personne Dansson trouble elle se preacutecipita sur un sofa pour y pleurer

― Si je suis pour vous un objet drsquohorreur de haine ou de meacutepris eh bien je pars dit alors Lousteau qui lrsquoavait suivie

Et le roueacute se mit aux pieds de Dinah Ce fut dans cette crise que ma-dame Pieacutedefer se montra disant agrave sa fille  ― Eh  bien qursquoas-tu  que sepasse-t-il 

― Donnez promptement une autre robe agrave votre fille dit lrsquoaudacieuxParisien agrave lrsquooreille de la deacutevote

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre ougrave la suivit sa megravere

― Il nrsquoy a rien agrave lrsquoauberge dit Gatien agrave Lousteau qui vint agrave sa ren-contre

― Et vous nrsquoavez rien trouveacute non plus au chacircteau drsquoAnzy reacuteponditLousteau

― Vous vous ecirctes moqueacutes de moi reacutepliqua Gatien drsquoun petit ton sec― En plein reacutepondit Lousteau Madame de La Baudraye a trouveacute tregraves-

inconvenant que vous la suiviez sans en ecirctre prieacute Croyez-moi crsquoest unmauvais moyen pour seacuteduire les femmes que de les ennuyer Dinah vousa mystifieacute vous lrsquoavez fait rire crsquoest un succegraves qursquoaucun de vous nrsquoa eudepuis treize ans aupregraves drsquoelle et que vous devez agrave Bianchon Oui votrecousin est lrsquoauteur du manuscrit hellip Le cheval en reviendra-t-il  demandaLousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait srsquoil devait ounon se facirccher

― Le cheval hellip reacutepeacuteta GatienEn ce moment madame de La Baudraye arriva vecirctue drsquoune robe de

velours et accompagneacutee de sa megravere qui lanccedilait agrave Lousteau des regardsirriteacutes Devant Gatien il eacutetait imprudent agrave Dinah de paraicirctre froide ouseacutevegravere avec Lousteau qui profitant de cette circonstance offrit son brasagrave cette fausse Lucregravece  mais elle le refusa

― Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voueacute sa vie  lui dit-ilen marchant pregraves drsquoelle je vais rester agrave Sancerre et partir demain

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Viens-tu mamegravere  dit madame de La Baudraye agravemadame Pieacutedeferen eacutevitant ainsi de reacutepondre agrave lrsquoargument direct par lequel Lousteau laforccedilait agrave prendre un parti

Le Parisien aida la megravere agrave monter en voiture il aida madame de LaBaudraye en la prenant doucement par le bras et il se placcedila sur le devantavec Gatien qui laissa le cheval agrave La Baudraye

― Vous avez changeacute de robe dit maladroitement Gatien agrave Dinah― Madame la baronne a eacuteteacute saisie par lrsquoair frais de la Loire reacutepondit

Lousteau Bianchon lui a conseilleacute de se vecirctir chaudementDinah devint rouge comme un coquelicot et madame Pieacutedefer prit un

visage seacutevegravere― Pauvre Bianchon il est sur la route de Paris quel noble cœur  dit

Lousteau― Oh  oui reacutepondit madame de La Baudraye il est grand et deacutelicat

celui-lagravehellip― Nous eacutetions si gais en partant dit Lousteau vous voilagrave souffrante

et vous me parlez avec amertume et pourquoi hellip Nrsquoecirctes-vous donc pasaccoutumeacutee agrave vous entendre dire que vous ecirctes belle et spirituelle  moije le deacuteclare devant Gatien je renonce agrave Paris je vais rester agrave Sancerre etgrossir le nombre de vos cavaliers-servants Je me suis senti si jeune dansmon pays natal jrsquoai deacutejagrave oublieacute Paris et ses corruptions et ses ennuis etses fatigants plaisirshellip Oui ma vie me semble comme purifieacuteehellip

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder  mais il y eut unmomentougrave lrsquoimprovisation de ce serpent devint si spirituelle sous lrsquoeffort qursquoil fitpour singer la passion par des phrases et par des ideacutees dont le sens ca-cheacute pour Gatien eacuteclatait dans le cœur de Dinah qursquoelle leva les yeuxsur lui Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verveet fit enfin rire madame de La Baudraye Lorsque dans une situation ougraveson orgueil est blesseacute si cruellement une femme a ri tout est compromisQuand on entra dans lrsquoimmense cour sableacutee et orneacutee de son boulingrinagrave corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la faccedilade drsquoAnzy le journa-liste disait  ― Lorsque les femmes nous aiment elles nous pardonnenttout mecircme nos crimes  lorsqursquoelles ne nous aiment pas elles ne nouspardonnent rien pas mecircme nos vertus  Me pardonnez-vous  ajouta-t-ilagrave lrsquooreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur

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par un geste plein de tendresse Dinah ne put srsquoempecirccher de sourirePendant le dicircner et pendant le reste de la soireacutee Lousteau fut drsquoune

gaieteacute drsquoun entrain charmant  mais tout en peignant ainsi son ivresse ilse livrait par moments agrave la recircverie en homme qui paraissait absorbeacute parson bonheur Apregraves le cafeacute madame de La Baudraye et sa megravere laissegraverentles hommes se promener dans les jardins Monsieur Gravier dit alors auProcureur du Roi  ― Avez-vous remarqueacute que madame de La Baudrayequi est partie en robe drsquoorgandi nous est revenue en robe de velours 

― En montant en voiture agrave Cosne la robe srsquoest accrocheacutee agrave un boutonde cuivre de la calegraveche et srsquoest deacutechireacutee du haut en bas reacutepondit Lousteau

― Oh  fit Gatien perceacute au cœur par la cruelle diffeacuterence des deux ex-plications du journaliste

Lousteau qui comptait sur cette surprise de Gatien le prit par le braset le lui serra pour lui demander le silence Quelques moments apregravesLousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls en srsquoemparant du pe-tit La Baudraye Gatien fut alors interrogeacute sur les eacuteveacutenements du voyageMonsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupeacutefaits drsquoapprendreque Dinah srsquoeacutetait trouveacutee seule au retour de Cosne avec Lousteau  maisplus stupeacutefaits encore des deux versions du Parisien sur le changementde robe Aussi lrsquoattitude de ces trois hommes deacuteconfits fut-elle tregraves-embarrasseacutee pendant la soireacutee Le lendemain matin chacun drsquoeux eutdes affaires qui lrsquoobligeaient agrave quitter Anzy ougrave Dinah resta seule avecsa megravere son mari et Lousteau

Le deacutepit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande cla-meur La chute de la Muse du Berry du Nivernais et du Morvan fut ac-compagneacutee drsquoun vrai charivari de meacutedisances de calomnies et de conjec-tures diverses parmi lesquelles figurait en premiegravere ligne lrsquohistoire de larobe drsquoorgandi Jamais toilette deDinah nrsquoeut autant de succegraves et nrsquoeacuteveillaplus lrsquoattention des jeunes personnes qui ne srsquoexpliquaient point les rap-ports entre lrsquoamour et lrsquoorgandi dont riaient tant les femmes marieacutees LaPreacutesidente Boirouge furieuse de la meacutesaventure de son Gatien oubliales eacuteloges qursquoelle avait prodigueacutes au poegraveme de Paquita la Seacutevillane  ellefulmina des censures horribles contre une femme capable de publier unepareille infamie

― La malheureuse fait ce qursquoelle a eacutecrit  disait-elle Peut-ecirctre finira-t-

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elle comme son heacuteroiumlne Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du mareacutechal Soult dans

les journaux de lrsquoopposition  tant qursquoil est ministre il a perdu la bataillede Toulouse  degraves qursquoil rentre dans le repos il lrsquoa gagneacutee  Vertueuse Dinahpassait pour la rivale des Camille Maupin des femmes les plus illustres mais heureuse elle eacutetait une malheureuse

Monsieur de Clagny deacutefendit courageusement Dinah il vint agrave plu-sieurs reprises au chacircteau drsquoAnzy pour avoir le droit de deacutementir le bruitqui courait sur celle qursquoil adorait toujours mecircme tombeacutee et il soutint qursquoilsrsquoagissait entre elle et Lousteau drsquoune collaboration agrave un grand ouvrageOn se moqua du Procureur du Roi

Le mois drsquooctobre fut ravissant lrsquoautomne est la plus belle saison desvalleacutees de la Loire  mais en 1836 il fut particuliegraverement magnifique Lanature semblait ecirctre la complice du bonheur de Dinah qui selon les preacute-dictions de Bianchon arriva par degreacutes agrave un violent amour de cœur Enun mois la chacirctelaine changea complegravetement Elle fut eacutetonneacutee de retrou-ver tant de faculteacutes inertes endormies inutiles jusqursquoalors Lousteau futun ange pour elle car lrsquoamour de cœur ce besoin reacuteel des acircmes grandesfaisait drsquoelle une femme entiegraverement nouvelle Dinah vivait  elle trou-vait lrsquoemploi de ses forces elle deacutecouvrait des perspectives inattenduesdans son avenir elle eacutetait heureuse enfin heureuse sans soucis sans en-traves Cet immense chacircteau les jardins le parc la forecirct eacutetaient si fa-vorables agrave lrsquoamour  Lousteau rencontra chez madame de La Baudrayeune naiumlveteacute drsquoimpression une innocence si vous voulez qui la renditoriginale  il y eut en elle du piquant de lrsquoimpreacutevu beaucoup plus quechez une jeune fille Lousteau fut sensible agrave une flatterie qui chez presquetoutes les femmes est une comeacutedie  mais qui chez Dinah fut vraie  elleapprenait de lui lrsquoamour il eacutetait bien le premier dans ce cœur Enfin ilse donna la peine drsquoecirctre excessivement aimable Les hommes ont commeles femmes drsquoailleurs un reacutepertoire de reacutecitatifs de cantilegravenes de noc-turnes de motifs de rentreacutees (faut-il dire de recettes quoiqursquoil srsquoagissedrsquoamour ) qursquoils croient leur exclusive proprieacuteteacute Les gens arriveacutes agrave lrsquoacircgede Lousteau tacircchent de distribuer habilement les piegraveces de ce treacutesor danslrsquoopeacutera drsquoune passion  mais en ne voyant qursquoune bonne fortune dans sonaventure avec Dinah le Parisien voulut graver son souvenir en traits in-

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effaccedilables sur ce cœur et il prodigua durant ce beau mois drsquooctobre sesplus coquettes meacutelodies et ses plus savantes barcaroles Enfin il eacutepuisales ressources de la mise en scegravene de lrsquoamour pour se servir drsquoune de cesexpressions deacutetourneacutees de lrsquoargot du theacuteacirctre et qui rend admirablementbien ce manegravege

― Si cette femme-lagrave mrsquooublie hellip se disait-il parfois en revenant avecelle au chacircteau drsquoune longue promenade dans les bois je ne lui en voudraipas elle aura trouveacute mieux hellip

Quand de part et drsquoautre deux ecirctres ont eacutechangeacute les duos de cette deacute-licieuse partition et qursquoils se plaisent encore on peut dire qursquoils srsquoaimentveacuteritablement Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se reacutepeacute-ter car il comptait quitter Anzy vers les premiers jours de novembre sonfeuilleton le rappelait agrave Paris Avant deacutejeuner la veille du deacutepart projeteacutele journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artistede Nevers un restaurateur de sculptures

― De quoi srsquoagit-il  dit Lousteau que voulez-vous faire agrave votre chacirc-teau 

― Voici ce que je veux reacutepondit le petit vieillard en emmenant le jour-naliste sa femme et lrsquoartiste de province sur la terrasse

Il montra sur la faccedilade au-dessus de la porte drsquoentreacutee un preacutecieux car-touche soutenu par deux siregravenes assez semblable agrave celui qui deacutecore lrsquoar-cade actuellement condamneacutee par ougrave lrsquoon allait jadis du quai des Tuileriesdans la cour du vieux Louvre et au-dessus de laquelle on lit  Bibliothegravequedu cabinet du Roi Ce cartouche offrait le vieil eacutecusson des drsquoUxelles quiportent drsquoor et de gueules agrave la fasce de lrsquoun agrave lrsquoautre avec deux lions degueules agrave dextre et drsquoor agrave senestre pour supports  lrsquoeacutecu timbreacute du casque dechevalier lambrequineacute des eacutemaux de lrsquoeacutecu et sommeacute de la couronne ducalePuis pour devise  Cy paroist  parole fiegravere et sonnante

― Je veux remplacer les armes de lamaison drsquoUxelles par les miennes et comme elles se trouvent reacutepeacuteteacutees six fois dans les deux faccedilades et dansles deux ailes ce nrsquoest pas une petite affaire

― Vos armes drsquohier  srsquoeacutecria Dinah et apregraves 1830 hellip― Nrsquoai-je pas constitueacute un majorat ― Je concevrais cela si vous aviez des enfants lui dit le journaliste― Oh  reacutepondit le petit vieillard madame de La Baudraye est encore

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jeune il nrsquoy a pas encore de temps perduCette fatuiteacute fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La

Baudraye― Heacute  bienDidine dit-il agrave lrsquooreille de madame de La Baudraye agrave quoi

bon tes remords Dinah plaida pour obtenir un jour de plus et les deux amants se

firent leurs adieux agrave la maniegravere de ces theacuteacirctres qui donnent dix fois desuite la derniegravere repreacutesentation drsquoune piegravece agrave recettes Mais combien depromesses eacutechangeacutees  combien de pactes solennels exigeacutes par Dinah etconclus sans difficulteacutes par lrsquoimpudent journaliste  Avec la supeacuterioriteacutedrsquoune femme supeacuterieure Dinah conduisit au vu et au su de tout le paysLousteau jusqursquoagrave Cosne en compagnie de samegravere et du petit La Baudraye

Quand dix jours apregraves madame de La Baudraye eut dans son salon agraveLa Baudraye messieurs de Clagny Gatien et Gravier elle trouva moyende dire audacieusement agrave chacun drsquoeux  ― Je dois agrave monsieur Lousteaudrsquoavoir su que je nrsquoeacutetais pas aimeacutee pour moi-mecircme

Et quelles belles tartines elle deacutebita sur les hommes sur la nature deleurs sentiments sur le but de leur vil amour etc Des trois amants deDinah monsieur de Clagny seul lui dit  ― je vous aime quand mecircme hellipaussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes lesdouceurs drsquoamitieacute que les femmes confisent pour les Gurth qui portentainsi le collier drsquoun esclavage adoreacute

De retour agrave Paris Lousteau perdit en quelques semaines le souvenirdes beaux jours passeacutes au chacircteau drsquoAnzy Voici pourquoi Lousteau vivaitde sa plume Dans ce siegravecle et surtout depuis le triomphe drsquoune bourgeoi-sie qui se garde bien drsquoimiter Franccedilois Iᵉʳ ou Louis XIV vivre de sa plumeest un travail auquel se refuseraient les forccedilats ils preacutefeacutereraient la mortVivre de sa plume nrsquoest-ce pas creacuteer  creacuteer aujourdrsquohui demain tou-jourshellip Ou avoir lrsquoair de creacuteer  or le semblant coucircte aussi cher que le reacuteel outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocherde Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume Eacutetiennetravaillait agrave trois ou quatre journaux litteacuteraires Mais rassurez-vous  il nemettait aucune conscience drsquoartiste agrave ses productions Le Sancerrois ap-partenait par sa faciliteacute par son insouciance si vous voulez agrave ce groupedrsquoeacutecrivains appeleacutes du nom de bons enfants En litteacuterature agrave Paris de nos

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jours la bonhomie est une deacutemission donneacutee de toutes preacutetentions agrave uneplace quelconque Lorsqursquoil ne peut plus ou qursquoil ne veut plus rien ecirctreun eacutecrivain se fait journaliste et bon enfant On megravene alors une vie as-sez agreacuteable Les deacutebutants les bas bleus les actrices qui commencent etcelles qui finissent leur carriegravere auteurs et libraires caressent ou choyentces plumes agrave tout faire Lousteau devenu viveur nrsquoavait plus guegravere queson loyer agrave payer en fait de deacutepenses Il avait des loges agrave tous les theacuteacirctresLa vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier  aussi disait-il agrave ces auteurs qui srsquoimpriment agrave leurs frais  ― Jrsquoaitoujours votre livre dans les mains Il percevait sur les amours-propresdes redevances en dessins en tableaux Tous ses jours eacutetaient pris pardes dicircners ses soireacutees par le theacuteacirctre la matineacutee par les amis par des vi-sites par la flacircnerie Son feuilleton ses articles et les deux nouvelles qursquoileacutecrivait par an pour les journaux hebdomadaires eacutetaient lrsquoimpocirct frappeacutesur cette vie heureuse Eacutetienne avait cependant combattu pendant dix anspour arriver agrave cette position Enfin connu de toute la litteacuterature aimeacute pourle bien comme pour le mal qursquoil commettait avec une irreacuteprochable bon-homie il se laissait aller en deacuterive insouciant de lrsquoavenir Il reacutegnait aumilieu drsquoune coterie de nouveaux venus il avait des amitieacutes crsquoest-agrave-diredes habitudes qui duraient depuis quinze ans des gens avec lesquels ilsoupait il dicircnait et se livrait agrave ses plaisanteries Il gagnait environ septagrave huit cents francs par mois somme que la prodigaliteacute particuliegravere auxpauvres rendait insuffisante Aussi Lousteau se trouvait il alors aussi mi-seacuterable qursquoagrave son deacutebut agrave Paris quand il se disait  ― Si jrsquoavais cinq centsfrancs par mois je serais bien riche  Voici la raison de ce pheacutenomegravene

Lousteau demeurait rue desMartyrs dans un joli petit rez-de-chausseacuteeagrave jardin meubleacutemagnifiquement Lors de son installation en 1833 il avaitfait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-ecirctre pendantlong-temps Cet appartement coucirctait douze cents francs de loyer Or lesmois de janvier drsquoavril de juillet et drsquooctobre eacutetaient selon son mot desmois indigents Le loyer et les notes du portier faisaient rafle Lousteaunrsquoen prenait pas moins des cabriolets nrsquoen deacutepensait pas moins une cen-taine de francs en deacutejeuners  il fumait pour trente francs de cigares et nesavait refuser ni un dicircner ni une robe agrave ses maicirctresses de hasard Il an-ticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants

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qursquoil ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa chemineacutee en gagnantsept agrave huit cents francs par mois que quand il en gagnait agrave peine deuxcents en 1822

Fatigueacute parfois de ces tournoiements de la vie litteacuteraire ennuyeacute duplaisir comme lrsquoest une courtisane Lousteau quittait le courant il srsquoas-seyait parfois sur le penchant de la berge et disait agrave certains de ses in-times agrave Nathan agrave Bixiou tout en fumant un cigare au fond de son jar-dinet devant un gazon toujours vert grand comme une table agrave manger ― Comment finirons-nous  Les cheveux blancs nous font leurs somma-tions respectueuses hellip

― Bah  nous nous marierons quand nous voudrons nous occuper denotre mariage autant que nous nous occupons drsquoun drame ou drsquoun livredisait Nathan

― Et Florine  reacutepondait Bixiou― Nous avons tous une Florine disait Eacutetienne en jetant son bout de

cigare sur le gazon et pensant agrave madame SchontzMadame Schontz eacutetait une femme assez jolie pour pouvoir vendre tregraves

cher lrsquousufruit de sa beauteacute tout en en conservant la nue proprieacuteteacute agrave Lous-teau son ami de cœur Comme toutes ces femmes qui du nom de lrsquoeacutegliseautour de laquelle elles se sont groupeacutees ont eacuteteacute nommeacutees Lorees elledemeurait rue Fleacutechier agrave deux pas de Lousteau Cette Lorette trouvait unejouissance drsquoamour-propre agrave narguer ses amies en se disant aimeacutee par unhomme drsquoesprit Ces deacutetails sur la vie et les finances de Lousteau sont neacute-cessaires  car cette peacutenurie et cette existence de Boheacutemien agrave qui le luxeparisien eacutetait indispensable devaient cruellement influer sur lrsquoavenir deDinah

Ceux agrave qui la Bohecircme de Paris est connue comprendront alors com-ment au bout de quinze jours le journaliste replongeacute dans son milieulitteacuteraire pouvait rire de sa baronne entre amis et mecircme avec madameSchontz Quant agrave ceux qui trouveront ces proceacutedeacutes infacircmes il est agrave peupregraves inutile de leur en preacutesenter des excuses inadmissibles

― Qursquoas-tu fait agrave Sancerre demanda Bixiou agrave Lousteau quand ils serencontregraverent

― Jrsquoai rendu service agrave trois braves provinciaux un Receveur descontributions un petit cousin et un Procureur du Roi qui tournaient de-

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puis dix ans reacutepondit-il autour drsquoune de ces cent et une dixiegravemes musesqui ornent les deacutepartements sans y plus toucher qursquoon ne touche agrave unplat monteacute du dessert jusqursquoagrave ce qursquoun esprit fort y donne un coup decouteauhellip

― Pauvre garccedilon  disait Bixiou je disais bien que tu allais agrave Sancerrepour y mettre ton esprit au vert

― Ton calembour est aussi deacutetestable quemamuse est belle mon cherreacutepliqua Lousteau Demande agrave Bianchon

― Une muse et un poegravete reacutepondit Bixiou ton aventure est alors untraitement homœopathique

Le dixiegraveme jour Lousteau reccedilut une lettre timbreacutee de Sancerre― Bien  bien  fit Lousteau laquo Ami cheacuteri idole de mon cœur et de

mon acircmehellip raquo Vingt pages drsquoeacutecriture  une par jour et dateacutee de minuit Elle mrsquoeacutecrit quand elle est seulehellip Pauvre femme Ah  ah  Post-scriptumlaquo Je nrsquoose te demander de mrsquoeacutecrire comme je le fais tous les jours  maisjrsquoespegravere avoir de mon bien-aimeacute deux lignes chaque semaine pour metranquilliserhellip raquo ― Quel dommage de brucircler cela  crsquoest cracircnement eacutecritse dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu apregraves les avoir lus Cettefemme est neacutee pour faire de la copie

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il eacutetait aimeacute pourlui-mecircme  mais il avait supplanteacute lrsquoun de ses amis dans le cœur drsquounemarquise La marquise femme assez libre de sa personne venait quel-quefois agrave lrsquoimproviste chez lui le soir en fiacre voileacutee et se permettaiten qualiteacute de femme de lettres de fouiller dans tous les tiroirs Huit joursapregraves Lousteau qui se souvenait agrave peine de Dinah fut bouleverseacute par unnouveau paquet de Sancerre  huit feuillets  seize pages  Il entendit lespas drsquoune femme il crut agrave quelque visite domiciliaire de la marquise etjeta ces ravissantes et deacutelicieuses preuves drsquoamour au feuhellip sans les lire 

― Une lettre de femme  srsquoeacutecria madame Schontz en entrant le papierla cire sentent trop bonnehellip

― Monsieur voici dit un facteur des messageries en posant dans lrsquoan-tichambre deux eacutenormissimes bourriches Tout est payeacute Voulez-vous si-gner mon registre hellip

― Tout est payeacute  srsquoeacutecria madame Schontz Ccedila ne peut venir que deSancerre

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― Oui madame dit le facteur― Ta dixiegraveme Muse est une femme de haute intelligence dit la Lo-

rette en deacutefaisant une bourriche pendant que Lousteau signait jrsquoaime uneMuse qui connaicirct le meacutenage et qui fait agrave la fois des pacircteacutes drsquoencre et despacircteacutes de gibier ― Oh  les belles fleurs hellip srsquoeacutecria-t-elle en deacutecouvrant laseconde bourriche Mais il nrsquoy a rien de plus beau dans Paris hellip De quoi de quoi  un liegravevre des perdreaux un demi-chevreuil Nous inviteronstes amis et nous ferons un fameux dicircner car Athalie possegravede un talentparticulier pour accommoder le chevreuil

Lousteau reacutepondit agrave Dinah  mais au lieu de reacutepondre avec son cœuril fit de lrsquoesprit La lettre nrsquoen fut que plus dangereuse elle ressemblait agraveune lettre de Mirabeau agrave Sophie Le style des vrais amants est limpideCrsquoest une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives orneacuteesdes riens de la vie eacutemailleacutees de ces fleurs de lrsquoacircme neacutees chaque jour etdont le charme est enivrant mais pour deux ecirctres seulement Aussi degravesqursquoune lettre drsquoamour peut faire plaisir au tiers qui la lit est-elle agrave coupsucircr sortie de la tecircte et non du cœur Mais les femmes y seront toujoursprises elles croient alors ecirctre lrsquounique source de cet esprit

Vers la fin du mois de deacutecembre Lousteau ne lisait plus les lettres deDinah qui srsquoaccumulegraverent dans un tiroir de sa commode toujours ouvertsous ses chemises qursquoelles parfumaient Il advenait agrave Lousteau lrsquoun de ceshasards que ces Boheacutemiens doivent saisir par tous ses cheveux Au milieude ce mois madame Schontz qui srsquointeacuteressait beaucoup agrave Lousteau le fitprier de passer chez elle un matin pour affaire

― Mon cher tu peux te marier lui dit-elle― Souvent ma chegravere heureusement ― Quand je dis te marier crsquoest faire un beau mariage Tu nrsquoas pas de

preacutejugeacutes on nrsquoa pas besoin de gazer  voici lrsquoaffaire Une jeune personnea commis une faute et la megravere nrsquoen sait pas le premier baiser Le pegravere estun honnecircte Notaire plein drsquohonneur il a eu la sagesse de ne rien eacutebruiterIl veut marier sa fille en quinze jours il donne une dot de cent cinquantemille francs car il a trois autres enfants  mais hellip mdash pas becircte mdash il ajouteun suppleacutement de cent mille francs de la main agrave la main pour couvrir ledeacutechet Il srsquoagit drsquoune vieille famille de la bourgeoisie parisienne quartierdes Lombardshellip

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― Eh  bien pourquoi lrsquoamant nrsquoeacutepouse-t-il pas ― Mort― Quel roman  il nrsquoy a plus que rue des Lombards ougrave les choses se

passent ainsihellip― Mais ne vas-tu pas croire qursquoun fregravere jaloux a tueacute le seacuteducteur hellipCe

jeune homme est tout becirctement mort drsquoune pleureacutesie attrapeacutee en sortantdu spectacle Premier clerc et sans un liard mon homme avait seacuteduit lafille pour avoir lrsquoEacutetude  en voilagrave une vengeance du ciel 

― Drsquoougrave sais-tu cela ― De Malaga le Notaire est son milord― Quoi crsquoest Cardot le fils de ce petit vieillard agrave queue et poudre le

premier ami de Florentine hellip― Preacuteciseacutement Malaga dont lrsquoamant est un petit criquet de musicien

de dix-huit ans ne peut pas en conscience le marier agrave cet acircge-lagrave  elle nrsquoaencore aucune raison de lui en vouloir Drsquoailleurs monsieur Cardot veutun homme drsquoau moins trente ans Ce Notaire selon moi sera tregraves-flatteacutedrsquoavoir pour gendre une ceacuteleacutebriteacute Ainsi tacircte-toi mon bonhomme  Tupayes tes dettes tu deviens riche de douze mille francs de rente et tunrsquoas pas lrsquoennui de te rendre pegravere  en voilagrave des avantages  Apregraves tout tueacutepouses une veuve consolable Il y a cinquante mille livres de rente dansla maison outre la charge  tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente et tu appartiens agrave une famille qui po-litiquement se trouve dans une belle position Cardot est le beau-fregravere duvieux Camusot le Deacuteputeacute qui est resteacute si long-temps avec Fanny Beaupreacute

― Oui dit Lousteau Camusot le pegravere a eacutepouseacute la fille aicircneacutee agrave feu lepetit pegravere Cardot et ils faisaient leurs farces ensemble

― Eh  bien reprit madame Schontz madame Cardot la Notaresse estune Chiffreville des fabricants de produits chimiques lrsquoaristocratie drsquoau-jourdrsquohui quoi  des Potasse  Lagrave est le mauvais cocircteacute  tu auras une terriblebelle-megraverehellip Oh  une femme agrave tuer sa fille si elle la savait dans lrsquoeacutetat ougravehellipCette Cardot est deacutevote elle a les legravevres comme deux faveurs drsquoun rosepasseacutehellip Un viveur comme toi ne serait jamais accepteacute par cette femme-lagrave qui dans une bonne intention espionnerait ton meacutenage de garccedilon etsaurait tout ton passeacute  mais Cardot fera dit-il usage de son pouvoir pater-nel Le pauvre homme sera forceacute drsquoecirctre gracieux pendant quelques jours

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pour sa femme une femme de bois mon cher  Malaga qui lrsquoa rencontreacuteelrsquoa nommeacutee une brosse de peacutenitence Cardot a quarante ans il sera Mairedans sonArrondissement il deviendra peut-ecirctre Deacuteputeacute Il offre agrave la placedes cent mille francs de donner une jolie maison rue Saint-Lazare entrecour et jardin qui ne lui a coucircteacute que soixante mille francs agrave la deacutebacirccle dejuillet  il te la vendrait histoire de te fournir lrsquooccasion drsquoaller et venirchez lui de voir la fille de plaire agrave la megraverehellip Cela te constituerait un avoiraux yeux de madame Cardot Enfin tu serais comme un prince dans cepetit hocirctel Tu te feras nommer par le creacutedit de Camusot bibliotheacutecaireagrave un Ministegravere ougrave il nrsquoy aura pas de livres Eh  bien si tu places ton ar-gent en cautionnement de journal tu auras dix mille francs de rente tuen gagnes six ta bibliothegraveque trsquoen donnera quatrehellip Trouve mieux  Tu temarierais agrave un agneau sans tache il pourrait se changer en femme leacutegegravereau bout de deux anshellip Que trsquoarrive-t-il  un dividende anticipeacute Crsquoest lamode  Si tu veux mrsquoen croire il faut venir dicircner demain chez Malaga Tuy verras ton beau-pegravere il saura lrsquoindiscreacutetion censeacutee commise par Ma-laga contre laquelle il ne peut pas se facirccher et tu le domines alorsQuantagrave ta femme Eh hellip mais sa faute te laisse garccedilonhellip

― Ah  ton langage nrsquoest pas plus hypocrite qursquoun boulet de canon― Je trsquoaime pour toi voilagrave tout et je raisonne Eh  bien qursquoas-tu agrave

rester lagrave comme un Abd-el-Kader en cire  Il nrsquoy a pas agrave reacutefleacutechir Crsquoestpile ou face le mariage Eh  bien tu as tireacute pile 

― Tu auras ma reacuteponse demain dit Lousteau― Jrsquoaimerais mieux lrsquoavoir tout de suite Malaga ferait lrsquoarticle pour

toi ce soir― Eh  bien ouihellipLousteau passa la soireacutee agrave eacutecrire agrave la marquise une longue lettre ougrave

il lui disait les raisons qui lrsquoobligeaient agrave se marier  sa constante misegraverela paresse de son imagination les cheveux blancs sa fatigue morale etphysique enfin quatre pages de raisons

― Quant agrave Dinah je lui enverrai le billet de faire part se dit-il Commedit Bixiou je nrsquoai pas mon pareil pour savoir couper la queue agrave une pas-sionhellip

Lousteau qui fit drsquoabord des faccedilons avec lui-mecircme en eacutetait arriveacute lelendemain agrave craindre que ce mariage manquacirct Aussi fut-il charmant avec

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La muse du deacutepartement Chapitre

le Notaire― Jrsquoai connu lui dit-il monsieur votre pegravere chez Florentine je devais

vous connaicirctre chez mademoiselle Turquet Bon chien chasse de race Ileacutetait tregraves-bon enfant et philosophe le petit pegravere Cardot car (vous per-mettez) nous lrsquoappelions ainsi Dans ce temps-lagrave Florine Florentine Tul-lia Coralie et Mariette eacutetaient comme les cinq doigts de la main Il y a decela maintenant quinze ans Vous comprenez que mes folies ne sont plusagrave fairehellip Dans ce temps lagrave le plaisir mrsquoemportait jrsquoai de lrsquoambition au-jourdrsquohui  mais nous sommes dans une eacutepoque ougrave pour parvenir il fautecirctre sans dettes avoir une fortune femme et enfants Si je paye le censsi je suis proprieacutetaire de mon journal au lieu drsquoen ecirctre un reacutedacteur jedeviendrai deacuteputeacute tout comme tant drsquoautres 

Maicirctre Cardot goucircta cette profession de foi Lousteau srsquoeacutetait mis sousles armes il plut au Notaire qui chose assez facile agrave concevoir eut plusdrsquoabandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de sonpegravere qursquoil nrsquoen aurait eu avec tout autre Le lendemain Lousteau fut preacute-senteacute comme acqueacutereur de la maison rue Saint-Lazare au sein de la fa-mille Cardot et il y dicircna trois jours apregraves

Cardot demeurait dans une vieille maison aupregraves de la place du Chacircte-let Tout eacutetait cossu chez lui LrsquoEacuteconomie y mettait les moindres doruressous des gazes vertes Les meubles eacutetaient couverts de housses Si lrsquoonnrsquoeacuteprouvait aucune inquieacutetude sur la fortune de la maison on y eacuteprouvaitune envie de bacirciller degraves la premiegravere demi-heure Lrsquoennui sieacutegeait sur tousles meubles Les draperies pendaient tristement La salle agrave manger res-semblait agrave celle drsquoHarpagon Lousteau nrsquoeucirct pas connu Malaga drsquoavanceagrave la seule inspection de ce meacutenage il aurait devineacute que lrsquoexistence du No-taire se passait sur un autre theacuteacirctre Le journaliste aperccedilut une grandejeune personne blonde agrave lrsquoœil bleu timide et langoureux agrave la fois Il plutau fregravere aicircneacute quatriegraveme clerc de lrsquoEacutetude que la gloire litteacuteraire attiraitdans ses pieacuteges et qui devait ecirctre le successeur de Cardot La sœur cadetteavait douze ans Lousteau caparaccedilonneacute drsquoun petit air jeacutesuite fit lrsquohommereligieux et monarchique avec la megravere il fut sobre doucereux poseacute com-plimenteur

Vingt jours apregraves la preacutesentation au quatriegraveme dicircner Feacutelicie Cardotqui eacutetudiait Lousteau du coin de lrsquoœil alla lui offrir sa tasse de cafeacute dans

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une embrasure de fenecirctre et lui dit agrave voix basse les larmes dans les yeux ― Toute ma vie monsieur sera employeacutee agrave vous remercier de votre deacute-vouement pour une pauvre fillehellip

Lousteau fut eacutemu tant il y avait de choses dans le regard dans lrsquoac-cent dans lrsquoattitude ― Elle ferait le bonheur drsquoun honnecircte homme sedit-il en lui pressant la main pour toute reacuteponse

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein drsquoave-nir  mais parmi toutes les belles qualiteacutes qursquoelle lui supposait elle eacutetaitenchanteacutee de sa moraliteacute Souffleacute par le roueacute Notaire Eacutetienne avait donneacutesa parole de nrsquoavoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pucirct compro-mettre lrsquoavenir de la chegravere Feacutelicie

― Vous pouvez me trouver un peu exageacutereacutee disait la deacutevote au jour-naliste  mais quand on donne une perle comme ma Feacutelicie agrave un hommeon doit veiller agrave son avenir Je ne suis pas de cesmegraveres qui sont enchanteacuteesde se deacutebarrasser de leurs filles Monsieur Cardot va de lrsquoavant il presse lemariage de sa fille il le voudrait fait Nous ne diffeacuterons qursquoen cecihellipQuoi-qursquoavec un homme comme vous monsieur un litteacuterateur dont la jeunessea eacuteteacute preacuteserveacutee de la deacutemoralisation actuelle par le travail on puisse ecirctreen sucircreteacute  neacuteanmoins vous vous moqueriez de moi si je mariais ma filleles yeux fermeacutes Je sais bien que vous nrsquoecirctes pas un innocent et jrsquoen seraisbien facirccheacutee pour ma Feacutelicie (ceci fut dit agrave lrsquooreille) mais si vous aviez deces liaisonshellip Tenez monsieur vous avez entendu parler de madame Ro-guin la femme drsquoun Notaire qui a eu malheureusement pour notre corpsune si cruelle ceacuteleacutebriteacute Madame Roguin est lieacutee et cela depuis 1820 avecun banquierhellip

― Oui du Tillet reacutepondit Eacutetienne qui se mordit la langue en songeantagrave lrsquoimprudence avec laquelle il avouait connaicirctre du Tillet

― Eh  bien monsieur si vous eacutetiez megravere ne trembleriez-vous pas enpensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet  A son acircgeet neacutee de Grandville avoir pour rivale une femme de cinquante ans pas-seacutes hellip Jrsquoaimerais mieux voir ma fille morte que de la donner agrave un hommequi aurait des relations avec une femmemarieacuteehellipUne grisette une femmede theacuteacirctre se prennent et se quittent  Selon moi ces femmes-lagrave ne sontpas dangereuses lrsquoamour est un eacutetat pour elles elles ne tiennent agrave per-sonne un de perdu deux de retrouveacutes hellip Mais une femme qui a manqueacute

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agrave ses devoirs doit srsquoattacher agrave sa faute elle nrsquoest excusable que par saconstance si jamais un pareil crime est excusable  Crsquoest ainsi du moinsque je comprends la faute drsquoune femme comme il faut et voilagrave ce qui larend si redoutablehellip

Au lieu de chercher le sens de ces paroles Eacutetienne en plaisanta chezMalaga ougrave il se rendit avec son futur beau-pegravere  car le Notaire et le jour-naliste eacutetaient au mieux ensemble

Lousteau srsquoeacutetait deacutejagrave poseacute devant ses intimes comme un homme im-portant  sa vie allait enfin avoir un sens le hasard lrsquoavait choyeacute il deve-nait sous peu de jours proprieacutetaire drsquoun charmant petit hocirctel rue Saint-Lazare  il se mariait il eacutepousait une femme charmante il aurait environvingt mille livres de rente  il pourrait donner carriegravere agrave son ambition  ileacutetait aimeacute de la jeune personne il appartenait agrave plusieurs familles hono-rableshellip Enfin il voguait agrave pleines voiles sur le lac bleu de lrsquoespeacuterance

Madame Cardot avait deacutesireacute voir les gravures de Gil Blas un de ceslivres illustreacutes que la librairie franccedilaise entreprenait alors et Lousteau laveille en avait remis les premiegraveres livraisons agrave madame Cardot La Nota-resse avait son plan elle nrsquoempruntait le livre que pour le rendre elle vou-lait un preacutetexte de tomber agrave lrsquoimproviste chez son gendre futur A lrsquoaspectde ce meacutenage de garccedilon que son mari lui peignait comme charmant elleen saurait plus disait elle qursquoon ne lui en disait sur les mœurs de Lous-teau Sa belle-sœur madame Camusot a qui le fatal secret eacutetait cacheacutesrsquoeffrayait de ce mariage pour sa niegravece Monsieur Camusot Conseiller agravela Cour royale fils drsquoun premier lit avait dit agrave sa belle-megravere madame Ca-musot sœur de maicirctre Cardot des choses peu flatteuses sur le comptedu journaliste Lousteau cet homme si spirituel ne trouva rien drsquoextra-ordinaire agrave ce que la femme drsquoun riche Notaire voulucirct voir un volumede quinze francs avant de lrsquoacheter Jamais lrsquohomme drsquoesprit ne se baissepour examiner les bourgeois qui lui eacutechappent agrave la faveur de cette inat-tention  et pendant qursquoil se moque drsquoeux ils ont le temps de le garrotter

Dans les premiers jours de janvier 1837 madame Cardot et sa filleprirent une urbaine et vinrent rue des Martyrs rendre les livraisons duGil Blas au futur de Feacutelicie enchanteacutees toutes deux de voir lrsquoappartementde Lousteau Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles fa-milles bourgeoises Le portier drsquoEacutetienne ne se trouva point  mais sa fille

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en apprenant de la digne bourgeoise qursquoelle parlait agrave la belle-megravere et agrave lafuture de monsieur Lousteau leur livra drsquoautant mieux la clef de lrsquoappar-tement que madame Cardot lui mit une niegravece drsquoor dans la main

Il eacutetait alors environ midi lrsquoheure agrave laquelle le journaliste revenait dedeacutejeuner du Cafeacute Anglais En franchissant lrsquoespace qui se trouve entreNotre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs Lousteau regarda par ha-sard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre et crutavoir une vision en y apercevant la figure de Dinah  Il resta glaceacute sur sesdeux jambes en trouvant effectivement sa Didine agrave la portiegravere

― Que viens-tu faire ici  srsquoeacutecria-t-ilLe vous nrsquoeacutetait pas possible avec une femme agrave renvoyer― Eh  mon amour srsquoeacutecria-t-elle nrsquoas-tu donc pas lu mes lettres hellip― Si reacutepondit Lousteau― Eh  bien ― Eh  bien ― Tu es pegravere reacutepondit la femme de province― Bah srsquoeacutecria-t-il sans prendre garde agrave la barbarie de cette exclama-

tion Enfin se dit-il en lui-mecircme il faut la preacuteparer agrave la catastrophehellipIl fit signe au cocher de srsquoarrecircter donna la main agrave madame de La Bau-

draye et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles en se promettantbien de renvoyer illico se dit-il la femme et ses paquets drsquoougrave elle venait

― Monsieur  monsieur  cria la petite PameacutelaLrsquoenfant avait de lrsquointelligence et savait que trois femmes ne doivent

pas se rencontrer dans un appartement de garccedilon― Bien  bien  fit le journaliste en entraicircnant DinahPameacutela crut alors que cette femme inconnue eacutetait une parente elle

ajouta cependant  ― La clef est agrave la porte votre belle-megravere y est Dans son trouble et en srsquoentendant dire par madame de la Baudraye

une myriade de phrases Eacutetienne entendit  ma megravere y est la seule cir-constance qui pour lui fucirct possible et il entra La future et la belle-megraverealors dans la chambre agrave coucher se tapirent dans un coin en voyant lrsquoen-treacutee drsquoEacutetienne et drsquoune femme

― Enfin mon Eacutetienne mon ange je suis agrave toi pour la vie  srsquoeacutecria Di-nah en lui sautant au cou et lrsquoeacutetreignant pendant qursquoil mettait la clef endedans La vie eacutetait une agonie perpeacutetuelle pour moi dans ce chacircteau

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drsquoAnzy je nrsquoy tenais plus et le jour ougrave il a fallu deacuteclarer ce qui fait monbonheur eh  bien je ne mrsquoen suis jamais senti la force Je trsquoamegravene tafemme et ton enfant  oh  ne pas mrsquoeacutecrire  me laisser deux mois sansnouvelles hellip

― Mais Dinah  tu me mets dans un embarrashellip― Mrsquoaimes-tu ― Comment ne trsquoaimerais-je pas hellipMais ne valait-il pas mieux rester

agrave Sancerrehellip Je suis ici dans la plus profonde misegravere et jrsquoai peur de te lafaire partagerhellip

― Ta misegravere sera le paradis pour moi Je veux vivre ici sans jamais ensortirhellip

― Mon Dieu crsquoest joli en paroles maishellipDinah srsquoassit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec

brusquerie Lousteau ne put reacutesister agrave cette explosion il serra la baronnedans ses bras et lrsquoembrassa

― Ne pleure pas Didine  srsquoeacutecria-t-ilEn lacircchant cette phrase le feuilletoniste aperccedilut dans la glace le fan-

tocircme de madame Cardot qui du fond de la chambre le regardait― Allons Didine va toi-mecircme avec Pameacutela voir agrave deacuteballer tes malles

lui dit-il agrave lrsquooreille Va ne pleure pas nous serons heureuxIl la conduisit jusqursquoagrave la porte et revint vers la notaresse pour conjurer

lrsquoorage― Monsieur lui dit madame Cardot je mrsquoapplaudis drsquoavoir voulu voir

par moi-mecircme le meacutenage de celui qui devait ecirctre mon gendre Ducirct maFeacutelicie en mourir elle ne sera pas la femme drsquoun homme tel que vousVous vous devez au bonheur de votre Didine monsieur

Et la deacutevote sortit en emmenant Feacutelicie qui pleurait aussi car Feacuteliciesrsquoeacutetait habitueacutee agrave Lousteau Lrsquoaffreuse madame Cardot remonta dans sonurbaine en regardant avec une insolente fixiteacute la pauvre Dinah qui sentaitencore dans son cœur le coup de poignard du  Crsquoest joli en paroles  maisqui semblable agrave toutes les femmes aimantes croyait neacuteanmoins au  ― Nepleure pas Didine 

Lousteau qui ne manquait pas de cette espegravece de reacutesolution quedonnent les hasards drsquoune vie agiteacutee se dit  ― Didine a de la noblesseune fois preacutevenue de mon mariage elle srsquoimmolera agrave mon avenir et je

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sais comment mrsquoy prendre pour lrsquoen instruireEnchanteacute de trouver une ruse dont le succegraves lui parut certain il se

mit agrave danser sur un air connu  ― Larifla  fla fla  Puis une fois Didineemballeacutee reprit-il en se parlant agrave lui-mecircme jrsquoirai faire une visite et unroman agrave maman Cardot  jrsquoaurai seacuteduit sa Feacutelicie agrave Saint-Eustachehellip Feacuteli-cie coupable par amour porte dans son sein le gage de notre bonheurethellip larifla fla fla hellip le pegravere ne peut pas me deacutementir fla flahellip ni la fillehelliplarifla  Ergo le notaire sa femme et sa fille sont enfonceacutes larifla fla fla hellip

A son grand eacutetonnement Dinah surprit Eacutetienne dansant une danseprohibeacutee

― Ton arriveacutee et notre bonheur me rendent ivre de joie hellip lui dit-il enlui expliquant ainsi ce mouvement de folie

― Et moi qui ne me croyais plus aimeacutee hellip srsquoeacutecria la pauvre femme enlacircchant le sac de nuit qursquoelle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuilougrave elle se laissa tomber

― Emmeacutenage-toi mon ange dit Eacutetienne en riant sous cape jrsquoai deuxmots agrave eacutecrire afin de me deacutegager drsquoune partie de garccedilon car je veux ecirctretout agrave toi Commande tu es ici chez toi

Eacutetienne eacutecrivit agrave Bixioulaquo Mon cher ma baronne me tombe sur les bras et va me faire man-

quer mon mariage si nous ne mettons pas en scegravene une des ruses les plusconnues des mille et un vaudevilles du Gymnase Donc je compte surtoi pour venir en vieillard de Moliegravere gronder ton neveu Leacuteandre sursa sottise pendant que la dixiegraveme Muse sera cacheacutee dans ma chambre  ilsrsquoagit de la prendre par les sentiments frappe fort sois meacutechant blesse-la Quant agrave moi tu comprends jrsquoexprime un deacutevouement aveugle Vienssi tu peux agrave sept heures

raquo Tout agrave toiraquo Eacute LOUSTEAU raquoUne fois cette lettre envoyeacutee par un commissionnaire agrave lrsquohomme de

Paris qui se plaisait le plus agrave ces railleries que les artistes ont nommeacutees descharges Lousteau parut empresseacute drsquoinstaller chez lui laMuse de Sancerre il srsquooccupa de lrsquoemmeacutenagement de tous les effets qursquoelle avait apporteacutes illa mit au fait des ecirctres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaiteavec un plaisir qui deacutebordait si bien en paroles et en caresses que Dinah

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put se croire la femme du monde la plus aimeacutee Cet appartement ougrave lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plusque son chacircteau drsquoAnzy Pameacutela Migeon cette intelligente petite fille dequatorze ans fut questionneacutee par le journaliste agrave cette fin de savoir sielle voulait devenir la femme de chambre de lrsquoimposante baronne Pa-meacutela ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dicircnerchez un restaurateur du boulevard Dinah comprit alors quel eacutetait le deacute-nucircment cacheacute sous le luxe purement exteacuterieur de ce meacutenage de garccedilon ennrsquoy voyant aucun des ustensiles neacutecessaires agrave la vie Tout en prenant pos-session des armoires des commodes elle forma les plus doux projets ellechangerait les mœurs de Lousteau elle le rendrait casanier elle lui com-pleacuteterait son bien-ecirctre au logis La nouveauteacute de sa position en cachaitle malheur agrave Dinah qui voyait dans un mutuel amour lrsquoabsolution de safaute et qui ne portait pas encore les yeux au delagrave de cet appartementPameacutela dont lrsquointelligence eacutetait eacutegale agrave celle drsquoune lorette alla droit chezmadame Schontz lui demander de lrsquoargenterie en lui racontant ce qui ve-nait drsquoarriver agrave Lousteau Apregraves avoir tout mis chez elle agrave la dispositionde Pameacutela madame Schontz courut chez Malaga son amie intime afinde preacutevenir Cardot du malheur advenu agrave son futur gendre

Sans inquieacutetude sur la crise qui affectait sonmariage le journaliste futde plus en plus charmant pour la femme de province Le dicircner occasionnaces deacutelicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux drsquoecirctreenfin agrave eux-mecircmes Le cafeacute pris au moment ougrave Lousteau tenait sa Dinahsur ses genoux devant le feu Pameacutela se montra tout effareacutee

― Voici monsieur Bixiou  que faut-il lui dire  demanda-t-elle― Entre dans la chambre dit le journaliste agrave sa maicirctresse je lrsquoaurai

bientocirct renvoyeacute crsquoest un de mes plus intimes amis agrave qui drsquoailleurs il fautavouer mon nouveau genre de vie

― Oh  oh  deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu  srsquoeacutecriale compegraverehellip je mrsquoen vaishellip Voilagrave ce que crsquoest que de se marier on fait sesadieux Comme on se trouve riche quand on deacutemeacutenage hein 

― Est-ce que je me marie  dit Lousteau― Comment  tu ne te maries plus agrave preacutesent  srsquoeacutecria Bixiou― Non ― Non  Ah  ccedilagrave que trsquoarrive-t-il ferais-tu par hasard des sottises 

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Quoi hellip toi qui par une beacuteneacutediction du ciel as trouveacute vingt mille francsde rente un hocirctel une femme appartenant aux premiegraveres familles de lahaute bourgeoisie enfin une femme de la rue des Lombardshellip

― Assez assez Bixiou tout est fini va-trsquoen ― Mrsquoen aller  jrsquoai les droits de lrsquoamitieacute jrsquoen abuseQue trsquoest-il arriveacute ― Il mrsquoest arriveacute cette dame de Sancerre elle est megravere et nous allons

vivre ensemble heureux le reste de nos jourshellip Tu saurais cela demainautant te lrsquoapprendre aujourdrsquohui

― Beaucoup de tuyaux de chemineacutee qui me tombent sur la tecirctecomme dit Arnal Mais si cette femme trsquoaime pour toi mon cher ellesrsquoen retournera drsquoougrave elle vient Est-ce qursquoune femme de province a jamaispu avoir le pied marin agrave Paris  elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres Oublies-tu ce qursquoest une femme de province  mais elle a le bon-heur aussi ennuyeux que le malheur elle deacuteploie autant de talent agrave eacuteviterla gracircce que la Parisienne en met agrave lrsquoinventer Eacutecoute Lousteau  que lapassion te fasse oublier en quel temps nous vivons je le conccedilois  maismoi ton ami je nrsquoai pas de bandeau mythologique sur les yeuxhellip Eh bien examine ta position  Tu roules depuis quinze ans dans le mondelitteacuteraire tu nrsquoes plus jeune tu marches sur tes tiges tant tu as marcheacute hellipOui mon bonhomme tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacherles trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons hellip En-fin ta plaisanterie est vieillotte Ta phrase est plus connue qursquoun remegravedesecrethellip

― Je te dirai comme le Reacutegent au cardinal Dubois  assez de coups depied comme ccedila  srsquoeacutecria Lousteau tout en riant

― Oh vieux jeune homme reacutepondit Bixiou tu sens le fer de lrsquoopeacute-rateur agrave ta plaie Tu trsquoes eacutepuiseacute nrsquoest-ce pas  Eh  bien  dans le feu dela jeunesse sous la pression de la misegravere qursquoas-tu gagneacute  Tu nrsquoes pasen premiegravere ligne et tu nrsquoas pas mille francs agrave toi Voilagrave ta position chif-freacutee Pourras-tu dans le deacuteclin de tes forces soutenir par ta plume unmeacutenage quand ta femme si elle est honnecircte nrsquoaura pas les ressourcesdrsquoune lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs ougrave lrsquohommele garde  Tu trsquoenfonces dans le troisiegraveme dessous du theacuteacirctre socialhellip Cecinrsquoest que le cocircteacute financier Voyons le cocircteacute politique  Nous naviguons dansune eacutepoque essentiellement bourgeoise ougrave lrsquohonneur la vertu la deacutelica-

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tesse le talent le savoir le geacutenie en un mot consiste agrave payer ses billets agravene rien devoir agrave personne et agrave bien faire ses petites affaires Soyez rangeacutesoyez deacutecent ayez femme et enfant acquittez vos loyers et vos contri-butions montez votre garde soyez semblable agrave tous les fusiliers de votrecompagnie et vous pouvez preacutetendre agrave tout devenir ministre et tu as deschances puisque tu nrsquoes pas un Montmorency  Tu allais remplir toutesles conditions voulues pour ecirctre un homme politique tu pouvais fairetoutes les saleteacutes exigeacutees pour lrsquoemploi mecircme jouer la meacutediocriteacute tu au-rais eacuteteacute presque nature Et pour une femme qui te plantera lagrave au termede toutes les passions eacuteternelles dans trois cinq ou sept ans apregraves avoirconsommeacute tes derniegraveres forces intellectuelles et physiques tu tournes ledos agrave la sainte famille agrave la rue des Lombards agrave tout un avenir politiqueagrave trente mille francs de rente agrave la consideacuterationhellip Est-ce lagrave par ougrave devaitfinir un homme qui nrsquoavait plus drsquoillusions hellip Tu ferais pot-bouille avecune actrice qui te rendrait heureux voilagrave ce qui srsquoappelle une questionde cabinet  mais vivre avec une femme marieacutee hellip crsquoest tirer agrave vue surle malheur  crsquoest avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir lesplaisirs

― Assez te dis-je tout finit par un mot  jrsquoaime madame de La Bau-draye et je la preacuteegravere agrave toutes les fortunes du monde agrave toutes les posi-tionshellip Jrsquoai pu me laisser aller agrave une bouffeacutee drsquoambitionhellip mais tout cegravedeau bonheur drsquoecirctre pegravere

― Ah  tu donnes dans la paterniteacute  Mais malheureux nous nesommes les pegraveres que des enfants de nos femmes leacutegitimes Qursquoest-ce quecrsquoest qursquoun moutard qui ne porte pas notre nom  crsquoest le dernier chapitredrsquoun roman  on te lrsquoenlegravevera ton enfant  Nous avons vu ce sujet-lagrave dansvingt vaudevilles depuis dix anshellip La Socieacuteteacute mon cher pegravesera sur voustocirct ou tard Relis Adolphe  Oh  mon Dieu  Je vous vois quand vous vousserez bien connus je vous vois malheureux triste-agrave-pattes sans consideacute-ration sans fortune vous battant comme les actionnaires drsquoune comman-dite attrapeacutes par leur geacuterant  Votre geacuterant agrave vous crsquoest le bonheur

― Pas un mot de plus Bixiou― Mais je commence agrave peine Eacutecoute mon cher On a beaucoup atta-

queacute le mariage depuis quelque temps  mais agrave part son avantage drsquoecirctre laseule maniegravere drsquoeacutetablir les successions comme il offre aux jolis garccedilons

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sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois il reacutesiste agrave tous ses in-conveacutenients  Aussi nrsquoy a-t-il pas de garccedilon qui ne se repente tocirct ou tarddrsquoavoir manqueacute par sa faute un mariage de trente mille livres de renteshellip

― Tu ne veux donc pas me comprendre  srsquoeacutecria Lousteau drsquoune voixexaspeacutereacutee va-trsquoenhellip Elle est lagravehellip

― Pardon pourquoi ne pas me lrsquoavoir dit plus tocircthellip tu es majeurhellip etelle aussi fit-il drsquoun ton plus bas mais assez haut cependant pour ecirctreentendu de Dinah Elle te fera joliment repentir de son bonheurhellip

― Si crsquoest une folie je veux la fairehellip Adieu ― Un homme agrave la mer  cria Bixiou― Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous cha-

pitrer dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre ougrave il trouva surun fauteuil madame La Baudraye affaisseacutee eacutetanchant ses yeux avec unmouchoir brodeacute

― Que suis-je venue faire ici hellip dit-elle Oh  mon Dieu  pourquoi hellipEacutetienne je ne suis pas si femme de province que vous le croyezhellip Vousvous jouez de moi

― Chegravere ange reacutepondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras la sou-leva du fauteuil et lrsquoamena quasi morte dans le salon nous avons chacuneacutechangeacute notre avenir sacrifice contre sacrifice Pendant que jrsquoaimais agraveSancerre on me mariait ici  mais je reacutesistaishellip va jrsquoeacutetais bien malheu-reux

― Oh  je pars  srsquoeacutecria Dinah en se dressant comme une folle et faisantdeux pas vers la porte

― Tu resteras ma Didine tout est fini Va  cette fortune est-elle agrave sibon marcheacute  ne dois-je pas eacutepouser une grande blonde dont le nez estsanguinolent la fille drsquoun notaire et endosser une belle-megravere qui rendraitdes points agrave madame Pieacutedefer en fait de deacutevotionhellip

Pameacutela se preacutecipita dans le salon et vint dire agrave lrsquooreille de Lousteau ― Madame Schontz hellip

Lousteau se leva laissa Dinah sur le divan et sortit― Tout est fini mon bichon lui dit la lorette Cardot ne veut pas se

brouiller avec sa femme agrave cause drsquoun gendre La deacutevote a fait une scegravenehellipune scegravene sterling  Enfin le premier clerc actuel qui eacutetait second premierclerc depuis deux ans accepte la fille et lrsquoEacutetude

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Le lacircche  srsquoeacutecria Lousteau Comment en deux heures il a pu sedeacutecider

― Mon Dieu crsquoest bien simple Le drocircle qui avait les secrets du pre-mier clerc deacutefunt a devineacute la position du patron en saisissant quelquesmots de la querelle avec madame Cardot Le notaire compte sur ton hon-neur et sur ta deacutelicatesse car tout est convenu Le clerc dont la conduiteest excellente il se donnait le genre drsquoaller agrave la messe  un petit hypocritefini quoi  plaicirct agrave la notaresse Cardot et toi vous resterez amis Il va de-venir directeur drsquoune compagnie financiegravere immense il pourra te rendreservice Ah  tu te reacuteveilles drsquoun beau recircve

― Je perds une fortune une femme ethellip― Une maicirctresse dit madame Schontz en souriant car te voilagrave plus

que marieacute tu seras embecirctant tu voudras rentrer chez toi tu nrsquoauras plusrien de deacutecousu ni dans tes habits ni dans tes allureshellip Laisse-la-moivoir par le trou de la porte hellip demanda la lorette Il nrsquoy a pas srsquoeacutecria-t-elle de plus bel animal dans le deacutesert  tu es voleacute  Crsquoest digne crsquoest seccrsquoest pleurard il lui manque le turban de lady Dudley

Et la lorette se sauva― Qursquoy a-t-il encore hellip demanda madame de La Baudraye agrave lrsquooreille

de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmuresdrsquoune voix de femme

― Il y a mon ange srsquoeacutecria Lousteau que nous sommes indissoluble-ment unishellip On vient de mrsquoapporter une reacuteponse verbale agrave la lettre quetu mrsquoas vu eacutecrire et par laquelle je rompais mon mariagehellip

― Crsquoest lagrave cette partie dont tu te deacutegageais ― Oui ― Oh  je serai plus que ta femme je te donne ma vie je veux ecirctre

ton esclave hellip dit la pauvre creacuteature abuseacutee Je ne croyais pas qursquoil me fucirctpossible de trsquoaimer davantage hellip Je ne serai donc pas un accident dans tavie je serai toute ta vie hellip

― Oui ma belle ma noble Didine― Jure-moi reprit-elle que nous ne pourrons ecirctre seacutepareacutes que par la

mort hellipLousteau voulut embellir son serment de ses plus seacuteduisantes chatte-

ries Voici pourquoi

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La muse du deacutepartement Chapitre

De la porte de son appartement ougrave il avait reccedilu le baiser drsquoadieu dela lorette agrave celle du salon ougrave gisait la Muse eacutetourdie de tant de chocssuccessifs Lousteau srsquoeacutetait rappeleacute lrsquoeacutetat preacutecaire du petit La Baudrayesa fortune et ce mot de Bianchon sur Dinah  ― Ce sera une riche veuve Et il se dit en lui-mecircme ― Jrsquoaimemieux cent fois madame de La Baudrayeque Feacutelicie pour femme 

Aussi son parti fut-il promptement pris  il deacutecida de jouer lrsquoamouravec une admirable perfection et son lacircche calcul sa violente passioneurent de facirccheux reacutesultats En effet pendant son voyage de Sancerre agraveParis madame de La Baudraye avait meacutediteacute de vivre dans un appartementagrave elle agrave deux pas de Lousteau  mais les preuves drsquoamour que son amantvenait de lui donner en renonccedilant agrave ce bel avenir et surtout le bonheursi complet des premiers jours de ce mariage illeacutegal lrsquoempecircchegraverent de par-ler de cette seacuteparation Le lendemain devait ecirctre et fut une fecircte au milieude laquelle une pareille proposition faite agrave son ange eucirct produit la plushorrible discordance De son cocircteacute Lousteau qui voulait tenir Dinah danssa deacutependance la maintint dans une ivresse continuelle agrave coups de fecirctesCes eacuteveacutenements empecircchegraverent donc ces deux ecirctres si spirituels drsquoeacuteviter lebourbier ougrave ils tombegraverent celui drsquoune cohabitation insenseacutee dont mal-heureusement tant drsquoexemples existent agrave Paris dans le monde litteacuteraire

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de lrsquoamour enprovince si railleusement traceacute par madame de La Baudraye agrave Lousteaumais dont ni lrsquoun ni lrsquoautre ils ne se souvinrent La passion est sourde etmuette de naissance

Cet hiver fut donc agrave Paris pour madame de La Baudraye tout ce quele mois drsquooctobre avait eacuteteacute pour elle agrave Sancerre Eacutetienne pour initier safemme agrave la vie de Paris entremecircla cette nouvelle lune de miel de partiesde spectacles ougrave Dinah ne voulut aller qursquoen baignoires Au deacutebut ma-dame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provincialeelle eut peur drsquoecirctre vue elle cacha son bonheur Elle disait  ― Monsieurde Clagny monsieur Gravier sont capables de me suivre  Elle craignaitSancerre agrave Paris Lousteau dont lrsquoamour-propre eacutetait excessif fit lrsquoeacuteduca-tion de Dinah il la conduisit chez les meilleures faiseuses et lui montrales jeunes femmes alors agrave la mode en les lui recommandant comme desmodegraveles agrave suivre Aussi lrsquoexteacuterieur provincial de madame de La Baudraye

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La muse du deacutepartement Chapitre

changea-t-il promptement Lousteau rencontreacute par ses amis reccedilut descompliments sur sa conquecircte Pendant cette saison Eacutetienne produisit peude litteacuterature et srsquoendetta consideacuterablement quoique la fiegravere Dinah eucirctemployeacute toutes ses eacuteconomies agrave sa toilette et crucirct nrsquoavoir pas causeacute laplus leacutegegravere deacutepense agrave son cheacuteri Au bout de trois mois Dinah srsquoeacutetait ac-climateacutee elle srsquoeacutetait enivreacutee de musique aux Italiens elle connaissait lesreacutepertoires de tous les theacuteacirctres leurs acteurs les journaux et les plai-santeries du moment  elle srsquoeacutetait accoutumeacutee agrave cette vie de continuelleseacutemotions agrave ce courant rapide ougrave tout srsquooublie Elle ne tendait plus le coune mettait plus le nez en lrsquoair comme une statue de lrsquoEacutetonnement agrave pro-pos des continuelles surprises que Paris offre aux eacutetrangers Elle savaitrespirer lrsquoair de ce milieu spirituel animeacute feacutecond ougrave les gens drsquoesprit sesentent dans leur eacuteleacutement et qursquoils ne peuvent plus quitter

Un matin en lisant les journaux que Lousteau recevait tous deuxlignes lui rappelegraverent Sancerre et son passeacute deux lignes auxquelles ellenrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere et que voici 

laquo Monsieur le baron de Clagny Procureur du Roi pregraves le Tribunal deSancerre est nommeacute Substitut du Procureur-geacuteneacuteral pregraves la Cour royalede Paris raquo

― Comme il trsquoaime ce vertueux magistrat  dit en souriant le journa-liste

― Pauvre homme  reacutepondit-elle Que te disais-je  Il me suit En cemoment Eacutetienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante etla plus complegravete de la passion agrave cette peacuteriode ougrave lrsquoon srsquoest habitueacute par-faitement lrsquoun agrave lrsquoautre et ougrave neacuteanmoins lrsquoamour conserve de la saveurOn se connaicirct mais on ne srsquoest pas encore compris on nrsquoa pas repasseacutedans les mecircmes plis de lrsquoacircme on ne srsquoest pas eacutetudieacute de maniegravere agrave savoircomme plus tard la penseacutee les paroles le geste agrave propos des plus grandscomme des plus petits eacuteveacutenements On est dans lrsquoenchantement il nrsquoy apas eu de collision de divergences drsquoopinions de regards indiffeacuterents Lesacircmes vont agrave tout propos dumecircme cocircteacute Aussi Dinah disait elle agrave Lousteaude ces magiques paroles accompagneacutees drsquoexpressions de ces regards plusmagiques encore que toutes les femmes trouvent alors

― Tue-moi quand tu ne mrsquoaimeras plus ― Si tu ne mrsquoaimais plus jecrois que je pourrais te tuer et me tuer apregraves

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La muse du deacutepartement Chapitre

A ces deacutelicieuses exageacuterations Lousteau reacutepondait agrave Dinah  ― Toutce que je demande agrave Dieu crsquoest de te voir ma constance Ce sera toi quimrsquoabandonneras hellip

― Mon amour est absoluhellip― Absolu reacutepeacuteta Lousteau Voyons  Je suis entraicircneacute dans une partie

de garccedilon je retrouve une de mes anciennes maicirctresses elle se moque demoi  par vaniteacute je fais lrsquohomme libre et je ne rentre que le lendemainmatin icihellip Mrsquoaimeras-tu toujours 

― Une femme nrsquoest certaine drsquoecirctre aimeacutee que quand elle est preacutefeacute-reacutee et si tu me revenais sihellip Oh  tu me fais comprendre le bonheur depardonner une faute agrave celui qursquoon adore

― Eh  bien je suis donc aimeacute pour la premiegravere fois dema vie  srsquoeacutecriaitLousteau

― Enfin tu trsquoen aperccedilois  reacutepondait-elleLousteau proposa drsquoeacutecrire une lettre ougrave chacun drsquoeux expliquerait les

raisons qui lrsquoobligeraient agrave finir par un suicide  et avec cette lettre ensa possession chacun drsquoeux pourrait tuer sans danger lrsquoinfidegravele Malgreacuteleurs paroles eacutechangeacutees ni lrsquoun ni lrsquoautre ils nrsquoeacutecrivirent leur lettre

Heureux pour le moment le journaliste se promettait de bien trom-per Dinah quand il en serait las et de tout sacrifier aux exigences decette tromperie Pour lui madame de La Baudraye eacutetait toute une fortuneNeacuteanmoins il subit un joug En se mariant ainsi madame de La Baudrayelaissa voir et la noblesse de ses penseacutees et cette puissance que donne lerespect de soi-mecircme Dans cette intimiteacute complegravete ougrave chacun deacutepose sonmasque la jeune femme conserva de la pudeur montra sa probiteacute virile etcette force particuliegravere aux ambitions qui faisait la base de son caractegravereAussi Lousteau conccedilut-il pour elle une involontaire estime Devenue Pa-risienne Dinah fut drsquoailleurs supeacuterieure agrave la plus charmante lorette  ellepouvait ecirctre amusante dire des mots comme Malaga  mais son instruc-tion les habitudes de son esprit ses immenses lectures lui permettaientde geacuteneacuteraliser son esprit  tandis que les Schontz et les Florine nrsquoexercentle leur que sur un terrain tregraves-circonscrit

― Il y a chez Dinah disait Eacutetienne agrave Bixiou lrsquoeacutetoffe drsquoune Ninon etdrsquoune Staeumll

― Une femme chez qui lrsquoon trouve une bibliothegraveque et un seacuterail est

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La muse du deacutepartement Chapitre

bien dangereuse reacutepondait le railleurUne fois sa grossesse devenue visible madame de La Baudraye reacuteso-

lut de ne plus quitter son appartement  mais avant de srsquoy renfermer dene plus se promener que dans la campagne elle voulut assister agrave la pre-miegravere repreacutesentation drsquoun drame de Nathan Cette espegravece de solenniteacute lit-teacuteraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris Dinahqui nrsquoavait jamais vu de premiegravere repreacutesentation eacuteprouvait une curiositeacutebien naturelle Elle en eacutetait drsquoailleurs arriveacutee agrave un tel degreacute drsquoaffectionpour Lousteau qursquoelle se glorifiait de sa faute  elle mettait une force sau-vage agrave heurter le monde elle voulait le regarder en face sans deacutetourner latecircte Elle fit une toilette ravissante approprieacutee agrave son air souffrant agrave la ma-ladive morbidesse de sa figure Son teint pacircli lui donnait une expressiondistingueacutee et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortircette pacircleur Ses yeux gris eacutetincelants semblaient plus beaux cerneacutes parla fatigue Mais une horrible souffrance lrsquoattendait Par un hasard assezcommun la loge donneacutee au journaliste aux premiegraveres eacutetait agrave cocircteacute de celleloueacutee par Anna Grossetecircte Ces deux amies intimes ne se saluegraverent paset ne voulurent se reconnaicirctre ni lrsquoune ni lrsquoautre

Apregraves le premier acte Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seuleexposeacutee au feu de tous les regards agrave la clarteacute de tous les lorgnons tan-dis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse ve-nue avec Anna reccedilurent quelques-uns des hommes les plus distingueacutes dugrand monde La solitude ougrave restait Dinah fut un supplice drsquoautant plusgrand qursquoelle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en exa-minant les loges elle eut beau prendre une pose noble et pensive laisserson regard dans le vide elle se sentait trop le point de mire de tous lesyeux  elle ne put cacher sa preacuteoccupation elle fut un peu provinciale elleeacutetala son mouchoir elle fit convulsivement des gestes qursquoelle srsquoeacutetait in-terdits Enfin dans lrsquoentrrsquoacte du second au troisiegraveme acte un homme sefit ouvrir la loge de Dinah  Monsieur de Clagny se montra respectueuxmais triste

― Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir quemrsquoa causeacute votre promotion dit-elle

― Eh  madame pour qui suis-je venu agrave Paris hellip― Comment  dit-elle Serais-je donc pour quelque chose dans votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

nomination ― Pour tout Degraves que vous nrsquoavez plus habiteacute Sancerre Sancerre mrsquoest

devenu insupportable jrsquoy mouraishellipDinah tendit la main au Substitut― Votre amitieacute sincegravere me fait du bien dit-elle Je suis dans une si-

tuation agrave choyer mes vrais amis maintenant je sais quel est leur prixhellipJe croyais avoir perdu votre estime  mais le teacutemoignage que vous mrsquoendonnez par votre visite me touche plus que vos dix ans drsquoattachement

― Vous ecirctes le sujet de la curiositeacute de toute la salle reprit le Substi-tut Ah  chegravere eacutetait-ce lagrave votre rocircle  Ne pouviez-vous pas ecirctre heureuseet rester honoreacutee  Je viens drsquoentendre dire que vous ecirctes la maicirctressede monsieur Eacutetienne Lousteau que vous vivez ensemble maritalement hellipVous avez rompu pour toujours avec la Socieacuteteacute mecircme pour le temps ougravesi vous eacutepousiez votre amant vous auriez besoin de cette consideacuterationque vousmeacuteprisez aujourdrsquohuihellipNe devriez-vous pas ecirctre chez vous avecvotre megravere qui vous aime assez pour vous couvrir de son eacutegide  au moinsles apparences seraient gardeacuteeshellip

― Jrsquoai le tort drsquoecirctre ici reacutepondit-elle voilagrave tout Jrsquoai dit adieu sans re-tour agrave tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui saventaccommoder leur bonheur avec les convenances Mon abneacutegation est sicomplegravete que jrsquoaurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de monamour un vaste deacutesert plein deDieu de lui et demoihellipNous nous sommesfait lrsquoun agrave lrsquoautre trop de sacrifices pour ne pas ecirctre unis  unis par la hontesi vous voulez mais indissolublement unishellip Je suis heureuse et si heu-reuse que je puis vous aimer agrave mon aise en ami vous donner plus deconfiance que par le passeacute  car maintenant il me faut un ami hellip

Le magistrat fut vraiment grand et mecircme sublime A cette deacuteclara-tion ougrave vibrait lrsquoacircme de Dinah il reacutepondit drsquoun son de voix deacutechirant ― Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous ecirctes aimeacuteehellip je seraistranquille votre avenir ne mrsquoeffrayerait plushellip Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices et y a-t-il de la reconnaissance dans sonamour hellip

― Venez rue des Martyrs et vous verrez ― Oui jrsquoirai dit-il Jrsquoai deacutejagrave passeacute devant la porte sans oser vous de-

mander Vous ne connaissez pas encore la litteacuterature reprit-il Certes il

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srsquoy trouve de glorieuses exceptions  mais ces gens de lettres traicircnent aveceux des maux inouiumls parmi lesquels je compte en premiegravere ligne la pu-bliciteacute qui fleacutetrit tout  Une femme commet une faute avechellip

― Un Procureur du Roi dit la baronne en souriant― Eh  bien apregraves une rupture il y a quelques ressources le monde

nrsquoa rien su  mais avec un homme plus ou moins ceacutelegravebre le public a toutappris Eh  tenezhellip quel exemple vous en avez lagrave sous les yeux Vousecirctes dos agrave dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire lesderniegraveres folies pour un homme plus ceacutelegravebre que Lousteau pour Nathanet les voilagrave seacutepareacutes agrave ne pas se reconnaicirctrehellip Apregraves ecirctre alleacutee au bord delrsquoabicircme la comtesse a eacuteteacute sauveacutee on ne sait comment elle nrsquoa quitteacute nisonmari ni samaison  mais comme il srsquoagissait drsquoun homme ceacutelegravebre on aparleacute drsquoelle pendant tout un hiver Sans la grande fortune le grand nom etla position de son mari sans lrsquohabileteacute de la conduite de cet homme drsquoEacutetatqui srsquoest montreacute dit-on excellent pour sa femme elle eucirct eacuteteacute perdue  agravesa place toute autre femme nrsquoaurait pu rester honoreacutee comme elle lrsquoesthellip

― Comment eacutetait Sancerre quand vous lrsquoavez quitteacute  dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation

― Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeaitque vos couches se fissent agrave Paris et qursquoil avait exigeacute que vous y allassiezpour y avoir les soins des princes de la meacutedecine reacutepondit le Substitut endevinant bien ce que Dinah voulait savoir Ainsi malgreacute le tapage qursquoafait votre deacutepart jusqursquoagrave ce soir vous eacutetiez encore dans la leacutegaliteacute

― Ah  srsquoeacutecria-t-elle monsieur de La Baudraye conserve encore desespeacuterances 

― Votre mari madame a fait comme toujours  il a calculeacuteLe magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer et il le

salua dignement― Tu as plus de succegraves que la piegravece dit Eacutetienne agrave DinahCe court moment de triomphe apporta plus de joie agrave cette femme

qursquoelle nrsquoen avait eu pendant toute sa vie en province  mais en sortantdu theacuteacirctre elle eacutetait pensive

― Qursquoas-tu  ma Didine  demanda Lousteau― Je me demande comment une femme peut dompter le monde 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Il y a deux maniegraveres  ecirctre madame de Staeumll ou posseacuteder deux centmille francs de rentes 

― La Socieacuteteacute dit-elle nous tient par la vaniteacute par lrsquoenvie de paraicirctrehellipBah  nous serons philosophes 

Cette soireacutee fut le dernier eacuteclair de lrsquoaisance trompeuse ougrave madamede La Baudraye vivait depuis son arriveacutee agrave Paris Trois jours apregraves elleaperccedilut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinetautour du gazon en fumant un cigare Cette femme agrave qui les mœurs dupetit La Baudraye avaient communiqueacute lrsquohabitude et le plaisir de ne ja-mais rien devoir apprit que son meacutenage eacutetait sans argent en preacutesence dedeux termes de loyer agrave la veille enfin drsquoun commandement  Cette reacutealiteacutede la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une eacutepine  ellese repentit drsquoavoir entraicircneacute Lousteau dans les dissipations de lrsquoamour Ilest si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a deacutevoreacute plusde poeacutesies que le malheur nrsquoen a fait jaillir en jets lumineux Heureuse devoir Eacutetienne nonchalant fumant un cigare apregraves son deacutejeuner la figureeacutepanouie eacutetendu comme un leacutezard au soleil jamais Dinah ne se sentitle courage de se faire lrsquohuissier drsquoune Revue Elle inventa drsquoengager parlrsquoentremise du sieur Migeon pegravere de Pameacutela le peu de bijoux qursquoelle pos-seacutedait et sur lesquelsma tante car elle commenccedilait agrave parler la langue duquartier lui precircta neuf cents francs Elle garda trois cents francs pour salayette pour les frais de ses couches et remit joyeusement la somme dueagrave Lousteau qui labourait sillon agrave sillon ou si voulez ligne agrave ligne uneNouvelle pour une Revue

― Mon petit chat lui dit-elle achegraveve ta Nouvelle sans rien sacrifier agravela neacutecessiteacute polis ton style creuse ton sujet Jrsquoai trop fait la dame je vaisfaire la bourgeoise et tenir le meacutenage

Depuis quatre mois Eacutetienne menait Dinah au cafeacute Riche dicircner dansun cabinet qursquoon leur reacuteservait La femme de province fut eacutepouvanteacutee enapprenant qursquoEacutetienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinzejours

― Comment nous buvions du vin agrave six francs la bouteille  une solenormande coucircte cent sous hellip un petit pain vingt centimes hellip srsquoeacutecria-t-elleen lisant la note que lui tendit le journaliste

― Mais ecirctre voleacute par un restaurateur ou par une cuisiniegravere il y a peu

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La muse du deacutepartement Chapitre

de diffeacuterence pour nous autres dit Lousteau― Tu vivras comme un prince pour le prix de ton dicircnerApregraves avoir obtenu du proprieacutetaire une cuisine et deux chambres de

domestiques madame de La Baudraye eacutecrivit un mot agrave sa megravere en luidemandant du linge et un precirct de mille francs Elle reccedilut deux mallesde linge de lrsquoargenterie deux mille francs par une cuisiniegravere honnecircte etdeacutevote que sa megravere lui envoyait

Dix jours apregraves la repreacutesentation ougrave ils srsquoeacutetaient rencontreacutes monsieurde Clagny vint voir madame de La Baudraye agrave quatre heures en sortantdu Palais et il la trouva brodant un petit bonnet Lrsquoaspect de cette femmesi fiegravere si ambitieuse dont lrsquoesprit eacutetait si cultiveacute qui trocircnait si bien dansle chacircteau drsquoAnzy descendue agrave des soins de meacutenage et cousant pour lrsquoen-fant agrave venir eacutemut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour drsquoAssises Envoyant des piqucircres agrave lrsquoun de ces doigts tourneacutes en fuseau qursquoil avait baiseacutesil comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupationun jeu de lrsquoamour maternel Pendant cette premiegravere entrevue le magis-trat lut dans lrsquoacircme de Dinah Cette perspicaciteacute chez un homme eacutepris eacutetaitun effort surhumain Il devina que Didine voulait se faire le bon geacutenie dujournaliste le mettre dans une noble voie  elle avait conclu des difficulteacutesde la vie mateacuterielle agrave quelque deacutesordre moral Entre deux ecirctres unis parun amour si vrai drsquoune part et si bien joueacute de lrsquoautre plus drsquoune confi-dence srsquoeacutetait eacutechangeacutee en quatre mois Malgreacute le soin avec lequel Eacutetiennese drapait plus drsquoune parole avait eacuteclaireacute Dinah sur les anteacuteceacutedents dece garccedilon dont le talent fut si comprimeacute par la misegravere si perverti par lemauvais exemple si contrarieacute par des difficulteacutes au-dessus de son cou-rage Il grandira dans lrsquoaisance srsquoeacutetait-elle dit Et elle voulait lui donnerle bonheur la seacutecuriteacute du chez soi par lrsquoeacuteconomie et par lrsquoordre familiersaux gens neacutes en province Dinah devint femme de meacutenage comme elleeacutetait devenue poegravete par un eacutelan de son acircme vers les sommets

― Son bonheur sera mon absolutionCette parole arracheacutee par le magistrat agrave madame de La Baudraye ex-

pliquait lrsquoeacutetat actuel des choses La publiciteacute donneacutee par Eacutetienne agrave sontriomphe le jour de la premiegravere repreacutesentation avait assez mis agrave nu auxyeux du magistrat les intentions du journaliste Pour Eacutetienne madame deLa Baudraye eacutetait selon une expression anglaise une assez belle plume agrave

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son bonnet Loin de goucircter les charmes drsquoun amour mysteacuterieux et timidede cacher agrave toute la terre un si grand bonheur il eacuteprouvait une jouissancede parvenu agrave se parer de la premiegravere femme comme il faut qui lrsquohonoraitde son amour Neacuteanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupedes soins que tout homme prodigue agrave une femme dans la situation ougrave setrouvait madame de La Baudraye et que Lousteau rendait charmants pardes cacirclineries particuliegraveres aux hommes dont les maniegraveres sont native-ment agreacuteables Il y a des hommes en effet qui naissent un peu singeschez qui lrsquoimitation des plus charmantes choses du sentiment est si na-turelle que le comeacutedien ne se sent plus et les dispositions naturelles duSancerrois avaient eacuteteacute tregraves-deacuteveloppeacutees sur le theacuteacirctre ougrave jusqursquoalors ilavait veacutecu

Entre le mois drsquoavril et le mois de juillet moment ougrave Dinah devaitaccoucher elle devina pourquoi Lousteau nrsquoavait pas vaincu la misegravere  ileacutetait paresseux et manquait de volonteacute Certainement le cerveau nrsquoobeacuteitqursquoagrave ses propres lois  il ne reconnaicirct ni les neacutecessiteacutes de la vie ni lescommandements de lrsquohonneur On ne produit pas une belle œuvre parceqursquoune femme expire ou pour payer des dettes deacuteshonorantes ou pournourrir des enfants Neacuteanmoins il nrsquoexiste pas de grand talent sans unegrande volonteacute Ces deux forces jumelles sont neacutecessaires agrave la construc-tion de lrsquoimmense eacutedifice drsquoune gloire Les hommes drsquoeacutelite maintiennentleur cerveau dans les conditions de la production comme jadis un preuxavait ses armes toujours en eacutetat Ils domptent la paresse ils se refusent auxplaisirs eacutenervants ou nrsquoy cegravedent qursquoavec une mesure indiqueacutee par lrsquoeacuteten-due de leurs faculteacutes  ainsi srsquoexpliquent Scribe Rossini Walter Scott Cu-vier Voltaire Newton Buffon Bayle Bossuet Leibnitz Lope de VeacutegaCalderon Boccace lrsquoAretin Aristote enfin tous les gens qui divertissentreacutegentent ou conduisent leur eacutepoque La volonteacute peut et doit ecirctre un sujetdrsquoorgueil bien plus que le talent Si le talent a son germe dans une preacutedis-position cultiveacutee le vouloir est une conquecircte faite agrave tout moment sur lesinstincts sur les goucircts dompteacutes refouleacutes sur les fantaisies et les entravesvaincues sur les difficulteacutes de tout genre heacuteroiumlquement surmonteacutees

Lrsquoabus du cigare entretenait la paresse de Lousteau Si le tabac endortle chagrin il engourdit infailliblement lrsquoeacutenergie Tout ce que le cigare eacutetei-gnait au physique la Critique lrsquoannihilait aumoral chez ce garccedilon si facile

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au plaisir La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre agravelrsquoavocat A ce meacutetier lrsquoesprit se fausse lrsquointelligence perd sa luciditeacute recti-ligne LrsquoEacutecrivain nrsquoexiste que par des partis pris Aussi doit-on distinguerdeux Critiques demecircme que dans la peinture on reconnaicirct lrsquoArt et leMeacute-tier Critiquer agrave la maniegravere de la plupart des feuilletonistes actuels crsquoestexprimer des jugements tels quels drsquoune faccedilon plus ou moins spirituellecomme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires Lesjournalistes bons enfants trouvent toujours un thegraveme agrave deacutevelopper danslrsquoœuvre qursquoils analysent Ainsi fait ce meacutetier convient aux esprits pa-resseux aux gens deacutepourvus de la faculteacute sublime drsquoimaginer ou qui laposseacutedant nrsquoont pas le courage de la cultiver Toute piegravece de theacuteacirctre toutlivre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coucircte aucun effort agrave leurimagination et dont le compte-rendu srsquoeacutecrit ou moqueur ou seacuterieux augreacute des passions du moment Quant au jugement quel qursquoil soit il esttoujours justifiable avec lrsquoesprit franccedilais qui se precircte admirablement auPour et au Contre La conscience est si peu consulteacutee ces bravi tiennentsi peu agrave leur avis qursquoils vantent dans un foyer de theacuteacirctre lrsquoœuvre qursquoilsdeacutechirent dans leurs articles On en a vu passant au besoin drsquoun journalagrave un autre sans prendre la peine drsquoobjecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent ecirctre diameacutetralement opposeacutees agrave celles de lrsquoancien Bienplus madame de La Baudraye souriait en voyant faire agrave Lousteau un ar-ticle dans le sens leacutegitimiste et un article dans le sens dynastique sur unmecircme eacuteveacutenement Elle applaudissait agrave cette maxime dite par lui  ― Noussommes les Avoueacutes de lrsquoopinion publique hellip Lrsquoautre Critique est touteune science elle exige une compreacutehension complegravete des œuvres une vuelucide sur les tendances drsquoune eacutepoque lrsquoadoption drsquoun systegraveme une foidans certains principes  crsquoest-agrave-dire une jurisprudence un rapport unarrecirct Ce critique devient alors le magistrat des ideacutees le censeur de sontemps il exerce un sacerdoce  tandis que lrsquoautre est un acrobate qui faitdes tours pour gagner sa vie tant qursquoil a des jambes Entre Claude Vignonet Lousteau se trouvait la distance qui seacutepare le Meacutetier de lrsquoArt

Dinah dont lrsquoesprit se deacuterouilla promptement et dont lrsquointelligenceavait de la porteacutee eut bientocirct jugeacute litteacuterairement son idole Elle vit Lous-teau travaillant au dernier moment sous les exigences les plus deacuteshono-rantes et lacircchant comme disent les peintres drsquoune œuvre ougrave manque le

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faire  mais elle le justifiait en se disant  ― Crsquoest un poegravete  tant elle avaitbesoin de se justifier agrave ses propres yeux En devinant ce secret de la vielitteacuteraire de bien des gens elle devina que la plume de Lousteau ne seraitjamais une ressource Lrsquoamour lui fit alors entreprendre des deacutemarchesauxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-mecircme Elle entamapar sa megravere des neacutegociations avec son mari pour en obtenir une pensionmais agrave lrsquoinsu de Lousteau dont la deacutelicatesse devait dans ses ideacutees ecirctremeacutenageacutee

Quelques jours avant la fin de juillet Dinah froissa de colegravere la lettreougrave sa megravere lui rapportait la reacuteponse deacutefinitive du petit La Baudraye

laquo Madame de La Baudraye nrsquoa pas besoin de pension agrave Paris quandelle a la plus belle existence du monde agrave son chacircteau drsquoAnzy  qursquoelle yvienne  raquo

Lousteau ramassa la lettre et la lut― Je nous vengerai dit-il agrave madame de La Baudraye de ce ton sinistre

qui plaicirct tant aux femmes quand on caresse leurs antipathiesCinq jours apregraves Bianchon et Duriau le ceacutelegravebre accoucheur eacutetaient

eacutetablis chez Lousteau qui depuis la reacuteponse du petit La Baudraye eacuteta-lait son bonheur et faisait du faste agrave propos de lrsquoaccouchement de DinahMonsieur de Clagny et madame Pieacutedefer arriveacutee en hacircte eacutetaient les par-rain etmarraine de lrsquoenfant attendu car le preacutevoyantmagistrat craignit devoir commettre quelque faute grave agrave Lousteau Madame de La Baudrayeeut un garccedilon agrave faire envie aux reines qui veulent un heacuteritier preacutesomptifBianchon accompagneacute de monsieur de Clagny alla faire inscrire cet en-fant agrave la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye agravelrsquoinsu drsquoEacutetienne qui de son cocircteacute courait agrave une imprimerie faire composerce billet 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur Eacutetienne Lousteau a le plaisir de vous en faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Un premier envoi de soixante billets avait eacuteteacute fait par Lousteau quandmonsieur de Clagny qui venait savoir des nouvelles de lrsquoaccoucheacutee aper-ccedilut la liste des personnes de Sancerre agrave qui Lousteau se proposait drsquoen-

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La muse du deacutepartement Chapitre

voyer ce curieux billet de faire part eacutecrite au-dessous des soixante Pari-siens qui lrsquoallaient recevoir Le Substitut saisit la liste et le reste des billetsil les montra drsquoabord agrave madame Pieacutedefer en lui disant de ne pas souffrirque Lousteau recommenccedilacirct cette infacircme plaisanterie et il se jeta dans uncabriolet Le deacutevoueacute magistrat commanda chez le mecircme imprimeur unautre billet ainsi conccedilu 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur le baronMelchior de La Baudraye a lrsquohonneur de vousen faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Apregraves avoir fait deacutetruire eacutepreuves composition tout ce qui pouvaitattester lrsquoexistence du premier billet monsieur de Clagny se mit en coursepour intercepter les billets partis  il en substitua beaucoup chez les por-tiers il obtint la restitution drsquoune trentaine  enfin apregraves trois jours decourses il nrsquoexistait plus qursquoun seul billet de faire part celui de NathanLe Substitut eacutetait revenu cinq fois chez cet homme ceacutelegravebre sans pouvoirle rencontrer Quand apregraves avoir demandeacute un rendez-vous monsieur deClagny fut reccedilu lrsquoanecdote du billet de faire part avait couru dans Pa-ris  les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies espegravece deplaie agrave laquelle sont sujettes toutes les reacuteputations mecircme les eacutepheacutemegraveres les autres affirmaient avoir lu le billet et lrsquoavoir rendu agrave un ami de lafamille La Baudraye  beaucoup de gens deacuteblateacuteraient contre lrsquoimmoraliteacutedes journalistes en sorte que le dernier billet existant eacutetait devenu commeune curiositeacute Florine avec qui Nathan vivait lrsquoavait montreacute timbreacute de laposte affranchi par la poste et portant lrsquoadresse eacutecrite par Eacutetienne Aussiquand le Substitut eut parleacute du billet de faire part Nathan se mit-il agrave sou-rire

― Vous rendre ce monument drsquoeacutetourderie et drsquoenfantillage  srsquoeacutecria-t-il Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver unathlegravete dans le cirque Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur debon goucirct de digniteacute qursquoil ne connaicirct ni le monde ni la morale publiqueqursquoil srsquoinsulte lui-mecircme quand il ne sait plus qui insulterhellip Il nrsquoy a quele fils drsquoun bourgeois venu de Sancerre pour ecirctre un poegravete et qui devient

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La muse du deacutepartement Chapitre

le bravo de la premiegravere Revue venue qui puisse envoyer un pareil billetde faire part  Convenez-en  ceci monsieur est une piegravece neacutecessaire auxarchives de notre eacutepoquehellip Aujourdrsquohui Lousteau me caresse demain ilpourra demander ma tecirctehellipAh  pardon de cette plaisanterie je ne pensaispas que vous ecirctes Substitut Jrsquoai eu dans le cœur une passion pour unegrande dame et aussi supeacuterieure agrave madame de La Baudraye que votredeacutelicatesse agrave vous monsieur est au-dessus de la gaminerie de Lousteau mais je serais mort avant drsquoavoir prononceacute son nomhellipQuelques mois deses gentillesses et de minauderies mrsquoont coucircteacute cent mille francs et monavenir  mais je ne les trouve pas trop chegraverement payeacutes  Et je ne me suisjamais plaint hellipQue les femmes trahissent le secret de leur passion crsquoestleur derniegravere offrande agrave lrsquoamour  mais que ce soit noushellip il faut ecirctre bienLousteau pour ccedila  Non pour mille eacutecus je ne donnerais pas ce papier

― Monsieur dit enfin lemagistrat apregraves une lutte oratoire drsquoune demi-heure jrsquoai vu agrave ce sujet quinze ou seize litteacuterateurs et vous seriez le seulinaccessible agrave des sentiments drsquohonneur hellip Il ne srsquoagit pas ici drsquoEacutetienneLousteau mais drsquoune femme et drsquoun enfant qui lrsquoun et lrsquoautre ignorent letort qursquoon leur fait dans leur fortune dans leur avenir dans leur honneurQui sait monsieur si vous ne serez pas obligeacute de demander agrave la justicequelque bienveillance pour un ami pour une personne agrave lrsquohonneur delaquelle vous tiendrez plus qursquoau vocirctre  la justice pourra se souvenir quevous avez eacuteteacute impitoyablehellip Un homme comme vous peut-il heacutesiter  ditle magistrat

― Jrsquoai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice  reacuteponditalors Nathan qui livra le billet en pensant agrave la position du magistrat etacceptant cette espegravece de marcheacute

Quand la sottise du journaliste eut eacuteteacute reacutepareacutee monsieur de Clagnyvint lui faire une semonce en preacutesence demadame Pieacutedefer  mais il trouvaLousteau tregraves-irriteacute de ces deacutemarches

― Ce que je faisais monsieur reacutepondit Eacutetienne eacutetait fait avec inten-tion Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes et refuseune pension agrave sa femme  je voulais lui faire sentir que jrsquoeacutetais le maicirctre decet enfant

― Eh  monsieur je vous ai bien devineacute reacutepondit le magistrat Aussime suis-je empresseacute drsquoaccepter le parrainage du petit Melchior il est ins-

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La muse du deacutepartement Chapitre

crit agrave lrsquoEacutetat-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudrayeet si vous avez des entrailles de pegravere vous devez ecirctre joyeux de savoircet enfant heacuteritier drsquoun des plus beaux majorats de France

― Eh  monsieur la megravere doit-elle mourir de faim ― Soyez tranquille monsieur dit amegraverement le magistrat qui avait

fait sortir du cœur de Lousteau lrsquoexpression du sentiment dont la preuveeacutetait depuis si long-temps attendue je me charge de cette neacutegociationavec monsieur de La Baudraye

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur  Dinah son idoleeacutetait aimeacutee par inteacuterecirct  Nrsquoouvrirait-elle pas les yeux trop tard  ― Pauvrefemme  se disait le magistrat en srsquoen allant

Rendons-lui cette justice car agrave qui la rendrait-on si ce nrsquoest agrave un Sub-stitut  il aimait trop sincegraverement Dinah pour voir dans lrsquoavilissement decette femme un moyen drsquoen triompher un jour il eacutetait tout compassiontout deacutevouement  il aimait

Les soins exigeacutes pour la nourriture de lrsquoenfant les cris de lrsquoenfant lerepos neacutecessaire agrave la megravere pendant les premiers jours la preacutesence de ma-dame Pieacutedefer tout conspirait si bien contre les travaux litteacuteraires queLousteau srsquoinstalla dans les trois chambres loueacutees au premier eacutetage pourla vieille deacutevote Le journaliste obligeacute drsquoaller aux premiegraveres repreacutesenta-tions sans Dinah et seacutepareacute drsquoelle la plupart du temps trouva je ne saisquel attrait dans lrsquoexercice de sa liberteacute Plus drsquoune fois il se laissa prendresous le bras et entraicircner dans une joyeuse partie Plus drsquoune fois il se re-trouva chez la lorette drsquoun ami dans le milieu de la Bohecircme Il revoyait desfemmes drsquoune jeunesse eacuteclatante mises splendidement et agrave qui lrsquoeacutecono-mie apparaissait comme une neacutegation de leur jeunesse et de leur pouvoirDinah malgreacute la beauteacute merveilleuse qursquoelle montra degraves son troisiegravememois de nourriture ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitocirct faneacutees mais si belles pendant le moment ougrave elles vivent les piedsdans lrsquoopulence Neacuteanmoins la vie de meacutenage eut de grands attraits pourEacutetienne En trois mois la megravere et la fille aideacutees par la cuisiniegravere venue deSancerre et par la petite Pameacutela donnegraverent agrave lrsquoappartement un aspect toutnouveau Le journaliste y trouva son deacutejeuner son dicircner servis avec unesorte de luxe Dinah belle et bien mise avait soin de preacutevenir les goucirctsde son cher Eacutetienne qui se sentit le roi du logis ougrave tout jusqursquoagrave lrsquoenfant

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La muse du deacutepartement Chapitre

fut subordonneacute pour ainsi dire agrave son eacutegoiumlsme La tendresse de Dinaheacuteclatait dans les plus petites choses il fut donc impossible agrave Lousteaude ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinteCependant Dinah preacutevit dans la vie exteacuterieure ougrave Lousteau se laissait en-gager une cause de ruine et pour son amour et pour le meacutenage Apregraves dixmois de nourriture elle sevra son fils remit sa megravere dans lrsquoappartementdrsquoEacutetienne et reacutetablit cette intimiteacute qui lie indissolublement un homme agraveune femme quand une femme est aimante et spirituelle Un des traits lesplus saillants de la Nouvelle due agrave Benjamin Constant et lrsquoune des ex-plications de lrsquoabandon drsquoElleacutenore est ce deacutefaut drsquointimiteacute journaliegravere ounocturne si vous voulez entre elle et Adolphe Chacun des deux amantsa son chez soi lrsquoun et lrsquoautre ont obeacutei au monde ils ont gardeacute les appa-rences Elleacutenore peacuteriodiquement quitteacutee est obligeacutee agrave drsquoeacutenormes travauxde tendresse pour chasser les penseacutees de liberteacute qui saisissent Adolpheau dehors Le perpeacutetuel eacutechange des regards et des penseacutees dans la vie encommun donne de telles armes aux femmes que pour les abandonner unhomme doit objecter des raisons majeures qursquoelles ne fournissent jamaistant qursquoelles aiment

Ce fut tout une nouvelle peacuteriode et pour Eacutetienne et pour Dinah Dinahvoulut ecirctre neacutecessaire elle voulut rendre de lrsquoeacutenergie agrave cet homme dont lafaiblesse lui souriait elle y voyait des garanties Elle lui trouva des sujetselle lui en dessina les canevas  et au besoin elle lui eacutecrivit des chapitresentiers Elle rajeunit les veines de ce talent agrave lrsquoagonie par un sang fraiselle lui donna ses ideacutees ses jugements  enfin elle fit deux livres qui eurentdu succegraves Plus drsquoune fois elle sauva lrsquoamour-propre drsquoEacutetienne au deacuteses-poir de se sentir sans ideacutees en lui dictant lui corrigeant ou lui finissantses feuilletons Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardeacute madame Pieacutedefer nrsquoen sut rien Ce galvanisme moral fut reacutecompenseacute parun surcroicirct de recettes qui permit au meacutenage de bien vivre jusqursquoagrave la finde lrsquoanneacutee 1838 Lousteau srsquohabituait agrave voir sa besogne faite par Dinahet il la payait comme dit le peuple dans son langage eacutenergique en mon-naie de singe Ces deacutepenses du deacutevouement deviennent un treacutesor auquelles acircmes geacuteneacutereuses srsquoattachent Il y eut un moment ougrave Lousteau coucirctaittrop agrave Dinah pour qursquoelle pucirct jamais renoncer agrave lui Mais elle eut une se-conde grossesse Lrsquoanneacutee fut terrible agrave passer Malgreacute les soins des deux

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femmes Lousteau contracta des dettes  il exceacuteda ses forces pour les payerpar son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva heacuteroiumlque tantelle le connaissait bien  Apregraves cet effort eacutepouvanteacute drsquoavoir deux femmesdeux enfants deux domestiques il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille quand lui seul nrsquoavait pu vivreIl laissa donc les choses aller agrave lrsquoaventure Ce feacuteroce calculateur outrala comeacutedie de lrsquoamour chez lui pour avoir au dehors plus de liberteacute Lafiegravere Dinah soutint le fardeau de cette existence agrave elle seule Cette pen-seacutee  il mrsquoaime  lui donna des forces surhumaines Elle travailla commetravaillent les plus vigoureux talents de cette eacutepoque Au risque de perdresa fraicirccheur et sa santeacute Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot Maisen se sacrifiant elle-mecircme elle commit la faute sublime de sacrifier satoilette  elle fit reteindre ses robes elle ne porta plus que du noir

― Elle pua le noir comme disait Malaga qui se moquait beaucoup deLousteau

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1839 Eacutetienne agrave lrsquoinstar de Louis XV en eacutetaitarriveacute par drsquoinsensibles capitulations de conscience agrave eacutetablir une distinc-tion entre sa bourse et celle de son meacutenage comme Louis XV distinguaitentre son treacutesor secret et sa cassette Le miseacuterable trompa Dinah sur lemontant des recettes En srsquoapercevant de ces lacirccheteacutes madame de La Bau-draye eut drsquoatroces souffrances de jalousie Elle voulut mener de front lavie dumonde et la vie litteacuteraire elle accompagna le journaliste agrave toutes lespremiegraveres repreacutesentations et surprit chez lui des mouvements drsquoamour-propre offenseacute Le noir de la toilette deacuteteignait sur lui rembrunissait saphysionomie et le rendait parfois brutal Jouant dans son meacutenage le rocirclede la femme il en eut les feacuteroces exigences  il reprochait agrave Dinah le peu defraicirccheur de sa mise tout en profitant de ce sacrifice qui coucircte tant agrave unemaicirctresse  absolument comme une femme qui apregraves vous avoir ordonneacutede passer par un eacutegout pour lui sauver lrsquohonneur vous dit  Je nrsquoaime pasla boue  quand vous en sortez

Dinah ramassa les guides jusqursquoalors assez flottantes de la dominationque toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonteacute  maisagrave cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral  les soupccedilonsqursquoelle laissa voir attirent aux femmes des querelles ougrave le manque de res-

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pect commence parce qursquoelles descendent elles-mecircmes de la hauteur agravelaquelle elles se sont primitivement placeacutees Puis elle fit des concessionsAinsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis Nathan Bixiou Blon-det Finot dont les maniegraveres les discours le contact eacutetaient deacutepravantsOn essaya de persuader agrave madame de La Baudraye que ses principes sesreacutepugnances eacutetaient un reste de pruderie provinciale Enfin on lui precircchale code de la supeacuterioriteacute feacuteminine Bientocirct sa jalousie donna des armescontre elle Au carnaval de 1840 elle se deacuteguisait allait au bal de lrsquoopeacuterafaisait quelques soupers afin de suivre Eacutetienne dans tous ses amusements

Le jour de la Mi-Carecircme ou plutocirct le lendemain agrave huit heures dumatin Dinah deacuteguiseacutee arrivait du bal pour se coucher Elle eacutetait alleacutee eacutepierLousteau qui la croyant malade avait disposeacute de sa mi-carecircme en faveurde Fanny Beaupreacute Le journaliste preacutevenu par un ami srsquoeacutetait comporteacutede maniegravere agrave tromper la pauvre femme qui ne demandait pas mieux quedrsquoecirctre trompeacutee En descendant de sa citadine Dinah rencontra monsieurde La Baudraye agrave qui le portier la deacutesigna Le petit vieillard dit froidementagrave sa femme en la prenant par le bras  ― Est-ce vous madame hellip

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait sipetite et surtout ce mot glaccedila presque le cœur agrave cette pauvre creacuteaturesurprise en deacutebardeur Pour mieux eacutechapper agrave lrsquoattention drsquoEacutetienne elleavait pris le deacuteguisement sous lequel il ne la chercherait point Elle pro-fita de ce qursquoelle eacutetait encore masqueacutee pour se sauver sans reacutepondre allase deacuteshabiller et monta chez sa megravere ougrave lrsquoattendait monsieur de La Bau-draye Malgreacute son air digne elle rougit en preacutesence du petit vieillard

― Que voulez-vous de moi monsieur  dit-elle Ne sommes-nous pasagrave jamais seacutepareacutes hellip

― De fait oui reacutepondit monsieur de La Baudraye  mais leacutegalementnonhellip

Madame Pieacutedefer faisait des signes agrave sa fille que Dinah finit par aper-cevoir

― Il nrsquoy a que vos inteacuterecircts qui puissent vous amener ici dit-elle avecamertume

― Nos inteacuterecircts reacutepondit froidement le petit homme car nous avonsdes enfantshellip Votre oncle Silas Pieacutedefer est mort agrave New-York ougrave apregravesavoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays il a fini par laisser

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La muse du deacutepartement Chapitre

quelque chose comme sept agrave huit cent mille francs on dit douze cent millefrancs  mais il srsquoagit de reacutealiser des marchandiseshellip Je suis le chef de lacommunauteacute jrsquoexerce vos droits

― Oh  srsquoeacutecria Dinah en tout ce qui concerne les affaires je nrsquoai deconfiance qursquoen monsieur de Clagny  il connaicirct les lois entendez-vousavec lui  ce qui sera fait par lui sera bien fait

― Je nrsquoai pas besoin de monsieur de Clagny dit monsieur de La Bau-draye pour vous retirer mes enfantshellip

― Vos enfants  srsquoeacutecria Dinah vos enfants agrave qui vous nrsquoavez pas en-voyeacute une obole  vos enfants hellip

Elle nrsquoajouta rien qursquoun immense eacuteclat de rire  mais lrsquoimpassibiliteacute dupetit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion

― Madame votre megravere vient de me les montrer ils sont charmants jene veux pas me seacuteparer drsquoeux et je les emmegravene agrave notre chacircteau drsquoAnzydit monsieur de La Baudraye quand ce ne serait que pour leur eacuteviter devoir leur megravere deacuteguiseacutee comme se deacuteguisent leshellip

― Assez  dit impeacuterieusement madame de La Baudraye Que vouliez-vous de moi en venant ici hellip

― Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle SilashellipDinah prit une plume eacutecrivit deux mots agrave monsieur de Clagny et dit agrave

son mari de revenir le soir A cinq heures lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral monsieur deClagny avait eu de lrsquoavancement eacuteclaira madame de la Baudraye sur saposition  mais il se chargea de la reacutegulariser en faisant un compromis avecle petit vieillard que lrsquoavarice avait ameneacute Monsieur de La Baudrayeagrave qui la procuration de sa femme eacutetait neacutecessaire pour agir agrave sa guiselrsquoacheta par les concessions suivantes  il srsquoengagea drsquoabord agrave faire agrave safemme une pension de dixmille francs tant qursquoil lui conviendrait fut-il ditdans lrsquoacte de vivre agrave Paris  mais agrave mesure que les enfants atteindraientagrave lrsquoacircge de six ans ils seraient remis agrave monsieur de La Baudraye Enfin lemagistrat obtint le paiement preacutealable drsquoune anneacutee de la pension Le petitLa Baudraye vint dire adieu galamment agrave sa femme et agrave ses enfants il semontra vecirctu drsquoun petit paletot blanc en caoutchouc Il eacutetait si ferme surses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836 que Dinah deacutesespeacuteradrsquoenterrer jamais ce terrible nain

Du jardin ougrave il fumait un cigare le journaliste vit monsieur de La

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La muse du deacutepartement Chapitre

Baudraye pendant le temps que cet insecte mit agrave traverser la cour  maisce fut assez pour Lousteau  il lui parut eacutevident que le petit homme avaitvoulu deacutetruire toutes les espeacuterances que sa mort pouvait inspirer agrave safemme Cette scegravene si rapide changea beaucoup les dispositions de soncœur et de son esprit En fumant un second cigare il se mit agrave reacutefleacutechir agravesa position La vie en commun qursquoil menait avec la baronne de La Bau-draye lui avait jusqursquoagrave preacutesent coucircteacute tout autant drsquoargent qursquoagrave elle Pourse servir drsquoune expression commerciale les comptes se balanccedilaient agrave larigueur Eu eacutegard agrave son peu de fortune agrave la peine avec laquelle il gagnaitson argent Lousteau se regardait moralement comme le creacuteancier Assu-reacutement lrsquoheure eacutetait favorable pour quitter cette femme Fatigueacute de jouerdepuis environ trois ans une comeacutedie qui ne devient jamais une habitudeil deacuteguisait perpeacutetuellement son ennui Ce garccedilon habitueacute agrave ne rien dissi-muler srsquoimposait au logis un sourire semblable agrave celui du deacutebiteur devantson creacuteancier Cette obligation lui devenait de jour en jour plus peacutenibleJusqursquoalors lrsquointeacuterecirct immense que preacutesentait lrsquoavenir lui avait donneacute desforces mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pourles Eacutetats-Unis que srsquoil srsquoagissait drsquoaller agrave Rouen par les bateaux agrave vapeuril ne crut plus agrave lrsquoavenir Il rentra du jardin dans le salon eacuteleacutegant ougrave Dinahvenait de recevoir les adieux de son mari

― Eacutetienne dit madame de La Baudraye sais-tu ce que mon seigneuret maicirctre vient de me proposer  Dans le cas ougrave il me plairait drsquohabiterAnzy pendant son absence il a donneacute ses ordres et il espegravere que les bonsconseils de ma megravere me deacutecideront agrave y revenir avec mes enfantshellip

― Le conseil est excellent reacutepondit segravechement Lousteau qui connais-sait assez Dinah pour savoir la reacuteponse passionneacutee qursquoelle mendiaitdrsquoailleurs par un regard

Ce ton lrsquoaccent le regard indiffeacuterent tout frappa si durement cettefemme qui vivait uniquement par son amour qursquoelle laissa couler de sesyeux le long de ses joues deux grosses larmes sans reacutepondre et Lousteaune srsquoen aperccedilut qursquoau moment ougrave elle prit son mouchoir pour essuyer cesdeux perles de douleur

― Qursquoas-tu Didine  reprit-il atteint au cœur par cette vivaciteacute de sen-sitive

― Au moment ougrave je mrsquoapplaudissais drsquoavoir conquis agrave jamais notre

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liberteacute dit-elle mdash au prix de ma fortune  mdash en vendant mdash ce qursquoune megraverea de plus preacutecieux mdash ses enfants hellip mdash car il me les prend agrave lrsquoacircge de six ansmdash et pour les voir il faudra retourner agrave Sancerre  mdash un supplice  mdash ah mon Dieu  qursquoai-je fait 

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en luiprodiguant ses plus caressantes chatteries

― Tu ne me comprends pas dit-il Je me juge et ne vaux pas tous cessacrifices mon cher ange Je suis litteacuterairement parlant un homme tregraves-secondaire Le jour ougrave je ne pourrai plus faire la parade au bas drsquoun jour-nal les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront lagrave comme unevieille pantoufle qursquoon jette au coin de la borne Penses-y  nous autresdanseurs de corde nous nrsquoavons pas de pension de retraite  Il se trouve-rait trop de gens de talent agrave pensionner si lrsquoEacutetat entrait dans cette voie debienfaisance  Jrsquoai quarante-deux ans je suis devenu paresseux commeune marmotte Je le sens  mon amour (il lui baisa bien tendrement lamain) ne peut que te devenir funeste Jrsquoai veacutecu tu le sais agrave vingt-deux ansavec Florine  mais ce qui srsquoexcuse au jeune acircge ce qui semble alors jolicharmant est deacuteshonorant agrave quarante ans Jusqursquoagrave preacutesent nous avonspartageacute le fardeau de notre existence elle nrsquoest pas belle depuis dix-huitmois Par deacutevouement pour moi tu vas mise tout en noir ce qui ne mefait pas honneurhellip

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements drsquoeacutepaule qui valent tousles discours du monde

― Oui dit Eacutetienne en continuant je le sais tu sacrifies tout agrave mesgoucircts mecircme ta beauteacute Et moi le cœur useacute dans les luttes lrsquoacircme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir je ne reacutecompense pas ton suaveamour par un amour eacutegal Nous avons eacuteteacute tregraves-heureux sans nuagespendant long-tempshellip Eh  bien je ne veux pas voir mal finir un si beaupoegraveme ai-je tort hellip

Madame de La Baudraye aimait tant Eacutetienne que cette sagesse dignede monsieur de Clagny lui fit plaisir et seacutecha ses larmes

― Il mrsquoaime donc pour moi  se dit-elle en le regardant avec un souriredans les yeux

Apregraves ces quatre anneacutees drsquointimiteacute lrsquoamour de cette femme avait finipar reacuteunir toutes les nuances deacutecouvertes par notre esprit drsquoanalyse et que

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la socieacuteteacute moderne a creacuteeacutees un des hommes les plus remarquables de cetemps dont la perte reacutecente afflige encore les lettres Beyle (Stendalh) lesa le premier parfaitement caracteacuteriseacutees Lousteau produisait sur Dinahcette vive commotion explicable par le magneacutetisme qui met en deacutesarroiles forces de lrsquoacircme de lrsquoesprit et du corps qui deacutetruit tout principe dereacutesistance chez les femmes Un regard de Lousteau samain poseacutee sur cellede Dinah la rendaient tout obeacuteissance Une parole douce un sourire decet homme fleurissaient lrsquoacircme de cette pauvre femme eacutemue ou attristeacuteepar la caresse ou par la froideur de ses yeux Lorsqursquoelle lui donnait lebras en marchant agrave son pas dans la rue ou sur le boulevard elle eacutetait sibien fondue en lui qursquoelle perdait la conscience de sonmoi Charmeacutee parlrsquoesprit magneacutetiseacutee par les maniegraveres de ce garccedilon elle ne voyait que deleacutegers deacutefauts dans ses vices Elle aimait les bouffeacutees de cigare que le ventlui apportait du jardin dans la chambre elle allait les respirer elle nrsquoenfaisait pas une grimace elle se cachait pour en jouir Elle haiumlssait le libraireou le directeur de journal qui refusait agrave Lousteau de lrsquoargent en objectantlrsquoeacutenormiteacute des avances deacutejagrave faites Elle allait jusqursquoagrave comprendre que ceboheacutemien eacutecrivicirct une Nouvelle dont le prix eacutetait agrave recevoir au lieu dela donner en paiement de lrsquoargent reccedilu Tel est sans doute le veacuteritableamour il comprend toutes les maniegraveres drsquoaimer  amour de cœur amourde tecircte amour-passion amour-caprice amour-goucirct selon les deacutefinitionsde Beyle Didine aimait tant qursquoen certains moments ougrave son sens critiquesi juste si continuellement exerceacute depuis son seacutejour agrave Paris lui faisait voirclair dans lrsquoacircme de Lousteau la sensation lrsquoemportait sur la raison et luisuggeacuterait des excuses

― Et moi lui reacutepondit-elle que suis-je  une femme qui srsquoest mise endehors dumondeQuand je manque agrave lrsquohonneur des femmes pourquoi neme sacrifierais-tu pas un peu de lrsquohonneur des hommes  Est-ce que nousne vivons pas en dehors des conventions sociales  Pourquoi ne pas ac-cepter de moi ce que Nathan accepte de Florine  nous compterons quandnous nous quitterons ethellip tu sais  la mort seule nous seacuteparera Ton hon-neur Eacutetienne crsquoest ma feacuteliciteacute  comme le mien est ma constance et tonbonheur Si je ne te rends pas heureux tout est dit Si je te donne unepeine condamne-moi Nos dettes sont payeacutees nous avons dixmille francsde rentes et nous gagnerons bien agrave nous deux huit mille francs par anhellip

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Je ferai du theacuteacirctre  Avec quinze cents francs par mois ne serons-nouspas aussi riches que les Rostchild  Sois tranquille Maintenant jrsquoaurai destoilettes deacutelicieuses je te donnerai tous les jours des plaisirs de vaniteacutecomme le jour de la premiegravere repreacutesentation de Nathanhellip

― Et ta megravere qui va tous les jours agrave la messe qui veut trsquoamener unprecirctre et te faire renoncer agrave ton genre de vie

― Chacun son vice Tu fumes elle me precircche pauvre femme  Maiselle a soin des enfants elle les megravene promener elle est drsquoun deacutevouementabsolu elle mrsquoidolacirctre  veux-tu lrsquoempecirccher de pleurer hellip

― Que dira-t-on de moi hellip― Mais nous ne vivons pas pour le monde  srsquoeacutecria-t-elle en relevant

Eacutetienne et le faisant asseoir preacutes drsquoelle Drsquoailleurs nous serons un jourmarieacuteshellip nous avons pour nous les chances de merhellip

― Je nrsquoy pensais pas srsquoeacutecria naiumlvement Lousteau qui se dit en lui-mecircme  Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye

A compter de cette journeacutee Lousteau veacutecut luxueusement Dinahpouvait lutter aux premiegraveres repreacutesentations avec les femmes les mieuxmises de Paris Caresseacute par ce bonheur inteacuterieur Lousteau jouait avec sesamis par fatuiteacute le personnage drsquoun homme exceacutedeacute ennuyeacute ruineacute parmadame de La Baudraye

― Oh  combien jrsquoaimerais lrsquoami qui me deacutelivrerait de Dinah  Maispersonne nrsquoy reacuteussirait  disait-il elle mrsquoaime agrave se jeter par la fenecirctre si jele lui disais

Le drocircle se faisait plaindre il prenait des preacutecautions contre la jalousiede Dinah quand il acceptait une partie Enfin il commettait des infideacuteli-teacutes sans vergogne Quand monsieur de Clagny vraiment deacutesespeacutereacute devoir Dinah dans une situation si deacuteshonorante quand elle pouvait ecirctre siriche si haut placeacutee et au moment ougrave ses primitives ambitions allaientecirctre accomplies arriva lui dire  ― On vous trompe  Elle reacutepondit  ― Jele sais 

Le magistrat resta stupide Il retrouva la parole pour faire une obser-vation

― Mrsquoaimez-vous encore  lui demanda madame de La Baudraye enlrsquointerrompant au premier mot

― A me perdre pour voushellip srsquoeacutecria-t-il en se dressant sur ses pieds

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Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches il tremblacomme une feuille il sentit son larynx immobile ses cheveux freacutemirentdans leurs racines il crut au bonheur drsquoecirctre pris par son idole comme unvengeur et ce pis-aller le rendit presque fou de joie

― De quoi vous eacutetonnez-vous  lui dit-elle en le faisant rasseoir voilagravecomment je lrsquoaime

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem  Et il eut deslarmes dans les yeux lui qui venait de faire condamner un homme agravemort La satieacuteteacute de Lousteau cet horrible deacutenoucircment du concubinage srsquoeacutetaittrahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jeteacutesaux vitres du pavillon magique ougrave lrsquoon recircve quand on aime Ces grainsde sable qui deviennent des cailloux Dinah ne les avait vus que quandils avaient eu la grosseur drsquoune pierre Madame de La Baudraye avait finipar bien juger Lousteau

― Crsquoest disait-elle agrave sa megravere un poegravete sans aucune deacutefense contre lemalheur lacircche par paresse et non par deacutefaut de cœur un peu trop com-plaisant agrave la volupteacute  enfin crsquoest un chat qursquoon ne peut pas haiumlr Quedeviendrait-il sans moi  Jrsquoai empecirccheacute son mariage il nrsquoa plus drsquoavenirSon talent peacuterirait dans la misegravere

― Oh  ma Dinah  srsquoeacutecria madame Pieacutedefer dans quel enfer vis-tu hellipQuel est le sentiment qui te donnera les forces de persisterhellip

― Je serai sa megravere  avait-elle ditIl est des positions horribles ougrave lrsquoon ne prend de parti qursquoau moment

ougrave nos amis srsquoaperccediloivent de notre deacuteshonneur On transige avec soi-mecircme tant qursquoon eacutechappe agrave un censeur qui vient faire le Procureur duRoi Monsieur de Clagny maladroit comme un patito venait de se faire lebourreau de Dinah 

― Je serai pour conserver mon amour ce que madame de Pompadourfut pour garder le pouvoir se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd agrave porter et qursquoilallait ecirctre un travail au lieu drsquoecirctre un plaisir

Le nouveau rocircle adopteacute par Dinah eacutetait horriblement douloureuxmais Lousteau ne le rendit pas facile agrave jouer En sa qualiteacute de bon en-fant quand il voulait sortir apregraves dicircner il jouait de petites scegravenes drsquoami-tieacute ravissantes il disait agrave Dinah des mots vraiment pleins de tendresse il

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La muse du deacutepartement Chapitre

prenait son compagnon par la chaicircne et quand il lrsquoen avait meurtrie dansles meurtrissures royal ingrat disait  ― Trsquoai-je fait mal 

Ces menteuses caresses ces deacuteguisements eurent quelquefois dessuites deacuteshonorantes pour Dinah qui croyait agrave des retours de tendresseHeacutelas  la megravere ceacutedait avec une honteuse faciliteacute la place agrave Didine Elle sesentit comme un jouet entre les mains de cet homme et elle finit par sedire  ― Eh  bien je veux ecirctre son jouet  en y trouvant des plaisirs aigusdes jouissances de damneacute

Quand cette femme drsquoun esprit si viril se jeta par la penseacutee dans lasolitude elle sentit son courage deacutefaillir Elle preacutefeacutera les supplices preacutevusineacutevitables de cette intimiteacute feacuteroce agrave la privation de jouissances drsquoautantplus exquises qursquoelles naissaient au milieu de remords de luttes eacutepou-vantables avec elle-mecircme de non qui se changeaient en oui  Ce fut agravetout moment la goutte drsquoeau saumacirctre trouveacutee dans le deacutesert bue avecplus de deacutelices que le voyageur nrsquoen goucircte agrave savourer les meilleurs vins agravela table drsquoun prince Quand Dinah se disait agrave minuit  ― Rentrera-t-il nerentrera-t-il pas  elle ne renaissait qursquoau bruit connu des bottes drsquoEacutetienneelle reconnaissait sa maniegravere de sonner Souvent elle essayait des volup-teacutes comme drsquoun frein elle se plaisait agrave lutter avec ses rivales agrave ne leurrien laisser dans ce cœur rassasieacute Combien de fois joua-t-elle la trageacutediedu Dernier Jour drsquoun Condamneacute se disant  ― Demain nous nous quit-terons  Et combien de fois un mot un regard une caresse empreinte denaiumlveteacute la fit-elle retomber dans lrsquoamour  Ce fut souvent terrible  elletourna plus drsquoune fois autour du suicide en tournant autour de ce gazonparisien drsquoougrave srsquoeacutelevaient des fleurs pacircles hellip Elle nrsquoavait pas enfin eacutepuiseacutelrsquoimmense treacutesor de deacutevouement et drsquoamour que les femmes aimantes ontdans le cœur Adolphe eacutetait sa Bible elle lrsquoeacutetudiait  car par-dessus touteschoses elle ne voulait pas ecirctre Elleacutenore Elle eacutevita les larmes se gardade toutes les amertumes si savamment deacutecrites par le critique auquel ondoit lrsquoanalyse de cette œuvre poignante et dont la glose paraissait agrave Di-nah presque supeacuterieure au livre Aussi relisait-elle souvent le magnifiquearticle du seul critique qursquoait eu la Revue des Deux-Mondes et qui setrouve en tecircte de la nouvelle eacutedition drsquoAdolphe

― laquo Non se disait-elle en en reacutepeacutetant les fatales paroles non je nedonnerai pas agrave mes priegraveres la forme du commandement je ne mrsquoempres-

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La muse du deacutepartement Chapitre

serai pas aux larmes comme agrave une vengeance je ne jugerai pas les actionsque jrsquoapprouvais autrefois sans controcircle je nrsquoattacherai point un œil cu-rieux agrave ses pas  srsquoil srsquoeacutechappe au retour il ne trouvera pas une boucheimpeacuterieuse dont le baiser soit un ordre sans reacuteplique Non  mon silencene sera pas une plainte et ma parole ne sera pas une querelle  raquo Je ne se-rai pas vulgaire se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaunequi deacutejagrave lui avait valu ce mot de Lousteau  ― Tiens  tu lis Adolphe hellipNrsquoeusseacute-je qursquoun jour ougrave il reconnaicirctra ma valeur et ougrave il se dira  Jamaisla victime nrsquoa crieacute  ce serait assez  Drsquoailleurs les autres nrsquoauront que desmoments et moi jrsquoaurai toute sa vie 

En se croyant autoriseacute par la conduite de sa femme agrave la punir au tri-bunal domestique monsieur de La Baudraye eut la deacutelicatesse de la volerpour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze centshectares de brandes agrave laquelle depuis 1836 il consacrait ses revenus envivant comme un rat Il manipula si bien les valeurs laisseacutees par monsieurSilas Pieacutedefer qursquoil put reacuteduire la liquidation authentique agrave huit cent millefrancs tout en en rapportant douze cent mille Il nrsquoannonccedila point son re-tour agrave sa femme  mais pendant qursquoelle souffrait des maux inouiumls il bacirctis-sait des fermes il creusait des fosseacutes il plantait des arbres il se livrait agrave desdeacutefrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomesles plus distingueacutes du Berry Les quatre cent mille francs pris agrave sa femmepassegraverent en trois ans agrave cette opeacuteration et la terre drsquoAnzy dut dans untemps donneacute rapporter soixante-douze mille francs de rentes nets drsquoim-pocircts Quant aux huit cent mille francs il en fit emploi en quatre et demipour cent agrave quatre-vingts francs gracircce agrave la crise financiegravere due au Minis-tegravere dit du Premier Mars En procurant ainsi quarante-huit mille francs derentes agrave sa femme il se regarda comme quitte envers elle Ne pouvait-ilpas lui repreacutesenter les douze cent mille francs le jour ougrave le quatre et demideacutepasserait cent francs Son importance ne fut plus primeacutee agrave Sancerre quepar celle du plus riche proprieacutetaire foncier de France dont il se faisait lerival Il se voyait cent quarante mille francs de rente dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat Apregraves avoir calculeacute qursquoagrave partses revenus il payait dix mille francs drsquoimpocircts trois mille francs de fraisdix mille francs agrave sa femme et douze cents agrave sa belle-megravere il disait enpleine Socieacuteteacute Litteacuteraire  ― On preacutetend que je suis un avare que je ne deacute-

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La muse du deacutepartement Chapitre

pense rien ma deacutepense monte encore agrave vingt-six mille cinq cents francspar an Et je vais avoir agrave payer lrsquoeacuteducation de mes deux enfants  ccedila ne faitpeut-ecirctre pas plaisir aux Milaud de Nevers mais la seconde maison deLa Baudraye aura peut-ecirctre une aussi belle carriegravere que la premiegravere Jrsquoiraivraisemblablement agrave Paris solliciter du Roi des Franccedilais le titre de comte(monsieur Roy est comte) cela fera plaisir agrave ma femme drsquoecirctre appeleacuteemadame la comtesse

Cela fut dit drsquoun si beau sang-froid que personne nrsquoosa se moquer dece petit homme Le Preacutesident Boirouge seul lui reacutepondit  ― A votre placeje ne me croirais heureux que si jrsquoavais une fille

― Mais dit le baron jrsquoirai bientocirct agrave ParishellipAu commencement de lrsquoanneacutee 1841 madame La Baudraye en se sen-

tant toujours prise comme pis-aller en eacutetait revenue agrave srsquoimmoler au bien-ecirctre de Lousteau  elle avait repris les vecirctements noirs  mais elle arboraitcette fois un deuil car ses plaisirs se changeaient en remords Elle avaittrop souvent honte drsquoelle-mecircme pour ne pas sentir parfois la pesanteurde sa chaicircne et sa megravere la surprit en ces moments de reacuteflexion profondeougrave la vision de lrsquoavenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeurMadame Pieacutedefer conseilleacutee par son confesseur eacutepiait le moment de las-situde que ce precirctre lui preacutedisait devoir arriver et sa voix plaidait alorspour les enfants Elle se contentait de demander une seacuteparation de domi-cile sans exiger une seacuteparation de cœur

Dans la nature ces sortes de situations violentes ne se terminent pascomme dans les livres par la mort ou par des catastrophes habilement ar-rangeacutees  elles finissent beaucoup moins poeacutetiquement par le deacutegoucirct parla fleacutetrissure de toutes les fleurs de lrsquoacircme par la vulgariteacute des habitudesmais tregraves-souvent aussi par une autre passion qui deacutepouille une femme decet inteacuterecirct dont on les entoure traditionnellement Or quand le bon sensla loi des convenances sociales lrsquointeacuterecirct de famille tous les eacuteleacutements de ceqursquoon appelait la morale publique sous la Restauration en haine du motReligion catholique fut appuyeacute par le sentiment de blessures un peu tropvives  quand la lassitude du deacutevouement arriva presque agrave la deacutefaillanceet que dans cette situation un coup par trop violent une de ces lacirccheteacutesque les hommes ne laissent voir qursquoagrave des femmes dont ils se croient tou-jours maicirctres met le comble au deacutegoucirct au deacutesenchantement lrsquoheure est

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arriveacutee pour lrsquoami qui poursuit la gueacuterison Madame Pieacutedefer eut doncpeu de chose agrave faire pour deacutetacher la taie aux yeux de sa fille Elle en-voya chercher lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral Monsieur de Clagny acheva lrsquoœuvre enaffirmant agrave madame de La Baudraye que si elle renonccedilait agrave vivre avecEacutetienne son mari lui laisserait ses enfants lui permettrait drsquohabiter Pariset lui rendrait la disposition de ses propres

― Quelle existence  dit-il En usant de preacutecautions avec lrsquoaide de per-sonnes pieuses et charitables vous pourriez avoir un salon et reconqueacuterirune position Paris nrsquoest pas Sancerre 

Dinah srsquoen remit agravemonsieur de Clagny du soin de neacutegocier une reacutecon-ciliation avec le petit vieillard Monsieur de La Baudraye avait bien venduses vins il avait vendu des laines il avait abattu des reacuteserves et il eacutetaitvenu sans rien dire agrave sa femme agrave Paris y placer deux cent mille francs enachetant rue de lrsquoArcade un charmant hocirctel provenant de la liquidationdrsquoune grande fortune aristocratique compromise Membre du Conseil-Geacuteneacuteral de son deacutepartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions il se trouvait doublement dans les conditions exigeacutees parla nouvelle loi sur la pairie Quelque temps avant lrsquoeacutelection geacuteneacuterale de1842 il deacuteclara sa candidature au cas ougrave il ne serait pas fait pair de FranceIl demandait eacutegalement agrave ecirctre revecirctu du titre de comte et promu comman-deur de la Leacutegion-drsquoHonneur En matiegravere drsquoeacutelections tout ce qui pou-vait consolider les nominations dynastiques eacutetait juste  or dans le cas ougravemonsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement Sancerre deve-nait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine Monsieur de Clagnydont les talents et la modestie eacutetaient de plus en plus appreacutecieacutes appuyamonsieur de La Baudraye  il montra dans lrsquoeacuteleacutevation de ce courageuxagronome des garanties agrave donner aux inteacuterecircts mateacuteriels Monsieur de LaBaudraye une fois nommeacute comte pair de France et commandeur de laLeacutegion-drsquoHonneur eut la vaniteacute de se faire repreacutesenter par une femmeet par une maison bien tenue il voulait dit-il jouir de la vie Il pria safemme par une lettre que dicta lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral drsquohabiter son hocirctel dele meubler drsquoy deacuteployer ce goucirct dont tant de preuves le charmaient dit-ildans son chacircteau drsquoAnzy Le nouveau comte fit observer agrave sa femme quelrsquoeacuteducation de leurs fils exigeait qursquoelle restacirct agrave Paris tandis que leurs in-teacuterecircts territoriaux lrsquoobligeaient agrave ne pas quitter Sancerre Le complaisant

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mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre agrave madame la com-tesse soixante mille francs pour lrsquoarrangement inteacuterieur de lrsquohocirctel de LaBaudraye en recommandant drsquoincruster une plaque de marbre au-dessusde la porte cochegravere avec cette inscription Hocirctel de La Baudraye Puis touten rendant compte agrave sa femme des reacutesultats de la liquidation Silas Pieacutede-fer monsieur de La Baudraye annonccedilait le placement en quatre et demipour cent des huit cent mille francs recueillis agrave New-York et lui allouaitcette inscription pour ses deacutepenses y compris celles de lrsquoeacuteducation desenfantsQuasi forceacute de venir agrave Paris pendant une partie de la session agrave laChambre des Pairs il recommandait alors agrave sa femme de lui reacuteserver unpetit appartement dans un entresol au-dessus des communs

― Ah  ccedilagrave mais il devient jeune il devient gentilhomme il devientmagnifique que va-t-il encore devenir  crsquoest agrave faire trembler dit madamede La Baudraye

― Il satisfait tous les deacutesirs que vous formiez agrave vingt ans hellip reacuteponditle magistrat

La comparaison de sa destineacutee agrave venir avec sa destineacutee actuelle nrsquoeacutetaitpas soutenable pour Dinah La veille encore Anna de Fontaine avaittourneacute la tecircte pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Cha-marolles

Dinah se dit  ― Je suis comtesse jrsquoaurai sur ma voiture le manteaubleu de la pairie et dans mon salon les sommiteacutes de la politique et de lalitteacuteraturehellip je la regarderai moi hellip

Cette petite jouissance pesa de tout son poids aumoment de la conver-sion

Un beau jour en mai 1842 madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son meacutenage et laissa mille eacutecus sur la liasse de tous les comptesacquitteacutes Apregraves avoir envoyeacute samegravere et ses enfants agrave lrsquohocirctel La Baudrayeelle attendit Lousteau tout habilleacutee comme pour sortirQuand lrsquoex-roi deson cœur rentra pour dicircner elle lui dit  ― Jrsquoai renverseacute la marmite monami Madame de La Baudraye vous donne agrave dicircner au Rocher de CancaleVenez 

Elle entraicircna Lousteau stupeacutefait du petit air deacutegageacute que prenait cettefemme encore asservie le matin agrave ses moindres caprices car elle aussi avait joueacute la comeacutedie depuis deux mois

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Madame de La Baudraye est ficeleacutee comme pour une premiegravere dit-ilen se servant de lrsquoabreacuteviation par laquelle on deacutesigne en argot du journalune premiegravere repreacutesentation Et pourquoi pas Dinah 

― Nrsquooubliez pas le respect que vous devez agrave madame de La Baudrayedit gravement Dinah Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficeleacuteehellip

― Comment Didine  fit-il en la prenant par la taille― Il nrsquoy a plus de Didine vous lrsquoavez tueacutee mon ami reacutepondit-elle en

se deacutegageant Et je vous donne la premiegravere repreacutesentation de madame lacomtesse de La Baudrayehellip

― Crsquoest donc vrai notre insecte est pair de France ― La nomination sera ce soir dans le Moniteur mrsquoa dit monsieur de

Clagny qui lui-mecircme passe agrave la Cour de Cassation― Au fait dit le journaliste lrsquoentomologie sociale devait ecirctre repreacute-

senteacutee agrave la Chambre― Mon ami nous nous seacuteparons pour toujours dit madame de La

Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix Jrsquoai congeacutedieacute les deuxdomestiques En rentrant vous trouverez votre meacutenage en regravegle et sansdettes Jrsquoaurai toujours pour vous mais secregravetement le cœur drsquoune megravereQuittons-nous tranquillement sans bruit en gens comme il faut Avez-vous un reproche agrave me faire sur ma conduite pendant ces six anneacutees 

― Aucun si ce nrsquoest drsquoavoir briseacute ma vie et deacutetruit mon avenir dit-ildrsquoun ton sec Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant etvous avez mecircme eacutetudieacute lrsquoarticle de Gustave Planche  mais vous ne lrsquoavezlu qursquoavec des yeux de femmeQuoique vous ayez une de ces belles intel-ligences qui ferait la fortune drsquoun poegravete vous nrsquoavez pas oseacute vous mettreau point de vue des hommes Ce livre ma chegravere a les deux sexes Voussavez hellip Nous avons eacutetabli qursquoil y a des livres macircles ou femelles blondsou noirshellip Dans Adolphe les femmes ne voient qursquoElleacutenore les jeunesgens y voient Adolphe les hommes y voient Elleacutenore et Adolphe les po-litiques y voient la vie sociale  Vous vous ecirctes dispenseacutee comme votrecritique drsquoailleurs drsquoentrer dans lrsquoacircme drsquoAdolphe Ce qui tue ce pauvregarccedilon ma chegravere crsquoest drsquoavoir perdu son avenir pour une femme  de nepouvoir rien ecirctre de ce qursquoil serait devenu ni ambassadeur ni ministreni poegravete ni riche Il a donneacute six ans de son eacutenergie du moment de la vieougrave lrsquohomme peut accepter les rudesses drsquoun apprentissage quelconque agrave

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une jupe qursquoil a devanceacutee dans la carriegravere de lrsquoingratitude car une femmequi a pu quitter son premier amant devait tocirct ou tard laisser le secondAdolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperElleacutenore Il est des Adolphe qui font gracircce agrave leur Elleacutenore des querellesdeacuteshonorantes des plaintes et qui se disent  Je ne parlerai pas de ce quejrsquoai perdu  je ne montrerai pas toujours agrave lrsquoEacutegoiumlsme que jrsquoai couronneacutemon poing coupeacute comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth maisceux-lagrave ma chegravere on les quittehellip Adolphe est un fils de bonne maison uncœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs des placeset rattraper sa dot sociale sa consideacuteration compromise Vous jouez ence moment agrave la fois les deux personnages Vous ressentez la douleur quecause une position perdue et vous vous croyez en droit drsquoabandonner unpauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supeacuterieure pouradmettre que si chez lrsquohomme le cœur doit ecirctre constant le sexe peut selaisser aller agrave des capriceshellip

― Et croyez-vous que je ne serai pas occupeacutee de vous rendre ce que jevous ai fait perdre  Soyez tranquille reacutepondit madame de La Baudrayefoudroyeacutee par cette sortie votre Elleacutenore ne meurt pas et si Dieu lui precirctevie si vous changez de conduite si vous renoncez aux lorettes et auxactrices nous vous trouverons mieux qursquoune Feacutelicie Cardot

Chacun des deux amants devint maussade  Lousteau jouait la tris-tesse il voulait paraicirctre sec et froid  tandis que Dinah vraiment tristeeacutecoutait les reproches de son cœur

― Pourquoi dit Lousteau ne pas finir comme nous aurions ducirc com-mencer cacher agrave tous les yeux notre amour et nous voir secregravetement 

― Jamais  dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial Nedevinez-vous pas que nous sommes apregraves tout des ecirctres finis Nos sen-timents nous paraissent infinis agrave cause du pressentiment que nous avonsdu ciel  mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisationIl est des natures molles et lacircches qui peuvent recevoir un nombre infinide blessures et persister  mais il en est de plus fortement trempeacutees quifinissent par se briser sous les coups Vous mrsquoavezhellip

― Oh  assez dit-il ne faisons plus de copie hellip Votre article me sembleinutile car vous pouvez vous justifier par un seul mot  Je nrsquoaime plus hellip

― Ah  crsquoest moi qui nrsquoaime plus hellip srsquoeacutecria-t-elle eacutetourdie

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Certainement Vous avez calculeacute que je vous causais plus de cha-grins plus drsquoennuis que de plaisirs et vous quittez votre associeacutehellip

― Je le quitte hellip srsquoeacutecria-t-elle en levant les deux mains― Ne venez-vous pas de dire  Jamais hellip― Eh  bien oui jamais reprit-elle avec forceCe dernier jamais dicteacute par la peur de retomber sous la domination de

Lousteau fut interpreacuteteacute par lui comme la fin de son pouvoir du momentougrave Dinah restait insensible agrave ses meacuteprisants sarcasmes Le journaliste neput retenir une larme  il perdait une affection sincegravere illimiteacutee Il avaittrouveacute dans Dinah la plus douce Lavalliegravere la plus agreacuteable Pompadourqursquoun eacutegoiumlste qui nrsquoest pas roi pouvait deacutesirer  et comme lrsquoenfant quisrsquoaperccediloit qursquoagrave force de tracasser son hanneton il lrsquoa tueacute Lousteau pleu-rait

Madame de La Baudraye srsquoeacutelanccedila hors de la petite salle ougrave elle dicircnaitpaya le dicircner et se sauva rue de lrsquoArcade en se grondant et se trouvantfeacuteroce

Dinah passa tout un trimestre agrave faire de son hocirctel un modegravele du com-fortable Elle se meacutetamorphosa elle-mecircme Cette double meacutetamorphosecoucircta trente mille francs au delagrave des preacutevisions du jeune pair de France

Le fatal eacuteveacutenement qui fit perdre agrave la famille drsquoOrleacuteans son heacuteritierpreacutesomptif ayant neacutecessiteacute la reacuteunion des Chambres en aoucirct 1842 le pe-tit La Baudraye vint preacutesenter ses titres agrave la noble Chambre plus tocirct qursquoilne le croyait Il fut si content des œuvres de sa femme qursquoil donna lestrente mille francs En revenant du Luxembourg ougrave selon les usages ilfut preacutesenteacute par deux pairs le baron de Nucingen et le marquis de Mon-triveau le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu lrsquoun de sesanciens creacuteanciers agrave pied un parapluie agrave la main  tandis qursquoil se trouvaitcampeacute dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillaitson eacutecusson et ougrave se lisait  Deo sic patet fides et hominibus Cette compa-raison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bour-geoisie depuis 1830 Madame La Baudraye fut effrayeacutee en revoyant alorsson mari mieux qursquoil nrsquoeacutetait le jour de son mariage En proie agrave une joiesuperlative lrsquoavorton triomphait agrave soixante-quatre ans de la vie qursquoon luideacuteniait de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait drsquoavoirde sa femme qui recevait chez elle agrave dicircner monsieur et madame de Cla-

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La muse du deacutepartement Chapitre

gny le cureacute de lrsquoAssomption et ses deux introducteurs agrave la Chambre Ilcaressa ses enfants avec une fatuiteacute charmante La beauteacute du service detable eut son approbation

― Voilagrave les toisons du Berry dit-il en montrant agrave monsieur Nucingenles cloches surmonteacutees de sa nouvelle couronne elles sont drsquoargent 

Quoique deacutevoreacutee drsquoune profonde meacutelancolie contenue avec la puis-sance drsquoune femme devenue vraiment supeacuterieure Dinah fut charmantespirituelle et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour

― Lrsquoon dirait srsquoeacutecria le petit La Baudraye en montrant sa femme agravemonsieur de Nucingen que la comtesse a moins de trente ans 

― Ah  matame aid eine fame te drende ansse  reprit le baron qui seservait des plaisanteries consacreacutees en y voyant une sorte de monnaiepour la conversation

― Dans toute la force du terme reacutepondit la comtesse car jrsquoen aitrente-cinq et jrsquoespegravere bien avoir une petite passion au cœurhellip

― Oui ma femme mrsquoa ruineacute en potiches en chinoiserieshellip― Madame a eu ce goucirct-lagrave de bonne heure dit le marquis de Montri-

veau en souriant― Oui reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis

de Montriveau qursquoil avait connu agrave Bourges vous savez qursquoelle a ramasseacuteen 25 26 et 27 pour plus drsquoun million de curiositeacutes qui font drsquoAnzy unmuseacuteehellip

― Quel aplomb  pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avarede province agrave la hauteur de sa nouvelle position

Les avares ont des eacuteconomies de tout genre agrave deacutepenser Le lendemaindu vote de la loi de reacutegence par la Chambre le petit pair de France allafaire ses vendanges agrave Sancerre et reprit ses habitudes Pendant lrsquohiver de1842 agrave 1843 la comtesse de La Baudraye aideacutee par lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral agravela Cour de Cassation essaya de se faire une socieacuteteacute Naturellement elleprit un jour elle distingua parmi les ceacuteleacutebriteacutes elle ne voulut voir quedes gens seacuterieux et drsquoun acircge mucircr Elle essaya de se distraire en allant auxItaliens et agrave lrsquoopeacutera Deux fois par semaine elle y menait sa megravere et ma-dame de Clagny que le magistrat forccedila de voir madame de La BaudrayeMais malgreacute son esprit ses faccedilons aimables malgreacute ses airs de femme agravela mode elle nrsquoeacutetait heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta

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toutes ses tendresses trompeacutees Lrsquoadmirablemonsieur de Clagny recrutaitdes femmes pour la socieacuteteacute de la comtesse et il y parvenait  Mais il reacuteus-sissait beaucoup plus aupregraves des femmes pieuses qursquoaupregraves des femmesdu monde

― Elles lrsquoennuient  se disait-il avec terreur en contemplant son idolemucircrie par le malheur pacirclie par les remords et alors dans tout lrsquoeacuteclat drsquounebeauteacute reconquise et par sa vie luxueuse et par sa materniteacute

Le deacutevoueacute magistrat soutenu dans son œuvre par la megravere et par lecureacute de la paroisse eacutetait admirable en expeacutedients Il servait chaque mer-credi quelque ceacuteleacutebriteacute drsquoAllemagne drsquoAngleterre drsquoItalie ou de Prusseagrave sa chegravere comtesse  il la donnait pour une femme hors ligne agrave des gensauxquels elle ne disait pas deux mots  mais qursquoelle eacutecoutait avec une siprofonde attention qursquoils srsquoen allaient convaincus de sa supeacuterioriteacute Di-nah vainquit agrave Paris par le silence comme agrave Sancerre par sa loquaciteacuteDe temps en temps une eacutepigramme sur les choses ou quelque observa-tion sur les ridicules reacuteveacutelait une femme habitueacutee agrave manier les ideacutees etqui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau Cetteeacutepoque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nom-meacutee lrsquoeacuteteacute de la Saint-Martin dans les anneacutees sans soleil Il se fit plusvieillard qursquoil ne lrsquoeacutetait pour avoir le droit drsquoecirctre lrsquoami de Dinah sans luifaire tort  mais comme srsquoil eucirct eacuteteacute jeune beau compromettant il se met-tait agrave distance en homme qui devait cacher son bonheur Il essayait decouvrir du plus profond secret ses petits soins ses leacutegers cadeaux queDinah montrait au grand jour Il tacircchait de donner des significations dan-gereuses agrave ses moindres obeacuteissances

― Il joue agrave la passion disait la comtesse en riantElle se moquait de monsieur de Clagny devant lui et le magistrat se

disait  ― Elle srsquooccupe de moi ― Je fais une si grande impression agrave ce pauvre homme disait-elle en

riant agrave sa megravere que si je lui disais oui je crois qursquoil dirait nonUn soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa

chegravere comtesse profondeacutement soucieuse Tous trois venaient drsquoassister agravela premiegravere repreacutesentation de la Main droite et la Main gauche le premierdrame de Leacuteon Gozlan

― A quoi pensez-vous  demanda le magistrat effrayeacute de la meacutelancolie

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La muse du deacutepartement Chapitre

de son idoleLa persistance de la tristesse cacheacutee mais profonde qui deacutevorait la

comtesse eacutetait un mal dangereux que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral ne savait pas com-battre car le veacuteritable amour est souvent maladroit surtout quand ilnrsquoest pas partageacute Le veacuteritable amour emprunte sa forme au caractegravereOr le digne magistrat aimait agrave la maniegravere drsquoAlceste quand madame deLa Baudraye voulait ecirctre aimeacutee agrave la maniegravere de Philinte Les lacirccheteacutes delrsquoamour srsquoaccommodent fort peu de la loyauteacute du Misanthrope Aussi Di-nah se gardait-elle bien drsquoouvrir son cœur agrave son Patito Comment oseravouer qursquoelle regrettait parfois son ancienne fange  Elle sentait un videeacutenorme dans la vie du monde elle ne savait agrave qui rapporter ses succegravesses triomphes ses toilettes Parfois les souvenirs de sesmisegraveres revenaientmecircleacutes au souvenir de volupteacutes deacutevorantes Elle en voulait parfois agrave Lous-teau de ne pas srsquooccuper drsquoelle elle aurait voulu recevoir de lui des lettresou tendres ou furieuses

Dinah ne reacutepondant pas le magistrat reacutepeacuteta sa question en prenantla main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes drsquoun air deacutevot

― Voulez-vous la main droite ou la main gauche  reacutepondit-elle ensouriant

― La main gauche dit-il car je preacutesume que vous parlez dumensongeet de la veacuteriteacute

― Eh  bien je lrsquoai vu lui reacutepliqua-t-elle en parlant de maniegravere agrave nrsquoecirctreentendu que du magistrat En lrsquoapercevant triste profondeacutement deacutecou-rageacute je me suis dit  A-t-il des cigares  a-t-il de lrsquoargent 

― Eh  Si vous voulez la veacuteriteacute je vous dirai srsquoeacutecria monsieur de Cla-gny qursquoil vit maritalement avec Fanny Beaupreacute Vous mrsquoarrachez cetteconfidence hellip je ne vous lrsquoaurais jamais appris  vous auriez cru peut-ecirctreagrave quelque sentiment peu geacuteneacutereux chez moi

Madame de La Baudraye donna une poigneacutee de main agrave lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral

― Vous avez pour mari dit-elle agrave son chaperon un des hommes lesplus rares Ah  pourquoihellip

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupeacute mais elle supprima le reste de sa phrase que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral devina Pourquoi Lousteau nrsquoa-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

mari hellipNeacuteanmoins cette nouvelle dissipa lameacutelancolie demadame de La Bau-

draye qui se jeta dans la vie des femmes agrave la mode  elle voulut avoir dusuccegraves et elle en obtint  mais elle faisait peu de progregraves dans le monde desfemmes  elle eacuteprouvait des difficulteacutes agrave srsquoy produire Au mois de mars lesprecirctres amis demadame Pieacutedefer et lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral frappegraverent un grandcoup en faisant nommer madame la comtesse de La Baudraye quecircteusepour lrsquoœuvre de bienfaisance fondeacutee par madame de Carcado Enfin ellefut deacutesigneacutee agrave la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes dutremblement de terre de la Guadeloupe

La marquise drsquoEspard agrave qui monsieur de Canalis lisait les noms de cesdames agrave lrsquoopeacutera dit en entendant celui de la comtesse  ― Je suis depuisbien long-temps dans le monde je ne me rappelle pas quelque chose deplus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de lrsquohonneur demadame de La Baudraye

Pendant les jours de printemps qursquoun caprice de notre planegravete fit luiresur Paris degraves la premiegravere semaine du mois de mars et qui permit de voirles Champs-Eacutelyseacutees feuilleacutes et verts agrave Longchamp plusieurs fois deacutejagravelrsquoamant de Fanny Beaupreacute dans ses promenades avait aperccedilu madame deLa Baudraye sans ecirctre vu drsquoelle Il fut alors plus drsquoune fois mordu au cœurpar un de ces mouvements de jalousie et drsquoenvie assez familiers aux gensneacutes et eacuteleveacutes en province quand il revoyait son ancienne maicirctresse bienposeacutee au fond drsquoune jolie voiture bien mise un air recircveur et ses deux en-fants agrave chaque portiegravere Il srsquoapostrophait drsquoautant plus en lui-mecircme qursquoilse trouvait aux prises avec la plus aigueuml de toutes les misegraveres une misegraverecacheacutee Il eacutetait comme toutes les natures essentiellement vaniteuses etleacutegegraveres sujet agrave ce singulier point drsquohonneur qui consiste agrave ne pas deacutechoiraux yeux de son public qui fait commettre des crimes leacutegaux aux hommesde Bourse pour ne pas ecirctre chasseacutes du temple de lrsquoagiotage qui donne agravecertains criminels le courage de faire des actes de vertu Lousteau dicircnaitet deacutejeunait fumait comme srsquoil eacutetait riche Il nrsquoeucirct pas pour une succes-sion manqueacute drsquoacheter les cigares les plus chers pour lui comme pourle dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Deacutebit Lejournaliste se promenait en bottes vernies  mais il craignait des saisiesqui selon lrsquoexpression des huissiers avaient reccedilu tous les sacrements

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La muse du deacutepartement Chapitre

Fanny Beaupreacute ne posseacutedait plus rien drsquoengageable et ses appointementseacutetaient frappeacutes drsquooppositions  Apregraves avoir eacutepuiseacute le chiffre possible desavances aux Revues aux journaux et chez les libraires Eacutetienne ne sa-vait plus de quelle encre faire or Les jeux si maladroitement supprimeacutesne pouvaient plus acquitter comme jadis les lettres de change tireacutees surleurs tapis verts par les Misegraveres au deacutesespoir Enfin le journaliste eacutetaitarriveacute agrave un tel deacutesespoir qursquoil venait drsquoemprunter au plus pauvre de sesamis agrave Bixiou agrave qui jamais il nrsquoavait rien demandeacute cent francs 

Ce qui peinait le plus Lousteau ce nrsquoeacutetait pas de devoir cinq millefrancs mais de se voir deacutepouilleacute de son eacuteleacutegance de son mobilier acquispar tant de privations enrichi par madame de La Baudraye Or le 3 avrilune affiche jaune arracheacutee par le portier apregraves avoir fleuri le mur avait in-diqueacute la vente drsquoun beau mobilier pour le samedi suivant jour des ventespar autoriteacute de justice

Lousteau se promena fumant des cigares et cherchant des ideacutees  carles ideacutees agrave Paris sont dans lrsquoair elles vous sourient au coin drsquoune rueelles srsquoeacutelancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue  Le flacircneuravait deacutejagrave chercheacute des ideacutees drsquoarticles et des sujets de nouvelles pendanttout un mois  mais il nrsquoavait rencontreacute que des amis qui lrsquoentraicircnaient agravedicircner au theacuteacirctre et qui grisaient son chagrin en lui disant que le vin deChampagne lrsquoinspirerait

― Prends garde lui dit un soir lrsquoatroce Bixiou qui pouvait tout agrave lafois donner cent francs agrave un camarade et le percer au cœur avec un motEn trsquoendormant toujours soucircl tu te reacuteveilleras fou

La veille le vendredi lemalheureux malgreacute son habitude de lamisegravereeacutetait affecteacute comme un condamneacute agrave mort Jadis il se serait dit  ― Bah mon mobilier est vieux je le renouvellerai Mais il se sentait incapablede recommencer des tours de force litteacuteraires La librairie deacutevoreacutee par lacontrefaccedilon payait peu Les journaux leacutesinaient avec les talents eacutereinteacutescomme les directeurs de theacuteacirctre avec les teacutenors qui baissent drsquoune noteEt drsquoaller devant lui lrsquoœil sur la foule sans y rien voir le cigare agrave la boucheet les mains dans ses goussets la figure crispeacutee en dedans un faux souriresur les legravevres Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture elleprenait le boulevard par la rue de la Chausseacutee-drsquoAntin pour se rendre auBois

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Il rentra chez lui srsquoy adoniser Le soir agrave sept heures il vint en citadineagrave la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parveniragrave la comtesse un mot ainsi conccedilu 

laquo Madame la comtesse veut-elle faire agrave monsieur Lousteau lagracircce de le recevoir un instant et agrave lrsquoinstant raquo

Ce mot eacutetait cacheteacute drsquoun cachet qui jadis servait aux deux amantsMadame de La Baudraye avait fait graver sur une veacuteritable cornalineorientale  parce que  Un grand mot le mot des femmes le mot qui peutexpliquer tout mecircme la creacuteation

La comtesse venait drsquoachever sa toilette pour aller agrave lrsquoOpeacutera le ven-dredi eacutetait son jour de loge Elle pacirclit en voyant le cachet

― Qursquoon attende  dit-elle en mettant le billet dans son corsageElle eut la force de cacher son trouble et pria sa megravere de coucher les

enfants Elle fit alors dire agrave Lousteau de venir et elle le reccedilut dans un bou-doir attenant agrave son grand salon les portes ouvertes Elle devait aller aubal apregraves le spectacle elle avait mis une deacutelicieuse robe en soie brocheacutee agraveraies alternativement mates et pleines de fleurs drsquoun bleu pacircle Ses gantsgarnis et agrave glands laissaient voir ses beaux bras blancs Elle eacutetincelait dedentelles et portait toutes les jolies futiliteacutes voulues par la mode Sa coif-fure agrave la Seacutevigneacute lui donnait un air fin Un collier de perles ressemblaitsur sa poitrine agrave des soufflures sur de la neige

― Qursquoavez-vous monsieur  dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours je croyais jrsquoespeacuteraisecirctre parfaitement oublieacuteehellip

― Je vous dirais jamais vous ne voudriez pas me croire dit Lousteauqui resta debout et se promena tout en macircchant des fleurs qursquoil prenait agravechaque tour aux jardiniegraveres dont les massifs embaumaient le boudoir

Un moment de silence reacutegna Madame de La Baudraye en examinantLousteau le trouva mis comme pouvait lrsquoecirctre le scrupuleux dandy

― Il nrsquoy a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendreune perche car je me noie et jrsquoai deacutejagrave bu plus drsquoune gorgeacuteehellip dit-il ensrsquoarrecirctant devant Dinah et paraissant ceacuteder agrave un effort suprecircme Si vousme voyez crsquoest que mes affaires vont bien mal

― Assez  dit-elle je comprends

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Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se re-tourna prit son mouchoir et eut lrsquoair drsquoessuyer une larme

― Que vous faut-il Eacutetienne  reprit-elle drsquoune voix maternelle Noussommes en ce moment de vieux camarades parlez-moi comme vous par-leriez agravehellip agrave Bixiouhellip

― Pour empecircchermonmobilier de sauter demain agrave lrsquohocirctel des Commissaires-Priseurs dix-huit cents francs  Pour rendre agrave mes amis autant  troistermes au proprieacutetaire que vous connaissezhellipMa tante exige cinq centsfrancshellip

― Et pour vous pour vivrehellip― Oh  jrsquoai ma plume hellip― Elle est agrave remuer drsquoune lourdeur qui ne se comprend pas quand

on vous lithellip dit-elle en souriant avec finesse ― Je nrsquoai pas la somme quevous me demandezhellip Venez demain agrave huit heures lrsquohuissier attendra bienjusqursquoagrave neuf surtout si vous lrsquoemmenez pour le payer

Elle sentit la neacutecessiteacute de congeacutedier Lousteau qui feignait de ne pasavoir la force de la regarder  mais elle eacuteprouvait une compassion agrave deacuteliertous les nœuds gordiens que noue la Socieacuteteacute

― Merci  dit-elle en se levant et tendant la main agrave Lousteau votreconfiance me fait un bien hellip Oh  il y a long-temps que je ne me suis sentitant de joie au cœurhellip

Lousteau prit la main lrsquoattira sur son cœur et la pressa tendrement― Une goutte drsquoeau dans le deacutesert ethellip par la main drsquoun ange  Dieu

fait toujours bien les choses Ce fut dit moitieacute plaisanterie et moitieacute attendrissement  mais croyez-

le bien ce fut aussi beau comme jeu de theacuteacirctre que celui de Talma dansson fameux rocircle de Leicester ougrave tout est en nuances de ce genre Dinahsentit battre le cœur agrave travers lrsquoeacutepaisseur du drap il battait de plaisircar le journaliste eacutechappait agrave lrsquoeacutepervier judiciaire  mais il battait aussidrsquoun deacutesir bien naturel agrave lrsquoaspect de Dinah rajeunie et renouveleacutee parlrsquoopulence Madame de La Baudraye en examinant Eacutetienne agrave la deacuterobeacuteeaperccedilut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs drsquoamour quipour elle renaissaient dans ce cœur palpitant  elle essaya de plonger sesyeux une fois dans les yeux de celui qursquoelle avait tant aimeacute mais unsang tumultueux se preacutecipita dans ses veines et lui troubla la tecircte Ces

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deux ecirctres eacutechangegraverent alors le mecircme regard rouge qui sur le quai deCosne avait donneacute lrsquoaudace agrave Lousteau de froisser la robe drsquoorgandi Ledrocircle attira Dinah par la taille elle se laissa prendre et les deux joues setouchegraverent

― Cache-toi voici mamegravere  srsquoeacutecria Dinah tout effrayeacutee Et elle courutau-devant de madame Pieacutedefer ― Maman dit-elle (ce mot eacutetait pour laseacutevegravere madame Pieacutedefer une caresse qui ne manquait jamais son effet)voulez-vous me faire un grand plaisir prenez la voiture allez vous-mecircmechez notre banquier monsieur Mongenod avec le petit mot que je vaisvous donner Venez venez il srsquoagit drsquoune bonne action venez dans machambre 

Et elle entraicircna sa megravere qui semblait vouloir regarder la personne quise trouvait dans le boudoir

Deux jours apregraves madame Pieacutedefer eacutetait en grande confeacuterence avecle cureacute de la paroisse Apregraves avoir eacutecouteacute les lamentations de cette vieillemegravere au deacutesespoir le cureacute lui dit gravement  ― Toute reacutegeacuteneacuteration mo-rale qui nrsquoest pas appuyeacutee drsquoun grand sentiment religieux et poursuivieau sein de lrsquoEacuteglise repose sur des fondements de sablehellip Toutes les pra-tiques si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonnesont autant de digues neacutecessaires agrave contenir les tempecirctes du mauvais es-prit Obtenez donc de madame votre fille qursquoelle accomplisse tous ses de-voirs religieux et nous la sauveronshellip

Dix jours apregraves cette confeacuterence lrsquohocirctel de La Baudraye eacutetait fermeacuteLa comtesse et ses enfants sa megravere enfin toute sa maison qursquoelle avaitaugmenteacutee drsquoun preacutecepteur eacutetait partie pour le Sancerrois ougrave Dinah vou-lait passer la belle saison Elle fut charmante dit-on pour le comte

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M F si les hasards (habent sua fata libelli) dumonde litteacuteraire font de ces lignes un long souvenir ce seracertainement peu de chose en comparaison des peines que

vous vous ecirctes donneacutees vous le drsquoHozier le Cheacuterin le Roi drsquoarmes desEacuteTUDES DE MŒURS  vous agrave qui les Navarreins les Cadignan la Lan-geais les Blamont-Chauvry les Chaulieu les drsquoArthez les drsquoEsgrignonles Mortsauf les Valois les cent maisons nobles qui constituent lrsquoaris-tocratie de la COMEacuteDIE HUMAINE doivent leurs belles devises et leursarmoiries si spirituelles Aussi LrsquoARMORIAL DES EacuteTUDES DE MŒURSINVENTEacute PAR FERDINAND DE GRAMONT GENTILHOMME est-ilune histoire complegravete du blason franccedilais ougrave vous nrsquoavez rien oublieacute pasmecircme les armes de lrsquoEmpire et que je conserverai comme un monumentde patience beacuteneacutedictine et drsquoamitieacuteQuelle connaissance du vieux langagefeacuteodal dans le  Pulchregrave sedens meliugraves agens  des Beauseacuteant  dans le Des partem leonis  des drsquoEspard  dans le  Ne se vend  des Vandenesse Enfin quelle coquetterie dans les mille deacutetails de cette savante iconogra-phie qui montrera jusqursquoougrave la fideacuteliteacute sera pousseacutee dans mon entrepriseagrave laquelle vous poegravete vous aurez aideacute

Votre vieil ami

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DE BALZAC

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S du Berry se trouve au bord de la Loire une ville quipar sa situation attire infailliblement lrsquoœil du voyageur Sancerreoccupe le point culminant drsquoune chaicircne de petites montagnes

derniegravere ondulation des mouvements de terrain du Nivernais La Loireinonde les terres au bas de ces collines en y laissant un limon jaune qui lesfertilise quand il ne les ensable pas agrave jamais par une de ces terribles crueseacutegalement familiegraveres agrave la Vistule cette Loire du Nord La montagne ausommet de laquelle sont groupeacutees les maisons de Sancerre srsquoeacutelegraveve agrave uneassez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibaultpuisse vivre de la vie de Sancerre Lagrave srsquoembarquent les vins lagrave se deacutebarquele merrain enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire

A lrsquoeacutepoque ougrave cette histoire eut lieu le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault deux ponts suspendus eacutetaient construits Les voyageurs venantde Paris agrave Sancerre par la route drsquoItalie ne traversaient plus la Loire deCosne agrave Saint-Thibault dans un bac nrsquoest-ce pas assez vous dire que leChassez-croisez de 1830 avait eu lieu  car la maison drsquoOrleacuteans a partoutchoyeacute les inteacuterecircts mateacuteriels mais agrave peu pregraves comme ces maris qui fontdes cadeaux agrave leurs femmes avec lrsquoargent de la dot

Excepteacute la partie de Sancerre qui occupe le plateau les rues sont plus

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ou moins en pente et la ville est enveloppeacutee de rampes dites les GrandsRemparts nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville Audelagrave de ces remparts srsquoeacutetend une ceinture de vignobles Le vin forme laprincipale industrie et le plus consideacuterable commerce du pays qui pos-segravede plusieurs crus de vins geacuteneacutereux pleins de bouquet et assez sem-blables aux produits de la Bourgogne pour qursquoagrave Paris les palais vulgairessrsquoy trompent Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une ra-pide consommation assez neacutecessaire drsquoailleurs agrave des vins qui ne peuventpas se garder plus de sept agrave huit ans Au-dessous de la ville sont assisquelques villages Fontenay Saint-Satur qui ressemblent agrave des faubourgset dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchacirctel en SuisseLa ville a conserveacute quelques traits de son ancienne physionomie ses ruessont eacutetroites et paveacutees en cailloux pris au lit de la Loire On y voit encorede vieilles maisons La tour ce reste de la force militaire et de lrsquoeacutepoquefeacuteodale rappelle lrsquoun des sieacuteges les plus terribles de nos guerres de re-ligion et pendant lequel les Calvinistes ont bien surpasseacute les farouchesCameacuteroniens de Walter Scott

La ville de Sancerre riche drsquoun illustre passeacute veuve de sa puissancemilitaire est en quelque sorte voueacutee agrave un avenir infertile car le mouve-ment commercial appartient agrave la rive droite de la Loire La rapide descrip-tion que vous venez de lire prouve que lrsquoisolement de Sancerre ira crois-sant malgreacute les deux ponts qui la rattachent agrave Cosne Sancerre lrsquoorgueilde la rive gauche a tout au plus trois mille cinq cents acircmes tandis qursquoonen compte aujourdrsquohui plus de six mille agrave Cosne Depuis un demi-siegraveclele rocircle de ces deux villes assises en face lrsquoune de lrsquoautre a compleacutetementchangeacute Cependant lrsquoavantage de la situation appartient agrave la ville histo-rique ougrave de toutes parts lrsquoon jouit drsquoun spectacle enchanteur ougrave lrsquoair estdrsquoune admirable pureteacute la veacutegeacutetation magnifique et ougrave les habitants enharmonie avec cette riante nature sont affables bons compagnons et sanspuritanisme quoique les deux tiers de la population soient resteacutes calvi-nistes

Dans un pareil eacutetat de choses si lrsquoon subit les inconveacutenients de la viedes petites villes si lrsquoon se trouve sous le coup de cette surveillance of-ficieuse qui fait de la vie priveacutee une vie quasi publique  en revanche lepatriotisme de localiteacute qui ne remplacera jamais lrsquoesprit de famille se deacute-

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ploie agrave un haut degreacute Aussi la ville de Sancerre est-elle tregraves-fiegravere drsquoavoirvu naicirctre une des gloires de la Meacutedecine moderne Horace Bianchon etun auteur du second ordre Eacutetienne Lousteau lrsquoun des feuilletonistes lesplus distingueacutes LrsquoArrondissement de Sancerre choqueacute de se voir soumisagrave sept ou huit grands proprieacutetaires les hauts barons de lrsquoEacutelection essayade secouer le joug eacutelectoral de la Doctrine qui en a fait son bourg-pourriCette conjuration de quelques amours-propres froisseacutes eacutechoua par la ja-lousie que causait aux coaliseacutes lrsquoeacuteleacutevation future drsquoun des conspirateursQuand le reacutesultat eut montreacute le vice radical de lrsquoentreprise on voulut y re-meacutedier en prenant lrsquoun des deux hommes qui repreacutesentent glorieusementSancerre agrave Paris pour champion du pays aux prochaines eacutelections

Cette ideacutee eacutetait extrecircmement avanceacutee pour notre pays ougrave depuis1830 la nomination des notabiliteacutes de clocher a fait de tels progregraves queles hommes drsquoEacutetat deviennent de plus en plus rares agrave la Chambre eacutelec-tive Aussi ce projet drsquoune reacutealisation assez hypotheacutetique fut-il conccedilupar la femme supeacuterieure de lrsquoArrondissement dux femina facti mais dansune penseacutee drsquointeacuterecirct personnel Cette penseacutee avait tant de racines dans lepasseacute de cette femme et embrassait si bien son avenir que sans un vif etsuccinct reacutecit de sa vie anteacuterieure on la comprendrait difficilement San-cerre srsquoenorgueillissait alors drsquoune femme supeacuterieure long-temps incom-prise mais qui vers 1836 jouissait drsquoune assez jolie renommeacutee deacuteparte-mentale Cette eacutepoque fut aussi le moment ougrave les noms des deux Sancer-rois atteignirent agrave Paris chacun dans leur sphegravere au plus haut degreacute lrsquounde la gloire lrsquoautre de la mode Eacutetienne Lousteau lrsquoun des collaborateursdes Revues signait le feuilleton drsquoun journal agrave huitmille abonneacutes  et Bian-chon deacutejagrave premier meacutedecin drsquoun hocircpital officier de la Leacutegion-drsquoHonneuret membre de lrsquoAcadeacutemie des sciences venait drsquoobtenir sa chaire

Si ce mot ne devait pas pour beaucoup de gens comporter une espegravecede blacircme on pourrait dire que George Sand a creacuteeacute le Sandisme tant il estvrai que moralement parlant le bien est presque toujours doubleacute drsquounmal Cette legravepre sentimentale a gacircteacute beaucoup de femmes qui sans leurspreacutetentions au geacutenie eussent eacuteteacute charmantes Le Sandisme a cependantcela de bon que la femme qui en est attaqueacutee faisant porter ses preacutetenduessupeacuterioriteacutes sur des sentimentsmeacuteconnus elle est en quelque sorte leBas-Bleu du cœur  il en reacutesulte alors moins drsquoennui lrsquoamour neutralisant un

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peu la litteacuterature Or lrsquoillustration de George Sand a eu pour principaleffet de faire reconnaicirctre que la France possegravede un nombre exorbitantde femmes supeacuterieures assez geacuteneacutereuses pour laisser jusqursquoagrave preacutesent lechamp libre agrave la petite-fille du mareacutechal de Saxe

La femme supeacuterieure de Sancerre demeurait agrave La Baudraye maisonde ville et de campagne agrave la fois situeacutee agrave dix minutes de la ville dansle village ou si vous voulez le faubourg de Saint-Satur Les La Baudrayedrsquoaujourdrsquohui comme il est arriveacute pour beaucoup de maisons nobles sesont substitueacutes aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et semecircle aux grands eacuteveacutenements de lrsquohistoire berruyegravere Ceci veut une expli-cation

Sous Louis XIV un certain eacutechevin nommeacute Milaud dont les ancecirctresfurent drsquoenrageacutes Calvinistes se convertit lors de la reacutevocation de lrsquoEacuteditde Nantes Pour encourager ce mouvement dans lrsquoun des sanctuaires ducalvinisme le Roi nomma cettui Milaud agrave un poste eacuteleveacute dans les Eaux etForecircts lui donna des armes et le titre de Sire de la Baudraye en lui faisantpreacutesent du fief des vrais La Baudraye Les heacuteritiers du fameux capitaineLa Baudraye tombegraverent heacutelas  dans lrsquoun des pieacuteges tendus aux heacutereacutetiquespar les ordonnances et furent pendus traitement indigne du Grand RoiSous Louis XVMilaud de La Baudraye de simple Eacutecuyer devint Chevalieret eut assez de creacutedit pour placer son fils cornette dans les mousquetairesLe cornette mourut agrave Fontenoy laissant un enfant agrave qui le Roi Louis XVIaccorda plus tard un brevet de fermier-geacuteneacuteral en meacutemoire du cornettemort sur le champ de bataille

Ce financier bel esprit occupeacute de charades de bouts rimeacutes de bou-quets agrave Chloris veacutecut dans le beau monde hanta la socieacuteteacute du duc deNivernois et se crut obligeacute de suivre la noblesse en exil  mais il eutsoin drsquoemporter ses capitaux Aussi le riche eacutemigreacute soutint-il alors plusdrsquoune grande maison noble Fatigueacute drsquoespeacuterer et peut-ecirctre aussi de precirc-ter il revint agrave Sancerre en 1800 et racheta La Baudraye par un senti-ment drsquoamour-propre et de vaniteacute nobiliaire explicable chez un petit-fils drsquoEacutechevin  mais qui sous le Consulat avait drsquoautant moins drsquoavenirque lrsquoex-fermier geacuteneacuteral comptait peu sur son heacuteritier pour continuer lesnouveaux La Baudraye Jean-Athanase-Melchior Milaud de La Baudrayeunique enfant du financier neacute plus que cheacutetif eacutetait bien le fruit drsquoun sang

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eacutepuiseacute de bonne heure par les plaisirs exageacutereacutes auxquels se livrent tousles gens riches qui se marient agrave lrsquoaurore drsquoune vieillesse preacutematureacutee etfinissent ainsi par abacirctardir les sommiteacutes sociales

Pendant lrsquoeacutemigration madame de La Baudraye jeune fille sans au-cune fortune et qui fut eacutepouseacutee agrave cause de sa noblesse avait eu la patiencedrsquoeacutelever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait lrsquoamour excessifque les megraveres ont dans le cœur pour les avortons La mort de cette femmeune demoiselle de Casteacuteran-La-Tour contribua beaucoup agrave la rentreacutee enFrance de monsieur de La Baudraye Ce Lucullus des Milaud mourut enleacuteguant agrave son fils le fief sans lods et ventes mais orneacute de girouettes agrave sesarmes mille louis drsquoor somme assez consideacuterable en 1802 et ses creacuteancessur les plus illustres eacutemigreacutes contenues dans le portefeuille de ses poeacutesiesavec cette inscription  Vanitas vanitatum et omnia vanitas 

Si le jeune La Baudraye veacutecut il le dut agrave des habitudes drsquoune reacutegula-riteacute monastique agrave cette eacuteconomie de mouvement que Fontenelle precircchaitcomme la religion des valeacutetudinaires et surtout agrave lrsquoair de Sancerre agrave lrsquoin-fluence de ce site admirable drsquoougrave se deacutecouvre un panorama de quarantelieues dans le val de la Loire De 1802 agrave 1815 le petit La Baudraye aug-menta son ex-fief de plusieurs clos et srsquoadonna beaucoup agrave la culture desvignes Au deacutebut la Restauration lui parut si chancelante qursquoil nrsquoosa pastrop aller agrave Paris y faire ses reacuteclamations  mais apregraves la mort de Napoleacuteonil essaya de monnayer la poeacutesie de son pegravere car il ne comprit pas la pro-fonde philosophie accuseacutee par cemeacutelange des creacuteances et des charades Levigneron perdit tant de temps agrave se faire reconnaicirctre de messieurs les ducsde Navarreins et autres (telle eacutetait son expression) qursquoil revint agrave Sancerreappeleacute par ses chegraveres vendanges sans avoir rien obtenu que des offres deservices La Restauration rendit assez de lustre agrave la noblesse pour que LaBaudraye deacutesiracirct donner un sens agrave son ambition en se donnant un heacuteri-tier Ce beacuteneacutefice conjugal lui paraissait assez probleacutematique  autrementil nrsquoeucirct (eut) pas tant tardeacute mais vers la fin de 1823 en se voyant encoresur ses jambes agrave quarante-trois ans acircge qursquoaucun meacutedecin astrologueou sage-femme nrsquoeucirct oseacute lui preacutedire il espeacutera trouver la reacutecompense desa vertu forceacutee Neacuteanmoins son choix indiqua relativement agrave sa cheacutetiveconstitution un si grand deacutefaut de prudence qursquoil fut impossible de nrsquoypas voir un profond calcul

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La muse du deacutepartement Chapitre

A cette eacutepoque Son Eacuteminence Monseigneur lrsquoarchevecircque de Bourgesvenait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant agravelrsquoune de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Cal-vinisme et qui gracircce agrave leur position obscure ou agrave des accommodementsavec le ciel eacutechappegraverent aux perseacutecutions de Louis XIV Artisans au XVIᵉsiegravecle les Pieacutedefer dont le nom reacutevegravele un de ces surnoms bizarres que sedonnegraverent les soldats de la Reacuteforme eacutetaient devenus drsquohonnecirctes drapiersSous le regravegne de Louis XVI Abraham Pieacutedefer fit de si mauvaises affairesqursquoil laissa vers 1786 eacutepoque de sa mort ses deux enfants dans un eacutetatvoisin de la misegravere Lrsquoun des deux Tobie (voir note agrave la fin du texte) Pieacutede-fer partit pour les Indes en abandonnant le modique heacuteritage agrave son aicircneacutePendant la reacutevolution Moiumlse Pieacutedefer acheta des biens nationaux abat-tit des abbayes et des eacuteglises agrave lrsquoinstar de ses ancecirctres et se maria choseeacutetrange avec une catholique fille unique drsquoun Conventionnel mort surlrsquoeacutechafaud Cet ambitieux Pieacutedefer mourut en 1819 laissant agrave sa femmeune fortune compromise par des speacuteculations agricoles et une petite fillede douze ans drsquoune beauteacute surprenante Eacuteleveacutee dans la religion calvinistecet enfant avait eacuteteacute nommeacutee Dinah suivant lrsquousage en vertu duquel lesreligionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour nrsquoavoir rien decommun avec les saints de lrsquoEacuteglise romaine

Mademoiselle Dinah Pieacutedefer mise par sa megravere dans un des meilleurspensionnats de Bourges celui des demoiselles Chamarolles y devint aussiceacutelegravebre par les qualiteacutes de son esprit que par sa beauteacute  mais elle srsquoytrouva primeacutee par des jeunes filles nobles riches et qui devaient plus tardjouer dans le monde un rocircle beaucoup plus beau que celui drsquoune rotu-riegravere dont la megravere attendait les reacutesultats de la liquidation Pieacutedefer Apregravesavoir su srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus de ses compagnes Dinahvoulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie Elle inventadonc drsquoabjurer le calvinisme en espeacuterant que le Cardinal proteacutegerait saconquecircte spirituelle et srsquooccuperait de son avenir Vous pouvez juger deacutejagravede la supeacuterioriteacute de mademoiselle Dinah qui degraves lrsquoacircge de dix-sept ans seconvertissait uniquement par ambition Lrsquoarchevecircque imbu de lrsquoideacutee queDinah Pieacutedefer devait faire lrsquoornement du monde essaya de la marierToutes les familles auxquelles srsquoadressa le Preacutelat srsquoeffrayegraverent drsquoune filledoueacutee drsquoune prestance de princesse qui passait pour la plus spirituelle des

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jeunes personnes eacuteleveacutees chez les demoiselles de Chamarolles et qui dansles solenniteacutes un peu theacuteacirctrales des distributions de prix jouait toujoursles premiers rocircles Assureacutement mille eacutecus de rentes que pouvait rappor-ter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la megravere eacutetaient peu dechose en comparaison des deacutepenses auxquelles les avantages personnelsdrsquoune creacuteature si spirituelle entraicircnerait un mari

Degraves que le petit Melchior de La Baudraye apprit ces deacutetails dont par-laient toutes les socieacuteteacutes du deacutepartement du Cher il se rendit agrave Bourgesau moment ougrave madame Pieacutedefer deacutevote agrave grandes Heures eacutetait agrave peupregraves deacutetermineacutee ainsi que sa fille agrave prendre selon lrsquoexpression du Berryle premier chien coiffeacute venu Si le Cardinal fut tregraves-heureux de rencon-trer monsieur de La Baudraye monsieur de La Baudraye fut encore plusheureux drsquoaccepter une femme de la main du Cardinal Le petit hommeexigea de son Eacuteminence la promesse formelle de sa protection aupregraves duPreacutesident du Conseil agrave cette fin de palper les creacuteances sur les ducs deNavarreins et autres en saisissant leurs indemniteacutes Ce moyen parut unpeu trop vif agrave lrsquohabile ministre du pavillon Marsan il fit savoir au vigne-ron qursquoon srsquooccuperait de lui en temps et lieu Chacun peut se figurer letapage produit dans le Sancerrois par le mariage insenseacute de monsieur LaBaudraye

― Cela srsquoexplique dit le Preacutesident Boirouge le petit homme auraitmrsquoa-t-on dit eacuteteacute tregraves-choqueacute drsquoavoir entendu sur le Mail le beau mon-sieur Milaud le Substitut de Nevers disant agrave monsieur de Clagny en luimontrant les tourelles de La Baudraye  ― Cela me reviendra  ― Maisa reacutepondu notre Procureur du Roi il peut se marier et avoir des en-fants ― Ccedila lui est deacutefendu  Vous pouvez imaginer la haine qursquoun avortoncomme le petit La Baudraye a ducirc vouer agrave ce colosse de Milaud

Il existait agrave Nevers une branche roturiegravere des Milaud qui srsquoeacutetait as-sez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le repreacutesentantde cette branche eucirct (eut) abordeacute la carriegravere du Ministegravere Public danslaquelle il fut proteacutegeacute par feu Marchangy

Peut-ecirctre convient-il drsquoeacutecheniller cette histoire ougrave le moral joue ungrand rocircle des vils inteacuterecircts mateacuteriels dont se preacuteoccupait exclusivementmonsieur de La Baudraye en racontant avec briegraveveteacute les reacutesultats de sesneacutegociations agrave Paris Ceci drsquoailleurs expliquera plusieurs parties mysteacute-

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rieuses de lrsquohistoire contemporaine et les difficulteacutes sous-jacentes querencontraient les Ministres pendant la Restauration sur le terrain poli-tique Les promesses ministeacuterielles eurent si peu de reacutealiteacute que monsieurde La Baudraye se rendit agrave Paris au moment ougrave le Cardinal y fut appeleacutepar la session des Chambres

Voici comment le duc de Navarreins le premier creacuteancier menaceacute parmonsieur de La Baudraye se tira drsquoaffaire Le Sancerrois vit arriver unmatin agrave lrsquohocirctel de Mayence ougrave il srsquoeacutetait logeacute rue Saint-Honoreacute pregraves dela place Vendocircme un confident des Ministres qui se connaissait en liqui-dations Cet eacuteleacutegant personnage sorti drsquoun eacuteleacutegant cabriolet et vecirctu dela faccedilon la plus eacuteleacutegante fut obligeacute de monter au numeacutero 37 crsquoest-agrave-direau troisiegraveme eacutetage dans une petite chambre ougrave il surprit le provincial secuisinant au feu de sa chemineacutee une tasse de cafeacute

― Est-ce agrave monsieur Milaud de La Baudraye que jrsquoai lrsquohonneurhellip― Oui reacutepondit le petit homme en se drapant dans sa robe de

chambreApregraves avoir lorgneacute ce produit incestueux drsquoun ancien par-dessus

chineacute de madame Pieacutedefer et drsquoune robe de feu madame de La Baudrayele neacutegociateur trouva lrsquohomme la robe de chambre et le petit fourneau deterre ougrave bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caracteacuteristiquesqursquoil jugea les finasseries inutiles

― Je parie monsieur dit-il audacieusement que vous dicircnez agrave qua-rante sous chez Hurbain au Palais-Royal

― Et pourquoi hellip― Oh  je vous reconnais pour vous y avoir vu reacutepliqua le Parisien

en gardant son seacuterieux Tous les creacuteanciers des princes y dicircnent Voussavez qursquoon trouve agrave peine dix pour cent des creacuteances sur les plus grandsseigneurshellip Je ne vous donnerais pas cinq pour cent drsquoune creacuteance sur lefeu duc drsquoOrleacuteans et mecircme surhellip (il baissa la voix) sur MONSIEURhellip

― Vous venez mrsquoacheter mes titreshellip dit le vigneron qui se crut spiri-tuel

― Acheter hellip fit le neacutegociateur pour qui me prenez-vous hellip Je suismonsieur des Lupeaulx maicirctre des requecirctes secreacutetaire-geacuteneacuteral du Minis-tegravere et je viens vous proposer une transaction

― Laquelle 

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― Vous nrsquoignorez pas monsieur la position de votre deacutebiteurhellip― De mes deacutebiteurshellip― Heacute  bien monsieur vous connaissez la situation de vos deacutebiteurs

ils sont dans les bonnes gracircces du Roi mais ils sont sans argent et obli-geacutes agrave une grande repreacutesentationhellip Vous nrsquoignorez pas les difficulteacutes dela politique  lrsquoaristocratie est agrave reconstruire en preacutesence drsquoun Tiers-Eacutetatformidable La penseacutee du Roi que la France juge tregraves-mal est de creacuteerdans la pairie une institution nationale analogue agrave celle de lrsquoAngleterrePour reacutealiser cette grande penseacutee il nous faut des anneacutees et des millionshellipNoblesse oblige le duc de Navarreins qui vous le savez est Premier Gen-tilhomme de la Chambre ne nie pas sa dette mais il ne peut pashellip (soyezraisonnable  Jugez la politique  Nous sortons de lrsquoabicircme des reacutevolutionsVous ecirctes noble aussi ) donc il ne peut pas vous payerhellip

― Monsieurhellip― Vous ecirctes vif dit des Lupeaulx eacutecoutez hellip il ne peut pas vous payer

en argent  heacute  bien en homme drsquoesprit que vous ecirctes payez-vous en fa-veurshellip royales ou ministeacuterielles

― Quoi mon pegravere aura donneacute en 1793 cent millehellip― Mon cher monsieur ne reacutecriminez pas  Eacutecoutez une proposition

drsquoarithmeacutetique politique  La recette de Sancerre est vacante un ancienpayeur geacuteneacuteral des armeacutees y a droit mais il nrsquoa pas de chances  vousavez des chances et vous nrsquoy avez aucun droit  vous obtiendrez la recetteVous exercerez pendant un trimestre vous donnerez votre deacutemission etmonsieur Gravier vous donnera vingt mille francs De plus vous serezdeacutecoreacute de lrsquoOrdre Royal de la Leacutegion-drsquoHonneur

― Crsquoest quelque chose dit le vigneron beaucoup plus appacircteacute par lasomme que par le ruban

― Mais reprit des Lupeaulx vous reconnaicirctrez les bonteacutes de Son Ex-cellence en rendant agrave Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titreshellip

Le vigneron revint agrave Sancerre en qualiteacute de Receveur des Contribu-tions Six mois apregraves il fut remplaceacute par monsieur Gravier qui passaitpour lrsquoun des hommes les plus aimables de la Finance sous lrsquoEmpire etqui naturellement fut preacutesenteacute par monsieur de La Baudraye agrave sa femme

Degraves qursquoil ne fut plus Receveur monsieur de La Baudraye revint agrave Parissrsquoexpliquer avec drsquoautres deacutebiteurs Cette fois il fut nommeacute Reacutefeacuterendaire

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au Sceau baron et officier de la Leacutegion-drsquoHonneur Apregraves avoir vendu lacharge de Reacutefeacuterendaire au Sceau le baron de La Baudraye fit quelques vi-sites agrave ses derniers deacutebiteurs et reparut agrave Sancerre avec le titre de Maicirctredes Requecirctes avec une place de Commissaire du Roi pregraves drsquoune Com-pagnie Anonyme eacutetablie en Nivernais aux appointements de six millefrancs une vraie sineacutecure Le bonhomme La Baudraye qui passa pouravoir fait une folie financiegraverement parlant fit donc une excellente affaireen eacutepousant sa femme

Gracircce agrave sa sordide eacuteconomie agrave lrsquoindemniteacute qursquoil reccedilut pour les biensde son pegravere nationalement vendus en 1793 le petit homme reacutealisa vers1827 le recircve de toute sa vie hellip En donnant quatre cent mille francs comp-tant et prenant des engagements qui le condamnaient agrave vivre pendantsix ans selon son expression de lrsquoair du temps il put acheter sur lesbords de la Loire agrave deux lieues au-dessus de Sancerre la terre drsquoAnzydont le magnifique chacircteau bacircti par Philibert de Lorme est lrsquoobjet de lajuste admiration des connaisseurs Il fut enfin compteacute parmi les grandsproprieacutetaires du pays  Il nrsquoest pas sucircr que la joie causeacutee par lrsquoeacuterectiondrsquoun majorat composeacute de la terre drsquoAnzy du fief de La Baudraye et dudomaine de La Hautoy en vertu de Lettres Patentes en date de deacutecembre1829 ait compenseacute les chagrins de Dinah qui se vit alors reacuteduite agrave unesecregravete indigence jusqursquoen 1835 Le prudent La Baudraye ne permit pasagrave sa femme drsquohabiter Anzy et drsquoy faire le moindre changement avant ledernier payement du prix

Ce coup drsquoœil sur la politique du premier baron de La Baudraye ex-plique lrsquohomme en entier Ceux agrave qui les manies des gens de provincesont familiegraveres reconnaicirctront en lui la passion de la terre passion deacutevo-rante passion exclusive espegravece drsquoavarice eacutetaleacutee au soleil et qui souventmegravene agrave la ruine par un deacutefaut drsquoeacutequilibre entre les inteacuterecircts hypotheacutecaireset les produits territoriaux Les gens qui de 1802 agrave 1827 se moquaient dupetit La Baudraye en le voyant trotter agrave Saint-Thibault et srsquoy occuper deses affaires avec lrsquoacircpreteacute drsquoun bourgeois vivant de sa vigne ceux qui necomprenaient pas son deacutedain de la faveur agrave laquelle il avait ducirc ses placesaussitocirct quitteacutees qursquoobtenues eurent enfin le mot de lrsquoeacutenigme quand ceformicaleo sauta sur sa proie apregraves avoir attendu le moment ougrave les prodi-galiteacutes de la duchesse de Maufrigneuse amenegraverent la vente de cette terre

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magnifique depuis trois cents ans dans la maison drsquoUxellesMadame Pieacutedefer vint vivre avec sa fille Les fortunes reacuteunies de mon-

sieur de La Baudraye et de sa belle-megravere qui srsquoeacutetait contenteacutee drsquoune renteviagegravere de douze cents francs en abandonnant agrave son gendre le domaine deLa Hautoy composegraverent un revenu visible drsquoenviron quinze mille francs

Pendant les premiers jours de son mariage Dinah obtint des chan-gements qui rendirent La Baudraye une maison tregraves-agreacuteable Elle fit unjardin anglais drsquoune cour immense en y abattant des celliers des pres-soirs et des communs ignobles Elle meacutenagea derriegravere le manoir petiteconstruction agrave tourelles et agrave pignons qui ne manquait pas de caractegravereun second jardin agrave massifs agrave fleurs agrave gazons et le seacutepara des vignes parun mur qursquoelle cacha sous des plantes grimpantes Enfin elle introdui-sit dans la vie inteacuterieure autant de comfort que lrsquoexiguiumlteacute des revenus lepermit Pour ne pas se laisser deacutevorer par une jeune personne aussi supeacute-rieure que Dinah paraissait lrsquoecirctre monsieur de La Baudraye eut lrsquoadressede se taire sur les recouvrements qursquoil faisait agrave Paris Ce profond secretgardeacute sur ses inteacuterecircts donna je ne sais quoi de mysteacuterieux agrave son caractegravereet le grandit aux yeux de sa femme pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariage tant le silence a de majesteacute hellip

Les changements opeacutereacutes agrave La Baudraye inspiregraverent un deacutesir drsquoautantplus vif de voir la jeune marieacutee que Dinah ne voulut pas se montrer ni re-cevoir avant drsquoavoir conquis toutes ses aises eacutetudieacute le pays et surtout lesilencieux La Baudraye Quand par une matineacutee de printemps en 1825on vit sur le Mail la belle madame de La Baudraye en robe de veloursbleu sa megravere en robe de velours noir une grande clameur srsquoeacuteleva dansSancerre Cette toilette confirma la supeacuterioriteacute de cette jeune femme eacutele-veacutee dans la capitale du Berry On craignit en recevant ce pheacutenix berruyerde ne pas dire des choses assez spirituelles et naturellement on se gourmadevant madame de La Baudraye qui produisit une espegravece de terreur parmila gent femelle Lorsqursquoon admira dans le salon de La Baudraye un tapisfaccedilonneacute comme un cachemire un meuble pompadour agrave bois doreacutes desrideaux de brocatelle aux fenecirctres et sur une table ronde un cornet ja-ponais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux  lorsqursquoonentendit la belle Dinah jouant agrave livre ouvert sans exeacutecuter la moindre ceacute-reacutemonie pour se mettre au piano lrsquoideacutee qursquoon se faisait de sa supeacuterioriteacute

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prit de grandes proportions Pour ne (ne se) jamais se laisser gagner parlrsquoincurie et par le mauvais goucirct Dinah avait reacutesolu de se tenir au cou-rant des modes et des moindres reacutevolutions du luxe en entretenant uneactive correspondance avec Anna Grossetecircte son amie de cœur au pen-sionnat Chamarolles Fille unique du Receveur Geacuteneacuteral de Bourges Annagracircce agrave sa fortune avait eacutepouseacute le troisiegraveme fils du comte de Fontaine Lesfemmes en venant agrave La Baudraye y furent alors constamment blesseacuteespar la prioriteacute que Dinah sut srsquoattribuer en fait de modes  et quoi qursquoellesfissent elles se virent toujours en arriegravere ou comme disent les amateursde courses distanceacutees Si toutes ces petites choses causegraverent une maligneenvie chez les femmes de Sancerre la conversation et lrsquoesprit de Dinahengendregraverent une veacuteritable aversion Dans le deacutesir drsquoentretenir son intel-ligence au niveau du mouvement parisien madame de La Baudraye nesouffrit chez personne ni propos vides ni galanterie arrieacutereacutee ni phrasessans valeur  elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles agrave cettemeacutedisance de bas eacutetage qui fait le fond de la langue en province Aimantagrave parler des deacutecouvertes dans la science ou dans les arts des œuvres fraicirc-chement eacutecloses au theacuteacirctre en poeacutesie elle parut remuer des penseacutees enremuant les mots agrave la mode

Lrsquoabbeacute Duret cureacute de Sancerre vieillard de lrsquoancien clergeacute de Francehomme de bonne compagnie agrave qui le jeu ne deacuteplaisait pas nrsquoosait se li-vrer agrave son penchant dans un pays aussi libeacuteral que Sancerre il fut donctregraves-heureux de lrsquoarriveacutee demadame de La Baudraye avec laquelle il srsquoen-tendit admirablement Le Sous-Preacutefet un vicomte de Chargebœuf fut en-chanteacute de trouver dans le salon de madame de La Baudraye une espegravecedrsquooasis ougrave lrsquoon faisait trecircve agrave la vie de provinceQuant agrave monsieur de Cla-gny le Procureur du Roi son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre Ce passionneacute magistrat refusa tout avancement et se mit agrave ai-mer pieusement cet ange de gracircce et de beauteacute Crsquoeacutetait un grand hommesec agrave figure patibulaire orneacutee de deux yeux terribles agrave orbites charbon-neacutees surmonteacutees de deux sourcils eacutenormes et dont lrsquoeacuteloquence bien dif-feacuterente de son amour ne manquait pas de mordant

Monsieur Gravier eacutetait un petit homme gros et gras qui sous lrsquoEmpirechantait admirablement la romance et qui dut agrave ce talent le poste eacuteminentde payeur-geacuteneacuteral drsquoarmeacutee Mecircleacute agrave de grands inteacuterecircts en Espagne avec

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certains geacuteneacuteraux en chef appartenant alors agrave lrsquoopposition il sut mettreagrave profit ces liaisons parlementaires aupregraves du Ministre qui par eacutegard agravesa position perdue lui promit la recette de Sancerre et finit par la luilaisser acheter Lrsquoesprit leacuteger le ton du temps de lrsquoEmpire srsquoeacutetait alourdichez monsieur Gravier il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendrela diffeacuterence eacutenorme qui seacutepara les mœurs de la Restauration de cellesde lrsquoEmpire  mais il se croyait bien supeacuterieur agrave monsieur de Clagny satenue eacutetait de meilleur goucirct il suivait les modes il se montrait en giletjaune en pantalon gris en petites redingotes serreacutees il avait au cou descravates de soieries agrave la mode orneacutees de bagues agrave diamants  tandis que leProcureur du Roi ne sortait pas de lrsquohabit du pantalon et du gilet noirssouvent racircpeacutes

Ces quatre personnages srsquoextasiegraverent les premiers sur lrsquoinstructionle bon goucirct la finesse de Dinah et la proclamegraverent une femme de la plushaute intelligence Les femmes se dirent alors entre elles  ― Madame deLa Baudraye doit joliment se moquer de noushellip Cette opinion plus oumoins juste eut pour reacutesultat drsquoempecirccher les femmes drsquoaller agrave La Bau-draye Atteinte et convaincue de peacutedantisme parce qursquoelle parlait correc-tement Dinah fut surnommeacutee la Sapho de Saint-Satur Chacun finit par semoquer effronteacutement des preacutetendues grandes qualiteacutes de celle qui devintainsi lrsquoennemie des Sancerroises Enfin on alla jusqursquoagrave nier une supeacuterio-riteacute purement relative drsquoailleurs qui relevait les ignorances et ne leurpardonnait point Quand tout le monde est bossu la belle taille devientla monstruositeacute  Dinah fut donc regardeacutee comme monstrueuse et dan-gereuse et le deacutesert se fit autour drsquoelle Eacutetonneacutee de ne voir les femmesmalgreacute ses avances qursquoagrave de longs intervalles et pendant des visites dequelques minutes Dinah demanda la raison de ce pheacutenomegravene agrave monsieurde Clagny

― Vous ecirctes une femme trop supeacuterieure pour que les autres femmesvous aiment reacutepondit le Procureur du Roi

Monsieur Gravier que la pauvre deacutelaisseacutee interrogea se fit eacutenormeacute-ment prier pour lui dire  ― Mais belle dame vous ne vous contentez pasdrsquoecirctre charmante vous avez de lrsquoesprit vous ecirctes instruite vous ecirctes aufait de tout ce qui srsquoeacutecrit vous aimez la poeacutesie vous ecirctes musicienne etvous avez une conversation ravissante  les femmes ne pardonnent pas

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tant de supeacuterioriteacutes hellipLes hommes dirent agrave monsieur de La Baudraye  ― Vous qui avez une

femme supeacuterieure vous ecirctes bien heureuxhellip Et il finit par dire  ― Moi quiai une femme supeacuterieure je suis bien etchellip

Madame Pieacutedefer flatteacutee dans sa fille se permit aussi de dire deschoses dans ce genre  ― Ma fille qui est une femme tregraves-supeacuterieure eacutecri-vait hier agrave madame de Fontaine telles telles choses

Pour qui connaicirct le monde la France Paris nrsquoest-il pas vrai que beau-coup de ceacuteleacutebriteacutes se sont eacutetablies ainsi 

Au bout de deux ans vers la fin de lrsquoanneacutee 1825 Dinah de La Baudrayefut accuseacutee de ne vouloir recevoir que des hommes  puis on lui fit uncrime de son eacuteloignement pour les femmes Pas une de ses deacutemarchesmecircme la plus indiffeacuterente ne passait sans ecirctre critiqueacutee ou deacutenatureacuteeApregraves avoir fait tous les sacrifices qursquoune femme bien eacuteleveacutee pouvait faireet avoir mis les proceacutedeacutes de son cocircteacute madame de La Baudraye eut le tortde reacutepondre agrave une fausse amie qui vint deacuteplorer son isolement  ― Jrsquoaimemieux mon eacutecuelle vide que rien dedans 

Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre et fut plustard cruellement retourneacutee contre la Sapho de Saint-Satur quand en lavoyant sans enfants apregraves cinq ans de mariage on se moqua du petit LaBaudraye

Pour faire comprendre cette plaisanterie de province il est neacutecessairede rappeler au souvenir de ceux qui lrsquoont connu le Bailli de Ferrette dequi lrsquoon disait qursquoil eacutetait lrsquohomme le plus courageux de lrsquoEurope parceqursquoil osait marcher sur ses deux jambes et qursquoon accusait aussi de mettredu plomb dans ses souliers pour ne pas ecirctre emporteacute par le vent Mon-sieur de La Baudraye petit homme jeune et quasi diaphane eucirct eacuteteacute prispar le Bailli de Ferrette pour premier gentilhomme de sa chambre si cediplomate eucirct eacuteteacute quelque peu Grand-Duc de Bade au lieu drsquoen ecirctre lrsquoen-voyeacute Monsieur de La Baudraye dont les jambes eacutetaient si grecircles qursquoilmettait par deacutecence de faux mollets dont les cuisses ressemblaient aubras drsquoun homme bien constitueacute dont le torse figurait assez bien le corpsdrsquoun hanneton eucirct eacuteteacute pour le bailli de Ferrette une flatterie perpeacutetuelleEn marchant le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibiatant il en faisait peu mystegravere et remerciait ceux qui lrsquoavertissaient de ce

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leacuteger contre-sens Il conserva les culottes courtes les bas de soie noirset le gilet blanc jusqursquoen 1824 Apregraves son mariage il porta des pantalonsbleus et des bottes agrave talons ce qui fit dire agrave tout Sancerre qursquoil srsquoeacutetaitdonneacute deux pouces pour atteindre au menton de sa femme On lui vitpendant dix ans la mecircme petite redingote vert-bouteille agrave grands boutonsde meacutetal blancs et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide etchafouine eacuteclaireacutee par des yeux drsquoun gris bleu fins et calmes comme desyeux de chat Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduiteil paraissait rendre sa femme tregraves-heureuse en ayant lrsquoair de ne jamais lacontrarier il lui laissait la parole et se contentait drsquoagir avec la lenteurmais avec la teacutenaciteacute drsquoun insecte

Adoreacutee pour sa beauteacute sans rivale admireacutee pour son esprit par leshommes les plus comme il faut de Sancerre Dinah entretint cette admira-tion par des conversations auxquelles dit-on plus tard elle se preacuteparaitEn se voyant eacutecouteacutee avec extase elle srsquohabitua par degreacutes agrave srsquoeacutecouteraussi prit plaisir agrave peacuterorer et finit par regarder ses amis comme autantde confidents de trageacutedie destineacutes agrave lui donner la reacuteplique Elle se procuradrsquoailleurs une fort belle collection de phrases et drsquoideacutees soit par ses lec-tures soit en srsquoassimilant les penseacutees de ses habitueacutes et devint ainsi uneespegravece de serinette dont les airs partaient degraves qursquoun accident de la conver-sation en accrochait la deacutetente Alteacutereacutee de savoir rendons-lui cette justiceDinah lut tout jusqursquoagrave des livres demeacutedecine de statistique de science dejurisprudence  car elle ne savait agrave quoi employer sesmatineacutees apregraves avoirpasseacute ses fleurs en revue et donneacute ses ordres au jardinier Doueacutee drsquounebelle meacutemoire et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditeacute drsquoun styleeacutetudieacute Aussi de Cosne de La Chariteacute de Nevers sur la rive droite etde Leacutereacute de Vailly drsquoArgent de Blancafort drsquoAubigneacute sur la rive gauchevenait-on se faire preacutesenter agrave madame de La Baudraye comme en Suisseon se faisait preacutesenter agrave madame de Staeumll Ceux qui nrsquoentendaient qursquouneseule fois les airs de cette tabatiegravere suisse srsquoen allaient eacutetourdis et disaientde Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses agrave dixlieues agrave la ronde

Il existe dans lrsquoadmiration qursquoon inspire ou dans lrsquoaction drsquoun rocirclejoueacute je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas agrave la critique drsquoar-

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river agrave lrsquoidole Une atmosphegravere produite peut-ecirctre par une constante di-latation nerveuse fait comme un nimbe agrave travers lequel on voit le mondeau-dessous de soi Comment expliquer autrement la perpeacutetuelle bonnefoi qui preacuteside agrave tant de nouvelles repreacutesentations des mecircmes effets et lacontinuelle meacuteconnaissance du conseil que donnent ou les enfants si ter-ribles pour leurs parents ou les maris si familiariseacutes avec les innocentesroueries de leurs femmes Monsieur de La Baudraye avait la candeur drsquounhomme qui deacuteploie un parapluie aux premiegraveres gouttes tombeacutees  quandsa femme entamait la question de la traite des negravegres ou lrsquoameacutelioration dusort des forccedilats il prenait sa petite casquette bleue et srsquoeacutevadait sans bruitavec la certitude de pouvoir aller agrave Saint-Thibault surveiller une livraisonde poinccedilons et revenir une heure apregraves en retrouvant la discussion agrave peupregraves mucircrie Srsquoil nrsquoavait rien agrave faire il allait se promener sur le Mail drsquoougravese deacutecouvre lrsquoadmirable panorama de la valleacutee de la Loire et prenait unbain drsquoair pendant que sa femme exeacutecutait une sonate de paroles et desduos de dialectique

Une fois poseacutee en femme supeacuterieure Dinah voulut donner des gagesvisibles de son amour pour les creacuteations les plus remarquables de lrsquoArt car elle srsquoassocia vivement aux ideacutees de lrsquoeacutecole romantique en comprenantdans lrsquoArt la poeacutesie et la peinture la page et la statue le meuble et lrsquoopeacuteraAussi devint-elle moyen-acircgiste Elle srsquoenquit des curiositeacutes qui pouvaientdater de la Renaissance et fit de ses fidegraveles autant de commissionnairesdeacutevoueacutes Elle acquit ainsi dans les premiers jours de son mariage le mo-bilier des Rouget agrave Issoudun lors de la vente qui eut lieu vers le commen-cement de 1824 Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans laHaute-Loire Aux eacutetrennes ou le jour de sa fecircte ses amis ne manquaientjamais agrave lui offrir quelques rareteacutes Ces fantaisies trouvegraverent gracircce auxyeux de monsieur de La Baudraye il eut lrsquoair de sacrifier quelques eacutecusau goucirct de sa femme  mais en reacutealiteacute lrsquohomme aux terres songeait agrave sonchacircteau drsquoAnzy Ces antiquiteacutes coucirctaient alors beaucoup moins que desmeubles modernes Au bout de cinq ou six ans lrsquoantichambre la salle agravemanger les deux salons et le boudoir que Dinah srsquoeacutetait arrangeacutes au rez-de-chausseacutee de La Baudraye tout jusqursquoagrave la cage de lrsquoescalier regorgeade chefs-drsquoœuvre trieacutes dans les quatre deacutepartements environnants Cetentourage qualifieacute drsquoeacutetrange dans le pays fut en harmonie avec Dinah

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Ces merveilles sur le point de revenir agrave la mode frappaient lrsquoimaginationdes gens preacutesenteacutes ils srsquoattendaient agrave des conceptions bizarres et ils trou-vaient leur attente surpasseacutee en voyant agrave travers un monde de fleurs cescatacombes de vieilleries disposeacutees comme chez feu du Sommerard cetOld Mortality des meubles  Ces trouvailles eacutetaient drsquoailleurs autant deressorts qui sur une question faisaient jaillir des tirades sur Jean Gou-jon sur Michel Columb sur Germain Pilon sur Boulle sur Van Huysiumsur Boucher ce grand peintre berrichon  sur Clodion le sculpteur en boissur les placages veacutenitiens sur Brustolone teacutenor italien le Michel-Angedes cadres  sur les treiziegraveme quatorziegraveme quinziegraveme seiziegraveme et dix-septiegraveme siegravecles sur les eacutemaux de Bernard de Palissy sur ceux de Petitotsur les gravures drsquoAlbrecht Durer (elle prononccedilait Dur) sur les veacutelinsenlumineacutes sur le gothique fleuri flamboyant orneacute pur agrave renverser lesvieillards et agrave enthousiasmer les jeunes gens

Animeacutee du deacutesir de vivifier Sancerre madame de La Baudraye tentadrsquoy former une Socieacuteteacute dite Litteacuteraire Le preacutesident du tribunal monsieurBoirouge qui se trouvait alors sur les bras une maison agrave jardin provenantde la succession Popinot-Chandier favorisa la creacuteation de cette SocieacuteteacuteCe ruseacute magistrat vint srsquoentendre sur les statuts avec madame de La Bau-draye il voulut ecirctre un des fondateurs et loua sa maison pour quinze ansagrave la Socieacuteteacute Litteacuteraire Degraves la seconde anneacutee on y jouait aux dominosau billard agrave la bouillotte en buvant du vin chaud sucreacute du punch et desliqueurs On y fit quelques petits soupers fins et lrsquoon y donna des balsmasqueacutes au carnaval En fait de litteacuterature on y lut les journaux lrsquoon yparla politique et lrsquoon y causa drsquoaffaires Monsieur de La Baudraye y allaitassidument agrave cause de sa femme disait-il plaisamment

Ces reacutesultats navregraverent cette femme supeacuterieure qui deacutesespeacutera de San-cerre et concentra degraves lors dans son salon tout lrsquoesprit du pays Neacutean-moins malgreacute la bonne volonteacute de messieurs de Chargebœuf Gravierde Clagny de lrsquoabbeacute Duret des premier et second substituts drsquoun jeunemeacutedecin drsquoun jeune juge-suppleacuteant aveugles admirateurs de Dinah il yeut des moments ougrave de guerre lasse on se permit des excursions dansle domaine des agreacuteables futiliteacutes qui composent le fonds commun desconversations du monde Monsieur Gravier appelait cela  passer du graveau doux Le wisth de lrsquoabbeacute Duret faisait une utile diversion aux quasi-

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monologues de la Diviniteacute Les trois rivaux fatigueacutes de tenir leur esprittendu sur des discussions de lrsquoordre le plus eacuteleveacute car ils caracteacuterisaientainsi leurs conversations mais nrsquoosant teacutemoigner la moindre satieacuteteacute setournaient parfois drsquoun air cacirclin vers le vieux precirctre

― Monsieur le cureacute meurt drsquoenvie de faire sa petite partie disaient-ilsLe spirituel cureacute se precirctait assez bien agrave lrsquohypocrisie de ses complices

il reacutesistait il srsquoeacutecriait  ― Nous perdrions trop agrave ne pas eacutecouter notre belleinspireacutee  Et il stimulait la geacuteneacuterositeacute de Dinah qui finissait par avoir pitieacutede son cher cureacute

Cette manœuvre hardie inventeacutee par le Sous-Preacutefet fut pratiqueacutee avectant drsquoastuce que Dinah ne soupccedilonna jamais lrsquoeacutevasion de ses forccedilats dansle preacuteau de la table agrave jouer On lui laissait alors le jeune substitut ou lemeacutedecin agrave gehenner Un jeune proprieacutetaire le dandy de Sancerre perditles bonnes gracircces de Dinah pour quelques imprudentes deacutemonstrationsApregraves avoir solliciteacute lrsquohonneur drsquoecirctre admis dans ce Ceacutenacle en se flattantdrsquoen enlever la fleur aux autoriteacutes constitueacutees qui la cultivaient il eut lemalheur de bacirciller pendant une explication queDinah daignait lui donnerpour la quatriegraveme fois il est vrai de la philosophie de Kant Monsieur deLa Thaumassiegravere le petit-fils de lrsquohistorien de Berry fut regardeacute commeun homme compleacutetement deacutepourvu drsquointelligence et drsquoacircme

Les trois amoureux en titre se soumettaient agrave ces exorbitantes deacute-penses drsquoesprit et drsquoattention dans lrsquoespoir du plus doux des triomphesau moment ougrave Dinah srsquohumaniserait car aucun drsquoeux nrsquoeucirct lrsquoaudace depenser qursquoelle perdrait son innocence conjugale avant drsquoavoir perdu sesillusions En 1826 eacutepoque agrave laquelle Dinah se vit entoureacutee drsquohommageselle atteignait agrave sa vingtiegraveme anneacutee et lrsquoabbeacute Duret la maintenait dansune espegravece de ferveur catholique  les adorateurs de Dinah se contentaientdonc de lrsquoaccabler de petits soins ils la comblaient de services drsquoatten-tions heureux drsquoecirctre pris pour les chevaliers drsquohonneur de cette reine parles gens preacutesenteacutes qui passaient une ou deux soireacutees agrave La Baudraye

― Madame de La Baudraye est un fruit qursquoil faut laisser mucircrir telleeacutetait lrsquoopinion de monsieur Gravier qui attendait

Quant au magistrat il eacutecrivait des lettres de quatre pages auxquellesDinah reacutepondait par des paroles calmantes en tournant apregraves le dicircner au-tour de son boulingrin en srsquoappuyant sur le bras de son adorateur Gardeacutee

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par ces trois passions madame de La Baudraye drsquoailleurs accompagneacuteede sa deacutevote megravere eacutevita tous les malheurs de la meacutedisance Il fut si patentdans Sancerre qursquoaucun de ces trois hommes nrsquoen laissait un seul pregraves demadame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comeacutedie Pour al-ler de la Porte-Ceacutesar agrave Saint-Thibault il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts et que dans les pays de montagneson appelle une coursiegravere mais qui se nomme agrave Sancerre le Casse-cou Cenom indique assez un sentier traceacute sur la pente la plus roide de la mon-tagne encombreacute de pierres et encaisseacute par les talus des clos de vignes Enprenant le Casse-cou lrsquoon abregravege la route de Sancerre agrave La Baudraye Lesfemmes jalouses de la Sapho de Saint-Satur se promenaient sur le Mailpour regarder ce Longchamps des autoriteacutes que souvent elles arrecirctaienten engageant dans quelque conversation tantocirct le Sous-Preacutefet tantocirct leProcureur du Roi qui donnaient alors les marques drsquoune visible impa-tience ou drsquoune impertinente distraction Comme du Mail on deacutecouvreles tourelles de La Baudraye plus drsquoun jeune homme y venait contemplerla demeure de Dinah en enviant le privileacutege des dix ou douze habitueacutesqui passaient la soireacutee aupregraves de la reine du Sancerrois Monsieur de LaBaudraye eut bientocirct remarqueacute lrsquoascendant que sa qualiteacute demari lui don-nait sur les galants de sa femme et il se servit drsquoeux avec la plus entiegraverecandeur il obtint des deacutegregravevements de contribution et gagna deux pro-cillons Dans tous ses litiges il fit pressentir lrsquoautoriteacute du Procureur duRoi de maniegravere agrave ne plus se rien voir contester et il eacutetait difficultueux etprocessif en affaires comme tous les nains mais toujours avec douceur

Neacuteanmoins plus lrsquoinnocence de madame de La Baudraye eacuteclataitmoins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes Sou-vent chez la preacutesidente Boirouge les dames drsquoun certain acircge discutaientpendant des soireacutees entiegraveres entre elles bien entendu sur le meacutenage LaBaudraye Toutes pressentaient un de ces mystegraveres dont le secret inteacute-resse vivement les femmes agrave qui la vie est connue Il se jouait en effet agrave LaBaudraye une de ces longues et monotones trageacutedies conjugales qui de-meureraient eacuteternellement inconnues si lrsquoavide scalpel du Dix-NeuviegravemeSiegravecle nrsquoallait pas conduit par la neacutecessiteacute de trouver du nouveau fouillerles coins les plus obscurs du cœur ou si vous voulez ceux que la pudeurdes siegravecles preacuteceacutedents avait respecteacutes Et ce drame domestique explique

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assez bien la vertu de Dinah pendant les premiegraveres anneacutees de sonmariageUne jeune fille dont les succegraves au pensionnat Chamarolles avaient eu

lrsquoorgueil pour ressort dont le premier calcul avait eacuteteacute reacutecompenseacute parune premiegravere victoire ne devait pas srsquoarrecircter en si beau cheminQuelquecheacutetif que parucirct ecirctre monsieur de La Baudraye il fut pour mademoiselleDinah Pieacutedefer un parti vraiment inespeacutereacute Quelle pouvait ecirctre lrsquoarriegravere-penseacutee de ce vigneron en se mariant agrave quarante-quatre ans avec unejeune fille de dix-sept ans et quel parti sa femme pouvait-elle tirer delui  Tel fut le premier texte des meacuteditations de Dinah Le petit hommetrompa perpeacutetuellement lrsquoobservation de sa femme Ainsi tout drsquoabordil laissa prendre les deux preacutecieux hectares perdus en agreacutement autourde La Baudraye et il donna presque geacuteneacutereusement les sept agrave huit millefrancs neacutecessaires aux arrangements inteacuterieurs dirigeacutes par Dinah qui putacheter agrave Issoudun le mobilier Rouget et entreprendre chez elle le sys-tegraveme de ses deacutecorations Moyen-Acircge Louis XIV et Pompadour La jeunemarieacutee eut alors peine agrave croire que monsieur de La Baudraye fucirct avarecomme on le lui disait ou elle put penser avoir conquis un peu drsquoascen-dant sur lui Cette erreur dura dix-huit mois Apregraves le second voyage demonsieur de La Baudraye agrave Paris Dinah reconnut chez lui la froideurpolaire des avares de province en tout ce qui concernait lrsquoargent A lapremiegravere demande de capitaux elle joua la plus gracieuse de ces comeacute-dies dont le secret vient drsquoEgraveve  mais le petit homme expliqua nettementagrave sa femme qursquoil lui donnait deux cents francs par mois pour sa deacutepensepersonnelle qursquoil servait douze cents francs de rente viagegravere agrave madamePieacutedefer pour le domaine de La Hautoy qursquoainsi les mille eacutecus de la doteacutetaient deacutepasseacutes drsquoune somme de deux cents francs par an

― Je ne vous parle pas des deacutepenses de notre maison dit-il en termi-nant je vous laisse offrir des brioches et du theacute le soir agrave vos amis car ilfaut que vous vous amusiez  mais moi qui ne deacutepensais pas quinze centsfrancs par an avant mon mariage je deacutepense aujourdrsquohui six mille francsy compris les impositions les reacuteparations et crsquoest un peu trop eu eacutegardagrave la nature de nos biens Un vigneron nrsquoest jamais sucircr que de sa deacutepense les faccedilons les impocircts les tonneaux  tandis que la recette deacutepend drsquouncoup de soleil ou drsquoune geleacutee Les petits proprieacutetaires comme nous dontles revenus sont loin drsquoecirctre fixes doivent tabler sur leur minimum car

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ils nrsquoont aucun moyen de reacuteparer un exceacutedant de deacutepense ou une perteQue deviendrions-nous si unmarchand de vin faisait faillite  Aussi pourmoi des billets agrave toucher sont-ils des feuilles de chou Pour vivre commenous vivons nous devons donc avoir sans cesse une anneacutee de revenusdevant nous et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes

Il suffit drsquoune reacutesistance quelconque pour qursquoune femme deacutesire lavaincre et Dinah se heurta contre une acircme de bronze cotonneacutee des ma-niegraveres les plus douces Elle essaya drsquoinspirer des craintes et de la jalousieagrave ce petit homme mais elle le trouva cantonneacute dans la tranquilliteacute la plusinsolente Il quittait Dinah pour aller agrave Paris avec la certitude qursquoaurait euMeacutedor de la fideacuteliteacute drsquoAngeacutelique Quand elle se fit froide et deacutedaigneusepour piquer au vif cet avorton par le meacutepris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la preacutecision drsquoune vis depressoir monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixescomme ceux drsquoun chat qui devant un trouble domestique attend la me-nace drsquoun coup avant de quitter la place Lrsquoespegravece drsquoinquieacutetude inexpli-cable qui perccedilait agrave travers cette muette indiffeacuterence eacutepouvanta presquecette jeune femme de vingt ans elle ne comprit pas tout drsquoabord lrsquoeacutegoiumlstetranquilliteacute de cet homme comparable agrave un pot fecircleacute qui pour vivre avaitreacutegleacute les mouvements de son existence avec la preacutecision fatale que leshorlogers donnent agrave leurs pendules Aussi le petit homme eacutechappait-ilsans cesse agrave sa femme elle le combattait toujours agrave dix pieds au-dessusde la tecircte

Il est plus facile de comprendre que de deacutepeindre les rages auxquellesse livra Dinah quand elle se vit condamneacutee agrave ne pas sortir de La Bau-draye ni de Sancerre elle qui recircvait le maniement de la fortune et ladirection de ce nain agrave qui degraves lrsquoabord (drsquoabord) geacuteante elle avait obeacuteipour commander Dans lrsquoespoir de deacutebuter un jour sur le grand theacuteacirctrede Paris elle acceptait le vulgaire encens de ses chevaliers drsquohonneur ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de lrsquourne eacutelecto-rale car elle lui crut de lrsquoambition en le voyant revenir par trois fois deParis apregraves avoir gravi chaque fois un nouveau bacircton de lrsquoeacutechelle socialeMais quand elle interrogea le cœur de cet homme elle frappa commesur du marbre hellip Lrsquoex-receveur lrsquoex-reacutefeacuterendaire le maicirctre des requecircteslrsquoofficier de la Leacutegion-drsquoHonneur le commissaire royal eacutetait une taupe

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occupeacutee agrave tracer ses souterrains autour drsquoune piegravece de vigne  Quelqueseacuteleacutegies furent alors verseacutees dans le cœur du Procureur du Roi du Sous-Preacutefet et mecircme demonsieur Gravier qui tous en devinrent plus attacheacutesagrave cette sublime victime  car elle se garda bien comme toutes les femmesdrsquoailleurs de parler de ses calculs et comme toutes les femmes aussi ense voyant hors drsquoeacutetat de speacuteculer elle honnit la speacuteculation

Dinah battue par ces tempecirctes inteacuterieures atteignit indeacutecise agrave lrsquoan-neacutee 1827 ougrave vers la fin de lrsquoautomne eacuteclata la nouvelle de lrsquoacquisitionde la terre drsquoAnzy par le baron de La Baudraye Ce petit vieux eut alorsun mouvement de joie orgueilleuse qui changea pour quelques mois lesideacutees de sa femme  elle crut agrave je ne sais quoi de grand chez lui en luivoyant solliciter lrsquoeacuterection drsquoun majorat Dans son triomphe le petit ba-ron srsquoeacutecria  ― Dinah vous serez comtesse un jour  Il se fit alors entreles deux eacutepoux de ces replacirctrages qui ne tiennent pas et qui devaientfatiguer autant qursquohumilier une femme dont les supeacuterioriteacutes apparenteseacutetaient fausses et dont les supeacuterioriteacutes cacheacutees eacutetaient reacuteelles Ce contre-sens bizarre est plus freacutequent qursquoon ne le pense Dinah qui se rendaitridicule par les travers de son esprit eacutetait grande par les qualiteacutes de sonacircme  mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumiegraveretandis que la vie de province adulteacuterait de jour en jour la petite monnaiede son esprit Par un pheacutenomegravene contraire monsieur de La Baudrayesans force sans acircme et sans esprit devait paraicirctre un jour avoir un grandcaractegravere en suivant tranquillement un plan de conduite drsquoougrave sa deacutebiliteacutene lui permettait pas de sortir

Ceci fut dans cette existence une premiegravere phase qui dura six ans etpendant laquelle Dinah devint heacutelas  une femme de province A Parisil existe plusieurs espegraveces de femmes  il y a la duchesse et la femme dufinancier lrsquoambassadrice et la femme du consul la femme du ministre quiest ministre et la femme de celui qui ne lrsquoest plus  il y a la femme comme ilfaut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine  mais en provinceil nrsquoy a qursquoune femme et cette pauvre femme est la femme de provinceCette observation indique une des grandes plaies de notre socieacuteteacute mo-derne Sachons-le bien  la France au dix-neuviegraveme siegravecle est partageacutee endeux grandes zones  Paris et la province  la province jalouse de Paris Pa-ris ne pensant agrave la province que pour lui demander de lrsquoargent Autrefois

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Paris eacutetait la premiegravere ville de province la Cour primait la Ville  mainte-nant Paris est toute la Cour la Province est toute la VilleQuelque grandequelque belle quelque forte que soit agrave son deacutebut une jeune fille neacutee dansun deacutepartement quelconque  si comme Dinah Pieacutedefer elle se marie enprovince et si elle y reste elle devient bientocirct femme de province Malgreacuteses projets arrecircteacutes les lieux communs la meacutediocriteacute des ideacutees lrsquoinsou-ciance de la toilette lrsquohorticulture des vulgariteacutes envahissent lrsquoecirctre su-blime cacheacute dans cette acircme neuve et tout est dit la belle plante deacutepeacuteritComment en serait-il autrement  Degraves leur bas acircge les jeunes filles de pro-vince ne voient que des gens de province autour drsquoelles elles nrsquoinvententpas mieux elles nrsquoont agrave choisir qursquoentre des meacutediocriteacutes les pegraveres de pro-vince ne marient leurs filles qursquoagrave des garccedilons de province  personne nrsquoalrsquoideacutee de croiser les races lrsquoesprit srsquoabacirctardit neacutecessairement  aussi dansbeaucoup de villes lrsquointelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid Lrsquohomme srsquoy rabougrit sous les deux espegraveces car la sinistre ideacuteedes convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimo-niales Les gens de talent les artistes les hommes supeacuterieurs tout coq agraveplumes eacuteclatantes srsquoenvole agrave Paris Infeacuterieure comme femme une femmede province est encore infeacuterieure par son mari Vivez donc heureuse avecces deux penseacutees eacutecrasantes  Mais lrsquoinfeacuterioriteacute conjugale et lrsquoinfeacuterioriteacuteradicale de la femme de province sont aggraveacutees drsquoune troisiegraveme et ter-rible infeacuterioriteacute qui contribue agrave rendre cette figure segraveche et sombre agrave lareacutetreacutecir agrave lrsquoamoindrir agrave la grimer fatalement Lrsquoune des plus agreacuteablesflatteries que les femmes srsquoadressent agrave elles-mecircmes nrsquoest-elle pas la certi-tude drsquoecirctre pour quelque chose dans la vie drsquoun homme supeacuterieur choisipar elles en connaissance de cause comme pour prendre leur revanchedu mariage ougrave leurs goucircts ont eacuteteacute peu consulteacutes  Or en province srsquoil nrsquoya point de supeacuterioriteacute chez les maris il en existe encore moins chez lesceacutelibataires Aussi quand la femme de province commet sa petite fautesrsquoest-elle toujours eacuteprise drsquoun preacutetendu bel homme ou drsquoun dandy indi-gegravene drsquoun garccedilon qui porte des gants qui passe pour savoir monter agravecheval  mais au fond de son cœur elle sait que ses vœux poursuivent unlieu commun plus ou moins bien vecirctu Dinah fut preacuteserveacutee de ce dangerpar lrsquoideacutee qursquoon lui avait donneacutee de sa supeacuterioriteacute Elle nrsquoeucirct pas eacuteteacute pen-dant les premiers jours de son mariage aussi bien gardeacutee qursquoelle le fut par

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sa megravere dont la preacutesence ne lui fut importune qursquoau moment ougrave elle eutinteacuterecirct agrave lrsquoeacutecarter elle aurait eacuteteacute gardeacutee par son orgueil et par la hauteuragrave laquelle elle placcedilait ses destineacutees Assez flatteacutee de se voir entoureacutee drsquoad-mirateurs elle ne vit pas drsquoamant parmi eux Aucun homme ne reacutealisa lepoeacutetique ideacuteal qursquoelle avait jadis crayonneacute de concert avec Anna Grosse-tecircte Quand vaincue par les tentations involontaires que les hommageseacuteveillaient en elle elle se dit  ― Qui choisirais-je srsquoil fallait absolumentse donner  elle se sentit une preacutefeacuterence pour monsieur de Chargebœufgentilhomme de bonne maison dont la personne et les maniegraveres lui plai-saient mais dont lrsquoesprit froid dont lrsquoeacutegoiumlsme dont lrsquoambition borneacutee agraveune preacutefecture et agrave un bon mariage la reacutevoltaient Au premier mot desa famille qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue le vi-comte avait deacutejagrave laisseacute sans remords dans sa premiegravere sous-preacutefecture unefemme adoreacutee Au contraire la personne de monsieur de Clagny le seuldont lrsquoesprit parlacirct agrave celui de Dinah dont lrsquoambition avait lrsquoamour pourprincipe et qui savait aimer lui deacuteplaisait souverainementQuand elle futcondamneacutee agrave rester encore six ans agrave La Baudraye elle allait accepter lessoins de monsieur le vicomte de Chargebœuf  mais il fut nommeacute preacutefet etquitta le pays Au grand contentement du Procureur du Roi le nouveauSous-Preacutefet fut un homme marieacute dont la femme devint intime avec Di-nah Monsieur de Clagny nrsquoeut plus agrave combattre drsquoautre rivaliteacute que cellede monsieur Gravier Or monsieur Gravier eacutetait le type du quadrageacutenairedont se servent et dont se moquent les femmes dont les espeacuterances sontsavamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin drsquounebecircte de somme En six ans parmi tous les gens qui lui furent preacutesenteacutes devingt lieues agrave la ronde il ne srsquoen trouva pas un seul agrave lrsquoaspect de qui Dinahressentit cette commotion que cause la beauteacute la croyance au bonheur lechoc drsquoune acircme supeacuterieure ou le pressentiment drsquoun amour quelconquemecircme malheureux

Aucune des preacutecieuses faculteacutes de Dinah ne put donc se deacutevelopperelle deacutevora les blessures faites agrave son orgueil constamment opprimeacute parson mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scegravene desa vie Obligeacutee drsquoenterrer les treacutesors de son amour elle ne livra que desdehors agrave sa socieacuteteacute Par moments elle se secouait elle voulait prendre unereacutesolution virile  mais elle eacutetait tenue en lisiegraveres par la question drsquoargent

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Ainsi lentement et malgreacute les protestations ambitieuses malgreacute les reacutecri-minations eacuteleacutegiaques de son esprit elle subissait les transformations pro-vinciales qui viennent drsquoecirctre deacutecrites Chaque jour emportait un lambeaude ses premiegraveres reacutesolutions Elle srsquoeacutetait eacutecrit un programme de soins detoilette que par degreacutes elle abandonna Si drsquoabord elle suivit les modessi elle se tint au courant des petites inventions du luxe elle fut forceacuteede restreindre ses achats au chiffre de sa pension Au lieu de quatre cha-peaux de six bonnets de six robes elle se contenta drsquoune robe par saisonOn la trouva si jolie dans un certain chapeau qursquoelle fit servir le chapeaulrsquoanneacutee suivante Il en fut de tout ainsi Souvent elle immola les exigencesde sa toilette au deacutesir drsquoavoir un meuble gothique Elle en arriva deacutes laseptiegraveme anneacutee agrave trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robesdu matin par la plus habile couturiegravere du pays Sa megravere son mari sesamis la trouvegraverent charmante ainsi Comme elle nrsquoavait sous les yeux au-cun terme de comparaison elle tomba dans les pieacuteges tendus aux femmesde province Si une Parisienne nrsquoa pas les hanches assez bien dessineacuteesson esprit inventif et lrsquoenvie de plaire lui font trouver quelque remegravedeheacuteroiumlque  si elle a quelque vice quelque grain de laideur une tare quel-conque elle est capable drsquoen faire un agreacutement cela se voit souvent  maisla femme de province jamais  Si sa taille est trop courte si son embon-point se place mal eh  bien elle en prend son parti et ses adorateurssous peine de ne pas lrsquoaimer doivent lrsquoaccepter comme elle est tandisque la Parisienne veut toujours ecirctre prise pour ce qursquoelle nrsquoest pas Delagrave ces tournures grotesques ces maigreurs effronteacutees ces ampleurs ridi-cules ces lignes disgracieuses offertes avec ingeacutenuiteacute auxquelles touteune ville srsquoest habitueacutee et qui eacutetonnent quand une femme de province seproduit agrave Paris ou devant des Parisiens Dinah dont la taille eacutetait sveltela fit valoir agrave outrance et ne srsquoaperccedilut point du moment ougrave elle devint ri-dicule ougrave lrsquoennui lrsquoayant maigrie elle parut ecirctre un squelette habilleacute Sesamis en la voyant tous les jours ne remarquaient point les changementsinsensibles de sa personne Ce pheacutenomegravene est un des reacutesultats naturelsde la vie de province Malgreacute le mariage une jeune fille reste encore pen-dant quelque temps belle la ville en est fiegravere  mais chacun la voit tous lesjours et quand on se voit tous les jours lrsquoobservation se blase Si commemadame de La Baudraye elle perd un peu de son eacuteclat on srsquoen aperccediloit agrave

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peine Il y a mieux une petite rougeur on la comprend on srsquoy inteacuteresseUne petite neacutegligence est adoreacutee Drsquoailleurs la physionomie est si bieneacutetudieacutee si bien comprise que les leacutegegraveres alteacuterations sont agrave peine remar-queacutees et peut-ecirctre finit-on par les regarder comme des grains de beauteacuteQuand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison elle parut avoir faitune concession agrave la philosophie du pays

Il en est du parler des faccedilons du langage et des ideacutees comme du sen-timent  lrsquoesprit se rouille aussi bien que le corps srsquoil ne se renouvelle pasdans le milieu parisien  mais ce en quoi la vie de province se signe le plusest le geste la deacutemarche les mouvements qui perdent cette agiliteacute queParis communique incessamment La femme de province est habitueacutee agravemarcher agrave se mouvoir dans une sphegravere sans accidents sans transitions elle nrsquoa rien agrave eacuteviter elle va comme les recrues dans Paris en ne se dou-tant pas qursquoil y ait des obstacles  car il ne srsquoen trouve pas pour elle danssa province ougrave elle est connue ougrave elle est toujours agrave sa place et ougrave tout lemonde lui fait place La femme perd alors le charme de lrsquoimpreacutevu Enfinavez-vous remarqueacute le singulier pheacutenomegravene de la reacuteaction que produitsur lrsquohomme la vie en commun  Les ecirctres tendent par le sens indeacuteleacutebilede lrsquoimitation simiesque agrave se modeler les uns sur les autres On prendsans srsquoen apercevoir les gestes les faccedilons de parler les attitudes les airsle visage les uns des autres En six ans Dinah se mit au diapason de sasocieacuteteacute En prenant les ideacutees de monsieur de Clagny elle en prit le son devoix  elle imita sans srsquoen apercevoir les maniegraveres masculines en ne voyantque des hommes  elle crut se garantir de tous leurs ridicules en srsquoen mo-quant  mais comme il arrive agrave certains railleurs il resta quelques teintesde cettemoquerie dans sa nature Une Parisienne a trop drsquoexemples de bongoucirct pour que le pheacutenomegravene contraire nrsquoarrive pas Ainsi les femmes deParis attendent lrsquoheure et le moment de se faire valoir  tandis que ma-dame de La Baudraye habitueacutee agrave se mettre en scegravene contracta je ne saisquoi de theacuteacirctral et de dominateur un air de prima donna entrant en scegraveneque des sourires moqueurs eussent bientocirct reacuteformeacutes agrave Paris

Quand elle eut acquis son fonds de ridicules et que trompeacutee par sesadorateurs enchanteacutes elle crut avoir acquis des gracircces nouvelles elle eutun moment de reacuteveil terrible qui fut comme lrsquoavalanche tombeacutee de lamontagne Dinah fut ravageacutee en un jour par une affreuse comparaison

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En 1828 apregraves le deacutepart de monsieur de Chargebœuf elle fut agiteacuteepar lrsquoattente drsquoun petit bonheur  elle allait revoir la baronne de FontaineA la mort de son pegravere le mari drsquoAnna devenu Directeur-Geacuteneacuteral au Mi-nistegravere des Finances mit agrave profit un congeacute pour mener sa femme en Italiependant son deuil Anna voulut srsquoarrecircter un jour agrave Sancerre chez son amiedrsquoenfance Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste Anna beaucoupmoins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah parut en baronne deFontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye malgreacute safatigue et son costume de route Anna descendit drsquoun charmant coupeacutede voyage chargeacute des cartons de la Parisienne  elle avait avec elle unefemme de chambre dont lrsquoeacuteleacutegance effraya Dinah Toutes les diffeacuterencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province eacuteclategraverent aux yeuxintelligents de Dinah elle se vit alors telle qursquoelle paraissait agrave son amiequi la trouvameacuteconnaissable Anna deacutepensait six mille francs par an pourelle le total de ce que coucirctait la maison de monsieur de La Baudraye Envingt-quatre heures les deux amies eacutechangegraverent bien des confidences  etla Parisienne se trouvant supeacuterieure au pheacutenix du pensionnat Chama-rolles eut pour son amie de province de ces bonteacutes de ces attentionsen lui expliquant certaines choses qui firent de bien autres blessures agraveDinah  car la provinciale reconnut que les supeacuterioriteacutes de la Parisienneeacutetaient en surface  tandis que les siennes eacutetaient agrave jamais enfouies

Apregraves le deacutepart drsquoAnna madame de La Baudraye alors acircgeacutee de vingt-deux ans tomba dans un deacutesespoir sans bornes

― Qursquoavez-vous  lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue― Anna apprenait agrave vivre dit-elle pendant que jrsquoapprenais agrave souffrirhellipIl se jouait en effet dans le meacutenage de madame de La Baudraye une

tragi-comeacutedie en harmonie avec ses luttes relativement agrave la fortune avecses transformations successives et dont apregraves lrsquoabbeacute Duret monsieur deClagny seul eut connaissance lorsque Dinah par deacutesœuvrement par va-niteacute peut ecirctre lui livra le secret de sa gloire anonyme

Quoique lrsquoalliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueusedans la litteacuterature franccedilaise il est neacuteanmoins des exceptions agrave cette regravegleCette histoire offrira donc une des deux violations qui dans ces Eacutetudesseront commises envers la charte du Conte  car pour faire entrevoir lesluttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans lrsquoabsoudre il est neacutecessaire

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drsquoanalyser un poegraveme le fruit de son profond deacutesespoirMise agrave bout de sa patience et de sa reacutesignation par le deacutepart du vi-

comte de Chargebœuf Dinah suivit le conseil du bon abbeacute Duret qui luidit de convertir ses mauvaises penseacutees en poeacutesie  ce qui peut-ecirctre ex-plique certains poegravetes

― Il vous arrivera comme agrave ceux qui riment des eacutepitaphes ou des eacuteleacute-gies sur les ecirctres qursquoils ont perdus  la douleur se calme au cœur agrave mesureque les alexandrins bouillonnent dans la tecircte

Ce poegraveme eacutetrange mit en reacutevolution les deacutepartements de lrsquoAllier dela Niegravevre et du Cher heureux de posseacuteder un poegravete capable de lutter avecles illustrations parisiennes PAQUITA LA SEacuteVILLANE par JANDIAZ futpublieacute dans lrsquoEacutecho duMorvan espegravece de Revue qui lutta pendant dix-huitmois contre lrsquoindiffeacuterence provinciale Quelques gens drsquoesprits preacuteten-dirent agrave Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune eacutecole quiproduisait alors ces poeacutesies excentriques pleines de verve et drsquoimages ougravelrsquoon obtint de grands effets en violant la muse sous preacutetexte de fantaisiesallemandes anglaises et romanes

Le poegraveme commenccedilait par ce chant

Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante campagneSes jours chauds aux soirs si frais Drsquoamour de ciel de patrieTristes filles de NeustrieVous ne parleriez jamaisCrsquoest que lagrave sont drsquoautres hommesQursquoau froid pays ougrave nous sommes Ah  lagrave du soir au matinOn entend sur la pelouseDanser la vive AndalouseEn pantoufles de satinVous rougiriez les premiegraveresDe vos danses si grossiegraveresDe votre laid Carnaval

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La muse du deacutepartement Chapitre

Dont le froid bleuit les jouesEt qui saute dans les bouesChausseacute de peau de chevalCrsquoest dans un bouge obscur crsquoest agrave de pacircles fillesQue Paquita redit ces chants Dans ce Rouen si noir dont les frecircles aiguillesMacircchent lrsquoorage avec leurs dents Dans ce Rouen si laid si bruyant si colegraverehellip

Une magnifique description de Rouen ougrave jamais Dinah nrsquoeacutetait alleacuteefaite avec cette brutaliteacute postiche qui dicta plus tard tant de poeacutesies juveacute-nalesques opposait la vie des citeacutes industrielles agrave la vie nonchalante delrsquoEspagne lrsquoamour du ciel et des beauteacutes humaines au culte des machinesenfin la poeacutesie agrave la speacuteculation Et Jan Diaz expliquait lrsquohorreur de Paquitapour la Normandie en disant 

Paquita voyez-vous naquit dans la SeacutevilleAu bleu ciel aux soirs embaumeacutes Elle eacutetait agrave treize ans la reine de sa villeEt tous voulaient en ecirctre aimeacutesOui trois toreacuteadors se firent tuer pour elle Car le prix du vainqueur eacutetaitUn seul baiser agrave prendre aux legravevres de la belleQue tout Seacuteville convoitait

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis agrave tantde courtisanes dans tant de preacutetendus poegravemes qursquoil serait fastidieux dereproduire ici les cent vers dont il se compose Mais pour juger deshardiesses auxquelles Dinah srsquoeacutetait abandonneacutee il suffit drsquoen donner laconclusion Selon lrsquoardente madame de La Baudraye Paquita fut si biencreacuteeacutee pour lrsquoamour qursquoelle pouvait difficilement rencontrer des cavaliersdignes drsquoelle  car

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La muse du deacutepartement Chapitre

dans sa volupteacute viveOn les eucirct vus tous succomberQuand au festin drsquoamour dans son humeur lasciveElle nrsquoeucirct fait que srsquoattabler

Elle a pourtant quitteacute Seacuteville la joyeuseSes bois et ses champs drsquoorangersPour un soldat normand qui la fit amoureuseEt lrsquoentraicircna dans ses foyersElle ne pleurait rien de son AndalousieCe soldat eacutetait son bonheur 

Mais il fallut un jour partir pour la RussieSur les pas du grand Empereur

Rien de plus deacutelicat que la peinture des adieux de lrsquoEspagnole et ducapitaine drsquoartillerie normand qui dans le deacutelire drsquoune passion rendueavec un sentiment digne de Byron exigeait de Paquita une promesse defideacuteliteacute absolue dans la catheacutedrale de Rouen agrave lrsquoautel de la Vierge qui

Quoique vierge est femme et jamais ne pardonneAux traicirctres en serments drsquoamour

Une grande portion du poegraveme eacutetait consacreacutee agrave la peinture des souf-frances de Paquita seule dans Rouen attendant la fin de la campagne elle se tordait aux barreaux de ses fenecirctres en voyant passer de joyeuxcouples elle contenait lrsquoamour dans son cœur avec une eacutenergie qui ladeacutevorait elle vivait de narcotiques elle se deacutepensait en recircves 

Elle faillit mourir mais elle fut fidegraveleQuand son soldat fut de retourA la fin de lrsquoanneacutee il retrouva la belle

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La muse du deacutepartement Chapitre

Digne encor de tout son amourMais lui pacircle et glaceacute par la froide RussieJusque dans la moelle des osAccueillit tristement sa languissante amiehellip

Le poegraveme avait eacuteteacute conccedilu pour cette situation exploiteacutee avec uneverve une audace qui donnait un peu trop raison agrave lrsquoabbeacute Duret Pa-quita en reconnaissant les limites ougrave finissait lrsquoamour ne se jetait pascomme Heacuteloiumlse et Julie dans lrsquoinfini dans lrsquoideacuteal  non elle allait ce quipeut-ecirctre est atrocement naturel dans la voie du Vice mais sans aucunegrandeur faute drsquoeacuteleacutements car il est difficile de trouver agrave Rouen des gensassez passionneacutes pourmettre une Paquita dans sonmilieu de luxe et drsquoeacuteleacute-gance Cette affreuse reacutealiteacute releveacutee par une sombre poeacutesie avait dicteacutequelques-unes de ces pages dont abuse la Poeacutesie moderne et un peu tropsemblables agrave ce que les peintres appellent des eacutecorcheacutes Par un retour em-preint de philosophie le poegravete apregraves avoir deacutepeint lrsquoinfacircme maison ougravelrsquoAndalouse achevait ses jours revenait au chant du deacutebut 

Paquita maintenant est vieille et rideacuteeEt crsquoeacutetait elle qui chantait Si vous connaissiez lrsquoEspagneSon odorante etchellip

La sombre eacutenergie empreinte en ce poegraveme drsquoenviron six cents vers etqui srsquoil est permis drsquoemprunter ce mot agrave la peinture faisait un vigoureuxrepoussoir agrave deux seacuteguidilles semblables agrave celle qui commence et ter-mine lrsquoœuvre cette macircle expression drsquoune douleur indicible eacutepouvantala femme que trois deacutepartements admiraient sous le frac noir de lrsquoano-nyme Tout en savourant les enivrantes deacutelices du succegraves Dinah craignitles meacutechanceteacutes de la province ougrave plus drsquoune femme en cas drsquoindiscreacute-tion voudrait voir des rapports entre lrsquoauteur et Paquita Puis la reacuteflexionvint  Dinah freacutemit de honte agrave lrsquoideacutee drsquoavoir exploiteacute quelques-unes de sesdouleurs

― Ne faites plus rien lui dit lrsquoabbeacute Duret vous ne seriez plus unefemme vous seriez un poegravete

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La muse du deacutepartement Chapitre

On chercha Jan Diaz agrave Moulins agrave Nevers agrave Bourges  mais Dinah futimpeacuteneacutetrable Pour ne pas laisser drsquoelle une mauvaise ideacutee dans le cas ougravequelque hasard fatal reacutevegravelerait son nom elle fit un charmant poegraveme endeux chants sur le Checircne de la Messe une tradition du Nivernais que voici

Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge en guerre les unscontre les autres vinrent agrave lrsquoaurore pour se livrer une bataille mortelleaux uns ou aux autres et se rencontregraverent dans la forecirct de Faye Entreles deux partis se dressa de dessous un checircne un precirctre dont lrsquoattitude ausoleil levant eut quelque chose de si frappant que les deux partis eacutecoutantses ordres entendirent la messe qui fut dite sous un checircne et agrave la voix delrsquoEacutevangile ils se reacuteconciliegraverent On montre encore un checircne quelconquedans le bois de Faye

Ce poegraveme infiniment supeacuterieur agrave Paquita la Seacutevillane eut beaucoupmoins de succegraves Depuis ce double essai madame de La Baudraye en sesachant poegravete eut des eacuteclairs soudains sur le front dans les yeux qui larendirent plus belle qursquoautrefois Elle jetait les yeux sur Paris elle aspiraitagrave la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye dans ses chicanesjournaliegraveres avec son mari dans son cercle ougrave les caractegraveres les inten-tions le discours eacutetaient trop connus pour ne pas ecirctre devenus agrave la longueennuyeux Si elle trouva dans ses travaux litteacuteraires une distraction agrave sesmalheurs  si dans le vide de sa vie la poeacutesie eut de grands retentisse-ments si elle occupa ses forces la litteacuterature lui fit prendre en haine lagrise et lourde atmosphegravere de province

Quand apregraves la reacutevolution de 1830 la gloire de Georges Sand rayonnasur le Berry beaucoup de villes enviegraverent agrave La Chacirctre le privilegravege drsquoavoirvu naicirctre une rivale agrave madame de Staeumll agrave Camille Maupin et furent as-sez disposeacutees agrave honorer les moindres talents feacuteminins Aussi vit-on alorsbeaucoup de Dixiegravemes Muses en France jeunes filles ou jeunes femmesdeacutetourneacutees drsquoune vie paisible par un semblant de gloire  Drsquoeacutetranges doc-trines se publiaient alors sur le rocircle que les femmes devaient jouer dansla Socieacuteteacute Sans que le bon sens qui fait le fond de lrsquoesprit en France en fucirctperverti lrsquoon passait aux femmes drsquoexprimer des ideacutees de professer dessentiments qursquoelles nrsquoeussent pas avoueacutes quelques anneacutees auparavantMonsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour reacuteunir en unpetit volume in-18 qui fut imprimeacute par Desroziers agrave Moulins les œuvres

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La muse du deacutepartement Chapitre

de Jan Diaz Il composa sur ce jeune eacutecrivain ravi si preacutematureacutement auxLettres une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de lrsquoeacutenigme mais qui nrsquoavait pas alors en litteacuterature le meacuterite de la nouveauteacute Cesplaisanteries excellentes quand lrsquoincognito se garde deviennent un peufroides quand plus tard lrsquoauteur se montre Mais sous ce rapport la no-tice sur Jan Diaz fils drsquoun prisonnier espagnol et neacute vers 1807 agrave Bourgesa des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Univer-selles Rien nrsquoymanque ni les noms des professeurs du colleacutege de Bourgesni ceux des condisciples du poegravete mort tels que Lousteau Bianchon etautres ceacutelegravebres berruyers qui sont censeacutes lrsquoavoir connu recircveur meacutelanco-lique annonccedilant de preacutecoces dispositions pour la poeacutesie Une eacuteleacutegie in-tituleacutee  Tristesse faite au colleacutege les deux poegravemes de Paquita la Seacutevillaneet du Checircne de la messe trois sonnets une description de la catheacutedrale deBourges et de lrsquohocirctel de Jacques-Cœur enfin une nouvelle intituleacutee Ca-rola donneacutee comme lrsquoœuvre pendant laquelle il avait eacuteteacute surpris par lamort formaient le bagage litteacuteraire du deacutefunt dont les derniers instantspleins de misegravere et de deacutesespoir devaient serrer le cœur des ecirctres sen-sibles de la Niegravevre du Bourbonnais du Cher et du Morvan ougrave il avaitexpireacute pregraves de Chacircteau-Chinon inconnu de tous mecircme de celle qursquoil ai-mait hellip

Ce petit volume jaune fut tireacute agrave deux cents exemplaires dont cent cin-quante se vendirent environ cinquante par deacutepartement Cette moyennedes acircmes sensibles et poeacutetiques dans trois deacutepartements de la France estde nature agrave rafraicircchir lrsquoenthousiasme des auteurs sur la furia francese quide nos jours se porte beaucoup plus sur les inteacuterecircts que sur les livres Leslibeacuteraliteacutes de monsieur de Clagny faites car il avait signeacute la notice Di-nah garda sept ou huit exemplaires enveloppeacutes dans les journaux forainsqui rendirent compte de cette publication Vingt exemplaires envoyeacutes auxjournaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de reacutedactionNathan pris pour dupe ainsi que plusieurs Berrichons fit sur le grandhomme un article ougrave il lui trouva toutes les qualiteacutes qursquoon accorde auxgens enterreacutes Lousteau rendu prudent par ses camarades de colleacutege quine se rappelaient point Jan Diaz attendit des nouvelles de Sancerre etapprit que Jan Diaz eacutetait le pseudonyme drsquoune femme On se passionnadans lrsquoarrondissement de Sancerre pour madame de La Baudraye en qui

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lrsquoon voulut voir la future rivale de George Sand Depuis Sancerre jus-qursquoagrave Bourges on exaltait on vantait le poegraveme qui dans un autre tempseucirct eacuteteacute bien certainement honni Le public de province comme tous lespublics franccedilais peut-ecirctre adopte peu la passion du roi des Franccedilais lejuste-milieu  il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange

A cette eacutepoque le bon vieil abbeacute Duret le conseil de madame de LaBaudraye eacutetait mort  autrement il lrsquoeut empecirccheacutee de se livrer agrave la pu-bliciteacute Mais trois ans de travail et drsquoincognito pesaient au cœur de Di-nah qui substitua le tapage de la gloire agrave toutes ses ambitions trompeacuteesLa poeacutesie et les recircves de la ceacuteleacutebriteacute qui depuis son entrevue avec AnnaGrossetecircte avaient endormi ses douleurs ne suffisaient plus apregraves 1830 agravelrsquoactiviteacute de ce cœur malade Lrsquoabbeacute Duret qui parlait du monde quand lavoix de la religion eacutetait impuissante lrsquoabbeacute Duret qui comprenait Dinahqui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu reacutecompensait toutesles souffrances noblement supporteacutees cet aimable vieillard ne pouvaitplus srsquointerposer entre une faute agrave commettre et sa belle peacutenitente qursquoilnommait sa fille Ce vieux et savant precirctre avait plus drsquoune fois tenteacutedrsquoeacuteclairer Dinah sur le caractegravere de monsieur de La Baudraye en lui di-sant que cet homme savait haiumlr  mais les femmes ne sont pas disposeacutees agravereconnaicirctre une force agrave des ecirctres faibles et la haine est une trop constanteaction pour ne pas ecirctre une force vive En trouvant son mari profondeacute-ment indiffeacuterent en amour Dinah lui refusait la faculteacute de haiumlr

― Ne confondez pas la haine et la vengeance lui disait lrsquoabbeacute crsquoestdeux sentiments bien diffeacuterents lrsquoun est celui des petits esprits lrsquoautre estlrsquoeffet drsquoune loi agrave laquelle obeacuteissent les grandes acircmes Dieu se venge et nehait pas La haine est le vice des acircmes eacutetroites elles lrsquoalimentent de toutesleurs petitesses elles en font le preacutetexte de leurs basses tyrannies Aussigardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye  il vous pardonneraitune faute car il y trouverait un profit mais il serait doucement impla-cable si vous le touchiez agrave lrsquoendroit ougrave lrsquoa si cruellement atteint monsieurMilaud de Nevers et la vie ne serait plus possible pour vous

Or au moment ougrave le Nivernais le Sancerrois le Morvan le Berrysrsquoenorgueillissaient de madame de La Baudraye et la ceacuteleacutebraient sousle nom de Jan Diaz le petit La Baudraye recevait un coup mortel decette gloire Lui seul savait les secrets du poegraveme de Paquita la Seacutevillane

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Quand on parlait de cette œuvre terrible tout le monde disait de Dinah ― Pauvre femme  pauvre femme  Les femmes eacutetaient heureuses de pou-voir plaindre celle qui les avait tant opprimeacutees et jamais Dinah ne parutplus grande qursquoalors aux yeux du pays Le petit vieillard devenu plusjaune plus rideacute plus deacutebile que jamais ne teacutemoigna rien  mais Dinahsurprit parfois de lui sur elle des regards drsquoune froideur venimeuse quideacutementaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle Ellefinit par deviner ce qursquoelle crut ecirctre une simple brouille de meacutenage  maisen srsquoexpliquant avec son insecte comme le nommait monsieur Gravierelle sentit le froid la dureteacute lrsquoimpassibiliteacute de lrsquoacier  elle srsquoemporta ellelui reprocha sa vie depuis onze ans  elle fit avec intention de la faire ceque les femmes appellent une scegravene  mais le petit La Baudraye se tint surun fauteuil les yeux fermeacutes en eacutecoutant sans perdre son calme Et le naineut comme toujours raison de sa femme Dinah comprit qursquoelle avait eutort drsquoeacutecrire  elle se promit de ne jamais faire un vers et se tint paroleAussi fucirct-ce une deacutesolation dans tout le Sancerrois

― Pourquoi madame de la Baudraye ne compose-t-elle plus de vers(verse)  fut le mot de tout le monde

A cette eacutepoque madame de La Baudraye nrsquoavait plus drsquoennemies onaffluait chez elle il ne se passait pas de semaine qursquoil nrsquoy eucirct (eut) denouvelles preacutesentations La femme du Preacutesident du Tribunal une augustebourgeoise neacutee Popinot-Chandier avait dit agrave son fils jeune homme devingt-deux ans drsquoaller agrave La Baudraye y faire sa cour et se flattait de voirson Gatien dans les bonnes gracircces de cette femme supeacuterieure Le motfemme supeacuterieure avait remplaceacute le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur La Preacutesidente qui pendant neuf ans avait dirigeacute lrsquoopposition contreDinah fut si heureuse drsquoavoir vu son fils agreacuteeacute qursquoelle dit un bien infinide la Muse de Sancerre

― Apregraves tout srsquoeacutecria-t-elle en reacutepondant agrave une tirade de madame deClagny qui haiumlssait agrave la mort la preacutetendue maicirctresse de son mari crsquoest laplus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry 

Apregraves avoir rouleacute dans tant de halliers srsquoecirctre eacutelanceacutee enmille voies di-verses avoir recircveacute lrsquoamour dans sa splendeur avoir aspireacute les souffrancesdes drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs acheteacutes agrave bonmarcheacute tant la monotonie de sa vie eacutetait fatigante un jour Dinah tomba

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La muse du deacutepartement Chapitre

dans la fosse qursquoelle avait jureacute drsquoeacuteviter En voyant monsieur de Clagnyse sacrifiant toujours et qui refusa drsquoecirctre Avocat-Geacuteneacuteral agrave Paris ougrave lrsquoap-pelait sa famille elle se dit  ― Il mrsquoaime  Elle vainquit sa reacutepugnance etparut vouloir couronner tant de constance Ce fut agrave ce mouvement degeacuteneacuterositeacute chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux eacutelectionsen faveur de monsieur de Clagny Madame de La Baudraye avait recircveacutede suivre agrave Paris le deacuteputeacute de Sancerre Mais malgreacute de solennelles pro-messes les cent cinquante voix donneacutees agrave lrsquoadorateur de la belle Dinahqui voulait faire revecirctir la simarre du Garde des Sceaux agrave ce deacutefenseurde la veuve et de lrsquoorphelin se changegraverent en une imposante minoriteacute decinquante voix La jalousie du Preacutesident Boirouge la haine de monsieurGravier qui crut agrave la preacutepondeacuterance du candidat dans le cœur de Dinahfurent exploiteacutees par un jeune Sous-Preacutefet que pour ce fait les Doctri-naires firent nommer Preacutefet

― Je ne me consolerai jamais dit-il agrave un de ses amis en quittant San-cerre de ne pas avoir su plaire agrave madame de La Baudraye mon triompheeucirct eacuteteacute complethellip

Cette vie inteacuterieurement si tourmenteacutee offrait un meacutenage calme deuxecirctres mal assortis mais reacutesigneacutes je ne sais quoi de rangeacute de deacutecent cemensonge que veut la Socieacuteteacute mais qui faisait agrave Dinah comme un har-nais insupportable Pourquoi voulait-elle quitter son masque apregraves lrsquoavoirporteacute pendant douze ans  Drsquoougrave venait cette lassitude quand chaque jouraugmentait son espoir drsquoecirctre veuve  Si lrsquoon a suivi toutes les phasesde cette existence on comprendra tregraves-bien les diffeacuterentes deacuteceptionsauxquelles Dinah comme beaucoup de femmes drsquoailleurs srsquoeacutetait laisseacuteprendre Du deacutesir de dominer monsieur de La Baudraye elle eacutetait passeacuteeagrave lrsquoespoir drsquoecirctre megravere Entre les discussions de meacutenage et la triste connais-sance de son sort il srsquoeacutetait eacutecouleacute toute une peacuteriode Puis quand elle avaitvoulu se consoler le consolateur monsieur de Chargebœuf eacutetait partiLrsquoentraicircnement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avaitdonc jusqursquoalors manqueacute Srsquoil est enfin des femmes qui vont droit agrave unefaute nrsquoen est-il pas beaucoup qui srsquoaccrochent agrave bien des espeacuterances etqui nrsquoy arrivent qursquoapregraves avoir erreacute dans un deacutedale de malheurs secrets Telle fut Dinah Elle eacutetait si peu disposeacutee agrave manquer agrave ses devoirs qursquoellenrsquoaima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccegraves

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Son installation dans le chacircteau drsquoAnzy lrsquoarrangement de ses collectionsde ses curiositeacutes qui reccedilurent une valeur nouvelle du cadre magnifique etgrandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bacircti pour ce museacutee lrsquooc-cupegraverent pendant quelques mois et lui permirent de meacutediter une de cesreacutesolutions qui surprennent le public agrave qui les motifs sont cacheacutes maisqui souvent les trouve agrave force de causeries et de suppositions

La reacuteputation de Lousteau qui passait pour un homme agrave bonnes for-tunes agrave cause de ses liaisons avec des actrices frappa madame de La Bau-draye  elle voulut le connaicirctre elle lut ses ouvrages et se passionna pourlui moins peut-ecirctre agrave cause de son talent qursquoagrave cause de ses succegraves aupregravesdes femmes  elle inventa pour lrsquoamener dans le pays lrsquoobligation pourSancerre drsquoeacutelire aux prochaines Eacutelections une des deux ceacuteleacutebriteacutes du paysElle fit eacutecrire agrave lrsquoillustre meacutedecin par Gatien Boirouge qui se disait cou-sin de Bianchon par les Popinot  puis elle obtint drsquoun vieil ami de feumadame Lousteau de reacuteveiller lrsquoambition du feuilletoniste en lui faisantpart des intentions ougrave quelques personnes de Sancerre se trouvaient dechoisir leur deacuteputeacute parmi les gens ceacutelegravebres de Paris Fatigueacutee de son meacute-diocre entourage madame de La Baudraye allait enfin voir des hommesvraiment supeacuterieurs elle pourrait ennoblir sa faute de tout lrsquoeacuteclat de lagloire Ni Lousteau ni Bianchon ne reacutepondirent  peut-ecirctre attendaient-ilsles vacances Bianchon qui lrsquoanneacutee preacuteceacutedente avait obtenu sa chaireapregraves un brillant concours ne pouvait quitter son enseignement

Au mois de septembre en pleines vendanges les deux Parisiens arri-vegraverent dans leur pays natal et le trouvegraverent plongeacute dans les tyranniquesoccupations de la reacutecolte de 1836  il nrsquoy eut donc aucune manifestationde lrsquoopinion publique en leur faveur

― Nous faisons four dit Lousteau en parlant agrave son compatriote lalangue des coulisses

En 1836 Lousteau fatigueacute par seize anneacutees de luttes agrave Paris useacute toutautant par le plaisir que par la misegravere par les travaux et les meacutecomptesparaissait avoir quarante-huit ans quoiqursquoil nrsquoen eucirct que trente-sept Deacutejagravechauve il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines antici-peacutees avec les ravins traceacutes sur sa figure par lrsquoabus du vin de ChampagneIl mettait les stigmates de la deacutebauche sur le compte de la vie litteacuteraire enaccusant la Presse drsquoecirctre meurtriegravere il faisait entendre qursquoelle deacutevorait

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de grands talents afin de donner du prix agrave sa lassitude Il crut neacutecessairedrsquooutrer dans sa patrie et son faux deacutedain de la vie et sa misanthropie pos-tiche Neacuteanmoins parfois ses yeux jetaient encore des flammes commeces volcans qursquoon croit eacuteteints  et il essaya de remplacer par lrsquoeacuteleacutegancede la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux drsquounefemme

Horace Bianchon deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneur gros et gras commeun meacutedecin en faveur avait un air patriarcal de grands cheveux longsun front bombeacute la carrure du travailleur et le calme du penseur Cettephysionomie assez peu poeacutetique faisait ressortir admirablement son leacutegercompatriote

Ces deux illustrations restegraverent inconnues pendant toute une matineacuteeagrave lrsquoauberge ougrave elles eacutetaient descendues et monsieur de Clagny nrsquoappritleur arriveacutee que par hasard Madame de La Baudraye au deacutesespoir en-voya Gatien Boirouge qui nrsquoavait point de vignes inviter les deux Pari-siens agrave venir pour quelques jours au chacircteau drsquoAnzy Depuis un an Di-nah faisait la chacirctelaine et ne passait plus que les hivers agrave La BaudrayeMonsieur Gravier le Procureur du Roi le Preacutesident et Gatien Boirouge of-frirent aux deux hommes ceacutelegravebres un banquet auquel assistegraverent les per-sonnes les plus litteacuteraires de la ville En apprenant que la belle madame deLa Baudraye eacutetait Jan Diaz les deux Parisiens se laissegraverent conduire pourtrois jours au chacircteau drsquoAnzy dans un char-agrave-bancs que Gatien mena lui-mecircme Ce jeune homme plein drsquoillusions donna madame de La Baudrayeaux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancer-rois comme une femme supeacuterieure et capable drsquoinspirer de lrsquoinquieacutetudeagrave George Sand mais encore comme une femme qui produirait agrave Paris laplus profonde sensation Aussi lrsquoeacutetonnement du docteur Bianchon et dugoguenard feuilletoniste fut-il eacutetrange quoique reacuteprimeacute quand ils aper-ccedilurent au perron drsquoAnzy la chacirctelaine vecirctue drsquoune robe en leacuteger casimirnoir agrave guimpe semblable agrave une amazone sans queue  car ils reconnurentdes preacutetentions eacutenormes dans cette excessive simpliciteacute Dinah portaitun beacuteret de velours noir agrave la Raphaeumll drsquoougrave ses cheveux srsquoeacutechappaient engrosses boucles Ce vecirctement mettait en relief une assez jolie taille debeaux yeux de belles paupiegraveres presque fleacutetries par les ennuis de la viequi vient drsquoecirctre esquisseacutee Dans le Berry lrsquoeacutetrangeteacute de cette mise artiste

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La muse du deacutepartement Chapitre

deacuteguisait les romanesques affectations de la femme supeacuterieure En voyantles minauderies de leur trop aimable hocirctesse qui eacutetaient en quelque sortedesminauderies drsquoacircme et de penseacutee les deux amis eacutechangegraverent un regardet prirent une attitude profondeacutement seacuterieuse pour eacutecouter madame deLa Baudraye qui leur fit une allocution eacutetudieacutee en les remerciant drsquoecirctrevenus rompre la monotonie de sa vie Dinah promena ses hocirctes autourdu boulingrin orneacute de corbeilles de fleurs qui srsquoeacutetalait devant la faccediladedrsquoAnzy

― Comment demanda Lousteau le mystificateur une femme aussibelle que vous lrsquoecirctes et qui paraicirct si supeacuterieure a-t-elle pu rester en pro-vince  Comment faites-vous pour reacutesister agrave cette vie 

― Ah  voilagrave dit la chacirctelaine on nrsquoy reacutesiste pas Un profond deacutesespoirou une stupide reacutesignation ou lrsquoun ou lrsquoautre il nrsquoy a pas de choix telest le tuf sur lequel repose notre existence et ougrave srsquoarrecirctent mille penseacuteesstagnantes qui sans feacuteconder le terrain y nourrissent les fleurs eacutetioleacuteesde nos acircmes deacutesertes Ne croyez pas agrave lrsquoinsouciance  Lrsquoinsouciance tientau deacutesespoir ou agrave la reacutesignation chaque femme srsquoadonne alors agrave ce quiselon son caractegravere lui paraicirct un plaisir Quelques-unes se jettent dansles confitures et dans les lessives dans lrsquoeacuteconomie domestique dans lesplaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson dans la conservation desfruits dans la broderie des fichus dans les soins de la materniteacute dansles intrigues de petite ville Drsquoautres tracassent un piano inamovible quisonne comme un chaudron au bout de la septiegraveme anneacutee et qui finit sesjours asthmatique au chacircteau drsquoAnzyQuelques deacutevotes srsquoentretiennentdes diffeacuterents crus de la parole de Dieu  lrsquoon compare lrsquoabbeacute Fritaud agravelrsquoabbeacute Guinard On joue aux cartes le soir on danse pendant douze anneacuteesavec les mecircmes personnes dans les mecircmes salons aux mecircmes eacutepoquesCette belle vie est entremecircleacutee de promenades solennelles sur le Mail devisites drsquoeacutetiquette entre femmes qui vous demandent ougrave vous achetez voseacutetoffes La conversation est borneacutee au sud de lrsquointelligence par les ob-servations sur les intrigues cacheacutees au fond de lrsquoeau dormante de la viede province au nord par les mariages sur le tapis agrave lrsquoouest par les ja-lousies agrave lrsquoest par les petits mots piquants Aussi le voyez-vous  dit-elleen se posant une femme a des rides agrave vingt-neuf ans dix ans avant letemps fixeacute par les ordonnances du docteur Bianchon elle se couperose

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La muse du deacutepartement Chapitre

aussi tregraves-promptement et jaunit comme un coing quand elle doit jaunirnous en connaissons qui verdissentQuand nous en arrivons lagrave nous vou-lons justifier notre eacutetat normal Nous attaquons alors de nos dents aceacutereacuteescomme des dents de mulot les terribles passions de Paris Nous avons icides puritaines agrave contre-cœur qui deacutechirent les dentelles de la coquetterieet rongent la poeacutesie de vos beauteacutes parisiennes qui entament le bonheurdrsquoautrui en vantant leurs noix et leur lard rances en exaltant leur trou desouris eacuteconome les couleurs grises et les parfums monastiques de notrebelle vie sancerroise

― Jrsquoaime ce courage madame dit Bianchon Quand on eacuteprouve detels malheurs il faut avoir lrsquoesprit drsquoen faire des vertus

Stupeacutefait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la pro-vince agrave ses hocirctes dont les sarcasmes eacutetaient ainsi preacutevenus Gatien Boi-rouge poussa le coude agrave Lousteau en lui lanccedilant un regard et un sourirequi disaient  Hein  vous ai-je trompeacutes 

― Mais madame dit Lousteau vous nous prouvez que nous sommesencore agrave Paris je vous volerai cette tartine elle me vaudra dix francs dansmon feuilletonhellip

― Oh  monsieur reacutepliqua-t-elle deacutefiez-vous des femmes de province― Et pourquoi  dit LousteauMadame de La Baudraye eut la rouerie assez innocente drsquoailleurs de

signaler agrave ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vain-queur le pieacutege ougrave il se prendrait en pensant qursquoau moment ougrave il ne leverrait plus elle serait la plus forte

― On se moque drsquoelles en arrivant puis quand on a perdu le souvenirde lrsquoeacuteclat parisien en voyant la femme de province dans sa sphegravere onlui fait la cour ne fucirct-ce que par passe-temps Vous que vos passions ontrendu ceacutelegravebre vous serez lrsquoobjet drsquoune attention qui vous flatterahellip Pre-nez garde  srsquoeacutecria Dinah en faisant un geste coquet et srsquoeacutelevant par cesreacuteflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lous-teau Quand une pauvre petite provinciale conccediloit une passion excen-trique pour une supeacuterioriteacute pour un Parisien eacutegareacute en province elle enfait quelque chose de plus qursquoun sentiment elle y trouve une occupationet lrsquoeacutetend sur toute sa vie Il nrsquoy a rien de plus dangereux que lrsquoattache-ment drsquoune femme de province  elle compare elle eacutetudie elle reacutefleacutechit

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La muse du deacutepartement Chapitre

elle recircve elle nrsquoabandonne point son recircve elle pense agrave celui qursquoelle aimequand celui qursquoelle aime ne pense plus agrave elle Or une des fataliteacutes quipegravesent sur la femme de province est ce deacutenoucircment brusque de ses pas-sions qui se remarque souvent en Angleterre En province la vie agrave lrsquoeacutetatdrsquoobservation indienne force une femme agrave marcher droit dans son rail ouagrave en sortir vivement comme une machine agrave vapeur qui rencontre un obs-tacle Les combats strateacutegiques de la passion les coquetteries qui sont lamoitieacute de la Parisienne rien de tout cela nrsquoexiste ici

― Crsquoest vrai dit Lousteau Il y a dans le cœur drsquoune femme de provincedes surprises comme dans certains joujoux

― Oh  mon Dieu reprit Dinah une femme vous a parleacute trois fois pen-dant un hiver elle vous a serreacute dans son cœur agrave son insu  vient une par-tie de campagne une promenade tout est dit ou si vous voulez toutest fait Cette conduite bizarre pour ceux qui nrsquoobservent pas a quelquechose de tregraves-naturel Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant deacutepraveacutee un poegravete comme vous ou un philosophe un obser-vateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleusespoeacutesies ineacutedites enfin toutes les pages de ce beau roman dont le deacutenoucirc-ment profite agrave quelque heureux sous-lieutenant agrave quelque grand hommede province

― Les femmes de province que jrsquoai vues agrave Paris dit Lousteau eacutetaienten effet assez enleveuseshellip

― Dam  elles sont curieuses fit la chacirctelaine en commentant son motpar un petit geste drsquoeacutepaules

― Elles ressemblent agrave ces amateurs qui vont aux secondes repreacutesen-tations sucircrs que la piegravece ne tombera pas reacutepliqua le journaliste

― Quelle est donc la cause de vos maux  demanda Bianchon― Paris est le monstre qui fait nos chagrins reacutepondit la femme supeacute-

rieure Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier La pro-vince nrsquoexiste pas par elle-mecircme Lagrave seulement ougrave la nation est diviseacuteeen cinquante petits Eacutetats lagrave chacun peut avoir une physionomie et unefemme reflegravete alors lrsquoeacuteclat de la sphegravere ougrave elle regravegne Ce pheacutenomegravene socialse voit encore mrsquoa-t-on dit en Italie en Suisse et en Allemagne  mais enFrance comme dans tous les pays agrave capitale unique lrsquoaplatissement desmœurs sera la conseacutequence forceacutee de la centralisation

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Les mœurs selon vous ne prendraient alors du ressort et de lrsquoori-ginaliteacute que par une feacutedeacuteration drsquoEacutetats franccedilais formant un mecircme empiredit Lousteau

― Ce nrsquoest peut-ecirctre pas agrave deacutesirer car la France aurait encore agraveconqueacuterir trop de pays dit Bianchon

― LrsquoAngleterre ne connaicirct pas ce malheur srsquoeacutecria Dinah Londres nrsquoyexerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France et agrave laquelle le geacute-nie franccedilais finira par remeacutedier  mais elle a quelque chose de plus horribledans son atroce hypocrisie qui est un bien autre mal 

― Lrsquoaristocratie anglaise reprit le journaliste qui preacutevit une tartinebyronienne et qui se hacircta de prendre la parole a sur la nocirctre lrsquoavantagede srsquoassimiler toutes les supeacuterioriteacutes elle vit dans ses magnifiques parcselle ne vient agrave Londres que pendant deux mois ni plus ni moins  elle viten province elle y fleurit et la fleurit

― Oui dit madame de La Baudraye Londres est la capitale des bou-tiques et des speacuteculations on y fait le gouvernement Lrsquoaristocratie srsquoyrecorde seulement pendant soixante jours elle y prend ses mots drsquoordreelle donne son coup drsquoœil agrave sa cuisine gouvernementale elle passe la re-vue de ses filles agrave marier et des eacutequipages agrave vendre elle se dit bonjour etsrsquoen va promptement  elle est si peu amusante qursquoelle ne se supporte paselle-mecircme plus que les quelques jours nommeacutes la saison

― Aussi dans la perfide Albion du Constitutionnel srsquoeacutecria Lousteaupour reacuteprimer par une eacutepigramme cette prestesse de langue y a-t-ilchance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points duroyaume

― Mais de charmantes femmes anglaises  reacutepliqua madame de LaBaudraye en souriant Voici ma megravere agrave laquelle je vais vous preacutesenterdit-elle en voyant venir madame Pieacutedefer

Une fois la preacutesentation des deux lions faite agrave ce squelette ambitieuxdu nom de femme qui srsquoappelait madame Pieacutedefer grand corps sec agrave vi-sage couperoseacute agrave dents suspectes aux cheveux teints Dinah laissa lesParisiens libres pendant quelques instants

― Eh  bien dit Gatien agrave Lousteau qursquoen pensez-vous ― Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout

bonnement la plus bavarde reacutepliqua le feuilletoniste

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Une femme qui veut vous faire nommer deacuteputeacute hellip srsquoeacutecria Gatienun ange 

― Pardon jrsquooubliais que vous lrsquoaimez reprit Lousteau Vous excuserezle cynisme drsquoun vieux drocircle comme moi Demandez agrave Bianchon je nrsquoaiplus drsquoillusions je dis les choses comme elles sont Cette femme a biencertainement fait seacutecher sa megravere comme une perdrix exposeacutee agrave un tropgrand feuhellip

Gatien Boirouge trouva moyen de dire agrave madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste pendant le dicircner qui fut plantureux sinon splen-dide et pendant lequel la chacirctelaine eut soin de peu parler Cette lan-gueur dans la conversation reacuteveacutela lrsquoindiscreacutetion de Gatien Eacutetienne es-saya de rentrer en gracircce mais toutes les preacutevenances de Dinah furentpour Bianchon Neacuteanmoins au milieu de la soireacutee la baronne redevintgracieuse pour Lousteau Nrsquoavez-vous pas remarqueacute combien de grandeslacirccheteacutes sont commises pour de petites choses  Ainsi cette noble Dinahqui ne voulait pas se donner agrave des sots qui menait au fond de sa pro-vince une eacutepouvantable vie de luttes de reacutevoltes reacuteprimeacutees de poeacutesiesineacutedites et qui venait de gravir pour srsquoeacuteloigner de Lousteau la roche laplus haute et la plus escarpeacutee de ses deacutedains qui nrsquoen serait pas descendueen voyant ce faux Byron agrave ses pieds lui demandant merci deacutegringola sou-dain de cette hauteur en pensant agrave son album Madame de La Baudrayeavait donneacute dans la manie des autographes  elle posseacutedait un volume ob-long qui meacuteritait drsquoautant mieux son nom que les deux tiers des feuilletseacutetaient blancs La baronne de Fontaine agrave qui elle lrsquoavait envoyeacute pendanttrois mois obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini six me-sures de Meyerbeer les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les al-bums une strophe de Lamartine un mot de Beacuteranger Calypso ne pouvaitse consoler du deacutepart drsquoUlysse eacutecrit par George Sand les fameux vers sur leparapluie par Scribe une phrase de Charles Nodier une ligne drsquohorizonde Jules Dupreacute la signature de David drsquoAngers trois notes drsquoHector Ber-lioz Monsieur de Clagny reacutecolta pendant un seacutejour agrave Paris une chansonde Lacenaire autographe tregraves rechercheacute deux lignes de Fieschi et unelettre excessivement courte de Napoleacuteon qui toutes trois eacutetaient colleacuteessur le veacutelin de lrsquoalbum Monsieur Gravier pendant un voyage avait faiteacutecrire sur cet album mesdemoiselles Mars Georges Taglioni et Grisi les

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premiers artistes comme Freacutedeacuterick-Lemaicirctre Monrose Bouffeacute RubiniLablache Nourrit et Arnal  car il connaissait une socieacuteteacute de vieux gar-ccedilons nourris selon leur expression dans le Seacuterail qui lui procuregraverent cesfaveurs Ce commencement de collection fut drsquoautant plus preacutecieux agrave Di-nah qursquoelle eacutetait seule agrave dix lieues agrave la ronde agrave posseacuteder un album

Depuis deux ans beaucoup de jeunes personnes avaient des albumssur lesquels elles faisaient eacutecrire des phrases plus ou moins grotesquespar leurs amis et connaissances

O vous qui passez votre vie agrave recueillir des autographes gens heureuxet primitifs hollandais agrave tulipes vous excuserez alors Dinah quand crai-gnant de ne pas garder ses hocirctes plus de deux jours elle pria Bianchondrsquoenrichir son treacutesor par quelques lignes en le lui preacutesentant

Le meacutedecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette penseacutee sur lapremiegravere page 

laquo Ce qui rend le peuple si dangereux crsquoest qursquoil a pour tous ses crimesune absolution dans ses poches

raquo J-B DE CLAGNY raquo― Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la

monarchie dit agrave lrsquooreille de Lousteau le savant eacutelegraveve de Desplein Et Bian-chon eacutecrivit au-dessous 

laquo Ce qui distingue Napoleacuteon drsquoun porteur drsquoeau nrsquoest sensible que pourla Socieacuteteacute cela ne fait rien agrave la Nature Aussi la deacutemocratie qui se refuse agravelrsquoineacutegaliteacute des conditions en appelle-t-elle sans cesse agrave la Nature

raquo H BIANCHON raquo― Voilagrave les riches srsquoeacutecria Dinah stupeacutefaite ils tirent de leur bourse

une piegravece drsquoor comme les pauvres en tirent un liardhellip Je ne sais dit-elleen se tournant vers Lousteau si ce ne sera pas abuser de lrsquohospitaliteacute quede vous demander quelques stanceshellip

― Ah  madame vous me flattez Bianchon est un grand homme  maismoi je suis trop obscur hellip Dans vingt ans drsquoici mon nom serait plusdifficile agrave expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont lapenseacutee inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieumeacuteconnu Drsquoailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour im-proviser quelque meacuteditation bien amegravere  car je ne sais peindre que ce queje ressenshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Je voudrais vous voir me demander quinze jours dit gracieusementmadame de La Baudraye en tendant son album je vous garderais pluslong-temps

Le lendemain agrave cinq heures du matin les hocirctes du chacircteau drsquoAnzyfurent sur pied Le petit La Baudraye avait organiseacute pour les Parisiens unechasse  moins pour leur plaisir que par vaniteacute de proprieacutetaire il eacutetait bienaise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze centhectares de landes qursquoil recircvait de mettre en culture  entreprise qui voulaitquelque cent mille francs mais qui pouvait porter de trente agrave soixantemille francs les revenus de la terre drsquoAnzy

― Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi nrsquoa pas voulu venir chas-ser avec nous  dit Gatien Boirouge agrave monsieur Gravier

― Mais il nous lrsquoa dit il doit tenir lrsquoaudience aujourdrsquohui car le Tri-bunal juge correctionnellement reacutepondit le Receveur des Contributions

― Et vous croyez cela  srsquoeacutecria Gatien Eh  bien mon papa mrsquoa dit ― Vous nrsquoaurez pas monsieur Lebas de bonne heure car monsieur de Cla-gny a prieacute son substitut de tenir lrsquoaudience

― Ah  ah  fit Gravier dont la physionomie changea et monsieur deLa Baudraye qui part pour la Chariteacute 

― Mais pourquoi vous mecirclez-vous de ces affaires  dit Horace Bian-chon agrave Gatien

― Horace a raison dit Lousteau Je ne comprends pas comment vousvous occupez autant les uns des autres vous perdez votre temps agrave desriens

Horace Bianchon regarda Eacutetienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton les bons mots de petit journal eacutetaient incom-pris agrave Sancerre En atteignant un fourreacute monsieur Gravier laissa les deuxhommes ceacutelegravebres et Gatien srsquoy engager sous la conduite du garde dansun pli de terrain

― Eh  bien attendons le financier dit Bianchon quand les chasseursarrivegraverent agrave une clairiegravere

― Ah  bien si vous ecirctes un grand homme en Meacutedecine reacutepliqua Ga-tien vous ecirctes un ignorant en fait de vie de province Vous attendezmonsieur Gravier hellip mais il court comme un liegravevre malgreacute son petitventre rondelet  il est maintenant agrave vingt minutes drsquoAnzyhellip (Gatien tira

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sa montre) Bien  il arrivera juste agrave temps― Ougrave hellip― Au chacircteau pour le deacutejeuner reacutepondit Gatien Croyez-vous que je

serais agrave mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieurde Clagny  Les voilagrave deux ils se surveilleront Dinah sera bien gardeacutee

― Ah  ccedilagrave madame de La Baudraye en est donc encore agrave faire unchoix  dit Lousteau

― Maman le croit mais moi jrsquoai peur que monsieur de Clagny nrsquoaitfini par fasciner madame de La Baudraye  srsquoil a pu lui montrer dans ladeacuteputation quelques chances de revecirctir la simarre des Sceaux il a bienpu changer en agreacutements drsquoAdonis sa peau de taupe ses yeux terriblessa criniegravere eacutebouriffeacutee sa voix drsquohuissier enroueacute sa maigreur de poegravetecrotteacute Si Dinah voit monsieur de Clagny procureur-Geacuteneacuteral elle peut levoir joli garccedilon Lrsquoeacuteloquence a de grands privileacuteges Drsquoailleurs madamede La Baudraye est pleine drsquoambition Sancerre lui deacuteplaicirct elle recircve desgrandeurs parisiennes

― Mais quel inteacuterecirct avez-vous agrave cela dit Lousteau car si elle aime leProcureur du Roihellip Ah  vous croyez qursquoelle ne lrsquoaimera pas long-tempset vous espeacuterez lui succeacuteder

― Vous autres dit Gatien vous rencontrez agrave Paris autant de femmesdiffeacuterentes qursquoil y a de jours dans lrsquoanneacutee Mais agrave Sancerre ougrave il ne srsquoentrouve pas six et ougrave de ces six femmes cinq ont des preacutetentions deacutesor-donneacutees agrave la vertu  quand la plus belle vous tient agrave une distance eacutenormepar des regards deacutedaigneux comme si elle eacutetait princesse de sang royal ilest bien permis agrave un jeune homme de vingt-deux ans de chercher agrave devi-ner les secrets de cette femme  car alors elle sera forceacutee drsquoavoir des eacutegardspour lui

― Cela srsquoappelle ici des eacutegards dit le journaliste en souriant― Jrsquoaccorde agrave madame de La Baudraye trop de bon goucirct pour croire

qursquoelle srsquooccupe de ce vilain singe dit Horace Bianchon― Horace dit le journaliste voyons savant interpregravete de la nature

humaine tendons un pieacutege agrave loup au Procureur du Roi nous rendronsservice agrave notre ami Gatien et nous rirons Je nrsquoaime pas les Procureursdu Roi

― Tu as un juste pressentiment de ta destineacutee dit Horace Mais que

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faire ― Eh  bien racontons apregraves le dicircner quelques histoires de femmes

surprises par leurs maris et qui soient tueacutees assassineacutees avec des cir-constances terrifiantes Nous verrons la mine que feront madame de LaBaudraye et monsieur de Clagny

― Pasmal dit Bianchon il est difficile que lrsquoun ou lrsquoautre ne se trahisse(trahissent) pas par un geste ou par une reacuteflexion

― Je connais reprit le journaliste en srsquoadressant agrave Gatien un direc-teur de journal qui dans le but drsquoeacuteviter une triste destineacutee nrsquoadmet quedes histoires ougrave les amants sont brucircleacutes hacheacutes pileacutes disseacutequeacutes  ougrave lesfemmes sont bouillies frites cuites  il apporte alors ces effroyables reacutecitsagrave sa femme en espeacuterant qursquoelle lui sera fidegravele par peur  il se contente dece pis-aller le modeste mari  laquo Vois-tu ma mignonne ougrave conduit la pluspetite faute  raquo lui dit-il en traduisant le discours drsquoArnolphe agrave Agnegraves

― Madame de La Baudraye est parfaitement innocente ce jeunehomme a la berlue dit Bianchon Madame Pieacutedefer me paraicirct ecirctre beau-coup trop deacutevote pour inviter au chacircteau drsquoAnzy lrsquoamant de sa fille Ma-dame de La Baudraye aurait agrave tromper sa megravere son mari sa femme dechambre et celle de sa megravere  crsquoest trop drsquoouvrage je lrsquoacquitte

― Drsquoautant plus que son mari ne la quitte pas dit Gatien en riant deson calembour

― Nous nous souviendrons bien drsquoune ou deux histoires agrave faire trem-bler Dinah dit Lousteau Jeune homme et toi Bianchon je vous demandeune tenue seacutevegravere montrez-vous diplomates ayez un laissez-aller sans af-fectation eacutepiez sans en avoir lrsquoair la figure des deux criminels vous sa-vez hellip en dessous ou dans la glace agrave la deacuterobeacutee Ce matin nous chasse-rons le liegravevre ce soir nous chasserons le Procureur du Roi

La soireacutee commenccedila triomphalement pour Lousteau qui remit agrave lachacirctelaine son album ougrave elle trouva cette eacuteleacutegie

SpleenDes vers de moi cheacutetif et perdu dans la fouleDe ce monde eacutegoiumlste ougrave tristement je roule  Sans mrsquoattacher agrave rien Qui ne vis srsquoaccomplir jamais une espeacuterance

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Et dont lrsquoœil affaibli par la morne souffrance  Voit le mal sans le bien Cet album feuilleteacute par les doigts drsquoune femmeNe doit pas srsquoassombrir au reflet de mon acircme  Chaque chose en son lieu Pour une femme il faut parler drsquoamour de joieDe bals resplendissants de vecirctements de soie  Et mecircme un peu de DieuCe serait exercer sanglante raillerieQue de me dire agrave moi fatigueacute de la vie   Deacutepeins-nous le bonheur Au pauvre aveugle-neacute vante-t-on la lumiegravereA lrsquoorphelin pleurant parle-t-on drsquoune megravere  Sans leur briser le cœur Quand le froid deacutesespoir vous prend jeune en ce mondeQuand on nrsquoy peut trouver un cœur qui vous reacuteponde  Il nrsquoest plus drsquoavenirSi personne avec vous quand vous pleurez ne pleureQuand il nrsquoest pas aimeacute srsquoil faut qursquoun homme meure  Bientocirct je dois mourirPlaignez-moi  plaignez-moi  car souvent je blasphegravemeJusqursquoau nom saint de Dieu me disant en moi-mecircme   Il nrsquoa pour moi rien faitPourquoi le beacutenirais-je et que lui dois-je en somme Il eucirct pu me creacuteer beau riche gentilhomme  Et je suis pauvre et laid EacuteTIENNE LOUSTEAUSeptembre 1836 chacircteau drsquoAnzy

― Et vous avez composeacute ces vers depuis hier hellip srsquoeacutecria le Procureurdu Roi drsquoun ton deacutefiant

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― Oh  mon Dieu oui tout en chassant mais cela ne se voit que trop Jrsquoaurais voulu faire mieux pour madame

― Ces vers sont ravissants fit Dinah en levant les yeux au ciel― Crsquoest lrsquoexpression drsquoun sentiment malheureusement trop vrai reacute-

pondit Lousteau drsquoun air profondeacutement tristeChacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa meacutemoire de-

puis au moins dix ans car ils lui furent inspireacutes sous la Restauration parla difficulteacute de parvenir Madame de La Baudraye regarda le journalisteavec la pitieacute que les malheurs du geacutenie inspirent et monsieur de Clagnyqui surprit ce regard eacuteprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade Ilse mit au trictrac avec le cureacute de Sancerre Le fils du Preacutesident eut lrsquoex-cessive complaisance drsquoapporter la lampe aux deux joueurs de maniegravereque la lumiegravere tombacirct drsquoaplomb sur madame de La Baudraye qui prit sonouvrage elle garnissait de laine lrsquoosier drsquoune corbeille agrave papier Les troisconspirateurs se groupegraverent aupregraves de ces personnages

― Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille madame  dit le jour-naliste Pour quelque loterie de bienfaisance 

― Non dit-elle je trouve beaucoup trop drsquoaffectation dans la bienfai-sance faite agrave son de trompe

― Vous ecirctes bien indiscret dit monsieur Gravier― Y a-t-il de lrsquoindiscreacutetion dit Lousteau agrave demander quel est lrsquoheu-

reux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame― Il nrsquoy a pas drsquoheureux mortel reprit Dinah elle est pour monsieur

de La BaudrayeLe Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye

et la corbeille comme srsquoil se fucirct dit inteacuterieurement  ― Voilagrave ma corbeilleagrave papier perdue 

― Comment madame vous ne voulez pas que nous le disions heureuxdrsquoavoir une jolie femme heureux de ce qursquoelle lui fait de si charmanteschoses sur ses corbeilles agrave papier  Le dessin est rouge et noir agrave la Robindes bois Si je me marie je souhaite qursquoapregraves douze ans de meacutenage lescorbeilles que brodera ma femme soient pour moi

― Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous  dit madame de La Bau-draye en levant sur Eacutetienne son bel œil gris plein de coquetterie

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― Les Parisiens ne croient agrave rien dit le Procureur du Roi drsquoun tonamer La vertu des femmes est surtout mise en question avec une ef-frayante audace Oui depuis quelque temps les livres que vous faitesmessieurs les eacutecrivains vos Revues vos piegraveces de theacuteacirctre toute votre in-facircme litteacuterature repose sur lrsquoadultegraverehellip

― Eh  monsieur le Procureur du Roi reprit Eacutetienne en riant je vouslaissais jouer tranquillement je ne vous attaquais point et voilagrave que vousfaites un reacutequisitoire contre moi Foi de journaliste jrsquoai brocheacute plus decent articles contre les auteurs de qui vous parlez  mais jrsquoavoue que sije les ai attaqueacutes crsquoeacutetait pour dire quelque chose qui ressemblacirct agrave de lacritique Soyons justes si vous les condamnez il faut condamner Homegravereet son Iliade qui roule sur la belle Heacutelegravene  il faut condamner le ParadisPerdu de Milton Egraveve et le serpent me paraissent un gentil petit adul-tegravere symbolique Il faut supprimer les Psaumes de David inspireacutes par lesamours excessivement adultegraveres de ce Louis XIV heacutebreu Il faut jeter aufeu Mithridate le Tartuffe lrsquoEacutecole des femmes Phegravedre Andromaque leMariage de Figaro lrsquoEnfer de Dante les Sonnets de Peacutetrarque tout Jean-Jacques Rousseau les romans du moyen-acircge lrsquoHistoire de France lrsquoHis-toire romaine etc etc Je ne crois pas hormis lrsquoHistoire des Variations deBossuet et les Provinciales de Pascal qursquoil y ait beaucoup de livres agrave liresi vous voulez en retrancher ceux ougrave il est question de femmes aimeacutees agravelrsquoencontre des lois

― Le beau malheur  dit monsieur de ClagnyEacutetienne piqueacute de lrsquoair magistral que prenait monsieur de Clagny vou-

lut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent agravedeacutefendre des opinions auxquelles on ne tient pas dans le but de rendrefurieux un pauvre homme de bonne foi veacuteritable plaisanterie de journa-liste

― En nous placcedilant au point de vue politique ougrave vous ecirctes forceacute devous mettre dit-il en continuant sans relever lrsquoexclamation du magistraten revecirctant la robe du Procureur-Geacuteneacuteral agrave toutes les eacutepoques car tousles gouvernements ont leur Ministegravere public eh  bien la religion catho-lique se trouve infecteacutee dans sa source drsquoune violente illeacutegaliteacute conjugaleAux yeux du roi Heacuterode agrave ceux de Pilate qui deacutefendait le gouvernementromain la femme de Joseph pouvait paraicirctre adultegravere puisque de son

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propre aveu Joseph nrsquoeacutetait pas le pegravere du Christ Le juge paiumlen nrsquoadmet-tait pas plus lrsquoimmaculeacutee conception que vous nrsquoadmettriez un miraclesemblable si quelque religion se produisait aujourdrsquohui en srsquoappuyant surun mystegravere de ce genre Croyez-vous qursquoun tribunal de police correction-nelle reconnaicirctrait une nouvelle opeacuteration du Saint-Esprit  or qui peutoser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore lrsquohumaniteacute  est-ellemeilleure aujourdrsquohui que sous Tibegravere 

― Votre raisonnement est un sacrileacutege reacutepondit le Procureur du Roi― Drsquoaccord dit le journaliste mais je ne le fais pas dans une mau-

vaise intention Vous ne pouvez supprimer les faits historiques Selonmoi Pilate condamnant Jeacutesus-Christ Anytus organe du parti aristocra-tique drsquoAthegravenes et demandant la mort de Socrate repreacutesentaient des so-cieacuteteacutes eacutetablies se croyant leacutegitimes revecirctues de pouvoirs consentis obli-geacutees de se deacutefendre Pilate et Anytus eacutetaient alors aussi logiques que lesprocureurs-geacuteneacuteraux qui demandaient la tecircte des sergents de la Rochelleet qui font tomber aujourdrsquohui la tecircte des reacutepublicains armeacutes contre letrocircne de juillet et celles des novateurs dont le but est de renverser agrave leurprofit les socieacuteteacutes sous preacutetexte de les mieux organiser En preacutesence desgrandes familles drsquoAthegravenes et de lrsquoempire romain Socrate et Jeacutesus eacutetaientcriminels  pour ces vieilles aristocraties leurs opinions ressemblaient agravecelles de la Montagne  supposez leurs sectateurs triomphants ils eussentfait un leacuteger 93 dans lrsquoempire romain ou dans lrsquoAttique

― Ougrave voulez-vous en venir monsieur  dit le Procureur du Roi― A lrsquoadultegravere  Ainsi monsieur un bouddhiste en fumant sa pipe

peut parfaitement dire que la religion des chreacutetiens est fondeacutee sur lrsquoadul-tegravere  comme nous croyons queMahomet est un imposteur que son Coranest une reacuteimpression de la Bible et de lrsquoEacutevangile et que Dieu nrsquoa jamaiseu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son pro-phegravete

― Srsquoil y avait en France beaucoup drsquohommes comme vous et il y ena malheureusement trop tout gouvernement y serait impossible

― Et il nrsquoy aurait pas de religion dit madame Pieacutedefer dont le visageavait fait drsquoeacutetranges grimaces pendant cette discussion

― Tu leur causes une peine infinie dit Bianchon agrave lrsquooreille drsquoEacutetiennene parle pas religion tu leur dis des choses agrave les renverser

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si jrsquoeacutetais eacutecrivain ou romancier dit monsieur Gravier je prendraisle parti des maris malheureux Moi qui ai vu beaucoup de choses etdrsquoeacutetranges choses je sais que dans le nombre des maris trompeacutes il srsquoentrouve dont lrsquoattitude ne manque point drsquoeacutenergie et qui dans la crisesont tregraves-dramatiques pour employer un de vos mots monsieur dit-il enregardant Eacutetienne

― Vous avez raison mon cher monsieur Gravier dit Lousteau je nrsquoaijamais trouveacute ridicules les maris trompeacutes  au contraire je les aimehellip

― Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance  dit alors Bian-chon il croit en sa femme il ne la soupccedilonne point il a la foi du charbon-nier Srsquoil a la faiblesse de se confier agrave sa femme vous vous en moquez  srsquoilest deacutefiant et jaloux vous le haiumlssez  dites-moi quel est le moyen termepour un homme drsquoesprit 

― Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer siouvertement contre lrsquoimmoraliteacute des reacutecits ougrave la charte conjugale est vio-leacutee je vous raconterais une vengeance de mari dit Lousteau

Monsieur de Clagny jeta ses deacutes drsquoune faccedilon convulsive et ne regardapoint le journaliste

― Comment donc mais une narration de vous srsquoeacutecria madame de LaBaudraye agrave peine aurais-je oseacute vous la demanderhellip

― Elle nrsquoest pas de moi madame je nrsquoai pas tant de talent  elle me futet avec quel charme  raconteacutee par un de nos eacutecrivains les plus ceacutelegravebresle plus grand musicien litteacuteraire que nous ayons Charles Nodier

― Eh  bien dites reprit Dinah je nrsquoai jamais entendu monsieur No-dier vous nrsquoavez pas de comparaison agrave craindre

― Peu de temps apregraves le 18 brumaire dit Lousteau vous savez qursquoily eut une leveacutee de boucliers en Bretagne et dans la Vendeacutee Le premierconsul empresseacute de pacifier la France entama des neacutegociations avec lesprincipaux chefs et deacuteploya les plus vigoureuses mesures militaires  maistout en combinant des plans de campagne avec les seacuteductions de sa diplo-matie italienne il mit en jeu les ressorts machiaveacuteliques de la police alorsconfieacutee agrave Foucheacute Rien de tout cela ne fut inutile pour eacutetouffer la guerreallumeacutee dans lrsquoouest A cette eacutepoque un jeune homme appartenant agrave lafamille de Mailleacute fut envoyeacute par les Chouans de Bretagne agrave Saumur afindrsquoeacutetablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des en-

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virons et les chefs de lrsquoinsurrection royaliste Instruite de ce voyage lapolice de Paris avait deacutepecirccheacute des agents chargeacutes de srsquoemparer du jeuneeacutemissaire agrave son arriveacutee agrave Saumur Effectivement lrsquoambassadeur fut arrecircteacutele jour mecircme de son deacutebarquement  car il vint en bateau sous un deacutegui-sement de maicirctre marinier Mais en homme drsquoexeacutecution il avait calculeacutetoutes les chances de son entreprise  son passe-port ses papiers eacutetaientsi bien en regravegle que les gens envoyeacutes pour se saisir de lui craignirent dese tromper Le chevalier de Beauvoir je me rappelle maintenant le nomavait bien meacutediteacute son rocircle  il se reacuteclama de sa famille drsquoemprunt alleacute-gua son faux domicile et soutint si hardiment son interrogatoire qursquoilaurait eacuteteacute mis en liberteacute sans lrsquoespegravece de croyance aveugle que les es-pions eurent en leurs instructions malheureusement trop preacutecises Dansle doute ces alguasils aimegraverent mieux commettre un acte arbitraire quede laisser eacutechapper un homme agrave la capture duquel le Ministre paraissaitattacher une grande importance Dans ces temps de liberteacute les agentsdu pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons au-jourdrsquohui la leacutegaliteacute Le chevalier fut donc provisoirement emprisonneacutejusqursquoagrave ce que les autoriteacutes supeacuterieures eussent pris une deacutecision agrave soneacutegard Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre La police or-donna de garder tregraves-eacutetroitement le prisonnier malgreacute ses deacuteneacutegations lechevalier de Beauvoir fut alors transfeacutereacute suivant de nouveaux ordres auchacircteau de lrsquoEscarpe dont le nom indique assez la situation Cette forte-resse assise sur des rochers drsquoune grande eacuteleacutevation a pour fosseacutes des preacute-cipices  on y arrive de tous cocircteacutes par des pentes rapides et dangereuses comme dans tous les anciens chacircteaux la porte principale est agrave pont-leviset deacutefendue par une large douve Le commandant de cette prison charmeacutedrsquoavoir agrave garder un homme de distinction dont les maniegraveres eacutetaient fortagreacuteables qui srsquoexprimait agrave merveille et paraissait instruit qualiteacutes raresagrave cette eacutepoque accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence  illui proposa drsquoecirctre agrave lrsquoEscarpe sur parole et de faire cause commune aveclui contre lrsquoennui Le prisonnier ne demanda pas mieux Beauvoir eacutetaitun loyal gentilhomme mais crsquoeacutetait aussi par malheur un fort joli garccedilonIl avait une figure attrayante lrsquoair reacutesolu la parole engageante une forceprodigieuse Leste bien deacutecoupleacute entreprenant aimant le danger il eucirctfait un excellent chef de partisans  il les faut ainsi Le commandant as-

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signa le plus commode des appartements agrave son prisonnier lrsquoadmit agrave satable et nrsquoeut drsquoabord qursquoagrave se louer du Vendeacuteen Ce commandant eacutetaitCorse et marieacute  sa femme jolie et agreacuteable lui semblait peut-ecirctre difficileagrave garder  bref il eacutetait jaloux en sa qualiteacute de Corse et de militaire assezmal tourneacute Beauvoir plut agrave la dame il la trouva fort agrave son goucirct  peut-ecirctre srsquoaimegraverent-ils  en prison lrsquoamour va si vite  Commirent-ils quelqueimprudence  Le sentiment qursquoils eurent lrsquoun pour lrsquoautre deacutepassa-t-il lesbornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirsenvers les femmes  Beauvoir ne srsquoest jamais franchement expliqueacute surce point assez obscur de son histoire  mais toujours est-il constant que lecommandant se crut en droit drsquoexercer des rigueurs extraordinaires surson prisonnier Beauvoir mis au donjon fut nourri de pain noir abreuveacutedrsquoeau claire et enchaicircneacute suivant le perpeacutetuel programme des divertisse-ments prodigueacutes aux captifs La cellule situeacutee sous la plate-forme eacutetaitvoucircteacutee en pierre dure les murailles avaient une eacutepaisseur deacutesespeacuterantela tour donnait sur le preacutecipice Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnulrsquoimpossibiliteacute drsquoune eacutevasion il tomba dans ces recircveries qui sont tout en-semble le deacutesespoir et la consolation des prisonniers Il srsquooccupa de cesriens qui deviennent de grandes affaires  il compta les heures et les joursil fit lrsquoapprentissage du triste eacutetat de prisonnier se replia sur lui-mecircmeet appreacutecia la valeur de lrsquoair et du soleil  puis apregraves une quinzaine dejours il eut cette maladie terrible cette fiegravevre de liberteacute qui pousse lesprisonniers agrave ces sublimes entreprises dont les prodigieux reacutesultats noussemblent inexplicables quoique reacuteels et que mon ami le docteur (il setourna vers Bianchon) attribuerait sans doute agrave des forces inconnues ledeacutesespoir de son analyse physiologique mystegraveres de la volonteacute humainedont la profondeur eacutepouvante la science (Bianchon fit un signe neacutegati)Beauvoir se rongeait le cœur car la mort seule pouvait le rendre libre Unmatin le porte-clefs chargeacute drsquoapporter la nourriture du prisonnier au lieude srsquoen aller apregraves lui avoir donneacute sa maigre pitance resta devant lui lesbras croiseacutes et le regarda singuliegraverement Entre eux la conversation sereacuteduisait ordinairement agrave peu de chose et jamais le gardien ne la com-menccedilait Aussi le chevalier fut-il tregraves-eacutetonneacute lorsque cet homme lui dit ― Monsieur vous avez sans doute votre ideacutee en vous faisant toujours ap-peler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun Cela ne me regarde pas mon

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affaire nrsquoest point de veacuterifier votre nom Que vous vous nommiez Pierreou Paul cela mrsquoest bien indiffeacuterent A chacun son meacutetier les vaches se-ront bien gardeacutees Cependant je sais dit-il en clignant de lrsquoœil que vousecirctes monsieur Charles-Feacutelix-Theacuteodore chevalier de Beauvoir et cousin demadame la duchesse de Mailleacutehellip― Hein  ajouta-t-il drsquoun air de triompheapregraves un moment de silence en regardant son prisonnier Beauvoir sevoyant incarceacutereacute fort et ferme ne crut pas que sa position pucirct empirerpar lrsquoaveu de son veacuteritable nom ― Eh  bien quand je serais le chevalierde Beauvoir qursquoy gagnerais-tu  lui dit-il ― Oh  tout est gagneacute reacutepliquale porte-clefs agrave voix basse Eacutecoutez-moi Jrsquoai reccedilu de lrsquoargent pour facilitervotre eacutevasion  mais un instant  Si jrsquoeacutetais soupccedilonneacute de la moindre choseje serais fusilleacute tout bellement Jrsquoai donc dit que je tremperais dans cetteaffaire juste pour gagner mon argent Tenez monsieur voici une clef dit-il en sortant de sa poche une petite lime Avec cela vous scierez un de vosbarreaux Dam  ce ne sera pas commode reprit-il en montrant lrsquoouver-ture eacutetroite par laquelle le jour entrait dans le cachot Crsquoeacutetait une espegravecede baie pratiqueacutee au-dessus du cordon qui couronnait exteacuterieurement ledonjon entre ces grosses pierres saillantes destineacutees agrave figurer les supportsdes creacuteneaux ― Monsieur dit le geocirclier il faudra scier le fer assez pregravespour que vous puissiez passer ― Oh  sois tranquille  jrsquoy passerai dit leprisonnier ― Et assez haut pour qursquoil vous reste de quoi attacher votrecorde reprit le porte-clefs ― Ougrave est-elle  demanda Beauvoir ― La voicireacutepondit le guichetier en lui jetant une corde agrave nœuds Elle a eacuteteacute fabriqueacuteeavec du linge afin de faire supposer que vous lrsquoavez confectionneacutee vous-mecircme et elle est de longueur suffisante Quand vous serez au derniernœud laissez-vous couler tout doucement le reste est votre affaire Voustrouverez probablement dans les environs une voiture tout atteleacutee et desamis qui vous attendent Mais je ne sais rien moi  Je nrsquoai pas besoin devous dire qursquoil y a une sentinelle au dret de la tour Vous saurez ben choisirune nuit noire et guetter le moment ougrave le soldat de faction dormira Vousrisquerez peut-ecirctre drsquoattraper un coup de fusil  maishellip ― Crsquoest bon  crsquoestbon je ne pourrirai pas ici srsquoeacutecria le chevalier ― Ah  ccedila se pourrait bientout de mecircme reacutepliqua le geocirclier drsquoun air becircte Beauvoir prit cela pourune de ces reacuteflexions niaises que font ces gens lagrave Lrsquoespoir drsquoecirctre bientocirctlibre le rendait si joyeux qursquoil ne pouvait guegravere srsquoarrecircter aux discours de

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cet homme espegravece de paysan renforceacute Il se mit agrave lrsquoouvrage aussitocirct etla journeacutee lui suffit pour scier les barreaux Craignant une visite du com-mandant il cacha son travail en bouchant les fentes avec de la mie depain rouleacutee dans de la rouille afin de lui donner la couleur du fer Il serrasa corde et se mit agrave eacutepier quelque nuit favorable avec cette impatienceconcentreacutee et cette profonde agitation drsquoacircme qui dramatisent la vie desprisonniers Enfin par une nuit grise une nuit drsquoautomne il acheva descier les barreaux attacha solidement sa corde srsquoaccroupit agrave lrsquoexteacuterieursur le support de pierre en se cramponnant drsquoune main au bout de fer quirestait dans la baie Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de lanuit et lrsquoheure agrave laquelle les sentinelles doivent dormir Crsquoest vers le ma-tin agrave peu pregraves Il connaissait la dureacutee des factions lrsquoinstant des rondestoutes choses dont srsquooccupent les prisonniers mecircme involontairement Ilguetta le moment ougrave lrsquoune des sentinelles serait aux deux tiers de sa fac-tion et retireacutee dans sa gueacuterite agrave cause du brouillard Certain drsquoavoir reacuteunitoutes les chances favorables agrave son eacutevasion il se mit alors agrave descendrenœud agrave nœud suspendu entre le ciel et la terre en tenant sa corde avecune force de geacuteant Tout alla bien A lrsquoavant-dernier nœud au moment dese laisser couler agrave terre il srsquoavisa par une penseacutee prudente de chercherle sol avec ses pieds et ne trouva pas de sol Le cas eacutetait assez embar-rassant pour un homme en sueur fatigueacute perplexe et dans une situationougrave il srsquoagissait de jouer sa vie agrave pair ou non Il allait srsquoeacutelancer Une rai-son frivole lrsquoen empecirccha  son chapeau venait de tomber heureusementil eacutecouta le bruit que sa chute devait produire et il nrsquoentendit rien  Leprisonnier conccedilut de vagues soupccedilons sur sa position  il se demanda si lecommandant ne lui avait pas tendu quelque pieacutege  mais dans quel inteacute-recirct  En proie agrave ces incertitudes il songea presque agrave remettre la partie agraveune autre nuit Provisoirement il reacutesolut drsquoattendre les clarteacutes indeacutecisesdu creacutepuscule  heure qui ne serait peut-ecirctre pas tout agrave fait deacutefavorable agravesa fuite Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon  maisil eacutetait presque eacutepuiseacute au moment ougrave il se remit sur le support exteacuterieurguettant tout comme un chat sur le bord drsquoune gouttiegravere Bientocirct agrave lafaible clarteacute de lrsquoaurore il aperccedilut en faisant flotter sa corde une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus dupreacutecipice ― Merci commandant  dit-il avec le sang-froid qui le carac-

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teacuterisait Puis apregraves avoir quelque peu reacutefleacutechi agrave cette habile vengeanceil jugea neacutecessaire de rentrer dans son cachot Il mit sa deacutefroque en eacutevi-dence sur son lit laissa la corde en dehors pour faire croire agrave sa chute il se tapit tranquillement derriegravere la porte et attendit lrsquoarriveacutee du perfideguichetier en tenant agrave la main une des barres de fer qursquoil avait scieacutees Leguichetier qui ne manqua pas de venir plus tocirct qursquoagrave lrsquoordinaire pour re-cueillir la succession dumort ouvrit la porte en sifflant  mais quand il futagrave une distance convenable Beauvoir lui asseacutena sur le cracircne un si furieuxcoup de barre que le traicirctre tomba comme une masse sans jeter un cri  labarre lui avait briseacute la tecircte Le chevalier deacuteshabilla promptement le mortprit ses habits imita son allure et gracircce agrave lrsquoheure matinale et au peu dedeacutefiance des sentinelles de la porte principale il srsquoeacutevada

Ni le Procureur du Roi ni madame de la Baudraye ne parurent croireqursquoil y eucirct dans ce reacutecit la moindre propheacutetie qui les concernacirct Les inteacute-resseacutes se jetegraverent des regards interrogatifs en gens surpris de la parfaiteindiffeacuterence des deux preacutetendus amants

― Bah  jrsquoai mieux agrave vous raconter dit Bianchon― Voyons dirent les auditeurs agrave un signe que fit Lousteau pour dire

que Bianchon avait sa petite reacuteputation de conteurDans les histoires dont se composait son fonds de narration car tous

les gens drsquoesprit ont une certaine quantiteacute drsquoanecdotes commemadame deLa Baudraye avait sa collection de phrases lrsquoillustre docteur choisit celleconnue sous le nom de La Grande Bretegraveche et devenue si ceacutelegravebre qursquoonen a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intituleacute Valentine Aussiest-il parfaitement inutile de reacutepeacuteter ici cette aventure quoiqursquoelle fucirctdu fruit nouveau pour les habitants du chacircteau drsquoAnzy Ce fut drsquoailleursla mecircme perfection dans les gestes dans les intonations qui valut tantdrsquoeacuteloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la racontapour la premiegravere fois Le dernier tableau du Grand drsquoEspagne mourant defaim et debout dans lrsquoarmoire ougrave lrsquoa mureacute le mari de madame de Merretet le dernier mot de ce mari reacutepondant agrave une derniegravere priegravere de sa femme ― Vous avez jureacute sur ce crucifix qursquoil nrsquoy avait lagrave personne  produisit toutson effet Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon

― Savez-vous messieurs dit alors madame de La Baudraye quelrsquoamour doit ecirctre une chose immense pour engager une femme agrave semettre

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en de pareilles situations ― Moi qui certes ai vu drsquoeacutetranges choses dans ma vie dit monsieur

Gravier jrsquoai eacuteteacute quasi teacutemoin en Espagne drsquoune aventure de ce genre-lagrave― Vous venez apregraves de grands acteurs lui dit madame de La Baudraye

en fecirctant les deux Parisiens par un regard coquet nrsquoimporte allez― Quelque temps apregraves son entreacutee agrave Madrid dit le Receveur des

contributions le grand-duc de Berg invita les principaux personnages decette ville agrave une fecircte offerte par lrsquoarmeacutee franccedilaise agrave la capitale nouvel-lement conquise Malgreacute la splendeur du gala les Espagnols nrsquoy furentpas tregraves-rieurs leurs femmes dansegraverent peu la plupart des convieacutes semirent agrave jouer Les jardins du palais eacutetaient illumineacutes assez splendide-ment pour que les dames pussent srsquoy promener avec autant de seacutecuriteacuteqursquoelles lrsquoeussent fait en plein jour La fecircte eacutetait impeacuterialement belle Rienne fut eacutepargneacute dans le but de donner aux Espagnols une haute ideacutee delrsquoEmpereur srsquoils voulaient le juger drsquoapregraves ses lieutenants Dans un bos-quet assez voisin du palais entre une heure et deux du matin plusieursmilitaires franccedilais srsquoentretenaient des chances de la guerre et de lrsquoavenirpeu rassurant que pronostiquait lrsquoattitude des Espagnols preacutesents agrave cettepompeuse fecircte ― Ma foi dit le Chirurgien en chef du Corps drsquoarmeacutee ougravejrsquoeacutetais Payeur Geacuteneacuteral hier jrsquoai formellement demandeacute mon rappel auprince Murat Sans avoir preacuteciseacutement peur de laisser mes os dans la Peacute-ninsule je preacuteegravere aller panser les blessures faites par nos bons voisinsles Allemands  leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans Puis la crainte de lrsquoEspagne est chez moi commeune superstition Degraves mon enfance jrsquoai lu des livres espagnols un tasdrsquoaventures sombres et mille histoires de ce pays qui mrsquoont vivement preacute-venu contre ses mœurs Eh  bien depuis notre entreacutee agrave Madrid il mrsquoestarriveacute drsquoecirctre deacutejagrave sinon le heacuteros du moins le complice de quelque peacute-rilleuse intrigue aussi noire aussi obscure que peut lrsquoecirctre un roman delady Radcliffe Jrsquoeacutecoute volontiers mes pressentiments et degraves demain jedeacutetale Murat ne me refusera certes pas mon congeacute car gracircce aux ser-vices que nous rendons nous avons des protections toujours efficaces― Puisque tu tires ta crampe dis-nous ton eacuteveacutenement reacutepondit un co-lonel vieux reacutepublicain qui du beau langage et des courtisaneries impeacute-riales ne se souciait guegravere Le Chirurgien en chef regarda soigneusement

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autour de lui comme pour reconnaicirctre les figures de ceux qui lrsquoenviron-naient et sucircr qursquoaucun Espagnol nrsquoeacutetait dans le voisinage il dit  ― Nousne sommes ici que des Franccedilais volontiers colonel Hulot Il y a six joursje revenais tranquillement agrave mon logis vers onze heures du soir apregravesavoir quitteacute le geacuteneacuteral Montcornet dont lrsquohocirctel se trouve agrave quelques pasdu mien Nous sortions tous les deux de chez lrsquoOrdonnateur en chef ougravenous avions fait une bouillotte assez animeacutee Tout agrave coup au coin drsquounepetite rue deux inconnus ou plutocirct deux diables se jettent sur moi mrsquoen-tortillent la tecircte et les bras dans un grand manteau Je criai vous devezme croire comme un chien fouetteacute  mais le drap eacutetouffait ma voix etje fus transporteacute dans une voiture avec la plus rapide dexteacuteriteacute Lorsquemes deux compagnons me deacutebarrassegraverent du manteau jrsquoentendis ces deacute-solantes paroles prononceacutees par une voix de femme en mauvais franccedilais ― Si vous criez ou si vous faites mine de vous eacutechapper si vous vous per-mettez le moindre geste eacutequivoque le monsieur qui est devant vous estcapable de vous poignarder sans scrupule Tenez-vous donc tranquilleMaintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlegravevement Si vousvoulez vous donner la peine drsquoeacutetendre votre main vers moi vous trou-verez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons en-voyeacute chercher chez vous de votre part  ils vous seront neacutecessaires nousvous emmenons dans une maison pour sauver lrsquohonneur drsquoune dame surle point drsquoaccoucher drsquoun enfant qursquoelle veut donner agrave ce gentilhommesans que son mari le sacheQuoique monsieur quitte peu madame de la-quelle il est toujours passionneacutement eacutepris qursquoil surveille avec toute lrsquoat-tention de la jalousie espagnole elle a pu lui cacher sa grossesse il lacroit malade Vous allez donc faire lrsquoaccouchement Les dangers de lrsquoen-treprise ne vous concernent pas  seulement obeacuteissez-nous  autrementlrsquoamant qui est en face de vous dans la voiture et qui ne sait pas un motde franccedilais vous poignarderait agrave la moindre imprudence ― Et qui ecirctes-vous  lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le braseacutetait enveloppeacute dans la manche drsquoun habit drsquouniforme ― Je suis la cameacute-riste de madame sa confidente et toute (tout) precircte agrave vous reacutecompenserpar moi-mecircme si vous vous precirctez galamment aux exigences de notresituation ― Volontiers dis-je en me voyant embarqueacute de force dans uneaventure dangereuse A la faveur de lrsquoombre je veacuterifiai si la figure et les

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formes de cette fille eacutetaient en harmonie avec les ideacutees que la qualiteacute desa voix mrsquoavait inspireacutees Cette bonne creacuteature srsquoeacutetait sans doute soumisepar avance agrave tous les hasards de ce singulier enlegravevement car elle gardale plus complaisant silence et la voiture nrsquoeut pas rouleacute pendant plus dedix minutes dans Madrid qursquoelle reccedilut et me rendit un baiser satisfaisantLrsquoamant que jrsquoavais en vis-agrave-vis ne srsquooffensa point de quelques coups depied dont je le gratifiai fort involontairement  mais comme il nrsquoentendaitpas le franccedilais je preacutesume qursquoil nrsquoy fit pas attention ― Je ne puis ecirctrevotre maicirctresse qursquoagrave une seule condition me dit la cameacuteriste en reacuteponseaux becirctises que je lui deacutebitais emporteacute par la chaleur drsquoune passion impro-viseacutee agrave laquelle tout faisait obstacle ― Et laquelle  ― Vous ne chercherezjamais agrave savoir agrave qui jrsquoappartiens Si je viens chez vous ce sera de nuitet vous me recevrez sans lumiegravere ― Bon lui dis-je Notre conversationen eacutetait lagrave quand la voiture arriva pregraves drsquoun mur de jardin ― Laissez-moivous bander les yeux me dit la femme de chambre vous vous appuie-rez sur mon bras et je vous conduirai moi-mecircme Elle me serra sur lesyeux un mouchoir qursquoelle noua fortement derriegravere ma tecircte Jrsquoentendis lebruit drsquoune clef mise avec preacutecaution dans la serrure drsquoune petite portepar le silencieux amant que jrsquoavais eu pour vis-agrave-vis Bientocirct la femme dechambre au corps cambreacute et qui avait du meneacuteho dans son allurehellip

― Crsquoest dit le Receveur en prenant un petit ton de supeacuterioriteacute un motde la langue espagnole un idiotisme qui peint les torsions que les femmessavent imprimer agrave une certaine partie de leur robe que vous devinezhellip

― La femme de chambre (je reprends le reacutecit du Chirurgien en Che)me conduisit agrave travers les alleacutees sableacutees drsquoun grand jardin jusqursquoagrave uncertain endroit ougrave elle srsquoarrecircta Par le bruit que nos pas firent dans lrsquoairje preacutesumai que nous eacutetions devant la maison ― Silence maintenant medit-elle agrave lrsquooreille et veillez bien sur vous-mecircme  Ne perdez pas de vue unseul de mes signes je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nousdeux et il srsquoagit en ce moment de vous sauver la vie Puis elle ajoutamais agrave haute voix  ― Madame est dans une chambre au rez-de-chausseacutee pour y arriver il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit deson mari  ne toussez pas marchez doucement et suivez-moi bien de peurde heurter quelques meubles ou de mettre les pieds hors du tapis que jrsquoaiarrangeacute Ici lrsquoamant grogna sourdement comme un homme impatienteacute de

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tant de retards La cameacuteriste se tut jrsquoentendis ouvrir une porte je sentislrsquoair chaud drsquoun appartement et nous allacircmes agrave pas de loup comme desvoleurs en expeacutedition Enfin la douce main de la fille mrsquoocircta mon bandeauJe me trouvai dans une grande chambre haute drsquoeacutetage et mal eacuteclaireacuteepar une lampe fumeuse La fenecirctre eacutetait ouverte mais elle avait eacuteteacute gar-nie de gros barreaux de fer par le jaloux mari Jrsquoeacutetais jeteacute lagrave comme aufond drsquoun sac A terre sur une natte une femme dont la tecircte eacutetait cou-verte drsquoun voile de mousseline mais agrave travers lequel ses yeux pleins delarmes brillaient de tout lrsquoeacuteclat des eacutetoiles serrait avec force sur sa boucheun mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient jamais je nrsquoai vu si beau corps mais ce corps se tordait sous la douleurcomme une corde de harpe jeteacutee au feu La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes en les appuyant sur une espegravece de commode puis de ses deux mains elle se tenait aux bacirctons drsquoune chaise en tendantses bras dont toutes les veines eacutetaient horriblement gonfleacutees Elle res-semblait ainsi agrave un criminel dans les angoisses de la question Pas un cridrsquoailleurs pas drsquoautre bruit que le sourd craquement de ses os Nous eacutetionslagrave tous trois muets et immobiles Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante reacutegulariteacute Je voulus examiner la cameacuteriste  mais elleavait remis le masque dont elle srsquoeacutetait sans doute deacutebarrasseacutee pendant laroute et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agreacuteablementprononceacutees Lrsquoamant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de samaicirctresse et replia en double sur la figure un voile demousseline Lorsquejrsquoeus soigneusement observeacute cette femme je reconnus agrave certains symp-tocircmes jadis remarqueacutes dans une bien triste circonstance de ma vie quelrsquoenfant eacutetait mort Je me penchai vers la fille pour lrsquoinstruire de cet eacuteveacute-nement En ce moment le deacutefiant inconnu tira son poignard  mais jrsquoeusle temps de tout dire agrave la femme de chambre qui lui cria deux mots agrave voixbasse En entendant mon arrecirct lrsquoamant eut un leacuteger frisson qui passa surlui des pieds agrave la tecircte comme un eacuteclair il me sembla voir pacirclir sa figuresous son masque de velours noir La cameacuteriste saisit un moment ougrave cethomme au deacutesespoir regardait la mourante qui devenait violette et memontra sur une table des verres de limonade tout preacutepareacutes en me faisantun signe neacutegatif Je compris qursquoil fallait mrsquoabstenir de boire malgreacute lrsquohor-rible chaleur qui me desseacutechait le gosier Lrsquoamant eut soif  il prit un verre

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vide lrsquoemplit de limonade et but En ce moment la dame eut une convul-sion violente quimrsquoannonccedila lrsquoheure favorable agrave lrsquoopeacuteration Jemrsquoarmai decourage et je pus apregraves une heure de travail extraire lrsquoenfant par mor-ceaux LrsquoEspagnol ne pensa plus agrave mrsquoempoisonner en comprenant queje venais de sauver sa maicirctresse De grosses larmes roulaient par instantssur son manteau La femme ne jeta pas un cri mais elle tressaillait commeune becircte fauve surprise et suait agrave grosses gouttes Dans un instant horri-blement critique elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari le mari venait de se retourner  de nous quatre elle seule avait entendu lefroissement des draps le bruissement du lit ou des rideaux Nous nousarrecirctacircmes et agrave travers les trous de leurs masques la cameacuteriste et lrsquoamantse jetegraverent des regards de feu comme pour se dire  ― Le tuerons-nous srsquoilsrsquoeacuteveille  Jrsquoeacutetendis alors la main pour prendre le verre de limonade quelrsquoinconnu avait entameacute LrsquoEspagnol crut que jrsquoallais boire un des verrespleins  il bondit comme un chat posa son long poignard sur les deuxverres empoisonneacutes et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste Il y avait tant drsquoideacutees tant de sentiment dans ce signe et dans sonvif mouvement que je lui pardonnai les atroces combinaisons meacutediteacuteespour me tuer et ensevelir ainsi toute meacutemoire de cet eacuteveacutenement Apregravesdeux heures de soins et de craintes la cameacuteriste et moi nous recouchacircmessa maicirctresse Cet homme jeteacute dans une entreprise si aventureuse avaitpris en preacutevision drsquoune fuite des diamants sur papier  il les mit agrave moninsu dans ma poche Par parenthegravese comme jrsquoignorais le somptueux ca-deau de lrsquoEspagnol mon domestique mrsquoa voleacute ce treacutesor le surlendemainet srsquoest enfui nanti drsquoune vraie fortune Je dis agrave lrsquooreille de la femme dechambre les preacutecautions qui restaient agrave prendre et je voulus deacutecamper Lacameacuteriste resta pregraves de sa maicirctresse circonstance qui ne me rassura pasexcessivement  mais je reacutesolus de me tenir sur mes gardes Lrsquoamant fit unpaquet de lrsquoenfant mort et des linges ougrave la femme de chambre avait reccedilule sang de sa maicirctresse  il le serra fortement le cacha sous son manteaume passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer et sortitle premier en mrsquoinvitant par un geste agrave tenir le pan de son habit Jrsquoobeacuteisnon sans donner un dernier regard agravemamaicirctresse de hasard La cameacuteristearracha son masque en voyant lrsquoEspagnol dehors et me montra la plusdeacutelicieuse figure du monde Quand je me trouvai dans le jardin en plein

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air jrsquoavoue que je respirai comme si lrsquoon mrsquoeucirct ocircteacute un poids eacutenorme dedessus la poitrine Je marchais agrave une distance respectueuse de mon guideen veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attentionArriveacutes agrave la petite porte il me prit par la main mrsquoappuya sur les legravevres uncachet monteacute en bague que je lui avais vu agrave un doigt de la main gauche etje lui fis entendre que je comprenais ce signe eacuteloquent Nous nous trou-vacircmes dans la rue ougrave deux chevaux nous attendaient  nous montacircmeschacun le nocirctre mon Espagnol srsquoempara de ma bride la tint dans sa maingauche prit entre ses dents les guides de sa monture car il avait son pa-quet sanglant dans sa main droite et nous particircmes avec la rapiditeacute delrsquoeacuteclair Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pucirct meservir agrave me faire reconnaicirctre la route que nous parcourions Au petit jourje me trouvai pregraves dema porte et lrsquoEspagnol srsquoenfuit en se dirigeant vers laporte drsquoAtocha ― Et vous nrsquoavez rien aperccedilu qui puisse vous faire soup-ccedilonner agrave quelle femme vous aviez affaire  dit le colonel au chirurgien― Une seule chose reprit-il Quand je disposai lrsquoinconnue je remarquaisur son bras agrave peu pregraves au milieu une petite envie grosse comme unelentille et environneacutee de poils bruns En ce moment lrsquoindiscret chirur-gien pacirclit  tous les yeux fixeacutes sur les siens en suivirent la direction  nousvicircmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe drsquooran-gers En se voyant lrsquoobjet de notre attention cet homme disparut avecune leacutegegravereteacute de sylphe Un capitaine srsquoeacutelanccedila vivement agrave sa poursuite― Sarpejeu mes amis  srsquoeacutecria le chirurgien cet œil de basilic mrsquoa glaceacuteJrsquoentends sonner des cloches dans mes oreilles  Recevez mes adieux vousmrsquoenterrerez ici  ― Es-tu becircte  dit le colonel Hulot Falcon srsquoest mis agrave lapiste de lrsquoEspagnol qui nous eacutecoutait il saura bien nous en rendre raison― Heacute  bien srsquoeacutecriegraverent les officiers en voyant revenir le capitaine toutessouffleacute ― Au diable  reacutepondit Falcon il a passeacute je crois agrave travers lesmurailles Comme je ne pense pas qursquoil soit sorcier il est sans doute de lamaison  il en connaicirct les passages les deacutetours et mrsquoa facilement eacutechappeacute― Je suis perdu  dit le chirurgien drsquoune voix sombre ― Allons tiens-toicalme Beacutega (il srsquoappelait Beacutega) lui reacutepondis-je nous nous casernerons agravetour de rocircle chez toi jusqursquoagrave ton deacutepart Ce soir nous trsquoaccompagneronsEn effet trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu re-conduisirent le chirurgien agrave son logement et lrsquoun de nous srsquooffrit agrave rester

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chez lui Le surlendemain Beacutega avait obtenu son renvoi en France il faisaittous ses preacuteparatifs pour partir avec une dame agrave laquelle Murat donnaitune forte escorte  il achevait de dicircner en compagnie de ses amis lorsqueson domestique vint le preacutevenir qursquoune jeune dame voulait lui parler Lechirurgien et les trois officiers descendirent aussitocirct en craignant quelquepieacutege Lrsquoinconnue ne put que dire agrave son amant  ― Prenez garde  et tombamorte Cette femme eacutetait la cameacuteriste qui se sentant empoisonneacutee espeacute-rait arriver agrave temps pour sauver le chirurgien ― Diable  diable  srsquoeacutecria lecapitaine Falcon voilagrave ce qui srsquoappelle aimer  une Espagnole est la seulefemme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans lebocal Beacutega resta singuliegraverement pensif Pour noyer les sinistres pressen-timents qui le tourmentaient il se remit agrave table et but immodeacutereacutementainsi que ses compagnons Tous agrave moitieacute ivres se couchegraverent de bonneheure Au milieu de la nuit le pauvre Beacutega fut reacuteveilleacute par le bruit aiguque firent les anneaux de ses rideaux violemment tireacutes sur les tringles Ilse mit sur son seacuteant en proie agrave la treacutepidationmeacutecanique qui nous saisit aumoment drsquoun semblable reacuteveil Il vit alors debout devant lui un Espagnolenveloppeacute dans sonmanteau et qui lui jetait le mecircme regard brucirclant partidu buisson pendant la fecircte Beacutega cria  ― Au secours  A moi mes amis  Ace cri de deacutetresse lrsquoEspagnol reacutepondit par un rire amer ― Lrsquoopium croicirctpour tout le monde reacutepondit-il Cette espegravece de sentence dite lrsquoinconnumontra les trois amis profondeacutement endormis tira de dessous son man-teau un bras de femme reacutecemment coupeacute le preacutesenta vivement agrave Beacutegaen lui faisant voir un signe semblable agrave celui qursquoil avait si imprudemmentdeacutecrit  ― Est-ce bien le mecircme  demanda-t-il A la lueur drsquoune lanterneposeacutee sur le lit Beacutega reconnut le bras et reacutepondit par sa stupeur Sansplus amples informations le mari de lrsquoinconnue lui plongea son poignarddans le cœur

― Il faut raconter cela dit le journaliste a des charbonniers car il fautune foi robuste Pourriez-vous mrsquoexpliquer qui du mort ou de lrsquoEspagnola causeacute 

― Monsieur reacutepondit le Receveur des contributions jrsquoai soigneacute cepauvre Beacutega qui mourut cinq jours apregraves dans drsquohorribles souffrancesCe nrsquoest pas tout Lors de lrsquoexpeacutedition entreprise pour reacutetablir FerdinandVII je fus nommeacute agrave un poste en Espagne et fort heureusement je nrsquoallai

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pas plus loin qursquoagrave Tours car on me fit alors espeacuterer la recette de San-cerre La veille de mon deacutepart jrsquoeacutetais agrave un bal chez madame de Listo-megravere ougrave devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction En quit-tant la table drsquoeacutecarteacute jrsquoaperccedilus un Grand drsquoEspagne un Afrancesado enexil arriveacute depuis quinze jours en Touraine Il eacutetait venu fort tard agrave cebal ougrave il apparaissait pour la premiegravere fois dans le monde et visitait lessalons accompagneacute de sa femme dont le bras droit eacutetait absolument im-mobile Nous nous seacuteparacircmes en silence pour laisser passer ce couple quenous ne vicircmes pas sans eacutemotion Imaginez un vivant tableau de Murillo Sous des orbites creuseacutes et noircis lrsquohomme montrait des yeux de feuqui restaient fixes  sa face eacutetait desseacutecheacutee son cracircne sans cheveux offraitdes tons ardents et son corps effrayait le regard tant il eacutetait maigre Lafemme  imaginez-la  non vous ne la feriez pas vraie Elle avait cette ad-mirable taille qui a fait creacuteer ce mot demeneacuteho dans la langue espagnole quoique pacircle elle eacutetait belle encore  son teint par un privileacutege inouiuml pourune Espagnole eacuteclatait de blancheur  mais son regard plein du soleil delrsquoEspagne tombait sur vous comme un jet de plomb fondu ― Madamedemandai-je agrave la marquise vers la fin de la soireacutee par quel eacuteveacutenementavez-vous donc perdu le bras  ― Dans la guerre de lrsquoindeacutependance mereacutepondit-elle

― LrsquoEspagne est un singulier pays dit madame de La Baudraye il yreste quelque chose des mœurs arabes

― Oh  dit le journaliste en riant cette manie de couper les bras y estfort ancienne elle reparaicirct agrave certaines eacutepoques comme quelques-uns denos canards dans les journaux car ce sujet avait deacutejagrave fourni des piegraveces auTheacuteacirctre Espagnol degraves 1570hellip

― Me croyez-vous donc capable drsquoinventer une histoire  dit monsieurGravier piqueacute de lrsquoair impertinent de Lousteau

― Vous en ecirctes incapable reacutepondit le journaliste― Bah  dit Bianchon les inventions des romanciers et des drama-

turges sautent aussi souvent de leurs livres de leurs piegraveces dans la viereacuteelle que les eacuteveacutenements de la vie reacuteelle montent sur le theacuteacirctre et se preacute-lassent dans les livres Jrsquoai vu se reacutealiser sous mes yeux la comeacutedie deTartuffe agrave lrsquoexception du deacutenoucircment  on nrsquoa jamais pu dessiller les yeuxagrave Orgon

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― Croyez-vous qursquoil puisse encore arriver en France des aventurescomme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier  dit madamede La Baudraye

― Eh  mon Dieu srsquoeacutecria le Procureur du Roi sur les dix ou douzecrimes saillants qui se commeent par anneacutee en France il srsquoen trouvela moitieacute dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires quecelles de vos aventures et qui tregraves-souvent les surpassent en romanesqueCette veacuteriteacute nrsquoest-elle pas drsquoailleurs prouveacutee par la publication de la Ga-zee des Tribunaux agrave mon sens lrsquoun des plus grands abus de la Presse Cejournal qui ne date que de 1826 ou 1827 nrsquoexistait donc pas lors de mondeacutebut dans la carriegravere du Ministegravere public et les deacutetails du crime dont jevais vous parler nrsquoont pas eacuteteacute connus au delagrave du Deacutepartement ougrave il futperpeacutetreacute Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps agrave Tours une femmedont le mari avait disparu lors du licenciement de lrsquoarmeacutee de la Loire en1816 et qui naturellement fut pleureacute beaucoup se fit remarquer par uneexcessive deacutevotion Quand les missionnaires parcoururent les villes deprovince pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des im-pieacuteteacutes reacutevolutionnaires cette veuve fut une des plus ardentes proseacutelyteselle porta la croix elle y cloua son cœur en argent traverseacute drsquoune flegravecheet long-temps apregraves la mission elle allait tous les soirs faire sa priegravereaux pieds de la croix qui fut planteacutee derriegravere le chevet de la catheacutedraleEnfin vaincue par ses remords elle se confessa drsquoun crime eacutepouvantableElle avait eacutegorgeacute son mari comme on avait eacutegorgeacute Fualdegraves en le saignantelle lrsquoavait saleacute mis dans deux vieux poinccedilons en morceaux absolumentcomme srsquoil se fucirct (fut) agi drsquoun porc Et pendant fort long-temps tous lesmatins elle en coupait unmorceau et lrsquoallait jeter dans la Loire Le confes-seur consulta ses supeacuterieurs et avertit sa peacutenitente qursquoil devait preacutevenirle Procureur du Roi La femme attendit la descente de la justice Le Procu-reur du Roi le Juge drsquoInstruction en visitant la cave y trouvegraverent encorela tecircte du mari dans le sel et dans un des poinccedilons ― Mais malheureusedit le Juge drsquoInstruction agrave lrsquoinculpeacutee puisque vous avez eu la barbarie dejeter ainsi dans la riviegravere le corps de votre mari pourquoi nrsquoavez-vouspas fait disparaicirctre aussi la tecircte il nrsquoy aurait plus eu de preuveshellip― Je lrsquoaibien souvent essayeacute monsieur dit-elle  mais je lrsquoai toujours trouveacutee troplourde

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― Eh  bien qursquoa-t-on fait de la femme hellip srsquoeacutecriegraverent les deux Pari-siens

― Elle a eacuteteacute condamneacutee et exeacutecuteacutee agrave Tours reacutepondit le magistrat mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer lrsquointeacuterecirct sur ellemalgreacute lrsquoeacutenormiteacute du crime

― Eh  sait-on dit Bianchon toutes les trageacutedies qui se jouent derriegraverele rideau du meacutenage que le public ne soulegraveve jamaishellip Je trouve la justicehumaine malvenue agrave juger des crimes entre eacutepoux  elle y a tout droitcomme police mais elle nrsquoy entend rien dans ses preacutetentions agrave lrsquoeacutequiteacute

― Bien souvent la victime a eacuteteacute pendant si long-temps le bourreaureacutepondit naiumlvement madame de La Baudraye que le crime paraicirctrait quel-quefois excusable si les accuseacutes osaient tout dire

Cette reacuteponse provoqueacutee par Bianchon et lrsquohistoire raconteacutee par leProcureur du Roi rendirent les deux Parisiens tregraves-perplexes sur la situa-tion de Dinah  Aussi lorsque lrsquoheure du coucher fut arriveacutee y eut-il un deces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux chacircteauxougrave les garccedilons restent tous leur bougeoir agrave la main agrave causer mysteacuterieu-sement Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soireacutee ougravelrsquoinnocence de madame de La Baudraye avait eacuteteacute mise en lumiegravere

― Apregraves tout dit Lousteau lrsquoimpassibiliteacute de notre chacirctelaine indi-querait aussi bien une profonde deacutepravation que la candeur la plus en-fantinehellip Le Procureur du Roi mrsquoa eu lrsquoair de proposer de mettre le petitLa Baudraye en saladehellip

― Il ne revient que demain qui sait ce qui se passera cette nuit  ditGatien

― Nous le saurons srsquoeacutecria monsieur GravierLa vie de chacircteau comporte une infiniteacute de mauvaises plaisanteries

parmi lesquelles il en est qui sont drsquoune horrible perfidie Monsieur Gra-vier qui avait vu tant de choses proposa de mettre les scelleacutes agrave la portede madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi Les canardsaccusateurs du poegravete Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu queles espions de la vie de chacircteau fixent sur lrsquoouverture drsquoune porte par deuxpetites boules de cire applaties et placeacutees si bas ou si haut qursquoil est impos-sible de se douter de ce pieacutege Le galant sort-il et ouvre-t-il lrsquoautre portesoupccedilonneacutee la coiumlncidence des cheveux arracheacutes dit toutQuand chacun

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fut censeacute endormi le meacutedecin le journaliste le Receveur des contribu-tions et Gatien vinrent pieds nus en vrais voleurs condamner mysteacute-rieusement les deux portes et se promirent de venir agrave cinq heures dumatin veacuterifier lrsquoeacutetat des scelleacutes Jugez de leur eacutetonnement et du plaisir deGatien lorsque tous quatre un bougeoir agrave la main agrave peine vecirctus vinrentexaminer les cheveux et trouvegraverent celui du Procureur du Roi et celui demadame de La Baudraye dans un satisfaisant eacutetat de conservation

― Est-ce la mecircme cire  dit monsieur Gravier― Est-ce les mecircmes cheveux  demanda Lousteau― Oui dit Gatien― Ceci change tout srsquoeacutecria Lousteau vous aurez battu les buissons

pour Robin-des-BoisLe Receveur des contributions et le fils du Preacutesident srsquointerrogegraverent

par un coup drsquoœil qui voulait dire  Nrsquoy a-t-il pas dans cette phrase quelquechose de piquant pour nous  devons-nous rire ou nous facirccher 

― Si dit le journaliste agrave lrsquooreille de Bianchon Dinah est vertueuseelle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour

Lrsquoideacutee drsquoemporter en quelques instants une place qui reacutesistait depuisneuf ans aux Sancerrois sourit alors agrave Lousteau Dans cette penseacutee il des-cendit le premier dans le jardin espeacuterant y rencontrer la chacirctelaine Cehasard arriva drsquoautant mieux que madame de La Baudraye avait aussi ledeacutesir de srsquoentretenir avec son critique La moitieacute des hasards sont cher-cheacutes

― Hier vous avez chasseacute monsieur dit madame de La Baudraye Cematin je suis assez embarrasseacutee de vous offrir quelque nouvel amuse-ment  agrave moins que vous ne vouliez venir agrave La Baudraye ougrave vous pourrezobserver la province un peumieux qursquoici  car vous nrsquoavez fait qursquoune bou-cheacutee de mes ridicules  mais le proverbe sur la plus belle fille du monderegarde aussi la pauvre femme de province

― Ce petit sot de Gatien reacutepondit Lousteau vous a reacutepeacuteteacute sans douteune phrase dite par moi pour lui faire avouer qursquoil vous adorait Votresilence avant-hier pendant le dicircner et pendant toute la soireacutee mrsquoa suffi-samment reacuteveacuteleacute lrsquoune de ces indiscreacutetions qui ne se commettent jamais agraveParis Que voulez-vous  je ne me flatte pas drsquoecirctre intelligible Ainsi jrsquoaicomploteacute de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour sa-

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voir si nous vous causerions agrave vous et agrave monsieur de Clagny quelque re-mordshellipOh  rassurez-vous nous avons la certitude de votre innocence Sivous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat vous eus-siez perdu tout votre prix agrave mes yeuxhellip Jrsquoaime ce qui est complet Vousnrsquoaimez pas vous ne pouvez pas aimer ce froid ce petit ce sec ce muetusurier en poinccedilons et en terres qui vous plante lagrave pour vingt-cinq cen-times agrave gagner sur des regains  Oh  jrsquoai bien reconnu lrsquoidentiteacute de mon-sieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris  crsquoest lamecircme natureVingt-huit ans belle sage sans enfantshellip tenez madame je nrsquoai jamaisrencontreacute le problegraveme de la vertu mieux poseacutehellip Lrsquoauteur de Paquita la Seacute-villane doit avoir recircveacute bien des recircves hellip Je puis vous parler de toutes ceschoses sans lrsquohypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent je suisvieux avant le temps Je nrsquoai plus drsquoillusions en conserve-t-on au meacutetierque jrsquoai fait hellip

En deacutebutant ainsi Lousteau supprimait toute la carte du Pays deTendre dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouillesil allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que lesfemmes se font demander pendant des anneacutees teacutemoin le pauvre Procu-reur du Roi pour qui la derniegravere faveur consistait agrave serrer un peu pluscoitement qursquoagrave lrsquoordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchantlrsquoheureux homme  Aussi pour ne pas mentir agrave son renom de femme su-peacuterieure madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfreddu Feuilleton en lui propheacutetisant tout un avenir drsquoamour auquel il nrsquoavaitpas songeacute

― Vous avez chercheacute le plaisir mais vous nrsquoavez pas encore aimeacute dit-elle Croyez-moi lrsquoamour veacuteritable arrive souvent agrave contre-sens de la vieVoyez monsieur de Gentz tombant dans sa vieillesse amoureux de FannyEllsler et abandonnant les reacutevolutions de juillet pour les reacutepeacutetitions decette danseuse 

― Cela me semble difficile reacutepondit Lousteau Je crois agrave lrsquoamour maisje ne crois plus agrave la femmehellip Il y a sans doute en moi des deacutefauts quimrsquoempecircchent drsquoecirctre aimeacute car jrsquoai souvent eacuteteacute quitteacute Peut-ecirctre ai-je trople sentiment de lrsquoideacutealhellip comme tous ceux qui ont creuseacute la reacutealiteacutehellip

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui jeteacutedans le milieu parisien le plus spirituel en rapportait les axiomes har-

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dis les deacutepravations presque naiumlves les convictions avanceacutees et qui srsquoilnrsquoeacutetait pas supeacuterieur jouait au moins tregraves-bien la supeacuterioriteacute Eacutetienne eutaupregraves de Dinah tout le succegraves drsquoune premiegravere repreacutesentation Paquita laSancerroise aspira les tempecirctes de Paris lrsquoair de Paris Elle passa lrsquounedes journeacutees les plus agreacuteables de sa vie entre Eacutetienne et Bianchon quilui racontegraverent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jourles traits drsquoesprit qui seront quelque jour lrsquoana de notre siegravecle  mots etfaits vulgaires agrave Paris mais tout nouveaux pour elle Naturellement Lous-teau dit beaucoup de mal de la grande ceacuteleacutebriteacute feacuteminine du Berry maisdans lrsquoeacutevidente intention de flatter madame de La Baudraye et de lrsquoame-ner sur le terrain des confidences litteacuteraires en lui faisant consideacuterer ceteacutecrivain comme sa rivale Cette louange enivra madame de La Baudrayequi parut agrave monsieur de Clagny au Receveur des contributions et agrave Ga-tien plus affectueuse que la veille avec Eacutetienne Ces amants de Dinah re-grettegraverent bien drsquoecirctre alleacutes tous agrave Sancerre ougrave ils avaient tambourineacute lasoireacutee drsquoAnzy Jamais agrave les entendre rien de si spirituel ne srsquoeacutetait dit LesHeures srsquoeacutetaient envoleacutees sans qursquoon pucirct en voir les pieds leacutegers Les deuxParisiens furent ceacuteleacutebreacutes par eux comme deux prodiges

Ces exageacuterations trompeteacutees sur le Mail eurent pour effet de faire ar-river seize personnes le soir au chacircteau drsquoAnzy les unes en cabriolet defamille les autres en char-agrave-bancs et quelques ceacutelibataires sur des che-vaux de louage Vers sept heures ces provinciaux firent plus ou moinsbien leurs entreacutees dans lrsquoimmense salon drsquoAnzy que Dinah preacutevenue decette invasion avait eacuteclaireacute largement auquel elle avait donneacute tout sonlustre en deacutepouillant ses beaux meubles de leurs housses grises car elleregarda cette soireacutee comme un de ses grands jours Lousteau Bianchon etDinah eacutechangegraverent des regards pleins de finesse en examinant les posesen eacutecoutant les phrases de ces visiteurs alleacutecheacutes par la curiositeacute Com-bien de rubans invalides de dentelles heacutereacuteditaires de vieilles fleurs plusartificieuses qursquoartificielles se preacutesentegraverent audacieusement sur des bon-nets bisannuels  La Preacutesidente Boirouge cousine de Bianchon eacutechangeaquelques phrases avec le docteur de qui elle obtint une consultation gra-tuite en lui expliquant de preacutetendues douleurs nerveuses agrave lrsquoestomac danslesquelles il reconnut des indigestions peacuteriodiques

― Prenez tout bonnement du theacute tous les jours une heure apregraves votre

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dicircner comme les Anglais et vous serez gueacuterie car ce que vous eacuteprouvezest une maladie anglaise reacutepondit gravement Bianchon

― Crsquoest deacutecideacutement un bien grand meacutedecin dit la Preacutesidente en reve-nant aupregraves de madame de Clagny de madame Popinot-Chandier et demadame Gorju la femme du maire

― On dit reacutepliqua sous son eacuteventail madame de Clagny que Dinahlrsquoa fait venir bien moins pour les Eacutelections que pour savoir drsquoougrave provientsa steacuteriliteacutehellip

Dans le premier moment de leur succegraves Lousteau preacutesenta le savantmeacutedecin comme le seul candidat possible aux prochaines Eacutelections MaisBianchon au grand contentement du nouveau Sous-Preacutefet fit observerqursquoil lui paraissait presque impossible drsquoabandonner la science pour lapolitique

― Il nrsquoy a dit-il que des meacutedecins sans clientegravele qui puissent se fairenommer deacuteputeacutes Nommez donc des hommes drsquoEacutetat des penseurs desgens dont les connaissances soient universelles et qui sachent se mettreagrave la hauteur ougrave doit ecirctre un leacutegislateur  voilagrave ce qui manque dans nosChambres et ce qursquoil faut agrave notre pays 

Deux ou trois jeunes personnes quelques jeunes gens et les femmesexaminaient Lousteau comme si crsquoeucirct eacuteteacute un faiseur de tours

― Monsieur Gatien Boirouge preacutetend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an agrave eacutecrire dit la femme du maire agrave madame deClagny le croyez-vous 

― Est-ce possible  puisqursquoon ne paye que mille eacutecus un Procureur duRoihellip

― Monsieur Gatien dit madame Chandier faites-donc parler touthaut monsieur Lousteau je ne lrsquoai pas encore entenduhellip

― Quelles jolies bottes il a dit mademoiselle Chandier agrave son fregravere etcomme elles reluisent 

― Bah  crsquoest du vernis ― Pourquoi nrsquoen as-tu pas Lousteau finit par trouver qursquoil posait un peu trop et reconnut

dans lrsquoattitude des Sancerrois les indices du deacutesir qui les avait ameneacutes― Quelle charge pourrait-on leur faire  pensa-t-il

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En ce moment le preacutetendu valet de chambre de La Baudraye un valetde ferme vecirctu drsquoune livreacutee apporta les lettres les journaux et remit un pa-quet drsquoeacutepreuves que le journaliste laissa prendre agrave Bianchon car madamede La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelleseacutetaient assez typographiques  ― Comment  la litteacuterature vous poursuitjusqursquoici 

― Non pas la litteacuterature reacutepondit-il mais la Revue ougrave jrsquoachegraveve uneNouvelle et qui paraicirct dans dix jours Je suis venu sous le coup de  La finagrave la prochaine livraison et jrsquoai ducirc donner mon adresse agrave lrsquoimprimeur Ah nous mangeons un pain bien chegraverement vendu par les speacuteculateurs enpapier noirci  Je vous peindrai lrsquoespegravece curieuse des Directeurs de Revue

― Quand la conversation commencera-t-elle  dit alors agrave Dinah ma-dame de Clagny comme on demande  A quelle heure le feu drsquoartifice 

― Je croyais dit madame Popinot-Chandier agrave sa cousine la PreacutesidenteBoirouge que nous aurions des histoires

En ce moment ougrave comme un parterre impatient les Sancerrois fai-saient entendre des murmures Lousteau vit Bianchon perdu dans unerecircverie inspireacutee par lrsquoenveloppe des eacutepreuves

― Qursquoas-tu  lui dit Eacutetienne― Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une macula-

ture qui enveloppait tes eacutepreuves Tiens lis  Olympia ou les Vengeancesromaines

― Voyons dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que luitendit le docteur et il lut agrave haute voix ceci 

caverne Rinaldo srsquoindignant de la lacirccheteacute de ses compa-gnons qui nrsquoavaient de courage qursquoen plein air et nrsquoosaientsrsquoaventurer dans Rome jeta sur eux un regard de meacutepris― Je suis donc seul hellip leur dit-ilIl parut penser puis il reprit  ― Vous ecirctes des miseacuterablesjrsquoirai seul et jrsquoaurai seul cette riche proiehellip vous mrsquoenten-dez hellip Adieu― Mon capitaine hellip dit Lamberti et si vous eacutetiez pris sansavoir reacuteussi hellip― Dieu me protegravege hellip reprit Rinaldo en montrant le ciel

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A ces mots il sortit et rencontra sur la route lrsquointendant deBracciano

― La page est finie dit Lousteau que tout le monde avait religieuse-ment eacutecouteacute

― Il nous lit son ouvrage dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier

― Drsquoapregraves les premiers mots il est eacutevident mesdames reprit le jour-naliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois que lesbrigands sont dans une caverne Quelle neacutegligence mettaient alors lesromanciers dans les deacutetails aujourdrsquohui si curieusement si longuementobserveacutes sous preacutetexte de couleur locale  Si les voleurs sont dans une ca-verne au lieu de  en montrant le ciel il aurait fallu  en montrant la voucircteMalgreacute cette incorrection Rinaldo me semble un homme drsquoexeacutecution etson apostrophe agrave Dieu sent lrsquoItalie Il y avait dans ce roman un soupccedilon decouleur locale Peste  des brigands une caverne un Lamberti qui sait cal-culerhellip Je vois tout un vaudeville dans cette page Ajoutez agrave ces premierseacuteleacutements un bout drsquointrigue une jeune paysanne agrave chevelure releveacutee agravejupes courtes et une centaine de couplets deacutetestableshellip oh  mon Dieu lepublic viendra Et puis Rinaldohellip comme ce nom-lagrave convient agrave Lafont En lui supposant des favoris noirs un pantalon collant un manteau desmoustaches un pistolet et un chapeau pointu  si le directeur du Vaude-ville a le courage de payer quelques articles de journaux voilagrave cinquanterepreacutesentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits drsquoau-teur si je veux dire du bien de la piegravece dans mon feuilleton Continuons

La duchesse de Bracciano retrouva son gant Certes Adolphequi lrsquoavait rameneacutee au bosquet drsquoorangers put croire qursquoily avait de la coquetterie dans cet oubli  car alors le bosqueteacutetait deacutesert Le bruit de la fecircte retentissait vaguement au loinLes fantoccini annonceacutes avaient attireacute tout le monde dansla galerie Jamais Olympia ne parut plus belle agrave son amantLeurs regards animeacutes du mecircme feu se comprirent Il y eutun moment de silence deacutelicieux pour leurs acircmes et impos-sible agrave rendre Ils srsquoassirent sur le mecircme banc ougrave ils srsquoeacutetaienttrouveacutes en preacutesence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

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― Malepeste  je ne vois plus notre Rinaldo srsquoeacutecria Lousteau Maisquels progregraves dans la compreacutehension de lrsquointrigue un homme litteacuterairene fera-t-il pas agrave cheval sur cette page  La duchesse Olympia est unefemme qui pouvait oublier agrave dessein ses gants dans un bosquet deacutesert 

― A moins drsquoecirctre placeacute entre lrsquohuicirctre et le sous-chef de bureau lesdeux creacuteations les plus voisines du marbre dans le regravegne zoologique ilest impossible de ne pas reconnaicirctre dans Olympia une femme de trenteans  dit madame de La Baudraye Adolphe en a degraves lors vingt-deux carune Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans

― Avec ces deux suppositions le roman peut se reconstruire repritLousteau Et ce chevalier de Paluzzi  hein hellip quel homme  Dans ces deuxpages le style est faible lrsquoauteur eacutetait peut-ecirctre un employeacute des Droits-Reacuteunis il aura fait le roman pour payer son tailleurhellip

― A cette eacutepoque dit Bianchon il y avait une censure et il faut ecirctreaussi indulgent pour lrsquohomme qui passait sous les ciseaux de 1805 quepour ceux qui allaient agrave lrsquoeacutechafaud en 1793

― Comprenez-vous quelque chose  demanda timidement madameGorju la femme du Maire agrave madame de Clagny

La femme du Procureur du Roi qui selon lrsquoexpression de monsieurGravier aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814 se raffermitsur ses hanches comme un cavalier sur ses eacutetriers et fit une moue agrave savoisine qui voulait dire  ― On nous regarde  sourions comme si nouscomprenions

― Crsquoest charmant  dit la mairesse agrave Gatien De gracircce monsieur Lous-teau continuez 

Lousteau regarda les deux femmes deux vraies pagodes indiennes etput tenir son seacuterieux Il jugea neacutecessaire de srsquoeacutecrier  Attention  en repre-nant ainsi 

robe frocircla dans le silence Tout agrave coup le cardinal Borboriganoparut aux yeux de la duchesse Il avait un visage sombre son front semblait chargeacute de nuages et un sourire amer sedessinait dans ses rides― Madame dit-il vous ecirctes soupccedilonneacutee Si vous ecirctes cou-pable fuyez  si vous ne lrsquoecirctes pas fuyez encore  parce que

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vertueuse ou criminelle vous serez de loin bienmieux en eacutetatde vous deacutefendrehellip― Je remercie Votre Eacuteminence de sa sollicitude dit-elle leduc de Bracciano reparaicirctra quand je jurerai neacutecessaire defaire voir qursquoil existe

― Le cardinal Borborigano  srsquoeacutecria Bianchon Par les clefs du pape si vous ne mrsquoaccordez pas qursquoil se trouve une magnifique creacuteation seule-ment dans le nom si vous ne voyez pas agrave ces mots  robe frocircla dans lesilence  toute la poeacutesie du rocircle de Schedoni inventeacute par madame Radcliffedans le Confessionnal des Peacutenitents noirs vous ecirctes indigne de lire des ro-manshellip

― Pour moi reprit Dinah qui eut pitieacute des dix-huit figures qui regar-daient Lousteau la fable marche Je connais tout  je suis agrave Rome je voisle cadavre drsquoun mari assassineacute dont la femme audacieuse et perverse aeacutetabli son lit sur un crategravere A chaque nuit agrave chaque plaisir elle se dit Tout va se deacutecouvrir hellip

― La voyez-vous srsquoeacutecria Lousteau eacutetreignant ce monsieur Adolpheelle le serre elle veutmettre toute sa vie dans un baiser hellipAdolpheme faitlrsquoeffet drsquoecirctre un jeune homme parfaitement bien fait mais sans esprit unde ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes Rinaldo plane sur lrsquoin-trigue que nous se connaissons pas mais qui doit ecirctre corseacutee comme celledrsquounmeacutelodrame de Pixeacutereacutecourt Nous pouvons nous figurer drsquoailleurs queRinaldo passe dans le fond du theacuteacirctre comme un personnage des dramesde Victor Hugo

― Et crsquoest le mari peut-ecirctre srsquoeacutecria madame de La Baudraye― Comprenez-vous quelque chose agrave tout cela  demandamadame Pieacute-

defer agrave la Preacutesidente― Crsquoest ravissant dit madame de La Baudraye agrave sa megravereTous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des

piegraveces de cent sous― Continuez de gracircce fit madame de La BaudrayeLousteau continua

― Votre clef hellip― Lrsquoauriez-vous perdue hellip

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― Elle est dans le bosquethellip― Couronshellip― Le cardinal lrsquoaurait-il prise hellip― Nonhellip La voicihellip― De quel danger nous sortons Olympia regarda la clef elle crut reconnaicirctre la sienne  maisRinaldo lrsquoavait changeacutee  ses ruses avaient reacuteussi il posseacutedaitla veacuteritable clef Moderne Cartouche il avait autant drsquohabi-leteacute que de courage et soupccedilonnant que des treacutesors consideacute-rables pouvaient seuls obliger une duchesse agrave toujours porteragrave sa ceinture

― Cherche hellip srsquoeacutecria Lousteau La page qui faisait le recto suivant nrsquoyest pas il nrsquoy a plus pour nous tirer drsquoinquieacutetude que la page 212

― Si la clef avait eacuteteacute perdue ― Il serait morthellip― Mort  ne devriez-vous pas acceacuteder agrave la derniegravere priegravere qursquoilvous a faite et lui donner la liberteacute aux conditions qursquoilhellip― Vous ne le connaissez pashellip― Maishellip― Tais-toi Je trsquoai pris pour amant et non pour confesseurAdolphe garda le silence

― Puis voilagrave un Amour sur une chegravevre au galop une vignette dessineacuteepar Normand graveacutee par Duplathellip Oh  les noms y sont dit Lousteau

― Eh  bien la suite  dirent ceux des auditeurs qui comprenaient― Mais le chapitre est fini reacutepondit Lousteau La circonstance de la

vignette change totalement mes opinions sur lrsquoauteur Pour avoir ob-tenu sous lrsquoEmpire des vignettes graveacutees sur bois lrsquoauteur devait ecirctreun Conseiller drsquoEacutetat ou madame Bartheacutelemy-Hadot feu Desforges ou Se-wrin

― Adolphe garda le silence hellip Ah  dit Bianchon la duchesse a moinsde trente ans

― Srsquoil nrsquoy a plus rien inventez une fin  dit madame de La Baudraye

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Mais dit Lousteau la maculature nrsquoa eacuteteacute tireacutee que drsquoun seul cocircteacute Enstyle typographique le cocircteacute de seconde ou pour vous mieux faire com-prendre tenez le revers qui aurait ducirc ecirctre imprimeacute se trouve avoir reccediluun nombre incommensurable drsquoempreintes diverses elle appartient agrave laclasse des feuilles dites de mise en train

Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistentles deacuteregraveglements drsquoune feuille demise en train sachez qursquoelle ne peut pasplus garder trace des douze premiegraveres pages que les pressiers y ont im-primeacutees que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premiercoup de bacircton qursquoon vous eucirct donneacute si quelque pacha vous eucirct condam-neacutee agrave en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds

― Je suis comme une folle dit madame Popinot-Chandier agrave monsieurGravier  je tacircche de mrsquoexpliquer le Conseiller drsquoEacutetat le Cardinal la clefet cette maculathellip

― Vous nrsquoavez pas la clef de cette plaisanterie dit monsieur Gravier eh  bien ni moi non plus belle dame rassurez-vous

― Mais il y a une autre feuille dit Bianchon qui regarda sur la tableougrave se trouvaient les eacutepreuves

― Bon dit Lousteau elle est saine et entiegravere  Elle est signeacutee IV  J 2ᵉeacutedition Mesdames le IV indique le quatriegraveme volume Le J dixiegraveme lettrede lrsquoalphabet la dixiegraveme feuille Il me paraicirct degraves lors prouveacute que sauf lesruses du libraire les Vengeances romaines ont eu du succegraves puisqursquoellesauraient eu deux eacuteditions Lisons et deacutechiffrons cette eacutenigme 

corridor  mais se sentant poursuivi par les gens de la du-chesse Rinaldo

― Va te promener ― Oh  dit madame de La Baudraye il y a eu des eacuteveacutenements impor-

tants entre votre fragment de maculature et cette page― Dites madame cette preacutecieuse bonne feuille  Mais la maculature

ougrave la duchesse a oublieacute ses gants dans le bosquet appartient-elle au qua-triegraveme volume  Au diable  continuons 

ne trouve pas drsquoasile plus sucircr que drsquoaller sur-le-champ dans lesouterrain ougrave devaient ecirctre les treacutesors de la maison de Brac-ciano Leacuteger comme la Camille du poegravete latin il courut vers

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La muse du deacutepartement Chapitre

lrsquoentreacutee mysteacuterieuse des Bains de Vespasien Deacutejagrave les torcheseacuteclairaient les murailles lorsque lrsquoadroit Rinaldo deacutecouvrantavec la perspicaciteacute dont lrsquoavait doueacute la nature la porte ca-cheacutee dans le mur disparut promptement Une horrible reacute-flexion sillonna lrsquoacircme de Rinaldo comme la foudre quand elledeacutechire les nuages Il srsquoeacutetait emprisonneacute hellip Il tacircta le

― Oh  cette bonne feuille et le fragment demaculature se suivent  Laderniegravere page du fragment est la 212 et nous avons ici 217  Et en effet sidans la maculature Rinaldo qui a voleacute la clef des treacutesors de la duchesseOlympia en lui en substituant une agrave peu pregraves semblable se trouve danscee bonne feuille au palais des ducs de Bracciano le roman me paraicirctmarcher agrave une conclusion quelconque Je souhaite que ce soit aussi clairpour vous que cela le devient pour moihellip Pour moi la fecircte est finie lesdeux amants sont revenus au palais Bracciano il est nuit il est une heuredu matin Rinaldo va faire un bon coup 

― Et Adolphe hellip dit le Preacutesident Boirouge qui passait pour ecirctre unpeu leste en paroles

― Et quel style  dit Bianchon  Rinaldo qui trouve lrsquoasile drsquoaller hellip― Eacutevidemment ni Maradan ni les Treuttel et Wurtz ni Doguereau

nrsquoont imprimeacute ce roman-lagrave dit Lousteau  car ils avaient des correcteursagrave leurs gages qui revoyaient leurs eacutepreuves  un luxe que nos eacutediteurs ac-tuels devraient bien se donner les auteurs drsquoaujourdrsquohui srsquoen trouveraientbienhellip Ce sera quelque pacotilleur du quaihellip

― Quel quai  dit une dame agrave sa voisine On parlait de bainshellip― Continuez dit madame de La Baudraye― En tout cas ce nrsquoest pas drsquoun Conseiller drsquoEacutetat dit Bianchon― Crsquoest peut-ecirctre de madame Hadot dit Lousteau― Pourquoi fourrent-ils lagrave-dedans madame Hadot de La Chariteacute  de-

manda la Preacutesidente agrave son fils― Cette madame Hadot ma chegravere Preacutesidente reacutepondit la chacirctelaine

eacutetait une femme-auteur qui vivait sous le Consulathellip― Les femmes eacutecrivaient donc sous lrsquoEmpereur  demanda madame

Popinot-Chandier― Et madame de Genlis et madame de Staeumll  fit le Procureur du Roi

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piqueacute pour Dinah de cette observation― Ah ― Continuez de gracircce dit madame La Baudraye agrave LousteauLousteau reprit la lecture en disant  ― Page 218 

mur avec une inquiegravete preacutecipitation et jeta un cri de deacuteses-poir quand il eut vainement chercheacute les traces de la serrureagrave secret Il lui fut impossible de se refuser agrave reconnaicirctre lrsquoaf-freuse veacuteriteacute La porte habilement construite pour servir lesvengeances de la duchesse ne pouvait pas srsquoouvrir en dedansRinaldo colla sa joue agrave divers endroits et ne sentit nulle partlrsquoair chaud de la galerie Il espeacuterait rencontrer une fente quilui indiquerait lrsquoendroit ougrave finissait le mur mais rien rien la paroi semblait ecirctre drsquoun seul bloc de marbrehellip Alors il luieacutechappe un sourd rugissement drsquohyegravenehellip

― Heacute  bien nous croyions avoir reacutecemment inventeacute les cris dehyegravene  dit Lousteau la litteacuterature de lrsquoEmpire les connaissait deacutejagrave lesmettait mecircme en scegravene avec un certain talent drsquohistoire naturelle  ce queprouve le mot sourd

― Ne faites plus de reacuteflexions monsieur dit madame de La Baudraye― Vous y voilagrave srsquoeacutecria Bianchon lrsquointeacuterecirct ce monstre romantique

vous a mis la main au collet comme agrave moi tout agrave lrsquoheure― Lisez  cria le Procureur du Roi je comprends ― Le fat  dit le Preacutesident agrave lrsquooreille de son voisin le Sous-Preacutefet― Il veut flatter madame de La Baudraye reacutepondit le nouveau Sous-

Preacutefet― Eh  bien je lis de suite dit solennellement LousteauOn eacutecouta le journaliste dans le plus profond silence

Un geacutemissement profond reacutepondit au cri de Rinaldo  maisdans son trouble il le prit pour un eacutecho tant ce geacutemissementeacutetait faible et creux  il ne pouvait pas sortir drsquoune poitrinehumainehellip― Santa Maria  dit lrsquoinconnu

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Si je quitte cette place je ne saurai plus la retrouver  pensaRinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumeacute Frapper jeserai reconnu  que faire ― Qui donc est lagrave  demanda la voix― Hein  dit le brigand les crapauds parleraient-ils ici ― Je suis le duc de Bracciano  Qui que vous soyez si vousnrsquoappartenez pas agrave la duchesse venez au nom de tous lessaints venez agrave moihellip― Il faudrait savoir ougrave tu es monseigneur le duc reacuteponditRinaldo avec lrsquoimpertinence drsquoun homme qui se voit neacuteces-saire― Je te vois mon ami car mes yeux se sont accoutumeacutes agravelrsquoobscuriteacute Eacutecoute marche droit bienhellip tourne agrave gauchehellipviens icihellip Nous voilagrave reacuteunisRinaldo mettant ses mains en avant par prudence rencontrades barres de fer― On me trompe  cria le bandit― Non tu as toucheacute ma cagehellip Assieds-toi sur un fucirct de por-phyre qui est lagrave― Comment le duc de Bracciano peut-il ecirctre dans une cage demanda le bandit― Mon ami jrsquoy suis depuis trente mois debout sans avoirpu mrsquoasseoir Mais qui es-tu toi ― Je suis Rinaldo le prince de la campagne le chef de quatre-vingts braves que les lois nomment agrave tort des sceacuteleacuterats quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par unevieille habitude― Dieu soit loueacute hellip Je suis sauveacutehellip Un honnecircte homme au-rait eu peur  tandis que je suis sucircr de pouvoir tregraves-bien mrsquoen-tendre avec toi srsquoeacutecria le duc O mon cher libeacuterateur tu doisecirctre armeacute jusqursquoaux dents― E verissimo ― Aurais-tu deshellip

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Oui des limes des pinceshellip Corpo di Bacco  je venais em-prunter indeacutefiniment les treacutesors des Bracciani― Tu en auras leacutegitimement une bonne part mon cher Ri-naldo et peut-ecirctre irai-je faire la chasse aux hommes en tacompagniehellip― Vous mrsquoeacutetonnez Excellence ― Eacutecoute-moi Rinaldo  Je ne te parlerai pas du deacutesir de ven-geance qui me ronge le cœur  je suis lagrave depuis trente mois mdashtu es Italien mdash tu me comprendras  Ah  mon ami ma fatigueet mon eacutepouvantable captiviteacute ne sont rien en comparaisondu mal qui me ronge le cœur La duchesse de Bracciano estencore une des plus belles femmes de Rome je lrsquoaimais assezpour en ecirctre jalouxhellip― Vous son mari hellip― Oui jrsquoavais tort peut-ecirctre ― Certes cela ne se fait pas dit Rinaldo― Ma jalousie fut exciteacutee par la conduite de la duchesse re-prit le duc Lrsquoeacuteveacutenement a prouveacute que jrsquoavais raison Un jeuneFranccedilais aimait Olympia il eacutetait aimeacute drsquoelle jrsquoeus des preuvesde leur mutuelle affectionhellip

― Mille pardons  mesdames dit Lousteau  mais voyez-vous il mrsquoestimpossible de ne pas vous faire observer combien la litteacuterature de lrsquoEm-pire allait droit au fait sans aucun deacutetail ce qui me semble le caractegraveredes temps primitifs La litteacuterature de cette eacutepoque tenait le milieu entrele sommaire des chapitres du Teacuteleacutemaque et les reacutequisitoires du Ministegraverepublic Elle avait des ideacutees mais elle ne les exprimait pas la deacutedaigneuse elle observait mais elle ne faisait part de ses observations agrave personnelrsquoavare  il nrsquoy avait que Foucheacute qui fit part de ses observations agrave quel-qursquoun La lieacuterature se contentait alors suivant lrsquoexpression drsquoun des plusniais critiques de la Revue des Deux-Mondes drsquoune assez pure esquisse etdu contour bien net de toutes les figures agrave lrsquoantique  elle ne dansait pas surles peacuteriodes  Je le crois bien elle nrsquoavait pas de peacuteriodes elle nrsquoavait pasde mots agrave faire chatoyer  elle vous disait Lubin aimait Toinette Toinettenrsquoaimait pas Lubin  Lubin tua Toinette et les gendarmes prirent Lubin qui

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La muse du deacutepartement Chapitre

fut mis en prison meneacute agrave la Cour drsquoAssises et guillotineacute Forte esquissecontour net  Quel beau drame  Eh  bien aujourdrsquohui les barbares fontchatoyer les mots

― Et quelquefois les morts dit monsieur de Clagny― Ah  reacutepliqua Lousteau vous vous donnez de ces R ― Que veut-il dire  demanda madame de Clagny que ce calembour

inquieacuteta― Il me semble que je marche dans un four reacutepondit la Mairesse― Sa plaisanterie perdrait agrave ecirctre expliqueacutee fit observer Gatien― Aujourdrsquohui reprit Lousteau les romanciers dessinent des carac-

tegraveres  et au lieu du contour net ils vous deacutevoilent le cœur humain ilsvous inteacuteressent soit agrave Toinette soit agrave Lubin

― Moi je suis effrayeacute de lrsquoeacuteducation du public en fait de litteacuterature ditBianchon Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoirla guerre le lecteur a fini par apprendre lrsquoart Jadis on ne demandait quede lrsquointeacuterecirct au roman  quant au style personne nrsquoy tenait pas mecircme lrsquoau-teur  quant agrave des ideacutees zeacutero  quant agrave la couleur locale neacuteant Insensible-ment le lecteur a voulu du style de lrsquointeacuterecirct du patheacutetique des connais-sances positives  il a exigeacute les cinq sens litteacuteraires  lrsquoinvention le style lapenseacutee le savoir le sentiment  puis la Critique est venue brochant surle tout Le critique incapable drsquoinventer autre chose que des calomnies apreacutetendu que toute œuvre qui nrsquoeacutemanait pas drsquoun cerveau complet eacutetaitboiteuseQuelques charlatans commeWalter Scott qui pouvaient reacuteunirles cinq sens litteacuteraires srsquoeacutetant alors montreacutes ceux qui nrsquoavaient que delrsquoesprit que du savoir que du style ou que du sentiment ces eacuteclopeacutes cesaceacutephales ces manchots ces borgnes litteacuteraires se sont mis agrave crier quetout eacutetait perdu ils ont precirccheacute des croisades contre les gens qui gacirctaientle meacutetier ou ils en ont nieacute les œuvres

― Crsquoest lrsquohistoire de vos derniegraveres querelles litteacuteraires fit observerDinah

― De gracircce  srsquoeacutecria monsieur de Clagny revenons au duc de Brac-ciano

Au grand deacutesespoir de lrsquoassembleacutee Lousteau reprit la lecture de labonne feuille

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La muse du deacutepartement Chapitre

Alors je voulus mrsquoassurer de mon malheur afin de pou-voir me venger sous lrsquoaile de la Providence et de la Loi Laduchesse avait devineacute mes projets Nous nous combattionspar la penseacutee avant de nous combattre le poison agrave la mainNous voulions nous imposer mutuellement une confianceque nous nrsquoavions pas  moi pour lui faire prendre un breu-vage elle pour srsquoemparer de moi Elle eacutetait femme elle lrsquoem-porta  car les femmes ont un pieacutege de plus que nous autresagrave tendre et jrsquoy tombai  je fus heureux  mais le lendemainmatin je me reacuteveillai dans cette cage de fer Je rugis pendanttoute la journeacutee dans lrsquoobscuriteacute de cette cave situeacutee sousla chambre agrave coucher de la duchesse Le soir enleveacute par uncontre-poids habilement meacutenageacute je traversai les plancherset vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta unmorceau de pain ma pitance de tous les soirs Voilagrave ma viedepuis trente mois  Dans cette prison de marbre mes cris nepeuvent parvenir agrave aucune oreille Pas de hasard pour moiJe nrsquoespeacuterais plus  En effet la chambre de la duchesse est aufond du palais et ma voix quand jrsquoy monte ne peut ecirctre en-tendue de personne Chaque fois que je vois ma femme ellememontre le poison que jrsquoavais preacutepareacute pour elle et pour sonamant  je le demande pour moi mais elle me refuse la mortelle me donne du pain et je mange  Jrsquoai bien fait de mangerde vivre jrsquoavais compteacute sans les bandits hellip― Oui Excellence quand ces imbeacuteciles drsquohonnecirctes gens sontendormis nous veillons nous― Ah  Rinaldo tous mes treacutesors sont agrave toi nous les parta-gerons en fregraveres et je voudrais te donner touthellip jusqursquoagrave monducheacutehellip― Excellence obtenez-moi du pape une absolution in articulomortis cela me vaudra mieux pour faire mon eacutetat― Tout ce que tu voudras  mais lime les barreaux de ma cageet precircte-moi ton poignardhellip Nous nrsquoavons guegravere de tempsva vitehellip Ah  si mes dents eacutetaient des limeshellip Jrsquoai essayeacute de

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macirccher ce ferhellip― Excellence dit Rinaldo en eacutecoutant les derniegraveres parolesdu duc jrsquoai deacutejagrave scieacute un barreau― Tu es un dieu ― Votre femme eacutetait agrave la fecircte de la princesse Villaviciosa elle est revenue avec son petit Franccedilais elle est ivre drsquoamournous avons donc le temps― As-tu fini ― Ouihellip― Ton poignard  demanda vivement le duc au bandit― Le voici― Bien― Jrsquoentends le bruit du ressort― Ne mrsquooubliez pas  dit le bandit qui se connaissait en re-connaissance― Pas plus que mon pegravere dit le duc― Adieu  lui dit Rinaldo Tiens comme il srsquoenvole  ajoutale bandit en voyant disparaicirctre le duc Pas plus que son pegraverese dit-il si crsquoest ainsi qursquoil compte se souvenir de moihellipAh  jrsquoavais pourtant fait le serment de ne jamais nuire auxfemmeshellipMais laissons pour un moment le bandit livreacute agrave ses reacute-flexions et montons comme le duc dans les appartements dupalais

― Encore une vignette un Amour sur un colimaccedilon  Puis la 230 estune page blanche dit le journaliste Voici deux autres pages blanchesprises par ce titre si deacutelicieux agrave eacutecrire quand on a lrsquoheureux malheur defaire des romans  Conclusion 

Jamais la duchesse nrsquoavait eacuteteacute si jolie  elle sortit de son bainvecirctue comme une deacuteesse et voyant Adolphe coucheacute volup-tueusement sur des piles de coussins ― Tu es bien beau lui dit-elle

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― Et toi Olympia hellip― Tu mrsquoaimes toujours ― Toujours mieux dit-ilhellip― Ah  il nrsquoy a que les Franccedilais qui sachent aimer  srsquoeacutecria laduchesse Mrsquoaimeras-tu bien ce soir ― Ouihellip― Viens donc Et par un mouvement de haine et drsquoamour soit que le car-dinal Borborigano lui eucirct remis plus vivement au cœur sonmari soit qursquoelle se sentit plus drsquoamour agrave lui montrer elle fitpartir le ressort et tendit les bras agrave

― Voilagrave tout  srsquoeacutecria Lousteau car le prote a deacutechireacute le reste en enve-loppant mon eacutepreuve  mais crsquoest bien assez pour nous prouver que lrsquoau-teur donnait des espeacuterances

― Je nrsquoy comprends rien dit Gatien Boirouge qui rompit le premierle silence que gardaient les Sancerrois

― Ni moi non plus reacutepondit monsieur Gravier― Crsquoest cependant un roman fait sous lrsquoEmpire lui dit Lousteau― Ah  dit monsieur Gravier agrave la maniegravere dont lrsquoauteur fait parler

le bandit on voit qursquoil ne connaissait pas lrsquoItalie Les bandits ne se per-mettent pas de pareils concei

Madame Gorju vint agrave Bianchon qursquoelle vit recircveur et lui dit en luimontrant Eupheacutemie Gorju sa fille doueacutee drsquoune assez belle dot  ― Quelgalimatias  Les ordonnances que vous eacutecrivez valent mieux que ceschoses-lagrave

La mairesse avait profondeacutement meacutediteacute cette phrase qui selon elleannonccedilait un esprit fort

― Ah  madame il faut ecirctre indulgent car nous nrsquoavons que vingtpages surmille reacutepondit Bianchon en regardantmademoiselle Gorju dontla taille menaccedilait de tourner agrave la premiegravere grossesse

― Eh  bien monsieur de Clagny dit Lousteau nous parlions hier desvengeances inventeacutees par les maris que dites-vous de celles qursquoinvententles femmes 

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― Je pense reacutepondit le Procureur du Roi que le roman nrsquoest pas drsquounConseiller drsquoEacutetat mais drsquoune femme En conceptions bizarres lrsquoimagi-nation des femmes va plus loin que celle des hommes teacutemoin le Fran-kenstein de mistriss Shelley le Leone Leoni de George Sand les œuvresdrsquoAnne Radcliffe et le Nouveau Promeacutetheacutee de Camille Maupin

Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant com-prendre par une expression qui le glaccedila que malgreacute tant drsquoillustresexemples elle prenait cette reacuteflexion pour Paquita la Seacutevillane

― Bah  dit le petit La Baudraye le duc de Bracciano que sa femme amis en cage et agrave qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de sonamant va la tuerhellip Vous appelez cela une vengeance hellip Nos tribunaux etla socieacuteteacute sont bien plus cruelshellip

― En quoi  fit Lousteau― Eh  bien voilagrave le petit La Baudraye qui parle dit le Preacutesident Boi-

rouge agrave sa femme― Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension le monde

lui tourne alors le dos  elle nrsquoa plus ni toilette ni consideacuteration deuxchoses qui selon moi sont toute la femme dit le petit vieillard

― Mais elle a le bonheur reacutepondit fastueusement madame de La Bau-draye

― Non reacutepliqua lrsquoavorton en allumant son bougeoir pour aller se cou-cher car elle a un amanthellip

― Pour un homme qui ne pense qursquoagrave ses provins et agrave ses baliveaux ila du trait dit Lousteau

― Il faut bien qursquoil ait quelque chose reacutepondit BianchonMadame de La Baudraye la seule qui pucirct entendre lemot de Bianchon

se mit agrave rire si finement et si amegraverement agrave la fois que le meacutedecin devina lesecret de la vie intime de la chacirctelaine dont les rides preacutematureacutees le preacute-occupaient depuis le matin Mais Dinah ne devina point elle les sinistrespropheacuteties que son mari venait de lui jeter dans un mot et que feu le bonabbeacute Duret nrsquoeucirct pas manqueacute de lui expliquer Le petit La Baudraye avaitsurpris dans les jeux de Dinah quand elle regardait le journaliste en luirendant la balle de la plaisanterie cette rapide et lumineuse tendresse quidore le regard drsquoune femme agrave lrsquoheure ougrave la prudence cesse ougrave commencelrsquoentraicircnement Dinah ne prit pas plus garde agrave lrsquoinvitation que lui faisait

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ainsi son mari drsquoobserver les convenances que Lousteau ne prit pour luiles malicieux avis de Dinah le jour de son arriveacutee

Tout autre que Bianchon se serait eacutetonneacute du prompt succegraves de Lous-teau  mais il ne fut mecircme point blesseacute de la preacutefeacuterence que Dinah don-nait au Feuilleton sur la Faculteacute tant il eacutetait meacutedecin  En effet Dinahgrande elle-mecircme devait ecirctre plus accessible agrave lrsquoesprit qursquoagrave la grandeurLrsquoamour preacuteegravere ordinairement les contrastes aux similitudes La fran-chise et la bonhomie du docteur sa profession tout le desservait Voicipourquoi  les femmes qui veulent aimer et Dinah voulait autant aimerqursquoecirctre aimeacutee ont une horreur instinctive pour les hommes voueacutes agrave desoccupations tyranniques  elles sont malgreacute leurs supeacuterioriteacutes toujoursfemmes en fait drsquoenvahissement Poegravete et feuilletoniste le libertin Lous-teau pareacute de sa misanthropie offrait ce clinquant drsquoacircme et cette vie agrave demioisive qui plaicirct aux femmes Le bon sens carreacute les regards perspicaces delrsquohomme vraiment supeacuterieur gecircnaient Dinah qui ne srsquoavouait pas agrave elle-mecircme sa petitesse elle se disait  ― Le docteur vaut peut-ecirctre mieux quele journaliste mais il me plaicirct moins Puis elle pensait aux devoirs de laprofession et se demandait si une femme pouvait jamais ecirctre autre choseqursquoun sujet aux yeux drsquounmeacutedecin qui voit tant de sujets dans sa journeacutee La premiegravere proposition de la penseacutee inscrite par Bianchon sur lrsquoalbumeacutetait le reacutesultat drsquoune observation meacutedicale qui tombait trop agrave plomb surla femme pour que Dinah nrsquoen fucirct pas frappeacutee Enfin Bianchon agrave quisa clientegravele deacutefendait un plus long seacutejour partait le lendemain Quellefemme agrave moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidonpeut se deacutecider en si peu de temps  Ces petites choses qui produisentles grandes catastrophes une fois vues en masse par Bianchon il dit enquatre mots agrave Lousteau le singulier arrecirct qursquoil porta sur madame de LaBaudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste

Pendant que les deux Parisiens chuchotaient il srsquoeacutelevait un oragecontre la chacirctelaine parmi les Sancerrois qui ne comprenaient rien agrave laparaphrase ni aux commentaires de Lousteau Loin drsquoy voir le roman quele Procureur du Roi le Sous-Preacutefet le Preacutesident le premier Substitut Le-bas monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tireacute toutes les femmesgroupeacutees autour de la table agrave theacute nrsquoy voyaient qursquoune mystification etaccusaient la muse de Sancerre drsquoy avoir trempeacute Toutes srsquoattendaient agrave

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passer une soireacutee charmante toutes avaient inutilement tendu les facul-teacutes de leur esprit Rien ne reacutevolte plus les gens de province que lrsquoideacutee deservir de jouet aux gens de Paris

Madame Pieacutedefer quitta la table agrave theacute pour venir dire agrave sa fille  ― Vadonc parler agrave ces dames elles sont tregraves-choqueacutees de ta conduite

Lousteau ne put srsquoempecirccher de remarquer alors lrsquoeacutevidente supeacuterioriteacutede Dinah sur lrsquoeacutelite des femmes de Sancerre  elle eacutetait la mieux mise sesmouvements eacutetaient pleins de gracircce son teint prenait une deacutelicieuse blan-cheur aux lumiegraveres elle se deacutetachait enfin sur cette tapisserie de vieillesfaces de jeunes filles mal habilleacutees agrave tournures timides comme une reineau milieu de sa cour Les images parisiennes srsquoeffaccedilaient Lousteau se fai-sait agrave la vie de province  et srsquoil avait trop drsquoimagination pour ne pas ecirctreimpressionneacute par les magnificences royales de ce chacircteau par ses sculp-tures exquises par les antiques beauteacutes de lrsquointeacuterieur il avait aussi tropde savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau dela Renaissance Aussi lorsque les Sancerrois se furent retireacutes un agrave un re-conduits par Dinah car ils avaient tous pour une heure de chemin  quandil nrsquoy eut plus au salon que le Procureur du Roi monsieur Lebas Gatienet monsieur Gravier qui couchaient agrave Anzy le journaliste avait-il deacutejagravechangeacute drsquoopinion sur Dinah Sa penseacutee accomplissait cette eacutevolution quemadame de La Baudraye avait eu lrsquoaudace de lui signaler agrave leur premiegravererencontre

― Ah  comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin srsquoeacutecriala chacirctelaine en rentrant au salon apregraves avoir mis en voiture le Preacutesidentla Preacutesidente madame et mademoiselle Popinot-Chandier

Le reste de la soireacutee eut son cocircteacute reacutejouissant  car en petit comiteacute cha-cun versa dans la conversation son contingent drsquoeacutepigrammes sur les di-verses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentairesde Lousteau sur lrsquoenveloppe de ses eacutepreuves

― Mon cher dit en se couchant Bianchon agrave Lousteau (on les avaitmis ensemble dans une immense chambre agrave deux lits) tu seras lrsquoheureuxmortel choisi par cette femme neacutee Pieacutedefer 

― Tu crois ― Eh  cela srsquoexplique  tu passes ici pour avoir en beaucoup drsquoaven-

tures agrave Paris et pour les femmes il y a dans un homme agrave bonnes fortunes

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je ne sais quoi drsquoirritant qui les attire et le leur rend agreacuteable  est-ce la va-niteacute de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres  srsquoadressent-elles agrave son expeacuterience comme un malade surpaye un ceacutelegravebre meacutedecin ou bien sont-elles flatteacutees drsquoeacuteveiller un cœur blaseacute 

― Les sens et la vaniteacute sont pour tant de chose dans lrsquoamour quetoutes ces suppositions peuvent ecirctre vraies reacutepondit Lousteau Mais sije reste crsquoest agrave cause du certificat drsquoinnocence instruite que tu donnes agraveDinah  Elle est belle nrsquoest-ce pas 

― Elle deviendra charmante en aimant dit le meacutedecin Puis apregravestout ce sera un jour ou lrsquoautre une riche veuve  Et un enfant lui vau-drait la jouissance de la fortune du sire de La Baudrayehellip

― Mais crsquoest une bonne action que de lrsquoaimer cette femme srsquoeacutecriaLousteau

― Une fois megravere elle reprendra de lrsquoembonpoint les rides srsquoefface-ront elle paraicirctra nrsquoavoir que vingt anshellip

― Eh  bien fit Lousteau en se roulant dans ses draps si tu veux mrsquoai-der demain oui demain jehellip Enfin bonsoir

Le lendemain madame de La Baudraye agrave qui depuis six mois sonmari avait donneacute des chevaux dont il se servait pour ses labours et unevieille calegraveche qui sonnait la ferraille eut lrsquoideacutee de reconduire Bianchonjusqursquoagrave Cosne ougrave il devait aller prendre la diligence de Lyon agrave son pas-sage Elle emmena sa megravere et Lousteau  mais elle se proposa de laisser samegravere agrave La Baudraye de se rendre agrave Cosne avec les deux Parisiens et drsquoenrevenir seule avec Eacutetienne Elle fit une charmante toilette que lorgna lejournaliste  brodequins bronzeacutes bas de soie gris une robe drsquoorgandi unemantille de dentelle noire et une charmante capote de gaze noire orneacutee defleurs Quant agrave Lousteau le drocircle srsquoeacutetait mis sur le pied de guerre  bottesvernies pantalon drsquoeacutetoffe anglaise plisseacute par-devant un gilet tregraves-ouvertqui laissait voir une chemise extrafine et les cascades de satin noir brocheacutede sa plus belle cravate une redingote noire tregraves-courte et tregraves-leacutegegravere

Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardegraverent assez sin-guliegraverement quand ils virent les deux Parisiens dans la calegraveche et euxcomme deux niais au bas du perron Monsieur de La Baudraye qui duhaut de la derniegravere marche faisait au docteur un petit salut de sa petitemain ne put srsquoempecirccher de sourire en entendant monsieur de Clagny

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La muse du deacutepartement Chapitre

disant agrave monsieur Gravier  ― Vous auriez ducirc les accompagner agrave chevalEn ce moment Gatien monteacute sur la tranquille jument de monsieur de

La Baudraye deacuteboucha par lrsquoalleacutee qui conduisait aux eacutecuries et rejoignitla calegraveche

― Ah  bon dit le Receveur des contributions lrsquoenfant srsquoest mis deplanton

― Quel ennui srsquoeacutecria Dinah en voyant Gatien En treize ans car voicibientocirct treize ans que je suis marieacutee je ne nrsquoai pas eu trois heures deliberteacutehellip

― Marieacutee madame  dit le journaliste en souriant Vous me rappelezun mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins Il partait pour la Pa-lestine et ses amis lui faisaient des repreacutesentations sur son acircge sur lesdangers drsquoune pareille excursion Enfin lui dit lrsquoun drsquoeux vous ecirctes ma-rieacute  ― Oh  reacutepondit-il je le suis si peu 

La seacutevegravere madame Pieacutedefer ne put srsquoempecirccher de sourire― Je ne serais pas eacutetonneacutee de voir monsieur de Clagnymonteacute sur mon

poney venir compleacuteter lrsquoescorte srsquoeacutecria Dinah― Oh  si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas dit Lousteau vous

pourrez vous deacutebarrasser de ce petit jeune homme en arrivant agrave SancerreBianchon aura neacutecessairement oublieacute quelque chose sur sa table commele manuscrit de sa premiegravere leccedilon pour son Cours et vous prierez Gatiendrsquoaller le chercher agrave Anzy

Cette ruse quoique simple mit madame de La Baudraye en belle hu-meur La roule drsquoAnzy agrave Sancerre drsquoougrave se deacutecouvre par eacutechappeacutees demagnifiques paysages drsquoougrave souvent la superbe nappe de la Loire produitlrsquoeffet drsquoun lac se fit gaiement car Dinah eacutetait heureuse drsquoecirctre si biencomprise On parla drsquoamour en theacuteorie ce qui permet aux amants in peode prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs Le journaliste se mitsur un ton drsquoeacuteleacutegante corruption pour prouver que lrsquoamour nrsquoobeacuteissait agraveaucune loi que le caractegravere des amants en variait les accidents agrave lrsquoinfinique les eacuteveacutenements de la vie sociale augmentaient encore la varieacuteteacute despheacutenomegravenes que tout eacutetait possible et vrai dans ce sentiment que tellefemme apregraves avoir reacutesisteacute pendant long-temps agrave toutes les seacuteductions et agravedes passions vraies pouvait succomber en quelques heures agrave une penseacuteeagrave un ouragan inteacuterieur dans le secret desquels il nrsquoy avait que Dieu 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Eh  nrsquoest-ce pas lagrave le mot de toutes les aventures que nous noussommes raconteacutees depuis trois jours dit-il

Depuis trois jours lrsquoimagination si vive de Dinah eacutetait occupeacutee desromans les plus insidieux et la conversation des deux Parisiens avait agisur cette femme agrave la maniegravere des livres les plus dangereux Lousteau sui-vait de lrsquoœil les effets de cette habile manœuvre pour saisir le momentougrave cette proie dont la bonne volonteacute se cachait sous la recircverie que donnelrsquoirreacutesolution serait entiegraverement eacutetourdie Dinah voulut montrer La Bau-draye aux deux Parisiens et lrsquoon y joua la comeacutedie convenue dumanuscritoublieacute par Bianchon dans sa chambre drsquoAnzy Gatien partit au grand ga-lop agrave lrsquoordre de sa souveraine madame Pieacutedefer alla faire des emplettes agraveSancerre et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne

Lousteau se mit pregraves de la chacirctelaine et Bianchon se placcedila sur le de-vant de la voiture La conversation des deux amis fut affectueuse et pleinede pitieacute pour le sort de cette acircme drsquoeacutelite si peu comprise et surtout si malentoureacutee Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquantdu Procureur du Roi du Receveur des contributions et de Gatien  il y eutje ne sais quoi de si meacuteprisant dans ses observations que madame de LaBaudraye nrsquoosa pas deacutefendre ses adorateurs

― Je mrsquoexplique parfaitement dit le meacutedecin en traversant la Loirelrsquoeacutetat ougrave vous ecirctes resteacutee Vous ne pouviez ecirctre accessible qursquoagrave lrsquoamour detecircte qui souvent megravene agrave lrsquoamour de cœur et certes aucun de ces hommes-lagrave nrsquoest capable de deacuteguiser ce que les sens ont drsquoodieux dans les premiersjours de la vie aux yeux drsquoune femme deacutelicate Aujourdrsquohui pour vousaimer devient une neacutecessiteacute

― Une neacutecessiteacute  srsquoeacutecria Dinah qui regarda le meacutedecin avec curiositeacuteDois-je donc aimer par ordonnance 

― Si vous continuez agrave vivre comme vous vivez dans trois ans vousserez affreuse reacutepondit Bianchon drsquoun ton magistral

― Monsieur hellip dit madame de La Baudraye presque effrayeacutee― Excusez mon ami dit Lousteau drsquoun air plaisant agrave la baronne il est

toujours meacutedecin et lrsquoamour nrsquoest pour lui qursquoune question drsquohygiegraveneMais il nrsquoest pas eacutegoiumlste il ne srsquooccupe eacutevidemment que de vous puisqursquoilsrsquoen va dans une heurehellip

A Cosne il srsquoattroupa beaucoup de monde autour de la vieille ca-

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La muse du deacutepartement Chapitre

legraveche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes don-neacutees par Louis XIV aux neacuteo-La Baudraye  de gueules agrave une balance drsquoorau chef cousu drsquoazur chargeacute de trois croisees recroiseeacutees drsquoargent  poursupport deux leacutevriers drsquoargent colleteacutes drsquoazur et enchaicircneacutes drsquoor Cette iro-nique devise  Deo sic patet fides et hominibus avait eacuteteacute infligeacutee au calvi-niste converti par le satirique drsquoHozier

― Sortons on viendra nous avertir dit la baronne qui mit son cocheren vedette

Dinah prit le bras de Bianchon et le meacutedecin alla se promener sur lebord de la Loire drsquoun pas si rapide que le journaliste dut rester en arriegravereUn seul clignement drsquoyeux avait suffi au docteur pour faire comprendreagrave Lousteau qursquoil voulait le servir

― Eacutetienne vous a plu dit Bianchon agrave Dinah il a parleacute vivement agravevotre imagination nous nous sommes entretenus de vous hier au soir etil vous aimehellip Mais crsquoest un homme leacuteger difficile agrave fixer sa pauvreteacutele condamne agrave vivre agrave Paris tandis que tout vous ordonne de vivre agraveSancerrehellip Voyez la vie drsquoun peu haut hellip faites de Lousteau votre amine soyez pas exigeante il viendra trois fois par an passer quelques beauxjours pregraves de vous et vous lui devrez la beauteacute le bonheur et la fortuneMonsieur de La Baudraye peut vivre cent ans mais il peut aussi peacuterir enneuf jours faute drsquoavoir mis le suaire de flanelle dont il srsquoenveloppe  necompromettez donc rien Soyez sages tous deux Ne me dites pas un motJrsquoai lu dans votre cœur

Madame de La Baudraye eacutetait sans deacutefense devant des affirmationssi preacutecises et devant un homme qui se posait agrave la fois en meacutedecin enconfesseur et en confident

― Eh  comment dit-elle pouvez-vous imaginer qursquoune femme puissese mettre en concurrence avec les maicirctresses drsquoun journalistehellip MonsieurLousteau me parait agreacuteable spirituel mais il est blaseacute etc etchellip

Dinah revint sur ses pas et fut obligeacutee drsquoarrecircter le flux de paroles souslequel elle voulait cacher ses intentions  car Eacutetienne qui paraissait occupeacutedes progregraves de Cosne venait au-devant drsquoeux

― Croyez-moi lui dit Bianchon il a besoin drsquoecirctre aimeacute seacuterieusementet srsquoil change drsquoexistence son talent y gagnera

Le cocher de Dinah accourut essouffleacute pour annoncer lrsquoarriveacutee de la

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La muse du deacutepartement Chapitre

diligence et lrsquoon hacircta le pas Madame de La Baudraye allait entre les deuxParisiens

― Adieumes enfants dit Bianchon avant drsquoentrer dans Cosne je vousbeacutenishellip

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendreagrave Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresseQuelle diffeacuterence pour Dinah  le bras drsquoEacutetienne lui causa la plus vive eacutemo-tion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait eacuteprouver Il y eut alorsentre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que desaveux

― Il nrsquoy a plus que les femmes de province qui portent des robes drsquoor-gandi la seule eacutetoffe dont le chiffonnage ne peut pas srsquoeffacer se dit alorsen lui-mecircme Lousteau Cette femme qui mrsquoa choisi pour amant va fairedes faccedilons agrave cause de sa robe Si elle avait mis une robe de foulard jeserais heureuxhellip A quoi tiennent les reacutesistances

Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eulrsquointention de srsquoimposer agrave elle-mecircme une barriegravere infranchissable en choi-sissant une robe drsquoorgandi Bianchon aideacute par le cocher faisait chargerson bagage sur la diligence Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessi-vement affectueuse pour lui

― Retournez madame la baronne laissez-moihellip Gatien va venir luidit-il agrave lrsquooreille Il est tard reprit-il agrave haute voixhellip Adieu 

― Adieu grand homme  srsquoeacutecria Lousteau en donnant une poigneacutee demain agrave Bianchon

Quand le journaliste et madame de La Baudraye assis lrsquoun pregraves delrsquoautre au fond de cette vieille calegraveche repassegraverent la Loire ils heacutesitegraverenttous deux agrave parler Dans cette situation la parole par laquelle on romptle silence possegravede une effrayante porteacutee

― Savez-vous combien je vous aime  dit alors le journaliste agrave brucircle-pourpoint

La victoire pouvait flatter Lousteau mais la deacutefaite ne lui causait au-cun chagrin Cette indiffeacuterence fut le secret de son audace Il prit la mainde madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes et la serradans ses deux mains  mais Dinah deacutegagea doucement sa main

― Oui je vaux bien une grisette ou une actrice dit-elle drsquoune voix

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La muse du deacutepartement Chapitre

eacutemue tout en plaisantant  mais croyez-vous qursquoune femme qui malgreacuteses ridicules a quelque intelligence ait reacuteserveacute les plus beaux treacutesors ducœur pour un homme qui ne peut voir en elle qursquoun plaisir passagerhellip Jene suis pas surprise drsquoentendre de votre bouche un mot que tant de gensmrsquoont deacutejagrave dithellip maishellip

Le cocher se retourna ― Voici monsieur Gatienhellip dit-il― Je vous aime je vous veux et vous serez agrave moi car je nrsquoai jamais

senti pour aucune femme ce que vous mrsquoinspirez  cria Lousteau danslrsquooreille de Dinah

― Malgreacute moi peut-ecirctre  reacutepliqua-t-elle en souriant― Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez lrsquoair drsquoavoir eacuteteacute

vivement attaqueacutee dit le Parisien agrave qui la funeste proprieacuteteacute de lrsquoorgandisuggeacutera une ideacutee bouffonne

Avant que Gatien eucirct atteint le bout du pont lrsquoaudacieux journalistechiffonna si lestement la robe drsquoorgandi que madame de La Baudraye sevit dans un eacutetat agrave ne pas se montrer

― Ah  monsieur hellip srsquoeacutecria majestueusement Dinah― Vous mrsquoavez deacutefieacute reacutepondit-ilMais Gatien arrivait avec la ceacuteleacuteriteacute drsquoun amant dupeacute Pour regagner

un peu de lrsquoestime de madame de La Baudraye Lousteau srsquoefforccedila de deacute-rober la vue de la robe froisseacutee agrave Gatien en se jetant pour lui parler horsde la voiture du cocircteacute de Dinah

― Courez agrave notre auberge lui dit-il il en est temps encore la dili-gence ne part que dans une demi-heure le manuscrit est sur la table de lachambre occupeacutee par Bianchon il y tient car il ne saurait comment faireson Cours

― Allez donc Gatien dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme

Lrsquoenfant commandeacute par cette insistance rebroussa courant agrave brideabattue

― Vite agrave La Baudraye cria Lousteau au cocher madame la baronneest souffrantehellip Votre megravere sera seule dans le secret de ma ruse dit-il ense rasseyant aupregraves de Dinah

― Vous appelez cette infamie une ruse  dit madame de La Baudrayeen reacuteprimant quelques larmes qui furent seacutecheacutees au feu de lrsquoorgueil irriteacute

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La muse du deacutepartement Chapitre

Elle srsquoappuya dans le coin de la calegraveche se croisa les bras sur la poi-trine et regarda la Loire la campagne tout excepteacute Lousteau Le journa-liste prit alors un ton caressant et parla jusqursquoagrave La Baudraye ougrave Dinah sesauva de la calegraveche chez elle en tacircchant de nrsquoecirctre vue de personne Dansson trouble elle se preacutecipita sur un sofa pour y pleurer

― Si je suis pour vous un objet drsquohorreur de haine ou de meacutepris eh bien je pars dit alors Lousteau qui lrsquoavait suivie

Et le roueacute se mit aux pieds de Dinah Ce fut dans cette crise que ma-dame Pieacutedefer se montra disant agrave sa fille  ― Eh  bien qursquoas-tu  que sepasse-t-il 

― Donnez promptement une autre robe agrave votre fille dit lrsquoaudacieuxParisien agrave lrsquooreille de la deacutevote

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre ougrave la suivit sa megravere

― Il nrsquoy a rien agrave lrsquoauberge dit Gatien agrave Lousteau qui vint agrave sa ren-contre

― Et vous nrsquoavez rien trouveacute non plus au chacircteau drsquoAnzy reacuteponditLousteau

― Vous vous ecirctes moqueacutes de moi reacutepliqua Gatien drsquoun petit ton sec― En plein reacutepondit Lousteau Madame de La Baudraye a trouveacute tregraves-

inconvenant que vous la suiviez sans en ecirctre prieacute Croyez-moi crsquoest unmauvais moyen pour seacuteduire les femmes que de les ennuyer Dinah vousa mystifieacute vous lrsquoavez fait rire crsquoest un succegraves qursquoaucun de vous nrsquoa eudepuis treize ans aupregraves drsquoelle et que vous devez agrave Bianchon Oui votrecousin est lrsquoauteur du manuscrit hellip Le cheval en reviendra-t-il  demandaLousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait srsquoil devait ounon se facirccher

― Le cheval hellip reacutepeacuteta GatienEn ce moment madame de La Baudraye arriva vecirctue drsquoune robe de

velours et accompagneacutee de sa megravere qui lanccedilait agrave Lousteau des regardsirriteacutes Devant Gatien il eacutetait imprudent agrave Dinah de paraicirctre froide ouseacutevegravere avec Lousteau qui profitant de cette circonstance offrit son brasagrave cette fausse Lucregravece  mais elle le refusa

― Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voueacute sa vie  lui dit-ilen marchant pregraves drsquoelle je vais rester agrave Sancerre et partir demain

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Viens-tu mamegravere  dit madame de La Baudraye agravemadame Pieacutedeferen eacutevitant ainsi de reacutepondre agrave lrsquoargument direct par lequel Lousteau laforccedilait agrave prendre un parti

Le Parisien aida la megravere agrave monter en voiture il aida madame de LaBaudraye en la prenant doucement par le bras et il se placcedila sur le devantavec Gatien qui laissa le cheval agrave La Baudraye

― Vous avez changeacute de robe dit maladroitement Gatien agrave Dinah― Madame la baronne a eacuteteacute saisie par lrsquoair frais de la Loire reacutepondit

Lousteau Bianchon lui a conseilleacute de se vecirctir chaudementDinah devint rouge comme un coquelicot et madame Pieacutedefer prit un

visage seacutevegravere― Pauvre Bianchon il est sur la route de Paris quel noble cœur  dit

Lousteau― Oh  oui reacutepondit madame de La Baudraye il est grand et deacutelicat

celui-lagravehellip― Nous eacutetions si gais en partant dit Lousteau vous voilagrave souffrante

et vous me parlez avec amertume et pourquoi hellip Nrsquoecirctes-vous donc pasaccoutumeacutee agrave vous entendre dire que vous ecirctes belle et spirituelle  moije le deacuteclare devant Gatien je renonce agrave Paris je vais rester agrave Sancerre etgrossir le nombre de vos cavaliers-servants Je me suis senti si jeune dansmon pays natal jrsquoai deacutejagrave oublieacute Paris et ses corruptions et ses ennuis etses fatigants plaisirshellip Oui ma vie me semble comme purifieacuteehellip

Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder  mais il y eut unmomentougrave lrsquoimprovisation de ce serpent devint si spirituelle sous lrsquoeffort qursquoil fitpour singer la passion par des phrases et par des ideacutees dont le sens ca-cheacute pour Gatien eacuteclatait dans le cœur de Dinah qursquoelle leva les yeuxsur lui Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verveet fit enfin rire madame de La Baudraye Lorsque dans une situation ougraveson orgueil est blesseacute si cruellement une femme a ri tout est compromisQuand on entra dans lrsquoimmense cour sableacutee et orneacutee de son boulingrinagrave corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la faccedilade drsquoAnzy le journa-liste disait  ― Lorsque les femmes nous aiment elles nous pardonnenttout mecircme nos crimes  lorsqursquoelles ne nous aiment pas elles ne nouspardonnent rien pas mecircme nos vertus  Me pardonnez-vous  ajouta-t-ilagrave lrsquooreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur

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La muse du deacutepartement Chapitre

par un geste plein de tendresse Dinah ne put srsquoempecirccher de sourirePendant le dicircner et pendant le reste de la soireacutee Lousteau fut drsquoune

gaieteacute drsquoun entrain charmant  mais tout en peignant ainsi son ivresse ilse livrait par moments agrave la recircverie en homme qui paraissait absorbeacute parson bonheur Apregraves le cafeacute madame de La Baudraye et sa megravere laissegraverentles hommes se promener dans les jardins Monsieur Gravier dit alors auProcureur du Roi  ― Avez-vous remarqueacute que madame de La Baudrayequi est partie en robe drsquoorgandi nous est revenue en robe de velours 

― En montant en voiture agrave Cosne la robe srsquoest accrocheacutee agrave un boutonde cuivre de la calegraveche et srsquoest deacutechireacutee du haut en bas reacutepondit Lousteau

― Oh  fit Gatien perceacute au cœur par la cruelle diffeacuterence des deux ex-plications du journaliste

Lousteau qui comptait sur cette surprise de Gatien le prit par le braset le lui serra pour lui demander le silence Quelques moments apregravesLousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls en srsquoemparant du pe-tit La Baudraye Gatien fut alors interrogeacute sur les eacuteveacutenements du voyageMonsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupeacutefaits drsquoapprendreque Dinah srsquoeacutetait trouveacutee seule au retour de Cosne avec Lousteau  maisplus stupeacutefaits encore des deux versions du Parisien sur le changementde robe Aussi lrsquoattitude de ces trois hommes deacuteconfits fut-elle tregraves-embarrasseacutee pendant la soireacutee Le lendemain matin chacun drsquoeux eutdes affaires qui lrsquoobligeaient agrave quitter Anzy ougrave Dinah resta seule avecsa megravere son mari et Lousteau

Le deacutepit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande cla-meur La chute de la Muse du Berry du Nivernais et du Morvan fut ac-compagneacutee drsquoun vrai charivari de meacutedisances de calomnies et de conjec-tures diverses parmi lesquelles figurait en premiegravere ligne lrsquohistoire de larobe drsquoorgandi Jamais toilette deDinah nrsquoeut autant de succegraves et nrsquoeacuteveillaplus lrsquoattention des jeunes personnes qui ne srsquoexpliquaient point les rap-ports entre lrsquoamour et lrsquoorgandi dont riaient tant les femmes marieacutees LaPreacutesidente Boirouge furieuse de la meacutesaventure de son Gatien oubliales eacuteloges qursquoelle avait prodigueacutes au poegraveme de Paquita la Seacutevillane  ellefulmina des censures horribles contre une femme capable de publier unepareille infamie

― La malheureuse fait ce qursquoelle a eacutecrit  disait-elle Peut-ecirctre finira-t-

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elle comme son heacuteroiumlne Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du mareacutechal Soult dans

les journaux de lrsquoopposition  tant qursquoil est ministre il a perdu la bataillede Toulouse  degraves qursquoil rentre dans le repos il lrsquoa gagneacutee  Vertueuse Dinahpassait pour la rivale des Camille Maupin des femmes les plus illustres mais heureuse elle eacutetait une malheureuse

Monsieur de Clagny deacutefendit courageusement Dinah il vint agrave plu-sieurs reprises au chacircteau drsquoAnzy pour avoir le droit de deacutementir le bruitqui courait sur celle qursquoil adorait toujours mecircme tombeacutee et il soutint qursquoilsrsquoagissait entre elle et Lousteau drsquoune collaboration agrave un grand ouvrageOn se moqua du Procureur du Roi

Le mois drsquooctobre fut ravissant lrsquoautomne est la plus belle saison desvalleacutees de la Loire  mais en 1836 il fut particuliegraverement magnifique Lanature semblait ecirctre la complice du bonheur de Dinah qui selon les preacute-dictions de Bianchon arriva par degreacutes agrave un violent amour de cœur Enun mois la chacirctelaine changea complegravetement Elle fut eacutetonneacutee de retrou-ver tant de faculteacutes inertes endormies inutiles jusqursquoalors Lousteau futun ange pour elle car lrsquoamour de cœur ce besoin reacuteel des acircmes grandesfaisait drsquoelle une femme entiegraverement nouvelle Dinah vivait  elle trou-vait lrsquoemploi de ses forces elle deacutecouvrait des perspectives inattenduesdans son avenir elle eacutetait heureuse enfin heureuse sans soucis sans en-traves Cet immense chacircteau les jardins le parc la forecirct eacutetaient si fa-vorables agrave lrsquoamour  Lousteau rencontra chez madame de La Baudrayeune naiumlveteacute drsquoimpression une innocence si vous voulez qui la renditoriginale  il y eut en elle du piquant de lrsquoimpreacutevu beaucoup plus quechez une jeune fille Lousteau fut sensible agrave une flatterie qui chez presquetoutes les femmes est une comeacutedie  mais qui chez Dinah fut vraie  elleapprenait de lui lrsquoamour il eacutetait bien le premier dans ce cœur Enfin ilse donna la peine drsquoecirctre excessivement aimable Les hommes ont commeles femmes drsquoailleurs un reacutepertoire de reacutecitatifs de cantilegravenes de noc-turnes de motifs de rentreacutees (faut-il dire de recettes quoiqursquoil srsquoagissedrsquoamour ) qursquoils croient leur exclusive proprieacuteteacute Les gens arriveacutes agrave lrsquoacircgede Lousteau tacircchent de distribuer habilement les piegraveces de ce treacutesor danslrsquoopeacutera drsquoune passion  mais en ne voyant qursquoune bonne fortune dans sonaventure avec Dinah le Parisien voulut graver son souvenir en traits in-

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effaccedilables sur ce cœur et il prodigua durant ce beau mois drsquooctobre sesplus coquettes meacutelodies et ses plus savantes barcaroles Enfin il eacutepuisales ressources de la mise en scegravene de lrsquoamour pour se servir drsquoune de cesexpressions deacutetourneacutees de lrsquoargot du theacuteacirctre et qui rend admirablementbien ce manegravege

― Si cette femme-lagrave mrsquooublie hellip se disait-il parfois en revenant avecelle au chacircteau drsquoune longue promenade dans les bois je ne lui en voudraipas elle aura trouveacute mieux hellip

Quand de part et drsquoautre deux ecirctres ont eacutechangeacute les duos de cette deacute-licieuse partition et qursquoils se plaisent encore on peut dire qursquoils srsquoaimentveacuteritablement Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se reacutepeacute-ter car il comptait quitter Anzy vers les premiers jours de novembre sonfeuilleton le rappelait agrave Paris Avant deacutejeuner la veille du deacutepart projeteacutele journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artistede Nevers un restaurateur de sculptures

― De quoi srsquoagit-il  dit Lousteau que voulez-vous faire agrave votre chacirc-teau 

― Voici ce que je veux reacutepondit le petit vieillard en emmenant le jour-naliste sa femme et lrsquoartiste de province sur la terrasse

Il montra sur la faccedilade au-dessus de la porte drsquoentreacutee un preacutecieux car-touche soutenu par deux siregravenes assez semblable agrave celui qui deacutecore lrsquoar-cade actuellement condamneacutee par ougrave lrsquoon allait jadis du quai des Tuileriesdans la cour du vieux Louvre et au-dessus de laquelle on lit  Bibliothegravequedu cabinet du Roi Ce cartouche offrait le vieil eacutecusson des drsquoUxelles quiportent drsquoor et de gueules agrave la fasce de lrsquoun agrave lrsquoautre avec deux lions degueules agrave dextre et drsquoor agrave senestre pour supports  lrsquoeacutecu timbreacute du casque dechevalier lambrequineacute des eacutemaux de lrsquoeacutecu et sommeacute de la couronne ducalePuis pour devise  Cy paroist  parole fiegravere et sonnante

― Je veux remplacer les armes de lamaison drsquoUxelles par les miennes et comme elles se trouvent reacutepeacuteteacutees six fois dans les deux faccedilades et dansles deux ailes ce nrsquoest pas une petite affaire

― Vos armes drsquohier  srsquoeacutecria Dinah et apregraves 1830 hellip― Nrsquoai-je pas constitueacute un majorat ― Je concevrais cela si vous aviez des enfants lui dit le journaliste― Oh  reacutepondit le petit vieillard madame de La Baudraye est encore

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jeune il nrsquoy a pas encore de temps perduCette fatuiteacute fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La

Baudraye― Heacute  bienDidine dit-il agrave lrsquooreille de madame de La Baudraye agrave quoi

bon tes remords Dinah plaida pour obtenir un jour de plus et les deux amants se

firent leurs adieux agrave la maniegravere de ces theacuteacirctres qui donnent dix fois desuite la derniegravere repreacutesentation drsquoune piegravece agrave recettes Mais combien depromesses eacutechangeacutees  combien de pactes solennels exigeacutes par Dinah etconclus sans difficulteacutes par lrsquoimpudent journaliste  Avec la supeacuterioriteacutedrsquoune femme supeacuterieure Dinah conduisit au vu et au su de tout le paysLousteau jusqursquoagrave Cosne en compagnie de samegravere et du petit La Baudraye

Quand dix jours apregraves madame de La Baudraye eut dans son salon agraveLa Baudraye messieurs de Clagny Gatien et Gravier elle trouva moyende dire audacieusement agrave chacun drsquoeux  ― Je dois agrave monsieur Lousteaudrsquoavoir su que je nrsquoeacutetais pas aimeacutee pour moi-mecircme

Et quelles belles tartines elle deacutebita sur les hommes sur la nature deleurs sentiments sur le but de leur vil amour etc Des trois amants deDinah monsieur de Clagny seul lui dit  ― je vous aime quand mecircme hellipaussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes lesdouceurs drsquoamitieacute que les femmes confisent pour les Gurth qui portentainsi le collier drsquoun esclavage adoreacute

De retour agrave Paris Lousteau perdit en quelques semaines le souvenirdes beaux jours passeacutes au chacircteau drsquoAnzy Voici pourquoi Lousteau vivaitde sa plume Dans ce siegravecle et surtout depuis le triomphe drsquoune bourgeoi-sie qui se garde bien drsquoimiter Franccedilois Iᵉʳ ou Louis XIV vivre de sa plumeest un travail auquel se refuseraient les forccedilats ils preacutefeacutereraient la mortVivre de sa plume nrsquoest-ce pas creacuteer  creacuteer aujourdrsquohui demain tou-jourshellip Ou avoir lrsquoair de creacuteer  or le semblant coucircte aussi cher que le reacuteel outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocherde Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume Eacutetiennetravaillait agrave trois ou quatre journaux litteacuteraires Mais rassurez-vous  il nemettait aucune conscience drsquoartiste agrave ses productions Le Sancerrois ap-partenait par sa faciliteacute par son insouciance si vous voulez agrave ce groupedrsquoeacutecrivains appeleacutes du nom de bons enfants En litteacuterature agrave Paris de nos

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jours la bonhomie est une deacutemission donneacutee de toutes preacutetentions agrave uneplace quelconque Lorsqursquoil ne peut plus ou qursquoil ne veut plus rien ecirctreun eacutecrivain se fait journaliste et bon enfant On megravene alors une vie as-sez agreacuteable Les deacutebutants les bas bleus les actrices qui commencent etcelles qui finissent leur carriegravere auteurs et libraires caressent ou choyentces plumes agrave tout faire Lousteau devenu viveur nrsquoavait plus guegravere queson loyer agrave payer en fait de deacutepenses Il avait des loges agrave tous les theacuteacirctresLa vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier  aussi disait-il agrave ces auteurs qui srsquoimpriment agrave leurs frais  ― Jrsquoaitoujours votre livre dans les mains Il percevait sur les amours-propresdes redevances en dessins en tableaux Tous ses jours eacutetaient pris pardes dicircners ses soireacutees par le theacuteacirctre la matineacutee par les amis par des vi-sites par la flacircnerie Son feuilleton ses articles et les deux nouvelles qursquoileacutecrivait par an pour les journaux hebdomadaires eacutetaient lrsquoimpocirct frappeacutesur cette vie heureuse Eacutetienne avait cependant combattu pendant dix anspour arriver agrave cette position Enfin connu de toute la litteacuterature aimeacute pourle bien comme pour le mal qursquoil commettait avec une irreacuteprochable bon-homie il se laissait aller en deacuterive insouciant de lrsquoavenir Il reacutegnait aumilieu drsquoune coterie de nouveaux venus il avait des amitieacutes crsquoest-agrave-diredes habitudes qui duraient depuis quinze ans des gens avec lesquels ilsoupait il dicircnait et se livrait agrave ses plaisanteries Il gagnait environ septagrave huit cents francs par mois somme que la prodigaliteacute particuliegravere auxpauvres rendait insuffisante Aussi Lousteau se trouvait il alors aussi mi-seacuterable qursquoagrave son deacutebut agrave Paris quand il se disait  ― Si jrsquoavais cinq centsfrancs par mois je serais bien riche  Voici la raison de ce pheacutenomegravene

Lousteau demeurait rue desMartyrs dans un joli petit rez-de-chausseacuteeagrave jardin meubleacutemagnifiquement Lors de son installation en 1833 il avaitfait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-ecirctre pendantlong-temps Cet appartement coucirctait douze cents francs de loyer Or lesmois de janvier drsquoavril de juillet et drsquooctobre eacutetaient selon son mot desmois indigents Le loyer et les notes du portier faisaient rafle Lousteaunrsquoen prenait pas moins des cabriolets nrsquoen deacutepensait pas moins une cen-taine de francs en deacutejeuners  il fumait pour trente francs de cigares et nesavait refuser ni un dicircner ni une robe agrave ses maicirctresses de hasard Il an-ticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants

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qursquoil ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa chemineacutee en gagnantsept agrave huit cents francs par mois que quand il en gagnait agrave peine deuxcents en 1822

Fatigueacute parfois de ces tournoiements de la vie litteacuteraire ennuyeacute duplaisir comme lrsquoest une courtisane Lousteau quittait le courant il srsquoas-seyait parfois sur le penchant de la berge et disait agrave certains de ses in-times agrave Nathan agrave Bixiou tout en fumant un cigare au fond de son jar-dinet devant un gazon toujours vert grand comme une table agrave manger ― Comment finirons-nous  Les cheveux blancs nous font leurs somma-tions respectueuses hellip

― Bah  nous nous marierons quand nous voudrons nous occuper denotre mariage autant que nous nous occupons drsquoun drame ou drsquoun livredisait Nathan

― Et Florine  reacutepondait Bixiou― Nous avons tous une Florine disait Eacutetienne en jetant son bout de

cigare sur le gazon et pensant agrave madame SchontzMadame Schontz eacutetait une femme assez jolie pour pouvoir vendre tregraves

cher lrsquousufruit de sa beauteacute tout en en conservant la nue proprieacuteteacute agrave Lous-teau son ami de cœur Comme toutes ces femmes qui du nom de lrsquoeacutegliseautour de laquelle elles se sont groupeacutees ont eacuteteacute nommeacutees Lorees elledemeurait rue Fleacutechier agrave deux pas de Lousteau Cette Lorette trouvait unejouissance drsquoamour-propre agrave narguer ses amies en se disant aimeacutee par unhomme drsquoesprit Ces deacutetails sur la vie et les finances de Lousteau sont neacute-cessaires  car cette peacutenurie et cette existence de Boheacutemien agrave qui le luxeparisien eacutetait indispensable devaient cruellement influer sur lrsquoavenir deDinah

Ceux agrave qui la Bohecircme de Paris est connue comprendront alors com-ment au bout de quinze jours le journaliste replongeacute dans son milieulitteacuteraire pouvait rire de sa baronne entre amis et mecircme avec madameSchontz Quant agrave ceux qui trouveront ces proceacutedeacutes infacircmes il est agrave peupregraves inutile de leur en preacutesenter des excuses inadmissibles

― Qursquoas-tu fait agrave Sancerre demanda Bixiou agrave Lousteau quand ils serencontregraverent

― Jrsquoai rendu service agrave trois braves provinciaux un Receveur descontributions un petit cousin et un Procureur du Roi qui tournaient de-

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puis dix ans reacutepondit-il autour drsquoune de ces cent et une dixiegravemes musesqui ornent les deacutepartements sans y plus toucher qursquoon ne touche agrave unplat monteacute du dessert jusqursquoagrave ce qursquoun esprit fort y donne un coup decouteauhellip

― Pauvre garccedilon  disait Bixiou je disais bien que tu allais agrave Sancerrepour y mettre ton esprit au vert

― Ton calembour est aussi deacutetestable quemamuse est belle mon cherreacutepliqua Lousteau Demande agrave Bianchon

― Une muse et un poegravete reacutepondit Bixiou ton aventure est alors untraitement homœopathique

Le dixiegraveme jour Lousteau reccedilut une lettre timbreacutee de Sancerre― Bien  bien  fit Lousteau laquo Ami cheacuteri idole de mon cœur et de

mon acircmehellip raquo Vingt pages drsquoeacutecriture  une par jour et dateacutee de minuit Elle mrsquoeacutecrit quand elle est seulehellip Pauvre femme Ah  ah  Post-scriptumlaquo Je nrsquoose te demander de mrsquoeacutecrire comme je le fais tous les jours  maisjrsquoespegravere avoir de mon bien-aimeacute deux lignes chaque semaine pour metranquilliserhellip raquo ― Quel dommage de brucircler cela  crsquoest cracircnement eacutecritse dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu apregraves les avoir lus Cettefemme est neacutee pour faire de la copie

Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il eacutetait aimeacute pourlui-mecircme  mais il avait supplanteacute lrsquoun de ses amis dans le cœur drsquounemarquise La marquise femme assez libre de sa personne venait quel-quefois agrave lrsquoimproviste chez lui le soir en fiacre voileacutee et se permettaiten qualiteacute de femme de lettres de fouiller dans tous les tiroirs Huit joursapregraves Lousteau qui se souvenait agrave peine de Dinah fut bouleverseacute par unnouveau paquet de Sancerre  huit feuillets  seize pages  Il entendit lespas drsquoune femme il crut agrave quelque visite domiciliaire de la marquise etjeta ces ravissantes et deacutelicieuses preuves drsquoamour au feuhellip sans les lire 

― Une lettre de femme  srsquoeacutecria madame Schontz en entrant le papierla cire sentent trop bonnehellip

― Monsieur voici dit un facteur des messageries en posant dans lrsquoan-tichambre deux eacutenormissimes bourriches Tout est payeacute Voulez-vous si-gner mon registre hellip

― Tout est payeacute  srsquoeacutecria madame Schontz Ccedila ne peut venir que deSancerre

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― Oui madame dit le facteur― Ta dixiegraveme Muse est une femme de haute intelligence dit la Lo-

rette en deacutefaisant une bourriche pendant que Lousteau signait jrsquoaime uneMuse qui connaicirct le meacutenage et qui fait agrave la fois des pacircteacutes drsquoencre et despacircteacutes de gibier ― Oh  les belles fleurs hellip srsquoeacutecria-t-elle en deacutecouvrant laseconde bourriche Mais il nrsquoy a rien de plus beau dans Paris hellip De quoi de quoi  un liegravevre des perdreaux un demi-chevreuil Nous inviteronstes amis et nous ferons un fameux dicircner car Athalie possegravede un talentparticulier pour accommoder le chevreuil

Lousteau reacutepondit agrave Dinah  mais au lieu de reacutepondre avec son cœuril fit de lrsquoesprit La lettre nrsquoen fut que plus dangereuse elle ressemblait agraveune lettre de Mirabeau agrave Sophie Le style des vrais amants est limpideCrsquoest une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives orneacuteesdes riens de la vie eacutemailleacutees de ces fleurs de lrsquoacircme neacutees chaque jour etdont le charme est enivrant mais pour deux ecirctres seulement Aussi degravesqursquoune lettre drsquoamour peut faire plaisir au tiers qui la lit est-elle agrave coupsucircr sortie de la tecircte et non du cœur Mais les femmes y seront toujoursprises elles croient alors ecirctre lrsquounique source de cet esprit

Vers la fin du mois de deacutecembre Lousteau ne lisait plus les lettres deDinah qui srsquoaccumulegraverent dans un tiroir de sa commode toujours ouvertsous ses chemises qursquoelles parfumaient Il advenait agrave Lousteau lrsquoun de ceshasards que ces Boheacutemiens doivent saisir par tous ses cheveux Au milieude ce mois madame Schontz qui srsquointeacuteressait beaucoup agrave Lousteau le fitprier de passer chez elle un matin pour affaire

― Mon cher tu peux te marier lui dit-elle― Souvent ma chegravere heureusement ― Quand je dis te marier crsquoest faire un beau mariage Tu nrsquoas pas de

preacutejugeacutes on nrsquoa pas besoin de gazer  voici lrsquoaffaire Une jeune personnea commis une faute et la megravere nrsquoen sait pas le premier baiser Le pegravere estun honnecircte Notaire plein drsquohonneur il a eu la sagesse de ne rien eacutebruiterIl veut marier sa fille en quinze jours il donne une dot de cent cinquantemille francs car il a trois autres enfants  mais hellip mdash pas becircte mdash il ajouteun suppleacutement de cent mille francs de la main agrave la main pour couvrir ledeacutechet Il srsquoagit drsquoune vieille famille de la bourgeoisie parisienne quartierdes Lombardshellip

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― Eh  bien pourquoi lrsquoamant nrsquoeacutepouse-t-il pas ― Mort― Quel roman  il nrsquoy a plus que rue des Lombards ougrave les choses se

passent ainsihellip― Mais ne vas-tu pas croire qursquoun fregravere jaloux a tueacute le seacuteducteur hellipCe

jeune homme est tout becirctement mort drsquoune pleureacutesie attrapeacutee en sortantdu spectacle Premier clerc et sans un liard mon homme avait seacuteduit lafille pour avoir lrsquoEacutetude  en voilagrave une vengeance du ciel 

― Drsquoougrave sais-tu cela ― De Malaga le Notaire est son milord― Quoi crsquoest Cardot le fils de ce petit vieillard agrave queue et poudre le

premier ami de Florentine hellip― Preacuteciseacutement Malaga dont lrsquoamant est un petit criquet de musicien

de dix-huit ans ne peut pas en conscience le marier agrave cet acircge-lagrave  elle nrsquoaencore aucune raison de lui en vouloir Drsquoailleurs monsieur Cardot veutun homme drsquoau moins trente ans Ce Notaire selon moi sera tregraves-flatteacutedrsquoavoir pour gendre une ceacuteleacutebriteacute Ainsi tacircte-toi mon bonhomme  Tupayes tes dettes tu deviens riche de douze mille francs de rente et tunrsquoas pas lrsquoennui de te rendre pegravere  en voilagrave des avantages  Apregraves tout tueacutepouses une veuve consolable Il y a cinquante mille livres de rente dansla maison outre la charge  tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente et tu appartiens agrave une famille qui po-litiquement se trouve dans une belle position Cardot est le beau-fregravere duvieux Camusot le Deacuteputeacute qui est resteacute si long-temps avec Fanny Beaupreacute

― Oui dit Lousteau Camusot le pegravere a eacutepouseacute la fille aicircneacutee agrave feu lepetit pegravere Cardot et ils faisaient leurs farces ensemble

― Eh  bien reprit madame Schontz madame Cardot la Notaresse estune Chiffreville des fabricants de produits chimiques lrsquoaristocratie drsquoau-jourdrsquohui quoi  des Potasse  Lagrave est le mauvais cocircteacute  tu auras une terriblebelle-megraverehellip Oh  une femme agrave tuer sa fille si elle la savait dans lrsquoeacutetat ougravehellipCette Cardot est deacutevote elle a les legravevres comme deux faveurs drsquoun rosepasseacutehellip Un viveur comme toi ne serait jamais accepteacute par cette femme-lagrave qui dans une bonne intention espionnerait ton meacutenage de garccedilon etsaurait tout ton passeacute  mais Cardot fera dit-il usage de son pouvoir pater-nel Le pauvre homme sera forceacute drsquoecirctre gracieux pendant quelques jours

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pour sa femme une femme de bois mon cher  Malaga qui lrsquoa rencontreacuteelrsquoa nommeacutee une brosse de peacutenitence Cardot a quarante ans il sera Mairedans sonArrondissement il deviendra peut-ecirctre Deacuteputeacute Il offre agrave la placedes cent mille francs de donner une jolie maison rue Saint-Lazare entrecour et jardin qui ne lui a coucircteacute que soixante mille francs agrave la deacutebacirccle dejuillet  il te la vendrait histoire de te fournir lrsquooccasion drsquoaller et venirchez lui de voir la fille de plaire agrave la megraverehellip Cela te constituerait un avoiraux yeux de madame Cardot Enfin tu serais comme un prince dans cepetit hocirctel Tu te feras nommer par le creacutedit de Camusot bibliotheacutecaireagrave un Ministegravere ougrave il nrsquoy aura pas de livres Eh  bien si tu places ton ar-gent en cautionnement de journal tu auras dix mille francs de rente tuen gagnes six ta bibliothegraveque trsquoen donnera quatrehellip Trouve mieux  Tu temarierais agrave un agneau sans tache il pourrait se changer en femme leacutegegravereau bout de deux anshellip Que trsquoarrive-t-il  un dividende anticipeacute Crsquoest lamode  Si tu veux mrsquoen croire il faut venir dicircner demain chez Malaga Tuy verras ton beau-pegravere il saura lrsquoindiscreacutetion censeacutee commise par Ma-laga contre laquelle il ne peut pas se facirccher et tu le domines alorsQuantagrave ta femme Eh hellip mais sa faute te laisse garccedilonhellip

― Ah  ton langage nrsquoest pas plus hypocrite qursquoun boulet de canon― Je trsquoaime pour toi voilagrave tout et je raisonne Eh  bien qursquoas-tu agrave

rester lagrave comme un Abd-el-Kader en cire  Il nrsquoy a pas agrave reacutefleacutechir Crsquoestpile ou face le mariage Eh  bien tu as tireacute pile 

― Tu auras ma reacuteponse demain dit Lousteau― Jrsquoaimerais mieux lrsquoavoir tout de suite Malaga ferait lrsquoarticle pour

toi ce soir― Eh  bien ouihellipLousteau passa la soireacutee agrave eacutecrire agrave la marquise une longue lettre ougrave

il lui disait les raisons qui lrsquoobligeaient agrave se marier  sa constante misegraverela paresse de son imagination les cheveux blancs sa fatigue morale etphysique enfin quatre pages de raisons

― Quant agrave Dinah je lui enverrai le billet de faire part se dit-il Commedit Bixiou je nrsquoai pas mon pareil pour savoir couper la queue agrave une pas-sionhellip

Lousteau qui fit drsquoabord des faccedilons avec lui-mecircme en eacutetait arriveacute lelendemain agrave craindre que ce mariage manquacirct Aussi fut-il charmant avec

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le Notaire― Jrsquoai connu lui dit-il monsieur votre pegravere chez Florentine je devais

vous connaicirctre chez mademoiselle Turquet Bon chien chasse de race Ileacutetait tregraves-bon enfant et philosophe le petit pegravere Cardot car (vous per-mettez) nous lrsquoappelions ainsi Dans ce temps-lagrave Florine Florentine Tul-lia Coralie et Mariette eacutetaient comme les cinq doigts de la main Il y a decela maintenant quinze ans Vous comprenez que mes folies ne sont plusagrave fairehellip Dans ce temps lagrave le plaisir mrsquoemportait jrsquoai de lrsquoambition au-jourdrsquohui  mais nous sommes dans une eacutepoque ougrave pour parvenir il fautecirctre sans dettes avoir une fortune femme et enfants Si je paye le censsi je suis proprieacutetaire de mon journal au lieu drsquoen ecirctre un reacutedacteur jedeviendrai deacuteputeacute tout comme tant drsquoautres 

Maicirctre Cardot goucircta cette profession de foi Lousteau srsquoeacutetait mis sousles armes il plut au Notaire qui chose assez facile agrave concevoir eut plusdrsquoabandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de sonpegravere qursquoil nrsquoen aurait eu avec tout autre Le lendemain Lousteau fut preacute-senteacute comme acqueacutereur de la maison rue Saint-Lazare au sein de la fa-mille Cardot et il y dicircna trois jours apregraves

Cardot demeurait dans une vieille maison aupregraves de la place du Chacircte-let Tout eacutetait cossu chez lui LrsquoEacuteconomie y mettait les moindres doruressous des gazes vertes Les meubles eacutetaient couverts de housses Si lrsquoonnrsquoeacuteprouvait aucune inquieacutetude sur la fortune de la maison on y eacuteprouvaitune envie de bacirciller degraves la premiegravere demi-heure Lrsquoennui sieacutegeait sur tousles meubles Les draperies pendaient tristement La salle agrave manger res-semblait agrave celle drsquoHarpagon Lousteau nrsquoeucirct pas connu Malaga drsquoavanceagrave la seule inspection de ce meacutenage il aurait devineacute que lrsquoexistence du No-taire se passait sur un autre theacuteacirctre Le journaliste aperccedilut une grandejeune personne blonde agrave lrsquoœil bleu timide et langoureux agrave la fois Il plutau fregravere aicircneacute quatriegraveme clerc de lrsquoEacutetude que la gloire litteacuteraire attiraitdans ses pieacuteges et qui devait ecirctre le successeur de Cardot La sœur cadetteavait douze ans Lousteau caparaccedilonneacute drsquoun petit air jeacutesuite fit lrsquohommereligieux et monarchique avec la megravere il fut sobre doucereux poseacute com-plimenteur

Vingt jours apregraves la preacutesentation au quatriegraveme dicircner Feacutelicie Cardotqui eacutetudiait Lousteau du coin de lrsquoœil alla lui offrir sa tasse de cafeacute dans

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une embrasure de fenecirctre et lui dit agrave voix basse les larmes dans les yeux ― Toute ma vie monsieur sera employeacutee agrave vous remercier de votre deacute-vouement pour une pauvre fillehellip

Lousteau fut eacutemu tant il y avait de choses dans le regard dans lrsquoac-cent dans lrsquoattitude ― Elle ferait le bonheur drsquoun honnecircte homme sedit-il en lui pressant la main pour toute reacuteponse

Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein drsquoave-nir  mais parmi toutes les belles qualiteacutes qursquoelle lui supposait elle eacutetaitenchanteacutee de sa moraliteacute Souffleacute par le roueacute Notaire Eacutetienne avait donneacutesa parole de nrsquoavoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pucirct compro-mettre lrsquoavenir de la chegravere Feacutelicie

― Vous pouvez me trouver un peu exageacutereacutee disait la deacutevote au jour-naliste  mais quand on donne une perle comme ma Feacutelicie agrave un hommeon doit veiller agrave son avenir Je ne suis pas de cesmegraveres qui sont enchanteacuteesde se deacutebarrasser de leurs filles Monsieur Cardot va de lrsquoavant il presse lemariage de sa fille il le voudrait fait Nous ne diffeacuterons qursquoen cecihellipQuoi-qursquoavec un homme comme vous monsieur un litteacuterateur dont la jeunessea eacuteteacute preacuteserveacutee de la deacutemoralisation actuelle par le travail on puisse ecirctreen sucircreteacute  neacuteanmoins vous vous moqueriez de moi si je mariais ma filleles yeux fermeacutes Je sais bien que vous nrsquoecirctes pas un innocent et jrsquoen seraisbien facirccheacutee pour ma Feacutelicie (ceci fut dit agrave lrsquooreille) mais si vous aviez deces liaisonshellip Tenez monsieur vous avez entendu parler de madame Ro-guin la femme drsquoun Notaire qui a eu malheureusement pour notre corpsune si cruelle ceacuteleacutebriteacute Madame Roguin est lieacutee et cela depuis 1820 avecun banquierhellip

― Oui du Tillet reacutepondit Eacutetienne qui se mordit la langue en songeantagrave lrsquoimprudence avec laquelle il avouait connaicirctre du Tillet

― Eh  bien monsieur si vous eacutetiez megravere ne trembleriez-vous pas enpensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet  A son acircgeet neacutee de Grandville avoir pour rivale une femme de cinquante ans pas-seacutes hellip Jrsquoaimerais mieux voir ma fille morte que de la donner agrave un hommequi aurait des relations avec une femmemarieacuteehellipUne grisette une femmede theacuteacirctre se prennent et se quittent  Selon moi ces femmes-lagrave ne sontpas dangereuses lrsquoamour est un eacutetat pour elles elles ne tiennent agrave per-sonne un de perdu deux de retrouveacutes hellip Mais une femme qui a manqueacute

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agrave ses devoirs doit srsquoattacher agrave sa faute elle nrsquoest excusable que par saconstance si jamais un pareil crime est excusable  Crsquoest ainsi du moinsque je comprends la faute drsquoune femme comme il faut et voilagrave ce qui larend si redoutablehellip

Au lieu de chercher le sens de ces paroles Eacutetienne en plaisanta chezMalaga ougrave il se rendit avec son futur beau-pegravere  car le Notaire et le jour-naliste eacutetaient au mieux ensemble

Lousteau srsquoeacutetait deacutejagrave poseacute devant ses intimes comme un homme im-portant  sa vie allait enfin avoir un sens le hasard lrsquoavait choyeacute il deve-nait sous peu de jours proprieacutetaire drsquoun charmant petit hocirctel rue Saint-Lazare  il se mariait il eacutepousait une femme charmante il aurait environvingt mille livres de rente  il pourrait donner carriegravere agrave son ambition  ileacutetait aimeacute de la jeune personne il appartenait agrave plusieurs familles hono-rableshellip Enfin il voguait agrave pleines voiles sur le lac bleu de lrsquoespeacuterance

Madame Cardot avait deacutesireacute voir les gravures de Gil Blas un de ceslivres illustreacutes que la librairie franccedilaise entreprenait alors et Lousteau laveille en avait remis les premiegraveres livraisons agrave madame Cardot La Nota-resse avait son plan elle nrsquoempruntait le livre que pour le rendre elle vou-lait un preacutetexte de tomber agrave lrsquoimproviste chez son gendre futur A lrsquoaspectde ce meacutenage de garccedilon que son mari lui peignait comme charmant elleen saurait plus disait elle qursquoon ne lui en disait sur les mœurs de Lous-teau Sa belle-sœur madame Camusot a qui le fatal secret eacutetait cacheacutesrsquoeffrayait de ce mariage pour sa niegravece Monsieur Camusot Conseiller agravela Cour royale fils drsquoun premier lit avait dit agrave sa belle-megravere madame Ca-musot sœur de maicirctre Cardot des choses peu flatteuses sur le comptedu journaliste Lousteau cet homme si spirituel ne trouva rien drsquoextra-ordinaire agrave ce que la femme drsquoun riche Notaire voulucirct voir un volumede quinze francs avant de lrsquoacheter Jamais lrsquohomme drsquoesprit ne se baissepour examiner les bourgeois qui lui eacutechappent agrave la faveur de cette inat-tention  et pendant qursquoil se moque drsquoeux ils ont le temps de le garrotter

Dans les premiers jours de janvier 1837 madame Cardot et sa filleprirent une urbaine et vinrent rue des Martyrs rendre les livraisons duGil Blas au futur de Feacutelicie enchanteacutees toutes deux de voir lrsquoappartementde Lousteau Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles fa-milles bourgeoises Le portier drsquoEacutetienne ne se trouva point  mais sa fille

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en apprenant de la digne bourgeoise qursquoelle parlait agrave la belle-megravere et agrave lafuture de monsieur Lousteau leur livra drsquoautant mieux la clef de lrsquoappar-tement que madame Cardot lui mit une niegravece drsquoor dans la main

Il eacutetait alors environ midi lrsquoheure agrave laquelle le journaliste revenait dedeacutejeuner du Cafeacute Anglais En franchissant lrsquoespace qui se trouve entreNotre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs Lousteau regarda par ha-sard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre et crutavoir une vision en y apercevant la figure de Dinah  Il resta glaceacute sur sesdeux jambes en trouvant effectivement sa Didine agrave la portiegravere

― Que viens-tu faire ici  srsquoeacutecria-t-ilLe vous nrsquoeacutetait pas possible avec une femme agrave renvoyer― Eh  mon amour srsquoeacutecria-t-elle nrsquoas-tu donc pas lu mes lettres hellip― Si reacutepondit Lousteau― Eh  bien ― Eh  bien ― Tu es pegravere reacutepondit la femme de province― Bah srsquoeacutecria-t-il sans prendre garde agrave la barbarie de cette exclama-

tion Enfin se dit-il en lui-mecircme il faut la preacuteparer agrave la catastrophehellipIl fit signe au cocher de srsquoarrecircter donna la main agrave madame de La Bau-

draye et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles en se promettantbien de renvoyer illico se dit-il la femme et ses paquets drsquoougrave elle venait

― Monsieur  monsieur  cria la petite PameacutelaLrsquoenfant avait de lrsquointelligence et savait que trois femmes ne doivent

pas se rencontrer dans un appartement de garccedilon― Bien  bien  fit le journaliste en entraicircnant DinahPameacutela crut alors que cette femme inconnue eacutetait une parente elle

ajouta cependant  ― La clef est agrave la porte votre belle-megravere y est Dans son trouble et en srsquoentendant dire par madame de la Baudraye

une myriade de phrases Eacutetienne entendit  ma megravere y est la seule cir-constance qui pour lui fucirct possible et il entra La future et la belle-megraverealors dans la chambre agrave coucher se tapirent dans un coin en voyant lrsquoen-treacutee drsquoEacutetienne et drsquoune femme

― Enfin mon Eacutetienne mon ange je suis agrave toi pour la vie  srsquoeacutecria Di-nah en lui sautant au cou et lrsquoeacutetreignant pendant qursquoil mettait la clef endedans La vie eacutetait une agonie perpeacutetuelle pour moi dans ce chacircteau

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drsquoAnzy je nrsquoy tenais plus et le jour ougrave il a fallu deacuteclarer ce qui fait monbonheur eh  bien je ne mrsquoen suis jamais senti la force Je trsquoamegravene tafemme et ton enfant  oh  ne pas mrsquoeacutecrire  me laisser deux mois sansnouvelles hellip

― Mais Dinah  tu me mets dans un embarrashellip― Mrsquoaimes-tu ― Comment ne trsquoaimerais-je pas hellipMais ne valait-il pas mieux rester

agrave Sancerrehellip Je suis ici dans la plus profonde misegravere et jrsquoai peur de te lafaire partagerhellip

― Ta misegravere sera le paradis pour moi Je veux vivre ici sans jamais ensortirhellip

― Mon Dieu crsquoest joli en paroles maishellipDinah srsquoassit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec

brusquerie Lousteau ne put reacutesister agrave cette explosion il serra la baronnedans ses bras et lrsquoembrassa

― Ne pleure pas Didine  srsquoeacutecria-t-ilEn lacircchant cette phrase le feuilletoniste aperccedilut dans la glace le fan-

tocircme de madame Cardot qui du fond de la chambre le regardait― Allons Didine va toi-mecircme avec Pameacutela voir agrave deacuteballer tes malles

lui dit-il agrave lrsquooreille Va ne pleure pas nous serons heureuxIl la conduisit jusqursquoagrave la porte et revint vers la notaresse pour conjurer

lrsquoorage― Monsieur lui dit madame Cardot je mrsquoapplaudis drsquoavoir voulu voir

par moi-mecircme le meacutenage de celui qui devait ecirctre mon gendre Ducirct maFeacutelicie en mourir elle ne sera pas la femme drsquoun homme tel que vousVous vous devez au bonheur de votre Didine monsieur

Et la deacutevote sortit en emmenant Feacutelicie qui pleurait aussi car Feacuteliciesrsquoeacutetait habitueacutee agrave Lousteau Lrsquoaffreuse madame Cardot remonta dans sonurbaine en regardant avec une insolente fixiteacute la pauvre Dinah qui sentaitencore dans son cœur le coup de poignard du  Crsquoest joli en paroles  maisqui semblable agrave toutes les femmes aimantes croyait neacuteanmoins au  ― Nepleure pas Didine 

Lousteau qui ne manquait pas de cette espegravece de reacutesolution quedonnent les hasards drsquoune vie agiteacutee se dit  ― Didine a de la noblesseune fois preacutevenue de mon mariage elle srsquoimmolera agrave mon avenir et je

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sais comment mrsquoy prendre pour lrsquoen instruireEnchanteacute de trouver une ruse dont le succegraves lui parut certain il se

mit agrave danser sur un air connu  ― Larifla  fla fla  Puis une fois Didineemballeacutee reprit-il en se parlant agrave lui-mecircme jrsquoirai faire une visite et unroman agrave maman Cardot  jrsquoaurai seacuteduit sa Feacutelicie agrave Saint-Eustachehellip Feacuteli-cie coupable par amour porte dans son sein le gage de notre bonheurethellip larifla fla fla hellip le pegravere ne peut pas me deacutementir fla flahellip ni la fillehelliplarifla  Ergo le notaire sa femme et sa fille sont enfonceacutes larifla fla fla hellip

A son grand eacutetonnement Dinah surprit Eacutetienne dansant une danseprohibeacutee

― Ton arriveacutee et notre bonheur me rendent ivre de joie hellip lui dit-il enlui expliquant ainsi ce mouvement de folie

― Et moi qui ne me croyais plus aimeacutee hellip srsquoeacutecria la pauvre femme enlacircchant le sac de nuit qursquoelle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuilougrave elle se laissa tomber

― Emmeacutenage-toi mon ange dit Eacutetienne en riant sous cape jrsquoai deuxmots agrave eacutecrire afin de me deacutegager drsquoune partie de garccedilon car je veux ecirctretout agrave toi Commande tu es ici chez toi

Eacutetienne eacutecrivit agrave Bixioulaquo Mon cher ma baronne me tombe sur les bras et va me faire man-

quer mon mariage si nous ne mettons pas en scegravene une des ruses les plusconnues des mille et un vaudevilles du Gymnase Donc je compte surtoi pour venir en vieillard de Moliegravere gronder ton neveu Leacuteandre sursa sottise pendant que la dixiegraveme Muse sera cacheacutee dans ma chambre  ilsrsquoagit de la prendre par les sentiments frappe fort sois meacutechant blesse-la Quant agrave moi tu comprends jrsquoexprime un deacutevouement aveugle Vienssi tu peux agrave sept heures

raquo Tout agrave toiraquo Eacute LOUSTEAU raquoUne fois cette lettre envoyeacutee par un commissionnaire agrave lrsquohomme de

Paris qui se plaisait le plus agrave ces railleries que les artistes ont nommeacutees descharges Lousteau parut empresseacute drsquoinstaller chez lui laMuse de Sancerre il srsquooccupa de lrsquoemmeacutenagement de tous les effets qursquoelle avait apporteacutes illa mit au fait des ecirctres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaiteavec un plaisir qui deacutebordait si bien en paroles et en caresses que Dinah

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put se croire la femme du monde la plus aimeacutee Cet appartement ougrave lesmoindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plusque son chacircteau drsquoAnzy Pameacutela Migeon cette intelligente petite fille dequatorze ans fut questionneacutee par le journaliste agrave cette fin de savoir sielle voulait devenir la femme de chambre de lrsquoimposante baronne Pa-meacutela ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dicircnerchez un restaurateur du boulevard Dinah comprit alors quel eacutetait le deacute-nucircment cacheacute sous le luxe purement exteacuterieur de ce meacutenage de garccedilon ennrsquoy voyant aucun des ustensiles neacutecessaires agrave la vie Tout en prenant pos-session des armoires des commodes elle forma les plus doux projets ellechangerait les mœurs de Lousteau elle le rendrait casanier elle lui com-pleacuteterait son bien-ecirctre au logis La nouveauteacute de sa position en cachaitle malheur agrave Dinah qui voyait dans un mutuel amour lrsquoabsolution de safaute et qui ne portait pas encore les yeux au delagrave de cet appartementPameacutela dont lrsquointelligence eacutetait eacutegale agrave celle drsquoune lorette alla droit chezmadame Schontz lui demander de lrsquoargenterie en lui racontant ce qui ve-nait drsquoarriver agrave Lousteau Apregraves avoir tout mis chez elle agrave la dispositionde Pameacutela madame Schontz courut chez Malaga son amie intime afinde preacutevenir Cardot du malheur advenu agrave son futur gendre

Sans inquieacutetude sur la crise qui affectait sonmariage le journaliste futde plus en plus charmant pour la femme de province Le dicircner occasionnaces deacutelicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux drsquoecirctreenfin agrave eux-mecircmes Le cafeacute pris au moment ougrave Lousteau tenait sa Dinahsur ses genoux devant le feu Pameacutela se montra tout effareacutee

― Voici monsieur Bixiou  que faut-il lui dire  demanda-t-elle― Entre dans la chambre dit le journaliste agrave sa maicirctresse je lrsquoaurai

bientocirct renvoyeacute crsquoest un de mes plus intimes amis agrave qui drsquoailleurs il fautavouer mon nouveau genre de vie

― Oh  oh  deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu  srsquoeacutecriale compegraverehellip je mrsquoen vaishellip Voilagrave ce que crsquoest que de se marier on fait sesadieux Comme on se trouve riche quand on deacutemeacutenage hein 

― Est-ce que je me marie  dit Lousteau― Comment  tu ne te maries plus agrave preacutesent  srsquoeacutecria Bixiou― Non ― Non  Ah  ccedilagrave que trsquoarrive-t-il ferais-tu par hasard des sottises 

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La muse du deacutepartement Chapitre

Quoi hellip toi qui par une beacuteneacutediction du ciel as trouveacute vingt mille francsde rente un hocirctel une femme appartenant aux premiegraveres familles de lahaute bourgeoisie enfin une femme de la rue des Lombardshellip

― Assez assez Bixiou tout est fini va-trsquoen ― Mrsquoen aller  jrsquoai les droits de lrsquoamitieacute jrsquoen abuseQue trsquoest-il arriveacute ― Il mrsquoest arriveacute cette dame de Sancerre elle est megravere et nous allons

vivre ensemble heureux le reste de nos jourshellip Tu saurais cela demainautant te lrsquoapprendre aujourdrsquohui

― Beaucoup de tuyaux de chemineacutee qui me tombent sur la tecirctecomme dit Arnal Mais si cette femme trsquoaime pour toi mon cher ellesrsquoen retournera drsquoougrave elle vient Est-ce qursquoune femme de province a jamaispu avoir le pied marin agrave Paris  elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres Oublies-tu ce qursquoest une femme de province  mais elle a le bon-heur aussi ennuyeux que le malheur elle deacuteploie autant de talent agrave eacuteviterla gracircce que la Parisienne en met agrave lrsquoinventer Eacutecoute Lousteau  que lapassion te fasse oublier en quel temps nous vivons je le conccedilois  maismoi ton ami je nrsquoai pas de bandeau mythologique sur les yeuxhellip Eh bien examine ta position  Tu roules depuis quinze ans dans le mondelitteacuteraire tu nrsquoes plus jeune tu marches sur tes tiges tant tu as marcheacute hellipOui mon bonhomme tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacherles trous de leurs bas les remploient et tu as le mollet aux talons hellip En-fin ta plaisanterie est vieillotte Ta phrase est plus connue qursquoun remegravedesecrethellip

― Je te dirai comme le Reacutegent au cardinal Dubois  assez de coups depied comme ccedila  srsquoeacutecria Lousteau tout en riant

― Oh vieux jeune homme reacutepondit Bixiou tu sens le fer de lrsquoopeacute-rateur agrave ta plaie Tu trsquoes eacutepuiseacute nrsquoest-ce pas  Eh  bien  dans le feu dela jeunesse sous la pression de la misegravere qursquoas-tu gagneacute  Tu nrsquoes pasen premiegravere ligne et tu nrsquoas pas mille francs agrave toi Voilagrave ta position chif-freacutee Pourras-tu dans le deacuteclin de tes forces soutenir par ta plume unmeacutenage quand ta femme si elle est honnecircte nrsquoaura pas les ressourcesdrsquoune lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs ougrave lrsquohommele garde  Tu trsquoenfonces dans le troisiegraveme dessous du theacuteacirctre socialhellip Cecinrsquoest que le cocircteacute financier Voyons le cocircteacute politique  Nous naviguons dansune eacutepoque essentiellement bourgeoise ougrave lrsquohonneur la vertu la deacutelica-

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La muse du deacutepartement Chapitre

tesse le talent le savoir le geacutenie en un mot consiste agrave payer ses billets agravene rien devoir agrave personne et agrave bien faire ses petites affaires Soyez rangeacutesoyez deacutecent ayez femme et enfant acquittez vos loyers et vos contri-butions montez votre garde soyez semblable agrave tous les fusiliers de votrecompagnie et vous pouvez preacutetendre agrave tout devenir ministre et tu as deschances puisque tu nrsquoes pas un Montmorency  Tu allais remplir toutesles conditions voulues pour ecirctre un homme politique tu pouvais fairetoutes les saleteacutes exigeacutees pour lrsquoemploi mecircme jouer la meacutediocriteacute tu au-rais eacuteteacute presque nature Et pour une femme qui te plantera lagrave au termede toutes les passions eacuteternelles dans trois cinq ou sept ans apregraves avoirconsommeacute tes derniegraveres forces intellectuelles et physiques tu tournes ledos agrave la sainte famille agrave la rue des Lombards agrave tout un avenir politiqueagrave trente mille francs de rente agrave la consideacuterationhellip Est-ce lagrave par ougrave devaitfinir un homme qui nrsquoavait plus drsquoillusions hellip Tu ferais pot-bouille avecune actrice qui te rendrait heureux voilagrave ce qui srsquoappelle une questionde cabinet  mais vivre avec une femme marieacutee hellip crsquoest tirer agrave vue surle malheur  crsquoest avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir lesplaisirs

― Assez te dis-je tout finit par un mot  jrsquoaime madame de La Bau-draye et je la preacuteegravere agrave toutes les fortunes du monde agrave toutes les posi-tionshellip Jrsquoai pu me laisser aller agrave une bouffeacutee drsquoambitionhellip mais tout cegravedeau bonheur drsquoecirctre pegravere

― Ah  tu donnes dans la paterniteacute  Mais malheureux nous nesommes les pegraveres que des enfants de nos femmes leacutegitimes Qursquoest-ce quecrsquoest qursquoun moutard qui ne porte pas notre nom  crsquoest le dernier chapitredrsquoun roman  on te lrsquoenlegravevera ton enfant  Nous avons vu ce sujet-lagrave dansvingt vaudevilles depuis dix anshellip La Socieacuteteacute mon cher pegravesera sur voustocirct ou tard Relis Adolphe  Oh  mon Dieu  Je vous vois quand vous vousserez bien connus je vous vois malheureux triste-agrave-pattes sans consideacute-ration sans fortune vous battant comme les actionnaires drsquoune comman-dite attrapeacutes par leur geacuterant  Votre geacuterant agrave vous crsquoest le bonheur

― Pas un mot de plus Bixiou― Mais je commence agrave peine Eacutecoute mon cher On a beaucoup atta-

queacute le mariage depuis quelque temps  mais agrave part son avantage drsquoecirctre laseule maniegravere drsquoeacutetablir les successions comme il offre aux jolis garccedilons

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La muse du deacutepartement Chapitre

sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois il reacutesiste agrave tous ses in-conveacutenients  Aussi nrsquoy a-t-il pas de garccedilon qui ne se repente tocirct ou tarddrsquoavoir manqueacute par sa faute un mariage de trente mille livres de renteshellip

― Tu ne veux donc pas me comprendre  srsquoeacutecria Lousteau drsquoune voixexaspeacutereacutee va-trsquoenhellip Elle est lagravehellip

― Pardon pourquoi ne pas me lrsquoavoir dit plus tocircthellip tu es majeurhellip etelle aussi fit-il drsquoun ton plus bas mais assez haut cependant pour ecirctreentendu de Dinah Elle te fera joliment repentir de son bonheurhellip

― Si crsquoest une folie je veux la fairehellip Adieu ― Un homme agrave la mer  cria Bixiou― Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous cha-

pitrer dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre ougrave il trouva surun fauteuil madame La Baudraye affaisseacutee eacutetanchant ses yeux avec unmouchoir brodeacute

― Que suis-je venue faire ici hellip dit-elle Oh  mon Dieu  pourquoi hellipEacutetienne je ne suis pas si femme de province que vous le croyezhellip Vousvous jouez de moi

― Chegravere ange reacutepondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras la sou-leva du fauteuil et lrsquoamena quasi morte dans le salon nous avons chacuneacutechangeacute notre avenir sacrifice contre sacrifice Pendant que jrsquoaimais agraveSancerre on me mariait ici  mais je reacutesistaishellip va jrsquoeacutetais bien malheu-reux

― Oh  je pars  srsquoeacutecria Dinah en se dressant comme une folle et faisantdeux pas vers la porte

― Tu resteras ma Didine tout est fini Va  cette fortune est-elle agrave sibon marcheacute  ne dois-je pas eacutepouser une grande blonde dont le nez estsanguinolent la fille drsquoun notaire et endosser une belle-megravere qui rendraitdes points agrave madame Pieacutedefer en fait de deacutevotionhellip

Pameacutela se preacutecipita dans le salon et vint dire agrave lrsquooreille de Lousteau ― Madame Schontz hellip

Lousteau se leva laissa Dinah sur le divan et sortit― Tout est fini mon bichon lui dit la lorette Cardot ne veut pas se

brouiller avec sa femme agrave cause drsquoun gendre La deacutevote a fait une scegravenehellipune scegravene sterling  Enfin le premier clerc actuel qui eacutetait second premierclerc depuis deux ans accepte la fille et lrsquoEacutetude

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Le lacircche  srsquoeacutecria Lousteau Comment en deux heures il a pu sedeacutecider

― Mon Dieu crsquoest bien simple Le drocircle qui avait les secrets du pre-mier clerc deacutefunt a devineacute la position du patron en saisissant quelquesmots de la querelle avec madame Cardot Le notaire compte sur ton hon-neur et sur ta deacutelicatesse car tout est convenu Le clerc dont la conduiteest excellente il se donnait le genre drsquoaller agrave la messe  un petit hypocritefini quoi  plaicirct agrave la notaresse Cardot et toi vous resterez amis Il va de-venir directeur drsquoune compagnie financiegravere immense il pourra te rendreservice Ah  tu te reacuteveilles drsquoun beau recircve

― Je perds une fortune une femme ethellip― Une maicirctresse dit madame Schontz en souriant car te voilagrave plus

que marieacute tu seras embecirctant tu voudras rentrer chez toi tu nrsquoauras plusrien de deacutecousu ni dans tes habits ni dans tes allureshellip Laisse-la-moivoir par le trou de la porte hellip demanda la lorette Il nrsquoy a pas srsquoeacutecria-t-elle de plus bel animal dans le deacutesert  tu es voleacute  Crsquoest digne crsquoest seccrsquoest pleurard il lui manque le turban de lady Dudley

Et la lorette se sauva― Qursquoy a-t-il encore hellip demanda madame de La Baudraye agrave lrsquooreille

de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmuresdrsquoune voix de femme

― Il y a mon ange srsquoeacutecria Lousteau que nous sommes indissoluble-ment unishellip On vient de mrsquoapporter une reacuteponse verbale agrave la lettre quetu mrsquoas vu eacutecrire et par laquelle je rompais mon mariagehellip

― Crsquoest lagrave cette partie dont tu te deacutegageais ― Oui ― Oh  je serai plus que ta femme je te donne ma vie je veux ecirctre

ton esclave hellip dit la pauvre creacuteature abuseacutee Je ne croyais pas qursquoil me fucirctpossible de trsquoaimer davantage hellip Je ne serai donc pas un accident dans tavie je serai toute ta vie hellip

― Oui ma belle ma noble Didine― Jure-moi reprit-elle que nous ne pourrons ecirctre seacutepareacutes que par la

mort hellipLousteau voulut embellir son serment de ses plus seacuteduisantes chatte-

ries Voici pourquoi

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La muse du deacutepartement Chapitre

De la porte de son appartement ougrave il avait reccedilu le baiser drsquoadieu dela lorette agrave celle du salon ougrave gisait la Muse eacutetourdie de tant de chocssuccessifs Lousteau srsquoeacutetait rappeleacute lrsquoeacutetat preacutecaire du petit La Baudrayesa fortune et ce mot de Bianchon sur Dinah  ― Ce sera une riche veuve Et il se dit en lui-mecircme ― Jrsquoaimemieux cent fois madame de La Baudrayeque Feacutelicie pour femme 

Aussi son parti fut-il promptement pris  il deacutecida de jouer lrsquoamouravec une admirable perfection et son lacircche calcul sa violente passioneurent de facirccheux reacutesultats En effet pendant son voyage de Sancerre agraveParis madame de La Baudraye avait meacutediteacute de vivre dans un appartementagrave elle agrave deux pas de Lousteau  mais les preuves drsquoamour que son amantvenait de lui donner en renonccedilant agrave ce bel avenir et surtout le bonheursi complet des premiers jours de ce mariage illeacutegal lrsquoempecircchegraverent de par-ler de cette seacuteparation Le lendemain devait ecirctre et fut une fecircte au milieude laquelle une pareille proposition faite agrave son ange eucirct produit la plushorrible discordance De son cocircteacute Lousteau qui voulait tenir Dinah danssa deacutependance la maintint dans une ivresse continuelle agrave coups de fecirctesCes eacuteveacutenements empecircchegraverent donc ces deux ecirctres si spirituels drsquoeacuteviter lebourbier ougrave ils tombegraverent celui drsquoune cohabitation insenseacutee dont mal-heureusement tant drsquoexemples existent agrave Paris dans le monde litteacuteraire

Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de lrsquoamour enprovince si railleusement traceacute par madame de La Baudraye agrave Lousteaumais dont ni lrsquoun ni lrsquoautre ils ne se souvinrent La passion est sourde etmuette de naissance

Cet hiver fut donc agrave Paris pour madame de La Baudraye tout ce quele mois drsquooctobre avait eacuteteacute pour elle agrave Sancerre Eacutetienne pour initier safemme agrave la vie de Paris entremecircla cette nouvelle lune de miel de partiesde spectacles ougrave Dinah ne voulut aller qursquoen baignoires Au deacutebut ma-dame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provincialeelle eut peur drsquoecirctre vue elle cacha son bonheur Elle disait  ― Monsieurde Clagny monsieur Gravier sont capables de me suivre  Elle craignaitSancerre agrave Paris Lousteau dont lrsquoamour-propre eacutetait excessif fit lrsquoeacuteduca-tion de Dinah il la conduisit chez les meilleures faiseuses et lui montrales jeunes femmes alors agrave la mode en les lui recommandant comme desmodegraveles agrave suivre Aussi lrsquoexteacuterieur provincial de madame de La Baudraye

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changea-t-il promptement Lousteau rencontreacute par ses amis reccedilut descompliments sur sa conquecircte Pendant cette saison Eacutetienne produisit peude litteacuterature et srsquoendetta consideacuterablement quoique la fiegravere Dinah eucirctemployeacute toutes ses eacuteconomies agrave sa toilette et crucirct nrsquoavoir pas causeacute laplus leacutegegravere deacutepense agrave son cheacuteri Au bout de trois mois Dinah srsquoeacutetait ac-climateacutee elle srsquoeacutetait enivreacutee de musique aux Italiens elle connaissait lesreacutepertoires de tous les theacuteacirctres leurs acteurs les journaux et les plai-santeries du moment  elle srsquoeacutetait accoutumeacutee agrave cette vie de continuelleseacutemotions agrave ce courant rapide ougrave tout srsquooublie Elle ne tendait plus le coune mettait plus le nez en lrsquoair comme une statue de lrsquoEacutetonnement agrave pro-pos des continuelles surprises que Paris offre aux eacutetrangers Elle savaitrespirer lrsquoair de ce milieu spirituel animeacute feacutecond ougrave les gens drsquoesprit sesentent dans leur eacuteleacutement et qursquoils ne peuvent plus quitter

Un matin en lisant les journaux que Lousteau recevait tous deuxlignes lui rappelegraverent Sancerre et son passeacute deux lignes auxquelles ellenrsquoeacutetait pas eacutetrangegravere et que voici 

laquo Monsieur le baron de Clagny Procureur du Roi pregraves le Tribunal deSancerre est nommeacute Substitut du Procureur-geacuteneacuteral pregraves la Cour royalede Paris raquo

― Comme il trsquoaime ce vertueux magistrat  dit en souriant le journa-liste

― Pauvre homme  reacutepondit-elle Que te disais-je  Il me suit En cemoment Eacutetienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante etla plus complegravete de la passion agrave cette peacuteriode ougrave lrsquoon srsquoest habitueacute par-faitement lrsquoun agrave lrsquoautre et ougrave neacuteanmoins lrsquoamour conserve de la saveurOn se connaicirct mais on ne srsquoest pas encore compris on nrsquoa pas repasseacutedans les mecircmes plis de lrsquoacircme on ne srsquoest pas eacutetudieacute de maniegravere agrave savoircomme plus tard la penseacutee les paroles le geste agrave propos des plus grandscomme des plus petits eacuteveacutenements On est dans lrsquoenchantement il nrsquoy apas eu de collision de divergences drsquoopinions de regards indiffeacuterents Lesacircmes vont agrave tout propos dumecircme cocircteacute Aussi Dinah disait elle agrave Lousteaude ces magiques paroles accompagneacutees drsquoexpressions de ces regards plusmagiques encore que toutes les femmes trouvent alors

― Tue-moi quand tu ne mrsquoaimeras plus ― Si tu ne mrsquoaimais plus jecrois que je pourrais te tuer et me tuer apregraves

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La muse du deacutepartement Chapitre

A ces deacutelicieuses exageacuterations Lousteau reacutepondait agrave Dinah  ― Toutce que je demande agrave Dieu crsquoest de te voir ma constance Ce sera toi quimrsquoabandonneras hellip

― Mon amour est absoluhellip― Absolu reacutepeacuteta Lousteau Voyons  Je suis entraicircneacute dans une partie

de garccedilon je retrouve une de mes anciennes maicirctresses elle se moque demoi  par vaniteacute je fais lrsquohomme libre et je ne rentre que le lendemainmatin icihellip Mrsquoaimeras-tu toujours 

― Une femme nrsquoest certaine drsquoecirctre aimeacutee que quand elle est preacutefeacute-reacutee et si tu me revenais sihellip Oh  tu me fais comprendre le bonheur depardonner une faute agrave celui qursquoon adore

― Eh  bien je suis donc aimeacute pour la premiegravere fois dema vie  srsquoeacutecriaitLousteau

― Enfin tu trsquoen aperccedilois  reacutepondait-elleLousteau proposa drsquoeacutecrire une lettre ougrave chacun drsquoeux expliquerait les

raisons qui lrsquoobligeraient agrave finir par un suicide  et avec cette lettre ensa possession chacun drsquoeux pourrait tuer sans danger lrsquoinfidegravele Malgreacuteleurs paroles eacutechangeacutees ni lrsquoun ni lrsquoautre ils nrsquoeacutecrivirent leur lettre

Heureux pour le moment le journaliste se promettait de bien trom-per Dinah quand il en serait las et de tout sacrifier aux exigences decette tromperie Pour lui madame de La Baudraye eacutetait toute une fortuneNeacuteanmoins il subit un joug En se mariant ainsi madame de La Baudrayelaissa voir et la noblesse de ses penseacutees et cette puissance que donne lerespect de soi-mecircme Dans cette intimiteacute complegravete ougrave chacun deacutepose sonmasque la jeune femme conserva de la pudeur montra sa probiteacute virile etcette force particuliegravere aux ambitions qui faisait la base de son caractegravereAussi Lousteau conccedilut-il pour elle une involontaire estime Devenue Pa-risienne Dinah fut drsquoailleurs supeacuterieure agrave la plus charmante lorette  ellepouvait ecirctre amusante dire des mots comme Malaga  mais son instruc-tion les habitudes de son esprit ses immenses lectures lui permettaientde geacuteneacuteraliser son esprit  tandis que les Schontz et les Florine nrsquoexercentle leur que sur un terrain tregraves-circonscrit

― Il y a chez Dinah disait Eacutetienne agrave Bixiou lrsquoeacutetoffe drsquoune Ninon etdrsquoune Staeumll

― Une femme chez qui lrsquoon trouve une bibliothegraveque et un seacuterail est

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La muse du deacutepartement Chapitre

bien dangereuse reacutepondait le railleurUne fois sa grossesse devenue visible madame de La Baudraye reacuteso-

lut de ne plus quitter son appartement  mais avant de srsquoy renfermer dene plus se promener que dans la campagne elle voulut assister agrave la pre-miegravere repreacutesentation drsquoun drame de Nathan Cette espegravece de solenniteacute lit-teacuteraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris Dinahqui nrsquoavait jamais vu de premiegravere repreacutesentation eacuteprouvait une curiositeacutebien naturelle Elle en eacutetait drsquoailleurs arriveacutee agrave un tel degreacute drsquoaffectionpour Lousteau qursquoelle se glorifiait de sa faute  elle mettait une force sau-vage agrave heurter le monde elle voulait le regarder en face sans deacutetourner latecircte Elle fit une toilette ravissante approprieacutee agrave son air souffrant agrave la ma-ladive morbidesse de sa figure Son teint pacircli lui donnait une expressiondistingueacutee et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortircette pacircleur Ses yeux gris eacutetincelants semblaient plus beaux cerneacutes parla fatigue Mais une horrible souffrance lrsquoattendait Par un hasard assezcommun la loge donneacutee au journaliste aux premiegraveres eacutetait agrave cocircteacute de celleloueacutee par Anna Grossetecircte Ces deux amies intimes ne se saluegraverent paset ne voulurent se reconnaicirctre ni lrsquoune ni lrsquoautre

Apregraves le premier acte Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seuleexposeacutee au feu de tous les regards agrave la clarteacute de tous les lorgnons tan-dis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse ve-nue avec Anna reccedilurent quelques-uns des hommes les plus distingueacutes dugrand monde La solitude ougrave restait Dinah fut un supplice drsquoautant plusgrand qursquoelle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en exa-minant les loges elle eut beau prendre une pose noble et pensive laisserson regard dans le vide elle se sentait trop le point de mire de tous lesyeux  elle ne put cacher sa preacuteoccupation elle fut un peu provinciale elleeacutetala son mouchoir elle fit convulsivement des gestes qursquoelle srsquoeacutetait in-terdits Enfin dans lrsquoentrrsquoacte du second au troisiegraveme acte un homme sefit ouvrir la loge de Dinah  Monsieur de Clagny se montra respectueuxmais triste

― Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir quemrsquoa causeacute votre promotion dit-elle

― Eh  madame pour qui suis-je venu agrave Paris hellip― Comment  dit-elle Serais-je donc pour quelque chose dans votre

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La muse du deacutepartement Chapitre

nomination ― Pour tout Degraves que vous nrsquoavez plus habiteacute Sancerre Sancerre mrsquoest

devenu insupportable jrsquoy mouraishellipDinah tendit la main au Substitut― Votre amitieacute sincegravere me fait du bien dit-elle Je suis dans une si-

tuation agrave choyer mes vrais amis maintenant je sais quel est leur prixhellipJe croyais avoir perdu votre estime  mais le teacutemoignage que vous mrsquoendonnez par votre visite me touche plus que vos dix ans drsquoattachement

― Vous ecirctes le sujet de la curiositeacute de toute la salle reprit le Substi-tut Ah  chegravere eacutetait-ce lagrave votre rocircle  Ne pouviez-vous pas ecirctre heureuseet rester honoreacutee  Je viens drsquoentendre dire que vous ecirctes la maicirctressede monsieur Eacutetienne Lousteau que vous vivez ensemble maritalement hellipVous avez rompu pour toujours avec la Socieacuteteacute mecircme pour le temps ougravesi vous eacutepousiez votre amant vous auriez besoin de cette consideacuterationque vousmeacuteprisez aujourdrsquohuihellipNe devriez-vous pas ecirctre chez vous avecvotre megravere qui vous aime assez pour vous couvrir de son eacutegide  au moinsles apparences seraient gardeacuteeshellip

― Jrsquoai le tort drsquoecirctre ici reacutepondit-elle voilagrave tout Jrsquoai dit adieu sans re-tour agrave tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui saventaccommoder leur bonheur avec les convenances Mon abneacutegation est sicomplegravete que jrsquoaurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de monamour un vaste deacutesert plein deDieu de lui et demoihellipNous nous sommesfait lrsquoun agrave lrsquoautre trop de sacrifices pour ne pas ecirctre unis  unis par la hontesi vous voulez mais indissolublement unishellip Je suis heureuse et si heu-reuse que je puis vous aimer agrave mon aise en ami vous donner plus deconfiance que par le passeacute  car maintenant il me faut un ami hellip

Le magistrat fut vraiment grand et mecircme sublime A cette deacuteclara-tion ougrave vibrait lrsquoacircme de Dinah il reacutepondit drsquoun son de voix deacutechirant ― Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous ecirctes aimeacuteehellip je seraistranquille votre avenir ne mrsquoeffrayerait plushellip Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices et y a-t-il de la reconnaissance dans sonamour hellip

― Venez rue des Martyrs et vous verrez ― Oui jrsquoirai dit-il Jrsquoai deacutejagrave passeacute devant la porte sans oser vous de-

mander Vous ne connaissez pas encore la litteacuterature reprit-il Certes il

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srsquoy trouve de glorieuses exceptions  mais ces gens de lettres traicircnent aveceux des maux inouiumls parmi lesquels je compte en premiegravere ligne la pu-bliciteacute qui fleacutetrit tout  Une femme commet une faute avechellip

― Un Procureur du Roi dit la baronne en souriant― Eh  bien apregraves une rupture il y a quelques ressources le monde

nrsquoa rien su  mais avec un homme plus ou moins ceacutelegravebre le public a toutappris Eh  tenezhellip quel exemple vous en avez lagrave sous les yeux Vousecirctes dos agrave dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire lesderniegraveres folies pour un homme plus ceacutelegravebre que Lousteau pour Nathanet les voilagrave seacutepareacutes agrave ne pas se reconnaicirctrehellip Apregraves ecirctre alleacutee au bord delrsquoabicircme la comtesse a eacuteteacute sauveacutee on ne sait comment elle nrsquoa quitteacute nisonmari ni samaison  mais comme il srsquoagissait drsquoun homme ceacutelegravebre on aparleacute drsquoelle pendant tout un hiver Sans la grande fortune le grand nom etla position de son mari sans lrsquohabileteacute de la conduite de cet homme drsquoEacutetatqui srsquoest montreacute dit-on excellent pour sa femme elle eucirct eacuteteacute perdue  agravesa place toute autre femme nrsquoaurait pu rester honoreacutee comme elle lrsquoesthellip

― Comment eacutetait Sancerre quand vous lrsquoavez quitteacute  dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation

― Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeaitque vos couches se fissent agrave Paris et qursquoil avait exigeacute que vous y allassiezpour y avoir les soins des princes de la meacutedecine reacutepondit le Substitut endevinant bien ce que Dinah voulait savoir Ainsi malgreacute le tapage qursquoafait votre deacutepart jusqursquoagrave ce soir vous eacutetiez encore dans la leacutegaliteacute

― Ah  srsquoeacutecria-t-elle monsieur de La Baudraye conserve encore desespeacuterances 

― Votre mari madame a fait comme toujours  il a calculeacuteLe magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer et il le

salua dignement― Tu as plus de succegraves que la piegravece dit Eacutetienne agrave DinahCe court moment de triomphe apporta plus de joie agrave cette femme

qursquoelle nrsquoen avait eu pendant toute sa vie en province  mais en sortantdu theacuteacirctre elle eacutetait pensive

― Qursquoas-tu  ma Didine  demanda Lousteau― Je me demande comment une femme peut dompter le monde 

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La muse du deacutepartement Chapitre

― Il y a deux maniegraveres  ecirctre madame de Staeumll ou posseacuteder deux centmille francs de rentes 

― La Socieacuteteacute dit-elle nous tient par la vaniteacute par lrsquoenvie de paraicirctrehellipBah  nous serons philosophes 

Cette soireacutee fut le dernier eacuteclair de lrsquoaisance trompeuse ougrave madamede La Baudraye vivait depuis son arriveacutee agrave Paris Trois jours apregraves elleaperccedilut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinetautour du gazon en fumant un cigare Cette femme agrave qui les mœurs dupetit La Baudraye avaient communiqueacute lrsquohabitude et le plaisir de ne ja-mais rien devoir apprit que son meacutenage eacutetait sans argent en preacutesence dedeux termes de loyer agrave la veille enfin drsquoun commandement  Cette reacutealiteacutede la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une eacutepine  ellese repentit drsquoavoir entraicircneacute Lousteau dans les dissipations de lrsquoamour Ilest si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a deacutevoreacute plusde poeacutesies que le malheur nrsquoen a fait jaillir en jets lumineux Heureuse devoir Eacutetienne nonchalant fumant un cigare apregraves son deacutejeuner la figureeacutepanouie eacutetendu comme un leacutezard au soleil jamais Dinah ne se sentitle courage de se faire lrsquohuissier drsquoune Revue Elle inventa drsquoengager parlrsquoentremise du sieur Migeon pegravere de Pameacutela le peu de bijoux qursquoelle pos-seacutedait et sur lesquelsma tante car elle commenccedilait agrave parler la langue duquartier lui precircta neuf cents francs Elle garda trois cents francs pour salayette pour les frais de ses couches et remit joyeusement la somme dueagrave Lousteau qui labourait sillon agrave sillon ou si voulez ligne agrave ligne uneNouvelle pour une Revue

― Mon petit chat lui dit-elle achegraveve ta Nouvelle sans rien sacrifier agravela neacutecessiteacute polis ton style creuse ton sujet Jrsquoai trop fait la dame je vaisfaire la bourgeoise et tenir le meacutenage

Depuis quatre mois Eacutetienne menait Dinah au cafeacute Riche dicircner dansun cabinet qursquoon leur reacuteservait La femme de province fut eacutepouvanteacutee enapprenant qursquoEacutetienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinzejours

― Comment nous buvions du vin agrave six francs la bouteille  une solenormande coucircte cent sous hellip un petit pain vingt centimes hellip srsquoeacutecria-t-elleen lisant la note que lui tendit le journaliste

― Mais ecirctre voleacute par un restaurateur ou par une cuisiniegravere il y a peu

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La muse du deacutepartement Chapitre

de diffeacuterence pour nous autres dit Lousteau― Tu vivras comme un prince pour le prix de ton dicircnerApregraves avoir obtenu du proprieacutetaire une cuisine et deux chambres de

domestiques madame de La Baudraye eacutecrivit un mot agrave sa megravere en luidemandant du linge et un precirct de mille francs Elle reccedilut deux mallesde linge de lrsquoargenterie deux mille francs par une cuisiniegravere honnecircte etdeacutevote que sa megravere lui envoyait

Dix jours apregraves la repreacutesentation ougrave ils srsquoeacutetaient rencontreacutes monsieurde Clagny vint voir madame de La Baudraye agrave quatre heures en sortantdu Palais et il la trouva brodant un petit bonnet Lrsquoaspect de cette femmesi fiegravere si ambitieuse dont lrsquoesprit eacutetait si cultiveacute qui trocircnait si bien dansle chacircteau drsquoAnzy descendue agrave des soins de meacutenage et cousant pour lrsquoen-fant agrave venir eacutemut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour drsquoAssises Envoyant des piqucircres agrave lrsquoun de ces doigts tourneacutes en fuseau qursquoil avait baiseacutesil comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupationun jeu de lrsquoamour maternel Pendant cette premiegravere entrevue le magis-trat lut dans lrsquoacircme de Dinah Cette perspicaciteacute chez un homme eacutepris eacutetaitun effort surhumain Il devina que Didine voulait se faire le bon geacutenie dujournaliste le mettre dans une noble voie  elle avait conclu des difficulteacutesde la vie mateacuterielle agrave quelque deacutesordre moral Entre deux ecirctres unis parun amour si vrai drsquoune part et si bien joueacute de lrsquoautre plus drsquoune confi-dence srsquoeacutetait eacutechangeacutee en quatre mois Malgreacute le soin avec lequel Eacutetiennese drapait plus drsquoune parole avait eacuteclaireacute Dinah sur les anteacuteceacutedents dece garccedilon dont le talent fut si comprimeacute par la misegravere si perverti par lemauvais exemple si contrarieacute par des difficulteacutes au-dessus de son cou-rage Il grandira dans lrsquoaisance srsquoeacutetait-elle dit Et elle voulait lui donnerle bonheur la seacutecuriteacute du chez soi par lrsquoeacuteconomie et par lrsquoordre familiersaux gens neacutes en province Dinah devint femme de meacutenage comme elleeacutetait devenue poegravete par un eacutelan de son acircme vers les sommets

― Son bonheur sera mon absolutionCette parole arracheacutee par le magistrat agrave madame de La Baudraye ex-

pliquait lrsquoeacutetat actuel des choses La publiciteacute donneacutee par Eacutetienne agrave sontriomphe le jour de la premiegravere repreacutesentation avait assez mis agrave nu auxyeux du magistrat les intentions du journaliste Pour Eacutetienne madame deLa Baudraye eacutetait selon une expression anglaise une assez belle plume agrave

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son bonnet Loin de goucircter les charmes drsquoun amour mysteacuterieux et timidede cacher agrave toute la terre un si grand bonheur il eacuteprouvait une jouissancede parvenu agrave se parer de la premiegravere femme comme il faut qui lrsquohonoraitde son amour Neacuteanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupedes soins que tout homme prodigue agrave une femme dans la situation ougrave setrouvait madame de La Baudraye et que Lousteau rendait charmants pardes cacirclineries particuliegraveres aux hommes dont les maniegraveres sont native-ment agreacuteables Il y a des hommes en effet qui naissent un peu singeschez qui lrsquoimitation des plus charmantes choses du sentiment est si na-turelle que le comeacutedien ne se sent plus et les dispositions naturelles duSancerrois avaient eacuteteacute tregraves-deacuteveloppeacutees sur le theacuteacirctre ougrave jusqursquoalors ilavait veacutecu

Entre le mois drsquoavril et le mois de juillet moment ougrave Dinah devaitaccoucher elle devina pourquoi Lousteau nrsquoavait pas vaincu la misegravere  ileacutetait paresseux et manquait de volonteacute Certainement le cerveau nrsquoobeacuteitqursquoagrave ses propres lois  il ne reconnaicirct ni les neacutecessiteacutes de la vie ni lescommandements de lrsquohonneur On ne produit pas une belle œuvre parceqursquoune femme expire ou pour payer des dettes deacuteshonorantes ou pournourrir des enfants Neacuteanmoins il nrsquoexiste pas de grand talent sans unegrande volonteacute Ces deux forces jumelles sont neacutecessaires agrave la construc-tion de lrsquoimmense eacutedifice drsquoune gloire Les hommes drsquoeacutelite maintiennentleur cerveau dans les conditions de la production comme jadis un preuxavait ses armes toujours en eacutetat Ils domptent la paresse ils se refusent auxplaisirs eacutenervants ou nrsquoy cegravedent qursquoavec une mesure indiqueacutee par lrsquoeacuteten-due de leurs faculteacutes  ainsi srsquoexpliquent Scribe Rossini Walter Scott Cu-vier Voltaire Newton Buffon Bayle Bossuet Leibnitz Lope de VeacutegaCalderon Boccace lrsquoAretin Aristote enfin tous les gens qui divertissentreacutegentent ou conduisent leur eacutepoque La volonteacute peut et doit ecirctre un sujetdrsquoorgueil bien plus que le talent Si le talent a son germe dans une preacutedis-position cultiveacutee le vouloir est une conquecircte faite agrave tout moment sur lesinstincts sur les goucircts dompteacutes refouleacutes sur les fantaisies et les entravesvaincues sur les difficulteacutes de tout genre heacuteroiumlquement surmonteacutees

Lrsquoabus du cigare entretenait la paresse de Lousteau Si le tabac endortle chagrin il engourdit infailliblement lrsquoeacutenergie Tout ce que le cigare eacutetei-gnait au physique la Critique lrsquoannihilait aumoral chez ce garccedilon si facile

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au plaisir La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre agravelrsquoavocat A ce meacutetier lrsquoesprit se fausse lrsquointelligence perd sa luciditeacute recti-ligne LrsquoEacutecrivain nrsquoexiste que par des partis pris Aussi doit-on distinguerdeux Critiques demecircme que dans la peinture on reconnaicirct lrsquoArt et leMeacute-tier Critiquer agrave la maniegravere de la plupart des feuilletonistes actuels crsquoestexprimer des jugements tels quels drsquoune faccedilon plus ou moins spirituellecomme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires Lesjournalistes bons enfants trouvent toujours un thegraveme agrave deacutevelopper danslrsquoœuvre qursquoils analysent Ainsi fait ce meacutetier convient aux esprits pa-resseux aux gens deacutepourvus de la faculteacute sublime drsquoimaginer ou qui laposseacutedant nrsquoont pas le courage de la cultiver Toute piegravece de theacuteacirctre toutlivre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coucircte aucun effort agrave leurimagination et dont le compte-rendu srsquoeacutecrit ou moqueur ou seacuterieux augreacute des passions du moment Quant au jugement quel qursquoil soit il esttoujours justifiable avec lrsquoesprit franccedilais qui se precircte admirablement auPour et au Contre La conscience est si peu consulteacutee ces bravi tiennentsi peu agrave leur avis qursquoils vantent dans un foyer de theacuteacirctre lrsquoœuvre qursquoilsdeacutechirent dans leurs articles On en a vu passant au besoin drsquoun journalagrave un autre sans prendre la peine drsquoobjecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent ecirctre diameacutetralement opposeacutees agrave celles de lrsquoancien Bienplus madame de La Baudraye souriait en voyant faire agrave Lousteau un ar-ticle dans le sens leacutegitimiste et un article dans le sens dynastique sur unmecircme eacuteveacutenement Elle applaudissait agrave cette maxime dite par lui  ― Noussommes les Avoueacutes de lrsquoopinion publique hellip Lrsquoautre Critique est touteune science elle exige une compreacutehension complegravete des œuvres une vuelucide sur les tendances drsquoune eacutepoque lrsquoadoption drsquoun systegraveme une foidans certains principes  crsquoest-agrave-dire une jurisprudence un rapport unarrecirct Ce critique devient alors le magistrat des ideacutees le censeur de sontemps il exerce un sacerdoce  tandis que lrsquoautre est un acrobate qui faitdes tours pour gagner sa vie tant qursquoil a des jambes Entre Claude Vignonet Lousteau se trouvait la distance qui seacutepare le Meacutetier de lrsquoArt

Dinah dont lrsquoesprit se deacuterouilla promptement et dont lrsquointelligenceavait de la porteacutee eut bientocirct jugeacute litteacuterairement son idole Elle vit Lous-teau travaillant au dernier moment sous les exigences les plus deacuteshono-rantes et lacircchant comme disent les peintres drsquoune œuvre ougrave manque le

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faire  mais elle le justifiait en se disant  ― Crsquoest un poegravete  tant elle avaitbesoin de se justifier agrave ses propres yeux En devinant ce secret de la vielitteacuteraire de bien des gens elle devina que la plume de Lousteau ne seraitjamais une ressource Lrsquoamour lui fit alors entreprendre des deacutemarchesauxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-mecircme Elle entamapar sa megravere des neacutegociations avec son mari pour en obtenir une pensionmais agrave lrsquoinsu de Lousteau dont la deacutelicatesse devait dans ses ideacutees ecirctremeacutenageacutee

Quelques jours avant la fin de juillet Dinah froissa de colegravere la lettreougrave sa megravere lui rapportait la reacuteponse deacutefinitive du petit La Baudraye

laquo Madame de La Baudraye nrsquoa pas besoin de pension agrave Paris quandelle a la plus belle existence du monde agrave son chacircteau drsquoAnzy  qursquoelle yvienne  raquo

Lousteau ramassa la lettre et la lut― Je nous vengerai dit-il agrave madame de La Baudraye de ce ton sinistre

qui plaicirct tant aux femmes quand on caresse leurs antipathiesCinq jours apregraves Bianchon et Duriau le ceacutelegravebre accoucheur eacutetaient

eacutetablis chez Lousteau qui depuis la reacuteponse du petit La Baudraye eacuteta-lait son bonheur et faisait du faste agrave propos de lrsquoaccouchement de DinahMonsieur de Clagny et madame Pieacutedefer arriveacutee en hacircte eacutetaient les par-rain etmarraine de lrsquoenfant attendu car le preacutevoyantmagistrat craignit devoir commettre quelque faute grave agrave Lousteau Madame de La Baudrayeeut un garccedilon agrave faire envie aux reines qui veulent un heacuteritier preacutesomptifBianchon accompagneacute de monsieur de Clagny alla faire inscrire cet en-fant agrave la Mairie comme fils de monsieur et de madame de La Baudraye agravelrsquoinsu drsquoEacutetienne qui de son cocircteacute courait agrave une imprimerie faire composerce billet 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur Eacutetienne Lousteau a le plaisir de vous en faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Un premier envoi de soixante billets avait eacuteteacute fait par Lousteau quandmonsieur de Clagny qui venait savoir des nouvelles de lrsquoaccoucheacutee aper-ccedilut la liste des personnes de Sancerre agrave qui Lousteau se proposait drsquoen-

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voyer ce curieux billet de faire part eacutecrite au-dessous des soixante Pari-siens qui lrsquoallaient recevoir Le Substitut saisit la liste et le reste des billetsil les montra drsquoabord agrave madame Pieacutedefer en lui disant de ne pas souffrirque Lousteau recommenccedilacirct cette infacircme plaisanterie et il se jeta dans uncabriolet Le deacutevoueacute magistrat commanda chez le mecircme imprimeur unautre billet ainsi conccedilu 

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accou-cheacutee drsquoun garccedilonMonsieur le baronMelchior de La Baudraye a lrsquohonneur de vousen faire partLa megravere et lrsquoenfant se portent bien

Apregraves avoir fait deacutetruire eacutepreuves composition tout ce qui pouvaitattester lrsquoexistence du premier billet monsieur de Clagny se mit en coursepour intercepter les billets partis  il en substitua beaucoup chez les por-tiers il obtint la restitution drsquoune trentaine  enfin apregraves trois jours decourses il nrsquoexistait plus qursquoun seul billet de faire part celui de NathanLe Substitut eacutetait revenu cinq fois chez cet homme ceacutelegravebre sans pouvoirle rencontrer Quand apregraves avoir demandeacute un rendez-vous monsieur deClagny fut reccedilu lrsquoanecdote du billet de faire part avait couru dans Pa-ris  les uns la prenaient pour une de ces spirituelles calomnies espegravece deplaie agrave laquelle sont sujettes toutes les reacuteputations mecircme les eacutepheacutemegraveres les autres affirmaient avoir lu le billet et lrsquoavoir rendu agrave un ami de lafamille La Baudraye  beaucoup de gens deacuteblateacuteraient contre lrsquoimmoraliteacutedes journalistes en sorte que le dernier billet existant eacutetait devenu commeune curiositeacute Florine avec qui Nathan vivait lrsquoavait montreacute timbreacute de laposte affranchi par la poste et portant lrsquoadresse eacutecrite par Eacutetienne Aussiquand le Substitut eut parleacute du billet de faire part Nathan se mit-il agrave sou-rire

― Vous rendre ce monument drsquoeacutetourderie et drsquoenfantillage  srsquoeacutecria-t-il Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver unathlegravete dans le cirque Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur debon goucirct de digniteacute qursquoil ne connaicirct ni le monde ni la morale publiqueqursquoil srsquoinsulte lui-mecircme quand il ne sait plus qui insulterhellip Il nrsquoy a quele fils drsquoun bourgeois venu de Sancerre pour ecirctre un poegravete et qui devient

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le bravo de la premiegravere Revue venue qui puisse envoyer un pareil billetde faire part  Convenez-en  ceci monsieur est une piegravece neacutecessaire auxarchives de notre eacutepoquehellip Aujourdrsquohui Lousteau me caresse demain ilpourra demander ma tecirctehellipAh  pardon de cette plaisanterie je ne pensaispas que vous ecirctes Substitut Jrsquoai eu dans le cœur une passion pour unegrande dame et aussi supeacuterieure agrave madame de La Baudraye que votredeacutelicatesse agrave vous monsieur est au-dessus de la gaminerie de Lousteau mais je serais mort avant drsquoavoir prononceacute son nomhellipQuelques mois deses gentillesses et de minauderies mrsquoont coucircteacute cent mille francs et monavenir  mais je ne les trouve pas trop chegraverement payeacutes  Et je ne me suisjamais plaint hellipQue les femmes trahissent le secret de leur passion crsquoestleur derniegravere offrande agrave lrsquoamour  mais que ce soit noushellip il faut ecirctre bienLousteau pour ccedila  Non pour mille eacutecus je ne donnerais pas ce papier

― Monsieur dit enfin lemagistrat apregraves une lutte oratoire drsquoune demi-heure jrsquoai vu agrave ce sujet quinze ou seize litteacuterateurs et vous seriez le seulinaccessible agrave des sentiments drsquohonneur hellip Il ne srsquoagit pas ici drsquoEacutetienneLousteau mais drsquoune femme et drsquoun enfant qui lrsquoun et lrsquoautre ignorent letort qursquoon leur fait dans leur fortune dans leur avenir dans leur honneurQui sait monsieur si vous ne serez pas obligeacute de demander agrave la justicequelque bienveillance pour un ami pour une personne agrave lrsquohonneur delaquelle vous tiendrez plus qursquoau vocirctre  la justice pourra se souvenir quevous avez eacuteteacute impitoyablehellip Un homme comme vous peut-il heacutesiter  ditle magistrat

― Jrsquoai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice  reacuteponditalors Nathan qui livra le billet en pensant agrave la position du magistrat etacceptant cette espegravece de marcheacute

Quand la sottise du journaliste eut eacuteteacute reacutepareacutee monsieur de Clagnyvint lui faire une semonce en preacutesence demadame Pieacutedefer  mais il trouvaLousteau tregraves-irriteacute de ces deacutemarches

― Ce que je faisais monsieur reacutepondit Eacutetienne eacutetait fait avec inten-tion Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes et refuseune pension agrave sa femme  je voulais lui faire sentir que jrsquoeacutetais le maicirctre decet enfant

― Eh  monsieur je vous ai bien devineacute reacutepondit le magistrat Aussime suis-je empresseacute drsquoaccepter le parrainage du petit Melchior il est ins-

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crit agrave lrsquoEacutetat-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudrayeet si vous avez des entrailles de pegravere vous devez ecirctre joyeux de savoircet enfant heacuteritier drsquoun des plus beaux majorats de France

― Eh  monsieur la megravere doit-elle mourir de faim ― Soyez tranquille monsieur dit amegraverement le magistrat qui avait

fait sortir du cœur de Lousteau lrsquoexpression du sentiment dont la preuveeacutetait depuis si long-temps attendue je me charge de cette neacutegociationavec monsieur de La Baudraye

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur  Dinah son idoleeacutetait aimeacutee par inteacuterecirct  Nrsquoouvrirait-elle pas les yeux trop tard  ― Pauvrefemme  se disait le magistrat en srsquoen allant

Rendons-lui cette justice car agrave qui la rendrait-on si ce nrsquoest agrave un Sub-stitut  il aimait trop sincegraverement Dinah pour voir dans lrsquoavilissement decette femme un moyen drsquoen triompher un jour il eacutetait tout compassiontout deacutevouement  il aimait

Les soins exigeacutes pour la nourriture de lrsquoenfant les cris de lrsquoenfant lerepos neacutecessaire agrave la megravere pendant les premiers jours la preacutesence de ma-dame Pieacutedefer tout conspirait si bien contre les travaux litteacuteraires queLousteau srsquoinstalla dans les trois chambres loueacutees au premier eacutetage pourla vieille deacutevote Le journaliste obligeacute drsquoaller aux premiegraveres repreacutesenta-tions sans Dinah et seacutepareacute drsquoelle la plupart du temps trouva je ne saisquel attrait dans lrsquoexercice de sa liberteacute Plus drsquoune fois il se laissa prendresous le bras et entraicircner dans une joyeuse partie Plus drsquoune fois il se re-trouva chez la lorette drsquoun ami dans le milieu de la Bohecircme Il revoyait desfemmes drsquoune jeunesse eacuteclatante mises splendidement et agrave qui lrsquoeacutecono-mie apparaissait comme une neacutegation de leur jeunesse et de leur pouvoirDinah malgreacute la beauteacute merveilleuse qursquoelle montra degraves son troisiegravememois de nourriture ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitocirct faneacutees mais si belles pendant le moment ougrave elles vivent les piedsdans lrsquoopulence Neacuteanmoins la vie de meacutenage eut de grands attraits pourEacutetienne En trois mois la megravere et la fille aideacutees par la cuisiniegravere venue deSancerre et par la petite Pameacutela donnegraverent agrave lrsquoappartement un aspect toutnouveau Le journaliste y trouva son deacutejeuner son dicircner servis avec unesorte de luxe Dinah belle et bien mise avait soin de preacutevenir les goucirctsde son cher Eacutetienne qui se sentit le roi du logis ougrave tout jusqursquoagrave lrsquoenfant

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fut subordonneacute pour ainsi dire agrave son eacutegoiumlsme La tendresse de Dinaheacuteclatait dans les plus petites choses il fut donc impossible agrave Lousteaude ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinteCependant Dinah preacutevit dans la vie exteacuterieure ougrave Lousteau se laissait en-gager une cause de ruine et pour son amour et pour le meacutenage Apregraves dixmois de nourriture elle sevra son fils remit sa megravere dans lrsquoappartementdrsquoEacutetienne et reacutetablit cette intimiteacute qui lie indissolublement un homme agraveune femme quand une femme est aimante et spirituelle Un des traits lesplus saillants de la Nouvelle due agrave Benjamin Constant et lrsquoune des ex-plications de lrsquoabandon drsquoElleacutenore est ce deacutefaut drsquointimiteacute journaliegravere ounocturne si vous voulez entre elle et Adolphe Chacun des deux amantsa son chez soi lrsquoun et lrsquoautre ont obeacutei au monde ils ont gardeacute les appa-rences Elleacutenore peacuteriodiquement quitteacutee est obligeacutee agrave drsquoeacutenormes travauxde tendresse pour chasser les penseacutees de liberteacute qui saisissent Adolpheau dehors Le perpeacutetuel eacutechange des regards et des penseacutees dans la vie encommun donne de telles armes aux femmes que pour les abandonner unhomme doit objecter des raisons majeures qursquoelles ne fournissent jamaistant qursquoelles aiment

Ce fut tout une nouvelle peacuteriode et pour Eacutetienne et pour Dinah Dinahvoulut ecirctre neacutecessaire elle voulut rendre de lrsquoeacutenergie agrave cet homme dont lafaiblesse lui souriait elle y voyait des garanties Elle lui trouva des sujetselle lui en dessina les canevas  et au besoin elle lui eacutecrivit des chapitresentiers Elle rajeunit les veines de ce talent agrave lrsquoagonie par un sang fraiselle lui donna ses ideacutees ses jugements  enfin elle fit deux livres qui eurentdu succegraves Plus drsquoune fois elle sauva lrsquoamour-propre drsquoEacutetienne au deacuteses-poir de se sentir sans ideacutees en lui dictant lui corrigeant ou lui finissantses feuilletons Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardeacute madame Pieacutedefer nrsquoen sut rien Ce galvanisme moral fut reacutecompenseacute parun surcroicirct de recettes qui permit au meacutenage de bien vivre jusqursquoagrave la finde lrsquoanneacutee 1838 Lousteau srsquohabituait agrave voir sa besogne faite par Dinahet il la payait comme dit le peuple dans son langage eacutenergique en mon-naie de singe Ces deacutepenses du deacutevouement deviennent un treacutesor auquelles acircmes geacuteneacutereuses srsquoattachent Il y eut un moment ougrave Lousteau coucirctaittrop agrave Dinah pour qursquoelle pucirct jamais renoncer agrave lui Mais elle eut une se-conde grossesse Lrsquoanneacutee fut terrible agrave passer Malgreacute les soins des deux

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femmes Lousteau contracta des dettes  il exceacuteda ses forces pour les payerpar son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva heacuteroiumlque tantelle le connaissait bien  Apregraves cet effort eacutepouvanteacute drsquoavoir deux femmesdeux enfants deux domestiques il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille quand lui seul nrsquoavait pu vivreIl laissa donc les choses aller agrave lrsquoaventure Ce feacuteroce calculateur outrala comeacutedie de lrsquoamour chez lui pour avoir au dehors plus de liberteacute Lafiegravere Dinah soutint le fardeau de cette existence agrave elle seule Cette pen-seacutee  il mrsquoaime  lui donna des forces surhumaines Elle travailla commetravaillent les plus vigoureux talents de cette eacutepoque Au risque de perdresa fraicirccheur et sa santeacute Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot Maisen se sacrifiant elle-mecircme elle commit la faute sublime de sacrifier satoilette  elle fit reteindre ses robes elle ne porta plus que du noir

― Elle pua le noir comme disait Malaga qui se moquait beaucoup deLousteau

Vers la fin de lrsquoanneacutee 1839 Eacutetienne agrave lrsquoinstar de Louis XV en eacutetaitarriveacute par drsquoinsensibles capitulations de conscience agrave eacutetablir une distinc-tion entre sa bourse et celle de son meacutenage comme Louis XV distinguaitentre son treacutesor secret et sa cassette Le miseacuterable trompa Dinah sur lemontant des recettes En srsquoapercevant de ces lacirccheteacutes madame de La Bau-draye eut drsquoatroces souffrances de jalousie Elle voulut mener de front lavie dumonde et la vie litteacuteraire elle accompagna le journaliste agrave toutes lespremiegraveres repreacutesentations et surprit chez lui des mouvements drsquoamour-propre offenseacute Le noir de la toilette deacuteteignait sur lui rembrunissait saphysionomie et le rendait parfois brutal Jouant dans son meacutenage le rocirclede la femme il en eut les feacuteroces exigences  il reprochait agrave Dinah le peu defraicirccheur de sa mise tout en profitant de ce sacrifice qui coucircte tant agrave unemaicirctresse  absolument comme une femme qui apregraves vous avoir ordonneacutede passer par un eacutegout pour lui sauver lrsquohonneur vous dit  Je nrsquoaime pasla boue  quand vous en sortez

Dinah ramassa les guides jusqursquoalors assez flottantes de la dominationque toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonteacute  maisagrave cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral  les soupccedilonsqursquoelle laissa voir attirent aux femmes des querelles ougrave le manque de res-

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pect commence parce qursquoelles descendent elles-mecircmes de la hauteur agravelaquelle elles se sont primitivement placeacutees Puis elle fit des concessionsAinsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis Nathan Bixiou Blon-det Finot dont les maniegraveres les discours le contact eacutetaient deacutepravantsOn essaya de persuader agrave madame de La Baudraye que ses principes sesreacutepugnances eacutetaient un reste de pruderie provinciale Enfin on lui precircchale code de la supeacuterioriteacute feacuteminine Bientocirct sa jalousie donna des armescontre elle Au carnaval de 1840 elle se deacuteguisait allait au bal de lrsquoopeacuterafaisait quelques soupers afin de suivre Eacutetienne dans tous ses amusements

Le jour de la Mi-Carecircme ou plutocirct le lendemain agrave huit heures dumatin Dinah deacuteguiseacutee arrivait du bal pour se coucher Elle eacutetait alleacutee eacutepierLousteau qui la croyant malade avait disposeacute de sa mi-carecircme en faveurde Fanny Beaupreacute Le journaliste preacutevenu par un ami srsquoeacutetait comporteacutede maniegravere agrave tromper la pauvre femme qui ne demandait pas mieux quedrsquoecirctre trompeacutee En descendant de sa citadine Dinah rencontra monsieurde La Baudraye agrave qui le portier la deacutesigna Le petit vieillard dit froidementagrave sa femme en la prenant par le bras  ― Est-ce vous madame hellip

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait sipetite et surtout ce mot glaccedila presque le cœur agrave cette pauvre creacuteaturesurprise en deacutebardeur Pour mieux eacutechapper agrave lrsquoattention drsquoEacutetienne elleavait pris le deacuteguisement sous lequel il ne la chercherait point Elle pro-fita de ce qursquoelle eacutetait encore masqueacutee pour se sauver sans reacutepondre allase deacuteshabiller et monta chez sa megravere ougrave lrsquoattendait monsieur de La Bau-draye Malgreacute son air digne elle rougit en preacutesence du petit vieillard

― Que voulez-vous de moi monsieur  dit-elle Ne sommes-nous pasagrave jamais seacutepareacutes hellip

― De fait oui reacutepondit monsieur de La Baudraye  mais leacutegalementnonhellip

Madame Pieacutedefer faisait des signes agrave sa fille que Dinah finit par aper-cevoir

― Il nrsquoy a que vos inteacuterecircts qui puissent vous amener ici dit-elle avecamertume

― Nos inteacuterecircts reacutepondit froidement le petit homme car nous avonsdes enfantshellip Votre oncle Silas Pieacutedefer est mort agrave New-York ougrave apregravesavoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays il a fini par laisser

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quelque chose comme sept agrave huit cent mille francs on dit douze cent millefrancs  mais il srsquoagit de reacutealiser des marchandiseshellip Je suis le chef de lacommunauteacute jrsquoexerce vos droits

― Oh  srsquoeacutecria Dinah en tout ce qui concerne les affaires je nrsquoai deconfiance qursquoen monsieur de Clagny  il connaicirct les lois entendez-vousavec lui  ce qui sera fait par lui sera bien fait

― Je nrsquoai pas besoin de monsieur de Clagny dit monsieur de La Bau-draye pour vous retirer mes enfantshellip

― Vos enfants  srsquoeacutecria Dinah vos enfants agrave qui vous nrsquoavez pas en-voyeacute une obole  vos enfants hellip

Elle nrsquoajouta rien qursquoun immense eacuteclat de rire  mais lrsquoimpassibiliteacute dupetit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion

― Madame votre megravere vient de me les montrer ils sont charmants jene veux pas me seacuteparer drsquoeux et je les emmegravene agrave notre chacircteau drsquoAnzydit monsieur de La Baudraye quand ce ne serait que pour leur eacuteviter devoir leur megravere deacuteguiseacutee comme se deacuteguisent leshellip

― Assez  dit impeacuterieusement madame de La Baudraye Que vouliez-vous de moi en venant ici hellip

― Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle SilashellipDinah prit une plume eacutecrivit deux mots agrave monsieur de Clagny et dit agrave

son mari de revenir le soir A cinq heures lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral monsieur deClagny avait eu de lrsquoavancement eacuteclaira madame de la Baudraye sur saposition  mais il se chargea de la reacutegulariser en faisant un compromis avecle petit vieillard que lrsquoavarice avait ameneacute Monsieur de La Baudrayeagrave qui la procuration de sa femme eacutetait neacutecessaire pour agir agrave sa guiselrsquoacheta par les concessions suivantes  il srsquoengagea drsquoabord agrave faire agrave safemme une pension de dixmille francs tant qursquoil lui conviendrait fut-il ditdans lrsquoacte de vivre agrave Paris  mais agrave mesure que les enfants atteindraientagrave lrsquoacircge de six ans ils seraient remis agrave monsieur de La Baudraye Enfin lemagistrat obtint le paiement preacutealable drsquoune anneacutee de la pension Le petitLa Baudraye vint dire adieu galamment agrave sa femme et agrave ses enfants il semontra vecirctu drsquoun petit paletot blanc en caoutchouc Il eacutetait si ferme surses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836 que Dinah deacutesespeacuteradrsquoenterrer jamais ce terrible nain

Du jardin ougrave il fumait un cigare le journaliste vit monsieur de La

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La muse du deacutepartement Chapitre

Baudraye pendant le temps que cet insecte mit agrave traverser la cour  maisce fut assez pour Lousteau  il lui parut eacutevident que le petit homme avaitvoulu deacutetruire toutes les espeacuterances que sa mort pouvait inspirer agrave safemme Cette scegravene si rapide changea beaucoup les dispositions de soncœur et de son esprit En fumant un second cigare il se mit agrave reacutefleacutechir agravesa position La vie en commun qursquoil menait avec la baronne de La Bau-draye lui avait jusqursquoagrave preacutesent coucircteacute tout autant drsquoargent qursquoagrave elle Pourse servir drsquoune expression commerciale les comptes se balanccedilaient agrave larigueur Eu eacutegard agrave son peu de fortune agrave la peine avec laquelle il gagnaitson argent Lousteau se regardait moralement comme le creacuteancier Assu-reacutement lrsquoheure eacutetait favorable pour quitter cette femme Fatigueacute de jouerdepuis environ trois ans une comeacutedie qui ne devient jamais une habitudeil deacuteguisait perpeacutetuellement son ennui Ce garccedilon habitueacute agrave ne rien dissi-muler srsquoimposait au logis un sourire semblable agrave celui du deacutebiteur devantson creacuteancier Cette obligation lui devenait de jour en jour plus peacutenibleJusqursquoalors lrsquointeacuterecirct immense que preacutesentait lrsquoavenir lui avait donneacute desforces mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pourles Eacutetats-Unis que srsquoil srsquoagissait drsquoaller agrave Rouen par les bateaux agrave vapeuril ne crut plus agrave lrsquoavenir Il rentra du jardin dans le salon eacuteleacutegant ougrave Dinahvenait de recevoir les adieux de son mari

― Eacutetienne dit madame de La Baudraye sais-tu ce que mon seigneuret maicirctre vient de me proposer  Dans le cas ougrave il me plairait drsquohabiterAnzy pendant son absence il a donneacute ses ordres et il espegravere que les bonsconseils de ma megravere me deacutecideront agrave y revenir avec mes enfantshellip

― Le conseil est excellent reacutepondit segravechement Lousteau qui connais-sait assez Dinah pour savoir la reacuteponse passionneacutee qursquoelle mendiaitdrsquoailleurs par un regard

Ce ton lrsquoaccent le regard indiffeacuterent tout frappa si durement cettefemme qui vivait uniquement par son amour qursquoelle laissa couler de sesyeux le long de ses joues deux grosses larmes sans reacutepondre et Lousteaune srsquoen aperccedilut qursquoau moment ougrave elle prit son mouchoir pour essuyer cesdeux perles de douleur

― Qursquoas-tu Didine  reprit-il atteint au cœur par cette vivaciteacute de sen-sitive

― Au moment ougrave je mrsquoapplaudissais drsquoavoir conquis agrave jamais notre

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liberteacute dit-elle mdash au prix de ma fortune  mdash en vendant mdash ce qursquoune megraverea de plus preacutecieux mdash ses enfants hellip mdash car il me les prend agrave lrsquoacircge de six ansmdash et pour les voir il faudra retourner agrave Sancerre  mdash un supplice  mdash ah mon Dieu  qursquoai-je fait 

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en luiprodiguant ses plus caressantes chatteries

― Tu ne me comprends pas dit-il Je me juge et ne vaux pas tous cessacrifices mon cher ange Je suis litteacuterairement parlant un homme tregraves-secondaire Le jour ougrave je ne pourrai plus faire la parade au bas drsquoun jour-nal les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront lagrave comme unevieille pantoufle qursquoon jette au coin de la borne Penses-y  nous autresdanseurs de corde nous nrsquoavons pas de pension de retraite  Il se trouve-rait trop de gens de talent agrave pensionner si lrsquoEacutetat entrait dans cette voie debienfaisance  Jrsquoai quarante-deux ans je suis devenu paresseux commeune marmotte Je le sens  mon amour (il lui baisa bien tendrement lamain) ne peut que te devenir funeste Jrsquoai veacutecu tu le sais agrave vingt-deux ansavec Florine  mais ce qui srsquoexcuse au jeune acircge ce qui semble alors jolicharmant est deacuteshonorant agrave quarante ans Jusqursquoagrave preacutesent nous avonspartageacute le fardeau de notre existence elle nrsquoest pas belle depuis dix-huitmois Par deacutevouement pour moi tu vas mise tout en noir ce qui ne mefait pas honneurhellip

Dinah fit un de ces magnifiques mouvements drsquoeacutepaule qui valent tousles discours du monde

― Oui dit Eacutetienne en continuant je le sais tu sacrifies tout agrave mesgoucircts mecircme ta beauteacute Et moi le cœur useacute dans les luttes lrsquoacircme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir je ne reacutecompense pas ton suaveamour par un amour eacutegal Nous avons eacuteteacute tregraves-heureux sans nuagespendant long-tempshellip Eh  bien je ne veux pas voir mal finir un si beaupoegraveme ai-je tort hellip

Madame de La Baudraye aimait tant Eacutetienne que cette sagesse dignede monsieur de Clagny lui fit plaisir et seacutecha ses larmes

― Il mrsquoaime donc pour moi  se dit-elle en le regardant avec un souriredans les yeux

Apregraves ces quatre anneacutees drsquointimiteacute lrsquoamour de cette femme avait finipar reacuteunir toutes les nuances deacutecouvertes par notre esprit drsquoanalyse et que

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la socieacuteteacute moderne a creacuteeacutees un des hommes les plus remarquables de cetemps dont la perte reacutecente afflige encore les lettres Beyle (Stendalh) lesa le premier parfaitement caracteacuteriseacutees Lousteau produisait sur Dinahcette vive commotion explicable par le magneacutetisme qui met en deacutesarroiles forces de lrsquoacircme de lrsquoesprit et du corps qui deacutetruit tout principe dereacutesistance chez les femmes Un regard de Lousteau samain poseacutee sur cellede Dinah la rendaient tout obeacuteissance Une parole douce un sourire decet homme fleurissaient lrsquoacircme de cette pauvre femme eacutemue ou attristeacuteepar la caresse ou par la froideur de ses yeux Lorsqursquoelle lui donnait lebras en marchant agrave son pas dans la rue ou sur le boulevard elle eacutetait sibien fondue en lui qursquoelle perdait la conscience de sonmoi Charmeacutee parlrsquoesprit magneacutetiseacutee par les maniegraveres de ce garccedilon elle ne voyait que deleacutegers deacutefauts dans ses vices Elle aimait les bouffeacutees de cigare que le ventlui apportait du jardin dans la chambre elle allait les respirer elle nrsquoenfaisait pas une grimace elle se cachait pour en jouir Elle haiumlssait le libraireou le directeur de journal qui refusait agrave Lousteau de lrsquoargent en objectantlrsquoeacutenormiteacute des avances deacutejagrave faites Elle allait jusqursquoagrave comprendre que ceboheacutemien eacutecrivicirct une Nouvelle dont le prix eacutetait agrave recevoir au lieu dela donner en paiement de lrsquoargent reccedilu Tel est sans doute le veacuteritableamour il comprend toutes les maniegraveres drsquoaimer  amour de cœur amourde tecircte amour-passion amour-caprice amour-goucirct selon les deacutefinitionsde Beyle Didine aimait tant qursquoen certains moments ougrave son sens critiquesi juste si continuellement exerceacute depuis son seacutejour agrave Paris lui faisait voirclair dans lrsquoacircme de Lousteau la sensation lrsquoemportait sur la raison et luisuggeacuterait des excuses

― Et moi lui reacutepondit-elle que suis-je  une femme qui srsquoest mise endehors dumondeQuand je manque agrave lrsquohonneur des femmes pourquoi neme sacrifierais-tu pas un peu de lrsquohonneur des hommes  Est-ce que nousne vivons pas en dehors des conventions sociales  Pourquoi ne pas ac-cepter de moi ce que Nathan accepte de Florine  nous compterons quandnous nous quitterons ethellip tu sais  la mort seule nous seacuteparera Ton hon-neur Eacutetienne crsquoest ma feacuteliciteacute  comme le mien est ma constance et tonbonheur Si je ne te rends pas heureux tout est dit Si je te donne unepeine condamne-moi Nos dettes sont payeacutees nous avons dixmille francsde rentes et nous gagnerons bien agrave nous deux huit mille francs par anhellip

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Je ferai du theacuteacirctre  Avec quinze cents francs par mois ne serons-nouspas aussi riches que les Rostchild  Sois tranquille Maintenant jrsquoaurai destoilettes deacutelicieuses je te donnerai tous les jours des plaisirs de vaniteacutecomme le jour de la premiegravere repreacutesentation de Nathanhellip

― Et ta megravere qui va tous les jours agrave la messe qui veut trsquoamener unprecirctre et te faire renoncer agrave ton genre de vie

― Chacun son vice Tu fumes elle me precircche pauvre femme  Maiselle a soin des enfants elle les megravene promener elle est drsquoun deacutevouementabsolu elle mrsquoidolacirctre  veux-tu lrsquoempecirccher de pleurer hellip

― Que dira-t-on de moi hellip― Mais nous ne vivons pas pour le monde  srsquoeacutecria-t-elle en relevant

Eacutetienne et le faisant asseoir preacutes drsquoelle Drsquoailleurs nous serons un jourmarieacuteshellip nous avons pour nous les chances de merhellip

― Je nrsquoy pensais pas srsquoeacutecria naiumlvement Lousteau qui se dit en lui-mecircme  Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye

A compter de cette journeacutee Lousteau veacutecut luxueusement Dinahpouvait lutter aux premiegraveres repreacutesentations avec les femmes les mieuxmises de Paris Caresseacute par ce bonheur inteacuterieur Lousteau jouait avec sesamis par fatuiteacute le personnage drsquoun homme exceacutedeacute ennuyeacute ruineacute parmadame de La Baudraye

― Oh  combien jrsquoaimerais lrsquoami qui me deacutelivrerait de Dinah  Maispersonne nrsquoy reacuteussirait  disait-il elle mrsquoaime agrave se jeter par la fenecirctre si jele lui disais

Le drocircle se faisait plaindre il prenait des preacutecautions contre la jalousiede Dinah quand il acceptait une partie Enfin il commettait des infideacuteli-teacutes sans vergogne Quand monsieur de Clagny vraiment deacutesespeacutereacute devoir Dinah dans une situation si deacuteshonorante quand elle pouvait ecirctre siriche si haut placeacutee et au moment ougrave ses primitives ambitions allaientecirctre accomplies arriva lui dire  ― On vous trompe  Elle reacutepondit  ― Jele sais 

Le magistrat resta stupide Il retrouva la parole pour faire une obser-vation

― Mrsquoaimez-vous encore  lui demanda madame de La Baudraye enlrsquointerrompant au premier mot

― A me perdre pour voushellip srsquoeacutecria-t-il en se dressant sur ses pieds

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Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches il tremblacomme une feuille il sentit son larynx immobile ses cheveux freacutemirentdans leurs racines il crut au bonheur drsquoecirctre pris par son idole comme unvengeur et ce pis-aller le rendit presque fou de joie

― De quoi vous eacutetonnez-vous  lui dit-elle en le faisant rasseoir voilagravecomment je lrsquoaime

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem  Et il eut deslarmes dans les yeux lui qui venait de faire condamner un homme agravemort La satieacuteteacute de Lousteau cet horrible deacutenoucircment du concubinage srsquoeacutetaittrahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jeteacutesaux vitres du pavillon magique ougrave lrsquoon recircve quand on aime Ces grainsde sable qui deviennent des cailloux Dinah ne les avait vus que quandils avaient eu la grosseur drsquoune pierre Madame de La Baudraye avait finipar bien juger Lousteau

― Crsquoest disait-elle agrave sa megravere un poegravete sans aucune deacutefense contre lemalheur lacircche par paresse et non par deacutefaut de cœur un peu trop com-plaisant agrave la volupteacute  enfin crsquoest un chat qursquoon ne peut pas haiumlr Quedeviendrait-il sans moi  Jrsquoai empecirccheacute son mariage il nrsquoa plus drsquoavenirSon talent peacuterirait dans la misegravere

― Oh  ma Dinah  srsquoeacutecria madame Pieacutedefer dans quel enfer vis-tu hellipQuel est le sentiment qui te donnera les forces de persisterhellip

― Je serai sa megravere  avait-elle ditIl est des positions horribles ougrave lrsquoon ne prend de parti qursquoau moment

ougrave nos amis srsquoaperccediloivent de notre deacuteshonneur On transige avec soi-mecircme tant qursquoon eacutechappe agrave un censeur qui vient faire le Procureur duRoi Monsieur de Clagny maladroit comme un patito venait de se faire lebourreau de Dinah 

― Je serai pour conserver mon amour ce que madame de Pompadourfut pour garder le pouvoir se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti

Cette parole dit assez que son amour devenait lourd agrave porter et qursquoilallait ecirctre un travail au lieu drsquoecirctre un plaisir

Le nouveau rocircle adopteacute par Dinah eacutetait horriblement douloureuxmais Lousteau ne le rendit pas facile agrave jouer En sa qualiteacute de bon en-fant quand il voulait sortir apregraves dicircner il jouait de petites scegravenes drsquoami-tieacute ravissantes il disait agrave Dinah des mots vraiment pleins de tendresse il

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prenait son compagnon par la chaicircne et quand il lrsquoen avait meurtrie dansles meurtrissures royal ingrat disait  ― Trsquoai-je fait mal 

Ces menteuses caresses ces deacuteguisements eurent quelquefois dessuites deacuteshonorantes pour Dinah qui croyait agrave des retours de tendresseHeacutelas  la megravere ceacutedait avec une honteuse faciliteacute la place agrave Didine Elle sesentit comme un jouet entre les mains de cet homme et elle finit par sedire  ― Eh  bien je veux ecirctre son jouet  en y trouvant des plaisirs aigusdes jouissances de damneacute

Quand cette femme drsquoun esprit si viril se jeta par la penseacutee dans lasolitude elle sentit son courage deacutefaillir Elle preacutefeacutera les supplices preacutevusineacutevitables de cette intimiteacute feacuteroce agrave la privation de jouissances drsquoautantplus exquises qursquoelles naissaient au milieu de remords de luttes eacutepou-vantables avec elle-mecircme de non qui se changeaient en oui  Ce fut agravetout moment la goutte drsquoeau saumacirctre trouveacutee dans le deacutesert bue avecplus de deacutelices que le voyageur nrsquoen goucircte agrave savourer les meilleurs vins agravela table drsquoun prince Quand Dinah se disait agrave minuit  ― Rentrera-t-il nerentrera-t-il pas  elle ne renaissait qursquoau bruit connu des bottes drsquoEacutetienneelle reconnaissait sa maniegravere de sonner Souvent elle essayait des volup-teacutes comme drsquoun frein elle se plaisait agrave lutter avec ses rivales agrave ne leurrien laisser dans ce cœur rassasieacute Combien de fois joua-t-elle la trageacutediedu Dernier Jour drsquoun Condamneacute se disant  ― Demain nous nous quit-terons  Et combien de fois un mot un regard une caresse empreinte denaiumlveteacute la fit-elle retomber dans lrsquoamour  Ce fut souvent terrible  elletourna plus drsquoune fois autour du suicide en tournant autour de ce gazonparisien drsquoougrave srsquoeacutelevaient des fleurs pacircles hellip Elle nrsquoavait pas enfin eacutepuiseacutelrsquoimmense treacutesor de deacutevouement et drsquoamour que les femmes aimantes ontdans le cœur Adolphe eacutetait sa Bible elle lrsquoeacutetudiait  car par-dessus touteschoses elle ne voulait pas ecirctre Elleacutenore Elle eacutevita les larmes se gardade toutes les amertumes si savamment deacutecrites par le critique auquel ondoit lrsquoanalyse de cette œuvre poignante et dont la glose paraissait agrave Di-nah presque supeacuterieure au livre Aussi relisait-elle souvent le magnifiquearticle du seul critique qursquoait eu la Revue des Deux-Mondes et qui setrouve en tecircte de la nouvelle eacutedition drsquoAdolphe

― laquo Non se disait-elle en en reacutepeacutetant les fatales paroles non je nedonnerai pas agrave mes priegraveres la forme du commandement je ne mrsquoempres-

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serai pas aux larmes comme agrave une vengeance je ne jugerai pas les actionsque jrsquoapprouvais autrefois sans controcircle je nrsquoattacherai point un œil cu-rieux agrave ses pas  srsquoil srsquoeacutechappe au retour il ne trouvera pas une boucheimpeacuterieuse dont le baiser soit un ordre sans reacuteplique Non  mon silencene sera pas une plainte et ma parole ne sera pas une querelle  raquo Je ne se-rai pas vulgaire se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaunequi deacutejagrave lui avait valu ce mot de Lousteau  ― Tiens  tu lis Adolphe hellipNrsquoeusseacute-je qursquoun jour ougrave il reconnaicirctra ma valeur et ougrave il se dira  Jamaisla victime nrsquoa crieacute  ce serait assez  Drsquoailleurs les autres nrsquoauront que desmoments et moi jrsquoaurai toute sa vie 

En se croyant autoriseacute par la conduite de sa femme agrave la punir au tri-bunal domestique monsieur de La Baudraye eut la deacutelicatesse de la volerpour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze centshectares de brandes agrave laquelle depuis 1836 il consacrait ses revenus envivant comme un rat Il manipula si bien les valeurs laisseacutees par monsieurSilas Pieacutedefer qursquoil put reacuteduire la liquidation authentique agrave huit cent millefrancs tout en en rapportant douze cent mille Il nrsquoannonccedila point son re-tour agrave sa femme  mais pendant qursquoelle souffrait des maux inouiumls il bacirctis-sait des fermes il creusait des fosseacutes il plantait des arbres il se livrait agrave desdeacutefrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomesles plus distingueacutes du Berry Les quatre cent mille francs pris agrave sa femmepassegraverent en trois ans agrave cette opeacuteration et la terre drsquoAnzy dut dans untemps donneacute rapporter soixante-douze mille francs de rentes nets drsquoim-pocircts Quant aux huit cent mille francs il en fit emploi en quatre et demipour cent agrave quatre-vingts francs gracircce agrave la crise financiegravere due au Minis-tegravere dit du Premier Mars En procurant ainsi quarante-huit mille francs derentes agrave sa femme il se regarda comme quitte envers elle Ne pouvait-ilpas lui repreacutesenter les douze cent mille francs le jour ougrave le quatre et demideacutepasserait cent francs Son importance ne fut plus primeacutee agrave Sancerre quepar celle du plus riche proprieacutetaire foncier de France dont il se faisait lerival Il se voyait cent quarante mille francs de rente dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat Apregraves avoir calculeacute qursquoagrave partses revenus il payait dix mille francs drsquoimpocircts trois mille francs de fraisdix mille francs agrave sa femme et douze cents agrave sa belle-megravere il disait enpleine Socieacuteteacute Litteacuteraire  ― On preacutetend que je suis un avare que je ne deacute-

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pense rien ma deacutepense monte encore agrave vingt-six mille cinq cents francspar an Et je vais avoir agrave payer lrsquoeacuteducation de mes deux enfants  ccedila ne faitpeut-ecirctre pas plaisir aux Milaud de Nevers mais la seconde maison deLa Baudraye aura peut-ecirctre une aussi belle carriegravere que la premiegravere Jrsquoiraivraisemblablement agrave Paris solliciter du Roi des Franccedilais le titre de comte(monsieur Roy est comte) cela fera plaisir agrave ma femme drsquoecirctre appeleacuteemadame la comtesse

Cela fut dit drsquoun si beau sang-froid que personne nrsquoosa se moquer dece petit homme Le Preacutesident Boirouge seul lui reacutepondit  ― A votre placeje ne me croirais heureux que si jrsquoavais une fille

― Mais dit le baron jrsquoirai bientocirct agrave ParishellipAu commencement de lrsquoanneacutee 1841 madame La Baudraye en se sen-

tant toujours prise comme pis-aller en eacutetait revenue agrave srsquoimmoler au bien-ecirctre de Lousteau  elle avait repris les vecirctements noirs  mais elle arboraitcette fois un deuil car ses plaisirs se changeaient en remords Elle avaittrop souvent honte drsquoelle-mecircme pour ne pas sentir parfois la pesanteurde sa chaicircne et sa megravere la surprit en ces moments de reacuteflexion profondeougrave la vision de lrsquoavenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeurMadame Pieacutedefer conseilleacutee par son confesseur eacutepiait le moment de las-situde que ce precirctre lui preacutedisait devoir arriver et sa voix plaidait alorspour les enfants Elle se contentait de demander une seacuteparation de domi-cile sans exiger une seacuteparation de cœur

Dans la nature ces sortes de situations violentes ne se terminent pascomme dans les livres par la mort ou par des catastrophes habilement ar-rangeacutees  elles finissent beaucoup moins poeacutetiquement par le deacutegoucirct parla fleacutetrissure de toutes les fleurs de lrsquoacircme par la vulgariteacute des habitudesmais tregraves-souvent aussi par une autre passion qui deacutepouille une femme decet inteacuterecirct dont on les entoure traditionnellement Or quand le bon sensla loi des convenances sociales lrsquointeacuterecirct de famille tous les eacuteleacutements de ceqursquoon appelait la morale publique sous la Restauration en haine du motReligion catholique fut appuyeacute par le sentiment de blessures un peu tropvives  quand la lassitude du deacutevouement arriva presque agrave la deacutefaillanceet que dans cette situation un coup par trop violent une de ces lacirccheteacutesque les hommes ne laissent voir qursquoagrave des femmes dont ils se croient tou-jours maicirctres met le comble au deacutegoucirct au deacutesenchantement lrsquoheure est

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arriveacutee pour lrsquoami qui poursuit la gueacuterison Madame Pieacutedefer eut doncpeu de chose agrave faire pour deacutetacher la taie aux yeux de sa fille Elle en-voya chercher lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral Monsieur de Clagny acheva lrsquoœuvre enaffirmant agrave madame de La Baudraye que si elle renonccedilait agrave vivre avecEacutetienne son mari lui laisserait ses enfants lui permettrait drsquohabiter Pariset lui rendrait la disposition de ses propres

― Quelle existence  dit-il En usant de preacutecautions avec lrsquoaide de per-sonnes pieuses et charitables vous pourriez avoir un salon et reconqueacuterirune position Paris nrsquoest pas Sancerre 

Dinah srsquoen remit agravemonsieur de Clagny du soin de neacutegocier une reacutecon-ciliation avec le petit vieillard Monsieur de La Baudraye avait bien venduses vins il avait vendu des laines il avait abattu des reacuteserves et il eacutetaitvenu sans rien dire agrave sa femme agrave Paris y placer deux cent mille francs enachetant rue de lrsquoArcade un charmant hocirctel provenant de la liquidationdrsquoune grande fortune aristocratique compromise Membre du Conseil-Geacuteneacuteral de son deacutepartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions il se trouvait doublement dans les conditions exigeacutees parla nouvelle loi sur la pairie Quelque temps avant lrsquoeacutelection geacuteneacuterale de1842 il deacuteclara sa candidature au cas ougrave il ne serait pas fait pair de FranceIl demandait eacutegalement agrave ecirctre revecirctu du titre de comte et promu comman-deur de la Leacutegion-drsquoHonneur En matiegravere drsquoeacutelections tout ce qui pou-vait consolider les nominations dynastiques eacutetait juste  or dans le cas ougravemonsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement Sancerre deve-nait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine Monsieur de Clagnydont les talents et la modestie eacutetaient de plus en plus appreacutecieacutes appuyamonsieur de La Baudraye  il montra dans lrsquoeacuteleacutevation de ce courageuxagronome des garanties agrave donner aux inteacuterecircts mateacuteriels Monsieur de LaBaudraye une fois nommeacute comte pair de France et commandeur de laLeacutegion-drsquoHonneur eut la vaniteacute de se faire repreacutesenter par une femmeet par une maison bien tenue il voulait dit-il jouir de la vie Il pria safemme par une lettre que dicta lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral drsquohabiter son hocirctel dele meubler drsquoy deacuteployer ce goucirct dont tant de preuves le charmaient dit-ildans son chacircteau drsquoAnzy Le nouveau comte fit observer agrave sa femme quelrsquoeacuteducation de leurs fils exigeait qursquoelle restacirct agrave Paris tandis que leurs in-teacuterecircts territoriaux lrsquoobligeaient agrave ne pas quitter Sancerre Le complaisant

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mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre agrave madame la com-tesse soixante mille francs pour lrsquoarrangement inteacuterieur de lrsquohocirctel de LaBaudraye en recommandant drsquoincruster une plaque de marbre au-dessusde la porte cochegravere avec cette inscription Hocirctel de La Baudraye Puis touten rendant compte agrave sa femme des reacutesultats de la liquidation Silas Pieacutede-fer monsieur de La Baudraye annonccedilait le placement en quatre et demipour cent des huit cent mille francs recueillis agrave New-York et lui allouaitcette inscription pour ses deacutepenses y compris celles de lrsquoeacuteducation desenfantsQuasi forceacute de venir agrave Paris pendant une partie de la session agrave laChambre des Pairs il recommandait alors agrave sa femme de lui reacuteserver unpetit appartement dans un entresol au-dessus des communs

― Ah  ccedilagrave mais il devient jeune il devient gentilhomme il devientmagnifique que va-t-il encore devenir  crsquoest agrave faire trembler dit madamede La Baudraye

― Il satisfait tous les deacutesirs que vous formiez agrave vingt ans hellip reacuteponditle magistrat

La comparaison de sa destineacutee agrave venir avec sa destineacutee actuelle nrsquoeacutetaitpas soutenable pour Dinah La veille encore Anna de Fontaine avaittourneacute la tecircte pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Cha-marolles

Dinah se dit  ― Je suis comtesse jrsquoaurai sur ma voiture le manteaubleu de la pairie et dans mon salon les sommiteacutes de la politique et de lalitteacuteraturehellip je la regarderai moi hellip

Cette petite jouissance pesa de tout son poids aumoment de la conver-sion

Un beau jour en mai 1842 madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son meacutenage et laissa mille eacutecus sur la liasse de tous les comptesacquitteacutes Apregraves avoir envoyeacute samegravere et ses enfants agrave lrsquohocirctel La Baudrayeelle attendit Lousteau tout habilleacutee comme pour sortirQuand lrsquoex-roi deson cœur rentra pour dicircner elle lui dit  ― Jrsquoai renverseacute la marmite monami Madame de La Baudraye vous donne agrave dicircner au Rocher de CancaleVenez 

Elle entraicircna Lousteau stupeacutefait du petit air deacutegageacute que prenait cettefemme encore asservie le matin agrave ses moindres caprices car elle aussi avait joueacute la comeacutedie depuis deux mois

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― Madame de La Baudraye est ficeleacutee comme pour une premiegravere dit-ilen se servant de lrsquoabreacuteviation par laquelle on deacutesigne en argot du journalune premiegravere repreacutesentation Et pourquoi pas Dinah 

― Nrsquooubliez pas le respect que vous devez agrave madame de La Baudrayedit gravement Dinah Je ne sais plus ce que signifie ce mot ficeleacuteehellip

― Comment Didine  fit-il en la prenant par la taille― Il nrsquoy a plus de Didine vous lrsquoavez tueacutee mon ami reacutepondit-elle en

se deacutegageant Et je vous donne la premiegravere repreacutesentation de madame lacomtesse de La Baudrayehellip

― Crsquoest donc vrai notre insecte est pair de France ― La nomination sera ce soir dans le Moniteur mrsquoa dit monsieur de

Clagny qui lui-mecircme passe agrave la Cour de Cassation― Au fait dit le journaliste lrsquoentomologie sociale devait ecirctre repreacute-

senteacutee agrave la Chambre― Mon ami nous nous seacuteparons pour toujours dit madame de La

Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix Jrsquoai congeacutedieacute les deuxdomestiques En rentrant vous trouverez votre meacutenage en regravegle et sansdettes Jrsquoaurai toujours pour vous mais secregravetement le cœur drsquoune megravereQuittons-nous tranquillement sans bruit en gens comme il faut Avez-vous un reproche agrave me faire sur ma conduite pendant ces six anneacutees 

― Aucun si ce nrsquoest drsquoavoir briseacute ma vie et deacutetruit mon avenir dit-ildrsquoun ton sec Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant etvous avez mecircme eacutetudieacute lrsquoarticle de Gustave Planche  mais vous ne lrsquoavezlu qursquoavec des yeux de femmeQuoique vous ayez une de ces belles intel-ligences qui ferait la fortune drsquoun poegravete vous nrsquoavez pas oseacute vous mettreau point de vue des hommes Ce livre ma chegravere a les deux sexes Voussavez hellip Nous avons eacutetabli qursquoil y a des livres macircles ou femelles blondsou noirshellip Dans Adolphe les femmes ne voient qursquoElleacutenore les jeunesgens y voient Adolphe les hommes y voient Elleacutenore et Adolphe les po-litiques y voient la vie sociale  Vous vous ecirctes dispenseacutee comme votrecritique drsquoailleurs drsquoentrer dans lrsquoacircme drsquoAdolphe Ce qui tue ce pauvregarccedilon ma chegravere crsquoest drsquoavoir perdu son avenir pour une femme  de nepouvoir rien ecirctre de ce qursquoil serait devenu ni ambassadeur ni ministreni poegravete ni riche Il a donneacute six ans de son eacutenergie du moment de la vieougrave lrsquohomme peut accepter les rudesses drsquoun apprentissage quelconque agrave

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une jupe qursquoil a devanceacutee dans la carriegravere de lrsquoingratitude car une femmequi a pu quitter son premier amant devait tocirct ou tard laisser le secondAdolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperElleacutenore Il est des Adolphe qui font gracircce agrave leur Elleacutenore des querellesdeacuteshonorantes des plaintes et qui se disent  Je ne parlerai pas de ce quejrsquoai perdu  je ne montrerai pas toujours agrave lrsquoEacutegoiumlsme que jrsquoai couronneacutemon poing coupeacute comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth maisceux-lagrave ma chegravere on les quittehellip Adolphe est un fils de bonne maison uncœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs des placeset rattraper sa dot sociale sa consideacuteration compromise Vous jouez ence moment agrave la fois les deux personnages Vous ressentez la douleur quecause une position perdue et vous vous croyez en droit drsquoabandonner unpauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supeacuterieure pouradmettre que si chez lrsquohomme le cœur doit ecirctre constant le sexe peut selaisser aller agrave des capriceshellip

― Et croyez-vous que je ne serai pas occupeacutee de vous rendre ce que jevous ai fait perdre  Soyez tranquille reacutepondit madame de La Baudrayefoudroyeacutee par cette sortie votre Elleacutenore ne meurt pas et si Dieu lui precirctevie si vous changez de conduite si vous renoncez aux lorettes et auxactrices nous vous trouverons mieux qursquoune Feacutelicie Cardot

Chacun des deux amants devint maussade  Lousteau jouait la tris-tesse il voulait paraicirctre sec et froid  tandis que Dinah vraiment tristeeacutecoutait les reproches de son cœur

― Pourquoi dit Lousteau ne pas finir comme nous aurions ducirc com-mencer cacher agrave tous les yeux notre amour et nous voir secregravetement 

― Jamais  dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial Nedevinez-vous pas que nous sommes apregraves tout des ecirctres finis Nos sen-timents nous paraissent infinis agrave cause du pressentiment que nous avonsdu ciel  mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisationIl est des natures molles et lacircches qui peuvent recevoir un nombre infinide blessures et persister  mais il en est de plus fortement trempeacutees quifinissent par se briser sous les coups Vous mrsquoavezhellip

― Oh  assez dit-il ne faisons plus de copie hellip Votre article me sembleinutile car vous pouvez vous justifier par un seul mot  Je nrsquoaime plus hellip

― Ah  crsquoest moi qui nrsquoaime plus hellip srsquoeacutecria-t-elle eacutetourdie

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― Certainement Vous avez calculeacute que je vous causais plus de cha-grins plus drsquoennuis que de plaisirs et vous quittez votre associeacutehellip

― Je le quitte hellip srsquoeacutecria-t-elle en levant les deux mains― Ne venez-vous pas de dire  Jamais hellip― Eh  bien oui jamais reprit-elle avec forceCe dernier jamais dicteacute par la peur de retomber sous la domination de

Lousteau fut interpreacuteteacute par lui comme la fin de son pouvoir du momentougrave Dinah restait insensible agrave ses meacuteprisants sarcasmes Le journaliste neput retenir une larme  il perdait une affection sincegravere illimiteacutee Il avaittrouveacute dans Dinah la plus douce Lavalliegravere la plus agreacuteable Pompadourqursquoun eacutegoiumlste qui nrsquoest pas roi pouvait deacutesirer  et comme lrsquoenfant quisrsquoaperccediloit qursquoagrave force de tracasser son hanneton il lrsquoa tueacute Lousteau pleu-rait

Madame de La Baudraye srsquoeacutelanccedila hors de la petite salle ougrave elle dicircnaitpaya le dicircner et se sauva rue de lrsquoArcade en se grondant et se trouvantfeacuteroce

Dinah passa tout un trimestre agrave faire de son hocirctel un modegravele du com-fortable Elle se meacutetamorphosa elle-mecircme Cette double meacutetamorphosecoucircta trente mille francs au delagrave des preacutevisions du jeune pair de France

Le fatal eacuteveacutenement qui fit perdre agrave la famille drsquoOrleacuteans son heacuteritierpreacutesomptif ayant neacutecessiteacute la reacuteunion des Chambres en aoucirct 1842 le pe-tit La Baudraye vint preacutesenter ses titres agrave la noble Chambre plus tocirct qursquoilne le croyait Il fut si content des œuvres de sa femme qursquoil donna lestrente mille francs En revenant du Luxembourg ougrave selon les usages ilfut preacutesenteacute par deux pairs le baron de Nucingen et le marquis de Mon-triveau le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu lrsquoun de sesanciens creacuteanciers agrave pied un parapluie agrave la main  tandis qursquoil se trouvaitcampeacute dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillaitson eacutecusson et ougrave se lisait  Deo sic patet fides et hominibus Cette compa-raison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bour-geoisie depuis 1830 Madame La Baudraye fut effrayeacutee en revoyant alorsson mari mieux qursquoil nrsquoeacutetait le jour de son mariage En proie agrave une joiesuperlative lrsquoavorton triomphait agrave soixante-quatre ans de la vie qursquoon luideacuteniait de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait drsquoavoirde sa femme qui recevait chez elle agrave dicircner monsieur et madame de Cla-

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gny le cureacute de lrsquoAssomption et ses deux introducteurs agrave la Chambre Ilcaressa ses enfants avec une fatuiteacute charmante La beauteacute du service detable eut son approbation

― Voilagrave les toisons du Berry dit-il en montrant agrave monsieur Nucingenles cloches surmonteacutees de sa nouvelle couronne elles sont drsquoargent 

Quoique deacutevoreacutee drsquoune profonde meacutelancolie contenue avec la puis-sance drsquoune femme devenue vraiment supeacuterieure Dinah fut charmantespirituelle et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour

― Lrsquoon dirait srsquoeacutecria le petit La Baudraye en montrant sa femme agravemonsieur de Nucingen que la comtesse a moins de trente ans 

― Ah  matame aid eine fame te drende ansse  reprit le baron qui seservait des plaisanteries consacreacutees en y voyant une sorte de monnaiepour la conversation

― Dans toute la force du terme reacutepondit la comtesse car jrsquoen aitrente-cinq et jrsquoespegravere bien avoir une petite passion au cœurhellip

― Oui ma femme mrsquoa ruineacute en potiches en chinoiserieshellip― Madame a eu ce goucirct-lagrave de bonne heure dit le marquis de Montri-

veau en souriant― Oui reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis

de Montriveau qursquoil avait connu agrave Bourges vous savez qursquoelle a ramasseacuteen 25 26 et 27 pour plus drsquoun million de curiositeacutes qui font drsquoAnzy unmuseacuteehellip

― Quel aplomb  pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avarede province agrave la hauteur de sa nouvelle position

Les avares ont des eacuteconomies de tout genre agrave deacutepenser Le lendemaindu vote de la loi de reacutegence par la Chambre le petit pair de France allafaire ses vendanges agrave Sancerre et reprit ses habitudes Pendant lrsquohiver de1842 agrave 1843 la comtesse de La Baudraye aideacutee par lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral agravela Cour de Cassation essaya de se faire une socieacuteteacute Naturellement elleprit un jour elle distingua parmi les ceacuteleacutebriteacutes elle ne voulut voir quedes gens seacuterieux et drsquoun acircge mucircr Elle essaya de se distraire en allant auxItaliens et agrave lrsquoopeacutera Deux fois par semaine elle y menait sa megravere et ma-dame de Clagny que le magistrat forccedila de voir madame de La BaudrayeMais malgreacute son esprit ses faccedilons aimables malgreacute ses airs de femme agravela mode elle nrsquoeacutetait heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta

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toutes ses tendresses trompeacutees Lrsquoadmirablemonsieur de Clagny recrutaitdes femmes pour la socieacuteteacute de la comtesse et il y parvenait  Mais il reacuteus-sissait beaucoup plus aupregraves des femmes pieuses qursquoaupregraves des femmesdu monde

― Elles lrsquoennuient  se disait-il avec terreur en contemplant son idolemucircrie par le malheur pacirclie par les remords et alors dans tout lrsquoeacuteclat drsquounebeauteacute reconquise et par sa vie luxueuse et par sa materniteacute

Le deacutevoueacute magistrat soutenu dans son œuvre par la megravere et par lecureacute de la paroisse eacutetait admirable en expeacutedients Il servait chaque mer-credi quelque ceacuteleacutebriteacute drsquoAllemagne drsquoAngleterre drsquoItalie ou de Prusseagrave sa chegravere comtesse  il la donnait pour une femme hors ligne agrave des gensauxquels elle ne disait pas deux mots  mais qursquoelle eacutecoutait avec une siprofonde attention qursquoils srsquoen allaient convaincus de sa supeacuterioriteacute Di-nah vainquit agrave Paris par le silence comme agrave Sancerre par sa loquaciteacuteDe temps en temps une eacutepigramme sur les choses ou quelque observa-tion sur les ridicules reacuteveacutelait une femme habitueacutee agrave manier les ideacutees etqui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau Cetteeacutepoque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nom-meacutee lrsquoeacuteteacute de la Saint-Martin dans les anneacutees sans soleil Il se fit plusvieillard qursquoil ne lrsquoeacutetait pour avoir le droit drsquoecirctre lrsquoami de Dinah sans luifaire tort  mais comme srsquoil eucirct eacuteteacute jeune beau compromettant il se met-tait agrave distance en homme qui devait cacher son bonheur Il essayait decouvrir du plus profond secret ses petits soins ses leacutegers cadeaux queDinah montrait au grand jour Il tacircchait de donner des significations dan-gereuses agrave ses moindres obeacuteissances

― Il joue agrave la passion disait la comtesse en riantElle se moquait de monsieur de Clagny devant lui et le magistrat se

disait  ― Elle srsquooccupe de moi ― Je fais une si grande impression agrave ce pauvre homme disait-elle en

riant agrave sa megravere que si je lui disais oui je crois qursquoil dirait nonUn soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa

chegravere comtesse profondeacutement soucieuse Tous trois venaient drsquoassister agravela premiegravere repreacutesentation de la Main droite et la Main gauche le premierdrame de Leacuteon Gozlan

― A quoi pensez-vous  demanda le magistrat effrayeacute de la meacutelancolie

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de son idoleLa persistance de la tristesse cacheacutee mais profonde qui deacutevorait la

comtesse eacutetait un mal dangereux que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral ne savait pas com-battre car le veacuteritable amour est souvent maladroit surtout quand ilnrsquoest pas partageacute Le veacuteritable amour emprunte sa forme au caractegravereOr le digne magistrat aimait agrave la maniegravere drsquoAlceste quand madame deLa Baudraye voulait ecirctre aimeacutee agrave la maniegravere de Philinte Les lacirccheteacutes delrsquoamour srsquoaccommodent fort peu de la loyauteacute du Misanthrope Aussi Di-nah se gardait-elle bien drsquoouvrir son cœur agrave son Patito Comment oseravouer qursquoelle regrettait parfois son ancienne fange  Elle sentait un videeacutenorme dans la vie du monde elle ne savait agrave qui rapporter ses succegravesses triomphes ses toilettes Parfois les souvenirs de sesmisegraveres revenaientmecircleacutes au souvenir de volupteacutes deacutevorantes Elle en voulait parfois agrave Lous-teau de ne pas srsquooccuper drsquoelle elle aurait voulu recevoir de lui des lettresou tendres ou furieuses

Dinah ne reacutepondant pas le magistrat reacutepeacuteta sa question en prenantla main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes drsquoun air deacutevot

― Voulez-vous la main droite ou la main gauche  reacutepondit-elle ensouriant

― La main gauche dit-il car je preacutesume que vous parlez dumensongeet de la veacuteriteacute

― Eh  bien je lrsquoai vu lui reacutepliqua-t-elle en parlant de maniegravere agrave nrsquoecirctreentendu que du magistrat En lrsquoapercevant triste profondeacutement deacutecou-rageacute je me suis dit  A-t-il des cigares  a-t-il de lrsquoargent 

― Eh  Si vous voulez la veacuteriteacute je vous dirai srsquoeacutecria monsieur de Cla-gny qursquoil vit maritalement avec Fanny Beaupreacute Vous mrsquoarrachez cetteconfidence hellip je ne vous lrsquoaurais jamais appris  vous auriez cru peut-ecirctreagrave quelque sentiment peu geacuteneacutereux chez moi

Madame de La Baudraye donna une poigneacutee de main agrave lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral

― Vous avez pour mari dit-elle agrave son chaperon un des hommes lesplus rares Ah  pourquoihellip

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupeacute mais elle supprima le reste de sa phrase que lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral devina Pourquoi Lousteau nrsquoa-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre

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mari hellipNeacuteanmoins cette nouvelle dissipa lameacutelancolie demadame de La Bau-

draye qui se jeta dans la vie des femmes agrave la mode  elle voulut avoir dusuccegraves et elle en obtint  mais elle faisait peu de progregraves dans le monde desfemmes  elle eacuteprouvait des difficulteacutes agrave srsquoy produire Au mois de mars lesprecirctres amis demadame Pieacutedefer et lrsquoAvocat-Geacuteneacuteral frappegraverent un grandcoup en faisant nommer madame la comtesse de La Baudraye quecircteusepour lrsquoœuvre de bienfaisance fondeacutee par madame de Carcado Enfin ellefut deacutesigneacutee agrave la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes dutremblement de terre de la Guadeloupe

La marquise drsquoEspard agrave qui monsieur de Canalis lisait les noms de cesdames agrave lrsquoopeacutera dit en entendant celui de la comtesse  ― Je suis depuisbien long-temps dans le monde je ne me rappelle pas quelque chose deplus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de lrsquohonneur demadame de La Baudraye

Pendant les jours de printemps qursquoun caprice de notre planegravete fit luiresur Paris degraves la premiegravere semaine du mois de mars et qui permit de voirles Champs-Eacutelyseacutees feuilleacutes et verts agrave Longchamp plusieurs fois deacutejagravelrsquoamant de Fanny Beaupreacute dans ses promenades avait aperccedilu madame deLa Baudraye sans ecirctre vu drsquoelle Il fut alors plus drsquoune fois mordu au cœurpar un de ces mouvements de jalousie et drsquoenvie assez familiers aux gensneacutes et eacuteleveacutes en province quand il revoyait son ancienne maicirctresse bienposeacutee au fond drsquoune jolie voiture bien mise un air recircveur et ses deux en-fants agrave chaque portiegravere Il srsquoapostrophait drsquoautant plus en lui-mecircme qursquoilse trouvait aux prises avec la plus aigueuml de toutes les misegraveres une misegraverecacheacutee Il eacutetait comme toutes les natures essentiellement vaniteuses etleacutegegraveres sujet agrave ce singulier point drsquohonneur qui consiste agrave ne pas deacutechoiraux yeux de son public qui fait commettre des crimes leacutegaux aux hommesde Bourse pour ne pas ecirctre chasseacutes du temple de lrsquoagiotage qui donne agravecertains criminels le courage de faire des actes de vertu Lousteau dicircnaitet deacutejeunait fumait comme srsquoil eacutetait riche Il nrsquoeucirct pas pour une succes-sion manqueacute drsquoacheter les cigares les plus chers pour lui comme pourle dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Deacutebit Lejournaliste se promenait en bottes vernies  mais il craignait des saisiesqui selon lrsquoexpression des huissiers avaient reccedilu tous les sacrements

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Fanny Beaupreacute ne posseacutedait plus rien drsquoengageable et ses appointementseacutetaient frappeacutes drsquooppositions  Apregraves avoir eacutepuiseacute le chiffre possible desavances aux Revues aux journaux et chez les libraires Eacutetienne ne sa-vait plus de quelle encre faire or Les jeux si maladroitement supprimeacutesne pouvaient plus acquitter comme jadis les lettres de change tireacutees surleurs tapis verts par les Misegraveres au deacutesespoir Enfin le journaliste eacutetaitarriveacute agrave un tel deacutesespoir qursquoil venait drsquoemprunter au plus pauvre de sesamis agrave Bixiou agrave qui jamais il nrsquoavait rien demandeacute cent francs 

Ce qui peinait le plus Lousteau ce nrsquoeacutetait pas de devoir cinq millefrancs mais de se voir deacutepouilleacute de son eacuteleacutegance de son mobilier acquispar tant de privations enrichi par madame de La Baudraye Or le 3 avrilune affiche jaune arracheacutee par le portier apregraves avoir fleuri le mur avait in-diqueacute la vente drsquoun beau mobilier pour le samedi suivant jour des ventespar autoriteacute de justice

Lousteau se promena fumant des cigares et cherchant des ideacutees  carles ideacutees agrave Paris sont dans lrsquoair elles vous sourient au coin drsquoune rueelles srsquoeacutelancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue  Le flacircneuravait deacutejagrave chercheacute des ideacutees drsquoarticles et des sujets de nouvelles pendanttout un mois  mais il nrsquoavait rencontreacute que des amis qui lrsquoentraicircnaient agravedicircner au theacuteacirctre et qui grisaient son chagrin en lui disant que le vin deChampagne lrsquoinspirerait

― Prends garde lui dit un soir lrsquoatroce Bixiou qui pouvait tout agrave lafois donner cent francs agrave un camarade et le percer au cœur avec un motEn trsquoendormant toujours soucircl tu te reacuteveilleras fou

La veille le vendredi lemalheureux malgreacute son habitude de lamisegravereeacutetait affecteacute comme un condamneacute agrave mort Jadis il se serait dit  ― Bah mon mobilier est vieux je le renouvellerai Mais il se sentait incapablede recommencer des tours de force litteacuteraires La librairie deacutevoreacutee par lacontrefaccedilon payait peu Les journaux leacutesinaient avec les talents eacutereinteacutescomme les directeurs de theacuteacirctre avec les teacutenors qui baissent drsquoune noteEt drsquoaller devant lui lrsquoœil sur la foule sans y rien voir le cigare agrave la boucheet les mains dans ses goussets la figure crispeacutee en dedans un faux souriresur les legravevres Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture elleprenait le boulevard par la rue de la Chausseacutee-drsquoAntin pour se rendre auBois

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Il rentra chez lui srsquoy adoniser Le soir agrave sept heures il vint en citadineagrave la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parveniragrave la comtesse un mot ainsi conccedilu 

laquo Madame la comtesse veut-elle faire agrave monsieur Lousteau lagracircce de le recevoir un instant et agrave lrsquoinstant raquo

Ce mot eacutetait cacheteacute drsquoun cachet qui jadis servait aux deux amantsMadame de La Baudraye avait fait graver sur une veacuteritable cornalineorientale  parce que  Un grand mot le mot des femmes le mot qui peutexpliquer tout mecircme la creacuteation

La comtesse venait drsquoachever sa toilette pour aller agrave lrsquoOpeacutera le ven-dredi eacutetait son jour de loge Elle pacirclit en voyant le cachet

― Qursquoon attende  dit-elle en mettant le billet dans son corsageElle eut la force de cacher son trouble et pria sa megravere de coucher les

enfants Elle fit alors dire agrave Lousteau de venir et elle le reccedilut dans un bou-doir attenant agrave son grand salon les portes ouvertes Elle devait aller aubal apregraves le spectacle elle avait mis une deacutelicieuse robe en soie brocheacutee agraveraies alternativement mates et pleines de fleurs drsquoun bleu pacircle Ses gantsgarnis et agrave glands laissaient voir ses beaux bras blancs Elle eacutetincelait dedentelles et portait toutes les jolies futiliteacutes voulues par la mode Sa coif-fure agrave la Seacutevigneacute lui donnait un air fin Un collier de perles ressemblaitsur sa poitrine agrave des soufflures sur de la neige

― Qursquoavez-vous monsieur  dit la comtesse en sortant son pied dedessous sa robe pour pincer un coussin de velours je croyais jrsquoespeacuteraisecirctre parfaitement oublieacuteehellip

― Je vous dirais jamais vous ne voudriez pas me croire dit Lousteauqui resta debout et se promena tout en macircchant des fleurs qursquoil prenait agravechaque tour aux jardiniegraveres dont les massifs embaumaient le boudoir

Un moment de silence reacutegna Madame de La Baudraye en examinantLousteau le trouva mis comme pouvait lrsquoecirctre le scrupuleux dandy

― Il nrsquoy a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendreune perche car je me noie et jrsquoai deacutejagrave bu plus drsquoune gorgeacuteehellip dit-il ensrsquoarrecirctant devant Dinah et paraissant ceacuteder agrave un effort suprecircme Si vousme voyez crsquoest que mes affaires vont bien mal

― Assez  dit-elle je comprends

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Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se re-tourna prit son mouchoir et eut lrsquoair drsquoessuyer une larme

― Que vous faut-il Eacutetienne  reprit-elle drsquoune voix maternelle Noussommes en ce moment de vieux camarades parlez-moi comme vous par-leriez agravehellip agrave Bixiouhellip

― Pour empecircchermonmobilier de sauter demain agrave lrsquohocirctel des Commissaires-Priseurs dix-huit cents francs  Pour rendre agrave mes amis autant  troistermes au proprieacutetaire que vous connaissezhellipMa tante exige cinq centsfrancshellip

― Et pour vous pour vivrehellip― Oh  jrsquoai ma plume hellip― Elle est agrave remuer drsquoune lourdeur qui ne se comprend pas quand

on vous lithellip dit-elle en souriant avec finesse ― Je nrsquoai pas la somme quevous me demandezhellip Venez demain agrave huit heures lrsquohuissier attendra bienjusqursquoagrave neuf surtout si vous lrsquoemmenez pour le payer

Elle sentit la neacutecessiteacute de congeacutedier Lousteau qui feignait de ne pasavoir la force de la regarder  mais elle eacuteprouvait une compassion agrave deacuteliertous les nœuds gordiens que noue la Socieacuteteacute

― Merci  dit-elle en se levant et tendant la main agrave Lousteau votreconfiance me fait un bien hellip Oh  il y a long-temps que je ne me suis sentitant de joie au cœurhellip

Lousteau prit la main lrsquoattira sur son cœur et la pressa tendrement― Une goutte drsquoeau dans le deacutesert ethellip par la main drsquoun ange  Dieu

fait toujours bien les choses Ce fut dit moitieacute plaisanterie et moitieacute attendrissement  mais croyez-

le bien ce fut aussi beau comme jeu de theacuteacirctre que celui de Talma dansson fameux rocircle de Leicester ougrave tout est en nuances de ce genre Dinahsentit battre le cœur agrave travers lrsquoeacutepaisseur du drap il battait de plaisircar le journaliste eacutechappait agrave lrsquoeacutepervier judiciaire  mais il battait aussidrsquoun deacutesir bien naturel agrave lrsquoaspect de Dinah rajeunie et renouveleacutee parlrsquoopulence Madame de La Baudraye en examinant Eacutetienne agrave la deacuterobeacuteeaperccedilut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs drsquoamour quipour elle renaissaient dans ce cœur palpitant  elle essaya de plonger sesyeux une fois dans les yeux de celui qursquoelle avait tant aimeacute mais unsang tumultueux se preacutecipita dans ses veines et lui troubla la tecircte Ces

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deux ecirctres eacutechangegraverent alors le mecircme regard rouge qui sur le quai deCosne avait donneacute lrsquoaudace agrave Lousteau de froisser la robe drsquoorgandi Ledrocircle attira Dinah par la taille elle se laissa prendre et les deux joues setouchegraverent

― Cache-toi voici mamegravere  srsquoeacutecria Dinah tout effrayeacutee Et elle courutau-devant de madame Pieacutedefer ― Maman dit-elle (ce mot eacutetait pour laseacutevegravere madame Pieacutedefer une caresse qui ne manquait jamais son effet)voulez-vous me faire un grand plaisir prenez la voiture allez vous-mecircmechez notre banquier monsieur Mongenod avec le petit mot que je vaisvous donner Venez venez il srsquoagit drsquoune bonne action venez dans machambre 

Et elle entraicircna sa megravere qui semblait vouloir regarder la personne quise trouvait dans le boudoir

Deux jours apregraves madame Pieacutedefer eacutetait en grande confeacuterence avecle cureacute de la paroisse Apregraves avoir eacutecouteacute les lamentations de cette vieillemegravere au deacutesespoir le cureacute lui dit gravement  ― Toute reacutegeacuteneacuteration mo-rale qui nrsquoest pas appuyeacutee drsquoun grand sentiment religieux et poursuivieau sein de lrsquoEacuteglise repose sur des fondements de sablehellip Toutes les pra-tiques si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonnesont autant de digues neacutecessaires agrave contenir les tempecirctes du mauvais es-prit Obtenez donc de madame votre fille qursquoelle accomplisse tous ses de-voirs religieux et nous la sauveronshellip

Dix jours apregraves cette confeacuterence lrsquohocirctel de La Baudraye eacutetait fermeacuteLa comtesse et ses enfants sa megravere enfin toute sa maison qursquoelle avaitaugmenteacutee drsquoun preacutecepteur eacutetait partie pour le Sancerrois ougrave Dinah vou-lait passer la belle saison Elle fut charmante dit-on pour le comte

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