la fonction littéraire de simon le magicien dans les pseudo

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Document généré le 13 avr. 2018 19:32 Laval théologique et philosophique La fonction littéraire de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines Dominique Côté L’oeuvre de Jean Ladrière Volume 57, numéro 3, octobre 2001 URI : id.erudit.org/iderudit/401379ar DOI : 10.7202/401379ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Faculté de philosophie, Université Laval et Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval ISSN 0023-9054 (imprimé) 1703-8804 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Côté, D. (2001). La fonction littéraire de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines. Laval théologique et philosophique, 57(3), 513–523. doi:10.7202/401379ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval, 2001

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Document généré le 13 avr. 2018 19:32

Laval théologique et philosophique

La fonction littéraire de Simon le Magicien dans lesPseudo-Clémentines

Dominique Côté

L’oeuvre de Jean LadrièreVolume 57, numéro 3, octobre 2001

URI : id.erudit.org/iderudit/401379arDOI : 10.7202/401379ar

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Éditeur(s)

Faculté de philosophie, Université Laval et Faculté dethéologie et de sciences religieuses, Université Laval

ISSN 0023-9054 (imprimé)

1703-8804 (numérique)

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Citer cet article

Côté, D. (2001). La fonction littéraire de Simon le Magiciendans les Pseudo-Clémentines. Laval théologique etphilosophique, 57(3), 513–523. doi:10.7202/401379ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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Laval théologique et philosophique, 57, 3 (octobre 2001) : 513-523

LA FONCTION LITTÉRAIRE DE SIMON LE MAGICIEN DANS LES PSEUDO-CLÉMENTINES*

Dominique Côté Faculté de théologie et de sciences religieuses

Université Laval, Québec

RÉSUMÉ : On a souvent interprété la figure de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines à la lumière des controverses qui ont marqué les débuts du christianisme. Cet article propose, premièrement, de reconsidérer la fonction polémique à laquelle on a confiné, pour ainsi dire, le personnage de Simon, et, deuxièmement, de voir s'il n'y a pas lieu de lui préférer une fonc­tion symbolique, sur la base de la nature synthétique, archétypale et fictive du personnage.

ABSTRACT : In the Pseudo-Clementines, the figure of Simon Magus has been many times inter­preted with respect to the controversies that marked the beginnings of Christianity. This article intends, in the first place, to reconsider the polemical function in which the character of Simon has been, so to speak, confined, and, in the second place, to see if there is some ground, given the character's fictive, synthetical and archetypal nature, to prefer a symbolical function to a polemical one.

L 9 Antiquité a attribué à Clément de Rome1, un des premiers évêques de Rome, un certain nombre d'écrits, parmi lesquels les Homélies et les Reconnais­

sances, désignés généralement par le terme Clémentines ou plus souvent Pseudo-Clémentines2. Ces deux variantes d'un même thème constituent une œuvre littéraire,

* Cet article est la version révisée d'une communication présentée au 65e congrès de l'ACFAS (mai 1997). 1. Sur la confusion, dans les Pseudo-Clémentines, entre l'évêque Clément et Flavius Clemens, le consul et

cousin de Domitien, voir l'article de B. POUDERON, « Flavius Clemens et le proto-Clément juif du roman pseudo-clémentin », Apocrypha, 7 (1996), p. 63-79.

2. Les deux écrits qui composent les Pseudo-Clémentines auraient été rédigés en grec, dans la Syrie du IVe siècle. Ils présentent tellement d'éléments communs que l'on a assez tôt supposé l'existence d'une source commune, la Grundschrift, suivant l'expression des savants allemands. Ces deux textes, par ailleurs, ont été édités par Bernhard REHM, dans la collection Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte : Die Pseudoklementinen, I. Homilien, 3e éd. corr. par G. Strecker, Berlin, Akademie-Verlag, 1989 et Die Pseudoklementinen, II. Rekognitionen in Rufins Ubersetzung, 2e éd., Berlin, Akademie-Verlag, 1994. Pour une introduction récente à la question des Pseudo-Clémentines, voir l'article de F.S. JONES, dans D.N. FREEDMAN, dir., The Anchor Bible Dictionary, New York, Doubleday, 1992, vol. 1, p. 1061-1062.

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un roman3, pour être plus précis, qui relate, d'une part, la quête personnelle et spi­rituelle d'un noble Romain, Clément, et, d'autre part, l'itinéraire de l'Apôtre Pierre, ponctué d'entretiens avec ses disciples et de discussions avec son adversaire Simon le Magicien. Le thème de l'opposition entre Pierre et Simon, qui correspond probable­ment à l'une des couches rédactionnelles les plus anciennes4, constitue d'ailleurs l'un des thèmes majeurs des Pseudo-Clémentines. C'est précisément cette relation d'op­position qui nous intéresse ici et, plus particulièrement, le fait que les Clémentines aient choisi, comme adversaire du célèbre apôtre, le non moins célèbre magicien, Simon le Samaritain. En cherchant à savoir pourquoi le roman pseudo-clémentin a choisi la figure de Simon et, surtout, pourquoi il lui a donné la forme singulière qu'il revêt dans ce texte, nous voulons, au fond, déterminer le rôle, la fonction de Simon dans cette œuvre de fiction que l'on appelle les Pseudo-Clémentines.

I. LA FONCTION POLÉMIQUE

Pour expliquer la présence de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines, on a souvent supposé que la figure de Simon en cachait une autre, celle de Paul ou celle de Marcion, par exemple. La lutte dans laquelle les personnages clémentins de Pierre et de Simon sont engagés reproduirait ainsi la « lutte historique » entre judéo-chrétiens et tenants du paulinisme ou du marcionisme.

1. Antipaulinisme

Car certains de ceux qui viennent de la gentilité ont repoussé ma prédication conforme à la Loi pour adopter l'enseignement, contraire à la Loi, de l'homme ennemi et ses ba­vardages frivoles5.

Éléments antipauliniens

On a vu, par exemple, dans les quelques passages, dont celui de VEpistula Petri, qui mentionnent un certain homo inimicus (è%0pôç âvGpomoç) des éléments anti­pauliniens6. Selon Georg Strecker7 et Oscar Cullmann8, l'homme ennemi, dont l'en­seignement est « contraire à la Loi », est bel et bien l'apôtre Paul. De fait, la compa­raison de Reconnaissances 171, 3-4, qui précise que « cet homme ennemi avait reçu

3. C'est l'expression utilisée notamment par Oscar CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin. Étude sur le Rapport entre le Gnosticisme et le Judéo-Christianisme, Paris, Librairie Fé­lix Alcan, 1930, p. vu.

4. Selon Jurgen WEHNERT, « Abriss der Entstehungsgeschichte des pseudoklementischen Romans », Apo­crypha, ï (1992), p. 216.

5. Epistula Petri ad Iacobum 2,3 : xivèç yàp TCÙV àno éOvwv TÔ SI' énoù v6u.tu.ov arceSoKiu-aaorv Kr\pvrf\ia, xov èxOpoù àv0p(O7io\) âvouôv xiva Kcti ({>>A)ap(ûÔr) 7tpocm.Kânevoi 5i8aaKaX,iav. Dans les deux manus­crits des Homélies, le texte est précédé de VEpistula Petri ad Iacobum, de la Diamartyria et de VEpistula démentis ad Iacobum. Des documents qui servent, en quelque sorte, d'introduction.

6. L'expression apparaît aussi, à deux reprises, dans les Reconnaissances : I 70, 1-3 et I 71, 3-4. 7. G. STRECKER, Das Judenchristentum in den Pseudoklementinen, 2e éd., Berlin, Akademie-Verlag, 1981,

p. 187. 8. O. CULLMANN, Le problème littéraire, p. 243.

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de Caïphe, le grand prêtre, le mandat de poursuivre tous ceux qui avaient cru en Jésus et d'aller jusqu'à Damas avec ses lettres9 » et d'Actes 9, 1-2 : « Saul, ne respirant tou­jours que menaces et meurtres contre les disciples du Seigneur, alla demander au grand prêtre des lettres pour les synagogues de Damas10 » (traduction T.O.B.), permet d'établir l'équation homo inimicus = Paul11. Puisque Pierre, l'auteur supposé de YEpis-tula Petri, a pour adversaire, dans les Homélies et les Reconnaissances, le magicien Simon, on a conclu que Y homo inimicus était Paul.

Dans une discussion plutôt corsée entre Pierre et Simon sur la supériorité de la connaissance acquise directement par la vue, comme celle des Douze, sur la connais­sance acquise indirectement par les visions12, comme celle de Paul, il faudrait voir, selon certains exégètes, une allusion au conflit survenu entre Pierre et Paul, à An-tioche, et rapporté dans l'épître aux Galates13. Cette allusion expliquerait que Pierre dise ici de Simon qu'il est devenu apôtre, ce qui, bien sûr, ne s'accorde pas vraiment avec ce que nous savons de Simon par ailleurs ! L'allusion serait renforcée par l'em­ploi du mot « KaxeyvroojLiévoç » : « si tu me traites de condamné [...]», le même mot que Paul utilise pour désigner Pierre dans l'épître qu'il adresse aux Galates. Qu'en est-il au fait de cette allusion ? La figure de Simon dissimule-t-elle réellement la figure de l'apôtre Paul ? À dire vrai, l'apparition de Jésus que Simon, selon ce pas­sage des Homélies, aurait reçue14, ne s'harmonise pas avec les autres traits du

9. Inimicus Me homo legationem suscepisset a Caipho pontifice, ut omnes qui crederent in Iesum, perse-queretur et Damascum pergeret cum epistulis eius. Dans l'autre passage des Reconnaissances (I 70, 1-3), il est question de la prédication de Jacques au Temple, de son succès auprès du peuple et de l'intervention meurtrière de l'homme ennemi : « Entre-temps, cet homme ennemi s'en prit à Jacques, qu'il précipita du haut des marches du temple » = interim Me inimicus homo Iacobum adgressus de summis gradibus prae-cipitem dédit. Cf., sur la mort de Jacques, le récit d'Hégésippe, rapporté par Eusèbe de Césarée, qui dési­gne les scribes et les pharisiens comme les assassins de Jacques (EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclé­siastique, II, xxiii, 14-18).

10. ô ôè LaùXoç, ETI ÈUTÏVÉCDV àTtEikfjç KCU §à\ox> eiç TOÙÇ uaGrj-tac xox> Kvpiou, 7tpoaeA,9wv T<B àpxiepeî tinîaaTO jiap' awoû ÈKiaToXàç eiç AauaaKÔv rcpôç tàç avvaywyac.

11. Pour l'identification de Y homo inimicus à Saul de Tarse par la comparaison de ces deux textes, voir A. LlNDEMANN, Paulus im àltesten Christentum. Das Bilddes Apostels unddie Rezeption derpaulinischen Théologie in der fruhchristlichen Literatur bis Marcion, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1979, p. 109.

12. Cette discussion est relatée au chapitre XVII des Homélies. Voici, par exemple, en quels termes Simon adresse ses reproches à l'apôtre Pierre : « Tu t'es vanté d'avoir très bien compris les enseignements de ton Maître, pour l'avoir clairement [èvapyeta] vu de tes propres yeux et entendu de tes propres oreilles, et tu as déclaré qu'il était impossible à un autre d'arriver à un résultat semblable par des visions ou des appari­tions [ôpàuaxi r\ cmTaaio:] » (traduction d'A. Siouville, Les homélies clémentines, réimpression, Paris, Verdier, 1991).

13. Ga 2,11 : « Mais, lorsque Cephas vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s'était mis dans son tort [KaTeyvcoauevoc r\v] » (traduction T.Ô.B.). Pour la référence à l'incident d'Antioche dans le chapitre XVII des Homélies, voir S. LÉGASSE, « La polémique antipaulinienne dans le judéo-christianisme hétérodoxe », Bulletin de littérature ecclésiastique, 90 (1989), p. 87 ; A. SALLES, « La diatribe anti-pauli-nienne dans le "Roman pseudo-clémentin" et l'origine des "Kérygmes de Pierre" », Revue Biblique, 64 (1957), p. 522 ; G. STRECKER, Das Judenchristentum, p. 193 et T.V. SMITH, Petrine Controversies in Early Christianity. Attitudes towards Peter in Christian Writings of the First Two Centuries, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1985, p. 11, qui l'affirment catégoriquement et, de l'autre côté, H. HARRIS, The Tubingen School, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 258 et J. CHAPMAN, « On the Date of the Clementines », Zeit-schrift fur die neutestamentliche Wissenschaft, 9 (1908), p. 151, qui n'y voient aucune référence pauli-nienne.

14. Homélies XVII 14,2 : « Enfin tu prétendais savoir mieux que moi ce qui concerne Jésus pour l'avoir appris de lui-même dans une apparition [imo cmiactccç] » (traduction d'A. Siouville).

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personnage pseudo-clémentin et l'hypothèse d'une polémique antipaulinienne pré­sente l'avantage d'en éclairer le sens. En effet, dans la logique du récit, il est vrai­semblable que Simon connaisse la doctrine de Jésus, pour mieux la critiquer15, mais peu probable qu'il ait quelque prétention apostolique que ce soit16, d'où l'incongruité de ce Simon en proie à des visions et la référence possible à l'apôtre Paul. Cette référence constitue cependant un cas isolé et l'on peut dire que le caractère paulinien de Simon dans ce passage a quelque chose d'ajouté : il ne réside pas dans Y action du personnage mais dans Y intention de son opposant, l'apôtre Pierre.

Les Kérygmes de Pierre

Les traits antipauliniens des Pseudo-Clémentines, suivant une hypothèse qui a été longtemps admise sans discussion, proviendraient d'une source judéo-chrétienne, les Kérygmes de Pierre, un document violemment antipaulinien qui rapporterait les luttes entre Pierre et Paul17. Les Krip-uyiiaxa néxpou (KI1) auraient été intégrés à Y Écrit de base et, du même coup, la figure de Paul aurait été remplacée, dissimulée par la fi­gure de Simon18.

Jusqu'à tout récemment, la liste à peu près habituelle des textes apocryphes du Nouveau Testament comprenait invariablement les Kérygmes19, dont la vaileur do­cumentaire ne semblait aucunement diminuée par leur nature hypothétique20. Mais, en écho à des critiques plus anciennes, comme celle de Bernhard Rehm qui préférait, à l'hypothèse des KI1, celle d'une interpolation ébionite pour rendre compte du ca­ractère judéo-chrétien et antipaulinien des Pseudo-Clémentines21, les travaux de Jurgen Wehnert, parus ces dernières années, qui présentent une analyse comparée de YEpistula Petri et des sections attribuées aux Kérygmes dans les Homélies, ont dé­montré, sur une base linguistique, la fragilité, pour ne pas dire l'impossibilité de

15. Par exemple, au chapitre XVIII des Homélies, Simon — à des fins polémiques, bien sûr — cite une parole de Jésus : oùôeiç eyvto TÔV îiaxépa ei uff 6 môç qui correspond à peu près à Mt 11,27 : oùSè rôv natépa TIÇ ÈTUIYVCÔOKEI ei |if) ô \)lôç = « nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils » (traduction T.O.B.). Comme il l'explique à Pierre, il se défend bien, d'autre part, de croire à l'enseignement de Jésus : « Je ne fais pas pro­fession de croire à son enseignement [...] mais je parle avec toi des points qu'il a touchés » {Homélies XVIII 11,4, traduction d'A, Siouville).

16. Voir Homélies XVII 20,1 : « Loin de moi de me faire le disciple soit du Christ, soit de toi ! [àmvc\ uoi TO eue èKeivoi) eïte aox> yevéaOai fia9r|Triv] ».

17. C'est l'opinion, notamment, de G. STRECKER, Das Judenchristentum, p. 188 et d'A. LlNDEMANN, Paulus im àltesîen Christentum, p. 107.

18. Ils sont nombreux à situer la substitution de Paul par Simon au niveau de la source judéo-chrétienne des Kérygmes de Pierre. Voir, à titre d'exemple, C.K. BARRETT, « Pauline Controversies in the Post-Pauline Period », New Testament Studies, 20 (1973-1974), p. 236.

19. Voir la dernière édition du recueil de textes apocryphes néotestamentaires publié par W. SCHNEEMELCHER, Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Ùbersetzung, 6e éd., Tubingen, J.C.B. Mohr, 1990, 2 vol.

20. Des auteurs comme Oscar Cullmann et Hans Joachim Schoeps ont pris appui sur la valeur documentaire des Kérygmes de Pierre pour élaborer leurs thèses. Dans le cas de SCHOEPS, c'est toute une théologie du judéo-christianisme ancien qu'il a reconstituée sur cette base. Voir son ouvrage justement intitulé Théo­logie und Geschichte des Judenchristentums, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1949. Pour ce qui est de CULLMANN, voir son Problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, cité supra, à la note 3.

21. B. REHM, «Zur Entstehung der pseudoclementinischen Schriften », Zeitschrift fur die neutestamentliche Wissenschaft, 37 (1938), p. 150-151.

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l'hypothèse des Krjpî)Y|xaTa néxpoi)22. Dans la foulée de Wehnert, F. S. Jones n'a pas hésité à rejeter cette hypothèse des Kérygmes pour ne retenir, dans l'ensemble des suppositions touchant la genèse du corpus, que Y Écrit de base, les Homélies, les Reconnaissances et quelques sources dont des Actes des Apôtres judéo-chrétiens, qui suffisent, à son avis, pour expliquer le caractère judéo-chrétien et antipaulinien des Clémentines23.

2. Antimarcionisme

Derrière les traits de Simon le Magicien on a parfois cru distinguer la silhouette d'une autre figure importante du christianisme ancien : l'hérétique Marcion. Si, en effet, on laisse de côté les rares éléments antipauliniens rattachés au personnage de Simon, pour mieux se concentrer sur la teneur des propos défendus dans les discus­sions avec Pierre, on constate aussitôt une certaine parenté avec les thèses de Mar­cion.

Le dithéisme de Simon

La thèse principale soutenue par Simon dans les Homélies se résume aisément par le terme dithéisme24. Autrement dit, Simon défend ici l'idée qu'au-dessus du dieu créateur, du dieu juste, il y a un autre dieu, un dieu suprême et bon, demeuré inconnu jusque-là25. On aura reconnu dans cette opposition entre le Créateur et le dieu in­connu, entre le Dieu juste et le dieu bon, une opposition caractéristique du marcio-nisme26. De fait, selon l'aveu d'A. Salles, pourtant peu favorable à l'hypothèse d'une polémique antimarcionite, la description du Créateur que nous donne le Simon clémentin : un dieu qui n'est pas la puissance suprême, imparfait, dépourvu de pre­science, soumis à toutes les passions, semble tirée de « quelque page empruntée à Marcion27 ».

22. J. WEHNERT, « Literarkritik und Sprachanalyse. Kritische Anmerkungen zum gegenwartigen Stand der Pseudoklementinen-Forschung », Zeitschrift fur die neutestamentliche Wissenschaft, 74 (1983), p. 300-301.

23. F.S.JONES, «Pseudo-Clementines», dans E. FERGUSON, dir., Encyclopedia of Early Christianity, New York & London, Garland Publishing, 1990, p. 768 ; et ID., « A Jewish Christian Reads Luke's Acts of the Apostles : The Use of the Canonical Acts in the Ancient Jewish Christians Source behind Pseudo-Clementine Recognitions 1.27-71 », dans Society of Biblical Literature, 1995 Seminar Papers Atlanta, Scholars Press (coll. « Society of Biblical Literature », série « Seminar paper », 34), 1995, p. 617-635.

24. Le terme « dithéisme » est emprunté à Alain LE BOULLUEC dans un article intitulé « Les citations de la Septante dans l'Homélie XVI pseudo-clémentine. Une critique implicite de la typologie ? », dans G. DO-RIVAL et O. MUNNICH, dir., KATA TOTEO'. Selon les Septante. Trente études sur la Bible grecque des Septante. En hommage à Marguerite Harl, Paris, Cerf, 1995, p. 448.

25. Homélies XVIII 1,1. Sur le marcionisme de Simon dans ce passage, cf. H.J. SCHOEPS, « Judenchristentum und Gnosis », dans U. BlANCHI, dir., Le Origini dello Gnosticismo. Colloquio di Messina (13-18 Aprile 1966), Leiden, E.J. Brill, 1970, p. 530.

26. Sur le caractère marcionite de cette opposition, cf. K. RUDOLPH, Gnosis. The Nature & History of Gnos­ticism, trad, de l'ail, par R.McL. Wilson, San Francisco, Harper & Row, 1987, p. 314 ; et U. BIANCHI, « Marcion : théologien biblique ou docteur gnostique ? », Vigiliae Christianae, 21 (1967), p. 143.

27. A. SALLES, « Simon le Magicien ou Marcion ? », Vigiliae Christianae, 12 (1958), p. 219. On peut com­parer, par exemple, Homélies III 38 et VAdversus Marcionem 11,5 de Tertullien.

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L'antimarcionisme de Pierre

À la saveur résolument marcionite du dithéisme de Simon répond, chez Pierre, le caractère antimarcionite de certaines doctrines, si, du moins, on accepte le point de vue de Drijvers28 et Schoeps29. La notion de Verus Propheta, par exemple, qui fait d'Adam, d'Abraham et de Moïse des avatars du Christ, affirme l'unité de l'économie divine contre la dichotomie entre les deux alliances qu'impose la lecture marcionite des Écritures30. De même, la règle des syzygies, avec son dualisme cosmique, consti­tue une manière de réplique au dualisme de Marcion31. Tout comme la doctrine des fausses péricopes permet à Pierre d'admettre sans difficulté les nombreuses contra­dictions que présentent les Écritures32.

3. Antisimonianisme

Finalement, se pourrait-il qu'à travers la figure de Simon le Magicien les auteurs pseudo-clémentins aient tout simplement voulu viser les tenants du simonianisme ? La similitude, notée par plusieurs, entre la notice des Clémentines et celle de Justin laisse supposer une connaissance de la tradition hérésiologique sur Simon33. De même, le titre d'èoxcôç, dont s'affuble Simon, dans les Homélies et les Reconnais­sances34, renvoie à une autre notice hérésiologique, celle d'Hippolyte, et à VAnôtya-aiç fieyàÀJi, œuvre prétendument simonienne35. En revanche, les précisions biogra­phiques des Pseudo-Clémentines sur la famille et l'éducation du Mage s'accordent difficilement avec le Simon des hérésiologues et des historiens36.

28. H.J.W. DRIJVERS, « Adam and the True Prophet in the Pseudo-Clementines », dans C. ELSAS et H.G. KIP-PENBERG, dir., Loyalitàtskonflikte in der Religionsgeschichte. Festschrift fur Carsten Colpe, Wilrzburg, Koningshausen & Neumann, 1990, p. 314-323.

29. Voir l'article cité supra, à la note 25. 30. H.J.W. DRIJVERS, « Adam and the True Prophet in the Pseudo-Clementines », p. 318. 31. H.J. SCHOEPS, « Judenchristentum und Gnosis », p. 532. 32. Ibid., p. 531 ; et H.J.W. DRIJVERS, « Adam and the True Prophet in the Pseudo-Clementines », p. 317. 33. À ce propos, voir Lucien CERF AUX, Recueil Lucien Cerf aux. Études d'Exégèse et d'Histoire Religieuse

Gembloux, J. Duculot (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », vi-vn), 1.1, 1954, p. 216 ; et Karlmann BEYSCHLAG, Simon Magus und die christliche Gnosis, Tubingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 16), 1974, p. 49.

34. Homélies 1122,4 et Reconnaissances 117,2-3. Le terme èoxwç et son équivalent latin Stems, que l'on pourrait rendre avec le traducteur A. Siouville par « l'Immuable », soulignent le caractère divin du person­nage.

35. Voir Gerd LÛDEMANN, Untersuchungen zur simonianischen Gnosis, Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1975, p. 97. Ludemann pense que l'auteur de la Grundschrift pseudo-clémentine a tiré de la Refutatio omnium haeresium d'Hippolyte la notion d'èaxéq. Cf. J.M.A. SALLES-DABADIE, Recherches sur Simon le Mage, Paris, Gabalda, 1969, p. 133-134 ; et K. BEYSCHLAG, Simon Magus und die christliche Gnosis, p. 53.

36. Pour ces précisions biographiques, voir Homélies II 22-32 ; XIII 8. Cf., là-dessus, Hans WAITZ, « Simon Magus in der altchistlichen Literatur », Zeitschrift fur die neutestamentliche Wissenschaft, 5 (1904), p. 129, qui considère ces précisions sans fondement historique. Voir aussi G. LUDEMANN, Untersuchungen zur simonianischen Gnosis, p. 94.

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4. Conclusion

Il y a certes des éléments antipauliniens dans les Pseudo-Clémentines, surtout dans le Liber Primus des Reconnaissances, mais ils ne sont pas directement liés à la figure de Simon. D'autre part, pour justifier l'hypothèse de l'identification Paul/Simon dans les Homélies, il faut s'appuyer sur une autre hypothèse, celle qui suppose l'exis­tence des Kérygmes de Pierre. Or, cette hypothèse se voit de plus en plus rejetée par les spécialistes du roman pseudo-clémentin.

Pour ce qui concerne la polémique contre le marcionisme, on peut dire, là aussi, que les Homélies contiennent des éléments antimarcionites, comme le dithéisme de Simon, mais l'hypothèse d'une polémique antimarcionite, bien que solide, ne permet pas d'expliquer l'ensemble des traits qui composent la figure de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines.

La supposition d'une polémique antisimonienne, pour sa part, confirmée par des indices comme la notion bien simonienne de l'èoxcoç, mais réfutée par le caractère manifestement fictif de certains éléments biographiques, ne suffit pas, elle non plus, à expliquer la fonction littéraire de Simon dans les Pseudo-Clémentines. Sans compter qu'il faudrait s'interroger avant tout sur la pertinence d'une telle supposition, étant donné le problème que pose l'importance numérique et stratégique des Simoniens aux IIe et IIIe siècles. En effet, entre la domination complète des Simoniens en Sa-marie, évoquée par Justin au IIe37 et la disparition virtuelle de la secte, constatée par Origène au IIIe38, il y a un écart qui laisse quelque peu songeur39 !

IL LA FONCTION SYMBOLIQUE

Pour rendre compte de la présence de Simon le Mage dans les Pseudo-Clémen­tines, on peut supposer que le personnage a ici valeur de symbole. De même que le symbole, à la différence du signe, ne se réfère pas à un objet extérieur à lui, mais vaut par lui-même, bien qu'il tende, par sa nature complexe, synthétique, polysémique,

37. JUSTIN, Apologies 126,3 : Kcei oxeôôv rcdvxeç uèv Eauapeîç, 6X,tyoi ôè Kai év âXKoiç, ëGveaxv, àç xôv rcpwxov 6eôv ÈKEIVOV ÔHOA,OYO\)VXEÇ rcpoaKDvouci : « presque tous les Samaritains, et un petit nombre d'hommes dans d'autres provinces, le reconnaissent et l'adorent comme leur premier dieu» (trad. d'A. Wartelle, Saint Justin, Apologies, Paris, Études Augustiniennes, 1987).

38. ORIGÈNE, Contre Celse I 57 : 'HQèhr\oE ôè ô Etuwv ô Ea^iapeùç (idyoç xfj nayeia \K}>eXécy6ai xivdç. Kai xôxe uèv fpcaxnoe, vwi Ôè xoùç rcdvxaç év ifi oiicouuÉvn OÙK ëaxi Eiuxoviavoùç eûpeîv xôv àpi6|x6v oium xpidKovxa, Kai xd%a rcXetovaç eircov xcov ôvxwv. Eiai ôè rcepi xf|v naXatcxivnv a<jx3ôpa èXd-Xiaxov xfjç ôè Xoinf\c, olKouuévriç oùôauoû xô 6vo\ia aùxoû KCXG' rjv i\QéXr\ae ôô^av rcepi èauxoû ôiaaKEÔdaat : « De plus, Simon le magicien de Samarie voulut par la magie s'attacher certains hommes, et il parvint à en séduire, mais aujourd'hui de tous les Simoniens du monde on n'en trouverait pas trente, je crois, et peut-être que j 'en exagère le nombre. Ils sont fort peu nombreux en Palestine, et en aucun point du reste de la terre son nom n'a cette gloire qu'il voulut répandre autour de sa personne » (trad, de M. Borret, Origène, Contre Celse, 1.1, Livres I et II Paris Cerf [coll. « Sources Chrétiennes », 132], 1967).

39. Il ne s'agit pas de remettre en question l'existence des Simoniens, mais de supposer un juste milieu entre les approximations de Justin et Origène. Cf., sur cette question, L. CERFAUX, Recueil Lucien Cerfaux, p. 223 ; S. PÉTREMENT, Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme, Paris, Cerf, 1984, p. 329 ; et C.K. BARRETT, A Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles, vol. I, Preliminary Introduction and Commentary on Acts I-XIV, Edinburgh, T&T Clark, 1994, p. 397.

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vers un dépassement de son propre contenu40, de même, la figure de Simon dans les Pseudo-Clémentines ne se réfère pas simplement à une personne extérieure au texte, mais tend, par son caractère composite, à dépasser la définition de Simon le Mage.

1. La nature synthétique de Simon

Comme nous l 'avons vu, il y a peu de passages où Simon le Magicien défend des idées purement pauliniennes, simoniennes ou marcionites. Dans ce cas, peut-être vaudrait-il mieux, au lieu d'isoler les éléments jugés antipauliniens, antisimoniens ou antimarcionites, pour justifier l 'hypothèse d 'une polémique, les conjuguer, au con­traire, aux autres éléments qui composent la figure du Simon clémentin, pour définir l ' image d 'ensemble du personnage. Cette conjugaison produirait, à première vue, une image de caractère disparate. On peut, en effet, qualifier de disparate un personnage décrit tour à tour comme un magicien ou un être divin (ô eaxcoc), un représentant de la Tcaiôeia ou un tenant d 'une doctrine d'allure gnostique, un défenseur de thèses marcionites ou pauliniennes. Cette diversité, quelque peu choquante, a peirfois reçu l 'explication des remaniements successifs et maladroits, dictés par des polémiques différentes41. On insiste, dans ce type d'explication, sur l 'analyse du personnage, alors qu ' i l y aurait lieu de voir, selon nous, la synthèse possible que représente Simon le Mage. Autrement dit, avons-nous affaire à un produit de compilation, où les divers éléments s'ajoutent les uns aux autres, au gré des circonstances, ou à un produit de composition où les éléments s'ajustent les uns aux autres, suivant les contours de Yin-tentio operis ? Nous émettons ici l 'hypothèse que le Simon pseudo-clémentin est une figure de synthèse qui représente les thèses et les pratiques contraires à celles qui sous-tendent les Pseudo-Clémentines42. C'est ainsi que les traits pauliniens et mar­cionites, que nous avons déjà mentionnés, s'ajustent aux traits tirés de certaines tra­ditions simoniennes, attestées par les notices de Justin, d'Irénée et d 'Hippolyte. Les Pseudo-Clémentines ont emprunté à ces traditions des éléments d 'origines diverses qu'el les ont regroupés dans le personnage de Simon pour donner ce magicien, d 'o­rigine samaritaine, accompagné d 'une femme nommée Hélène, reconnu comme un être divin sous les titres de Ôt>vauxç et d 'èa tœç.

40. Sur cette définition du symbole, voir Jean-Pierre VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Seuil (coll. « Points/Essais », 240), 1974, p. 229.

41. Voir, à ce propos, Oscar CULLMANN, Le problème littéraire, p. 111-114 ; A. SALLES, « Simon le Magicien ou Marcion ? », p. 198-199 ; H. CLAVIER, « La primauté de Pierre d'après les pseudo-clémentines », Revue d'His­toire et de Philosophie Religieuses, 36 (1956), p. 306 ; T.V. SMITH, Petrine Controversies in Early Christianity. Attitudes towards Peter in Christian Writings of the First Two Centuries, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1985, p. 59-60.

42. Sur Simon le Mage comme figure de synthèse, cf. H.J. SCHOEPS, « Judenchristentum und Gnosis », p. 530, pour qui Simon représenterait les gnostiques en général, et M.J. EDWARDS, « The Clementina : A Christian Response to the Pagan Novel », Classical Quarterly, 42 (1992), p. 462, qui abonde dans le même sens. A. LE BOULLUEC, « Les citations de la Septante », p. 441, considère Simon comme « une figure très com­plexe, qui représente, alternativement, et parfois tout ensemble, le paganisme et les christianismes d'obé­diences diverses (paulinienne, marcionite, gnostique) » ; et H. WAITZ, « Simon Magus in der altchristli-chen Literatur », p. 122, voit lui aussi en Simon un représentant du paganisme, voire de la philosophie (Vertreter der heidnischen Volksreligion und Philosophie).

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2. La nature archétypale de Simon

Parmi les traditions déterminantes dans la composition du Simon pseudo-clémen-tin, celle que nous tenons d'Irénée, dans son traité Adversus Haereses, figure cer­tainement au premier plan. « Simon de Samarie, de qui dérivent toutes les hérésies, édifia sa secte sur la synthèse que voici43 [...] », rapporte l'évêque de Lyon et bien que les Pseudo-Clémentines ne reprennent pas exactement les termes de la notice irénéenne, le fait que dans le système dualiste des Homélies, c'est-à-dire la règle des syzygies, le Magicien soit « couplé » au plus illustre des disciples du Verus Pro-pheta44, indique bien le rôle prépondérant qui lui est conféré. Effectivement, cette no­tion d'un Simon, source de toute hérésie, qui s'avère sans fondement historique, s'in-scrivant plutôt dans une construction schématique45, et qui fait d'une figure historique un type, voire un archétype, permet de comprendre l'importance, la ÔDvaaxeia46, que reconnaissent les Homélies et les Reconnaissances au personnage de Simon. Ce per­sonnage, au profil encombré, ne renvoie donc pas au réel en termes directs ou con­crets, comme le voudraient ceux qui y cherchent les traces d'une polémique, mais en termes symboliques, c'est-à-dire qu'il représente autre chose que la figure historique de Simon. Il personnifie de façon exemplaire, de façon typique ou archétypale, tout ce qui procède du mal. Quand le texte dit de Simon qu'il est un auvepyoc de la gauche47 et qu'à ce titre il est de la même nature que tous les éléments de la gauche : obscurité, ignorance, maladie etc.48, il est raisonnable de penser que le personnage ne joue pas alors un rôle polémique mais bien symbolique et que ce rôle repose sur un Simon, archétype de l'hérétique.

3. La nature fictive de Simon

Reconnaître que le Simon pseudo-clémentin relève de l'archétype et du symbole, admettre, en d'autres termes, que le personnage communique une connaissance du réel au moyen d'une image, c'est reconnaître, en fait, sa nature fictive. Le propre de la fiction est bien, selon Pierre Bange, de donner de la réalité une pictura, une image,

43. IRÉNÉE, Adversus Haereses 123,2. 44. La règle des couples (syzygies), selon laquelle « tout se présente à notre vue sous une forme double et

opposée » = ôviKtoç Kai évavxitoç rcdvxa ë%ovTa ôpwuev (Homélies II 33,2), est développée essentiel­lement au chapitre II des Homélies, paragraphes 15 à 17. Suivant cette règle, les principaux personnages de l'histoire appartiennent à une série de couples : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Ésau et Jacob, le grand prêtre et le législateur, Jean le Baptiste et Jésus, Simon et Pierre, l'Antéchrist et le Christ (Homélies II16, 3 à 17, 5).

45. Cf., à ce sujet, Alain LE BOULLUEC, La notion d'hérésie dans la littérature grecque lf-llf siècles, 1.1, De Justin à Irénée, Paris, Études augustiniennes, 1985, p. 169.

46. Le terme n'apparaît qu'une fois dans les Homélies (IV 5, 2). C'est la chrétienne Bérénice de Tyr qui met en garde Clément contre un aussi grand pouvoir (Ôwacrceia) que celui de Simon. À son avis, seul l'apôtre Pierre peut en venir à bout.

47. Homélies II 15, 5. À propos de l'opposition droite/gauche et de la valeur négative attribuée à la gauche, cf. R. HERTZ, « La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité religieuse », dans R. HERTZ, Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, 1970, p. 107.

48. Voir Homélies II 17, 3. Suivant la règle des syzygies, Pierre doit venir après Simon, parce qu'il lui est atta­ché comme l'est l'obscurité à la lumière, l'ignorance à la connaissance et la maladie à la guérison (àç cncô-X(Ù <J)rôç, (oç àyvoiç yvwaiç, àç vôaq) ïaaiç).

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qui communique des contenus globaux, des idées confuses49, comme le Bien et le Mal. La fiction appartient au discours littéraire, elle le caractérise par rapport au dis­cours scientifique ou historique50, et, comme toute fiction littéraire, les Clémentines, devant un problème, en l'occurrence la situation du judéo-christianisme face à l'hel­lénisme, construisent un modèle, une pictura, de la réalité, une uiurjoiç., comme diraient Aristote51 et Paul Ricœur52. La lutte entre Simon et Pierre, son double positif, dans les Pseudo-Clémentines, exprime, par une simulation de la réalité, par la cons­truction d'un monde possible, le conflit entre deux attitudes contraires à l'endroit de la culture grecque des IIe et IIIe siècles de notre ère. Cela ne signifie pas que les dis­cussions qui mettent aux prises Pierre et Simon ne contiennent aucune référence à de véritables doctrines. Cela signifie plutôt que ces éléments référentiels ont été utilisés pour composer une image, forcément un peu floue, d'une situation de conflit.

Avec ce Simon à la nature synthétique et archétypale, nous sommes donc en plei­ne fiction littéraire. En fait, le Simon pseudo-clémentin, par son opposition à Pierre, fait partie d'un motif littéraire qui trouve sa première expression dans les Actes des Apôtres. Lorsque Justin et Irénée, dans leurs notices sur Simon, schématisent le thè­me de l'opposition Pierre/Simon en faisant de Simon Yauctor de toutes les hérésies, ils marquent une étape décisive dans le développement du motif. À partir de là, de fait, le thème de la lutte entre le Magicien et l'Apôtre prend valeur de symbole et, conjugué aux traditions et légendes apostoliques qui fleurissent au IIe siècle53, rend possible l'élaboration d'une version amplifiée qui nous est parvenue sous la forme apocryphe des Acta Petri54 et des Pseudo-Clémentines.

49. Pierre BANGE, « Argumentation et fiction », dans L'argumentation, Lyon, Presses universitaires de Lyon (coll. « Linguistique et sémiologie »), 1981, p. 105.

50. Ibid., p. 100. Selon Pierre Bange, le discours littéraire, par sa fictionalité, « n'a pas de portée pratique im­médiate ». C'est-à-dire « qu'il n'est pas lié à un problème [...] par une correspondance référentielle qui lui donne sa valeur ». Cf., là-dessus, Karlheinz STIERLE, « L'Histoire comme Exemple, l'Exemple comme Histoire. Contribution à la pragmatique et à la poétique des textes narratifs », Poétique, 10 (1972), p. 176.

51. Il s'agit de la uturiciç qui définit, selon Aristote, la tragédie : « la tragédie est donc l'imitation d'une ac­tion » = "Ecmv o\)v xpaywoia |it|rn,oiç rcpd^eœç (Poétique, 1449 b 24). En élargissant la définition d'Aris-tote, on peut dire que la fiction est une imitation de la réalité.

52. Voir, par exemple, Paul RICŒUR, Temps et récit, I. L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 69 : « [...] qu'on dise imitation ou représentation (avec les derniers traducteurs français), ce qu'il faut entendre, c'est l'activité mimétique, le processus actif d'imiter ou de représenter. Il faut donc entendre imitation ou représentation dans son sens dynamique de mise en représentation, de transposition dans des œuvres représentatives ».

53. Sur les rapports entre apostolicité, légendes apostoliques et polémiques, voir W. SCHNEEMELCHER, « Intro­duction. 2. The Origin of the Pseudapostolic Literature », dans E. HENNECKE et W. SCHNEEMELCHER, dir., New Testament Apocrypha, vol. II, trad, de l'ail, sous la direction de R.McL. Wilson, London, Lutterworth Press, 1963, p. 32 ; M. HORNSCHUH, « The Picture of the Apostle in Early Christian Tradition. The Apos­tles as Bearers of the Tradition », dans E. HENNECKE et W. SCHNEEMELCHER, dir., New Testament Apocry­pha, vol. II, p. 75. Sur l'évolution de la figure de Simon durant cette période, voir l'article déjà cité de Hans WAITZ, « Simon Magus in der altchristlichen Literatur », Zeitschrift fur die neutestamentliche Wis-senschaft, 5 (1904), p. 121-143. Pour ce qui est de Pierre, voir l'ouvrage de T.V. SMITH, Petrine Con­troversies in Early Christianity. Attitudes towards Peter in Christian Writings of the First Two Centuries, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1985 ; et celui, plus récent, de Pierre GRAPPE, Images de Pierre aux deux premiers siècles, Paris, PUF, 1995.

54. Pour une présentation générale de cet écrit apocryphe, qui comporte un certain nombre de traits communs avec le récit des Clémentines, voir notamment W. SCHNEEMELCHER, « The Acts of Peter », dans

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CONCLUSION

Au fond, ce que nous proposons dans ce bref article au sujet de la fonction littéraire de Simon le Magicien dans les Pseudo-Clémentines, c'est de ne plus se li­miter à la seule lecture historicisante du personnage qui cherche, au moyen d'hypo­thèses sur la formation du texte, à rattacher à tout prix quelques traits à des polémi­ques historiques. Nous proposons plutôt de prendre en compte la nature fictive des Pseudo-Clémentines et de reconnaître plus particulièrement l'appartenance de la fi­gure de Simon à un motif littéraire bien attesté, celui de la lutte entre Simon le Ma­gicien et l'Apôtre Pierre55.

W. SCHNEEMELCHER, dir., New Testament Apocrypha, vol. II, trad, de l'ail, sous la direction de R.McL. Wilson, Louisville, Westminster, John Knox Press, 1992, p. 271-321 ; et G. POUPON, « Les "Actes de Pierre" et leur remaniement », dans W. HAASE, dir., Aufstieg und Niedergang der rômischen Welt, Ber­lin, Walter de Gruyter, Teil II, Bd. 25.6, 1988, p. 4363-4383.

55. Nous avons mené une étude poussée de ce motif littéraire dans un ouvrage qui sera publié prochainement par l'Institut d'Études Augustiniennes sous le titre : Le thème de l'opposition entre Pierre et Simon dans les Pseudo-Clémentines.

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